les idées, les valeurs et les intérêts
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On peut aussi être wébérien par esprit de contradiction. Il
n’y a pas si longtemps encore, Weber n’était-il pas en effet,
avant tout, l’homme d’un livre, qu’il ne conçut d’ailleurs jamais
comme tel, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, et,
à travers lui, d’une thèse, souvent caricaturée, celle de l’origine
religieuse du capitalisme moderne ? Un Weber prophète de « la
revanche de Dieu » en quelque sorte, ou du moins, avocat de
« la force des idées ». Bref l’anti-Marx2. N’est-il pas, aussi,
reconnu comme l’artisan d’une méthode, cette fameuse socio-
logie compréhensive, qu’il était (et reste) souvent de bon ton
d’opposer à la sociologie explicative des faits sociaux caractéris-
tique de l’école française ? Au point, de Karl Popper à Raymond
Boudon, de faire de Weber le précurseur de l’individualisme
méthodologique**.iiBref, après l’anti-Marx, l’anti-Durkheim3.
Certes, hors de la théorie sociologique générale, quelques-uns
de ses concepts avaient essaimé dans certains champs spécialisés
de la discipline. On pouvait ainsi être un wébérien très sélectif.
Par appartements en quelque sorte. Qu’on songe au triomphe du
concept de bureaucratie en sociologie des organisations, notam-
ment chez Crozier ; ou à l’hégémonie du couple domination-
légitimité en sociologie politique, notamment celle qu’inspire
l’œuvre de Bourdieu4. Seule la sociologie des religions, en
raison de son ouverture nécessairement pluridisciplinaire tant à
l’histoire qu’à la philosophie, a su très tôt recueillir et discuter
l’héritage wébérien dans toute sa complexité et sa systématicité5.
Au risque, néanmoins, de rabattre l’ensemble de l’œuvre sur sa
seule dimension d’histoire sociologique des faits religieux. On
ne pouvait dès lors guère se montrer wébérien sans être avant
tout un sociologue des religions. Et, faut-il ajouter, sans l’éru-
dition nécessaire à cette sociologie de « virtuoses ».
Peut-être, alors, peut-on mieux saisir ce paradoxe hexagonal :
après l’âge (d’or) des pionniers, des passeurs et des traduc-
teurs, principalement Raymond Aron et Julien Freund, la tâche
d’une synthèse, ou d’une appréhension générale de l’œuvre
de Weber, fut abandonnée aux philosophes. C’est avant tout à
eux, notamment Philippe Raynaud [1987] et surtout Catherine
** On désigne par individualisme méthodologique la méthode qui pose la primauté
des parties (les individus) sur le tout (les groupes, les structures sociales, la « société »
etc.). Pour ce courant de pensée, le point de départ, l’« atome logique » (Boudon) de
l’analyse sociologique est constitué par l’action individuelle. Les phénomènes sociaux
et les entités collectives résultent alors de leur agrégation plus ou moins complexe.
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