Le plaisir de la philosophie, c’est aussi la capacité de rire de même que
la libération de toutes les sensations superflues qui, au lieu de favoriser
la dépression et le doute inerte, culminent dans l’humour et le comique
de la vie et de son devenir illimité. La philosophie se prépare au bonheur
imprévisible. Elle attend l’inconnu sans calcul et sans ressentiment. En
sanctionnant dans une exubérance dionysienne son lien avec la vie et
ses jeux insondables, elle est aussi une activité corporelle et érotique. Le
texte philosophique procure du plaisir, bouleverse ou déstabilise. Il ne
laisse en aucun cas indifférent.
Lire Nietzsche sans rire, dit Deleuze, signifie ne pas avoir lu Nietzsche.
Le nom de Nietzsche est, comme peu d’autres noms, synonyme d’une
pratique nouvelle de la lecture, d’une nouvelle lecture et d’une nouvelle
théorie de la lecture, de même qu’il symbolise un autre logos et, par
conséquent, une nouvelle herméneutique.
Et pourtant: “Cela ne concerne pas seulement Nietzsche, mais
également tous les auteurs qui forment justement cet horizon de notre
anti-culture. Ce qui montre notre décadence et notre dégénérescence,
c’est la manière dont nous prenons conscience de la nécessité de
surmonter la peur, la solitude, la culpabilité et le drame de la
communication, c’est-à-dire tout le tragique des profondeurs de l’âme.
Max Brod lui-même relate encore le rire fou qui s’est emparé des
auditeurs lorsque Kafka a lu le “Procès”. En ce qui concerne Beckett, il
est même déjà difficile de le lire sans rire, sans passer d’un moment de
plaisir à l’autre. (…) Loin de nous faire sombrer dans notre petit
narcissisme ou dans l’effroi de la culpabilité, la lecture des grands livres
fait éclater le rire schizophrène ou le plaisir révolutionnaire. Une envie
indescriptible jaillit toujours des grands livres, même s’ils parlent de
choses laides, décourageantes et effroyables, ce qu’on peut appeler le
“comique du surhumain” ou encore “clownde Dieu”.6
Le rire deleuzien s’attaque au narcissisme aigri des sujets qui
revalorisent leur déficit au lieu de rire d’eux-mêmes, de leur déficit, de
leur impuissance, sans pour autant les neutraliser. Nietzsche, qui fait de
la douleur le point de départ de sa sérénité et de ce qu’il appelle la
“grande santé”, est le penseur du bonheur inébranlable. Il faut faire la
distinction entre sa sérénité et la placidité orientale qui incite à l’auto-
apaisement, à l’auto-destruction et à l’éviction de la volonté. Au lieu
d’anéantir le moi, il faut en faire la raison et le sujet de cette nouvelle
6 Gilles Deleuze, Nietzsche und die Philosophie, p. 116sq.