exorcisation du négatif

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mardi 7 décembre 2004
CONFERENCE 3
EXORCISATION DU NEGATIF
A. RIRE, SERENITE, PLAISIR
Ce que Blanchot dit de Klossowski est également valable pour Deleuze:
“Nous sommes inéluctablement attirés par le sentiment qu’une certaine
gravité est ici en jeu et que cette gravité, qui peut s’exprimer par le rire,
touche manifestement l’existence de celui qui écrit avant de toucher celui
qui est appelé à lire (pour boucler la boucle de la communication
écrite).”1
Le plaisir serait le seul motif de la philosophie.2 Que signifie plaisir?
Quelle envie, quelle sérénité commande l’“optimisme ontologique de
Deleuze”3? Comme Lucrèce, Spinoza et Nietzsche, Deleuze a promis
un nouveau corps à la pensée: une nouvelle envie et un nouveau désir,
une autre réalité tournée vers la vie en tant que telle:“La grande valeur
de sentiments négatifs ou de passions malheureuses est la mystification
sur laquelle le nihilisme fonde son pouvoir. (Lucrèce et Spinoza écrivent
déjà des pages définitives à ce sujet. Bien avant Nietzsche, ils
conçoivent la philosophie comme une autorité d’affirmation, comme une
lutte pratique contre les mystifications et comme l’exorcisation du
négatif.)”4
Fonder la philosophie dans le plaisir, c’est aussi la position d’une gravité
ontologique profonde qui refuse d’imiter l’austérité philosophique
traditionnelle, laquelle met en scène son nihilisme pour traduire sa
méfiance envers la vie et ses passions. L’ontologie du plaisir échappe
aux deux nihilismes: elle se refuse au pathos (obscurantiste, ésotérique
etc.) religieux du jugement et de la promesse et elle combat le
divertissement nihiliste et son cynisme de l’imprévu, qui monumentalise
le non-sens en en faisant l’emblème de sa fière impuissance.5
1
Maurice Blanchot, Le rire des dieux: Langages du corps. Commentaires à l’œuvre de Pierre
Klossowski, Berlin 1979, p. 70 sq.
2
Gilles Deleuze, Nietzsche et la Philosophie, Hambourg 2002, p. 36.
3
Alain Badiou, Dieu est mort. Vienne 2002, p. 70.
4
Gilles Deleuze, Nietzsche et la Philosophie, p. 36.
5
Cf. Alain Badiou, Manifeste pour la Philosophie, Vienne 1997.
Le plaisir de la philosophie, c’est aussi la capacité de rire de même que
la libération de toutes les sensations superflues qui, au lieu de favoriser
la dépression et le doute inerte, culminent dans l’humour et le comique
de la vie et de son devenir illimité. La philosophie se prépare au bonheur
imprévisible. Elle attend l’inconnu sans calcul et sans ressentiment. En
sanctionnant dans une exubérance dionysienne son lien avec la vie et
ses jeux insondables, elle est aussi une activité corporelle et érotique. Le
texte philosophique procure du plaisir, bouleverse ou déstabilise. Il ne
laisse en aucun cas indifférent.
Lire Nietzsche sans rire, dit Deleuze, signifie ne pas avoir lu Nietzsche.
Le nom de Nietzsche est, comme peu d’autres noms, synonyme d’une
pratique nouvelle de la lecture, d’une nouvelle lecture et d’une nouvelle
théorie de la lecture, de même qu’il symbolise un autre logos et, par
conséquent, une nouvelle herméneutique.
Et pourtant: “Cela ne concerne pas seulement Nietzsche, mais
également tous les auteurs qui forment justement cet horizon de notre
anti-culture. Ce qui montre notre décadence et notre dégénérescence,
c’est la manière dont nous prenons conscience de la nécessité de
surmonter la peur, la solitude, la culpabilité et le drame de la
communication, c’est-à-dire tout le tragique des profondeurs de l’âme.
Max Brod lui-même relate encore le rire fou qui s’est emparé des
auditeurs lorsque Kafka a lu le “Procès”. En ce qui concerne Beckett, il
est même déjà difficile de le lire sans rire, sans passer d’un moment de
plaisir à l’autre. (…) Loin de nous faire sombrer dans notre petit
narcissisme ou dans l’effroi de la culpabilité, la lecture des grands livres
fait éclater le rire schizophrène ou le plaisir révolutionnaire. Une envie
indescriptible jaillit toujours des grands livres, même s’ils parlent de
choses laides, décourageantes et effroyables, ce qu’on peut appeler le
“comique du surhumain” ou encore “clownde Dieu”.6
Le rire deleuzien s’attaque au narcissisme aigri des sujets qui
revalorisent leur déficit au lieu de rire d’eux-mêmes, de leur déficit, de
leur impuissance, sans pour autant les neutraliser. Nietzsche, qui fait de
la douleur le point de départ de sa sérénité et de ce qu’il appelle la
“grande santé”, est le penseur du bonheur inébranlable. Il faut faire la
distinction entre sa sérénité et la placidité orientale qui incite à l’autoapaisement, à l’auto-destruction et à l’éviction de la volonté. Au lieu
d’anéantir le moi, il faut en faire la raison et le sujet de cette nouvelle
6
Gilles Deleuze, Nietzsche und die Philosophie, p. 116sq.
sérénité. Nietzsche a donné au comique de l’humain et du trop humain
une forme aussi mélancolique que sereine et arrogante.7 Son
hyperbolisme est un hyperbolisme du rire, d’une joie débordante, un
affect quasi inhumain ou surhumain.
Depuis Nietzsche, la pensée doit choisir entre le ridicule du quiétisme
professoral, qui profite toujours de la modestie des fonctionnaires, et
l’humour philosophique, qui est un humour risqué du changement et de
la révolte. Depuis Nietzsche, il n’y a plus d’arguments en faveur de
l’esprit de lourdeur, du larmoiement pénible de la théorie pure, de la
sédentarité de la pédagogie universitaire, qui font de la considération et
de l’analyse une malédiction de l’ici-bas avec sa cruauté et son
innocence immanentes. Le plaisir de la philosophie est le plaisir de
l’innocence dionysienne. Il est l’approbation innocente d’une cruauté en
quelque sorte innocente:“Le plaisir du différent”, dans sa recherche
d’une nouvelle justice.
B. LA LIMITE DES LIVRES
La lecture ne connaît pas d’horizon car le texte est infini, illimité. Le sujet
de la lecture se soumet à une expérience ouverte qui n’atteint l’intensité
d’un événement qu’en tant qu’émotion non protégée et impossible à
anticiper. Lire signifie faire l’expérience de sa propre impuissance et de
son émotivité avant de se redresser au-delà du livre, en tant que sujet de
cette expérience, pour s’affirmer comme agent de l’événement.
On n’acquiert de l’autorité que sur ce qui échappe à sa propre autorité.
On n’est souverain que par rapport à une impuissance factice et
inéluctable. C’est ce que Deleuze appelle la “lecture de
l’intensité”:“quelque chose passe ou ne passe pas, quelque chose se
produit ou ne se produit pas. Il n’y a rien à expliquer, rien à comprendre,
rien à interpréter. C’est comme un courant électrique.”8 Un texte intensif
provoque un lecteur intensif. Le texte se surpasse en tant que texte pour
aller vers un extérieur, un au-delà du texte, pour devenir une expérience
qui, comme toute expérience vraie, représente un choc qui désintègre le
sujet. L’intensité du texte décide de cette capacité à perturber ou à
émouvoir. Le texte réalise sa responsabilité dans la mesure où, à
l’instant de cette expérience, il pousse le sujet à faire l’expérience de sa
liberté et de sa responsabilité. Le texte disparaît derrière cette
7
8
Cf. Simon Critchley, On Humour, Londres/New York 2002, p. 99.
Gilles Deleuze, Pourparlers 1972-1990, p. 18.
expérience, il s’y dissout:“Lorsque le livre cesse d’être livre, qu’il est un
non-livre, une simple ardeur rayonnante, il n’est plus qu’une forme
variable et est donc profondément superflu. L’auteur disparaît dans
l’écrit, l’écrit dans les lecteurs.”9
L’expérience du texte atteint son sens à la limite du livre. Elle contraint le
sujet à se retourner vers lui-même. Elle force son auto-affirmation. Elle
l’arrache à l’aliénation au papier, à la culture, à l’Autre. A la limite du
livre, le sujet prend conscience de l’intensité et de l’urgence de sa
responsabilité. Le sujet surpasse la subjectivité du lecteur ou de l’auteur
et revient à sa réalité nue pour réaliser le “oui facile et innocent de la
lecture”, dans cet acte de surpassement toujours irréfléchi ou aveugle.
En effet:“La lecture a lieu au-delà ou en deçà de l’entendement.”10
9
Jean-François Lyotard, Intensités, p. 19.
Maurice Blanchot, Das Unzerstörbare, Munich 1991, p. 16.
10
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