LNA#56 / à voir Trois Al Pacino pour un « Richard III » (« Sors-moi de ce documentaire, je veux être roi ! ») Par Jacques LEMIÈRE Maître de conférences, Institut de sociologie et d’anthropologie, Université Lille 1 On connaît bien Al Pacino, acteur. Al Pacino, new-yorkais, né en 1940, élevé (par sa mère) dans le Bronx, qui suit les cours de l’Actor’s Studio, en gagnant sa vie comme ouvreur de théâtre, puis qui joue Shakespeare avec la Compagnie de théâtre de Boston. Et qui ne débute que plus tard, en 1969, comme acteur de cinéma, où il a tourné avec Lumet (Serpico, 1973 ; Un après-midi de chien, 1975), Coppola (la série des trois Le Parrain, de 1972 à 1990), Pollack (Bobby Deerfield, 1977), De Palma (Scarface, 1983), Beatty (Dick Tracy, 1990). O n connaît peut-être moins Al Pacino, producteur, scénariste et réalisateur d’un film qui questionne la relation des Américains au théâtre de Shakespeare, des gens de la rue, à New-York, des spectateurs, mais aussi des acteurs de théâtre. Et qui questionne cette pièce, Richard III, « une pièce plus jouée qu’Hamlet », « la pièce la plus populaire de Shakespeare », dit le film, une pièce aussi où l’on peut se perdre, dans les personnages et les méandres de cette histoire de lutte pour le pouvoir, dans l’Angleterre du XVème siècle, dans les conséquences de la Guerre des deux Roses entre les York et les Lancaster. du film, que quand on dispose de ce « sentiment », et donc de ce « sens », donné par les mots, la violence recule : pensée forte quand on la réfère à la violence que déploient les pièces de Shakespeare, et notamment la violence nue de ce Richard III. Violence nue qu’Al Pacino sait, avec maîtrise, traiter, quand il le faut, par l’ellipse comme dans la séquence du meurtre des deux enfants de la veuve du roi, dans la tour où ils sont enfermés par Richard. Le spectre des réponses, à cette enquête dans la rue, est d’autant plus large qu’« il arrive, avec Shakespeare, qu’on confonde les pièces ». Puissant de son montage, le film repose sur un ensemble de tensions, à commencer par la tension entre une enquête (« question ») et une quête (« quest ») portées par un groupe « double » qui – autour de Al Pacino, lui-même non seulement double (Al Pacino acteur du film, Al Pacino réalisateur du film), mais triple (Al Pacino acteur de la pièce, jouant le rôle de Richard dans Richard III) – mène le projet d’un film documentaire et le projet d’une mise en scène, pour le film, de Richard III : - l’enquête sur cette relation des gens à Shakespeare (« des gens » car on comprend bien que, finalement, cette enquête sur les new-yorkais vaut pour tous, à commencer par ceux qui, spectateurs du film, hors Amérique, découvriront Looking for Richard en y étant davantage attirés par la notoriété d’Al Pacino que par celle de Richard III), - la quête sur les ressorts de la pièce Richard III. Mais c’est aussi l’enquête auprès des gens de théâtre, à partir de l’hypothèse que ce n’est pas seulement le public américain qui est « intimidé par Shakespeare » mais les acteurs américains également : « Qu’est-ce qui se met entre Shakespeare et nous, et qui fait que nos meilleurs acteurs sont bloqués pour jouer Shakespeare ? » (Al Pacino, dans le film). Pour le public, qui peut être conduit à penser que « les mots, ça embrouille les gens » (sur les mots des pièces de Shakespeare, un homme, dans la rue, à New-York), et qui se demandera ce que peut bien vouloir dire « l’ hiver de notre déplaisir est changé en glorieux été, sous le soleil d’York », on ouvrira la question : « faut-il comprendre tout ce qui est dit ? », dès lors qu’on peut se laisser porter par la poésie du texte de Shakespeare. Pour les acteurs américains, embarrassés par la diction du texte shakespearien, car impressionnés par la figure de maîtrise, en la matière, des acteurs anglais, on lèvera les secrets du pentamètre iambique. Dans les rues de New-York, le film va jouer avec l’éventail des réponses à la question « Connaissez-vous Shakespeare ? », réponses qui vont de l’ignorance de celui qui, de Shakespeare, ne retient que le « to be or not to be, that is the question », à l’intelligence de cet ouvrier, noir, qui déclare si bellement qu’ « il faudrait que Shakespeare soit présent dans notre enseignement, pour que les jeunes aient du sentiment (…) car si on ne met pas du sentiment dans les mots, on dit des choses qui ne signifient rien ». Ce philosophe du peuple ajoutera, dans une autre séquence 46 Alors, il convient pour le réalisateur d’organiser le film autour d’une tension entre Amérique et Angleterre : aller questionner (avec sérieux) les shakespeariens « canoniques », comme John Gieguld, Vanessa Redgrave, Kenneth Branagh…, aller (avec autodérision) visiter la maison natale de Shakespeare, se demander si aller jouer une scène, particulièrement difficile, de la pièce sur le lieu même où elle fut jouée à Londres, au Théâtre du Globe, trois cents photo : DR à voir / LNA#56 ans plus tôt, inspire davantage des acteurs américains. Avec autodérision, encore, mais, comme à Stratford-on-Avon dans la séquence précédente, cette posture n’empêche pas, chemin faisant, le travail documentaire du film de s’accomplir sur la manière dont les Anglais entretiennent la mémoire nationale de Shakespeare : non seulement la conservation de la maison natale de Stratford, mais la reconstitution du Théâtre du Globe au cœur de Londres. La musique du film sera donc jouée par le London Philarmonic Orchestra. Et l’on pourra aussi mettre en scène, en passant, la tension entre les universitaires érudits de Shakespeare et les gens de théâtre, acteurs et dramaturges, qui se confrontent aux énigmes de la pièce : pourquoi la « science » des premiers serait-elle plus légitime que la pensée pratique des seconds ? – ce qui est une manière, drolatique dans le traitement qu’en fait le film d’Al Pacino, de poser la très sérieuse question des différents statuts de la pensée, pensée dans la science, certes, mais pensée dans l’art : pensée à l’œuvre au cœur du travail théâtral. Car, en même temps que la caméra à l’épaule suit Al Pacino et ses copains dans le processus de l’enquête, un autre « work in progress » s’est organisé : la mise en scène de Richard III, avec toutes ses étapes, constitution du groupe qui va prendre en charge la réf lexion dramaturgique, recrutement des acteurs, lectures du texte, attribution des rôles, recherche des lieux, répétitions, jeu et tournage de ces scènes. À ce public qui est susceptible de « s’embrouiller dans les mots de Shakespeare » (hors ce lumineux shakespearien du peuple noir de New-York, que nous avons distingué), et qui est au risque d’en « confondre les pièces », on va expliquer la structure de Richard III et le contexte historique de l’histoire que la pièce raconte et, au-delà des mots, l’illustrer aussi, puisque Al Pacino, découvrant un ouvrage portant le titre de Shakespeare illustré, lance : « Ce que j’aime, dans Shakespeare, ce sont les illustrations ». Le montage du film va organiser la tension entre les supposés ou réels hésitations, incidents et aventures du tournage et le cheminement de la mise en scène de la pièce : « On ne finira jamais ce film ! C’est dans sa structure ! », fait dire Al Pacino à un membre de l’équipe du tournage. « C’est fini, j’espère », ajoute un technicien, « car s’ il (Al Pacino) apprend qu’ il reste dix bobines de pellicule, le malheur, c’est qu’ il va vouloir les utiliser ». Tension, donc, entre le théâtre et le cinéma, repérable dans l’allure prêtée par le film au groupe des dramaturges, plongé dans les livres, très « intellectuel de Brooklyn à bicyclette », et à l’équipe du film documentaire, tirée vers le look à « casquette de réalisateur ». D’un côté, le groupe des gens de théâtre, qui se pose des questions de théâtre, qui s’interroge : « Pourquoi veut-on tellement faire du théâtre, et pas du cinéma ? » ; de l’autre, l’équipe de réalisation du film, qui s’inquiète : « Ce n’est plus un documentaire, il n’y en a plus que pour la pièce ». C’est que la mise en scène de la pièce Richard III est en train de prendre le pouvoir, en termes d’occupation de l’écran, au fur et à mesure de l’avancée du film. La mise en relation, motrice de la dynamique du film, à la fois confusion et séparation, entre le processus de type documentaire et le processus de la mise en scène des extraits de la pièce, laisse chaque fois davantage de place au résultat du travail de mise en scène. Alors Al Pacino/Richard est de plus en plus présent à l’écran, sans jamais cesser d’être confronté à Al Pacino/acteur du film, sous le regard de Al Pacino/réalisateur (Al Pacino/l’homme, qui porte tout le projet) : un des points culminants de cette confrontation est l’insert des plans montrant Al Pacino dans un jardin de New York (« Je l’aurai » !) dans le montage des scènes jouées de la « conquête » de la belle Ann par Richard. Cette confrontation culmine à la fin du film, quand nous 47 LNA#56 / à voir est livrée la mise en scène du dernier acte : « Il faut que tu me sortes de ce documentaire, qui est allé trop loin. Sors-moi de ce documentaire, je veux être roi ! », ou encore : « Quand vais-je mourir ? Je veux le savoir ». Looking for Richard est un film moderne, en tant qu’il organise la confrontation de ces matériaux divers (l’enquête documentaire, la mise en scène de la pièce, le film en train de se faire) dans des modalités qui laissent en permanence au spectateur une possibilité de distance, une place de liberté. Il y a des films qui atteignent cette émancipation du regard du spectateur par des moyens tout à fait opposés à ceux du film d’Al Pacino, qui pratique la prise caméra à l’épaule et le découpage extrême. Pensons au chef d’œuvre de Manoel de Oliveira, Amour de Perdition, dont les quatre heures et demie donnent à entendre la totalité du texte du roman de Camilo Castelo Branco dans une modalité où le film « est simultanément peinture (tableaux qui nous donnent l’ image visuelle que le livre ne peut nous donner), théâtre (action dramatique conduite par les dialogues) et narration romanesque (succession temporelle de ces tableaux et de cette action, et leur enchaînement) » 1. Dans la démarche d’Oliveira, c’est la procédure de la « théâtralisation », à l’œuvre dans de longs plans séquences qui atteignent souvent à la fixité de la peinture, au point qu’on peut parler de « picturalisation », qui, « adaptant le cinéma au texte d’un roman, et non pas adaptant d’un roman au cinéma » 2 donne au spectateur cette place émancipée. Un grand mérite de Looking for Richard est que rapidité du découpage et toute-puissance du montage n’empêchent nullement Al Pacino de parvenir à construire une telle position pour le spectateur, bien que par de toutes autres voies, qui sont, sous ce critère, généralement plus périlleuses : c’est, ici, toute la force du dispositif qui consiste à déployer… trois Al Pacino pour un Richard III. João Bénard da Costa, écrivain et critique, qui fut président de la Cinémathèque Portugaise, dans un texte donné pour accompagner la projection à Lille d’Amour de Perdition le 7 novembre 2004 dans le cadre de Citéphilo (thème « L’Europe, un lieu commun ? »), pour un cycle cinématographique « Oliveira et Syberberg », consacré à deux films géants pour deux cinéastes (européens) géants : le film d’Oliveira était projeté au Palais des Beaux-Arts de Lille ; celui de Syberberg, Hitler, un film d’Allemagne (plus de 8 heures de projection), avait fait salle comble, de 10 h du matin à 22 h, débat compris, un samedi de novembre, dans l’auditorium de l’Espace Culture de l’Université Lille 1. 1 Denis Lévy, dans son article sur Amour de Perdition, n° 21-22-23, « Manoel de Oliveira » (automne 1998) de la revue « L’art du cinéma ». 2 48 Y a-t-il film plus subtil, c’est-à-dire à la fois intelligent et drôle, libre et émancipateur du regard, pour servir, par les moyens du cinéma, la cause de Shakespeare et, partant, celle du théâtre ? Et pour rendre hommage, comme il est dit dans Looking for Richard, au « langage de Shakespeare qui est le langage de la pensée ». Looking for Richard (118 minutes) est édité en DVD, depuis mars 2005, en format PAL, par Fox Pathé Europa.