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LNA#56 / à voir
On connaît peut-être moins Al Pacino, producteur,
scénariste et réalisateur d’un lm qui questionne la
relation des Américains au théâtre de Shakespeare, des gens
de la rue, à New-York, des spectateurs, mais aussi des acteurs
de théâtre. Et qui questionne cette pièce, Richard III, «une
pièce plus jouée qu’Hamlet», «la pièce la plus populaire de
Shakespeare», dit le lm, une pièce aussi où l’on peut se
perdre, dans les personnages et les méandres de cette histoire
de lutte pour le pouvoir, dans l’Angleterre du XVème siècle,
dans les conséquences de la Guerre des deux Roses entre les
York et les Lancaster.
Puissant de son montage, le lm repose sur un ensemble
de tensions, à commencer par la tension entre une enquête
(«question») et une quête («quest») portées par un groupe
«double» qui – autour de Al Pacino, lui-même non seulement
double (Al Pacino acteur du lm, Al Pacino réalisateur du
lm), mais triple (Al Pacino acteur de la pièce, jouant le
rôle de Richard dans Richard III) – mène le projet d’un lm
documentaire et le projet d’une mise en scène, pour le lm,
de Richard III:
- l’enquête sur cette relation des gens à Shakespeare («des
gens» car on comprend bien que, nalement, cette enquête
sur les new-yorkais vaut pour tous, à commencer par ceux
qui, spectateurs du film, hors Amérique, découvriront
Looking for Richard en y étant davantage attirés par la notoriété
d’Al Pacino que par celle de Richard III),
- la quête sur les ressorts de la pièce Richard III.
Dans les rues de New-York, le lm va jouer avec l’éventail
des réponses à la question «Connaissez-vous Shakespeare?»,
réponses qui vont de l’ignorance de celui qui, de Shakespeare,
ne retient que le «to be or not to be, that is the question», à
l’intelligence de cet ouvrier, noir, qui déclare si bellement
qu’ «il faudrait que Shakespeare soit présent dans notre ensei-
gnement, pour que les jeunes aient du sentiment (…) car si on
ne met pas du sentiment dans les mots, on dit des choses qui ne
signient rien».
Ce philosophe du peuple ajoutera, dans une autre séquence
du lm, que quand on dispose de ce «sentiment», et donc
de ce «sens», donné par les mots, la violence recule: pensée
forte quand on la réfère à la violence que déploient les pièces
de Shakespeare, et notamment la violence nue de ce
RichardIII. Violence nue qu’Al Pacino sait, avec maîtrise,
traiter, quand il le faut, par l’ellipse comme dans la
séquence du meurtre des deux enfants de la veuve du roi,
dans la tour où ils sont enfermés par Richard.
Le spectre des réponses, à cette enquête dans la rue, est
d’autant plus large qu’«il arrive, avec Shakespeare, qu’on
confonde les pièces».
Mais c’est aussi l’enquête auprès des gens de théâtre, à partir
de l’hypothèse que ce n’est pas seulement le public américain
qui est «intimidé par Shakespeare» mais les acteurs améri-
cains également: «Qu’est-ce qui se met entre Shakespeare et
nous, et qui fait que nos meilleurs acteurs sont bloqués pour
jouer Shakespeare?» (Al Pacino, dans le lm).
Pour lepublic, qui peut être conduit à penser que «les
mots, ça embrouille les gens» (sur les mots des pièces de
Shakespeare, un homme, dans la rue, à New-York), et qui
se demandera ce que peut bien vouloir dire «l’ hiver de notre
déplaisir est changé en glorieux été, sous le soleil d’York»,
on ouvrira la question: «faut-il comprendre tout ce qui est
dit?», dès lors qu’on peut se laisser porter par la poésie du
texte de Shakespeare.
Pour les acteurs américains, embarrassés par la diction du
texte shakespearien, car impressionnés par la gure de maî-
trise, en la matière, des acteurs anglais, on lèvera les secrets
du pentamètre iambique.
Alors, il convient pour le réalisateur d’organiser le lm
autour d’une tension entre Amérique et Angleterre:
aller questionner (avec sérieux) les shakespeariens «cano-
niques», comme John Gieguld, Vanessa Redgrave, Kenneth
Branagh…, aller (avec autodérision) visiter la maison natale
de Shakespeare, se demander si aller jouer une scène,
particulièrement dicile, de la pièce sur le lieu même où
elle fut jouée à Londres, au éâtre du Globe, trois cents
Trois Al Pacino pour un « Richard III »
(«Sors-moidecedocumentaire,jeveuxêtreroi!»)
Maître de conférences,
Institut de sociologie et d’anthropologie, Université Lille 1
Par Jacques LEMIÈRE
On connaît bien Al Pacino, acteur. Al Pacino, new-yorkais, né en 1940, élevé (par sa mère) dans le Bronx, qui suit les
cours de l’Actor’s Studio, en gagnant sa vie comme ouvreur de théâtre, puis qui joue Shakespeare avec la Compagnie
de théâtre de Boston. Et qui ne débute que plus tard, en 1969, comme acteur de cinéma, où il a tourné avec Lumet
(Serpico, 1973; Un après-midi de chien, 1975), Coppola (la série des troisLe Parrain, de 1972 à 1990), Pollack
(Bobby Deereld, 1977), De Palma (Scarface, 1983), Beatty (Dick Tracy, 1990).