Henri Bergson, L’évolution créatrice (1907) 5
L’évolution créatrice (1907)
Introduction
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L'histoire de l'évolution de la vie, si incomplète qu'elle soit encore, nous
laisse déjà entrevoir comment l'intelligence s'est constituée par un progrès
ininterrompu, le long d'une ligne qui monte, à travers la série des Vertébrés,
jusqu'à l'homme. Elle nous montre, dans la faculté de comprendre, une annexe
de la faculté d'agir, une adaptation de plus en plus précise, de plus en plus
complexe et souple, de la conscience des êtres vivants aux conditions
d'existence qui leur sont faites. De là devrait résulter cette conséquence que
notre intelligence, au sens étroit du mot, est destinée à assurer l'insertion
parfaite de notre corps dans son milieu, à se représenter les rapports des
choses extérieures entre elles, enfin à penser la matière. Telle sera, en effet,
une des conclusions du présent essai. Nous verrons que l'intelligence humaine
se -sent chez elle tant qu'on la laisse parmi les objets inertes, plus spéciale.
ment parmi les solides, où notre action trouve son point d'appui et notre
industrie ses instruments de travail, que nos concepts ont été formés à l'image
des solides, que notre logique est surtout la logique des solides, que, par là
même, notre intelligence triomphe dans la géométrie, où se révèle la parenté
de la pensée logique avec la matière inerte, et où l'intelligence n'a qu'à suivre
son mouvement naturel, après le plus léger contact possible avec l'expérience,
pour aller de découverte en découverte avec la certitude que l'expérience
marche derrière elle et lui donnera invariablement raison.
Mais de là devrait résulter aussi que notre pensée, sous sa forme purement
logique, est incapable de se représenter la vraie nature de la vie, la signifi-
cation profonde du mouvement évolutif. Créée par la vie, dans des
circonstances déterminées, pour agir sur des choses déterminées, comment
embrasserait-elle la vie, dont elle n'est qu'une émanation ou un aspect ? Dépo-