L`HOMME D`ETAT EN POLITIQUE INTERNATIONALE

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INSTITUT D’ETUDES POLITIQUES DE TOULOUSE
L’HOMME D’ETAT EN POLITIQUE
INTERNATIONALE
L’homme d’État selon Henry Kissinger : du Congrès de Vienne à la
Maison Blanche.
SOUS LA DIRECTION DE M. BERTRAND VAYSSIERE
MEMOIRE DE RECHERCHE PRESENTE PAR M. ELIO BERTELANGEREAU
2010-2011
INSTITUT D’ETUDES POLITIQUES DE TOULOUSE
L’HOMME D’ETAT EN POLITIQUE
INTERNATIONALE
L’homme d’État selon Henry Kissinger : du Congrès de Vienne à la
Maison Blanche.
SOUS LA DIRECTION DE M. BERTRAND VAYSSIERE
MEMOIRE DE RECHERCHE PRESENTE PAR M. ELIO BERTELANGEREAU
2010-2011
Remerciements
Je tiens à remercier chaleureusement M. Bertrand Vayssière pour m’avoir aguillé sur ce sujet
passionnant et avoir accepté de diriger ce travail.
Je tiens également à remercier tous ceux, amis et proches, qui ont accepté de lire les épreuves
du présent travail : leurs conseils et encouragements m’ont beaucoup aidé tout au long de la
rédaction.
Enfin, je veux remercier particulièrement mes amis Stéphane Vasseur et Yves-Emmanuel
Bara, tous deux férus d’Histoire et du voyage dans le temps, pour les conversations
passionnantes que nous avons régulièrement et qui ont en grande partie soutenu ce mémoire.
i
ii
Avertissement : L’IEP de Toulouse n’entend donner aucune approbation, ni improbation dans
les mémoires de recherche. Ces opinions doivent être considérées comme propres à leur
auteur(e)
iii
INTRODUCTION ................................................................................................................................................ 2
PREMIÈRE PARTIE : L’HOMME D’ÉTAT ET LA DIPLOMATIE................................................................................ 6
CHAPITRE PREMIER : DE L’HISTORIOGRAPHIE. ............................................................................................................... 6
CHAPITRE II : L’ORDRE INTERNATIONAL. ..................................................................................................................... 14
CHAPITRE III : DE L’HOMME D’ÉTAT. ......................................................................................................................... 18
CONCLUSION PREMIÈRE PARTIE ................................................................................................................................ 23
DEUXIÈME PARTIE: LE CONGRÈS DE VIENNE VU PAR HENRY KISSINGER......................................................... 24
AVANT-PROPOS : LES ENJEUX DU RÉTABLISSEMENT DE LA PAIX........................................................................................ 24
CHAPITRE IV : LE CONCERT EUROPÉEN. ...................................................................................................................... 26
CHAPITRE V : METTERNICH, LE CONTINENTAL.............................................................................................................. 38
CONCLUSION DEUXIÈME PARTIE : LES LEÇONS DE L’HISTOIRE : ADMIRATION ET INFLUENCE. ................................................. 46
TROISIÈME PARTIE : KISSINGER ET L’USAGE DE LA REALPOLITIK. ................................................................... 49
CHAPITRE VI : LES ENJEUX DE LA POLITIQUE ÉTRANGÈRE AMÉRICAINE EN 1969.................................................................. 49
CHAPITRE VII : LES ACTEURS DE L’ÉQUILIBRE DES FORCES : DE LA NÉGOCIATION À L’USAGE DE LA FORCE. ................................ 58
CHAPITRE VIII : DE LA RECHERCHE DE LA MARGE DE MANŒUVRE MAXIMALE : ENTRE SOUPLESSE ET CRISE DÉMOCRATIQUE. ....... 71
CONCLUSION .................................................................................................................................................. 80
BIBLIOGRAPHIE : ............................................................................................................................................ 82
1
Introduction
Étudier les relations internationales sans tenir grand compte des conceptions
personnelles, des méthodes, des réactions sentimentales de l’homme d’État, c’est négliger un
facteur important, parfois essentiel.1
Hubert Védrine, dans sa préface à Introduction à l’histoire des relations
internationales, répond à une question simple, sur l’intérêt d’étudier l’histoire des relations
internationales à notre époque, alors que le monde semble globalisé et régit par les marchés
financiers. Où est l’intérêt pour le politologue d’étudier les évènements, les hommes et les
valeurs du passé ? Henry Kissinger y répondait déjà en 1957, alors qu’il publiait sa thèse de
doctorat, A world restored, Metternich, Castlereagh and the Problem of Peace 1812-18222.
Alors que ses co-disciples étudiaient des sujets contemporains à leur période, étudiant par
exemple le totalitarisme soviétique pour Zbigniew Brzezinski, Henry Kissinger se fit
remarquer en choisissant un sujet sur le Congrès de Vienne et la diplomatie européenne du
début du XIXème siècle. À la lecture de sa thèse, très vite tous comprirent les analogies
possibles entre leurs deux époques : dans l’étude du passé, Kissinger cherchait la
compréhension du présent, car si l’histoire ne raisonne pas par maximes, elle enseigne par
analogie3.
Lorsqu’il accéda au poste de national security adviser (conseiller à la sécurité nationale) du
président Richard Nixon, Henry Kissinger avait derrière lui deux décennies d’études
historiques et de réflexions géopolitiques et stratégiques sur la période traversée par
l’Amérique. Au cours des années et jusqu’à nos jours, il a écrit de nombreux ouvrages très
prisés sur l’analyse des relations internationales. L’œuvre Diplomatie poursuit sa pensée
commencée avec Le chemin de la paix et marque un retour aux sources pour le lecteur qui se
penche sur la diplomatie du XVIème siècle à la fin de guerre froide. Cette œuvre se pose
1
Renouvin P. et Duroselle J-B., Introduction à l’histoire des relations internationales, Paris, Pocket, 2010.
Cette œuvre a été traduite sous le titre de Le chemin de la paix en français (Paris, Editions Denoël, 1972). Nous
nous y référerons désormais sous ce nom au cours de notre développement.
3
Kissinger H. A la Maison Blanche (vol. 1), Paris, Fayard, 1979.
2
2
comme un manifeste réaliste 4 et revient sur les grands hommes qui ont fait l’histoire, de
Richelieu jusqu’à Kissinger lui-même.
Henry Kissinger est considéré comme brillant par les principaux spécialistes de la
diplomatie et des relations internationales, quoique non exempt de critiques, notamment
d’ordre moral. Né à Fürth en Bavière en 1923, d’origine juive, il assiste jeune à la chute de la
République de Weimar, à la montée du nazisme et perd un certain nombre de ses proches dans
les camps de la mort. En 1939, lui et sa famille parviennent à s’exiler aux Etats-Unis. Il
reviendra six ans plus tard en Allemagne, portant l’uniforme de l’US Army. Ses origines lui
permettront d’être engagé dans une division de « dénazification » de l’Allemagne occupée,
puis il sera affecté à la gestion d’un district entier, mission pour laquelle il s’avèrera
particulièrement disposé, montrant déjà des qualités d’organisation et de leadership.
À son retour d’Europe, son intellect et certaines relations entretenues pendant la guerre lui
permettront d’intégrer Harvard College, puis Harvard University. C’est en 1954 qu’il
présentera sa thèse et sera reçu comme docteur en Histoire.
Son expérience de la chute de la République de Weimar jusqu’à la Shoah (il perdit une
douzaine de membres de sa famille dans les camps) lui a donné un esprit pessimiste
concernant l’histoire. Renforcé par ses lectures, notamment Le Déclin de l’Occident de
Spengler 5 , Kissinger, nous dit Jean-Yves Haine 6 , a développé une conscience de l’aspect
tragique que revêt l’histoire et de ses répétitions. Son mémoire de recherche à Harvard, The
meaning of History : Reflections on Spengler, Toynbee and Kant montre sa volonté de
dépasser le pessimisme excessif de l’un, le déterminisme de l’autre et l’optimisme illusoire du
dernier. Cette philosophie, acquise par l’expérience, sera ainsi accompagnée d’une profonde
méfiance à l’égard de la démocratie et des passions populaires, qu’il prend pour responsable
de l’échec de Weimar. C’est de cette philosophie que lui vient son goût pour « l’homme
d’État », la figure du « grand homme » éclairé qui conduit son pays à travers les méandres de
l’Histoire. Et c’est de là que viendra sa préférence à rester en compagnie d’hommes d’État,
même dictatoriaux, plutôt que des foules.
4
Haine J-Y., « Diplomacy : la cliopolitique selon Henry Kissinger. », Cultures & Conflits [En ligne], Tous les
numéros, Troubler et inquiéter : les discours du désordre international, mis en ligne le 10 mars 2003.
5
6
Cette œuvre a d’ailleurs inspiré de nombreux réalistes et était régulièrement lue par Richard Nixon.
Haine J-Y., Op. cit.
3
Sa thèse
vient également de ce goût de l’homme d’État et de son action dans
l’histoire. Le chemin de la paix traite du règlement des guerres napoléoniennes après la chute
de l’Empereur Napoléon Ier, notamment au cours du Congrès de Vienne. Pour Kissinger, le
choix de la période cruciale pour comprendre la situation de l’Amérique des années 1950 fut
cette période du début du XIXème siècle, de 1812 à 1822 pour être précis. Cette période
représente la reconstruction d’un ordre fondé sur l’équilibre et destiné à rétablir une paix
relative mais durable. C’est sur des valeurs conservatrices que se base cette reconstruction et
l’homme clef de ce règlement est l’autrichien Klemens von Metternich, aidé en cela par le
britannique Lord Castlereagh.
On a souvent dit que Kissinger était le nouveau Metternich, que sa pensée était issue de celle
de cet homme d’un autre siècle et que ses politiques sous les administrations Nixon puis Ford
étaient typiques de celles qu’aurait pu mettre en place l’homme d’État autrichien. Réaliste,
conservateur, partisan de la realpolitik qu’il a pu étudier également chez Bismarck, Kissinger
a tenté de reformuler les paradigmes de la politique étrangère américaine pour s’adapter à un
monde en mutation. Au pouvoir, d’abord comme national security adviser, puis comme State
secretary, de 1969 à 1977, Kissinger a profondément marqué la politique étrangère
américaine dans un moment crucial. La période qui nous intéresse ici est celle de 1969 à
1973, alors qu’il était conseiller. En effet, nous estimons que si son action en temps que
secrétaire d’État a bel et bien montré sa virtuosité tactique et diplomatique, faisant face à des
crises externes comme internes, son action comme conseiller nous permet d’appréhender un
peu mieux sa vision stratégique et la mise en place des fondements de sa politique sur le long
terme.
Pourquoi étudier Henry Kissinger ? Pourquoi Metternich ? Ces deux hommes,
conservateurs et réalistes, sont représentatifs de la place de l’homme d’État en politique
internationale et de ses marges de manœuvres. Ils sont en outre liés par la thèse écrite par l’un
sur l’autre : tel un professeur d’un autre âge, Metternich apporte des enseignements sur les
réalités du pouvoir à un homme qui cherche à en obtenir et à l’exercer. Alors que notre
époque semble marquer l’échec de la « communauté internationale » 7 et voit les Etats se
replier sur eux-mêmes et à chercher l’équilibre, ces enseignements issus d’un temps où les
Etats-Nation étaient rois au sein du vieux système westphalien semblent d’actualité. Quels
7
Védrine H., Préface à Renouvin P. et Duroselle J-B., op. cit.
4
sont les principes de l’équilibre des forces, de quelle manière peut-on appréhender le monde
et enfin, quelle est la place de l’homme d’État.
Notre propos va donc nous amener à analyser la portée réelle de l’enseignement que
Metternich a donné à Kissinger. A travers l’étude de Le chemin de la paix, ouvrage clef pour
saisir la vision qu’a Kissinger de Metternich, et concernant l’analogie possible entre les deux
époques traitées dans cette étude (1812-1822 et 1969-1973), nous allons déterminer si l’action
menée par Henry Kissinger à la tête de la diplomatie américaine trouve ses fondements dans
son analyse de la pensée de Metternich, basée sur l’importance du chef d’État éclairé,
l’équilibre et la souplesse, adaptée et transposée aux enjeux de son temps. Nous traiterons
également la manière dont cette philosophie politique a été adaptée aux réalités socioéconomiques de la fin des années 1960 et du début des années 1970. Dès lors, il nous sera
possible d’émettre nos vues sur les enjeux de l’approche réaliste en politique étrangère, sur le
rôle de l’homme d’État et sur l’approche de l’avenir et du présent en s’inspirant du passé.
L’essentiel du propos étant basé sur l’étude d’une seule œuvre, Le chemin de la paix,
les différentes recherches que nous avons menées ne se basent que sur quelques autres
ouvrages essentiellement biographiques et historiographiques pour appuyer nos analyses
personnelles.
Pour arriver à certaines conclusions, notre étude nous amènera tout d’abord à
déterminer le cadre historiographique de l’étude des relations internationales. Considérant les
différentes écoles de pensée du siècle dernier nous pourrons en déduire les éléments
importants à prendre en compte en politique étrangère, tout en étudiant les principales valeurs
qui semblent être celles de Henry Kissinger à la lumière de sa thèse Le chemin de la paix.
Nous analyserons ensuite cette œuvre pour bien saisir la personnalité et l’action de
Metternich, telle que présentée par Kissinger, et dans son contexte historique particulier.
Enfin, nous étudierons l’action de Henry Kissinger en tant que conseiller du président Richard
Nixon, pour déterminer l’apport de Metternich et de son étude du passé sur son analyse de la
situation américaine du début des années 1970 et des réponses à y apporter. Sans entrer dans
chaque processus de décision et dans les aspects tactiques des différents hommes d’État que
nous rencontrerons au cours de cette étude, notre but sera de dégager les valeurs majeures et
les visions stratégiques qui en découlent.
5
Première Partie : l’Homme d’État et la diplomatie.
« En temps que professeur, j’avais tendance à penser que l’histoire était menée par
des forces impersonnelles. Mais quand vous le voyez en pratique, vous voyez la différence que
les personnalités font. » Henry Kissinger, lors d’une conversation avec des journalistes à
bord de son avion à destination du Moyen-Orient, Janvier 1974.
Chapitre Premier : De l’historiographie.
Notre propos va nous amener à essayer de comprendre la pensée de Kissinger et
comment l’analyse qu’il a eue de l’œuvre de Metternich dans Le chemin de la paix a pu
influer sur son propre passage à la tête de la diplomatie américaine. Les deux hommes ont eu
à faire face à une période révolutionnaire et ont cherché à établir leur politique en fonction
d’évènements peu prévisibles, en cherchant à influer le cours des choses pour instaurer l’ordre
international qui leur paraissait le plus légitime.
Les différents courants de l’historiographie (ou la manière dont est écrite l’histoire) ont
chacun apporté leur pierre à l’édifice de l’Histoire en temps que science. Ces divers courants
ont chacun mis en avant des aspects différents de l’étude historique, croyant pour chacun
fermement dans l’importance de telle ou telle variable faisant évoluer le cours de l’histoire.
Du positivisme à l’école des Annales, de la Nouvelle histoire à l’histoire éclatée, ces écoles,
dont nous allons rappeler brièvement les principaux paradigmes, nous aident à apporter un
éclairage théorique sur le cours des évènements dont Metternich et Kissinger ont chacun été
les protagonistes et sur la marge de manœuvre dont ils ont pu bénéficier.
6
Section I : De la place de l’Homme d’État en historiographie.
La « tribu des historiens » avait autrefois trois idoles : l’idole politique, l’idole
individuelle et l’idole chronologique8. Alors que l’histoire politique donnait la part belle aux
grands hommes et aux grands évènements rompant avec la continuité, et ce depuis Thucydide,
le temps long était laissé de côté et les différentes forces socio-économiques agissant sur le
politique étaient ignorées. L’histoire politique se privait ainsi de la possibilité des
comparaisons dans l’espace comme dans le temps et s’interdisait les généralisations et les
synthèses qui donnent seules à la démarche de l’historien sa dimension scientifique. Les
évolutions de l’historiographie au cours du XXème siècle ont mis à bas cette conception de
l’Histoire peu à peu, en se basant sur le développement des sciences sociales. Le « grand
homme », tel le Metternich décrit par Kissinger, qui par ses actions et sa volonté influait sur le
cours de l’histoire devenait par ailleurs un sous-produit de réalités socio-économiques, voire
géographiques.
L’école des Annales9 a créé une révolution épistémologique10 de ce point de vue là.
L’histoire « totale », qui questionne le passé pour expliquer le présent, a introduit les sciences
sociales dans l’étude historique : la géographie, l’économie politique, l’anthropologie ou la
sociologie ont été introduites dans l’explication du politique. Lucien Febvre et Marc Bloch,
puis Fernand Braudel, représentants majeurs de cette école historiographique, prônaient
l’existence d’un déterminisme social tempéré par la croyance en la vitalité de l’homme et la
possibilité qu’il a de se créer une plage de liberté11. C’est l’histoire de l’homme quotidien et
des liens entre passé et présent, reposant sur les développements socio-économiques. C’est
également l’histoire des mentalités qui dans certains cas ont directement un lien avec le
déroulement d’évènements majeurs
12
. On bannit désormais le récit, soit l’histoire-
évènementielle, pour s’attacher à l’histoire-problème. La biographie est par ailleurs une forme
d’étude mise au ban.
8
Simiand F. in Bizière J-M. et Vayssière P., Histoire et historiens, Paris, Hachette, 1995, p 180.
Ce courant historiographique, mené tout d’abord par Lucien Febvre et Marc Bloch, puis par Fernand Braudel, a
commencé en 1929 avec la création des Annales de l’Histoire et jusque vers la fin des années 1980. Les
différentes évolutions épistémologiques, progressives et menées par un même groupe d’historiens, ont mené au
courant de la Nouvelle Histoire.
10
Pomian K. in Bizière J-M. et Vayssière P., op. cit. , p 179.
11
Bizière J-M. et Vayssière P., op. cit. , p 182.
12
Par exemple la défaite de 1940 telle qu’étudiée « à chaud » par Marc Bloch dans L’Etrange défaite ou son
étude Les Rois thaumaturges, in Bizière J-M. et Vayssière P., op. cit., p 185-186.
9
7
La Nouvelle Histoire, nom donné à la troisième génération de l’école des Annales, développe
l’anthropologie historique, englobant la « civilisation matérielle » et développant l’histoire
des mentalités, c'est-à-dire des représentations collectives et de la structure mentale des
sociétés. Elle se différencie notamment des Annales dans l’introduction progressive d’une
nouvelle épistémologie basée sur l’étude quantitative, permise par l’apparition de l’ordinateur.
Cette nouvelle histoire était surtout une nouvelle vision de la culture, « celle des masses,
fondée sur des mécanismes d’imitation et de mimétisme, en opposition à la culture
savante13 ». Dans le même temps, la Nouvelle Histoire délaissait le champ économique et
social.
Ce n’est que dans les années 80 que l’historiographie française voit ressurgir l’individu
comme sujet d’importance de l’histoire politique et voit la notion d’ « école historique » se
dissoudre14. L’histoire globale est désormais une histoire « éclatée », l’étendue de ces champs
d’étude étant désormais très vaste et ceux-ci se juxtaposant. L’histoire politique ainsi que
l’histoire des relations internationales, refont ainsi leur apparition15. Les différents champs
d’étude autrefois privilégiés par les Annales et la Nouvelle Histoire se sont mis, grâce à
certains historiens « éclectiques », au service de l’étude du politique et notamment du rôle de
l’homme d’État, rôle qui nous intéresse particulièrement dans la présente étude.
L’histoire des relations internationales a contribué à analyser la capacité de l’homme
d’État à agir sur « les structures profondes de la nation 16 », voire l’infrastructure. Si le
matérialisme historique marxiste affirme l’impossibilité pour l’homme d’État d’agir sur les
forces profondes, les historiens restent dans l’expectative. Les guerres de révolutions et
napoléoniennes n’ont rien changé à l’infrastructure de la France et de l’Angleterre, dont le
niveau de vie a sensiblement été le même durant toute cette période et a subi la même
évolution, ce qui peut nous faire trancher pour une immuabilité des « forces profondes », qui
ne subissent que très peu la politique des hommes. Par ailleurs, l’ère des armes de destruction
massive peut permettre à l’homme d’État, par une escalade de violence et l’avènement d’une
guerre totale, de bouleverser profondément l’infrastructure d’une société, en rasant ses villes,
13
Bizière J-M. et Vayssière P., op. cit., p 195.
Ibid. p 213.
15
Ibid. p 215.
16
Renouvin P. et Duroselle J-B., op. cit., p 384.
14
8
son industrie et en éliminant son capital intellectuel 17 . C’est cet ordre là, comme nous le
verrons, que Kissinger cherchera à transformer et à contrôler. En dehors de cette action
extrême redevable à la folie d’un homme d’État qui ne serait en rien éclairé, les hommes
d’État ont tentés d’agir, avec plus ou moins de succès, à la fois sur les forces économiques et
sociales mais aussi sur la psychologie collective18, le consensus national étant un atout majeur
dans la mise en place d’une politique internationale.
Ainsi, ayant ces différentes écoles historiographiques et les éléments qu’elles
apportent à l’esprit, nous pouvons d’ores et déjà nous demander s’il est pertinent de dissocier
l’action de Kissinger du contexte social et des mentalités de l’Amérique des années 1960 et
1970.
Nous pouvons nuancer sur la question. En effet, comme nous le verrons plus loin, Kissinger,
issu de la génération de la guerre et de la Shoah et à l’étude de la diplomatie européenne,
cherchera à se dissocier des mentalités et du contexte social de son époque, les deux très liés
au traumatisme du Vietnam d’une part, à la tradition diplomatique américaine d’autre part.
Quant à Metternich, sa politique toute entière se fera dans le refus de la Révolution qui se
développe dans les mentalités des hommes du XIXème siècle. Mais les politiques des deux
hommes seront rattrapées par les mentalités et la structure qu’ils mettront en place ne sera pas
viable sur le très long terme. La volonté de Kissinger de suivre un modèle issu de la
realpolitik du XIXème siècle qu’il admire l’amène à se couper des réalités propres aux EtatsUnis de la deuxième moitié du XXème siècle et à prendre des décisions potentiellement, sinon
contestables, du moins risquées. C’est le cas, comme nous le verrons, dans la prise en compte
de l’opinion publique même si Lord Castlereagh, ministre anglais des affaires étrangères,
devait déjà subir de telles pressions au début du XIXème siècle.
17
Le film de Stanley Kubrick, Dr Strangelove (Docteur Folamour), illustre parfaitement ce que la folie d’un
homme peut avoir comme conséquence. Nous remarquerons au passage, que John Eirlichman, conseiller du
président Nixon, surnommait Henry Kissinger « Dr Strangelove » dans son dos. In Isaacson W., Kissinger, a
biography, New York, Simon & Schuster Paperbacks, 2005, p 181.
18
Voir Renouvin P. et Duroselle J-B., op. cit. , p 384-410.
9
Section 2 : L’homme d’État et les « forces profondes ».
L’étude consacrée aux liens entre politique intérieure et politique étrangère par Pierre
Milza 19 nous éclaire beaucoup sur la marge de manœuvre que peut en général acquérir
l’homme d’État en relations internationales et sur les divers facteurs qui influent sur la
construction de sa politique. Les deux « écoles » historiographiques s’intéressant à la
politique étrangère, à savoir l’école d’Histoire politique et celle de Relations internationales
contemporaines20, confirment la tendance à mettre la politique intérieure, prise au sens large,
comme pivot de leur problématique 21 . L’ouvrage de Pierre Renouvin et Jean-Baptiste
Duroselle, Introduction à l’histoire des relations internationales, est également emblématique
de la portée des études consacrées au rôle des « forces profondes » sur la mise en place de la
politique étrangère d’un État, l’ouvrage étant divisé en deux grandes parties traitant
respectivement des forces profondes et de l’homme d’État. « Pour comprendre l’action
diplomatique, il faut chercher à percevoir les influences qui en ont orienté le cours 22 » car tout
homme d’État est « confronté à un environnement qu’il n’a pas créé, et il est façonné par une
histoire personnelle à laquelle il ne peut rien changer23. »
Les « forces profondes » ne sont pas seulement les « masses », le peuple ou l’opinion
publique, mais sont constituées de la globalité d’influences qui peuvent orienter la politique
de l’homme d’État : elles constituent « l’infrastructure » des relations internationales. Elles
peuvent se matérialiser de diverses manières, comme par la pression directe (groupes de
pression, etc.), la pression indirecte (l’opinion publique dans son ensemble), l’ambiance
(conjoncture économique, état des esprits, appréciés subjectivement par l’homme d’État) et
enfin la pression sociale c'est-à-dire « tout l’ensemble constitué par l’éducation, le milieu
social et géographique, les préjugés de classe, » dont l’action sur l’homme d’État est la même
que sur les autres hommes.24 Ce sont toutes les variables que l’homme d’État devra analyser
pour mener à bien sa politique et construire son analyse de la situation internationale.
Les historiens se sont toutefois peu à peu accordés sur les liens bien réels entre la
sphère intérieure et celle extérieure de la politique. L’autonomie de la sphère des relations
internationales est très relative, les deux sphères, celle intérieure et celle extérieure, étant en
19
Rémond R. (sous la direction de.), Pour une histoire politique, Paris, Editions du Seuil, 1988, p 315-344.
Ibid., p 315.
21
Ibid., p 317.
22
Renouvin P. et Duroselle J-B., op. cit. , p 2.
23
Kissinger H. op. cit., p 58.
24
Renouvin P. et Duroselle J-B., op. cit. , p 355.
20
10
interaction constante. Pour J-B. Duroselle, cité par P. Milza, « il n’existe aucun acte de
politique étrangère qui n’ait un aspect de politique interne » tout en nous mettant en garde
contre la « pure et simple confusion des deux sphères »25. Le primat de la sphère interne sur
celle externe semble s’imposer dans la plupart des cas26.
La politique étrangère, pour être efficace, doit avoir, dans la grande majorité des cas,
une base solide à l’intérieur de son État27. Une opinion publique favorable, une économie
prospère et une force armée moderne ; des données donc, qui amèneront du poids dans une
négociation mais qui permettront également à l’homme d’État d’avoir une vision à long
terme, conscient des ressources dont il dispose et du soutien que telle ou telle politique peut
obtenir. Ce sont ces objectifs à long terme (sa stratégie) qui lui permettront de justifier de ses
actes de realpolitik28 et qui donneront une cohérence à ses actions les plus contradictoires (sa
tactique) qui sont menées de manière intuitive en réaction aux évènements. Pour Kissinger,
« nos leaders ont peu de temps pour réfléchir. Ils sont pris dans un combat sans fin où l’urgent
a constamment le pas sur l’important. Leur vie publique est une lutte incessante pour isoler
l’élément d’un choix de la pression des circonstances29. »
L’homme d’État, pour se maintenir au pouvoir et conserver la possibilité de construire
une stratégie, se doit de mettre en place sa politique de manière qu’elle soit acceptée, ou au
mieux plébiscitée (c’est l’action des « forces profondes » sur l’homme d’État30). Inversement,
il peut instrumentaliser la politique extérieure pour obtenir le consensus à l’intérieur (c’est
l’action de l’homme d’État sur les « forces profondes31 »).
« L’opinion publique », notion somme toute assez vaste et qui a prêté à étude 32 , est une
variable déterminante dans la mise en place d’une politique internationale. 33 Sur le court
terme, le besoin de réaction rapide ne lui laisse pas le temps de s’interroger sur les possibles
réactions d’une opinion publique difficile à cerner. Il n’a donc pas le choix que d’agir en
fonction de son intuition et de la vision subjective qu’il a du moment présent et surtout de son
25
Rémond R., op. cit., p 321.
Comme nous le verrons, pour Henry Kissinger, la politique étrangère prend le pas sur les questions intérieures
qu’il s’efforcera de contourner, sans toutefois les ignorer complètement.
27
La situation de l’Autriche au lendemain des guerres napoléoniennes nous amènera plus loin à nuancer notre
propos.
28
Cf la partie consacrée à l’importance de la realpolitik pour Kissinger.
29
Kissinger H. op. cit. , p 58.
30
Nous renvoyons le lecteur au chapitre consacré à l’action des « forces profondes » dans Renouvin P. et
Duroselle J-B., op. cit..
31
Ibid.
32
Voir le chapitre de JJ Becker sur l’étude historique de l’opinion publique in Rémond R., op. cit., p 161-183.
33
Particulièrement dans le cas d’une démocratie, le temps de l’homme d’Etat étant compté et n’étant pas
forcément favorable à sa stratégie.
26
11
objectif stratégique à atteindre 34 . Chaque homme d’État a ses propres réponses aux
questionnements de l’opinion et ses décisions servent à faire évoluer l’opinion dans le sens
souhaité, celui qu’il juge être le bon. Winston Churchill considérait qu’un homme d’État
digne de ce nom gouvernait en fonction de ce qu’il croyait juste et non en fonction d’une autre
influence 35 . Franklin Roosevelt quant à lui préférait diriger « un œil sur les sondages »,
considérant l’importance de l’appui de l’opinion publique. De Gaulle, lui, put mener sa
politique extérieure en s’opposant à sa propre famille politique en raison de l’appui qu’il
savait détenir auprès de l’opinion publique. Quant à Kissinger, il préféra tout simplement
contourner la question au maximum36.
Le poids de la politique intérieure sur les choix internationaux opérés par l’homme
d’État et son équipe dirigeante peut être donc perçu selon différents niveaux37 : en dehors des
données objectives de la situation de son État, il devra prendre en compte dans sa tactique les
différentes familles politiques38 (par exemple nous reviendrons plus tard sur les différences
entre « colombes » et « faucons » de l’administration Nixon), les groupes de pression
parlementaires (dans le cas d’une démocratie) et les lobbies 39 40 , ainsi que la marge de
manœuvre globale offerte par le type de régime au sein duquel l’homme d’État opère (la
marge de manœuvre sera ainsi plus grande dans le cas d’un régime présidentiel ou semiprésidentiel).
Section 3 : De l’usage de la force.
La politique étrangère, dans la pensée réaliste que nous allons étudier ici, repose en
grande partie sur la possibilité d’utiliser la force, d’où la nécessité d’une capacité militaire
moderne pour asseoir une action diplomatique. L’histoire de la guerre fait ressortir des
notions qui peuvent s’appliquer à l’étude des relations internationales. L’approche réaliste
telle qu’appliquée par Metternich puis Kissinger se base sur l’alliance de la diplomatie avec
34
Nous développerons plus loin l’importance qu’a la vision stratégique de l’homme d’Etat aux yeux de
Kissinger.
35
Rémond R., op. cit., p 179.
36
Cf. Troisième partie.
37
Rémond R., op. cit., p 332.
38
Par exemple nous reviendrons plus loin sur les rivalités entre « colombes » et « faucons » de l’administration
Nixon, s’affrontant constamment dans la mise en place de la politique étrangère et créant un environnement
d’extrême tension.
39
Kissinger eu à affronter le puissant lobby juif américain dans le cas de ses négociations avec l’URSS mais
aussi concernant les évènements au Proche-Orient.
40
Rémond R., op. cit., p 334.
12
l’usage de la force, du bâton et de la carotte. L’équilibre des forces tel que recherché par
Metternich et Kissinger relève de la volonté d’éviter la « montée aux extrêmes » inhérente à la
guerre et telle que définie par Clausewitz à la suite des guerres napoléoniennes. Les
évolutions de la guerre ont conduit aux grands évènements diplomatiques marquants pour
Kissinger, à savoir le rôle des hommes d’État du début du XIXème siècle pour rétablir un
équilibre qui préserverait la paix en Europe ou du moins éviterait toute escalade due à
l’émergence d’une puissance révolutionnaire.
La conscription de l’An II dans la France révolutionnaire marquait le début de la
nationalisation des guerres qui conduirait aux grands conflits du XXème siècle. La guerre
idéologique fit son apparition, constituée de batailles d’anéantissement. Là où le XVIIIème
siècle était marqué par des guerres localisées menées par des armées de quelques milliers
d’hommes formées par des professionnelles, la conscription de l’An II marquait le début des
guerres des peuples, dont la guerre de 1914-1918 sera l’aboutissement le plus dramatique. Ce
développement d’un certain type de guerre relève du développement des mentalités nationales
et patriotiques au sein de la sphère humaine et sociale. Les « forces profondes » se
développement et la base sociale d’un État devient sa réserve en troupe. La question pour les
hommes d’État est dès lors de s’attacher le soutien des populations dans la guerre qu’ils
mènent. Les dérives de la censure et de la propagande sont issus de cette volonté de maintenir
une cohésion nationale dans l’effort de guerre, qui fait désormais intervenir la quasi-totalité
des « forces profondes » de la Nation.
La question qui nous intéresse dans cette étude est celle de l’usage de la menace de la
guerre en diplomatie, qui, elle, consiste en principe à éviter la guerre. L’approche réaliste,
soutenue par plusieurs grandes figures du XXème siècle comme Hans Morgenthau ou George
Kennan et bien sur Kissinger lui-même, place les Etats comme les seuls moteurs des relations
internationales et tend à ignorer les nouveaux acteurs issus du multilatéralisme. Dans une
logique hobbesienne des relations internationales, les Etats suivent des logiques de puissance
et se font la guerre pour défendre leurs intérêts vitaux. Les valeurs elles-mêmes ne sont que
secondaires, ce n’est plus que bellum omnium contra omnes, la guerre de tous contre tous41.
L’usage de la force par Kissinger, comme nous le verrons, est important. Son approche
est partagée par Metternich, mais celui-ci n’a pas les ressources que l’Amérique met à la
disposition de l’autre et se contente d’agir par la menace et par la ruse. L’approche de
Kissinger concernant l’usage de la force est plus proche de celle de Bismarck, le « chancelier
41
Hobbes T. Le Leviathan, 1651.
13
de fer », ayant à sa disposition les ressources humaines et matérielles de l’Allemagne unifiée.
Si le but général de sa politique est de dégager l’Amérique d’une situation mondiale où la
seule fin possible est une guerre totale, il est néanmoins prêt à user de toutes les ressources
militaires et nucléaires de l’État s’il estime que la crédibilité des Etats-Unis est en jeu. Les
deux hommes cherchent ainsi à inventer des concepts nouveaux pour éviter le conflit tout en
menaçant, mais les ressources de Kissinger et l’époque dans laquelle il évolue transforment la
portée des retombées morales de l’usage de la force et se heurtent aux « forces profondes ».
Les différentes administrations américaines ont souvent été décrites comme confrontant
« faucons », soit partisans de l’usage de la force pour montrer la détermination étatique, et
« colombes », les partisans de la modération. Kissinger, faucon des faucons, une nouvelle fois
prenant contre-pieds des valeurs se développant durant les années 1960 et 1970, notamment
humanitaires, semblera également en rupture avec son temps et beaucoup trop
« metternichien », ou même « bismarckien ».
Chapitre II : L’ordre international.
Historien avant d’être diplomate et responsable politique, Kissinger, à travers deux
décennies d’études de l’histoire des relations internationales, a pu s’élaborer une philosophie
propre des relations internationales qu’il a pu ensuite mettre en application. Sa thèse Le
chemin de la paix est elle-même riche en indications sur les fondements de sa pensée et sert à
démontrer leur importance.
Section 1 : De l’équilibre des forces et de la nécessité d’un ordre légitime.
« Il semble que plus une société veut la paix, moins elle arrive à en assurer les
conditions42 ». Pour Kissinger, tel qu’il l’écrit dans Le chemin de la paix, la recherche de la
paix ne doit pas être la fin de la politique. Une paix qui sera mise en place sans fondements
42
Introduction à Kissinger H., Le chemin de la paix, Paris, Editions Denoël, 1972. Nous désignerons désormais
cette œuvre sous les initiales AWR pour plus de commodités.
14
stables ne sera qu’éphémère. Ainsi, un ordre international doit avant tout se fonder sur la
recherche de l’équilibre. L’équilibre, principe philosophique issu des Lumières et considérant
que l’Univers a ses lois propres et qu’il faut les respecter, qu’il est fait de principes rationnels
qui s’auto-équilibrent43, trouve sa traduction en relations internationales dans la théorie de
l’équilibre des forces.
L’équilibre des forces, dans son acception première, se fonde « à la fois sur la sécurité et
l’insécurité relative de chacun des participants 44 ». En somme, si un État développe des
velléités de guerre et de domination, la force combinée des autres Etats sera suffisante pour
qu’il préfère rester en paix, les bénéfices d’une guerre et la possibilité d’une victoire étant
inférieurs aux bénéfices de rester en paix. C’est le concept de la théorie des jeux porté en
relations internationales.
Kissinger reconnait deux formes d’équilibre : « un équilibre général qui rend aléatoire toute
tentative de le part d’une puissance, ou d’un groupe de puissances, d’imposer sa volonté aux
autres ; et un équilibre particulier qui définit les relations historiques mutuelles de certaines
puissances. Le premier a pour fonction d’éloigner le spectre d’un conflit général, le second est
la condition d’une coopération sans heurts45. » Le second sera celui recherché et mis en place
dans le cadre du congrès de Vienne, sous l’impulsion d’hommes d’État dont Metternich est la
figure emblématique pour l’auteur de Le chemin de la paix. Si le premier cas d’équilibre
réduit ainsi toute capacité de subversion de l’ordre mondial, le deuxième réduit la volonté de
le faire46.
Cet « équilibre particulier » doit être fondé sur un ordre moral considéré comme
légitime par tous les acteurs internationaux. En effet, la reconnaissance d’une série de valeurs
et principes, issue d’une conscience commune de l’Histoire, permet aux diplomates d’utiliser
le « même langage » et d’œuvrer ensembles au règlement des litiges entre Etats.
Par diplomatie, on entend ce qui consiste à rapprocher par la négociation les points de vue
divergents et « l’art d’user avec nuance des moyens de coercition 47 ». La guerre n’étant pas
une solution viable en cas de conflit d’intérêts la diplomatie sera le premier « champ de
bataille » entre puissances, tout reposant sur la virtuosité des diplomates pris dans le jeu de la
négociation. La guerre ne sera dès lors que le moyen ultime pour régler le conflit, après échec
43
Les théories issues de cette pensée philosophique sont nombreuses, de L’esprit des lois de Montesquieu
concernant la séparation des pouvoirs jusqu’à De la Richesse des nations d’Adam Smith, considérant que
l’économie s’autorégule, régie par la « Main invisible ».
44
AWR, p 187.
45
Ibid., p 188.
46
Kissinger H., op. cit., 1996, p 66.
47
AWR, p 13.
15
des négociations, « le prolongement de la politique par d’autres moyens 48 » et n’en restera pas
moins limitée (toujours selon la conception de Kissinger), l’équilibre des forces empêchant
toute escalade.
La paix n’est donc pas inhérente à l’équilibre des forces tel que le présente Kissinger, mais un
ordre international basé sur un équilibre légitimé par ses acteurs a de plus fortes chances de
préserver la paix, la diplomatie ayant le champ libre pour verser dans la négociation et le
compromis. La fin de la politique étrangère se doit d’être la recherche de l’équilibre et celle-ci
passera par le sens de la mesure et de la retenue. Le chemin de la paix analyse l’exemple de la
mise en place d’un ordre international basé sur ces valeurs et ayant préservé l’Europe de toute
guerre totale pendant près d’un siècle. Le Traité de Versailles 49 est l’exemple inverse d’un
bon règlement de la paix et mène à une situation révolutionnaire, qui change le « langage » de
la diplomatie, mène à l’incompréhension mutuelle, et de là à la course aux armements et à la
guerre totale, la « montée aux extrêmes50 ».
Section 2 : Des révolutionnaires.
Les guerres napoléoniennes sont issues de la Révolution de 1789. La France, ayant
établi la révolution à l’intérieur de son État a vu son élan révolutionnaire accru par les
velléités de la Prusse et de l’Autriche de replacer le roi de France sur son trône. Ainsi, la
guerre s’est établie pendant deux décennies, permettant l’émergence d’un « grand homme »,
Napoléon Bonaparte, pour incarner cette révolution et son esprit.
L’État révolutionnaire est celui qui dénonce l’ordre existant. Se sachant révolutionnaire, la
France n’a pas le choix que de s’affirmer pour se protéger face à l’ordre légitime ancien, le
problème inhérent à l’ordre révolutionnaire étant l’absence de sécurité sans la neutralisation
de l’adversaire. Bien qu’il ait rétabli l’ordre social à l’intérieur de ses frontières, Napoléon se
savait illégitime du point de vue des monarchies voisines et son génie militaire était le seul
lien légitime pour lui. Lors de l’entrevue de Dresde en 1813 entre lui et Metternich :
48
Clausewitz K. von, De la guerre, Paris, Perrin, 1999.
Ce traité, établit sans sens de la mesure et de la retenue et basé sur un sentiment de vengeance, en grande partie
issu de l’opinion publique, aura mené aux rancunes et ressentiments qui conduiront à la Seconde Guerre
mondiale.
50
Clausewitz K. , op. cit.
49
16
« Que veut-on de moi que je puisse faire. Dois-je me dégrader moi-même ? Jamais ! Je
saurais, s'il le faut, mourir, mais je ne céderai pas un pouce de terrain. Vos souverains, qui
sont nés pour le trône peuvent être battus vingt fois, ils retrouvent toujours leur palais. Je suis
le produit de la chance. Mon règne ne survivrait pas le jour où je perdrais mes forces et que
le peuple cesserait de me craindre51. »
Pour Napoléon, chef révolutionnaire face à l’Europe issue de l’ordre légitime du
XVIIIème siècle, « la sécurité absolue à laquelle [il] aspire […] se solde par l’insécurité
absolue pour toutes les autres.52 »
La présence d’une puissance révolutionnaire dans le jeu diplomatique trouble ce jeu là.
En effet, les « accommodements sont réduits à des diversions tactiques53. » Il s’agit pour la
puissance révolutionnaire de consolider ses positions, d’entamer le moral de l’adversaire. En
définitive, la négociation ne sert qu’à gagner du temps et à affirmer sa position de puissance
pour mettre à bas l’adversaire par la force par la suite. « L’ordre légitime assigne une limite à
ce qui est possible, et c’est ce qui est juste. Un ordre révolutionnaire, identifie le juste avec le
possible54. »
La puissance révolutionnaire a en outre le courage de ses convictions et est disposée à les
mener jusqu’à ses conséquences extrêmes ; Napoléon, par la phrase que nous avons citée plus
haut, révèle ce trait de caractère. La situation révolutionnaire empêche l’utilisation et
l’efficacité de la diplomatie. La négociation ne sert aux Etats qu’à « déplacer à leur profit le
loyalisme de la masse55 » et s’adjoindre des avantages relatifs nécessaires dans leur stratégie
de puissance, fondée sur la volonté d’imposer l’ordre qu’ils légitiment.
L’existence d’un ordre moral dont la légitimité est admise de tous et l’absence de puissance
révolutionnaire est donc l’élément nécessaire à la création d’un équilibre des forces et à
l’existence de la diplomatie telle que nous l’avons définie. Les « guerres en dentelles » du
XVIIIème siècle sont l’illustration de l’usage de la diplomatie et de la guerre au sein d’un
équilibre des forces. Les guerres étaient en effet extrêmement limitées et ne reposaient pas sur
la volonté d’acquérir une puissance absolue par rapport aux adversaires et de leur imposer un
nouveau système, mais simplement d’asseoir une puissance relative pour augmenter
51
Les Mémoires de Metternich. La véridicité de la citation attribuée à Napoléon ne repose que sur les souvenirs
de Metternich, par ailleurs réécrits quelques années plus tard. Cependant, le message qu’elle dégage est
parfaitement conforme à la psychologie de l’Empereur telle qu’elle ressort dans ses écrits et dans les récits des
autres de ses contemporains, y compris ses alliés.
52
AWR. op cit.
53
Ibid. Introduction.
54
Ibid., p 218.
55
Ibid., p 14.
17
l’influence et le prestige, les jeux d’alliance empêchant ensuite toute « montée aux
extrêmes 56 », toute guerre totale. La compatibilité des institutions intérieures des diverses
nations, qui facilite leur acception d’un ordre moral donné, agit en faveur de la paix 57 car
« s’il n’exclut pas l’éventualité d’un conflit, un ordre reconnu légitime en limite l’ampleur 58 »
et permet son règlement rapide.
Chapitre III : De l’homme d’État.
Si, en effet, la diplomatie peut obtenir beaucoup en sachant évaluer exactement les
différents facteurs d’une situation et en les utilisant adroitement, elle ne peut se substituer à
une pensée créatrice.59
Section 1 : Les qualités inhérentes à un homme d’État.
L’homme d’État 60 , le « grand homme » 61 , est au cœur de la pensée de Kissinger.
Raillant au passage les déterministes qui « prétendent réduire l’homme d’État à une sorte de
levier qui actionnerait une machine nommée Histoire [, agent], vaguement conscient, d’un
destin sur lequel il n’a aucune prise 62 », Kissinger prouve son admiration pour les grands
hommes d’État au sein de la plupart de ses œuvres, de l’ouvrage que nous étudions jusqu’à
ses mémoires et Démocratie63 ; et surtout il insiste longuement sur leur importance et sur les
qualités qu’ils doivent posséder.
Les vraies qualités de l’homme d’État font de lui l’homme pour qui les destinées de
l’État passent avant tout et entre les mains desquelles elles sont remises. Si « les intellectuels
56
Clausewitz K., op.cit.
Kissinger H., op. cit., 1996, p 68.
58
AWR, p 12.
59
Ibid., p 197.
60
Précisons que Kissinger reconnaît la rareté d’un « grand homme » et qu’une « stratégie qui requiert qu’à
chaque génération la nation ait un grand homme à sa tête, est une stratégie dangereuse car l’histoire prouve que
peu de pays ont eu successivement des grands hommes. » L'évolution de la doctrine stratégique aux Etats-Unis.
In: Politique étrangère N°2 - 1962 - 27e année p 124.
61
Kissinger H., op. cit. , 1962, p 124.
62
AWR, p 400.
63
Comme nous l’avons vu, Diplomatie relate et analyse l’action de plus grands chefs d’Etat en relations
internationales depuis Richelieu. Quant à ses mémoires, dont A la Maison Blanche 1969-1973, ils présentent de
nombreuses anecdotes remémorant ses rencontres dans le cadre de ses fonctions et montrant son admiration pour
certains de ces hommes et femmes, notamment le général de Gaulle, « le colosse » (Kissinger H., A la Maison
Blanche, 1968-1973 (2 vol.), Paris, Fayard, 1979).
57
18
analysent le fonctionnement des ordres internationaux, les hommes d’État les bâtissent.64 »
« Les Etats ne meurent pas, ils évoluent, il est du devoir de l’homme d’Etat de guider cette
évolution, d’en surveiller l’orientation65. » Ayant très souvent une conscience très aigüe de sa
place et de celle de son Etat dans l’Histoire, l’homme d’Etat est celui qui doit mettre en place
une politique internationale et cette position peut être de ce fait très inconfortable, « la sagesse
d’une politique demande du recul pour être appréciée, alors que les risques inhérents
s’imposent à l’attention dès l’abord66 ». Ainsi, « le fossé qui sépare la vision historique de ses
compatriotes de sa vision à lui, il doit le combler, relier la tradition à l’avenir. 67 » Le
« caractère ultime de toute politique 68 », soit la capacité à rallier les soutiens, est donc
l’obstacle principal que l’homme d’Etat doit être capable de sauter. Kissinger présente les
deux aspects du problème : d’abord l’homme d’Etat se devra de convaincre son équipe
exécutante, l’appareil gouvernemental, du bien fondé de sa stratégie, ce qui est « affaire de
rationalité bureaucratique »69, pour ensuite la faire raisonner à l’échelle nationale en la faisant
accepter dans l’intuition historique de l’opinion publique70. De même, en proie à des pressions
nombreuses et parfois puissantes, l’homme d’Etat aura la capacité à conserver ses valeurs et à
diriger sa politique malgré tout.
L’art de la diplomatie prône que « le succès ne repose pas sur des relations formelles,
mais sur la liberté d’action71 ». L’homme d’Etat est celui qui réussit à se conserver la liberté
d’action la plus large possible; par là même, il doit être assez subtil pour ne rien laisser
paraître de ses convictions et de ses plans à ses adversaires, pour les prendre de court au
moment voulu et accumuler des avantages relatifs. L’homme d’Etat ne doit pas rester lié à un
modèle rigide et des théories mais doit se révéler inventif pour parvenir à ses fins (parfois en
faisant fi de toute morale, la fin en valant les moyens72), il se doit de « concilier ce qui est
juste avec ce qui est raisonnable 73 » et ne pas céder aux passions exacerbées au sein des
masses74. La liberté d’action qu’il s’est lui-même créée lui permettra par la suite de faire face
64
Kissinger H., op. cit., 1996, p 18.
AWR, p 253.
66
Ibid,. p 348.
67
Ibid., p 406.
68
Ibid., p 402.
69
Kissinger révèle déjà sa méfiance envers la bureaucratie, possible blocage à une politique.
70
Ibid., p 402.
71
Ibid., p 338.
72
Kissinger H., op. cit.,1979.
73
AWR, p 16.
74
Sur la question nous renvoyons le lecteur aux divers chapitres de Kissinger H., op. cit., 1996, consacrés au
Traité de Versailles et aux effets dévastateurs pour l’ordre d’un règlement de conflit basé sur la vengeance.
65
19
à l’aléa principal de la politique étrangère, la rapidité d’enchaînement des évènements. Son
intuition et sa capacité à cerner la psychologie de ses adversaires seront également
déterminantes dans les négociations diplomatiques et sont partie de l’art de la négociation75.
L’homme d’Etat n’étant pas analyste et n’ayant pas le luxe de choisir son sujet, il doit
agir à partir d’estimations impossibles à vérifier au moment où il les formule76. Sa conception
de la politique doit donc être évolutive, une politique ne devant pas être une fin en soi mais
devant servir une conception plus large et historique du rôle de l’Etat et de ses intérêts
internationaux. Les oppositions étant nombreuses, son intuition et sa créativité contribueront à
jeter « les fondations morales d’un ordre auquel seul le temps pourra conférer la
spontanéité 77 ». De même, « l’homme d’Etat s’applique à équilibrer la tension entre les
facteurs d’organisation et d’inspiration78 ».
Section 2 : Du conservateur.
Si Kissinger revient sur de nombreux grands hommes d’Etat, notamment dans
Diplomatie, il s’efforce de bien les distinguer. Les révolutionnaires, le conquérant (dont la
légitimité se base sur la force et qui inspire les foules dans sa recherche de l’universalité) et le
prophète (qui appelle à la béatitude et fascine les foules par l’immortalité qu’il promet)79 sont
pour Kissinger les ennemis de l’ordre établi et comme nous l’avons vu, il ne peut y avoir de
paix sans un équilibre, de surcroît basé sur un ordre moral légitime aux yeux de tous.
L’homme d’Etat éclairé, personnalisé par Metternich, est conservateur, c’est celui qui
est le plus à même de faciliter le progrès tout en conservant un ordre politique stable et
légitime. Ce qui distingue une société révolutionnaire d’une légitime (à condition que celle-ci
ne soit pas décadente, précise l’auteur de Le chemin de la paix) réside non pas dans la
possibilité d’évolution, mais dans la manière de cette évolution. « Tant qu’il n’est pas figé, un
« ordre légitime » évolue avec l’approbation des gouvernés, ce qui présuppose le consensus
sur la définition d’un ordre social juste. Ayant par contre détruit les structures sociales
75
Kissinger fait de nombreuses fois références à ces qualités concernant Metternich, notre développement sur cet
homme d’Etat illustrera ainsi ces qualités mises à l’épreuve magistralement lors du congrès de Vienne.
76
Kissinger H., op. cit.,1979, p 58
77
AWR, p 250.
78
Ibid., p 338.
79
Ibid., p 391. Le conquérant étant bien sur Napoléon Ier et le prophète étant personnalisé par Alexandre Ier,
empereur de Russie et principale menace à l’ordre légitime que Metternich et Castlereagh s’efforcent de mettre
en place.
20
acceptées jusqu’ici, un ordre révolutionnaire est amené à imposer ses décisions par la
force 80 . » Si la politique internationale doit être réaliste et impitoyable 81 , elle doit rester
fondée sur des valeurs qui sont celles d’ordre et d’équilibre, les valeurs du conservateur.
L’homme d’Etat conservateur, faisant face aux éléments instables de la société, sera ainsi
porté à jouer sur les différents facteurs pour atteindre l’équilibre et favoriser la mise en place
de l’ordre moral nécessaire à la paix82.
Le conservateur au sein de l’ordre international et dans une période révolutionnaire est
dans une position qui le conduit à faire face à un dilemme. En effet, peu à l’aise sur le terrain
de la lutte des classes, sachant l’importance de la réconciliation plutôt que de la division, il est
vite dépassé par les réactionnaires, les contre-révolutionnaires. Les réponses du conservateur
aux révolutionnaires sont prises constamment comme une victoire par ceux-ci, le fait même
de leur répondre leur reconnaissant un espace propre dans le champ politique. Le conservateur
aura dès lors à se hisser au dessus du plan des individus par une réponse qui transcendera le
seul affrontement de deux volontés. Kissinger distingue deux formes de conservatisme : le
conservatisme historique de Burke qui « abhorre la révolution parce qu’elle contrecarre
l’expression individuelle de la tradition d’une nation » et « le conservatisme rationaliste qui la
combat parce qu’elle empêche que soient appliquées dans les faits des maximes sociales à
vocation universelle83 ». C’est ce conservatisme rationaliste qu’incarne Metternich et, comme
nous le verrons plus tard, guidera sa politique au congrès de Vienne.
Section 3 : Du réalisme en relations internationales : la realpolitik et le recours à la force
en négociation.
Considéré comme le maître de la Realpolitik contemporaine, digne héritier de
Richelieu et de Bismarck, Henry Kissinger fait ressurgir cette pratique des relations
internationales dans ses œuvres et montre sa conception des positions à avoir lors de
négociations diplomatiques.
La Realpolitik n’est que la traduction allemande, utilisée pour la première fois pour
décrire la politique étrangère du chancelier Bismarck, de la Raison d’Etat française, dont
80
Ibid. p 218.
Se référer à la section suivante.
82
Se référer à la stratégie de Metternich relatée dans AWR, celui-ci faisant face aux velléités expansionnistes et
révolutionnaires de la Russie et de la Prusse.
83
Ibid. p 245.
81
21
l’application la plus implacable fut la politique étrangère du cardinal de Richelieu lors de la
guerre de Trente ans (1618-1648). Kissinger la définit comme « la politique étrangère fondée
sur le calcul de la force et l’intérêt national84 ». Elle s’attache en partie à la conception réaliste
des relations internationales, dont Kissinger est considéré comme l’un des principaux
représentants de la deuxième moitié du XXème siècle. L’importance accordée à l’équilibre
des forces et au rôle des Etats en tant qu’acteurs principaux, voire quasiment uniques face aux
autres acteurs considérés comme bien moindres, des relations internationales est propre à cette
vision réaliste et se retrouve dans Le chemin de la paix. La realpolitik en est le prolongement
dans l’action, les tenants durs de cette doctrine considérant que le recours possible à la force
doit toujours planer au-dessus d’une négociation diplomatique et que celle-ci ne peut pas être
séparée des réalités de la force et du pouvoir85.
Si Le chemin de la paix n’emploie pas le mot realpolitik, Kissinger en présente de
nombreux aspects indirectement, qu’il développera par la suite et en grande partie dans
Diplomatie.
La politique de Metternich, présentée comme rigide en raison des enjeux inhérents à la
position autrichienne86 est certes soumise à ses valeurs conservatrices (et Kissinger soutiendra
toujours l’importance d’un corpus de valeurs, conservatrices pour lui-même également, pour
soutenir une realpolitik) mais n’en est pas moins extrêmement réaliste. Les différentes phases
de son action lors du règlement des guerres napoléoniennes et le rétablissement de la paix sont
toutes présentées par Kissinger comme extrêmement calculées et « sa diplomatie [est]
diplomatie par excellence, c’est-à-dire pure manipulation.87 » Le système mis en place par
Metternich montre une vision extrêmement lucide de la situation globale européenne et
favorise la grande souplesse tactique qui le caractérise. Concernant le concert européen,
Kissinger écrit dans Diplomatie : « Dans le monde de la realpolitik, il incombait à l’homme
d’Etat de considérer les idées comme des forces en rapport avec toutes les autres forces
pertinentes, et d’en prendre la juste mesure pour décider ; et les divers facteurs se jaugeaient à
leur capacité de servir non pas des idéologies préconçues, mais l’intérêt national88. » Cela
résume assez bien le type de realpolitik menée par Metternich. L’Autriche n’ayant que peu les
moyens de faire face à la puissance militaire de la Russie (nous y reviendrons), l’usage de la
84
Kissinger H., op. cit., 1996, p 123.
Isaacson W., op. cit., p 75.
86
Cf Deuxième Partie.
87
AWR, p 268.
88
Kissinger H., op. cit., 1996, p 114.
85
22
force propre à la realpolitik se retrouvait dans les rapports psychologiques entre adversaires
diplomatiques, Metternich dominant toujours son adversaire.
Diplomatie est une œuvre en quelque sorte consacrée à la realpolitik et montre que Kissinger
ne peut envisager d’autre manière de mettre en place une politique étrangère efficace et
efficiente. Employant des phrases telles que « aux termes de la realpolitik89 » ou « au regard
de la realpolitik 90 » tout le long de son œuvre et analysant des politiques menées selon
d’autres conceptions des relations internationales (idéalisme, etc.), son admiration va
clairement aux politiques mises en place par les praticiens de la realpolitik comme Bismarck
(le plus souvent cité sous forme d’analogies historiques), Richelieu ou même Mao et les nordvietnamiens. Son analyse de l’histoire de la politique étrangère américaine (celle-ci étant la
plupart du temps présentée comme incompatible avec la realpolitik 91 ) présente d’ailleurs
l’arrivée au pouvoir de Nixon et surtout certaines des politiques qu’il a mises en place avec
lui, comme un renouement de l’Amérique avec la realpolitik, notamment concernant
l’ouverture à la Chine92.
Conclusion Première Partie
Ce chapitre nous a permis de cerner, du moins dans les grandes lignes, les grandes
problématiques de l’histoire des relations internationales concernant la place des hommes
d’Etat, puis de mettre en évidence les différentes valeurs qui nous ont semblé être celles les
plus importantes dans l’œuvre de Kissinger concernant l’homme d’Etat et son rôle en
politique internationale. Nous allons maintenant analyser plus en profondeur le déroulement
du règlement du congrès de Vienne, tel que présenté par Kissinger dans Le chemin de la paix
pour reporter ces différentes valeurs et problématiques à cette œuvre précise et aux actions
des différents hommes d’Etat protagonistes, particulièrement Metternich.
89
Ibid. p 305;
Ibid., p 445.
91
Ibid., p 747.
92
Ibid., p 657.
90
23
Deuxième Partie: Le Congrès de Vienne vu par Henry Kissinger.
Avant-propos : Les enjeux du rétablissement de la paix.
La défaite de la Grande Armée en Russie lors de l’hiver 1812 marque un tournant pour
l’Europe. Après une série de guerres commencées plus de vingt ans auparavant, d’abord
contre la jeune république française issue de la révolution de 1789, puis contre le Premier
Empire, l’Europe est exsangue, à bout de souffle, et n’aspire qu’à une paix durable. Alors que
Napoléon Ier a perdu toute son armée dans les steppes glacées de l’Est, l’occasion est venue
pour les différents royaumes et empires qui ont eu à souffrir de son génie militaire de prendre
leur revanche.
L’enjeu pour les ennemis de l’Empereur est de créer une unité qui leur a fait défaut jusqu’à
présent pour garder l’avantage sur le terrain et être sûrs de leur victoire prochaine. Le désastre
subi par l’armée française en Russie marque la première opportunité de voir Napoléon être
défait. Alors qu’il apparaissait invincible, ce revers le place en situation de faiblesse et le
montre faillible aux yeux de l’Europe. Cette prise de conscience va pousser les puissances
conservatrices à s’affirmer et à mener une guerre sans concessions jusqu’à son terme, soit
l’acceptation d’un traité de paix par Napoléon aux conditions de la coalition, quelque soit le
coût. Mais la victoire militaire doit néanmoins s’accompagner d’un projet politique.
Les guerres révolutionnaires puis napoléoniennes ont montré l’impossibilité pour une
puissance révolutionnaire de cohabiter dans une paix relative avec les anciennes puissances
monarchiques et impériales, dont la légitimité est ancienne et contestée par l’esprit de la
révolution. Les différents et éphémères traités de paix signés durant son règne, le règlement
de ses victoires et le traitement qu’il a réservé aux vaincus ont montré que Napoléon, figure
de la révolution, mû par la peur de son illégitimité aux yeux de l’ordre ancien93, n’était pas un
interlocuteur stable et n’était pas intégré à un ordre légitime où la diplomatie pouvait
fonctionner pleinement, prônant des valeurs de retenue et d’équilibre. S’il a détruit l’ordre
ancien, Napoléon n’en a pas trouvé de substitut, le seul ciment à son empire étant l’exercice
de la force94.
93
94
G. Ferrero Talleyrand au congrès de Vienne, Paris, Editions de Fallois, 1996, p 35-37.
AWR, p 15.
24
D’autre part, la révolution française a contribué à faire germer dans l’esprit des peuples
européens l’idée de liberté et celle de construction nationale. L’idée de l’importance de la
nation plutôt que celle de l’Etat s’est peu à peu introduite dans les esprits et vient à menacer
l’ordre légitime issu du XVIIIème siècle dans la plupart des grands Etats. « Les
superstructures matérielles de la Révolution française ne sont plus en proportion de ses
fondations morales95 ». La fin de ces deux décennies de conflits marque ainsi la lutte pour
l’instauration d’un ordre dont la légitimité sera reconnue de tous et sur lequel se basera la
paix, une lutte entre les puissances conservatrices issues des Lumières et les forces
révolutionnaires issues des idées de la révolution française et de l’expansion militaire de la
France, mais également la lutte des partisans d’un équilibre contre les puissances
expansionnistes, désireuse de profiter des malheurs de l’Europe pour agrandir leur sphère
d’influence.
De 1812 à 1815, date de l’ultime défaite de Napoléon dans la morne plaine de
Waterloo et alors que pendant deux années il avait encore donné du fil à retordre aux armées
coalisées, les corps diplomatiques des puissances alliées ont été tournés exclusivement vers la
construction du nouvel ordre international, l’ordre ancien du XVIIIème siècle ayant montré
ses limites. De quelle manière la paix pourra-t-elle être maintenue ? De quelle manière
pourra-t-on empêcher toute nouvelle puissance révolutionnaire de menacer la paix
européenne ? Le ballet diplomatique qui se met en place dans les couloirs des chancelleries
des puissances coalisées au début de l’année 1813, alors que leurs armées marchent vers
l’Ouest et vers de nouvelles sanglantes batailles, montre la volonté de certains hommes d’Etat
de prendre la main sur la formation de ce nouvel ordre. Chacun a ses propres objectifs et
cherche à faire valoir des droits dont il se croit détenteur, en raison soit de l’ampleur de
l’effort de guerre fourni, soit des dommages subis durant les guerres et pour lesquels on
demande réparation soit enfin en raison d’une vision de l’avenir qui s’élève au dessus des
esprits. L’enjeu principal de la fin de cette période guerrière consiste ainsi à ce que la volonté
de paix durable passe au dessus des considérations propres à chaque Etat et qu’un nouvel
équilibre soit accepté par tous les protagonistes afin d’être reconnu légitime.
Le Congrès de Vienne, qui se déroula du 1er novembre 1814 au 9 juin 1815, symbolise
aux yeux de la postérité le lieu du règlement des guerres napoléoniennes, mais la construction
du nouvel ordre international sera plus longue que cela et nécessitera de nombreux congrès,
de nombreuses réunions et sera soumis aux crises et remous de cette période révolutionnaire.
95
Ibid.
25
Chapitre IV : Le concert européen.
Parler de « concert 96 » est un peu présomptueux vu les nombreuses divergences et
conflits qui ont marqué le long établissement du nouvel ordre européen (qui s’étale, dans
l’ouvrage de Kissinger, de 1812 à 1822). Car si le consensus a été clair concernant la
destruction de l’ordre européen issu de la Révolution française et de l’Empire, il n’était pas
aussi fort concernant ce par quoi il fallait le remplacer97. Si finalement la paix a été restaurée
et un ordre légitime propice à l’usage de la diplomatie rétabli, c’est grâce avant tout à certains
hommes qui ont réussi à imposer, par leur grande maîtrise de la négociation, les valeurs qu’ils
estimaient être les plus légitimes.
Section I : Le chemin de la paix.
Le chemin qui a mené à la paix a été parsemé d’embuches, que seule l’énergie des
diplomates a permise d’écarter. Si la défaite de la grande Armée a donné à la Russie le rôle
clef dans le conflit, l’armée russe ne sort pas moins extrêmement affaiblie des mois de
combats dans des conditions hivernales terribles. Les diverses batailles qui se sont déroulées
depuis le mois d’avril 1812 l’ont vu dévoiler ses limites tactiques et subir de très lourdes
pertes. Elle n’en franchit pas moins la Vistule98 très rapidement et s’avance lentement vers
l’Ouest. Alexandre Ier, empereur de Russie, réussit rapidement à s’allier la Prusse pour
soutenir son avancée. Seule la position de l’Autriche reste incertaine.
Le jeu diplomatique de l’Autriche vis-à-vis de la France et des puissances alliées
réside dans la nécessité de garder le maximum d’options ouvertes et d’éviter à tout prix toute
position compromettante vis-à-vis d’un protagoniste ou de l’autre. Par un jeu habile,
Metternich s’arroge le droit de reformer un corps d’armée autrichien de 300000 hommes avec
96
« Le concert européen », nom du chapitre consacré au règlement des guerres napoléoniennes dans Kissinger
H., op. cit., 1996
97
AWR p 15.
98
Frontière naturelle de l’empire Russe.
26
la bénédiction de Napoléon, son allié d’alors. Peu à peu, il s’impose comme médiateur entre
la France et les puissances coalisées, et de là, parviendra à s’insérer dans l’alliance et déclarer
la guerre à la France sous le sceau de la légitimité99, disposant ainsi d’une armée.
Si le désir de vaincre la puissante France unit les coalisés, la faiblesse croissante de
l’ennemi transforme radicalement les positions entre alliés. Chaque pays ayant des intérêts
propres et des visions de la paix différentes, c’est par une série de congrès que la diplomatie
fera son œuvre, Metternich s’imposant en maître incontestable de la négociation, s’évertuant à
faire accepter sa vision de l’ordre européen par ses alliés dans la guerre.
Kissinger nous relate chaque bataille diplomatique et analyse le rôle de chacun,
montrant l’efficacité des concepts de Metternich et de sa maîtrise de l’art de la diplomatie.
Chaque congrès, chaque traité signé par les puissances alliées, est soigneusement relaté par
l’auteur. Du traité de Teplitz le 7 septembre 1813, organisant les Etats souverains de
l’Allemagne et ne laissant aucune place aux nationalismes conformément aux vœux de
l’Autriche, jusqu’au congrès de Laybach, légitimant une forme de « gouvernement de
l’Europe100 », Kissinger analyse pas à pas ce « chemin de la paix ».
Le congrès de Vienne est le point central du règlement du conflit car il rassemble,
conformément à l’article XXXII du traité de Paris, toutes les parties à la guerre, victorieuses
ou vaincues. C’est là que Talleyrand jouera la carte française avec brio et c’est également
durant le congrès que les Cents jours auront lieu, le congrès ne se séparant que le 9 juin 1815,
soit neuf jours avant la bataille de Waterloo, scellant le destin de Napoléon. Les questions du
traitement de la Pologne et de la Saxe montreront les rivalités entre puissances
expansionnistes et puissances conservatrices101 mais les aussi les capacités de Metternich à
lier les questions entre elles102. Ce congrès « terminera ses travaux en donnant l’illusion de
l’unité, comme l’a souhaité Castlereagh, et sans avoir changé quoi que ce soit à l’ordre des
choses, ainsi que l’a voulu Metternich103 ». Le congrès de Vienne gardera cependant le mérite
d’avoir réintégré la France au concert européen104, évitant ainsi une « guerre de vengeance »
et détournant toute velléité de vengeance de la part du peuple français.
Les années qui suivront, de 1815 à 1822, date choisie par l’auteur comme achèvement
du processus de formation du nouvel ordre international, seront consacrées à la lutte contre les
99
Nous renvoyons le lecteur à Le chemin de la paix (Paris, Editions Denoël, 1972) pour une analyse approfondie
des tactiques de Metternich.
100
AWR p 337-355.
101
Ibid. p 206.
102
De la même manière que Kissinger mettre en place son linkage un siècle et demi plus tard.
103
Ibid. p 289.
104
Ibid. p 211.
27
principes de la révolution et les velléités nationalistes. C’est en Italie, dans les Balkans et en
Grèce que les peuples chercheront à s’émanciper de la tyrannie des empires. Les congrès
serviront au règlement de ces questions, Metternich imposant ses vues au nom de la stabilité
de l’Empire des Habsbourg, Castlereagh œuvrant pour imposer le principe de règlement
diplomatique des conflits.
Ce principe de règlement diplomatique sera la preuve de la construction d’un ordre moral
propre à tous les participants, qui, malgré les antagonismes fort concernant des querelles de
territoires, l’acception des révoltes révolutionnaires ou nationalistes dans certaines régions du
monde, n’emploieront pas la guerre pour régler leurs contentieux mais la négociation, la
manipulation psychologique et le compromis, terrain sur lequel Metternich s’élève en maître
et réussit à conserver l’avantage sur ses adversaires, alors que la rupture de l’équilibre et
l’avènement de nouvelles guerres aurait achevé l’Autriche déjà fragilisée dans sa rigidité
sociale et politique.
Section II : Etats conservateurs vs Etats expansionnistes.
i.
L’Autriche.
La position de l’Autriche au lendemain des guerres napoléoniennes est particulière.
Maître de l’Europe centrale, l’empereur François Ier de Habsbourg est à la tête d’un empire
dénué de frontières naturelles, peuplé d’ethnies diverses. Pour Talleyrand, « l’Autriche est la
Chambre des Pairs de l’Europe ». La loi étant pour elle l’expression du statu quo, elle doit
mettre l’accent sur la modération, sur le besoin d’un cadre légal et sur le respect des traités 105.
Elle est la garante de la stabilité et de l’équilibre continental ; puissance du XVIIIème siècle,
le XIXème siècle lui sera peu à peu fatal. « Sismographe du continent européen106 », c’est elle
qui ressent le plus fortement les secousses sociales que subit l’Europe depuis la révolution
française.
Les fondements légitimes de l’Empire d’Autriche, encore Saint Empire romain germanique en
1804 avant la formation de la Confédération germanique du Rhin par Napoléon Ier, sont peu à
peu remis en cause par les nationalismes émergents. Son système fondé sur l’équilibre et le
105
106
Ibid. p 19.
Ibid.
28
progrès contrôlé, dont l’existence paraissait naturelle au XVIIIème siècle, devient obsolète au
XIXème siècle. Le développement des idées nationalistes la fait considérer comme la « prison
des nations 107 ». Le seul lien entre les différents peuples qui la composent est en effet la
couronne de Vienne, qui par une bureaucratie extrêmement rigide, l’usage d’une police
secrète et la menace de la force entretient la stabilité nécessaire au statu quo. Aucune langue
commune ne les réunit, aucune culture commune. Pour faire perdurer cet agrégat de peuples,
l’État est peu à peu condamné à durcir sa position pour survivre, toute concession sociale
pouvant entrainer plus de revendications.
L’Autriche s’accroche ainsi à un système rigide, dernier vestige d’un passé féodal, qui est
condamné à disparaître.
Telle est l’Autriche que Metternich s’évertue à défendre. Enclavée entre la Russie à
l’Est, la Prusse au Nord, l’Empire Ottoman au Sud et la France à l’Ouest, l’Autriche ainsi
affaiblie par ses structures quasi-millénaires ne peut compter que sur sa diplomatie pour
garder son rang et maintenir l’équilibre dont elle est porteuse.
En effet, son armée a subi de nombreuses défaites depuis 1792, date du début de sa lutte
contre la Révolution. Les défaites d’Austerlitz en 1805 puis de Wagram en 1809 ont affaibli
la confiance qu’elle avait dans son armée, lui ont appris la méfiance envers les alliances puis
la nécessité de celles-ci.
La défaite de Napoléon a permis à l’Autriche de se positionner au centre de la coalition en
proposant la paix et la médiation à la France. Elle cherche à obtenir de celle-ci qu’elle
approuve la transformation de l’alliance en neutralité, de la neutralité en médiation et de la
médiation en guerre. Son changement progressif de camp, mené par Metternich, se fait au
nom de la préservation de la paix. Si l’Autriche se lance dans la guerre en 1813, c’est au nom
de la paix et de l’équilibre. Le seul pouvoir qui lui reste est en effet l’avantage moral qu’elle
acquiert sur les autres Etats de par sa longévité et sa position centrale. Persuadée de
l’impossibilité de traiter avec la révolution, elle va allier la Russie et la Prusse à ses principes
pour s’assurer contre leurs velléités de puissance, car la guerre contre la France achevée et son
règlement décidé lors du congrès de Vienne, l’Autriche n’en devra pas moins tenter d’assurer
sa prépondérance en Europe centrale, pour conserver sa puissance et maintenir le statu quo
dans ses frontières.
Pendant un temps, Metternich « permettra de transformer les faiblesses structurelles de
l’Autriche en atouts diplomatiques, et aussi de symboliser la conscience de l’Europe des
107
Ibid. p 20.
29
conservateurs,108 » mais cela ne fera que retarder le destin, l’Autriche n’ayant pas les moyens
de la politique qu’il sera entraîné à mener109.
ii.
L’Angleterre.
Le cas de l’Angleterre durant les guerres napoléoniennes est un cas à part. Farouche
adversaire de Napoléon Ier, celle-ci n’a jamais connu de défaites terrestres face à lui ni
souffert sur son propre sol. En raison de la supériorité écrasante de la Royal Navy sur les mers
(notamment après la bataille de Trafalgar en 1805) et de son jeu d’alliances elle a réussi à
empêcher l’armée française de débarquer sur ses côtes durant les vingt années de conflit qui
ont opposé les deux puissances.
Néanmoins, la puissance de l’Empire français sur le continent, l’Angleterre la voit comme une
menace à l’encontre de son indépendance. L’hégémonie d’une puissance sur le continent
présente un danger pour son économie, basée sur le commerce maritime. L’équilibre des
forces, si elle ne s’en rend que peu à peu compte grâce à la compréhension de ses hommes
d’État, est donc nécessaire à l’Angleterre, il est garant de son indépendance.
L’indépendance des Etats est le principe universel que défend l’Angleterre, car il est celui qui
lui importe. La politique étrangère de cette monarchie constitutionnelle ne repose donc pas sur
les mêmes principes que les monarchies absolues du continent qui affrontent l’universalisme
napoléonien. Elle est basée sur une conception défensive et de non ingérence dans les affaires
des autres : l’Angleterre, n’ayant aucun intérêt territorial sur le continent, s’impose comme le
balancier de l’Europe et de l’équilibre des forces et n’intervient que si celui-ci est menacé. Si
elle n’y décèle pas de danger, elle sera partisane de la modération et de la conciliation, sans
être libérale110.
L’Angleterre est une puissance conservatrice, dont la politique dépend d’un parlement
élu et de l’opinion publique. Elle n’est en aucun cas aventurière et expansionniste et la seule
chose sur laquelle elle ne cède rien ce sont ses droits maritimes. Cela en fait une puissance
convaincue de son invulnérabilité, protégée comme elle l’est par la Manche et les navires de
108
Ibid. p 268.
Ibid. p 219-220.
110
Ibid. p 52.
109
30
ligne de sa flotte. En 1814, elle n’a qu’un objectif : l’abaissement de la puissance française,
qu’elle voit comme la seule menace à son indépendance. La vision des bouleversements
continentaux lui forge une haine farouche de Napoléon111. Son opinion publique désire avant
tout qu’on punisse « l’usurpateur » et qu’on affaiblisse la France, qu’on la fasse payer les
deux décennies de guerre que l’Europe a subie. Le parlement britannique se doit de prendre
en compte cette pression populaire.
Cette importance du rôle de l’opinion publique et du Parlement induit une conception
de la politique étrangère particulière. En effet, son ministre se doit de rendre compte de ses
choix au parlement assemblé. Castlereagh, ministre des affaires étrangères en 1812, est ainsi
limité par les bornes que lui posent le Parlement et l’opinion publique et doit rendre compte
de ses décisions et les faire accepter. Cette grande incompréhension de la tradition politique et
populaire britannique à l’encontre de la politique continentale sera déterminante car elle sera
le pivot du jeu diplomatique de Metternich qui en a compris les nuances et va en jouer en
s’appuyant sur Castlereagh, avec qui il partagera l’idée de l’importance de l’équilibre des
forces.
iii.
La Russie.
« En dépit d’une interminable série d’erreurs et l’absence totale de génie guerrier, la
Russie se retrouve victorieuse. Sa victoire est d’une portée incalculable112. » La rudesse de
son climat et l’étendue de ses territoires ont sauvés la Russie de la défaite en 1812. Celle-ci,
menée par son tsar Alexandre Ier, homme à la personnalité imprévisible, avance donc ses
armées vers l’Ouest. Si le but est de profiter de la faiblesse de Napoléon suite à la destruction
de son armée, la Russie d’Alexandre est néanmoins décidée à profiter de la défaite de la
France pour s’imposer en Europe. La volonté expansionniste d’Alexandre est certaine.
Instables, dangereux, les hommes d’État russes peuvent être facilement exploités par une
diplomatie habile, nous explique Kissinger. Néanmoins leur appétit de conquête n’est pas à
sous-estimer, le souvenir des conquêtes de Pierre le Grand et son héritage toujours présents à
l’esprit d’Alexandre et de ses généraux.
De leur défaite conjointe à l’Autriche à Austerlitz en 1805 et jusqu’à 1812, les Russes
ont montré une imprévisibilité dans leurs actes ainsi qu’une arrogance certaine. Le soutien
111
112
Ibid. p 142.
Ibid. p 65.
31
apporté dans ses alliances avec l’Autriche puis la Prusse ont laissé ces deux Etats seuls face à
un Napoléon victorieux en 1805 et 1806. Ses armées défaites à Eylau puis à Friedland,
Alexandre rencontre Napoléon à Tilsit en 1807 et entreprend de se partager le monde avec lui.
De plus, ils peuvent se réfugier dans un isolement arrogant au moindre revers 113. Metternich
craint cette attitude instable lorsqu’il négocie l’entrée de l’Autriche dans la coalition.
L’enjeu réel pour la Russie au lendemain des guerres napoléoniennes est donc de
taille : la défaite d’un empire laisse la place à un autre, la suprématie de l’Occident peut
laisser place à la suprématie de l’Orient. C’est en Pologne et dans les Balkans slaves que la
Russie cherchera à augmenter son influence et à ajouter de nouveaux territoires sous l’autorité
du tsar.
iv.
La Prusse.
La Prusse semble bien faible dans l’œuvre de Kissinger. Affaiblie depuis sa double
défaite à Iéna et Auerstaedt, réduite au rang de puissance de second ordre depuis Tilsit et sa
défaite de 1806114, la Prusse n’aspire qu’à retrouver le rang qui était le sien avant cette date.
La défaite de Napoléon la met face à un dilemme. En 1812, elle est l’alliée de la France,
alliance qui lui a été imposée en 1806 lors de sa défaite. Elle sert également de base de
ravitaillement à la Grande Armée durant sa campagne et lui a fourni un corps auxiliaire aux
ordres d’officiers français. Cependant, la retraite de la grande Armée la laisse à la merci de
l’armée russe qui s’avance ; la menace est réelle. La Russie menace d’annexer la Prusse
orientale en cas de victoire si la Prusse ne se range pas à ses côtés. Le Traité de Kalisz le 8
février 1813 scelle l’alliance des deux Etats, dont les armées s’avancent désormais de concert
vers l’Ouest. La Prusse voit dans la défaite de la France l’opportunité qu’elle attendait.
L’affaiblissement de la France devient donc son objectif prioritaire. Elle exige ainsi son
démembrement pour lui faire payer la guerre115.
Lorsque le sort français sera réglé, elle verra son intérêt dans le règlement du sort de certains
Etats d’Allemagne, notamment la Saxe. Les mouvements révolutionnaires qui se déclenchent
peu à peu au court des années suivant le congrès de Vienne lui donnent ainsi l’opportunité de
tenter des actions pour augmenter son influence et mettre certains Etats sous sa coupe.
113
Ibid. p 78.
Ibid. p 38.
115
Ibid. p 228.
114
32
Sa réussite n’en sera pas moins très limitée, notamment par l’action de Metternich, et la
Prusse ne redeviendra une puissance de premier ordre que sous Bismarck, un demi-siècle plus
tard.
Section III : Les hommes d’État : Castlereagh, Alexandre Ier, Talleyrand.
i.
Castlereagh.
Lord Castlereagh devient ministre au Foreign Office en 1812. « Massif, pondéreux,
pragmatique », il s’exprime de manière empêtrée. Il est très terre à terre et direct. C’est en
outre une personnalité solitaire 116 . Ce n’est pas un être flamboyant ni un homme d’État
remarqué. Ministre de la guerre sous le gouvernement Pitt, jusqu’en 1807, il fonde sa
politique étrangère sur le plan de celui-ci visant au règlement du conflit napoléonien, fondé
sur l’équilibre des forces. Lorsqu’il devient ministre, sa conception des affaires étrangères est
celle traditionnellement acquise par la majorité des britanniques et que nous avons développée
plus haut. Sa rencontre avec Metternich et ses voyages sur le continent dans le cadre de ses
fonctions réussiront peu à peu à lui forger une opinion différente du rôle de l’Angleterre dans
l’ordre international, qu’il cherchera en vain à imposer à son Parlement et à son opinion
publique.
Kissinger le décrit comme à son meilleur avantage lorsque les objectifs sont bien
définis, qu’une coalition doit rester soudée, un règlement négocié, une querelle apaisée. Il n’a
au premier abord rien de l’aspect visionnaire de l’homme d’État tant apprécié de l’auteur de
Le chemin de la paix. Au contraire, en 1813, il a une conception des relations internationales
où les apparences sont la seule réalité117. Il mène une politique directe, voire complètement
dénuée de finesse diplomatique, issue de la situation insulaire de l’Angleterre et de la guerre à
outrance qu’elle a lancée contre Napoléon et a tendance à se méfier des autres hommes d’État,
comme Metternich, qui se complaisent dans les atermoiements et la manipulation
psychologique de l’adversaire. Son arrivée sur le continent en 1813 poussera peu à peu
Castlereagh a prendre conscience des enjeux du continent et de la conception particulière des
relations internationales qui en découle.
116
117
Ibid. p 49.
Ibid. p 57.
33
« Un des principes cardinaux de la politique de Castlereagh : la cohésion de l’alliance
l’emporte sur tout sauf sur les intérêts vitaux de l’Angleterre, ou plus exactement, la coalition
de l’Europe représente par elle-même l’un de ceux-ci118. » Très vite, Castlereagh modifie son
opinion concernant l’équilibre des forces et le nouvel ordre européen. Il voit où est l’intérêt de
l’Angleterre et sait que sa sécurité est liée à la sécurité du continent. Il s’impose dès lors
comme principal avocat de la modération dans le règlement du sort de la France, malgré les
appels divergents de son opinion publique et de son gouvernement119 et se lie d’amitié avec
Metternich dont il comprend la position particulière.
Il recherche une Europe « où aucune hégémonie de puisse s’affirmer120 » mais sa conception
de l’équilibre se transformera peu à peu. À la suite du congrès de Vienne et face aux
évènements, il rejette « son concept d’équilibre mécanique pour celui plus nuancé, d’équilibre
historique maintenu par des rapports mutuels de confiance » et se retrouve « condamné à se
couper de plus en plus de l’opinion publique121 ». Il sera peu à peu amené à dépasser ses
instructions et à s’attirer les hostilités du cabinet britannique de Lord Liverpool, celles-ci
exprimant l’incapacité d’une puissance insulaire à concevoir sa politique étrangère autrement
qu’en termes défensifs 122 . Il doit ainsi toujours louvoyer pour être en accord avec cette
opinion publique qui dicte ses passions au Parlement ; de ce fait, Kissinger décrit sa posture
comme « difficile, et même tragique123 ». La tradition et l’expérience de la Grande-Bretagne
l’empêchent de comprendre son ministre des affaires étrangères, quel que soit son mérite à se
projeter dans l’avenir. Mais « l’instant exact d’une mesure politique, […] ne saurait dépendre
d’instructions reçues ou non 124 » et Castlereagh s’impose comme un homme d’État
responsable et plus conscient des enjeux qu’une opinion publique lointaine et refermée sur
elle-même sur son île, convaincue de son invulnérabilité. Il défend les intérêts de l’Angleterre
tels qu’il les conçoit au lendemain d’une période révolutionnaire et ne suit pas une ligne
politique simplement parce qu’elle est traditionnelle à son État et son gouvernement : « les
doctrines des gouvernements doivent s’effacer devant la tranquillité des relations
internationales. »
118
Ibid. p 143.
Ibid. p 180.
120
Ibid. p 189.
121
Ibid. p 219.
122
Ibid. p 281.
123
Ibid. p 278.
124
Ibid. p 213-214.
119
34
Le système de conférences et de congrès pour régler les contentieux entre Etats, durant
la période 1815-1822, est issu de sa volonté. En effet, il est convaincu que réunir une
conférence constitue un symbole de bonne foi et que la bonne foi est la motivation suffisante
à assurer la concorde de l’Europe125. Il devient de facto l’arbitre de l’alliance et le ciment de
la coalition contre Napoléon avant 1815. À cette date, il continue de prôner les réunions
diplomatiques et conférences en cas de crises graves, comme les troubles sociaux d’Italie, des
Balkans ou de Grèce. Au sein de ces conférences, s’il est lié par la doctrine de non-ingérence
britannique, il réussit malgré tout à imposer ses vues de l’équilibre européen, agissant souvent
de concert avec Metternich, les puissances conservatrices luttant contre les velléités
expansionnistes des autres puissances.
Néanmoins, ce système le décevra de plus en plus, lorsqu’il réalisera que ces conférences sont
plus le théâtre de luttes d’influence que d’une manifestation de l’harmonie et de la concorde
qu’il voulait mettre en place. Il confond ainsi stabilité et conscience de réconciliation126.
Le jeu diplomatique qui se met en place entre Castlereagh et Metternich est
extrêmement subtil. La plupart du temps, leur objectif est le même bien qu’il ne repose pas
sur les mêmes attentes ni sur la même conception des relations internationales. Par exemple,
barrer la route à l’ennemi consiste pour Castlereagh à réunir des forces supérieures.
Metternich quant à lui créera le cadre moral qui rendra toute agression inconcevable de la part
de l’ennemi127. Il est en effet typique de Castlereagh de vouloir ne pas mélanger problèmes
pratiques et débats théoriques alors que Metternich associe les deux128. Sa non-ingérence sert
ainsi souvent de couverture à Metternich qui l’utilise pour renforcer la position relative de
l’Autriche notamment face à la Russie129, ainsi en Allemagne où elle lutte contre les troubles
sociaux. N’ayant aucune position continentale à défendre, Castlereagh devient le champion de
l’équilibre130.
La plus grande difficulté du grand homme d’État qu’est Castlereagh résidera ainsi
dans l’impossibilité pour ses compatriotes de comprendre la politique européenne et de la
soutenir. Son action, menée pour servir les intérêts de l’Angleterre, montrera peu à peu une
vision plus élaborée de l’équilibre européen et de ses enjeux qu’il n’en montrait lors de son
125
Ibid. p 275.
Ibid. p 393.
127
Ibid. p 335.
128
Ibid. p 369.
129
Ibid. p 277.
130
Ibid. p 198.
126
35
arrivée sur le continent à la fin de l’année 1813. Il s’adaptera aux cadres moraux que la
politique autrichienne aura posées et sera le principal soutien de la politique de Metternich.
Cependant, face à ses difficultés et l’incompréhension de sa propre nation, il se suicidera en
1822.
ii.
Alexandre Ier.
Alexandre Ier, tsar de Russie, est l’homme que Metternich s’évertuera à contrôler au
long des années jusqu’à sa mort en 1825. Kissinger décrit le tsar comme instable, en proie aux
passions plus qu’à une froideur réaliste d’homme d’État. D’abord de philosophie libérale et se
démarquant en cela de ses prédécesseurs, Alexandre est très vite pris de passion mystique et
se met dans une optique de défense de la chrétienté. Sa ferveur libérale puis sa ferveur
mystique font de lui à la fois quelqu’un de manipulable en jouant sur les concepts et les
valeurs, comme le fait si bien Metternich, mais également quelqu’un d’imprévisible et de
révolutionnaire, d’instable avec une tendance à l’exaltation131. Kissinger le compare ainsi à
Napoléon, distinguant le conquérant du prophète. Alexandre Ier, prophète de la chrétienté,
apporte la paix par la béatitude132. Si Castlereagh et Metternich veulent établir une société qui
intègre toutes les nuances, Alexandre veut la perfection immédiate133 et, chef d’une grande
puissance, il a toutes les ressources pour imposer ses vues. « Tant que vivra Alexandre, la
politique de Metternich sera conçue en fonction d’une Russie instable et qui veut se mêler de
tout134 ».
La cour des tsars est la plus dangereuse de son époque, les alliances se font et se défont, les
trahisons sont nombreuses. Alexandre lui-même est hanté par le souvenir du meurtre de son
père le tsar Paul Ier dont il se sent en partie responsable. Son pouvoir est arbitraire et sa
manière de gouverner différente de celle de ses alliés, notamment anglais. Au fond, il est une
sorte de Napoléon de l’Est, à la tête d’une puissance volontiers expansionniste que les autres
nations doivent s’évertuer à contrôler. Il est l’héritier des idées de Pierre le Grand et la défaite
de Napoléon lui donne l’opportunité de réaliser les rêves d’une grande Russie tournée vers
l’Ouest et qui commence par l’annexion de la Pologne.
131
Ibid. p 78.
Ibid. p 391.
133
Ibid. p 237.
134
Ibid. p 275.
132
36
En 1812, c’est son refus de la négociation avec Napoléon qui a conduit celui-ci à faire fi de
toute prudence et à s’enfoncer loin vers l’Est. Alexandre a vu Moscou brûler et aurait
volontiers sacrifié Saint-Pétersbourg pour voir son ennemi défait. L’usage de la diplomatie est
tout aussi dangereux avec lui qu’avec Napoléon. Mais soucieux de son image, tout d’abord de
libéral et donc pour la paix sociale, puis de prophète, défenseurs des valeurs chrétiennes que
Metternich ajoute au règlement des traités à sa demande135, il se plie volontiers aux conseils et
idées de l’autrichien, malgré l’opposition de son ministre des Affaires étrangères Capo
d’Istria. Castlereagh, considéré comme le champion de l’équilibre européen, aura également
fort à faire avec la personnalité instable d’Alexandre. Il entrera de nombreuses fois dans
l’arène afin de voir jusqu’où ira le tsar, cherchant avec l’aide de Metternich à l’isoler
diplomatiquement136.
iii.
Talleyrand.
Le rôle de Talleyrand à Vienne n’est qu’évoqué par Kissinger, mais il révèle les
qualités de l’homme d’État. Nous ne ferons que l’évoquer brièvement, pour que le lecteur ait
une idée du rôle de la France dans son propre rétablissement et du diplomate qui a réussi à la
réintégrer au concert européen.
Le 6 avril 1814, le Sénat adopte une Constitution mettant Louis XVIII sur le trône de France.
Pour Talleyrand, c’est l’occasion de se mettre au service du nouveau maître de la France et
être réintégré, après avoir servi tous les différents gouvernements de la France depuis la
Révolution.
C’est au congrès de Vienne qu’il montrera l’ampleur de ses talents. Il s’y rend
déterminé à dissoudre la coalition anti-française en retournant contre elle son principe
légitimant137 et mis en place par Metternich. Une conception commune des valeurs d’équilibre
rapproche d’ailleurs ces deux hommes face à Alexandre et Hardenberg, représentant de la
Prusse. Ils présentent la « même désinvolture, la même subtilité et un esprit […] caustique.
Tous deux produits du XVIIIème siècle, grands seigneurs mêlés à une querelle qu’ils ne
peuvent que trouver grossière, voire crapuleuse138. » « Tous deux identifient la tranquillité du
monde avec la mesure et l’harmonie des proportions. »
135
L’alliance contre Napoléon durant les Cent Jours sera ainsi nommée la « Sainte Alliance ».
Ibid. p 158.
137
Ibid. p 194.
138
Ibid. p 175.
136
37
L’atout majeur de Talleyrand lors du congrès de Vienne, c’est sa « dextérité manœuvrière, le
talent qu’il possède de jouer avec les principes des autres, son génie à élaborer la formule qui
permettra d’atteindre au but convenu 139 . » Il réussit à assembler autour de la France les
puissances mineures comme l’Espagne où certains royaumes allemands, et réussit à imposer
en partie ses vues aux grands vainqueurs. Pour Kissinger, il n’en devient pas moins un pion
sur l’échiquier de Metternich, qui se sert des besoins de Talleyrand d’être reconnu dans son
propre pays, par exemple pour contrer les revendications prussiennes concernant la Saxe.
Chapitre V : Metternich, le continental.
Metternich. Ce nom, nous l’avons déjà rencontré plusieurs fois tout au long de notre
développement. Sujet principal de notre propos, c’est lui qui retient le plus l’attention de
Kissinger dans son œuvre, c’est lui qui s’impose comme le fondateur du nouvel ordre
européen, aidé en cela par Castlereagh, et c’est lui dont on prête à Kissinger l’origine de sa
pensée politique et des actes qui en ont découlé lorsqu’il était à la tête de la diplomatie des
Etats-Unis.
Si nous avons déjà évoqué certains traits de caractère de ce personnage haut en
couleurs, ministre de l’Empire d’Autriche, plus tard considéré comme le « Premier Ministre
de l’Europe140 », c’est dans ce chapitre que nous montrerons ses conceptions philosophiques
et politiques, ses qualités et ses défauts et surtout sa maîtrise de l’art de la diplomatie.
Section I : Un aristocrate du XVIIIème siècle.
L’Autriche, en 1812, est un État issu du XVIIIème siècle et dont les structures se
voient remises en cause par l’esprit révolutionnaire et son intégrité territoriale menacée. Le
prince Klemens Von Metternich, ambassadeur d’Autriche en France de 1806 à 1809, puis
ministre des Affaires étrangères et chancelier, est le digne représentant de cet État et celui qui
lui permettra de survivre pour encore un siècle.
Sa philosophie découle de celle des Lumières : c’est un partisan de la mesure, du règne de la
loi comme lien social légitime et de cet équilibre légitime dont nous avons tant parlé. Son
acception de l’esprit révolutionnaire est particulière : selon lui, les truismes révolutionnaires
139
140
Ibid. p 176.
Ibid. p 24.
38
ne sont pas pervers mais ne cadrent pas avec les lois naturelles. Il juge le monde que ses
adversaires cherchent à modeler voué à l’échec et avant tout incompatible avec les structures
de l’Empire d’Autriche et lutte ainsi contre cette volonté révolutionnaire en usant de tous les
stratagèmes dont il a la clef.
Citons quelques traits de cet homme tels que nous les retrouvons dans Le chemin de la
paix et issus des descriptions de ses contemporains:
« Il mélange diplomatie et intrigue » dira de lui Napoléon ; « Imbu d’une haute
opinion de ses talents […] il adore la finasserie en politique ; en fait, il la croit essentielle.
N’ayant pas assez d’énergie pour mobiliser les ressources de son pays […] il tente de
substituer la ruse à la force et à la volonté. » écrira Hardenberg, le représentant de la Prusse à
Vienne ; « Ce n’était pas […] un homme animé par de grandes passions, ou porté à prendre
des décisions audacieuses ; pas un génie, mais un être supérieurement doué. Détaché,
imperturbable, le calculateur par excellence. » ajoutera Friedrich von Gentz, un de ses
proches collaborateurs141.
Kissinger, lui, résume l’importance du rôle de Metternich ainsi :
« Cette autosatisfaction et ce conservatisme rigide de Metternich ont provoqué une
réaction qui dure depuis plus d’un siècle, et celle-ci vise à nier la réalité de son œuvre. Un
homme qui a fini par être la figure centrale de chaque coalition qu’il joint, à qui deux
monarques étrangers accordent une plus grande confiance qu’ils ne le font à leurs propres
ministres, qui, trois ans durant, est en fait le Premier ministre de l’Europe, un tel homme ne
peut peser d’un poids négligeable dans la balance de l’Histoire142 ».
Cet homme, qui n’a que dédain pour « l’homme nouveau », sera ainsi porté à diriger,
par son art de la négociation et de la manipulation, la coalition contre Napoléon, le règlement
du congrès de Vienne, puis le règlement des troubles révolutionnaires émergeants durant les
années 1815 à 1822. Son style, issu du XVIIIème siècle, le porte plus volontiers à réarranger
des facteurs considérés comme tangibles qu’à vouloir imposer sa volonté à tout prix. C’est
ainsi qu’il considère que la révolution ne doit pas être luttée par une contre-révolution, mais
par l’affirmation des principes structuraux du XVIIIème siècle, de la légitimité de la loi, de la
141
142
Ibid. p 24.
Ibid. p 24.
39
raison comme principe universel et de la réforme comme naissant de l’ordre et non de l’esprit
d’un individu comme Napoléon.
Si on en vient à parler de « système Metternich » considérant l’ordre qu’il met en
place à l’aube du XIXème siècle, « il prétend sans cesse représenter des principes éternels,
non un système143 ». Toute sa politique, issue d’une forme de realpolitik, il la subordonne luimême aux lois de l’univers, les seules légitimes, celles qui étaient en place avant la
Révolution. Il n’attribue ainsi pas ses succès au fruit de son talent diplomatique, mais à celui
de la supériorité morale de ses maximes. Il ne juge pas une action par son succès, mais par sa
« vérité144 ».
Ces valeurs du XVIIIème siècle dont il est porteur, Metternich s’emploiera à les imposer aux
autres Etats européens dans la construction de l’équilibre. C’est sur lui que reposent les
principes moraux qui servent à légitimer l’équilibre des forces, c’est lui, représentant du siècle
des Lumières, qui subordonne ordre et liberté145.
Mais ses succès politiques sont facilités, nous dit Kissinger, par deux facteurs :
« Primo, le concept d’Europe unie n’est pas de son invention, il représente une conviction
commune à tous les hommes d’État ses contemporains ; secundo, Metternich est le dernier
diplomate qui se rattache à la grande tradition du XVIIIème siècle. Son appréhension de la
chose politique est toute « scientifique ». » 146 Ainsi les principes qu’il porte, il doit les
imposer à des hommes d’État qui en sont plus ou moins familiers mais qui en sont détournés
par une instabilité propre (c’est le cas d’Alexandre Ier en Russie), par le désir de retrouver une
puissance perdue (il en est ainsi de la Prusse) ou par l’incompréhension de la politique
continentale (pour le cas de la Grande-Bretagne). Son appréhension « scientifique » de la
chose politique sera son atout maître dans les négociations. C’est en cela qu’il se révèle le vrai
maître de la diplomatie de ce début de XIXème siècle.
143
Ibid. p 248.
Ibid. p 248.
145
Ibid. p 251.
146
Ibid. p 394.
144
40
Section II : Un maître de la diplomatie : la recherche de la souplesse maximum.
Conscient de la position dangereuse dans laquelle se trouve l’Autriche, Metternich
s’évertuera à conserver le maximum d’avantages relatifs face à ses adversaires dans la
négociation et montrera une vraie maîtrise realpoliticienne de l’art de la diplomatie tel que le
conçoit Kissinger : « en diplomatie, le succès ne repose pas sur des relations formelles, mais
sur la liberté d’action147 ».
La diplomatie de Metternich sera donc tournée vers la recherche de la souplesse
maximum.
La situation de l’Autriche en 1812 sera sa première joute pour conserver sa liberté d’action.
Alliée à la France, notamment par le sang depuis le mariage de Marie-Louise d’Autriche, fille
de l’Empereur François Ier, à Napoléon Ier en 1810, l’Autriche n’en est pas moins déterminée
à profiter de la débâcle de l’armée française pour s’imposer et fonder l’ordre international
nécessaire à sa propre survie. Metternich s’emploie dès lors à reformer l’armée autrichienne et
à décider de son positionnement géographique avec l’accord de Napoléon lui-même, tout en
ouvrant des négociations avec la Russie et la Prusse pour établir les bases d’une future
alliance. Tout en menant une politique de « collaboration » avec le souverain français, il
prétend « jouer les dupes sans l’être » pour ne pas s’aliéner les alliés. Son but est de maintenir
ouvertes toutes les options, de conserver la plus grande liberté d’action et de ne jamais
prendre d’engagement qui risquerait d’aliéner la confiance de la France et de s’attirer les
foudres de Napoléon 148 . En 1812, son action est donc tournée vers la limitation de ses
engagements pour garder « une supériorité morale » dans les deux camps149.
Ses principes issus du XVIIIème font que sa politique ne présente aucune
contradiction morale pour lui. L’objectif, qu’il considère comme légitime et soumis aux lois
universelles, sera inévitablement atteint en raison de l’expression de ces mêmes lois
universelles, bien qu’il paraisse à certains moments très éloigné. La fin justifie donc les
moyens et toutes les actions sont bonnes, même les plus contradictoires. Il va certaines fois
jusqu’à enfreindre lui-même le principe de légitimé qu’il bâtit, en jouant sur les nuances de
langage et d’action, propre de la diplomatie.
147
Ibid. p 338.
Ibid. p 36.
149
Ibid. p 39.
148
41
Sa politique repose sur son talent à éviter toute crise majeure, une qualité importante du
diplomate ; il évite ainsi de se compromettre sans équivoque et joue sur l’illusion de l’intimité
avec chaque puissance150. En 1812, cette politique va peu à peu porter ses fruits, et d’allié de
l’Empereur de France, Metternich se retrouvera comme figure centrale de la coalition antifrançaise, imposant ses valeurs à ses adversaires politiques. Conscient de la menace qui
planerait sur l’Europe si la Russie avait le champ libre après la disparition de la puissance
napoléonienne, Metternich ne cherchera pas la défaite totale de Napoléon tout de suite. Il
cherche à lui faire reconnaître son impuissance sans qu’elle ne paraisse trop flagrante aux
yeux des Russes. La victoire, pour Metternich, ne doit pas être totale et doit rester sur des
exigences modérées et la défense de l’équilibre européen. Que Napoléon accepte la paix et
renonce à ses conquêtes et l’ordre européen sera rétabli, la France servant de contrepoids à la
puissance Russe à l’Est et inversement. Pour ébranler Napoléon à l’intérieur de ses propres
frontières il proposera ainsi une offre de paix aux conditions modérées à la France tout en
cherchant à négocier la retenue de ses alliés.
La France de Napoléon étant révolutionnaire et donc impossible à plier aux exigences
modérées du conservatisme, c’est vers l’Angleterre que Metternich se tournera pour garder sa
« souplesse tactique ».
Le « système Metternich 151 » est issu de cette conception de la souplesse tactique.
Metternich, grâce à la « toile » qu’il tisse par la diplomatie, partage les risques entre le plus
d’alliés possibles, et s’affirme comme le maillon indispensable de la chaîne en incarnant une
légitimité reconnue par chaque camp. Ainsi Castlereagh est sensible à l’équilibre politique
prôné par l’autrichien, Alexandre par l’équilibre social152. Kissinger nous décrit pas à pas les
différentes tactiques de Metternich, conscient de l’imbrication des différents facteurs
européens et des enjeux des différentes politiques, pour reposer chacune de ses politiques sur
un allié différent, la plupart du temps Castlereagh avec qui il partage les valeurs
conservatrices et qui considère la paralysie des puissances révolutionnaires, la Prusse et la
Russie et leurs valeurs expansionnistes153, comme une menace pour l’équilibre européen.
La coopération entre les deux hommes sera très forte et en définitive la souplesse
tactique de Metternich, nous dit Kissinger, reposera principalement sur la présence de
Castlereagh. Cette coopération est induite par les intérêts qu’ils partagent. Seules les voies
150
Ibid. p 350.
Ibid. p 34.
152
Ibid. p 371.
153
Ibid. p 292.
151
42
qu’ils prennent, en raison de leur contexte national différent, les séparent. Ainsi, Castlereagh
dispose d’un avocat prêt à défendre la politique de l’Angleterre et ses intérêts (notamment le
contrôle des principaux détroits en Méditerranée, Gibraltar, les Dardanelles et le Bosphore,
ainsi que la question des droits maritimes), Metternich possède en Castlereagh l’option qui lui
est nécessaire s’il veut éviter de s’enfermer dans une politique rigide. Si par hasard
Castlereagh considère que les moyens utilisés par Metternich pour parvenir à ses fins sont
trop tortueux, il n’en demeure pas moins un soutien de confiance.
Lorsque Castlereagh disparaît en 1822, Metternich ne peut désormais contrer la menace russe
qu’en se reposant sur la légitimité comme impératif suprême154 et en rigidifiant l’équilibre
européen et les relations qui le composent.
Totalement impuissant en matière de politique intérieure, face à une bureaucratie
sclérosée et un Empereur soucieux de se maintenir en refusant le progrès, Metternich n’a
d’autre choix que de tenter de dominer l’Europe central à l’aide des seules armes de la
diplomatie155. Appréciée dans le contexte particulier de l’Autriche à l’époque, la politique de
Metternich est « la quintessence de la diplomatie 156 ». Kissinger décrit son génie non pas
comme celui d’un créateur, mais celui d’un manipulateur 157. C’est sa capacité à cerner la
psychologie de ses adversaires et à user des nuances qui lui permettra de tisser sa toile.
Section III : Un maître de la diplomatie : le jeu psychologique.
« Détaché, imperturbable, le calculateur par excellence » nous dit Gentz de
Metternich158. « Chaque fois, Metternich a parié sur la réalité des facteurs psychologiques, et
il a gagné son pari chaque fois159 » nous dit Kissinger.
Homme froid, s’opposant en cela aux vagues d’enthousiasme patriotique qui agitent l’Europe,
Metternich use de la manipulation pour devenir le point central des coalitions et des alliances,
154
Ibid. p 388.
Ibid. p 291.
156
Ibid. p 350.
157
Ibid. p 397.
158
Ibid. p 25.
159
Ibid. p 335.
155
43
ce qui lui permet d’influencer et de manipuler ses adversaires politiques tout en ne se
compromettant pas.
Kissinger nous dit de lui qu’il fait preuve d’une grande dextérité « pour aider un tout petit peu
à faire pencher la balance ». Il présente ce talent de se servir des facteurs présents et à les
combiner selon un « ordre harmonieux et à s’adapter aux circonstances comme par l’effet du
hasard160 ». Pour Metternich, l’enthousiasme est dangereux, il prive en effet le négociateur de
sa prétention à choisir librement. Les négociations pour la mise en place de l’Alliance antifrançaise rendent compte du jeu de Metternich sur ce terrain, opposant sa froideur calculatrice
à l’enthousiasme de ses alliés pressés d’en finir avec Napoléon et la menace française. En
définitive, en jouant sur l’attente et ne prenant pas parti, écoutant les propositions des divers
diplomates alliés qui voudraient connaître son avis, il se voit peu à peu offrir ce qu’il
recherche161. Il crée l’illusion dans l’esprit de ses adversaires que l’idée qu’ils proposent est
directement issue de leur esprit à eux. À cela s’ajoute l’analogie avec le judo : Metternich
semble céder en tous points pour ensuite récupérer l’avantage moral à son profit. « À
l’illusion du pouvoir s’oppose le pouvoir de l’illusion162 » dit-il.
L’entrée de l’Autriche dans la coalition anti-française et le règlement des guerres
napoléoniennes sont soumis à la force de l’esprit de Metternich qui s’efforce de contrôler
chaque partie et qui s’avère très doué pour évaluer les diverses personnalités qu’il a face à lui,
tout d’abord Napoléon et son esprit révolutionnaire (qu’il a malgré tout tenté de convaincre,
notamment lors de l’entrevue de Dresde en 1813), puis l’Empereur d’Autriche lui-même qui
ne montrait aucune volonté particulière de risquer un nouvel affrontement avec l’empereur
français.
L’Autriche membre à part entière de la coalition, son but sera de freiner les puissances
expansionnistes. Kissinger relate les différentes rencontres entre Metternich et Alexandre, le
premier s’efforçant de ralentir l’enthousiaste du second en lui décrivant une armée française
encore extrêmement puissante (qui en fait était grandement affaiblie et constituée de jeunes
recrues inexpérimentées bien que courageuses, les « Marie-Louise »). Il se sert de la crainte
de l’ennemi pour freiner l’expansionnisme163. Parallèlement, il impose ses vues aux divers
ambassadeurs anglais qu’il rencontre pour faciliter la négociation en détournant les intérêts
160
Ibid. p 89.
Ibid. p 79-80.
162
Ibid. p 93.
163
Ibid. p 126.
161
44
anglais. Il use à outrance de sa définition de la diplomatie, « l’art de sembler dupe sans
l’être164 ».
Sa stratégie globale consiste à devenir l’élément essentiel des négociations, l’homme
qui a l’oreille des souverains et qui peut leur distiller ses idées petit à petit jusqu’à ce qu’ils
soient convaincus du bien fondé de celles-ci. Un exemple des plus démonstratifs se déroule
lors du congrès de Vienne. Lorsque celui-ci se met en place, il considère que l’avantage moral
n’est pas encore pour lui, il décide d’atermoyer et tombe « malade 165 ». Les maîtres de
l’Europe patientent alors pour recueillir l’avis du ministre autrichien qu’ils tiennent en haute
estime. « Je me barricade derrière le temps et fais de la patience mon arme » dira-t-il166.
Il s’attelle dès lors à de subtiles manœuvres, usant des nuances de langage, se posant
en protecteur des puissances secondaires, pour obtenir l’avantage moral sur les grandes
puissances expansionniste. Il finit ainsi par créer les « conditions raisonnables à la mise en
place d’un esprit compatible avec ses objectifs167 » nous dit Kissinger. De même, « il créé le
contexte psychologique en recourant à des tactiques dilatoires, en se servant de l’impatience
d’un adversaire qui voudrait forcer la décision pour amener celui-ci à se compromettre
irrévocablement168 ».
Constamment préoccupé des ressources de l’Autriche, Metternich n’a d’autre choix
que de se rendre à une négociation disposant déjà de l’assise morale et matérielle la plus large
possible. Le contexte psychologique est plus important pour lui que le triomphe, les moyens
d’atteindre un objectif aussi importants que l’objectif lui-même. User de nuances lui permet
de retourner contre leurs propres créateurs des principes moraux, dans le but de leur lier les
mains. Il en usera ainsi à l’encontre d’Alexandre, en invoquant la Sainte Alliance et ses
valeurs religieuses169 ou emploiera l’intransigeance de Castlereagh pour prouver sa « bonne
volonté et sa modération à lui170 ».
En période de crise, c'est-à-dire pratiquement tout le temps dans la période qui a suivi
le règlement de la guerre et en raison des passions révolutionnaires dans certains pays,
164
Ibid. p 132 cité par Aberdeen, l’ambassadeur anglais.
Ibid. p 199.
166
Ibid. p 199.
167
Ibid. p 203.
168
Ibid. p 214.
169
Ibid. p 295.
170
Ibid. p 313.
165
45
Kissinger nous décrit la diplomatie de Metternich comme passant par deux stades « quasiment
inévitables » : celui-ci feint tout d’abord une hésitation tandis que le contexte moral de
l’action commune est élaboré de manière si imperceptible qu’il paraîtra finalement
l’expression spontanée d’aspirations universelles. Puis survient une mesure symbolique qui
commet les alliés de l’Autriche à une politique d’objectifs limités par le moyen d’une
proclamation171.
Il n’hésite pas à aider sa politique par l’usage de la diplomatie secrète. Ce goût du
secret lui permet de prédéterminer les objectifs d’une négociation et d’asseoir ainsi sa
supériorité morale sur l’adversaire, une négociation où son art de la manipulation fera son
œuvre, exploitant méthodiquement la psychologie de l’adversaire172.
Les techniques de manipulation, sa grande maîtrise de l’art de la diplomatie, ont
permis à Metternich de diriger l’Autriche au milieu de la tourmente révolutionnaire et même
l’Europe. Le drame de cet homme d’Etat est que s’il gagne la partie sur le terrain, il n’arrivera
pas à se faire comprendre. « Si en fin de compte elle ne permet pas à son promoteur
d’atteindre à la stature ultime, ce sera au moins autant à cause des circonstances que par
l’effet d’un manque de créativité173. »
Conclusion Deuxième Partie : Les leçons de l’Histoire : admiration et
influence.
Le chemin de la paix analyse l’action de ces hommes d’Etat pour favoriser la paix au
lendemain de deux décennies de guerre. Henry Kissinger développe magistralement chaque
joute diplomatique, chaque action de l’un ou de l’autre mais principalement de Metternich,
chaque politique mise en place.
Cet ouvrage traduit la volonté de l’historien de comprendre l’action des hommes
d’Etat et de comprendre leurs réussites et leurs échecs. Kissinger l’historien se révèle ainsi
171
Ibid. p 339.
Ibid. p 376.
173
Ibid. p 268.
172
46
dans son ouvrage comme admiratif de Metternich et Castlereagh et de leur parcours, bien
qu’il soit lucide quant à certains de leurs échecs et défauts.
« Ce côté obtus qu’on pourrait reprocher à l’homme d’Etat autrichien s’accompagne
cependant d’une certaine grandeur. Metternich, en effet, ne se fait guère d’illusions sur ce
que réserve l’avenir ; mais il considère de son devoir d’amortir autant que possible les
commotions qui surviendront »174
Et :
« La politique de Metternich, peut-être ne convient-il plus de l’apprécier en fonction
de son échec ultime, mais du sursis qu’elle fait gagner avant la catastrophe inéluctable175 ».
Admirateur de l’homme qui lutte de toute sa capacité intellectuelle et diplomatique
contre l’inéluctable, la chute d’un empire aux structures dépassées et qu’il ne peut
transformer, Kissinger décrit la politique de Metternich « aussi fragile qu’une toile d’araignée,
aussi éphémère qu’un château de cartes176. »
Il analyse froidement ces actions, ne se permet aucun jugement de valeur. Ainsi, concernant la
politique de Metternich :
« Une telle politique de fait-elle pas fi de tout principe moral ? Aux philosophes de se
chamailler sur ce point. Les hommes d’Etat, eux, peuvent l’étudier avec profit177. »
Pour Henry Kissinger, Le chemin de la paix est l’étude qui lui sert à comprendre et
analyser l’action de ces hommes d’Etat dans un contexte qu’il définit comme analogue à celui
de l’écriture. Le face à face dont l’enjeu est à la fois la destruction du monde sous une pluie
de bombes nucléaire et la « victoire » d’un modèle de société viable pour l’humanité créée
dans les années 50 un ordre international rigide, menacé par une puissance révolutionnaire. La
souplesse est alors quasiment nulle, les Etats-Unis porteurs d’une stricte doctrine de
containment, l’équilibre très instable, comme a pu le montrer la crise des missiles de Cuba en
174
Ibid. p 259.
Ibid. p 220.
176
Ibid. p 384.
177
Ibid. p 112.
175
47
1962. Pour Kissinger, l’étude de l’action de ces hommes est ainsi la possibilité de comprendre
le présent par la connaissance du passé.
Pour nous, elle est un instrument pour essayer de mieux comprendre la pensée politique de
Kissinger cachée derrière ses actes politiques à la tête de la diplomatie américaine et de
déterminer si elle a vraiment comme racine l’apprentissage qu’il a fait de la diplomatie
européenne du XIXème siècle et de la pensée de Metternich en particulier.
Citons cette phrase de Metternich, citée par Kissinger, et gardons la en mémoire pour
le reste de notre développement, quand nous étudierons le rapport de Kissinger lui-même avec
son administration :
« Je voulais un gouvernement qui gouverne ; mes collègues, eux, cherchaient à
administrer selon les normes en vigueur…Il s’ensuivait que les mesures ne venaient pas à
mon attention avant d’avoir fait le tour complet des services subalternes. […] La plus grande
erreur de l’empire autrichien…était ce souci du gouvernement de se mêler d’affaires qui
auraient dû être réglées au niveau administratif.178 »
178
Ibid. p 267.
48
Troisième Partie : Kissinger et l’usage de la realpolitik.
Le chemin de la paix, publié en 1957, reflétait le choix opéré par Kissinger d’étudier
cette période précise du règlement des guerres napoléoniennes, de 1812 à 1822, pour que
l’Histoire serve à la compréhension du présent, la situation américaine en pleine Guerre
froide, et permette à l’homme d’État d’y trouver des leçons.
Lors de l’élection de Richard Nixon à la Maison Blanche en novembre 1968, la situation
extérieure des Etats-Unis telle qu’évoquée dans l’introduction d’Le chemin de la paix s’est
empirée. La menace nucléaire est toujours présente. Le pays s’enfonce de plus en plus dans la
guerre du Vietnam, dépassant en 1968 les 500000 hommes sur le terrain. L’horizon politique
est bouché et la marge de manœuvre américaine restreinte. Lorsqu’il appelle Kissinger à être
National Security Adviser, dirigeant du National Security Council, Nixon a dans l’idée que
cet homme l’aidera à relever les défis de l’Amérique. Affrontant la révolution communiste
partout dans le monde, Nixon et Kissinger vont toutefois refuser la rigidité, qui pour eux peut
être dangereuse en cette ère nucléaire, pour rechercher le compromis par la négociation et la
recherche de l’équilibre des forces, de la même manière que Metternich et Castlereagh avaient
cherché à sauver la paix par la construction de l’équilibre en 1815.
Chapitre VI : Les enjeux de la politique étrangère américaine en 1969.
La politique étrangère américaine des années 50, basée sur la doctrine du containment
et la course aux armements a créé un monde bipolaire, le bloc de l’Ouest et le bloc de l’Est
s’observant par-dessus le « Rideau de fer179 ».
Le retrait français de la péninsule indochinoise à la suite des accords de Genève en
1954 a poussé l’administration Eisenhower, partisane de la doctrine de containment, à
engager des moyens de soutien au régime de Saigon, au Sud Vietnam. L’administration
Kennedy a par la suite envoyé des conseillers militaires et l’administration Johnson a engagé
l’armée elle-même à partir de 1965, engageant le pays dans une guerre dont les effets seront
désastreux sur le moral national.
179
Expression que l’on doit à Winston Churchill lors de son fameux discours de Fulton en 1946.
49
La rupture entre l’Union soviétique et la République populaire de Chine,
« officialisée » en 1965 avec le début de la Révolution culturelle en Chine, instaurée par Mao,
créé une rupture dans le bloc communiste. Parallèlement, les processus de décolonisation des
vieilles puissances européennes comme la France et le Royaume-Uni participent à la création
de nouveaux Etats indépendants dont l’importance géopolitique s’affirme dans le conflit EstOuest. Le monde bipolaire s’avance peu à peu vers sa transformation en un monde
multipolaire.
Section I : La Guerre froide et la rigidité du containment.
Le conflit entre les Etats-Unis d’Amérique et l’Union des Républiques Socialistes
Soviétiques introduit de nouvelles variables dans une tradition de relations internationales
millénaire. Ne reposant que sur des batailles périphériques mettant en scène les alliés de l’un
ou de l’autre, comme par exemple en Corée de 1950 à 1953, la Guerre froide introduit dans la
géopolitique mondiale l’armement nucléaire et la course à son développement que se mènent
les deux puissances.
L’opposition entre les deux Etats a reposé sur ces « forces de dissuasion », dont l’utilisation
impliquerait la destruction totale de l’adversaire et le risque d’être soi même détruit par une
riposte. Dès lors, la politique étrangère américaine s’est faite rigide. L’opposition au
communisme se fait selon la théorie du containment180 (ou endiguement en français) : elle
consiste à répondre à chaque menace communiste là où elle se présente, n’importe où dans le
monde. L’implication d’une telle politique, critiquée à la fois par les partisans d’une politique
ferme vis-à-vis de l’URSS comme ceux partisans de l’apaisement, induit que l’on réponde à la
menace communiste là où elle le décide. Cela laisse un temps d’avance au régime soviétique,
sachant où et quand les Etats-Unis prévoiront de répondre et donc ne laisse aucun champ à la
tactique, à la fois sur le terrain militaire comme diplomatique. Les Etats-Unis se devaient ainsi
de développer une doctrine pour un emploi de la force gradué181.
Le milieu des années 50 voit donc les cercles politiques chercher à développer de nouvelles
théories des relations étrangères et de la stratégie militaire permettant de répondre à ce genre
180
Celle-ci fut élaborée par George Kennan, autre grand réaliste de la diplomatie américaine et fut intégrée à la
« doctrine Truman » qui indiquait à chaque Etat menacé du communisme que les Etats-Unis seraient là pour lui
venir en aide.
181
Isaacson W., Kissinger, a biography, New York, Simon & Schuster Paperbacks, 2005, p 86.
50
de challenges, celui du risque de destruction globale comme celui de rigidité tactique. Ils
alliaient la connaissance universitaire à la pratique réelle en politique 182 , attachés pour la
plupart à diverses administrations successives, d’Eisenhower à Johnson. Henry Kissinger fait
partie de ces cercles politiques, dont certains sont formés à Harvard. Il se fait ainsi remarquer
par son essai Nuclear weapons and foreign policy183. Dans cet essai il prône l’intervention
ciblée et réduite de la stratégie américaine pour éviter toute escalade jusqu’au conflit nucléaire
global. La notion de limite est importante pour éviter tout risque de guerre globale comme la
seconde guerre mondiale, qui conduirait à la disparition de l’humanité à l’ère du nucléaire.
L’équilibre de la « terreur », s’il était relativement stable, présentait des dilemmes récurrents
et dangereux qu’il s’agissait de dépasser, pour éviter notamment d’autres « crises des
missiles » comme celle de Cuba en 1962184. Cette crise montra que le containment reposant
sur la force nucléaire stratégique n’offrait pas d’opportunités d’usage de l’art diplomatique
mais seulement des risques importants185.
Ne refusant pas le nucléaire, bien au contraire, qu’il considère avant tout comme une arme
comme les autres devant servir une stratégie politique globale, il propose le développement
d’un arsenal nucléaire tactique, limitant les dégâts et l’escalade, tout en permettant l’usage de
la force et augmentant la souplesse tactique, nécessaire à l’usage de la force comme moyen de
pression dans la négociation diplomatique. L’impossibilité de l’utilisation du nucléaire
stratégique face à des Etats de moindre importance et ne disposant pas de capacités de riposte,
montrait, selon lui, et pour des questions de crédibilités, l’importance de la mise en place d’un
arsenal tactique. Cette approche stratégique, si elle était considérée comme provocante, n’en a
pas moins été influente186.
L’enjeu principal en 1969 était donc pour les Etats-Unis de renoncer à leurs doctrines
habituelles, dans un monde qui ne s’y prêtait plus.
Les divers présidents du XXème siècle, de Théodore Roosevelt jusqu’à Lyndon B. Johnson
n’ont eu recours qu’à deux types extrêmes de politique extérieure : l’interventionnisme et
l’isolationnisme. L’interventionnisme relevait en ces temps de la doctrine de containment,
l’armée étant envoyée en Corée puis au Vietnam pour lutter contre les régimes communistes.
182
Suri J., Kissinger and the American century, Cambridge, Mass., The Belknap Press of Harvard University
Press, 2007, p 139
183
Nuclear weapons and foreign policy, H. Kissinger, Published for the Council on Foreign Relations by Harper,
1957 - 455 pages.
184
Suri J., op. cit., p 139.
185
Ibid. p 150
186
Ibid. p 156
51
L’Amérique se posait comme un défenseur de ses alliés partout dans le monde face à une
menace qu’elle considérait globale pour le monde et la démocratie.
À l’autre extrême, l’isolationnisme ressemble aux politiques autrefois mises en place par les
gouvernements britanniques, protégés des vicissitudes du continent par la Manche et la Royal
Navy, n’intervenant que quand les intérêts du pays étaient clairement menacés. C’est le type
de politique contre lequel Castlereagh lutta lors du règlement de la période napoléonienne et
tel que décrit dans Le chemin de la paix.
Les Etats-Unis étant ce qu’ils étaient au lendemain de la seconde guerre mondiale, il n’était
plus possible pour eux de s’isoler derrière les deux océans qui les bordent, l’Amérique latine
servant de « chasse gardée » depuis le président Monroe. Mais, comme Kissinger l’écrit dans
L’évolution de la doctrine stratégique américaine187, ils doivent surtout se limiter et partager
l’effort avec leurs alliés plutôt que chercher à leur imposer des choix stratégiques.
La Guerre froide, en effet, permet aux Etats-Unis d’amasser plus de ressources et de
pouvoir que n’importe qui depuis longtemps188, plus que l’Empire britannique à sa grande
époque. Ils ont donc les moyens d’une politique étrangère efficace et de l’entretien d’une
armée conséquente et moderne. Leur idéalisme, issu de Woodrow Wilson, les pousse
d’ailleurs encore dans les années 50 et 60 à refuser tout isolationnisme pour ne pas laisser le
monde sous l’emprise du communisme. Stratégiquement parlant, le développement du
nucléaire empêche également tout retrait de la vie politique internationale. Dès à présent, les
océans ne sont plus suffisants pour contrer les menaces, et de même que le Royaume-Uni
n’aurait pas pu faire face à la menace d’un empire continental malgré la protection issue de
son insularité, les Etats-Unis ne peuvent plus se permettre de se retirer d’un équilibre qui les
protège, de la même manière qu’ils n’avaient pas pu rester indéfiniment neutres lors des deux
conflits mondiaux, la victoire de l’Allemagne en Europe menaçant le monde entier.
Kissinger, ainsi que Nixon comme nous le verrons, ont une conscience aigüe en ce
début de 1969 des réalités mondiales et du besoin de sortir de la rigidité. Ni le containment
qui traduit l’interventionnisme armé partout dans le monde, ni l’isolationnisme, qui mettrait
les Etats-Unis face à la perspective d’être menacés par une puissance communiste croissante,
ne font partie des choix qu’ils retiennent. Pour eux, pour ces enjeux et pour l’enjeu vietnamien
que nous allons évoquer maintenant, la politique étrangère doit se faire dans la retenue et la
recherche de l’équilibre.
187
188
Kissinger H., op. cit. 1962.
Suri J., op. cit. p 1.
52
Section II : Le bourbier vietnamien.
1968 a fait prendre conscience qu’une victoire au Vietnam, ou même un règlement
favorable, n’est peut être tout simplement pas à la portée de la plus grande nation du monde
(The Time, le 15 mars 1968).
C’est en 1968 que la guerre du Vietnam prend un tournant. L’offensive du Têt en
janvier de la même année, offensive surprise et massive menée par les troupes communistes
sur l’ensemble du territoire du Sud Vietnam lors d’une trêve, a enfin fait prendre conscience
aux dirigeants américains (quoique relativement comme nous le verrons) que l’ennemi nordvietnamien ne suit des règles qui lui sont propres, tout comme le faisait la France
révolutionnaire 189 . Sa défaite militaire lors de cette offensive est devenue une victoire
diplomatique. Le développement des médias dans les sociétés occidentales a en effet rendu
possible le suivi du conflit par les opinions publiques, entraînant une grave crise morale aux
Etats-Unis : la patrie de la liberté se battait pour une cause qui semblait impossible à gagner et
employant des moyens contraires à ses valeurs.
Le massacre de My Lai en 1967 est représentatif des effets dévastateurs de cette guerre sur
l’opinion publique américaine. En 1967, une compagnie de GI’s massacra de 400 à 500 civils
vietnamiens, principalement des femmes, des enfants et des vieillards, dans le village de My
Lai. Rendu public par les médias, cet évènement a profondément remis en cause l’image de
l’armée américaine, déjà bien entamée par les informations de plus en plus fréquentes sur les
bombardements au napalm ou au défoliant sur les populations civiles. En 1968, les
mouvements pacifiques sont ainsi de plus en plus présents et font pression sur le
gouvernement américain lors de grands rassemblements. La perte de moral au sein de la
population civile est de plus en plus importante, le retour de vétérans traumatisés et
l’accumulation des pertes aidant190.
Cependant, engagée dans ce conflit, l’Amérique n’avait d’autre choix que de le
continuer jusqu’au bout. Même les plus virulents critiques de la guerre estimaient que le
189
Le point de vue de Kissinger concernant l’impossibilité de négocier avec les révolutionnaires et exprimé dans
Le chemin de la paix, nous dit Walter Isaacson, pouvait ainsi s’adapter au modèle vietnamien. Pourtant Kissinger
lui-même fera le choix d’un règlement diplomatique par la négociation. Il reconnaîtra plus tard que ce fut une
erreur de ne pas reconnaître la vraie nature du régime nord-vietnamien. (p 76).
190
Je renvoie le lecteur au chapitre consacré à la guerre du Vietnam par H. Zinn dans son Histoire populaire des
Etats-Unis, Marseille, Agone, pages 531-566.
53
retrait unilatéral de l’armée américaine viendrait saper le moral de la nation dans une période
de Guerre froide dans laquelle elle devait rester unie191. Une défaite pure et simple des EtatsUnis dans cette zone, un abandon net et assumé du gouvernement du Sud-Vietnam, aurait
décrédibilisé le pays et fragilisé l’équilibre mondial en faveur du bloc communiste. La défaite
psychologique qui en ressortirait serait encore plus grave qu’une défaite militaire (par ailleurs
virtuellement impossible au vu de l’écrasante supériorité matérielle et technologique
américaine).
Pour Kissinger, il était donc essentiel de trouver un moyen terme entre démission et
surengagement192. Lors de la campagne présidentielle pour 1968, Nixon lui-même se posait
comme le président qui pourrait obtenir une paix honorable pour les Etats-Unis et qui
lancerait le rapatriement des troupes engagées en Asie du Sud Est. Il était donc essentiel de
réussir à engager des négociations avec les Nord Vietnamiens pour trouver un règlement
« honorable » du conflit, la paix du monde en dépendait193.
Fin 1968, cependant, les négociations avaient déjà débuté. Kissinger lui-même en était l’un
des premiers maîtres d’œuvre à titre officieux, mettant en place ses premiers contacts avec le
gouvernement de Hanoi via certains de ses amis français. Cette initiative, nom de code
Pennsylvania, visait à achever la guerre en 1967 et avait abouti à des négociations à Paris via
son entremise194. Cependant, la perte de moral de l’administration Johnson à la fin de son
mandat la conduisant à trop de concessions sur le terrain aux Nord Vietnamiens et au ViêtCong, comme l’arrêt des bombardements à la veille des élections, donnait clairement
l’avantage diplomatique à Hanoi. Comme Metternich l’avait appris à Kissinger, le facteur
psychologique est essentiel dans une négociation.
L’arrivée au pouvoir de Nixon en 1968 place Kissinger aux commandes de la politique
étrangère américaine et avec l’objectif fondamental d’achever la guerre du Vietnam
honorablement. Dans le numéro de Foreign Affairs de Janvier 1969, Kissinger écrivit :
« Nous avons perdu de vue l’une des maximes cardinales de la guerre de guérilla : la guérilla
gagne si elle ne perd pas. L’armée conventionnelle perd si elle ne vainc pas. » L’issue
militaire du conflit est pour lui inéluctable : l’enchaînement de victoires militaires sur le
terrain, le bombardement massif du Nord Vietnam et la destruction systématique des voies de
ravitaillement de l’ennemi ne donnera pas la victoire à l’armée américaine. Elle affronte un
191
Suri J., op. cit., p 212.
Kissinger H., op. cit. 1996, p 638.
193
Suri J., op. cit., p 188
194
Isaacson, op. cit. p 121.
192
54
peuple révolutionnaire qui souhaite son indépendance et choisir son régime, tout comme les
monarchies européennes affrontaient la Révolution française et ses armées de citoyens
conscrits. L’armée américaine, trop loin de ses bases, sans aucun but politique soutenant
l’effort de guerre, ne peut que perdre cette guerre à terme sur le champ de la politique.
La politique que la nouvelle administration mis en place et menée par Nixon et
Kissinger rejoint leurs conceptions de realpolitik et d’équilibre des forces. Après avoir posé
les différentes options possible sur le papier, au nombre de sept et allant des extrêmes de
bombardement massif au retrait unilatéral195, les deux hommes font le choix de pousser le
Nord Vietnam à négocier en lui maintenant une pression constante par la force, notamment
via l’augmentation massive des bombardements et le minage des ports, tout en retirant
progressivement les troupes au sol, pour laisser place à l’armée Sud Vietnamienne formée par
leurs conseillers. En juin 1969 commencera ainsi la « vietnamisation » du conflit et le retrait
rapide des contingents américains au sol.
Section III : L’avènement d’un monde multipolaire et la nécessité de créer les structures
nécessaires à l’usage de la diplomatie.
Les deux enjeux auxquels fait face la politique étrangère américaine en 1968
entraînent donc la nouvelle administration à revoir la stratégie globale adoptée par toutes les
administrations précédentes depuis plus d’une décennie. Conscients des limites de
l’interventionnisme comme de l’isolationnisme et de l’importance de la crédibilité de la
puissance américaine en pleine période de guerre froide, Nixon et Kissinger n’ont d’autres
choix que de sauver la crédibilité américaine entachée de l’échec vietnamien par une politique
audacieuse et extrêmement active. L’enjeu global du mandat Nixon sera donc de concilier les
deux premiers enjeux en adaptant la politique américaine à un monde qui devient multipolaire
et au sein duquel l’usage de la diplomatie leur semble essentiel. Tout comme Metternich créa
la structure nécessaire au nouvel ordre européen basé sur un équilibre légitime, Kissinger
devra définir une nouvelle stratégie américaine et s’adapter à l’avènement d’un monde
multipolaire en créant une nouvelle structure facilitant l’usage de la diplomatie.
195
Ibid. p 162.
55
However fashionable it is to ridicule the terms « credibility » or « prestige », they are
not empty phrases; other nations can gear their actions to ours only if they can count on our
steadiness196.
L’image internationale des Etats-Unis est essentielle et on ne peut s’en détacher. Mais on ne
peut cependant pas promettre de l’aide inconditionnelle à tous nos alliés et on doit mener une
politique limitée, car nous n’avons plus les moyens du containment : c’est ce que pensent
Kissinger et Nixon en 1968. Si achever la guerre du Vietnam est leur objectif prioritaire, ils
savent qu’ils doivent créer le cadre pour pouvoir agir dans la future ère post-Vietnam. Walter
Isaacson écrit ainsi: “A nation that had historically oscillated between excesses of involvement
and excesses of isolationism – and which showed signs of reaction to Vietnam by again
swinging toward the latter – would face the challenge of charting a middle course. In order to
accomplish this, Kissinger felt, the United States should shape an overall framework of global
order by creating a triangular balance with Soviet Union and China197.”
L’avenir de la politique étrangère américaine se trouve ainsi dans l’ouverture à la
Chine. De Gaulle déjà, écrit Kissinger dans Diplomatie, refusait la doctrine de containment et
le refus d’ouverture diplomatique aux puissances communistes. Il reconnut Pékin dès 1964.
S’il a échoué en raison des limites de la puissance française pour paraître crédible aux yeux
du Kremlin, son analyse « ne manquait pas de lucidité198 ». Estimant que le temps joue pour
les Etats-Unis et non pour l’URSS, Nixon et Kissinger préfèrent éviter tout conflit direct et
prônent l’ouverture199. Kissinger est dès lors « obsédé » par les limites200, par le besoin de
créer un nouvel équilibre des forces permettant la mise en place de politiques limitées mais
agissant peu à peu contre la puissance soviétique. La notion de linkage fait dès lors son
apparition. Kissinger est convaincu qu’en reliant tous les problèmes entre eux et en discutant
avec tous les adversaires, il sera possible de ne laisser aucune prise à l’adversaire 201, de la
même manière que Metternich tissa sa « toile » pour pouvoir manipuler ses adversaires en
traitant des questions relativement éloignées et en jouant sur leur psychologie.
196
Ibid. p 156.
Ibid. p 239.
198
Kissinger H., op. cit., 1996
199
Ibid. p 647.
200
Suri J., op. cit. p 144
201
Huret, R., De l’Amérique ordinaire à l’Etat secret. Le cas Nixon., Paris, Presses de Sciences Po, 2009, p 160.
197
56
Dans Le chemin de la paix Kissinger mettait déjà en garde contre les préjugés moraux
et le danger des passions en politique internationale, concernant la mise en place ou non d’une
paix de vengeance. Conformément à la pensée de Metternich, il considère l’Union soviétique
et la Chine populaire comme des Etats à part entière, soucieux de leur survie et prêts à jouer le
jeu diplomatique. Dans Diplomatie il présente d’ailleurs les différents dirigeants communistes
comme de vrais réalpoliticiens. La révolution202 russe s’est terminée avec l’arrivée au pouvoir
de Staline ; celle chinoise, conformément à leurs traditions et leur philosophie empreinte de
confucianisme, ne cherche pas à dépasser ses frontières 203 et mise sur le temps long et
l’encerclement l’isolement de l’ennemi plus que sur la recherche de sa défaite 204 . Les
interlocuteurs sont donc là et c’est à Kissinger d’ouvrir les négociations.
La doctrine Nixon, telle que mise en place en juillet 1969, résume ainsi tout cela : les
Etats-Unis reconnaissent leurs limites et ne peuvent plus être aussi actifs qu’auparavant outremer. Ils ne pourront ainsi plus être responsables pour chaque résistance à l’expansionnisme
soviétique205. La politique américaine sera désormais indissociable de l’analyse de l’intérêt
national206.
Les enjeux étant définis au début de l’année 1969, il restera aux hommes de les traiter
et de mettre en place les politiques adéquates.
202
Au sens où nous l’avons présentée dans les chapitres précédents, c'est-à-dire reposant sur l’universalisme et le
refus des règles du jeu diplomatique et du réalisme face aux menaces. Ainsi Staline a permis à l’URSS de se
stabiliser à l’échelle internationale et, selon Kissinger, ne cherche pas l’expansionnisme à outrance, réaliste quant
à ses limites.
203
Nous renvoyons le lecteur à On China, dernière œuvre de Henry Kissinger dans laquelle il relate les échanges
diplomatiques entre les Etats-Unis et la Chine en en analysant leurs valeurs et objectifs respectifs.
204
Il traite cette philosophie chinoise en comparant le jeu politique chinois à leur wei qi et le jeu politique
occidental au jeu d’échecs, On china, London, Penguin Press HC, The, 2011.
205
Isaacson, op. cit. p 239.
206
Kissinger H., op. cit., 1996, p 645.
57
Chapitre VII : Les acteurs de l’équilibre des forces : de la négociation à
l’usage de la force.
Le monde de 1969 à 1973 a été mené par des spécialistes de la realpolitik. Nixon et
Kissinger ont mené offensive diplomatique sur offensive diplomatique pour créer l’ordre
mondial qu’ils estimaient le plus adapté à l’intérêt national des Etats-Unis comme au maintien
d’une paix globale207, comme l’avait fait Metternich au congrès de Vienne, recherchant dans
une structure légitime la pérennité d’un Empire d’Autriche malgré tout condamné. Leur
approche réaliste et leur personnalité les a conduits à mener une certaine forme de diplomatie,
alliant négociation, manipulation et usage de la force comme menace et moyen de pression.
Section I : Le duo Nixon-Kissinger, moteur de la politique étrangère américaine.
Walter Isaacson et Alistair Horne, tous deux biographes de Henry Kissinger208, ont
respectivement intitulé leur chapitre traitant de la relation entre Nixon et Kissinger « The coconspirators » et « The odd couple ». Ayant des personnalités différentes et ne s’appréciant
pas particulièrement209, leurs conceptions de la politique étrangère les ont rendus efficaces et
en ont fait un duo très actif.
Tous deux praticiens de la realpolitik, Kissinger et Nixon ont tous deux tendance à « ne pas
s’encombrer de scrupules moraux210 ». Ils présentent de nombreux aspects de personnalité que
Kissinger lui-même avait attribué à Metternich dans Le chemin de la paix : ils confondent
politique et intrigue, excellant dans la manipulation211. Le duo qu’ils forment est comparé par
certains biographes de Kissinger, notamment Walter Isaacson, à celui formé par Metternich et
François Ier d’Autriche 212 , mais cette comparaison ne nous satisfait pas, François Ier se
révélant un frein à la politique de Metternich, Nixon comme un moteur à celle de Kissinger, le
laissant prendre des initiatives et lui donnant un pouvoir croissant. Cependant, Suri nous dit
que Nixon n’a donné autant de pouvoir à Kissinger que « par nécessité plus que par
207
Leur Mémoires respectifs reprennent d’ailleurs cette idée.
Voir bibliographie.
209
Nixon n’hésitait pas à rabaisser Kissinger en présence d’autres personnes, à l’insulter etc., alors que Kissiner
lui-même n’hésitait pas à critiquer son patron en coulisses.
210
Nous reprenons ici l’utilisation par Isaacson W. d’une description de Bismarck écrite par Kissinger. Isaacson
W. op. cit. p 139.
211
AWR p 9-12
212
Isaacson W., op. cit. p 143
208
58
dessein213 ». Celui-ci, à l’instar de Metternich manipulant son propre souverain pour obtenir
plus de marge de manœuvre, ou de Castlereagh omettant certains détails à son Parlement,
avait en outre tendance à considérer son supérieur comme instable sur certains côtés et à
choisir certaines fois de ne pas obéir à certaines instructions, ou alors avec un certain retard.
Tous deux sont des « outsiders » à l’establishment de la diplomatie américaine,
principalement issue des grandes universités de la côte Est des Etats-Unis, l’un originaire
d’une zone rurale de Californie214, l’autre réfugié juif allemand. Les deux se considérant et
étant considérés comme outsiders, ils en ont acquis une véritable méfiance envers cette classe
politique, formée des grandes familles comme les Kennedy ou les Rockefeller, tout en ne
s’empêchant pas de les fréquenter pour accéder aux cercles du pouvoir. Le fait que Nixon
atteigne la magistrature suprême en 1968, faisant de Kissinger son « éminence grise »,
marque de ce point de vue là une autre rupture vis-à-vis de la tradition en matière de politique
étrangère américaine.
Ces deux hommes, en 1968, sont deux conservateurs dans le sens le « plus vrai215 ». Refusant
tout changement révolutionnaire, préférant l’ordre à la justice, ils sont prêts à sacrifier à la
moralité l’intérêt national. Kissinger, nous dit Isaacson, a même eu tendance à faire l’analogie
entre moralité et faiblesse 216 . Il faisait ainsi la différence entre les hommes de « grande
morale » qui ne survivent pas en cas de crise brutale, contrairement « aux réalistes froids ».
Les hommes comme Woodrow Wilson ne sont pour lui aucunement fiable en politique
étrangère. Nixon, lui, se rêve en héritier de Wilson, transformant le monde depuis la Maison
Blanche en se passant du soutien de l’opinion publique et du Congrès 217, mais allie à cet
idéalisme le réalisme politique le plus pur.
Ils sont décrits comme ayant un instinct inné concernant la politique étrangère. Kissinger
décrit lui-même Nixon avec ces mots :
« Nixon n’étudiait pas l’histoire, comme Churchill ou de Gaulle. Il apprenait
habituellement juste ce qu’il fallait du passé d’un pays pour assimiler les rudiments des
réalités de son histoire présente, et parfois moins encore. […] Lorsqu’on en venait à la
213
Suri J., op. cit. p 205.
Il fut surnommé Tricky Dick, ou Richard le Trompeur, tout le long de sa carrière politique et soumis à de
constantes caricatures.
215
Isaacson W., op. cit., p 31
216
Ibid. p 53
217
Huret R., op. cit., p 152
214
59
politique étrangère, sa puissance d’analyse et son extraordinaire intuition géopolitique
visaient toujours avec précision l’intérêt de l’Amérique218. »
Lui-même ajoute à cet instinct qu’il partage un esprit analytique très développé. Il va ainsi au
cœur des sujets et développe le moindre détail219.
Mais leur realpolitik est colorée aux couleurs de leur personnalité, qui en de nombreux
aspects est sombre : ainsi, tous deux grands solitaires, ils aiment cependant être vus et aiment
jouer sur le dramatique dans la révélation de leurs politiques220, principalement pour prendre
de cours leurs adversaires, notamment ceux au sein du Département d’État ; lorsqu’il est
nommé à la tête du NSC, Henry Kissinger s’efforce rapidement d’être le seul être
indispensable aux yeux du président en matière de politique étrangère. Il met ainsi tout en
œuvre pour effacer William Rogers, Secrétaire d’État, en mettant en place des politiques dans
le plus grand secret. N’ayant aucune confiance en Rogers, qui fait partie des « colombes » du
gouvernement, Kissinger ne cesse, jusqu’à sa nomination en 1973, de réclamer son poste.
Nixon quant à lui laissera faire, ne laissant que la diplomatie au Moyen-Orient entre les mains
de Rogers221, soucieux de la vision potentiellement partisane du juif Kissinger.
Eux-mêmes les « faucons » de l’administration, c'est-à-dire ceux ayant recours à la
menace et à la force s’ils considèrent que cela peut faire avancer les négociations, ils
s’opposent aux « colombes » comme Rogers, qui préfèrent l’usage strict de la diplomatie sans
usage systématique de la force et conservant une part de moralité. Nixon, par exemple, a
défini la théorie de « l’homme fou222 » en négociation : le but est de faire croire à l’adversaire
que les Etats-Unis, et notamment cette administration, n’ont aucune limite dans l’usage de la
force, et sont même imprévisibles. Cette théorie a poussé les deux compères à lancer
secrètement deux alertes nucléaires de grande ampleur : la première en octobre 1969 pour
montrer à l’Union soviétique que la nouvelle administration n’était pas une administration
« molle »223, la deuxième en 1973 (atteignant le stade d’alerte maximale en temps de paix
Defcon III) pour faire face aux risques d’escalade à la suite de la guerre du Kippour.
218
Kissinger H., op. cit., 1996, p 638-639
Isaacson, op. cit. p 141.
220
Ibid. p 140 : Isaacson relate la manière dont les accords concernant la Chine ou le Vietnam étaient négociés
en secret et sans aucune coordination avec le Département d’État pour être finalement révélé par surprise
publiquement.
221
Ibid. p 152/ Horne A., Kissinger’s year: 1973, London, Weidenfeld & Nicolson, 2009, p 19.
222
The madman theory : Isaacson W., op. cit., p 163
223
Huret R., op. cit. p 169
219
60
Suri décrit Nixon comme « un gangster 224 », Kissinger lui prête une mentalité de « place
forte225 ». Il réinvente les méthodes en théorisant fortement la pratique du secret, en légitimant
le recours à des formes extrêmes de violence et en subordonnant tout principe éthique et
religieux aux impératifs catégoriques de la puissance américaine dans le monde, soutenu en
tout cela par Kissinger qui apporte sa grande capacité d’analyse stratégique et s’occupe de la
mise en place des politiques.
Peu à peu, le National Security Council ne leur sert plus qu’à titre formel226, les vraies
décisions se prennent en privé, lors de longues discussions entre les deux hommes. L’habitude
de Nixon de partir dans de longues discussions désordonnées donnait à Kissinger une assez
large marge de manœuvre pour mettre en place des tactiques et les proposer au président 227. À
la fin de l’année 1970, Kissinger n’était pas encore une célébrité mais était déjà en charge de
mener la politique étrangère américaine228.
Section II : De la diplomatie et des back channels.
Nous avons donc en 1969 deux hommes décidés à relever les enjeux de la politique
étrangère de leur nation. Comme nous l’avons vu, la réponse trouvée est la mise en place
d’une structure favorisant l’usage de la diplomatie, diplomatie prise au sens de l’école réaliste,
c'est-à-dire en usant dans la négociation une certaine dose de menace et d’usage de la force.
Pour eux, l’influence de la nation dépend dans la perception que le monde a de son pouvoir et
de sa volonté d’user de leur pouvoir229. Les négociations seront rudes et leur personnalité les
poussera à mettre en place des back channels, c'est-à-dire des contacts non officiels avec leurs
adversaires, pour faire avancer les négociations selon leur convenance. Ces back channels
correspondent à leur conception psychologique des rapports de force : il est impératif de
surprendre l’adversaire en ne dévoilant pas son jeu, en refusant la publicité des traités en
cours et en manipulant les opinions publiques230.
224
Suri J., op. cit., p 205
Kissinger H., op. cit., 1979, p 22.
226
Isaacson W., op. cit. p 203.
227
Ibid. p 151.
228
Ibid. p 314.
229
Ibid. p 115.
230
Huret R. op. cit. p 164
225
61
Le rôle du National Security Council, avant que la complicité, le goût du pouvoir et
celui du secret ne le réduise qu’à une simple formalité, est symptomatique des modes de
conceptions de la politique étrangère américaine sous Nixon. Créé en 1947 par Truman, le
NSC est à la fois une duplication et un rival du Département d’État231. Très chaotique sous les
administrations Kennedy et Johnson232, il est réorganisé par Nixon et Kissinger pour en faire
un centre d’analyse extrêmement performant. Ceci s’accompagne par la mise à l’écart de plus
en plus flagrante de Rogers. Il est divisé en six comités puissants, tous présidés par Kissinger,
qui s’entoure d’une équipe jeune et brillante pour lui permettre d’avoir des avis aussi variés et
intelligents que possible, pour tenter de dépasser les conceptions héritées de son parcours
personnel.
Cette organisation se veut efficace pour mener une politique étrangère basée sur des nouvelles
approches courageuses, privilégiant le secret, la surprise et la manœuvre tactique, telle
qu’aurait pu l’apprécier Metternich. D’un autre côté, le NSC n’est pas adapté pour gérer une
bureaucratie et à créer un consensus public pour les politiques majeures, ni pour favoriser un
quelconque contrôle démocratique des actions du président233. Les deux hommes se méfiant à
la fois des bureaucrates et de l’opinion publique, ils ont organisé cette structure pour avoir le
plus possible de pouvoir et de contrôle sur la mise en place de leurs politiques. La principale
source de pouvoir de Kissinger était d’ailleurs sa présidence du NSC’s Senior Review Group,
qui déterminait quelles questions devaient atteindre l’oreille du président et quand. Il créa
bien vite les autres comités pour acquérir un meilleur contrôle sur des sujets plus
spécifiques234.
Ce contrôle bureaucratique du processus diplomatique, Kissinger l’emploiera à
privilégier les voies diplomatiques qu’ils préfèrent, basées sur les back channels et sur les
relations d’homme d’État à homme d’État.
Nous allons étudier ainsi deux long processus diplomatiques menés par Kissinger : la
négociation pour la paix au Vietnam et celle pour la mise en place de l’ordre international
propre à l’usage de la diplomatie, consistant en l’ouverture à la Chine et la détente vis-à-vis de
l’URSS, ces négociations s’intégrant dans le linkage voulu par Kissinger et Nixon.
231
Horne A., op. cit. p 16.
Ibid. p 17.
233
Isaacson W., op. cit. p 166.
234
Ibid. p 204.
232
62
i.
Le règlement du conflit vietnamien.
Comme nous l’avons vu précédemment, Kissinger, en 1967, avait déjà mis en place
une initiative pour contacter le régime communiste de Hanoi et parvenir à un règlement de la
guerre. La baisse de moral de l’administration Johnson face à l’enlisement du conflit et à la
contestation sur le sol américain avait mis un frein à cette initiative. Arrivé au pouvoir,
Kissinger remit en place son réseau personnel pour reprendre les négociations et arriver enfin
à un règlement « honorable » au conflit. Les négociations dureraient encore quatre ans.
Paris resterait le lieu des négociations qui reprirent le 22 mai 1969235. Favorisées par le
général de Gaulle puis par le président Pompidou, les rencontres entre Kissinger et Le Duc
Tho, négociateur du régime nord vietnamien, eurent lieu assez régulièrement, mais sans
réellement avancer. Comme il devait l’admettre plus tard, il sous estimait alors l’esprit
révolutionnaire des nord vietnamiens : pour eux, ils combattaient pour la révolution et
l’unification de leur pays. Son étude de Metternich ne l’aura pas servi cette fois. Les accords
de Genève en 1954 et la séparation du Vietnam en deux Etats n’était qu’une étape
diplomatique avant d’arriver à leur fin, l’unification complète du pays. Il est intéressant de
voir que réellement Kissinger ne prit pas en compte sa propre définition de la puissance
révolutionnaire. Dans Le chemin de la paix il analysait les révolutionnaires en expliquant bien
qu’ils ne respectent pas les règles du jeu diplomatique, qu’ils ne parlent pas le « même
langage ». Leurs valeurs ne sont pas les mêmes, identifiant le juste avec le possible236. Là où
Metternich avait échoué, essayant de convaincre Napoléon de s’imposer des limites et
d’accepter une paix honorable, Kissinger échouera, essayant de convaincre les Nord
Vietnamiens d’accepter des conditions de paix qui ne représentaient aucun intérêt pour eux,
leur but étant l’unification totale du Vietnam, et leurs moyens à la hauteur de leur volonté de
fer237.
Le Duc Tho n’est pas dupe de la position américaine. Ainsi, il affiche une « politesse
irréprochable, une attitude glaciale traduisant la supériorité morale238 ». Cependant, Suri nous
dit que si Kissinger ne domina pas les négociations, ayant un désavantage moral réel, il réussit
à rester dans le jeu, car réaliste quant à sa position et confiant dans ses capacités propres239. Ils
235
Suri J., op.cit. p 227.
AWR p 218.
237
Isaacson W., op. cit. p 244
238
Kissinger H., op. cit., 1996, p 622
239
Le Duc Tho semble d’ailleurs plus réaliste et lucide que Kissinger : le retrait américain et la vietnamisation
désavantage les américains et tous deux le savent. Cependant, les effets réels des bombardements massifs qui
suivirent ne furent pas bien analysés par Kissinger, qui, si l’on en croit Isaacson, restait un peu coupé de l’effet
réel de l’usage de la force. On peut cependant lui accorder que la situation interne aux Etats-Unis n’aurait pas
236
63
développèrent ainsi un intérêt mutuel dans la réalisation d’un traité solide qui justifierait leur
long travail et qui calmerait les esprits dans leur pays respectifs240. Kissinger, malgré son art
de la flatterie et de l’attitude diplomatique, n’en était pas moins furieux envers les Nord
Vietnamiens. En effet, le back channel ainsi mis en place fut médiatisé d’une certaine
manière : chaque État se disait en train de négocier, sans précision sur les modalités et le lieu
des rencontres. Les Nord Vietnamiens, bien conscients de leur avantage moral, ne respectaient
pas le « privé » des conversations et donnaient en public les mêmes informations qu’en privé,
déjouant l’art manœuvrier de Kissinger 241 , consistant à un mix de déférence privée et de
menaces voilées et réelles, différant totalement des déclarations publiques de la Maison
Blanche beaucoup plus violentes242.
Le 26 octobre 1972, Kissinger dira publiquement « Peace is at hand », indiquant que
les négociations auront apportées leurs fruits. En fin de compte, les américains, face aux
révolutionnaires, n’obtinrent pas de meilleures conditions de paix qu’ils auraient pu en obtenir
trois ans plus tôt243. La chute de Saigon le 30 avril 1975 sera un choc pour l’opinion publique
qui ne verra que dans ces négociations une lâcheté vis-à-vis du régiment fantoche de Saigon,
de Nguyen Van Thieu. Mais pour Kissinger, il s’agissait avant tout que le laps de temps entre
la paix avec les américains et la chute du Sud Vietnam soit suffisamment long pour que la
paix soit toujours considérée comme « honorable » et que l’Amérique puisse se remettre.
ii.
L’ouverture à la Chine, la détente et la mise en place d’un système
« triangulaire » : le rôle des back channels.
The new order was tailored to a genius who proposed to restrain the contending
forces, both domestic and foreign, by manipulating their antagonism. Kissinger à propos de
Bismarck, The White Revolutionary, 1968.
Nous ne pouvons pas oublier la Chine. Nous devons saisir toutes les occasions
d’entamer le dialogue avec elle comme avec l’URSS […]. Il ne suffit plus d’être attentifs aux
permis d’intensification des bombardements, malgré le fait que, selon Le Duc Tho quelques années plus tard, les
bombardements et le minage des ports furent en effet désastreux pour les Nord Vietnamiens.
240
Suri J., op. cit. p 229.
241
Isaacson W., op.cit. p 245.
242
Suri J., op. cit., p 228.
243
Isaacson W., op. cit. p 247
64
changements : nous devons aller au devant de ces changements. 244 Interview de Nixon en
septembre 1968.
Tout comme Bismarck avait manipulé les antagonismes de ses adversaires, tout
comme Metternich avait utilisé l’atout britannique pour freiner les velléités expansionnistes et
universalistes d’Alexandre Ier de Russie, Kissinger chercha à mettre en place un système qui
permettrait aux Etats-Unis de manœuvrer diplomatiquement en manipulant les antagonismes
de l’URSS et de la Chine, puissances en rupture et partageant une longue frontière. Pour cela
il fallait que les liens diplomatiques soient rétablis avec ces deux Etats et normalisés. La crise
des missiles de Cuba en 1962 avait montré le danger de l’absence de liens diplomatiques
directs et réguliers entre chaque adversaire, il s’agissait d’éviter toute crise majeure comme
celle là ne se reproduise pas.
Dans la conception de Kissinger et Nixon, cette ouverture aux deux grands Etats
communistes, selon la théorie du linkage, leur permettrait également de faciliter le traitement
d’autres crises périphériques, comme la guerre du Vietnam, le conflit Indo-pakistanais ou la
situation au Moyen-Orient.
Kissinger, nous dit Isaacson, avait développé l’idée de concevoir une politique envers
la Chine avant de rejoindre l’administration Nixon245. Nixon lui-même y avait déjà songé. En
juillet 1971, Kissinger fut donc envoyé en Chine dans le plus grand secret pour mener les
négociations qui conduiraient Nixon à mener le premier voyage officiel d’un président
américain en République populaire de Chine le 21 février 1972. Les négociations, cachées
derrière une rhétorique publique agressive vis-à-vis de la menace communiste, furent menées
alors que déjà, sans en rendre compte à Nixon, Kissinger avait déjà noué des contacts fin
1969246.
Kissinger, notamment dans On China, montre son admiration pour la pratique diplomatique
chinoise. Chou Enlai, son principal interlocuteur d’alors, le poussa à affirmer quels étaient les
besoins fondamentaux américains, exposa ceux chinois, et dès lors on pourrait s’accommoder
pour rédiger un texte correspondant aux besoins des deux adversaires247. Cette technique était
contraire aux habitudes de Kissinger qui cherchait à manipuler son adversaire en usant de
244
Kissinger H., op. cit., 1996, p 654
Isaacson W., op. cit. p 125
246
Huret R., op. cit. p 172
247
Isaacson W., op. cit. p 346
245
65
formulations sémantiques pour arriver peu à peu à son but en jouant sur d’infimes différences
et créer un consensus, du moins dans le texte248.
L’approche diplomatique chinoise, Kissinger s’y adaptera remarquablement et réussira
à ouvrir le dialogue avec cette puissance, les deux Etats se trouvant des intérêts communs
issus de leur pratique de la realpolitik.
L’ouverture à l’URSS créant la détente s’est faite de la même manière. Soucieuse de
ses rivalités avec la Chine, l’URSS a trouvé bonne l’occasion de pouvoir établir le dialogue
avec les américains pour s’assurer de leur potentielle neutralité. Afin de transformer la nature
même de la relation, et donner davantage de force dans la négociation, Nixon et Kissinger ont
mis en place cette entreprise de rapprochement secrète avec l’URSS, couplée à une stratégie
publique de déstabilisation249.
Alors que déjà il avait établi un back channel privé avec Anatoly Dodrynin, ambassadeur
soviétique à Washington, Kissinger se voit recevoir comme instruction (qu’il attendait avec
impatience pour nourrir son ego250) en avril 1972 de se rendre secrètement à Moscou pour
préparer l’ouverture officielle des relations diplomatiques entre les deux Etats. Le pouvoir
absolu des Etats-Unis devient de plus en plus relatif avec les années, la détente représente la
stratégie imaginée par Kissinger et Nixon d’ouvrir l’éventail des possibilités diplomatiques
pour permettre une manœuvrabilité nécessaire pour augmenter les gains relatifs américains
vis-à-vis de leur ennemi sur des objectifs limités. Les deux hommes voulaient ainsi remplacer
la glaciation du monde bipolaire par un monde où les intérêts des deux grandes puissances
seraient étroitement imbriqués et soumis aux jeux et à la souplesse de la diplomatie. La
négociation du traité se fit progressivement et toujours dans le secret. Le but final était de
pousser les signataires à agir de manière limitée et avec un maximum de créativité pour
amener toujours plus de stabilité et de paix dans le monde251.
Ces deux offensives diplomatiques, effectuées dans le secret conformément aux idées
et à la personnalité des deux maîtres d’œuvre de la politique étrangère américaine, ont permis
de montrer les qualités de diplomates de Kissinger à l’œuvre, grand pratiquant de la
diplomatie secrète via les back channels et surtout son goût pour la rencontre directe avec ses
248
Ibid. p 122.
Huret R. op. cit. p 169.
250
Isaacson W., op. cit., p 408.
251
Suri J., op. cit. p 187
249
66
homologues. Sa gestion du règlement de la guerre du Kippour en octobre 1973, que nous ne
traiterons que brièvement en conclusion, sera permise par l’ouverture préalable de ces
différents réseaux diplomatiques et privés qui reflètent le comportement des diplomates de
Vienne, adeptes des grandes conférences mais surtout des stratégies discrètes et manipulatrice
en coulisses.
Section III : De l’usage de la force dans la négociation.
A more flexible military posture would allow the US to take the initiative in
manipulating threats and encouraging Soviet cooperation on American terms. The flexibility
of our diplomacy will increase as our military alternatives multiply. Diplomacy, in this sense,
would involve a mix of pressure and encouragement, sticks and carrots. Henry Kissinger.
Kissinger est peu à peu considéré comme le « faucon des faucons » au sein de
l’administration Nixon252. En effet, suivant le précepte de realpolitik de Bismarck comme
quoi la politique étrangère ne peut pas être basée sur les sentiments mais sur l’affirmation de
la puissance253, sa politique sera à la fois basée sur la négociation diplomatique mais tout en
utilisant « un mix de pression et d’encouragement ». L’action diplomatique que nous avons
étudié précédemment, et notamment les négociations avec le Nord Vietnam, ont été ainsi
soutenu par une affirmation de la puissance militaire américaine.
En avril 1969, l’incident de l’EC-121 254 , avion non armé américain abattu par un
chasseur nord-coréen, a montré pour la première fois aux ennemis de l’Amérique la résolution
de ses dirigeants à user de la force. Nixon et Kissinger, voyant cela comme un test de leur
philosophie de la crédibilité et de la force, à quatre mois seulement de l’investiture du
président, décidèrent de s’affirmer. La situation n’échappa à l’escalade que de peu, Kissinger
étant prêt à aller jusqu’à l’usage de la bombe255256. Ce fut également le premier affrontement
252
Isaacson W., op. cit., p 191
Ibid. p 108
254
Voir le récit qu’il en fait dans Kissinger H., A la Maison Blanche (vol 1.), op. cit., 1979, p 326-334.
255
On retrouve le document officiel décrivant le déroulement des évènements dans les archives nationales du
NSC.
253
67
entre faucons et colombes de l’administration Nixon, principalement donc le Département
d’État contre le NSC. Kissinger fut surnommé dès lors par certains « Dr Strangelove », en
référence au film éponyme de Stanley Kubrick.
Les négociations avec Hanoi furent ponctuées d’escalades du conflit alors que les
troupes au sol américaines étaient peu à peu rapatriées. Cette augmentation des attaques à
l’encontre des Nord Vietnamiens, et notamment en matière de bombardements massifs sur les
lignes de ravitaillement de l’ARNV traduisait la volonté de faire pression sur le gouvernement
de Hanoi pour faire avancer les négociations et compenser l’infériorité psychologique
américaine, issue du besoin absolu de trouver un règlement à la guerre face à la contestation
croissante à l’échelle interne.
La vietnamisation répondait aux attentes de l’opinion publique américaine : les pertes
américaines devaient cesser et le Sud Vietnam devait soutenir l’effort de guerre. Il allait
contre le principe cardinal de Kissinger : la force militaire et la diplomatie doivent opérer
ensembles. Déjà, dans Nuclear weapons and foreign policy il avait critiqué la cessation des
offensives américaines durant la guerre de Corée alors que l’armistice était encore en cours de
négociation, perdant ainsi l’avantage moral dans la négociation et réduisant à néant le seul
moyen de pression pour pousser les Chinois à vouloir mettre en place un règlement du
conflit257.
Pour compenser cette perte d’affirmation de leur puissance militaire au sol par les EtatsUnis258, il s’agissait d’augmenter la pression issue de la puissance militaire et technologique
dans les airs et s’assurer un soutien effectif de l’armée sud-vietnamienne. Tout en négociant
secrètement à Paris, Kissinger ordonnait donc plusieurs opérations d’envergure secrètement,
dont le bombardement du Cambodge, pays neutre mais dont la neutralité était violée par le
Viêt-Cong et les troupes nord-vietnamiennes, plusieurs « sanctuaires » ayant été créés là pour
faciliter le transit du ravitaillement via la piste Ho Chi Minh, dont une partie passait
également au Cambodge. De même, les bombardements au nord d’intensifièrent, ainsi que le
minage des principaux ports, dont celui de Haiphong. Kissinger considérait qu’il avait déjà vu
assez de Le Duc Tho pour « savoir que sans une stratégie militaire plausible [ils n’avaient]
aucune diplomatie efficace259. » La stratégie était donc d’user à la fois de la force et de la
256
Isaacson W., op. cit., p 180
Ibid. 237
258
Dont le but principal, la réduction des pertes américaines, ne fut que partiellement rempli, les pertes étant
supérieures en proportion au cours des trois années de guerres qui suivirent dû à l’escalade du conflit.
259
Isaacson W., op. cit., p 260.
257
68
diplomatie, pour augmenter toujours plus la pression militaire au sol et dans les airs, tout en
offrant des accommodements et des compromis dans la négociation : plus de puissance de feu
et plus de manœuvres diplomatiques260. Il tenta de lier l’arrêt des bombardements américains
contre des assurances de Hanoi sur la limitation des infiltrations de troupes dans le sud et
d’être plus productif dans les négociations sur le règlement de la guerre261 .
En mai 1970 cette politique se soldera par l’invasion du Cambodge par les forces
américaines et sud-vietnamiennes. Cette manœuvre, selon les détracteurs de Kissinger, aurait
conduit à la déstabilisation du régime du prince Sihanouk et celui du dictateur Lon Nol et à
l’avènement des Khmers rouges, sans compter le nombre de pertes civiles liées aux combats
et aux bombardements. Pour lui, cette manœuvre n’avait aucune base morale mais relevaient
avant tout d’une question tactique262. Chaque tactique qu’il mit en place le fit se placer dans
une position de plus en plus dure vis-à-vis de son administration, Nixon y compris, il était
bien le « faucon des faucons ».
Kissinger, appelé par Nixon à devenir son national security adviser se retrouva là où il
avait toujours voulu se trouver : à la tête de la politique étrangère américaine. De 1969 à 1973,
les deux hommes relevèrent les enjeux de la situation américaine en usant de la realpolitik et
de ses préceptes à outrance, faisant fi de toute question morale, qui pour eux n’a aucune place
dans l’ordre international, constitués d’Etats également prêts à tout pour satisfaire leur intérêt
national. Ces deux hommes furent les hommes d’État les plus marquants de cette période à
l’échelle mondiale, montrant une inventivité et une mobilité impressionnante : Kissinger fut
considéré comme Super K par le magazine Time, Nixon fut le président le plus mobile dans
l’histoire des Etats-Unis hormis Théodore Roosevelt.
Mais malgré tout, les hommes d’État ont une marge de manœuvre réduite par les
« forces profondes ». Metternich était réduit à une quasi-impuissance sur le long terme en
raison du manque de ressources de l’Autriche et la rigidité de son système, sauvée seulement
pour un temps par la virtuosité tactique de son ministre. La Grande-Bretagne, dont le rôle de
l’opinion publique en politique étrangère a toujours été déterminant, bloqua toute politique au
260
Suri J., op. cit. p 212.
Ibid. p 189.
262
Isaacson W., op. cit., p 280.
261
69
long terme de Castlereagh, qui resta un incompris de son propre peuple mais qui comprenait
les vrais enjeux européens. Pour Kissinger et Nixon, les marges seront réduites par la
complexité croissante du monde, mais aussi par la situation même propre à une démocratie :
la volonté du peuple. Tous deux pessimistes dans le rôle de la démocratie, ils seront menés
peu à peu à des extrêmes pour contourner ce qu’ils considèrent comme des freins pour eux.
70
Chapitre VIII : De la recherche de la marge de manœuvre maximale :
entre souplesse et crise démocratique.
Conformément à ce qu’il décrivait de l’action de Metternich lors du règlement du
congrès de Vienne, Kissinger base l’usage de la diplomatie sur la recherche de la souplesse
maximale, pour pouvoir manœuvrer, manipuler et faire jouer les antagonismes, dans la
recherche de l’intérêt national. Les marges de manœuvres en démocratie restent assez larges
dans le cadre de la politique étrangère comme nous l’avons vu précédemment. Cependant, la
situation morale des Etats-Unis au début des années 1970 est telle que la politique étrangère
est ressentie beaucoup plus fortement qu’à d’autres périodes. Le Congrès lui-même devient un
frein à la politique menée par la Maison Blanche et se pose en frein démocratique aux
politiques qui ne correspondent pas aux aspirations de l’opinion publique.
Le Congrès et la bureaucratie de la Maison Blanche comme du personnel diplomatique
sont pour Kissinger et Nixon des freins et d’entrée ils cherchent à s’isoler d’eux et à s’obtenir
une marge de manœuvre maximale. Les dérives vers le secret créeront des difficultés à la
mise en place de la politique étrangère américaine elle-même alors qu’elles visaient au
préalable à faciliter la décision. Elles mèneront également au niveau de la politique interne au
scandale du Watergate qui achèvera le moral de l’Amérique, déjà bien entamé par la guerre
du Vietnam.
Le monde bipolaire disparu, le monde multipolaire est à gérer. Kissinger peut ainsi
mettre en place l’équilibre des forces cher à la tradition diplomatique européenne et à
Metternich en particulier. La mise en place de l’ordre international triangulaire permettra
d’éviter tout conflit global et facilitera l’usage de la diplomatie. Kissinger et Nixon auront
mis en place un ordre international qui leur survivra en partie et permettra aux esprits glacés
de la Guerre froide de s’aventurer dans des politiques plus audacieuses et à s’adapter ensuite
très vite à la chute de l’URSS.
Ces marges de manœuvres nous allons les étudier une à une, à rebours, pour montrer
les limites de la politique de Kissinger.
71
Section I : L’équilibre des forces.
I contend that Kissinger was one of the few realists – as opposed to idealists – to
shape American diplomacy. In that approach he was a master. He had a feel for balances of
power, spheres of influence, and realpolitik relations. He brilliantly created a triangular
structure involving the US, Russia, and China, and that architecture preserved the possibility
of America’s power and global influence after the debacle of Vietnam. Walter Isaacson,
Introduction à Kissinger, a biography.
Les offensives diplomatiques lancées par Kissinger et Nixon depuis la Maison
Blanche et via des réseaux diplomatiques plus ou moins secrets et privés visaient à la mise en
place d’un équilibre des forces, issu des conceptions européennes de la politique étrangère et
en contradiction avec toutes les traditions américaines. Leur analyse de la conduite de la
politique de Guerre froide des Etats-Unis n’en a pas moins été déterminante pour sortir d’une
glaciation dont l’enjeu était la survie à un holocauste nucléaire, sans aucune aire de manœuvre
diplomatique.
Ils considéraient tous deux que le monde devait être géré par les plus grandes puissances, en
accord les unes avec les autres, de la même manière que le concert européen d’après 1815 fut
géré par les grandes puissances européennes, notamment la France après sa réintégration au
congrès de Vienne. De là, les nations de moindre puissance et de moindre influence se
devaient de suivre. Pour eux, le modèle de règlement des affaires internationales du type de
l’assemblée générale de l’Organisation des Nations Unies n’avait aucune chance de
fonctionner. Les deux hommes voulaient ainsi avoir la possibilité d’user d’affectations
militaires, de la négociation et de la persuasion pour créer un monde hiérarchisé où les plus
puissants et les plus avancés des pays, avec la plus grande influence internationale seraient
suivis à des degrés divers par les pays les moins puissants et les moins avancés263. La stabilité
est pour eux le premier but de la diplomatie, les questions morales relevant de la politique
interne des Etats264.
L’équilibre des forces était, pour Nixon et au contraire de tous les présidents américains sauf
Théodore Roosevelt, l’aboutissement naturel de la politique étrangère si les Etats cherchaient
de manière raisonnable et limitée leur intérêt particulier. L’équilibre naîtrait de
l’incompatibilité des intérêts particuliers, sans aucune puissance pour imposer sa volonté aux
263
264
Suri J. op. cit. p 185
Isaacson W., op. cit., p 75.
72
autres 265 . Nixon pense de la même manière. S’il demeure toujours hostile à l’idéologie
communiste, il estime que la menace réside désormais ailleurs : l’instabilité du monde
extérieur, le désordre permanent, le risque continu. À la différence des présidents qui l’ont
précédé à la Maison Blanche, Nixon refuse donc la confrontation directe avec l’URSS. Cet
assouplissement s’explique également par l’évolution du rapport de forces nucléaires. Moscou
possède alors davantage de missiles balistiques intercontinentaux que Washington. Plus
encore, l’URSS semble avoir un système de défense antimissile supérieur à celui des USA 266.
Chaque action menée par Kissinger à la tête du National Security Council fut menée
dans l’effort de faire face aux enjeux du monde multipolaire en considérant le besoin pour
l’Amérique de conserver sa crédibilité après l’échec du Vietnam.
Pour cela, Kissinger mis en place sa théorie du linkage. Il chercha à lier tous les problèmes
entre eux, facilitant leur règlement par l’ouverture de la diplomatie triangulaire avec la Chine
et l’URSS. Cela découlait directement de la pratique de Metternich lors de l’époque étudiée
dans Le chemin de la paix : celui-ci liait les problèmes au maximum entre eux pour qu’une
action mineure ou une concession faite à un adversaire ait des retombées beaucoup plus
favorables sur la négociation d’une autre question plus vitale et en apparence sans lien.
Il négocia ainsi le traité SALT I en matière de contrôle de l’armement avec l’aide de l’URSS
pour régler le conflit vietnamien. Envoyant Cyrus Vans en mission à Moscou il soumit sa
première proposition de « package » de négociation 267 . Il surestimait en cela la portée de
l’unité internationale communiste. Isaacson écrit ainsi que sa plus grande force et faiblesse
occasionnelle en temps que stratège était sa tendance à voir ou imaginer ces liens concernant
des évènements très lointains. Dans son esprit, les évènements de septembre 1970268 étaient
tous reliés à une action globale soviétique pour tester la résolution américaine 269. Kissinger
265
Kissinger H., op. cit., 1996, p 639.
Huret R. op. cit. p 170
267
Isaacson W., op. cit., p 167.
268
Septembre 1970 montre la maîtrise de Henry Kissinger dans la gestion de plusieurs « crises » simultanées
dans des lieux très éloignés moins d’un an après sa mise à la tête de la politique étrangère américaine. Ainsi, en
septembre 1970 le président Allende était en course pour l’élection présidentielle au Chili. Kissinger mis en
place une stratégie de déstabilisation via la CIA, fournissant notamment des fonds aux partis adverses. Le même
mois le Roi Hussein de Jordanie lança des opérations militaires visant à réduire les forces de l’OLP, faisant
plusieurs milliers de morts notamment civils (« Septembre noir »). La situation au Vietnam se dégrada également
en raison de la chute du prince Sihanouk au Cambodge, entraînant la proclamation de la république Khmère.
Quant aux Russes, ils cherchaient à établir une base de sous-marins nucléaire à Cienfuegos, Cuba. Voir A la
Maison Blanche (vol 1.), op. cit., p 617-701.
269
Isaacson W., op. cit., p 285.
266
73
peu à peu fut mené à penser que les crises régionales pouvaient être réglées en faisant
pression sur Moscou270.
Le linkage, selon Kissinger, était plus une représentation de la réalité des choses,
conformément à sa philosophie de l’équilibre des forces, qu’une doctrine : ainsi si les EtatsUnis désiraient réduire les risques de guerre globale par la mise en place de traités de contrôle
des armements avec l’URSS, il était essentiel que les tensions soient atténuées dans le monde.
La détente était liée à cette philosophie. Il n’en considérait pas moins sa forme de linkage,
créant une toile d’interactions entre la Chine, l’URSS et les Etats-Unis, particulièrement
subtile : les deux grandes puissances communistes, en raison de leurs intérêts et de leurs
antagonismes, étaient liés aux Etats-Unis et devaient chercher à améliorer leurs relations avec
ceux-ci271. La Chine en outre le fascinait et le fascine toujours : c’est pour lui une ancre et une
stabilité en Asie, une société qui ne possède pas de dispositions expansionnistes mais qui agit
doucement, avec une résolution patiente et pas d’actions impulsives272. En somme, un élément
de stabilité dans l’équilibre des forces qui permettrait de contrebalancer l’ancienne rivalité
Etats-Unis-URSS.
L’équilibre mondial ainsi mis peu à peu en place, qui ne sera définitif qu’en 1979 avec
la normalisation officielle des relations entre les Etats-Unis et la Chine et le rétablissement
des liens diplomatiques administratifs (ambassades, etc.), permettra ainsi plus de
manœuvrabilité à l’échelle internationale pour Kissinger et Nixon, malgré certaines limites en
raison de visions partielles de la réalité des situations et une théorie du linkage trop appliquée
concernant Moscou. C’est des « forces profondes » de l’intérieur que viendraient donc les
freins à l’application de la realpolitik.
Section II : Les dérives vers l’Etat secret.
Le goût du secret sous Nixon et Kissinger n’est pas une nouveauté pour la politique
étrangère américaine. Déjà, depuis sa création en 1947, la CIA menait des opérations de
« diplomatie secrète » pour combattre le communisme dans les pays périphériques. Par
exemple, en juillet 1954, une opération de la CIA conduit au renversement du président
270
Ibid. p 376.
Ibid. p 424.
272
Suri J., op. cit., p 181, puis Kissinger H. op. cit. 2011
271
74
guatémaltèque Jacobo Arbenz Guzman 273 , de la même manière que Kissinger et Nixon
emploierait la CIA à des opérations secrètes visant la déstabilisation de gouvernements
« ennemis » en Amérique latine et en Afrique274, décidant de ces opérations en petit comité
pour éviter les « fuites ».
L’épisode de la Baie des Cochons en 1961 conduit à une forte critique de la CIA et du
Département d’Etat. Nixon, qui avait par ailleurs déjà participé à des voyages comprenant des
volets d’espionnage, comme à Moscou en ??? 275 , observe les faiblesses engendrées par la
bureaucratisation de la diplomatie provoquant inexorablement des fuites et des actions
incontrôlées276. Il assimile ainsi très vite le fait que le silence s’impose aux décideurs, et ce
n’est pas Kissinger qui le contredira. L’usage de la diplomatie secrète, Metternich en avait
montré l’utilité. Ces deux hommes continueraient dans cette voie.
De plus, ils partagent une vision hégélienne de l’histoire277. Pour eux, la politique étrangère
doit être totalement hermétique aux questions intérieures et l’homme d’Etat doit décider seul
et ne pas se faire influencer. Cela va les conduire à rationnaliser le processus de décision
politique pour plus d’efficacité mais surtout pour plus de secret.
Ainsi, les bandes d’écoute et d’enregistrement, qui firent parler d’elles lors du scandale du
Watergate, étaient déjà utilisées par les administrations précédentes. Mais Kissinger et Nixon
généralisèrent ce système à leurs propres hommes278. Kissinger alla même jusqu’à placer une
bande d’écoute pour son propre poste téléphonique, pour enregistrer ses propres conversations
avec le président ou ses conseillers279. Le scandale des Pentagon papers en 1971, documents
top secret révélés à la presse, augmentèrent leur méfiance et leur pratique du secret.
Dans la pratique de la politique, ayant leurs idées propres pour diriger le monde depuis
la Maison Blanche, ils eurent le sentiment qu’il serait plus facile de contourner une
bureaucratie tant méprisée qu’essayer de la convaincre280. Les tensions entre le NSC et le
Département d’Etat découlèrent de cette position : Kissinger ouvrit de nombreux back
channels, même au sein de l’administration et de l’armée, pour pouvoir donner des
instructions sans que celles-ci soient captées par William Rogers, le secrétaire d’Etat, pour le
273
Huret R. op. cit. p 154.
Ibid. p 165.
275
Ibid. p 157.
276
Ibid. p 156.
277
Isaacson W., op. cit., p 158
278
Kissinger, avec son talent habituel pour manipuler les concepts, fit en sorte que ses aides se sentent surveillés
pour leur propre bien, pour qu’en cas de fuite on sache que cela ne venait pas d’eux. Isaacson W., op. cit., p 226
279
Ibid. p 230.
280
Ibid. p 153.
274
75
tenir à l’écart de toute décision. Isaacson nous dit que Kissinger avait cette « obsession » que
le Département d’Etat et le service extérieur voulaient lui couper constamment l’herbe sous
les pieds281. Il s’organisa ainsi de manière que son staff n’ait pas d’accès indépendant au
président, aux médias ou aux diplomates282 pour éviter qu’on le devance dans la transmission
de l’information.
Les opérations secrètes du bombardement du Cambodge à partir de 1970 furent
symptomatiques de ce goût du secret exacerbé et de cette peur des « fuites ». Lorsque les
premiers B-52 furent envoyés survoler le Cambodge et larguer leur chargement de bombes sur
les sanctuaires du Viêt-Cong, ils ne purent ouvrir leurs ordres qu’en vol, ordres transmis via
des back channels au sein de l’armée, souvent des officiers supérieurs acquis à cette pratique
et n’ayant que peu de contact avec les services diplomatiques. Nixon fit tout pour qu’on ne
sache rien des bombardements au sein de son administration et dans la presse ; en voyage
diplomatique en Europe, il ne voulait pas que l’histoire fît du bruit et porte un coup à ses
relations avec les chefs d’Etat européens283. De plus en plus obsédés par le secret, Nixon et
Kissinger passeront d’ailleurs plus de temps à empêcher que l’on découvre la vérité sur ces
bombardements, à propos desquels le gouvernement cambodgien n’avait émis aucune
protestation formelle, qu’à s’occuper de l’intérêt tactique réel de ces bombardements qui
durèrent plus que de mesure.
Concernant l’ouverture avec la Chine, les mêmes méthodes secrètes furent appliquées. Ainsi,
Kissinger passa outre les diplomates en poste, dont le futur président George Bush, qui ne
purent que prendre acte des acquis des négociations ceux-ci révélés au grand public.
L’approche réaliste de Kissinger en 1970 réussit ainsi à construire une structure stable
pour l’usage de la diplomatie, mais son obsession pour le secret, partagée par Nixon,
l’empêcha d’obtenir un support important de la part de l’administration et du corps
diplomatique et aviva les rancœurs. Isaacson soutient ainsi que moins de secret aurait été plus
favorable pour le maintien sur le long terme des politiques ainsi mises en place mais aussi
aurait facilité certaines négociations : la révélation des propositions concernant le règlement
du Nord Vietnam aurait montré aux protestataires et pacifistes américains que les Nord
Vietnamiens étaient inflexibles et apporté plus de soutien de la part de l’opinion publique284.
281
Ibid. p 156.
Ibid. p 185.
283
Ibid. p 174.
284
Ibid. p 255.
282
76
Section III : De l’opinion publique et des révolutions populaires.
La politique étrangère américaine, comme celle britannique en 1815, dépend beaucoup
de l’opinion publique. Nous l’avons vu, le besoin de gérer rapidement des crises, la rapidité
requise dans l’analyse des variables d’une situation donnée, ne peuvent pas attendre une
analyse de l’état de l’opinion publique. Cependant, de 1968 à 1973, l’opinion publique est une
variable que Nixon ne peut pas ne pas prendre en compte.
L’incidence nationale du conflit montra bien vite à quel point tout était imbriqué, avec l’aide
du développement des médias de masse, et les évènements de la campagne vietnamienne
avaient très vite des répercussions dans les rues des villes américaines 285. Si Nixon en 1969
dit qu’il ne se laisserait pas influencer par les mouvements pacifistes, il reconnut plus tard
dans ses Mémoires que ces mouvements l’avaient poussé à abandonné ses plans
d’intensification du conflit286.
Kissinger n’était pas à l’aise avec l’opinion publique. L’image qu’on l’on retrouve de
lui à travers ses biographies ou ses écrits est celle d’un homme qui se sent plus à l’aise en
compagnie de chefs d’Etat, des détenteurs du pouvoir, qu’en compagnie de la foule et en proie
à ses passions. Le froid calculateur considère que la foule ne doit pas influencer la politique
étrangère, que les seules « forces profondes » qui doivent être prises en compte dans la mise
en place d’une politique sont celles qui relèvent de données concrètes, comme la géographie
ou les ressources nationales. Son expérience de la chute de la république de Weimar en 1933
et de la montée du nazisme grâce aux passions populaire lui a créé cette méfiance générale
vis-à-vis de la démocratie ; il craignait les passions des foules et leur irrationalité 287 . Son
étude de l’échec de Castlereagh en raison de l’impossibilité pour son pays de comprendre sa
politique, pourtant intégrée dans les valeurs de Kissinger, a du également jouer.
Leurs stratégies secrètes furent mises en place pour contourner la lenteur
bureaucratique et éviter les fuites, nous l’avons vu. Mais la crainte des fuites n’était pas liée
seulement à la bonne tenue des négociations comme ils le faisaient entendre. Les
bombardements du Cambodge tenus secrets le furent pour éviter toute protestation de
l’opinion publique. Ils ont reconnus tous deux plus tard qu’ils n’avaient ni l’un ni l’autre les
« tripes » de faire face aux protestations nationales que ces bombardements ne manqueraient
285
Huret R. op. cit. p 166-167.
Zinn H., op.cit., p 566.
287
Suri J. op. cit. p 193.
286
77
pas de provoquer288. La légitimation ainsi faite de la violence d’Etat provoqua un profond
désordre moral dans l’opinion. La théorie de « l’homme fou » de Nixon et l’usage de la force
en diplomatie mis en place par les deux hommes leur furent vite reproché et Hanoi gagna sa
plus grande victoire morale depuis l’offensive du Têt lors de l’invasion du Cambodge par les
forces américaines et sud-vietnamiennes289. L’opinion comprenait de moins en moins les buts
de la guerre, qui n’apparaissaient qu’être le soutien à un régime fantoche et corrompu et le
viol systématique du droit international et de la neutralité de pays frontaliers.
Nous avons dit combien Kissinger et Nixon aimaient révéler d’une manière
dramatique les résultats de négociations tenues jusque là secrètes. S’ils avaient peur que leurs
opérations secrètes soient révélées, ils aimaient montrer l’importance de certains actes une
fois ceux-ci achevés, comme l’annonce « Peace is at hand » en 1972 concernant les
négociations pour le Vietnam, ou l’annonce subite du voyage prochain du président Nixon à
Pékin. Kissinger plaçait une importance considérable dans son image et dans la presse 290,
s’efforçant de convaincre tous ceux qui n’étaient pas d’accord avec eux.
Nixon lui, donnait une image publique qui fut longtemps caricaturée, et ce depuis sa viceprésidence d’Eisenhower. Lors du premier débat télévisé durant la campagne de 1960,
l’opinion publique lui fut défavorable en raison de la préparation physique et de la jeunesse de
son adversaire, John F. Kennedy. « Tricky Dick », comme il fut longtemps surnommé, mit un
temps avant de s’habituer aux médias et à l’opinion publique, sa personnalité ne l’y prêtant
pas.
Cependant ils pensaient plus à une image dramatisée qu’à s’assurer le support des masses. Les
Chinois, eux, avaient compris que rééduquer les masses valait mieux que les laisser dans le
noir, ils acceptèrent donc volontiers la mise en image de la visite de Nixon à Pékin en 1972291.
Kissinger disait « Un des facteurs importants de la paix et de la stabilité dans le monde
dépend dans la connaissance qu’ont les autres peuples de la crédibilité de l’Amérique292. »
Hélas, il n’avait pas pris en compte son propre peuple et de son moral.
Comme Castlereagh en son temps, ils ne purent faire comprendre à leur opinion
publique les fondements de leur politique pour ainsi la consolider. Si celui-ci échoua
288
Isaacson W., op. cit. p 172.
Ibid. p 270.
290
Ibid. p 292.
291
Ibid. p 400.
292
Ibid. p 293.
289
78
simplement à faire comprendre sa vision à un peuple replié sur ses traditions de nation
insulaire, Kissinger échoua d’avoir simplement méprisé ce facteur. Pourtant, il cite Metternich
dans Le chemin de la paix : « L’opinion publique, écrit Metternich en 1808, est l’une des
armes les plus puissantes qui soient. Tout comme la religion, elle pénètre les recoins les plus
secrets, ce qu’aucune mesure administrative ne saurait achever ; mépriser l’opinion publique
revient à mépriser les principes moraux. [L’opinion publique] doit faire l’objet d’un culte
particulier.293 » Mais l’échec de 1809 joue contre cette affirmation et Kissinger s’en tient là.
Metternich est un homme d’Etat qui a pu agir sans le soutien d’une opinion publique, luimême, méfiant envers la démocratie, peut faire de même. Il aura préféré ainsi suivre les pas
d’un homme d’Etat qui n’avait pas d’autre choix, se fermant lui-même des opportunités.
293
AWR p 31.
79
Conclusion
La politique étrangère mise en place sous la présidence de Richard Nixon avec Henry
Kissinger comme conseiller à la sécurité peut paraître une coupure dans l’histoire de la politique
étrangère américaine. Oscillant traditionnellement entre un idéalisme interventionniste et
l’isolationnisme, la période 1969-1973 la voit se transformer en une politique de limites, basée sur la
recherche de l’équilibre des forces et du meilleur usage possible de la diplomatie.
Les dérives liées au secret, si l’on en croit Romain Huret, sont issue de premiers développements
effectués lors de la seconde guerre mondiale et l’immédiat après-guerre, notamment avec la
constitution de la CIA pour mener des opérations clandestines dans les pays communistes. Nixon et
Kissinger sont les hommes qui ont théorisé cette pratique du secret, poussés en cela par leur
personnalité paranoïaque et conspiratrice et leur pessimisme. Convaincus qu’éviter les obstacles que
pourraient poser la bureaucratie et l’opinion publique serait bénéfique pour le rapport de force
américain dans la négociation, ils s’évertuèrent à ce que tout processus de décision ne repose que sur
eux.
On peut estimer, au regard de la dernière décennie, que la pratique du secret vis-à-vis de l’opinion
publique, les mensonges à son égard, ont perduré sous les différentes administrations américaines.
Dans une moindre mesure, peut être, encore que cela doive être soumis à étude, mais plusieurs affaires
sous la présidence Bush Jr, concernant notamment l’Irak, montrent que la manipulation de l’opinion
publique pour la poursuite d’une politique étrangère est toujours au goût du jour. Il est d’ailleurs
regrettable que de telles pratiques poussent au développement de théories du complot, qui sont
florissantes notamment sur internet, sur des sujets tels que la crise économique, les attentats du 11
septembre 2001 ou même la guerre en Lybie.
Ce qui nous paraît certain, c’est qu’au regard de cette méfiance de l’opinion publique, Kissinger et
Nixon ont contribué à saper certaines de leurs politiques dès leur mise en place. Essayer de s’adapter
au contexte démocratique plutôt que le contourner aurait peut être été plus judicieux.
Cependant, la politique internationale ne peut pas non plus être soumise entièrement aux passions
populaires. Il en ressort pour nous que l’homme d’Etat, qu’il soit conservateur ou révolutionnaire, est
là pour mener le navire et éviter les écueils de la rude compétition internationale. Un homme d’Etat
disposant d’un esprit analytique et d’une vision stratégique, ainsi que d’une grande réaction tactique,
tel que Kissinger, semble indispensable à chaque Nation, notamment dans ses périodes de crise. La
politique étrangère ne doit pas être liée au « court-termisme ambiant »294 mais doit reposer sur des buts
stratégiques stables et c’est à l’homme d’Etat de faire comprendre à ses concitoyens l’enjeu de ces
objectifs.
294
Hubert Védrine, Continuer l’histoire, Paris, Flammarion, 2008.
80
Ce fut l’échec de Castlereagh, face à une société britannique repliée sur elle-même, coupée du «vieux
continent » par la Manche et ne voyant sa sauvegarde que dans la protection des droits maritimes et
dans sa flotte de guerre. Metternich lui, confronté à une société multinationale et à régime sclérosé,
comme arrêté dans le temps et ne cherchant pas les réformes dans la peur d’échouer, n’eut d’autre
choix que de s’en remettre à lui-même et au peu de ressources que lui offrait son pays. Kissinger lui,
avait la capacité de lier l’esprit de ces deux hommes. L’Amérique, protégée par ses océans, son
immense flotte de guerre, son arsenal de dissuasion nucléaire et surtout l’esprit patriotique de ses
concitoyens ressemblait en cela à la Grande-Bretagne du XVIIIème siècle. Liant une par de l’esprit de
Metternich à la situation de Castlereagh, Kissinger réussit à éviter à l’Amérique de retomber dans
l’isolationnisme après le traumatisme vietnamien et à garder sa crédibilité dans un monde se
transformant très rapidement. On peut le considérer comme un homme d’Etat « révolutionnaire » dans
sa politique étrangère mais poursuivant des buts conservateurs. Un « White revolutionary » comme le
Bismarck qu’il avait étudié en 1968295.
La guerre du Kippour en 1973 marqua la rupture : le Tiers monde faisait désormais entendre sa voix
en jouant sur son seul atout : les ressources de son sol et notamment le pétrole. En fin de compte,
l’équilibre des forces construit par Kissinger se devait d’inclure un quatrième acteur de poids et moins
identifiable. Il n’était plus question d’aller discuter via des back channels avec le chef d’une grande
puissance pour gérer le monde, comme l’auraient voulu Kissinger et Nixon, mais il s’agissait
désormais de prendre en compte des populations entières habituellement soumises aux marchandages
mondiaux des grands Etats. La suite des années 70 montra ainsi le besoin américain de sécuriser le
Moyen-Orient, d’abord grâce à Kissinger, puis par la politique de Jimmy Carter et de Zgnibiew
Brzezinski, son conseiller à la sécurité nationale296.
La personnalité et la formation intellectuelle de Henry Kissinger, largement issue de son
analyse de la diplomatie européenne semblent peu compatibles avec les réalités démocratiques des
Etats-Unis. Ses pratiques à la tête de la diplomatie américaine correspondent à la cour d’un monarque
européen des siècles précédents. Son admiration pour les grands hommes d’Etat du « vieux continent »
lui donne une exceptionnelle appréhension des réalités géopolitiques et stratégiques mais le coupe de
certains facteurs capitaux issus du système démocratique et du développement des échanges à l’échelle
mondiale. Son œuvre n’en impose pas moins le respect au politologue et à l’historien.
295
Kissinger H., The White revolutionary, 1968 cité in Issacson W., op. cit.
À noter que Brzezinski était collègue de Kissinger à Harvard et faisait partie de cette classe universitaire
influente dans la conduite des affaires étrangères américaines.
296
81
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82
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83
Table des matières
INTRODUCTION ................................................................................................................................................ 2
PREMIÈRE PARTIE : L’HOMME D’ÉTAT ET LA DIPLOMATIE................................................................................ 6
CHAPITRE PREMIER : DE L’HISTORIOGRAPHIE. ............................................................................................................... 6
Section I : De la place de l’Homme d’État en historiographie. ........................................................................ 7
Section 2 : L’homme d’État et les « forces profondes ». ............................................................................... 10
Section 3 : De l’usage de la force. ................................................................................................................. 12
CHAPITRE II : L’ORDRE INTERNATIONAL. ..................................................................................................................... 14
Section 1 : De l’équilibre des forces et de la nécessité d’un ordre légitime. ................................................. 14
Section 2 : Des révolutionnaires. .................................................................................................................. 16
CHAPITRE III : DE L’HOMME D’ÉTAT. ......................................................................................................................... 18
Section 1 : Les qualités inhérentes à un homme d’État. ............................................................................... 18
Section 2 : Du conservateur. ......................................................................................................................... 20
Section 3 : Du réalisme en relations internationales : la realpolitik et le recours à la force en négociation. 21
CONCLUSION PREMIÈRE PARTIE ................................................................................................................................ 23
DEUXIÈME PARTIE: LE CONGRÈS DE VIENNE VU PAR HENRY KISSINGER......................................................... 24
AVANT-PROPOS : LES ENJEUX DU RÉTABLISSEMENT DE LA PAIX........................................................................................ 24
CHAPITRE IV : LE CONCERT EUROPÉEN. ...................................................................................................................... 26
Section I : Le chemin de la paix. .................................................................................................................... 26
Section II : Etats conservateurs vs Etats expansionnistes. ............................................................................ 28
Section III : Les hommes d’État : Castlereagh, Alexandre Ier, Talleyrand. .................................................... 33
CHAPITRE V : METTERNICH, LE CONTINENTAL.............................................................................................................. 38
Section I : Un aristocrate du XVIIIème siècle. ............................................................................................... 38
Section II : Un maître de la diplomatie : la recherche de la souplesse maximum. ........................................ 41
Section III : Un maître de la diplomatie : le jeu psychologique. .................................................................... 43
CONCLUSION DEUXIÈME PARTIE : LES LEÇONS DE L’HISTOIRE : ADMIRATION ET INFLUENCE. ................................................. 46
TROISIÈME PARTIE : KISSINGER ET L’USAGE DE LA REALPOLITIK. ................................................................... 49
CHAPITRE VI : LES ENJEUX DE LA POLITIQUE ÉTRANGÈRE AMÉRICAINE EN 1969.................................................................. 49
Section I : La Guerre froide et la rigidité du containment. ............................................................................ 50
Section II : Le bourbier vietnamien. .............................................................................................................. 53
Section III : L’avènement d’un monde multipolaire et la nécessité de créer les structures nécessaires à
l’usage de la diplomatie. .............................................................................................................................. 55
CHAPITRE VII : LES ACTEURS DE L’ÉQUILIBRE DES FORCES : DE LA NÉGOCIATION À L’USAGE DE LA FORCE. ................................ 58
Section I : Le duo Nixon-Kissinger, moteur de la politique étrangère américaine. ....................................... 58
Section II : De la diplomatie et des back channels. ....................................................................................... 61
Section III : De l’usage de la force dans la négociation. ................................................................................ 67
CHAPITRE VIII : DE LA RECHERCHE DE LA MARGE DE MANŒUVRE MAXIMALE : ENTRE SOUPLESSE ET CRISE DÉMOCRATIQUE. ....... 71
Section I : L’équilibre des forces. ................................................................................................................... 72
Section II : Les dérives vers l’Etat secret. ...................................................................................................... 74
Section III : De l’opinion publique et des révolutions populaires. ................................................................. 77
CONCLUSION .................................................................................................................................................. 80
BIBLIOGRAPHIE : ............................................................................................................................................ 82
84
Résumé du mémoire
« Etudier les relations internationales sans tenir grand compte des conceptions
personnelles, des méthodes, des réactions sentimentales de l’homme d’Etat, c’est négliger un
facteur important, parfois essentiel.297 »
Ce mémoire cherche à analyser l’action de l’un des plus grands diplomates américains du
XXème siècle, Henry Kissinger. D’obédience réaliste et conservatrice, Henry Kissinger s’est
illustré comme l’éminence grise du président Richard Nixon en matière d’affaires étrangères.
D’abord Conseiller à la Sécurité nationale, puis Secrétaire d’Etat, son action reste
extrêmement controversée, notamment en raison de son usage sans modération de la
realpolitik.
D’abord historien avant d’être homme d’Etat, Kissinger publia en 1957 sa thèse de doctorat
de l’Université d’Harvard laquelle traitait du règlement des guerres napoléoniennes,
notamment au cours du Congrès de Vienne en 1815. Publiée en France sous le titre Le
chemin de la paix en 1972, cette thèse analyse avant tout le rôle de Metternich, homme d’Etat
conservateurs, dans le règlement des guerres mais surtout dans la création d’un nouvel ordre
européen légitime et fondé sur l’équilibre des forces.
Nombreux sont ceux qui ont comparé Kissinger au Metternich qu’il semble admirer tant.
Tous deux conservateurs, tous deux réalistes dans leur politique internationale, leur
philosophie politique et leurs actions semblent en effet assez proches.
Notre propos nous mène à analyser le degré d’influence d’un homme sur l’autre. Il cherche
aussi à réfléchir sur le rôle de l’homme d’Etat en relations internationales et sur la marge de
manœuvre dont il dispose, notamment face aux « forces profondes » présentes en
historiographies depuis l’Ecole des Annales. Notre analyse nous portera à montrer que
Kissinger, influencé à la fois par Metternich et dans une moindre mesure par Castlereagh, le
ministre anglais des affaires étrangères en 1815, mettra en place des actions brillantes mais
que sa vision inadaptée au contexte américain des années 1960-1970 sapera tout fondement
moral de son action, chose ultimement fatale en démocratie.
Mots clefs : Henry Kissinger - Politique internationale – Congrès de Vienne – Metternich –
homme d’Etat – Le chemin de la paix – Etats-Unis – Diplomatie – Histoire diplomatique.
297
Renouvin P. et Duroselle J-B., Introduction à l’histoire des relations internationales, Paris, Pocket, 2010.
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