INSTITUT D’ETUDES POLITIQUES DE TOULOUSE L’HOMME D’ETAT EN POLITIQUE INTERNATIONALE L’homme d’État selon Henry Kissinger : du Congrès de Vienne à la Maison Blanche. SOUS LA DIRECTION DE M. BERTRAND VAYSSIERE MEMOIRE DE RECHERCHE PRESENTE PAR M. ELIO BERTELANGEREAU 2010-2011 INSTITUT D’ETUDES POLITIQUES DE TOULOUSE L’HOMME D’ETAT EN POLITIQUE INTERNATIONALE L’homme d’État selon Henry Kissinger : du Congrès de Vienne à la Maison Blanche. SOUS LA DIRECTION DE M. BERTRAND VAYSSIERE MEMOIRE DE RECHERCHE PRESENTE PAR M. ELIO BERTELANGEREAU 2010-2011 Remerciements Je tiens à remercier chaleureusement M. Bertrand Vayssière pour m’avoir aguillé sur ce sujet passionnant et avoir accepté de diriger ce travail. Je tiens également à remercier tous ceux, amis et proches, qui ont accepté de lire les épreuves du présent travail : leurs conseils et encouragements m’ont beaucoup aidé tout au long de la rédaction. Enfin, je veux remercier particulièrement mes amis Stéphane Vasseur et Yves-Emmanuel Bara, tous deux férus d’Histoire et du voyage dans le temps, pour les conversations passionnantes que nous avons régulièrement et qui ont en grande partie soutenu ce mémoire. i ii Avertissement : L’IEP de Toulouse n’entend donner aucune approbation, ni improbation dans les mémoires de recherche. Ces opinions doivent être considérées comme propres à leur auteur(e) iii INTRODUCTION ................................................................................................................................................ 2 PREMIÈRE PARTIE : L’HOMME D’ÉTAT ET LA DIPLOMATIE................................................................................ 6 CHAPITRE PREMIER : DE L’HISTORIOGRAPHIE. ............................................................................................................... 6 CHAPITRE II : L’ORDRE INTERNATIONAL. ..................................................................................................................... 14 CHAPITRE III : DE L’HOMME D’ÉTAT. ......................................................................................................................... 18 CONCLUSION PREMIÈRE PARTIE ................................................................................................................................ 23 DEUXIÈME PARTIE: LE CONGRÈS DE VIENNE VU PAR HENRY KISSINGER......................................................... 24 AVANT-PROPOS : LES ENJEUX DU RÉTABLISSEMENT DE LA PAIX........................................................................................ 24 CHAPITRE IV : LE CONCERT EUROPÉEN. ...................................................................................................................... 26 CHAPITRE V : METTERNICH, LE CONTINENTAL.............................................................................................................. 38 CONCLUSION DEUXIÈME PARTIE : LES LEÇONS DE L’HISTOIRE : ADMIRATION ET INFLUENCE. ................................................. 46 TROISIÈME PARTIE : KISSINGER ET L’USAGE DE LA REALPOLITIK. ................................................................... 49 CHAPITRE VI : LES ENJEUX DE LA POLITIQUE ÉTRANGÈRE AMÉRICAINE EN 1969.................................................................. 49 CHAPITRE VII : LES ACTEURS DE L’ÉQUILIBRE DES FORCES : DE LA NÉGOCIATION À L’USAGE DE LA FORCE. ................................ 58 CHAPITRE VIII : DE LA RECHERCHE DE LA MARGE DE MANŒUVRE MAXIMALE : ENTRE SOUPLESSE ET CRISE DÉMOCRATIQUE. ....... 71 CONCLUSION .................................................................................................................................................. 80 BIBLIOGRAPHIE : ............................................................................................................................................ 82 1 Introduction Étudier les relations internationales sans tenir grand compte des conceptions personnelles, des méthodes, des réactions sentimentales de l’homme d’État, c’est négliger un facteur important, parfois essentiel.1 Hubert Védrine, dans sa préface à Introduction à l’histoire des relations internationales, répond à une question simple, sur l’intérêt d’étudier l’histoire des relations internationales à notre époque, alors que le monde semble globalisé et régit par les marchés financiers. Où est l’intérêt pour le politologue d’étudier les évènements, les hommes et les valeurs du passé ? Henry Kissinger y répondait déjà en 1957, alors qu’il publiait sa thèse de doctorat, A world restored, Metternich, Castlereagh and the Problem of Peace 1812-18222. Alors que ses co-disciples étudiaient des sujets contemporains à leur période, étudiant par exemple le totalitarisme soviétique pour Zbigniew Brzezinski, Henry Kissinger se fit remarquer en choisissant un sujet sur le Congrès de Vienne et la diplomatie européenne du début du XIXème siècle. À la lecture de sa thèse, très vite tous comprirent les analogies possibles entre leurs deux époques : dans l’étude du passé, Kissinger cherchait la compréhension du présent, car si l’histoire ne raisonne pas par maximes, elle enseigne par analogie3. Lorsqu’il accéda au poste de national security adviser (conseiller à la sécurité nationale) du président Richard Nixon, Henry Kissinger avait derrière lui deux décennies d’études historiques et de réflexions géopolitiques et stratégiques sur la période traversée par l’Amérique. Au cours des années et jusqu’à nos jours, il a écrit de nombreux ouvrages très prisés sur l’analyse des relations internationales. L’œuvre Diplomatie poursuit sa pensée commencée avec Le chemin de la paix et marque un retour aux sources pour le lecteur qui se penche sur la diplomatie du XVIème siècle à la fin de guerre froide. Cette œuvre se pose 1 Renouvin P. et Duroselle J-B., Introduction à l’histoire des relations internationales, Paris, Pocket, 2010. Cette œuvre a été traduite sous le titre de Le chemin de la paix en français (Paris, Editions Denoël, 1972). Nous nous y référerons désormais sous ce nom au cours de notre développement. 3 Kissinger H. A la Maison Blanche (vol. 1), Paris, Fayard, 1979. 2 2 comme un manifeste réaliste 4 et revient sur les grands hommes qui ont fait l’histoire, de Richelieu jusqu’à Kissinger lui-même. Henry Kissinger est considéré comme brillant par les principaux spécialistes de la diplomatie et des relations internationales, quoique non exempt de critiques, notamment d’ordre moral. Né à Fürth en Bavière en 1923, d’origine juive, il assiste jeune à la chute de la République de Weimar, à la montée du nazisme et perd un certain nombre de ses proches dans les camps de la mort. En 1939, lui et sa famille parviennent à s’exiler aux Etats-Unis. Il reviendra six ans plus tard en Allemagne, portant l’uniforme de l’US Army. Ses origines lui permettront d’être engagé dans une division de « dénazification » de l’Allemagne occupée, puis il sera affecté à la gestion d’un district entier, mission pour laquelle il s’avèrera particulièrement disposé, montrant déjà des qualités d’organisation et de leadership. À son retour d’Europe, son intellect et certaines relations entretenues pendant la guerre lui permettront d’intégrer Harvard College, puis Harvard University. C’est en 1954 qu’il présentera sa thèse et sera reçu comme docteur en Histoire. Son expérience de la chute de la République de Weimar jusqu’à la Shoah (il perdit une douzaine de membres de sa famille dans les camps) lui a donné un esprit pessimiste concernant l’histoire. Renforcé par ses lectures, notamment Le Déclin de l’Occident de Spengler 5 , Kissinger, nous dit Jean-Yves Haine 6 , a développé une conscience de l’aspect tragique que revêt l’histoire et de ses répétitions. Son mémoire de recherche à Harvard, The meaning of History : Reflections on Spengler, Toynbee and Kant montre sa volonté de dépasser le pessimisme excessif de l’un, le déterminisme de l’autre et l’optimisme illusoire du dernier. Cette philosophie, acquise par l’expérience, sera ainsi accompagnée d’une profonde méfiance à l’égard de la démocratie et des passions populaires, qu’il prend pour responsable de l’échec de Weimar. C’est de cette philosophie que lui vient son goût pour « l’homme d’État », la figure du « grand homme » éclairé qui conduit son pays à travers les méandres de l’Histoire. Et c’est de là que viendra sa préférence à rester en compagnie d’hommes d’État, même dictatoriaux, plutôt que des foules. 4 Haine J-Y., « Diplomacy : la cliopolitique selon Henry Kissinger. », Cultures & Conflits [En ligne], Tous les numéros, Troubler et inquiéter : les discours du désordre international, mis en ligne le 10 mars 2003. 5 6 Cette œuvre a d’ailleurs inspiré de nombreux réalistes et était régulièrement lue par Richard Nixon. Haine J-Y., Op. cit. 3 Sa thèse vient également de ce goût de l’homme d’État et de son action dans l’histoire. Le chemin de la paix traite du règlement des guerres napoléoniennes après la chute de l’Empereur Napoléon Ier, notamment au cours du Congrès de Vienne. Pour Kissinger, le choix de la période cruciale pour comprendre la situation de l’Amérique des années 1950 fut cette période du début du XIXème siècle, de 1812 à 1822 pour être précis. Cette période représente la reconstruction d’un ordre fondé sur l’équilibre et destiné à rétablir une paix relative mais durable. C’est sur des valeurs conservatrices que se base cette reconstruction et l’homme clef de ce règlement est l’autrichien Klemens von Metternich, aidé en cela par le britannique Lord Castlereagh. On a souvent dit que Kissinger était le nouveau Metternich, que sa pensée était issue de celle de cet homme d’un autre siècle et que ses politiques sous les administrations Nixon puis Ford étaient typiques de celles qu’aurait pu mettre en place l’homme d’État autrichien. Réaliste, conservateur, partisan de la realpolitik qu’il a pu étudier également chez Bismarck, Kissinger a tenté de reformuler les paradigmes de la politique étrangère américaine pour s’adapter à un monde en mutation. Au pouvoir, d’abord comme national security adviser, puis comme State secretary, de 1969 à 1977, Kissinger a profondément marqué la politique étrangère américaine dans un moment crucial. La période qui nous intéresse ici est celle de 1969 à 1973, alors qu’il était conseiller. En effet, nous estimons que si son action en temps que secrétaire d’État a bel et bien montré sa virtuosité tactique et diplomatique, faisant face à des crises externes comme internes, son action comme conseiller nous permet d’appréhender un peu mieux sa vision stratégique et la mise en place des fondements de sa politique sur le long terme. Pourquoi étudier Henry Kissinger ? Pourquoi Metternich ? Ces deux hommes, conservateurs et réalistes, sont représentatifs de la place de l’homme d’État en politique internationale et de ses marges de manœuvres. Ils sont en outre liés par la thèse écrite par l’un sur l’autre : tel un professeur d’un autre âge, Metternich apporte des enseignements sur les réalités du pouvoir à un homme qui cherche à en obtenir et à l’exercer. Alors que notre époque semble marquer l’échec de la « communauté internationale » 7 et voit les Etats se replier sur eux-mêmes et à chercher l’équilibre, ces enseignements issus d’un temps où les Etats-Nation étaient rois au sein du vieux système westphalien semblent d’actualité. Quels 7 Védrine H., Préface à Renouvin P. et Duroselle J-B., op. cit. 4 sont les principes de l’équilibre des forces, de quelle manière peut-on appréhender le monde et enfin, quelle est la place de l’homme d’État. Notre propos va donc nous amener à analyser la portée réelle de l’enseignement que Metternich a donné à Kissinger. A travers l’étude de Le chemin de la paix, ouvrage clef pour saisir la vision qu’a Kissinger de Metternich, et concernant l’analogie possible entre les deux époques traitées dans cette étude (1812-1822 et 1969-1973), nous allons déterminer si l’action menée par Henry Kissinger à la tête de la diplomatie américaine trouve ses fondements dans son analyse de la pensée de Metternich, basée sur l’importance du chef d’État éclairé, l’équilibre et la souplesse, adaptée et transposée aux enjeux de son temps. Nous traiterons également la manière dont cette philosophie politique a été adaptée aux réalités socioéconomiques de la fin des années 1960 et du début des années 1970. Dès lors, il nous sera possible d’émettre nos vues sur les enjeux de l’approche réaliste en politique étrangère, sur le rôle de l’homme d’État et sur l’approche de l’avenir et du présent en s’inspirant du passé. L’essentiel du propos étant basé sur l’étude d’une seule œuvre, Le chemin de la paix, les différentes recherches que nous avons menées ne se basent que sur quelques autres ouvrages essentiellement biographiques et historiographiques pour appuyer nos analyses personnelles. Pour arriver à certaines conclusions, notre étude nous amènera tout d’abord à déterminer le cadre historiographique de l’étude des relations internationales. Considérant les différentes écoles de pensée du siècle dernier nous pourrons en déduire les éléments importants à prendre en compte en politique étrangère, tout en étudiant les principales valeurs qui semblent être celles de Henry Kissinger à la lumière de sa thèse Le chemin de la paix. Nous analyserons ensuite cette œuvre pour bien saisir la personnalité et l’action de Metternich, telle que présentée par Kissinger, et dans son contexte historique particulier. Enfin, nous étudierons l’action de Henry Kissinger en tant que conseiller du président Richard Nixon, pour déterminer l’apport de Metternich et de son étude du passé sur son analyse de la situation américaine du début des années 1970 et des réponses à y apporter. Sans entrer dans chaque processus de décision et dans les aspects tactiques des différents hommes d’État que nous rencontrerons au cours de cette étude, notre but sera de dégager les valeurs majeures et les visions stratégiques qui en découlent. 5 Première Partie : l’Homme d’État et la diplomatie. « En temps que professeur, j’avais tendance à penser que l’histoire était menée par des forces impersonnelles. Mais quand vous le voyez en pratique, vous voyez la différence que les personnalités font. » Henry Kissinger, lors d’une conversation avec des journalistes à bord de son avion à destination du Moyen-Orient, Janvier 1974. Chapitre Premier : De l’historiographie. Notre propos va nous amener à essayer de comprendre la pensée de Kissinger et comment l’analyse qu’il a eue de l’œuvre de Metternich dans Le chemin de la paix a pu influer sur son propre passage à la tête de la diplomatie américaine. Les deux hommes ont eu à faire face à une période révolutionnaire et ont cherché à établir leur politique en fonction d’évènements peu prévisibles, en cherchant à influer le cours des choses pour instaurer l’ordre international qui leur paraissait le plus légitime. Les différents courants de l’historiographie (ou la manière dont est écrite l’histoire) ont chacun apporté leur pierre à l’édifice de l’Histoire en temps que science. Ces divers courants ont chacun mis en avant des aspects différents de l’étude historique, croyant pour chacun fermement dans l’importance de telle ou telle variable faisant évoluer le cours de l’histoire. Du positivisme à l’école des Annales, de la Nouvelle histoire à l’histoire éclatée, ces écoles, dont nous allons rappeler brièvement les principaux paradigmes, nous aident à apporter un éclairage théorique sur le cours des évènements dont Metternich et Kissinger ont chacun été les protagonistes et sur la marge de manœuvre dont ils ont pu bénéficier. 6 Section I : De la place de l’Homme d’État en historiographie. La « tribu des historiens » avait autrefois trois idoles : l’idole politique, l’idole individuelle et l’idole chronologique8. Alors que l’histoire politique donnait la part belle aux grands hommes et aux grands évènements rompant avec la continuité, et ce depuis Thucydide, le temps long était laissé de côté et les différentes forces socio-économiques agissant sur le politique étaient ignorées. L’histoire politique se privait ainsi de la possibilité des comparaisons dans l’espace comme dans le temps et s’interdisait les généralisations et les synthèses qui donnent seules à la démarche de l’historien sa dimension scientifique. Les évolutions de l’historiographie au cours du XXème siècle ont mis à bas cette conception de l’Histoire peu à peu, en se basant sur le développement des sciences sociales. Le « grand homme », tel le Metternich décrit par Kissinger, qui par ses actions et sa volonté influait sur le cours de l’histoire devenait par ailleurs un sous-produit de réalités socio-économiques, voire géographiques. L’école des Annales9 a créé une révolution épistémologique10 de ce point de vue là. L’histoire « totale », qui questionne le passé pour expliquer le présent, a introduit les sciences sociales dans l’étude historique : la géographie, l’économie politique, l’anthropologie ou la sociologie ont été introduites dans l’explication du politique. Lucien Febvre et Marc Bloch, puis Fernand Braudel, représentants majeurs de cette école historiographique, prônaient l’existence d’un déterminisme social tempéré par la croyance en la vitalité de l’homme et la possibilité qu’il a de se créer une plage de liberté11. C’est l’histoire de l’homme quotidien et des liens entre passé et présent, reposant sur les développements socio-économiques. C’est également l’histoire des mentalités qui dans certains cas ont directement un lien avec le déroulement d’évènements majeurs 12 . On bannit désormais le récit, soit l’histoire- évènementielle, pour s’attacher à l’histoire-problème. La biographie est par ailleurs une forme d’étude mise au ban. 8 Simiand F. in Bizière J-M. et Vayssière P., Histoire et historiens, Paris, Hachette, 1995, p 180. Ce courant historiographique, mené tout d’abord par Lucien Febvre et Marc Bloch, puis par Fernand Braudel, a commencé en 1929 avec la création des Annales de l’Histoire et jusque vers la fin des années 1980. Les différentes évolutions épistémologiques, progressives et menées par un même groupe d’historiens, ont mené au courant de la Nouvelle Histoire. 10 Pomian K. in Bizière J-M. et Vayssière P., op. cit. , p 179. 11 Bizière J-M. et Vayssière P., op. cit. , p 182. 12 Par exemple la défaite de 1940 telle qu’étudiée « à chaud » par Marc Bloch dans L’Etrange défaite ou son étude Les Rois thaumaturges, in Bizière J-M. et Vayssière P., op. cit., p 185-186. 9 7 La Nouvelle Histoire, nom donné à la troisième génération de l’école des Annales, développe l’anthropologie historique, englobant la « civilisation matérielle » et développant l’histoire des mentalités, c'est-à-dire des représentations collectives et de la structure mentale des sociétés. Elle se différencie notamment des Annales dans l’introduction progressive d’une nouvelle épistémologie basée sur l’étude quantitative, permise par l’apparition de l’ordinateur. Cette nouvelle histoire était surtout une nouvelle vision de la culture, « celle des masses, fondée sur des mécanismes d’imitation et de mimétisme, en opposition à la culture savante13 ». Dans le même temps, la Nouvelle Histoire délaissait le champ économique et social. Ce n’est que dans les années 80 que l’historiographie française voit ressurgir l’individu comme sujet d’importance de l’histoire politique et voit la notion d’ « école historique » se dissoudre14. L’histoire globale est désormais une histoire « éclatée », l’étendue de ces champs d’étude étant désormais très vaste et ceux-ci se juxtaposant. L’histoire politique ainsi que l’histoire des relations internationales, refont ainsi leur apparition15. Les différents champs d’étude autrefois privilégiés par les Annales et la Nouvelle Histoire se sont mis, grâce à certains historiens « éclectiques », au service de l’étude du politique et notamment du rôle de l’homme d’État, rôle qui nous intéresse particulièrement dans la présente étude. L’histoire des relations internationales a contribué à analyser la capacité de l’homme d’État à agir sur « les structures profondes de la nation 16 », voire l’infrastructure. Si le matérialisme historique marxiste affirme l’impossibilité pour l’homme d’État d’agir sur les forces profondes, les historiens restent dans l’expectative. Les guerres de révolutions et napoléoniennes n’ont rien changé à l’infrastructure de la France et de l’Angleterre, dont le niveau de vie a sensiblement été le même durant toute cette période et a subi la même évolution, ce qui peut nous faire trancher pour une immuabilité des « forces profondes », qui ne subissent que très peu la politique des hommes. Par ailleurs, l’ère des armes de destruction massive peut permettre à l’homme d’État, par une escalade de violence et l’avènement d’une guerre totale, de bouleverser profondément l’infrastructure d’une société, en rasant ses villes, 13 Bizière J-M. et Vayssière P., op. cit., p 195. Ibid. p 213. 15 Ibid. p 215. 16 Renouvin P. et Duroselle J-B., op. cit., p 384. 14 8 son industrie et en éliminant son capital intellectuel 17 . C’est cet ordre là, comme nous le verrons, que Kissinger cherchera à transformer et à contrôler. En dehors de cette action extrême redevable à la folie d’un homme d’État qui ne serait en rien éclairé, les hommes d’État ont tentés d’agir, avec plus ou moins de succès, à la fois sur les forces économiques et sociales mais aussi sur la psychologie collective18, le consensus national étant un atout majeur dans la mise en place d’une politique internationale. Ainsi, ayant ces différentes écoles historiographiques et les éléments qu’elles apportent à l’esprit, nous pouvons d’ores et déjà nous demander s’il est pertinent de dissocier l’action de Kissinger du contexte social et des mentalités de l’Amérique des années 1960 et 1970. Nous pouvons nuancer sur la question. En effet, comme nous le verrons plus loin, Kissinger, issu de la génération de la guerre et de la Shoah et à l’étude de la diplomatie européenne, cherchera à se dissocier des mentalités et du contexte social de son époque, les deux très liés au traumatisme du Vietnam d’une part, à la tradition diplomatique américaine d’autre part. Quant à Metternich, sa politique toute entière se fera dans le refus de la Révolution qui se développe dans les mentalités des hommes du XIXème siècle. Mais les politiques des deux hommes seront rattrapées par les mentalités et la structure qu’ils mettront en place ne sera pas viable sur le très long terme. La volonté de Kissinger de suivre un modèle issu de la realpolitik du XIXème siècle qu’il admire l’amène à se couper des réalités propres aux EtatsUnis de la deuxième moitié du XXème siècle et à prendre des décisions potentiellement, sinon contestables, du moins risquées. C’est le cas, comme nous le verrons, dans la prise en compte de l’opinion publique même si Lord Castlereagh, ministre anglais des affaires étrangères, devait déjà subir de telles pressions au début du XIXème siècle. 17 Le film de Stanley Kubrick, Dr Strangelove (Docteur Folamour), illustre parfaitement ce que la folie d’un homme peut avoir comme conséquence. Nous remarquerons au passage, que John Eirlichman, conseiller du président Nixon, surnommait Henry Kissinger « Dr Strangelove » dans son dos. In Isaacson W., Kissinger, a biography, New York, Simon & Schuster Paperbacks, 2005, p 181. 18 Voir Renouvin P. et Duroselle J-B., op. cit. , p 384-410. 9 Section 2 : L’homme d’État et les « forces profondes ». L’étude consacrée aux liens entre politique intérieure et politique étrangère par Pierre Milza 19 nous éclaire beaucoup sur la marge de manœuvre que peut en général acquérir l’homme d’État en relations internationales et sur les divers facteurs qui influent sur la construction de sa politique. Les deux « écoles » historiographiques s’intéressant à la politique étrangère, à savoir l’école d’Histoire politique et celle de Relations internationales contemporaines20, confirment la tendance à mettre la politique intérieure, prise au sens large, comme pivot de leur problématique 21 . L’ouvrage de Pierre Renouvin et Jean-Baptiste Duroselle, Introduction à l’histoire des relations internationales, est également emblématique de la portée des études consacrées au rôle des « forces profondes » sur la mise en place de la politique étrangère d’un État, l’ouvrage étant divisé en deux grandes parties traitant respectivement des forces profondes et de l’homme d’État. « Pour comprendre l’action diplomatique, il faut chercher à percevoir les influences qui en ont orienté le cours 22 » car tout homme d’État est « confronté à un environnement qu’il n’a pas créé, et il est façonné par une histoire personnelle à laquelle il ne peut rien changer23. » Les « forces profondes » ne sont pas seulement les « masses », le peuple ou l’opinion publique, mais sont constituées de la globalité d’influences qui peuvent orienter la politique de l’homme d’État : elles constituent « l’infrastructure » des relations internationales. Elles peuvent se matérialiser de diverses manières, comme par la pression directe (groupes de pression, etc.), la pression indirecte (l’opinion publique dans son ensemble), l’ambiance (conjoncture économique, état des esprits, appréciés subjectivement par l’homme d’État) et enfin la pression sociale c'est-à-dire « tout l’ensemble constitué par l’éducation, le milieu social et géographique, les préjugés de classe, » dont l’action sur l’homme d’État est la même que sur les autres hommes.24 Ce sont toutes les variables que l’homme d’État devra analyser pour mener à bien sa politique et construire son analyse de la situation internationale. Les historiens se sont toutefois peu à peu accordés sur les liens bien réels entre la sphère intérieure et celle extérieure de la politique. L’autonomie de la sphère des relations internationales est très relative, les deux sphères, celle intérieure et celle extérieure, étant en 19 Rémond R. (sous la direction de.), Pour une histoire politique, Paris, Editions du Seuil, 1988, p 315-344. Ibid., p 315. 21 Ibid., p 317. 22 Renouvin P. et Duroselle J-B., op. cit. , p 2. 23 Kissinger H. op. cit., p 58. 24 Renouvin P. et Duroselle J-B., op. cit. , p 355. 20 10 interaction constante. Pour J-B. Duroselle, cité par P. Milza, « il n’existe aucun acte de politique étrangère qui n’ait un aspect de politique interne » tout en nous mettant en garde contre la « pure et simple confusion des deux sphères »25. Le primat de la sphère interne sur celle externe semble s’imposer dans la plupart des cas26. La politique étrangère, pour être efficace, doit avoir, dans la grande majorité des cas, une base solide à l’intérieur de son État27. Une opinion publique favorable, une économie prospère et une force armée moderne ; des données donc, qui amèneront du poids dans une négociation mais qui permettront également à l’homme d’État d’avoir une vision à long terme, conscient des ressources dont il dispose et du soutien que telle ou telle politique peut obtenir. Ce sont ces objectifs à long terme (sa stratégie) qui lui permettront de justifier de ses actes de realpolitik28 et qui donneront une cohérence à ses actions les plus contradictoires (sa tactique) qui sont menées de manière intuitive en réaction aux évènements. Pour Kissinger, « nos leaders ont peu de temps pour réfléchir. Ils sont pris dans un combat sans fin où l’urgent a constamment le pas sur l’important. Leur vie publique est une lutte incessante pour isoler l’élément d’un choix de la pression des circonstances29. » L’homme d’État, pour se maintenir au pouvoir et conserver la possibilité de construire une stratégie, se doit de mettre en place sa politique de manière qu’elle soit acceptée, ou au mieux plébiscitée (c’est l’action des « forces profondes » sur l’homme d’État30). Inversement, il peut instrumentaliser la politique extérieure pour obtenir le consensus à l’intérieur (c’est l’action de l’homme d’État sur les « forces profondes31 »). « L’opinion publique », notion somme toute assez vaste et qui a prêté à étude 32 , est une variable déterminante dans la mise en place d’une politique internationale. 33 Sur le court terme, le besoin de réaction rapide ne lui laisse pas le temps de s’interroger sur les possibles réactions d’une opinion publique difficile à cerner. Il n’a donc pas le choix que d’agir en fonction de son intuition et de la vision subjective qu’il a du moment présent et surtout de son 25 Rémond R., op. cit., p 321. Comme nous le verrons, pour Henry Kissinger, la politique étrangère prend le pas sur les questions intérieures qu’il s’efforcera de contourner, sans toutefois les ignorer complètement. 27 La situation de l’Autriche au lendemain des guerres napoléoniennes nous amènera plus loin à nuancer notre propos. 28 Cf la partie consacrée à l’importance de la realpolitik pour Kissinger. 29 Kissinger H. op. cit. , p 58. 30 Nous renvoyons le lecteur au chapitre consacré à l’action des « forces profondes » dans Renouvin P. et Duroselle J-B., op. cit.. 31 Ibid. 32 Voir le chapitre de JJ Becker sur l’étude historique de l’opinion publique in Rémond R., op. cit., p 161-183. 33 Particulièrement dans le cas d’une démocratie, le temps de l’homme d’Etat étant compté et n’étant pas forcément favorable à sa stratégie. 26 11 objectif stratégique à atteindre 34 . Chaque homme d’État a ses propres réponses aux questionnements de l’opinion et ses décisions servent à faire évoluer l’opinion dans le sens souhaité, celui qu’il juge être le bon. Winston Churchill considérait qu’un homme d’État digne de ce nom gouvernait en fonction de ce qu’il croyait juste et non en fonction d’une autre influence 35 . Franklin Roosevelt quant à lui préférait diriger « un œil sur les sondages », considérant l’importance de l’appui de l’opinion publique. De Gaulle, lui, put mener sa politique extérieure en s’opposant à sa propre famille politique en raison de l’appui qu’il savait détenir auprès de l’opinion publique. Quant à Kissinger, il préféra tout simplement contourner la question au maximum36. Le poids de la politique intérieure sur les choix internationaux opérés par l’homme d’État et son équipe dirigeante peut être donc perçu selon différents niveaux37 : en dehors des données objectives de la situation de son État, il devra prendre en compte dans sa tactique les différentes familles politiques38 (par exemple nous reviendrons plus tard sur les différences entre « colombes » et « faucons » de l’administration Nixon), les groupes de pression parlementaires (dans le cas d’une démocratie) et les lobbies 39 40 , ainsi que la marge de manœuvre globale offerte par le type de régime au sein duquel l’homme d’État opère (la marge de manœuvre sera ainsi plus grande dans le cas d’un régime présidentiel ou semiprésidentiel). Section 3 : De l’usage de la force. La politique étrangère, dans la pensée réaliste que nous allons étudier ici, repose en grande partie sur la possibilité d’utiliser la force, d’où la nécessité d’une capacité militaire moderne pour asseoir une action diplomatique. L’histoire de la guerre fait ressortir des notions qui peuvent s’appliquer à l’étude des relations internationales. L’approche réaliste telle qu’appliquée par Metternich puis Kissinger se base sur l’alliance de la diplomatie avec 34 Nous développerons plus loin l’importance qu’a la vision stratégique de l’homme d’Etat aux yeux de Kissinger. 35 Rémond R., op. cit., p 179. 36 Cf. Troisième partie. 37 Rémond R., op. cit., p 332. 38 Par exemple nous reviendrons plus loin sur les rivalités entre « colombes » et « faucons » de l’administration Nixon, s’affrontant constamment dans la mise en place de la politique étrangère et créant un environnement d’extrême tension. 39 Kissinger eu à affronter le puissant lobby juif américain dans le cas de ses négociations avec l’URSS mais aussi concernant les évènements au Proche-Orient. 40 Rémond R., op. cit., p 334. 12 l’usage de la force, du bâton et de la carotte. L’équilibre des forces tel que recherché par Metternich et Kissinger relève de la volonté d’éviter la « montée aux extrêmes » inhérente à la guerre et telle que définie par Clausewitz à la suite des guerres napoléoniennes. Les évolutions de la guerre ont conduit aux grands évènements diplomatiques marquants pour Kissinger, à savoir le rôle des hommes d’État du début du XIXème siècle pour rétablir un équilibre qui préserverait la paix en Europe ou du moins éviterait toute escalade due à l’émergence d’une puissance révolutionnaire. La conscription de l’An II dans la France révolutionnaire marquait le début de la nationalisation des guerres qui conduirait aux grands conflits du XXème siècle. La guerre idéologique fit son apparition, constituée de batailles d’anéantissement. Là où le XVIIIème siècle était marqué par des guerres localisées menées par des armées de quelques milliers d’hommes formées par des professionnelles, la conscription de l’An II marquait le début des guerres des peuples, dont la guerre de 1914-1918 sera l’aboutissement le plus dramatique. Ce développement d’un certain type de guerre relève du développement des mentalités nationales et patriotiques au sein de la sphère humaine et sociale. Les « forces profondes » se développement et la base sociale d’un État devient sa réserve en troupe. La question pour les hommes d’État est dès lors de s’attacher le soutien des populations dans la guerre qu’ils mènent. Les dérives de la censure et de la propagande sont issus de cette volonté de maintenir une cohésion nationale dans l’effort de guerre, qui fait désormais intervenir la quasi-totalité des « forces profondes » de la Nation. La question qui nous intéresse dans cette étude est celle de l’usage de la menace de la guerre en diplomatie, qui, elle, consiste en principe à éviter la guerre. L’approche réaliste, soutenue par plusieurs grandes figures du XXème siècle comme Hans Morgenthau ou George Kennan et bien sur Kissinger lui-même, place les Etats comme les seuls moteurs des relations internationales et tend à ignorer les nouveaux acteurs issus du multilatéralisme. Dans une logique hobbesienne des relations internationales, les Etats suivent des logiques de puissance et se font la guerre pour défendre leurs intérêts vitaux. Les valeurs elles-mêmes ne sont que secondaires, ce n’est plus que bellum omnium contra omnes, la guerre de tous contre tous41. L’usage de la force par Kissinger, comme nous le verrons, est important. Son approche est partagée par Metternich, mais celui-ci n’a pas les ressources que l’Amérique met à la disposition de l’autre et se contente d’agir par la menace et par la ruse. L’approche de Kissinger concernant l’usage de la force est plus proche de celle de Bismarck, le « chancelier 41 Hobbes T. Le Leviathan, 1651. 13 de fer », ayant à sa disposition les ressources humaines et matérielles de l’Allemagne unifiée. Si le but général de sa politique est de dégager l’Amérique d’une situation mondiale où la seule fin possible est une guerre totale, il est néanmoins prêt à user de toutes les ressources militaires et nucléaires de l’État s’il estime que la crédibilité des Etats-Unis est en jeu. Les deux hommes cherchent ainsi à inventer des concepts nouveaux pour éviter le conflit tout en menaçant, mais les ressources de Kissinger et l’époque dans laquelle il évolue transforment la portée des retombées morales de l’usage de la force et se heurtent aux « forces profondes ». Les différentes administrations américaines ont souvent été décrites comme confrontant « faucons », soit partisans de l’usage de la force pour montrer la détermination étatique, et « colombes », les partisans de la modération. Kissinger, faucon des faucons, une nouvelle fois prenant contre-pieds des valeurs se développant durant les années 1960 et 1970, notamment humanitaires, semblera également en rupture avec son temps et beaucoup trop « metternichien », ou même « bismarckien ». Chapitre II : L’ordre international. Historien avant d’être diplomate et responsable politique, Kissinger, à travers deux décennies d’études de l’histoire des relations internationales, a pu s’élaborer une philosophie propre des relations internationales qu’il a pu ensuite mettre en application. Sa thèse Le chemin de la paix est elle-même riche en indications sur les fondements de sa pensée et sert à démontrer leur importance. Section 1 : De l’équilibre des forces et de la nécessité d’un ordre légitime. « Il semble que plus une société veut la paix, moins elle arrive à en assurer les conditions42 ». Pour Kissinger, tel qu’il l’écrit dans Le chemin de la paix, la recherche de la paix ne doit pas être la fin de la politique. Une paix qui sera mise en place sans fondements 42 Introduction à Kissinger H., Le chemin de la paix, Paris, Editions Denoël, 1972. Nous désignerons désormais cette œuvre sous les initiales AWR pour plus de commodités. 14 stables ne sera qu’éphémère. Ainsi, un ordre international doit avant tout se fonder sur la recherche de l’équilibre. L’équilibre, principe philosophique issu des Lumières et considérant que l’Univers a ses lois propres et qu’il faut les respecter, qu’il est fait de principes rationnels qui s’auto-équilibrent43, trouve sa traduction en relations internationales dans la théorie de l’équilibre des forces. L’équilibre des forces, dans son acception première, se fonde « à la fois sur la sécurité et l’insécurité relative de chacun des participants 44 ». En somme, si un État développe des velléités de guerre et de domination, la force combinée des autres Etats sera suffisante pour qu’il préfère rester en paix, les bénéfices d’une guerre et la possibilité d’une victoire étant inférieurs aux bénéfices de rester en paix. C’est le concept de la théorie des jeux porté en relations internationales. Kissinger reconnait deux formes d’équilibre : « un équilibre général qui rend aléatoire toute tentative de le part d’une puissance, ou d’un groupe de puissances, d’imposer sa volonté aux autres ; et un équilibre particulier qui définit les relations historiques mutuelles de certaines puissances. Le premier a pour fonction d’éloigner le spectre d’un conflit général, le second est la condition d’une coopération sans heurts45. » Le second sera celui recherché et mis en place dans le cadre du congrès de Vienne, sous l’impulsion d’hommes d’État dont Metternich est la figure emblématique pour l’auteur de Le chemin de la paix. Si le premier cas d’équilibre réduit ainsi toute capacité de subversion de l’ordre mondial, le deuxième réduit la volonté de le faire46. Cet « équilibre particulier » doit être fondé sur un ordre moral considéré comme légitime par tous les acteurs internationaux. En effet, la reconnaissance d’une série de valeurs et principes, issue d’une conscience commune de l’Histoire, permet aux diplomates d’utiliser le « même langage » et d’œuvrer ensembles au règlement des litiges entre Etats. Par diplomatie, on entend ce qui consiste à rapprocher par la négociation les points de vue divergents et « l’art d’user avec nuance des moyens de coercition 47 ». La guerre n’étant pas une solution viable en cas de conflit d’intérêts la diplomatie sera le premier « champ de bataille » entre puissances, tout reposant sur la virtuosité des diplomates pris dans le jeu de la négociation. La guerre ne sera dès lors que le moyen ultime pour régler le conflit, après échec 43 Les théories issues de cette pensée philosophique sont nombreuses, de L’esprit des lois de Montesquieu concernant la séparation des pouvoirs jusqu’à De la Richesse des nations d’Adam Smith, considérant que l’économie s’autorégule, régie par la « Main invisible ». 44 AWR, p 187. 45 Ibid., p 188. 46 Kissinger H., op. cit., 1996, p 66. 47 AWR, p 13. 15 des négociations, « le prolongement de la politique par d’autres moyens 48 » et n’en restera pas moins limitée (toujours selon la conception de Kissinger), l’équilibre des forces empêchant toute escalade. La paix n’est donc pas inhérente à l’équilibre des forces tel que le présente Kissinger, mais un ordre international basé sur un équilibre légitimé par ses acteurs a de plus fortes chances de préserver la paix, la diplomatie ayant le champ libre pour verser dans la négociation et le compromis. La fin de la politique étrangère se doit d’être la recherche de l’équilibre et celle-ci passera par le sens de la mesure et de la retenue. Le chemin de la paix analyse l’exemple de la mise en place d’un ordre international basé sur ces valeurs et ayant préservé l’Europe de toute guerre totale pendant près d’un siècle. Le Traité de Versailles 49 est l’exemple inverse d’un bon règlement de la paix et mène à une situation révolutionnaire, qui change le « langage » de la diplomatie, mène à l’incompréhension mutuelle, et de là à la course aux armements et à la guerre totale, la « montée aux extrêmes50 ». Section 2 : Des révolutionnaires. Les guerres napoléoniennes sont issues de la Révolution de 1789. La France, ayant établi la révolution à l’intérieur de son État a vu son élan révolutionnaire accru par les velléités de la Prusse et de l’Autriche de replacer le roi de France sur son trône. Ainsi, la guerre s’est établie pendant deux décennies, permettant l’émergence d’un « grand homme », Napoléon Bonaparte, pour incarner cette révolution et son esprit. L’État révolutionnaire est celui qui dénonce l’ordre existant. Se sachant révolutionnaire, la France n’a pas le choix que de s’affirmer pour se protéger face à l’ordre légitime ancien, le problème inhérent à l’ordre révolutionnaire étant l’absence de sécurité sans la neutralisation de l’adversaire. Bien qu’il ait rétabli l’ordre social à l’intérieur de ses frontières, Napoléon se savait illégitime du point de vue des monarchies voisines et son génie militaire était le seul lien légitime pour lui. Lors de l’entrevue de Dresde en 1813 entre lui et Metternich : 48 Clausewitz K. von, De la guerre, Paris, Perrin, 1999. Ce traité, établit sans sens de la mesure et de la retenue et basé sur un sentiment de vengeance, en grande partie issu de l’opinion publique, aura mené aux rancunes et ressentiments qui conduiront à la Seconde Guerre mondiale. 50 Clausewitz K. , op. cit. 49 16 « Que veut-on de moi que je puisse faire. Dois-je me dégrader moi-même ? Jamais ! Je saurais, s'il le faut, mourir, mais je ne céderai pas un pouce de terrain. Vos souverains, qui sont nés pour le trône peuvent être battus vingt fois, ils retrouvent toujours leur palais. Je suis le produit de la chance. Mon règne ne survivrait pas le jour où je perdrais mes forces et que le peuple cesserait de me craindre51. » Pour Napoléon, chef révolutionnaire face à l’Europe issue de l’ordre légitime du XVIIIème siècle, « la sécurité absolue à laquelle [il] aspire […] se solde par l’insécurité absolue pour toutes les autres.52 » La présence d’une puissance révolutionnaire dans le jeu diplomatique trouble ce jeu là. En effet, les « accommodements sont réduits à des diversions tactiques53. » Il s’agit pour la puissance révolutionnaire de consolider ses positions, d’entamer le moral de l’adversaire. En définitive, la négociation ne sert qu’à gagner du temps et à affirmer sa position de puissance pour mettre à bas l’adversaire par la force par la suite. « L’ordre légitime assigne une limite à ce qui est possible, et c’est ce qui est juste. Un ordre révolutionnaire, identifie le juste avec le possible54. » La puissance révolutionnaire a en outre le courage de ses convictions et est disposée à les mener jusqu’à ses conséquences extrêmes ; Napoléon, par la phrase que nous avons citée plus haut, révèle ce trait de caractère. La situation révolutionnaire empêche l’utilisation et l’efficacité de la diplomatie. La négociation ne sert aux Etats qu’à « déplacer à leur profit le loyalisme de la masse55 » et s’adjoindre des avantages relatifs nécessaires dans leur stratégie de puissance, fondée sur la volonté d’imposer l’ordre qu’ils légitiment. L’existence d’un ordre moral dont la légitimité est admise de tous et l’absence de puissance révolutionnaire est donc l’élément nécessaire à la création d’un équilibre des forces et à l’existence de la diplomatie telle que nous l’avons définie. Les « guerres en dentelles » du XVIIIème siècle sont l’illustration de l’usage de la diplomatie et de la guerre au sein d’un équilibre des forces. Les guerres étaient en effet extrêmement limitées et ne reposaient pas sur la volonté d’acquérir une puissance absolue par rapport aux adversaires et de leur imposer un nouveau système, mais simplement d’asseoir une puissance relative pour augmenter 51 Les Mémoires de Metternich. La véridicité de la citation attribuée à Napoléon ne repose que sur les souvenirs de Metternich, par ailleurs réécrits quelques années plus tard. Cependant, le message qu’elle dégage est parfaitement conforme à la psychologie de l’Empereur telle qu’elle ressort dans ses écrits et dans les récits des autres de ses contemporains, y compris ses alliés. 52 AWR. op cit. 53 Ibid. Introduction. 54 Ibid., p 218. 55 Ibid., p 14. 17 l’influence et le prestige, les jeux d’alliance empêchant ensuite toute « montée aux extrêmes 56 », toute guerre totale. La compatibilité des institutions intérieures des diverses nations, qui facilite leur acception d’un ordre moral donné, agit en faveur de la paix 57 car « s’il n’exclut pas l’éventualité d’un conflit, un ordre reconnu légitime en limite l’ampleur 58 » et permet son règlement rapide. Chapitre III : De l’homme d’État. Si, en effet, la diplomatie peut obtenir beaucoup en sachant évaluer exactement les différents facteurs d’une situation et en les utilisant adroitement, elle ne peut se substituer à une pensée créatrice.59 Section 1 : Les qualités inhérentes à un homme d’État. L’homme d’État 60 , le « grand homme » 61 , est au cœur de la pensée de Kissinger. Raillant au passage les déterministes qui « prétendent réduire l’homme d’État à une sorte de levier qui actionnerait une machine nommée Histoire [, agent], vaguement conscient, d’un destin sur lequel il n’a aucune prise 62 », Kissinger prouve son admiration pour les grands hommes d’État au sein de la plupart de ses œuvres, de l’ouvrage que nous étudions jusqu’à ses mémoires et Démocratie63 ; et surtout il insiste longuement sur leur importance et sur les qualités qu’ils doivent posséder. Les vraies qualités de l’homme d’État font de lui l’homme pour qui les destinées de l’État passent avant tout et entre les mains desquelles elles sont remises. Si « les intellectuels 56 Clausewitz K., op.cit. Kissinger H., op. cit., 1996, p 68. 58 AWR, p 12. 59 Ibid., p 197. 60 Précisons que Kissinger reconnaît la rareté d’un « grand homme » et qu’une « stratégie qui requiert qu’à chaque génération la nation ait un grand homme à sa tête, est une stratégie dangereuse car l’histoire prouve que peu de pays ont eu successivement des grands hommes. » L'évolution de la doctrine stratégique aux Etats-Unis. In: Politique étrangère N°2 - 1962 - 27e année p 124. 61 Kissinger H., op. cit. , 1962, p 124. 62 AWR, p 400. 63 Comme nous l’avons vu, Diplomatie relate et analyse l’action de plus grands chefs d’Etat en relations internationales depuis Richelieu. Quant à ses mémoires, dont A la Maison Blanche 1969-1973, ils présentent de nombreuses anecdotes remémorant ses rencontres dans le cadre de ses fonctions et montrant son admiration pour certains de ces hommes et femmes, notamment le général de Gaulle, « le colosse » (Kissinger H., A la Maison Blanche, 1968-1973 (2 vol.), Paris, Fayard, 1979). 57 18 analysent le fonctionnement des ordres internationaux, les hommes d’État les bâtissent.64 » « Les Etats ne meurent pas, ils évoluent, il est du devoir de l’homme d’Etat de guider cette évolution, d’en surveiller l’orientation65. » Ayant très souvent une conscience très aigüe de sa place et de celle de son Etat dans l’Histoire, l’homme d’Etat est celui qui doit mettre en place une politique internationale et cette position peut être de ce fait très inconfortable, « la sagesse d’une politique demande du recul pour être appréciée, alors que les risques inhérents s’imposent à l’attention dès l’abord66 ». Ainsi, « le fossé qui sépare la vision historique de ses compatriotes de sa vision à lui, il doit le combler, relier la tradition à l’avenir. 67 » Le « caractère ultime de toute politique 68 », soit la capacité à rallier les soutiens, est donc l’obstacle principal que l’homme d’Etat doit être capable de sauter. Kissinger présente les deux aspects du problème : d’abord l’homme d’Etat se devra de convaincre son équipe exécutante, l’appareil gouvernemental, du bien fondé de sa stratégie, ce qui est « affaire de rationalité bureaucratique »69, pour ensuite la faire raisonner à l’échelle nationale en la faisant accepter dans l’intuition historique de l’opinion publique70. De même, en proie à des pressions nombreuses et parfois puissantes, l’homme d’Etat aura la capacité à conserver ses valeurs et à diriger sa politique malgré tout. L’art de la diplomatie prône que « le succès ne repose pas sur des relations formelles, mais sur la liberté d’action71 ». L’homme d’Etat est celui qui réussit à se conserver la liberté d’action la plus large possible; par là même, il doit être assez subtil pour ne rien laisser paraître de ses convictions et de ses plans à ses adversaires, pour les prendre de court au moment voulu et accumuler des avantages relatifs. L’homme d’Etat ne doit pas rester lié à un modèle rigide et des théories mais doit se révéler inventif pour parvenir à ses fins (parfois en faisant fi de toute morale, la fin en valant les moyens72), il se doit de « concilier ce qui est juste avec ce qui est raisonnable 73 » et ne pas céder aux passions exacerbées au sein des masses74. La liberté d’action qu’il s’est lui-même créée lui permettra par la suite de faire face 64 Kissinger H., op. cit., 1996, p 18. AWR, p 253. 66 Ibid,. p 348. 67 Ibid., p 406. 68 Ibid., p 402. 69 Kissinger révèle déjà sa méfiance envers la bureaucratie, possible blocage à une politique. 70 Ibid., p 402. 71 Ibid., p 338. 72 Kissinger H., op. cit.,1979. 73 AWR, p 16. 74 Sur la question nous renvoyons le lecteur aux divers chapitres de Kissinger H., op. cit., 1996, consacrés au Traité de Versailles et aux effets dévastateurs pour l’ordre d’un règlement de conflit basé sur la vengeance. 65 19 à l’aléa principal de la politique étrangère, la rapidité d’enchaînement des évènements. Son intuition et sa capacité à cerner la psychologie de ses adversaires seront également déterminantes dans les négociations diplomatiques et sont partie de l’art de la négociation75. L’homme d’Etat n’étant pas analyste et n’ayant pas le luxe de choisir son sujet, il doit agir à partir d’estimations impossibles à vérifier au moment où il les formule76. Sa conception de la politique doit donc être évolutive, une politique ne devant pas être une fin en soi mais devant servir une conception plus large et historique du rôle de l’Etat et de ses intérêts internationaux. Les oppositions étant nombreuses, son intuition et sa créativité contribueront à jeter « les fondations morales d’un ordre auquel seul le temps pourra conférer la spontanéité 77 ». De même, « l’homme d’Etat s’applique à équilibrer la tension entre les facteurs d’organisation et d’inspiration78 ». Section 2 : Du conservateur. Si Kissinger revient sur de nombreux grands hommes d’Etat, notamment dans Diplomatie, il s’efforce de bien les distinguer. Les révolutionnaires, le conquérant (dont la légitimité se base sur la force et qui inspire les foules dans sa recherche de l’universalité) et le prophète (qui appelle à la béatitude et fascine les foules par l’immortalité qu’il promet)79 sont pour Kissinger les ennemis de l’ordre établi et comme nous l’avons vu, il ne peut y avoir de paix sans un équilibre, de surcroît basé sur un ordre moral légitime aux yeux de tous. L’homme d’Etat éclairé, personnalisé par Metternich, est conservateur, c’est celui qui est le plus à même de faciliter le progrès tout en conservant un ordre politique stable et légitime. Ce qui distingue une société révolutionnaire d’une légitime (à condition que celle-ci ne soit pas décadente, précise l’auteur de Le chemin de la paix) réside non pas dans la possibilité d’évolution, mais dans la manière de cette évolution. « Tant qu’il n’est pas figé, un « ordre légitime » évolue avec l’approbation des gouvernés, ce qui présuppose le consensus sur la définition d’un ordre social juste. Ayant par contre détruit les structures sociales 75 Kissinger fait de nombreuses fois références à ces qualités concernant Metternich, notre développement sur cet homme d’Etat illustrera ainsi ces qualités mises à l’épreuve magistralement lors du congrès de Vienne. 76 Kissinger H., op. cit.,1979, p 58 77 AWR, p 250. 78 Ibid., p 338. 79 Ibid., p 391. Le conquérant étant bien sur Napoléon Ier et le prophète étant personnalisé par Alexandre Ier, empereur de Russie et principale menace à l’ordre légitime que Metternich et Castlereagh s’efforcent de mettre en place. 20 acceptées jusqu’ici, un ordre révolutionnaire est amené à imposer ses décisions par la force 80 . » Si la politique internationale doit être réaliste et impitoyable 81 , elle doit rester fondée sur des valeurs qui sont celles d’ordre et d’équilibre, les valeurs du conservateur. L’homme d’Etat conservateur, faisant face aux éléments instables de la société, sera ainsi porté à jouer sur les différents facteurs pour atteindre l’équilibre et favoriser la mise en place de l’ordre moral nécessaire à la paix82. Le conservateur au sein de l’ordre international et dans une période révolutionnaire est dans une position qui le conduit à faire face à un dilemme. En effet, peu à l’aise sur le terrain de la lutte des classes, sachant l’importance de la réconciliation plutôt que de la division, il est vite dépassé par les réactionnaires, les contre-révolutionnaires. Les réponses du conservateur aux révolutionnaires sont prises constamment comme une victoire par ceux-ci, le fait même de leur répondre leur reconnaissant un espace propre dans le champ politique. Le conservateur aura dès lors à se hisser au dessus du plan des individus par une réponse qui transcendera le seul affrontement de deux volontés. Kissinger distingue deux formes de conservatisme : le conservatisme historique de Burke qui « abhorre la révolution parce qu’elle contrecarre l’expression individuelle de la tradition d’une nation » et « le conservatisme rationaliste qui la combat parce qu’elle empêche que soient appliquées dans les faits des maximes sociales à vocation universelle83 ». C’est ce conservatisme rationaliste qu’incarne Metternich et, comme nous le verrons plus tard, guidera sa politique au congrès de Vienne. Section 3 : Du réalisme en relations internationales : la realpolitik et le recours à la force en négociation. Considéré comme le maître de la Realpolitik contemporaine, digne héritier de Richelieu et de Bismarck, Henry Kissinger fait ressurgir cette pratique des relations internationales dans ses œuvres et montre sa conception des positions à avoir lors de négociations diplomatiques. La Realpolitik n’est que la traduction allemande, utilisée pour la première fois pour décrire la politique étrangère du chancelier Bismarck, de la Raison d’Etat française, dont 80 Ibid. p 218. Se référer à la section suivante. 82 Se référer à la stratégie de Metternich relatée dans AWR, celui-ci faisant face aux velléités expansionnistes et révolutionnaires de la Russie et de la Prusse. 83 Ibid. p 245. 81 21 l’application la plus implacable fut la politique étrangère du cardinal de Richelieu lors de la guerre de Trente ans (1618-1648). Kissinger la définit comme « la politique étrangère fondée sur le calcul de la force et l’intérêt national84 ». Elle s’attache en partie à la conception réaliste des relations internationales, dont Kissinger est considéré comme l’un des principaux représentants de la deuxième moitié du XXème siècle. L’importance accordée à l’équilibre des forces et au rôle des Etats en tant qu’acteurs principaux, voire quasiment uniques face aux autres acteurs considérés comme bien moindres, des relations internationales est propre à cette vision réaliste et se retrouve dans Le chemin de la paix. La realpolitik en est le prolongement dans l’action, les tenants durs de cette doctrine considérant que le recours possible à la force doit toujours planer au-dessus d’une négociation diplomatique et que celle-ci ne peut pas être séparée des réalités de la force et du pouvoir85. Si Le chemin de la paix n’emploie pas le mot realpolitik, Kissinger en présente de nombreux aspects indirectement, qu’il développera par la suite et en grande partie dans Diplomatie. La politique de Metternich, présentée comme rigide en raison des enjeux inhérents à la position autrichienne86 est certes soumise à ses valeurs conservatrices (et Kissinger soutiendra toujours l’importance d’un corpus de valeurs, conservatrices pour lui-même également, pour soutenir une realpolitik) mais n’en est pas moins extrêmement réaliste. Les différentes phases de son action lors du règlement des guerres napoléoniennes et le rétablissement de la paix sont toutes présentées par Kissinger comme extrêmement calculées et « sa diplomatie [est] diplomatie par excellence, c’est-à-dire pure manipulation.87 » Le système mis en place par Metternich montre une vision extrêmement lucide de la situation globale européenne et favorise la grande souplesse tactique qui le caractérise. Concernant le concert européen, Kissinger écrit dans Diplomatie : « Dans le monde de la realpolitik, il incombait à l’homme d’Etat de considérer les idées comme des forces en rapport avec toutes les autres forces pertinentes, et d’en prendre la juste mesure pour décider ; et les divers facteurs se jaugeaient à leur capacité de servir non pas des idéologies préconçues, mais l’intérêt national88. » Cela résume assez bien le type de realpolitik menée par Metternich. L’Autriche n’ayant que peu les moyens de faire face à la puissance militaire de la Russie (nous y reviendrons), l’usage de la 84 Kissinger H., op. cit., 1996, p 123. Isaacson W., op. cit., p 75. 86 Cf Deuxième Partie. 87 AWR, p 268. 88 Kissinger H., op. cit., 1996, p 114. 85 22 force propre à la realpolitik se retrouvait dans les rapports psychologiques entre adversaires diplomatiques, Metternich dominant toujours son adversaire. Diplomatie est une œuvre en quelque sorte consacrée à la realpolitik et montre que Kissinger ne peut envisager d’autre manière de mettre en place une politique étrangère efficace et efficiente. Employant des phrases telles que « aux termes de la realpolitik89 » ou « au regard de la realpolitik 90 » tout le long de son œuvre et analysant des politiques menées selon d’autres conceptions des relations internationales (idéalisme, etc.), son admiration va clairement aux politiques mises en place par les praticiens de la realpolitik comme Bismarck (le plus souvent cité sous forme d’analogies historiques), Richelieu ou même Mao et les nordvietnamiens. Son analyse de l’histoire de la politique étrangère américaine (celle-ci étant la plupart du temps présentée comme incompatible avec la realpolitik 91 ) présente d’ailleurs l’arrivée au pouvoir de Nixon et surtout certaines des politiques qu’il a mises en place avec lui, comme un renouement de l’Amérique avec la realpolitik, notamment concernant l’ouverture à la Chine92. Conclusion Première Partie Ce chapitre nous a permis de cerner, du moins dans les grandes lignes, les grandes problématiques de l’histoire des relations internationales concernant la place des hommes d’Etat, puis de mettre en évidence les différentes valeurs qui nous ont semblé être celles les plus importantes dans l’œuvre de Kissinger concernant l’homme d’Etat et son rôle en politique internationale. Nous allons maintenant analyser plus en profondeur le déroulement du règlement du congrès de Vienne, tel que présenté par Kissinger dans Le chemin de la paix pour reporter ces différentes valeurs et problématiques à cette œuvre précise et aux actions des différents hommes d’Etat protagonistes, particulièrement Metternich. 89 Ibid. p 305; Ibid., p 445. 91 Ibid., p 747. 92 Ibid., p 657. 90 23 Deuxième Partie: Le Congrès de Vienne vu par Henry Kissinger. Avant-propos : Les enjeux du rétablissement de la paix. La défaite de la Grande Armée en Russie lors de l’hiver 1812 marque un tournant pour l’Europe. Après une série de guerres commencées plus de vingt ans auparavant, d’abord contre la jeune république française issue de la révolution de 1789, puis contre le Premier Empire, l’Europe est exsangue, à bout de souffle, et n’aspire qu’à une paix durable. Alors que Napoléon Ier a perdu toute son armée dans les steppes glacées de l’Est, l’occasion est venue pour les différents royaumes et empires qui ont eu à souffrir de son génie militaire de prendre leur revanche. L’enjeu pour les ennemis de l’Empereur est de créer une unité qui leur a fait défaut jusqu’à présent pour garder l’avantage sur le terrain et être sûrs de leur victoire prochaine. Le désastre subi par l’armée française en Russie marque la première opportunité de voir Napoléon être défait. Alors qu’il apparaissait invincible, ce revers le place en situation de faiblesse et le montre faillible aux yeux de l’Europe. Cette prise de conscience va pousser les puissances conservatrices à s’affirmer et à mener une guerre sans concessions jusqu’à son terme, soit l’acceptation d’un traité de paix par Napoléon aux conditions de la coalition, quelque soit le coût. Mais la victoire militaire doit néanmoins s’accompagner d’un projet politique. Les guerres révolutionnaires puis napoléoniennes ont montré l’impossibilité pour une puissance révolutionnaire de cohabiter dans une paix relative avec les anciennes puissances monarchiques et impériales, dont la légitimité est ancienne et contestée par l’esprit de la révolution. Les différents et éphémères traités de paix signés durant son règne, le règlement de ses victoires et le traitement qu’il a réservé aux vaincus ont montré que Napoléon, figure de la révolution, mû par la peur de son illégitimité aux yeux de l’ordre ancien93, n’était pas un interlocuteur stable et n’était pas intégré à un ordre légitime où la diplomatie pouvait fonctionner pleinement, prônant des valeurs de retenue et d’équilibre. S’il a détruit l’ordre ancien, Napoléon n’en a pas trouvé de substitut, le seul ciment à son empire étant l’exercice de la force94. 93 94 G. Ferrero Talleyrand au congrès de Vienne, Paris, Editions de Fallois, 1996, p 35-37. AWR, p 15. 24 D’autre part, la révolution française a contribué à faire germer dans l’esprit des peuples européens l’idée de liberté et celle de construction nationale. L’idée de l’importance de la nation plutôt que celle de l’Etat s’est peu à peu introduite dans les esprits et vient à menacer l’ordre légitime issu du XVIIIème siècle dans la plupart des grands Etats. « Les superstructures matérielles de la Révolution française ne sont plus en proportion de ses fondations morales95 ». La fin de ces deux décennies de conflits marque ainsi la lutte pour l’instauration d’un ordre dont la légitimité sera reconnue de tous et sur lequel se basera la paix, une lutte entre les puissances conservatrices issues des Lumières et les forces révolutionnaires issues des idées de la révolution française et de l’expansion militaire de la France, mais également la lutte des partisans d’un équilibre contre les puissances expansionnistes, désireuse de profiter des malheurs de l’Europe pour agrandir leur sphère d’influence. De 1812 à 1815, date de l’ultime défaite de Napoléon dans la morne plaine de Waterloo et alors que pendant deux années il avait encore donné du fil à retordre aux armées coalisées, les corps diplomatiques des puissances alliées ont été tournés exclusivement vers la construction du nouvel ordre international, l’ordre ancien du XVIIIème siècle ayant montré ses limites. De quelle manière la paix pourra-t-elle être maintenue ? De quelle manière pourra-t-on empêcher toute nouvelle puissance révolutionnaire de menacer la paix européenne ? Le ballet diplomatique qui se met en place dans les couloirs des chancelleries des puissances coalisées au début de l’année 1813, alors que leurs armées marchent vers l’Ouest et vers de nouvelles sanglantes batailles, montre la volonté de certains hommes d’Etat de prendre la main sur la formation de ce nouvel ordre. Chacun a ses propres objectifs et cherche à faire valoir des droits dont il se croit détenteur, en raison soit de l’ampleur de l’effort de guerre fourni, soit des dommages subis durant les guerres et pour lesquels on demande réparation soit enfin en raison d’une vision de l’avenir qui s’élève au dessus des esprits. L’enjeu principal de la fin de cette période guerrière consiste ainsi à ce que la volonté de paix durable passe au dessus des considérations propres à chaque Etat et qu’un nouvel équilibre soit accepté par tous les protagonistes afin d’être reconnu légitime. Le Congrès de Vienne, qui se déroula du 1er novembre 1814 au 9 juin 1815, symbolise aux yeux de la postérité le lieu du règlement des guerres napoléoniennes, mais la construction du nouvel ordre international sera plus longue que cela et nécessitera de nombreux congrès, de nombreuses réunions et sera soumis aux crises et remous de cette période révolutionnaire. 95 Ibid. 25 Chapitre IV : Le concert européen. Parler de « concert 96 » est un peu présomptueux vu les nombreuses divergences et conflits qui ont marqué le long établissement du nouvel ordre européen (qui s’étale, dans l’ouvrage de Kissinger, de 1812 à 1822). Car si le consensus a été clair concernant la destruction de l’ordre européen issu de la Révolution française et de l’Empire, il n’était pas aussi fort concernant ce par quoi il fallait le remplacer97. Si finalement la paix a été restaurée et un ordre légitime propice à l’usage de la diplomatie rétabli, c’est grâce avant tout à certains hommes qui ont réussi à imposer, par leur grande maîtrise de la négociation, les valeurs qu’ils estimaient être les plus légitimes. Section I : Le chemin de la paix. Le chemin qui a mené à la paix a été parsemé d’embuches, que seule l’énergie des diplomates a permise d’écarter. Si la défaite de la grande Armée a donné à la Russie le rôle clef dans le conflit, l’armée russe ne sort pas moins extrêmement affaiblie des mois de combats dans des conditions hivernales terribles. Les diverses batailles qui se sont déroulées depuis le mois d’avril 1812 l’ont vu dévoiler ses limites tactiques et subir de très lourdes pertes. Elle n’en franchit pas moins la Vistule98 très rapidement et s’avance lentement vers l’Ouest. Alexandre Ier, empereur de Russie, réussit rapidement à s’allier la Prusse pour soutenir son avancée. Seule la position de l’Autriche reste incertaine. Le jeu diplomatique de l’Autriche vis-à-vis de la France et des puissances alliées réside dans la nécessité de garder le maximum d’options ouvertes et d’éviter à tout prix toute position compromettante vis-à-vis d’un protagoniste ou de l’autre. Par un jeu habile, Metternich s’arroge le droit de reformer un corps d’armée autrichien de 300000 hommes avec 96 « Le concert européen », nom du chapitre consacré au règlement des guerres napoléoniennes dans Kissinger H., op. cit., 1996 97 AWR p 15. 98 Frontière naturelle de l’empire Russe. 26 la bénédiction de Napoléon, son allié d’alors. Peu à peu, il s’impose comme médiateur entre la France et les puissances coalisées, et de là, parviendra à s’insérer dans l’alliance et déclarer la guerre à la France sous le sceau de la légitimité99, disposant ainsi d’une armée. Si le désir de vaincre la puissante France unit les coalisés, la faiblesse croissante de l’ennemi transforme radicalement les positions entre alliés. Chaque pays ayant des intérêts propres et des visions de la paix différentes, c’est par une série de congrès que la diplomatie fera son œuvre, Metternich s’imposant en maître incontestable de la négociation, s’évertuant à faire accepter sa vision de l’ordre européen par ses alliés dans la guerre. Kissinger nous relate chaque bataille diplomatique et analyse le rôle de chacun, montrant l’efficacité des concepts de Metternich et de sa maîtrise de l’art de la diplomatie. Chaque congrès, chaque traité signé par les puissances alliées, est soigneusement relaté par l’auteur. Du traité de Teplitz le 7 septembre 1813, organisant les Etats souverains de l’Allemagne et ne laissant aucune place aux nationalismes conformément aux vœux de l’Autriche, jusqu’au congrès de Laybach, légitimant une forme de « gouvernement de l’Europe100 », Kissinger analyse pas à pas ce « chemin de la paix ». Le congrès de Vienne est le point central du règlement du conflit car il rassemble, conformément à l’article XXXII du traité de Paris, toutes les parties à la guerre, victorieuses ou vaincues. C’est là que Talleyrand jouera la carte française avec brio et c’est également durant le congrès que les Cents jours auront lieu, le congrès ne se séparant que le 9 juin 1815, soit neuf jours avant la bataille de Waterloo, scellant le destin de Napoléon. Les questions du traitement de la Pologne et de la Saxe montreront les rivalités entre puissances expansionnistes et puissances conservatrices101 mais les aussi les capacités de Metternich à lier les questions entre elles102. Ce congrès « terminera ses travaux en donnant l’illusion de l’unité, comme l’a souhaité Castlereagh, et sans avoir changé quoi que ce soit à l’ordre des choses, ainsi que l’a voulu Metternich103 ». Le congrès de Vienne gardera cependant le mérite d’avoir réintégré la France au concert européen104, évitant ainsi une « guerre de vengeance » et détournant toute velléité de vengeance de la part du peuple français. Les années qui suivront, de 1815 à 1822, date choisie par l’auteur comme achèvement du processus de formation du nouvel ordre international, seront consacrées à la lutte contre les 99 Nous renvoyons le lecteur à Le chemin de la paix (Paris, Editions Denoël, 1972) pour une analyse approfondie des tactiques de Metternich. 100 AWR p 337-355. 101 Ibid. p 206. 102 De la même manière que Kissinger mettre en place son linkage un siècle et demi plus tard. 103 Ibid. p 289. 104 Ibid. p 211. 27 principes de la révolution et les velléités nationalistes. C’est en Italie, dans les Balkans et en Grèce que les peuples chercheront à s’émanciper de la tyrannie des empires. Les congrès serviront au règlement de ces questions, Metternich imposant ses vues au nom de la stabilité de l’Empire des Habsbourg, Castlereagh œuvrant pour imposer le principe de règlement diplomatique des conflits. Ce principe de règlement diplomatique sera la preuve de la construction d’un ordre moral propre à tous les participants, qui, malgré les antagonismes fort concernant des querelles de territoires, l’acception des révoltes révolutionnaires ou nationalistes dans certaines régions du monde, n’emploieront pas la guerre pour régler leurs contentieux mais la négociation, la manipulation psychologique et le compromis, terrain sur lequel Metternich s’élève en maître et réussit à conserver l’avantage sur ses adversaires, alors que la rupture de l’équilibre et l’avènement de nouvelles guerres aurait achevé l’Autriche déjà fragilisée dans sa rigidité sociale et politique. Section II : Etats conservateurs vs Etats expansionnistes. i. L’Autriche. La position de l’Autriche au lendemain des guerres napoléoniennes est particulière. Maître de l’Europe centrale, l’empereur François Ier de Habsbourg est à la tête d’un empire dénué de frontières naturelles, peuplé d’ethnies diverses. Pour Talleyrand, « l’Autriche est la Chambre des Pairs de l’Europe ». La loi étant pour elle l’expression du statu quo, elle doit mettre l’accent sur la modération, sur le besoin d’un cadre légal et sur le respect des traités 105. Elle est la garante de la stabilité et de l’équilibre continental ; puissance du XVIIIème siècle, le XIXème siècle lui sera peu à peu fatal. « Sismographe du continent européen106 », c’est elle qui ressent le plus fortement les secousses sociales que subit l’Europe depuis la révolution française. Les fondements légitimes de l’Empire d’Autriche, encore Saint Empire romain germanique en 1804 avant la formation de la Confédération germanique du Rhin par Napoléon Ier, sont peu à peu remis en cause par les nationalismes émergents. Son système fondé sur l’équilibre et le 105 106 Ibid. p 19. Ibid. 28 progrès contrôlé, dont l’existence paraissait naturelle au XVIIIème siècle, devient obsolète au XIXème siècle. Le développement des idées nationalistes la fait considérer comme la « prison des nations 107 ». Le seul lien entre les différents peuples qui la composent est en effet la couronne de Vienne, qui par une bureaucratie extrêmement rigide, l’usage d’une police secrète et la menace de la force entretient la stabilité nécessaire au statu quo. Aucune langue commune ne les réunit, aucune culture commune. Pour faire perdurer cet agrégat de peuples, l’État est peu à peu condamné à durcir sa position pour survivre, toute concession sociale pouvant entrainer plus de revendications. L’Autriche s’accroche ainsi à un système rigide, dernier vestige d’un passé féodal, qui est condamné à disparaître. Telle est l’Autriche que Metternich s’évertue à défendre. Enclavée entre la Russie à l’Est, la Prusse au Nord, l’Empire Ottoman au Sud et la France à l’Ouest, l’Autriche ainsi affaiblie par ses structures quasi-millénaires ne peut compter que sur sa diplomatie pour garder son rang et maintenir l’équilibre dont elle est porteuse. En effet, son armée a subi de nombreuses défaites depuis 1792, date du début de sa lutte contre la Révolution. Les défaites d’Austerlitz en 1805 puis de Wagram en 1809 ont affaibli la confiance qu’elle avait dans son armée, lui ont appris la méfiance envers les alliances puis la nécessité de celles-ci. La défaite de Napoléon a permis à l’Autriche de se positionner au centre de la coalition en proposant la paix et la médiation à la France. Elle cherche à obtenir de celle-ci qu’elle approuve la transformation de l’alliance en neutralité, de la neutralité en médiation et de la médiation en guerre. Son changement progressif de camp, mené par Metternich, se fait au nom de la préservation de la paix. Si l’Autriche se lance dans la guerre en 1813, c’est au nom de la paix et de l’équilibre. Le seul pouvoir qui lui reste est en effet l’avantage moral qu’elle acquiert sur les autres Etats de par sa longévité et sa position centrale. Persuadée de l’impossibilité de traiter avec la révolution, elle va allier la Russie et la Prusse à ses principes pour s’assurer contre leurs velléités de puissance, car la guerre contre la France achevée et son règlement décidé lors du congrès de Vienne, l’Autriche n’en devra pas moins tenter d’assurer sa prépondérance en Europe centrale, pour conserver sa puissance et maintenir le statu quo dans ses frontières. Pendant un temps, Metternich « permettra de transformer les faiblesses structurelles de l’Autriche en atouts diplomatiques, et aussi de symboliser la conscience de l’Europe des 107 Ibid. p 20. 29 conservateurs,108 » mais cela ne fera que retarder le destin, l’Autriche n’ayant pas les moyens de la politique qu’il sera entraîné à mener109. ii. L’Angleterre. Le cas de l’Angleterre durant les guerres napoléoniennes est un cas à part. Farouche adversaire de Napoléon Ier, celle-ci n’a jamais connu de défaites terrestres face à lui ni souffert sur son propre sol. En raison de la supériorité écrasante de la Royal Navy sur les mers (notamment après la bataille de Trafalgar en 1805) et de son jeu d’alliances elle a réussi à empêcher l’armée française de débarquer sur ses côtes durant les vingt années de conflit qui ont opposé les deux puissances. Néanmoins, la puissance de l’Empire français sur le continent, l’Angleterre la voit comme une menace à l’encontre de son indépendance. L’hégémonie d’une puissance sur le continent présente un danger pour son économie, basée sur le commerce maritime. L’équilibre des forces, si elle ne s’en rend que peu à peu compte grâce à la compréhension de ses hommes d’État, est donc nécessaire à l’Angleterre, il est garant de son indépendance. L’indépendance des Etats est le principe universel que défend l’Angleterre, car il est celui qui lui importe. La politique étrangère de cette monarchie constitutionnelle ne repose donc pas sur les mêmes principes que les monarchies absolues du continent qui affrontent l’universalisme napoléonien. Elle est basée sur une conception défensive et de non ingérence dans les affaires des autres : l’Angleterre, n’ayant aucun intérêt territorial sur le continent, s’impose comme le balancier de l’Europe et de l’équilibre des forces et n’intervient que si celui-ci est menacé. Si elle n’y décèle pas de danger, elle sera partisane de la modération et de la conciliation, sans être libérale110. L’Angleterre est une puissance conservatrice, dont la politique dépend d’un parlement élu et de l’opinion publique. Elle n’est en aucun cas aventurière et expansionniste et la seule chose sur laquelle elle ne cède rien ce sont ses droits maritimes. Cela en fait une puissance convaincue de son invulnérabilité, protégée comme elle l’est par la Manche et les navires de 108 Ibid. p 268. Ibid. p 219-220. 110 Ibid. p 52. 109 30 ligne de sa flotte. En 1814, elle n’a qu’un objectif : l’abaissement de la puissance française, qu’elle voit comme la seule menace à son indépendance. La vision des bouleversements continentaux lui forge une haine farouche de Napoléon111. Son opinion publique désire avant tout qu’on punisse « l’usurpateur » et qu’on affaiblisse la France, qu’on la fasse payer les deux décennies de guerre que l’Europe a subie. Le parlement britannique se doit de prendre en compte cette pression populaire. Cette importance du rôle de l’opinion publique et du Parlement induit une conception de la politique étrangère particulière. En effet, son ministre se doit de rendre compte de ses choix au parlement assemblé. Castlereagh, ministre des affaires étrangères en 1812, est ainsi limité par les bornes que lui posent le Parlement et l’opinion publique et doit rendre compte de ses décisions et les faire accepter. Cette grande incompréhension de la tradition politique et populaire britannique à l’encontre de la politique continentale sera déterminante car elle sera le pivot du jeu diplomatique de Metternich qui en a compris les nuances et va en jouer en s’appuyant sur Castlereagh, avec qui il partagera l’idée de l’importance de l’équilibre des forces. iii. La Russie. « En dépit d’une interminable série d’erreurs et l’absence totale de génie guerrier, la Russie se retrouve victorieuse. Sa victoire est d’une portée incalculable112. » La rudesse de son climat et l’étendue de ses territoires ont sauvés la Russie de la défaite en 1812. Celle-ci, menée par son tsar Alexandre Ier, homme à la personnalité imprévisible, avance donc ses armées vers l’Ouest. Si le but est de profiter de la faiblesse de Napoléon suite à la destruction de son armée, la Russie d’Alexandre est néanmoins décidée à profiter de la défaite de la France pour s’imposer en Europe. La volonté expansionniste d’Alexandre est certaine. Instables, dangereux, les hommes d’État russes peuvent être facilement exploités par une diplomatie habile, nous explique Kissinger. Néanmoins leur appétit de conquête n’est pas à sous-estimer, le souvenir des conquêtes de Pierre le Grand et son héritage toujours présents à l’esprit d’Alexandre et de ses généraux. De leur défaite conjointe à l’Autriche à Austerlitz en 1805 et jusqu’à 1812, les Russes ont montré une imprévisibilité dans leurs actes ainsi qu’une arrogance certaine. Le soutien 111 112 Ibid. p 142. Ibid. p 65. 31 apporté dans ses alliances avec l’Autriche puis la Prusse ont laissé ces deux Etats seuls face à un Napoléon victorieux en 1805 et 1806. Ses armées défaites à Eylau puis à Friedland, Alexandre rencontre Napoléon à Tilsit en 1807 et entreprend de se partager le monde avec lui. De plus, ils peuvent se réfugier dans un isolement arrogant au moindre revers 113. Metternich craint cette attitude instable lorsqu’il négocie l’entrée de l’Autriche dans la coalition. L’enjeu réel pour la Russie au lendemain des guerres napoléoniennes est donc de taille : la défaite d’un empire laisse la place à un autre, la suprématie de l’Occident peut laisser place à la suprématie de l’Orient. C’est en Pologne et dans les Balkans slaves que la Russie cherchera à augmenter son influence et à ajouter de nouveaux territoires sous l’autorité du tsar. iv. La Prusse. La Prusse semble bien faible dans l’œuvre de Kissinger. Affaiblie depuis sa double défaite à Iéna et Auerstaedt, réduite au rang de puissance de second ordre depuis Tilsit et sa défaite de 1806114, la Prusse n’aspire qu’à retrouver le rang qui était le sien avant cette date. La défaite de Napoléon la met face à un dilemme. En 1812, elle est l’alliée de la France, alliance qui lui a été imposée en 1806 lors de sa défaite. Elle sert également de base de ravitaillement à la Grande Armée durant sa campagne et lui a fourni un corps auxiliaire aux ordres d’officiers français. Cependant, la retraite de la grande Armée la laisse à la merci de l’armée russe qui s’avance ; la menace est réelle. La Russie menace d’annexer la Prusse orientale en cas de victoire si la Prusse ne se range pas à ses côtés. Le Traité de Kalisz le 8 février 1813 scelle l’alliance des deux Etats, dont les armées s’avancent désormais de concert vers l’Ouest. La Prusse voit dans la défaite de la France l’opportunité qu’elle attendait. L’affaiblissement de la France devient donc son objectif prioritaire. Elle exige ainsi son démembrement pour lui faire payer la guerre115. Lorsque le sort français sera réglé, elle verra son intérêt dans le règlement du sort de certains Etats d’Allemagne, notamment la Saxe. Les mouvements révolutionnaires qui se déclenchent peu à peu au court des années suivant le congrès de Vienne lui donnent ainsi l’opportunité de tenter des actions pour augmenter son influence et mettre certains Etats sous sa coupe. 113 Ibid. p 78. Ibid. p 38. 115 Ibid. p 228. 114 32 Sa réussite n’en sera pas moins très limitée, notamment par l’action de Metternich, et la Prusse ne redeviendra une puissance de premier ordre que sous Bismarck, un demi-siècle plus tard. Section III : Les hommes d’État : Castlereagh, Alexandre Ier, Talleyrand. i. Castlereagh. Lord Castlereagh devient ministre au Foreign Office en 1812. « Massif, pondéreux, pragmatique », il s’exprime de manière empêtrée. Il est très terre à terre et direct. C’est en outre une personnalité solitaire 116 . Ce n’est pas un être flamboyant ni un homme d’État remarqué. Ministre de la guerre sous le gouvernement Pitt, jusqu’en 1807, il fonde sa politique étrangère sur le plan de celui-ci visant au règlement du conflit napoléonien, fondé sur l’équilibre des forces. Lorsqu’il devient ministre, sa conception des affaires étrangères est celle traditionnellement acquise par la majorité des britanniques et que nous avons développée plus haut. Sa rencontre avec Metternich et ses voyages sur le continent dans le cadre de ses fonctions réussiront peu à peu à lui forger une opinion différente du rôle de l’Angleterre dans l’ordre international, qu’il cherchera en vain à imposer à son Parlement et à son opinion publique. Kissinger le décrit comme à son meilleur avantage lorsque les objectifs sont bien définis, qu’une coalition doit rester soudée, un règlement négocié, une querelle apaisée. Il n’a au premier abord rien de l’aspect visionnaire de l’homme d’État tant apprécié de l’auteur de Le chemin de la paix. Au contraire, en 1813, il a une conception des relations internationales où les apparences sont la seule réalité117. Il mène une politique directe, voire complètement dénuée de finesse diplomatique, issue de la situation insulaire de l’Angleterre et de la guerre à outrance qu’elle a lancée contre Napoléon et a tendance à se méfier des autres hommes d’État, comme Metternich, qui se complaisent dans les atermoiements et la manipulation psychologique de l’adversaire. Son arrivée sur le continent en 1813 poussera peu à peu Castlereagh a prendre conscience des enjeux du continent et de la conception particulière des relations internationales qui en découle. 116 117 Ibid. p 49. Ibid. p 57. 33 « Un des principes cardinaux de la politique de Castlereagh : la cohésion de l’alliance l’emporte sur tout sauf sur les intérêts vitaux de l’Angleterre, ou plus exactement, la coalition de l’Europe représente par elle-même l’un de ceux-ci118. » Très vite, Castlereagh modifie son opinion concernant l’équilibre des forces et le nouvel ordre européen. Il voit où est l’intérêt de l’Angleterre et sait que sa sécurité est liée à la sécurité du continent. Il s’impose dès lors comme principal avocat de la modération dans le règlement du sort de la France, malgré les appels divergents de son opinion publique et de son gouvernement119 et se lie d’amitié avec Metternich dont il comprend la position particulière. Il recherche une Europe « où aucune hégémonie de puisse s’affirmer120 » mais sa conception de l’équilibre se transformera peu à peu. À la suite du congrès de Vienne et face aux évènements, il rejette « son concept d’équilibre mécanique pour celui plus nuancé, d’équilibre historique maintenu par des rapports mutuels de confiance » et se retrouve « condamné à se couper de plus en plus de l’opinion publique121 ». Il sera peu à peu amené à dépasser ses instructions et à s’attirer les hostilités du cabinet britannique de Lord Liverpool, celles-ci exprimant l’incapacité d’une puissance insulaire à concevoir sa politique étrangère autrement qu’en termes défensifs 122 . Il doit ainsi toujours louvoyer pour être en accord avec cette opinion publique qui dicte ses passions au Parlement ; de ce fait, Kissinger décrit sa posture comme « difficile, et même tragique123 ». La tradition et l’expérience de la Grande-Bretagne l’empêchent de comprendre son ministre des affaires étrangères, quel que soit son mérite à se projeter dans l’avenir. Mais « l’instant exact d’une mesure politique, […] ne saurait dépendre d’instructions reçues ou non 124 » et Castlereagh s’impose comme un homme d’État responsable et plus conscient des enjeux qu’une opinion publique lointaine et refermée sur elle-même sur son île, convaincue de son invulnérabilité. Il défend les intérêts de l’Angleterre tels qu’il les conçoit au lendemain d’une période révolutionnaire et ne suit pas une ligne politique simplement parce qu’elle est traditionnelle à son État et son gouvernement : « les doctrines des gouvernements doivent s’effacer devant la tranquillité des relations internationales. » 118 Ibid. p 143. Ibid. p 180. 120 Ibid. p 189. 121 Ibid. p 219. 122 Ibid. p 281. 123 Ibid. p 278. 124 Ibid. p 213-214. 119 34 Le système de conférences et de congrès pour régler les contentieux entre Etats, durant la période 1815-1822, est issu de sa volonté. En effet, il est convaincu que réunir une conférence constitue un symbole de bonne foi et que la bonne foi est la motivation suffisante à assurer la concorde de l’Europe125. Il devient de facto l’arbitre de l’alliance et le ciment de la coalition contre Napoléon avant 1815. À cette date, il continue de prôner les réunions diplomatiques et conférences en cas de crises graves, comme les troubles sociaux d’Italie, des Balkans ou de Grèce. Au sein de ces conférences, s’il est lié par la doctrine de non-ingérence britannique, il réussit malgré tout à imposer ses vues de l’équilibre européen, agissant souvent de concert avec Metternich, les puissances conservatrices luttant contre les velléités expansionnistes des autres puissances. Néanmoins, ce système le décevra de plus en plus, lorsqu’il réalisera que ces conférences sont plus le théâtre de luttes d’influence que d’une manifestation de l’harmonie et de la concorde qu’il voulait mettre en place. Il confond ainsi stabilité et conscience de réconciliation126. Le jeu diplomatique qui se met en place entre Castlereagh et Metternich est extrêmement subtil. La plupart du temps, leur objectif est le même bien qu’il ne repose pas sur les mêmes attentes ni sur la même conception des relations internationales. Par exemple, barrer la route à l’ennemi consiste pour Castlereagh à réunir des forces supérieures. Metternich quant à lui créera le cadre moral qui rendra toute agression inconcevable de la part de l’ennemi127. Il est en effet typique de Castlereagh de vouloir ne pas mélanger problèmes pratiques et débats théoriques alors que Metternich associe les deux128. Sa non-ingérence sert ainsi souvent de couverture à Metternich qui l’utilise pour renforcer la position relative de l’Autriche notamment face à la Russie129, ainsi en Allemagne où elle lutte contre les troubles sociaux. N’ayant aucune position continentale à défendre, Castlereagh devient le champion de l’équilibre130. La plus grande difficulté du grand homme d’État qu’est Castlereagh résidera ainsi dans l’impossibilité pour ses compatriotes de comprendre la politique européenne et de la soutenir. Son action, menée pour servir les intérêts de l’Angleterre, montrera peu à peu une vision plus élaborée de l’équilibre européen et de ses enjeux qu’il n’en montrait lors de son 125 Ibid. p 275. Ibid. p 393. 127 Ibid. p 335. 128 Ibid. p 369. 129 Ibid. p 277. 130 Ibid. p 198. 126 35 arrivée sur le continent à la fin de l’année 1813. Il s’adaptera aux cadres moraux que la politique autrichienne aura posées et sera le principal soutien de la politique de Metternich. Cependant, face à ses difficultés et l’incompréhension de sa propre nation, il se suicidera en 1822. ii. Alexandre Ier. Alexandre Ier, tsar de Russie, est l’homme que Metternich s’évertuera à contrôler au long des années jusqu’à sa mort en 1825. Kissinger décrit le tsar comme instable, en proie aux passions plus qu’à une froideur réaliste d’homme d’État. D’abord de philosophie libérale et se démarquant en cela de ses prédécesseurs, Alexandre est très vite pris de passion mystique et se met dans une optique de défense de la chrétienté. Sa ferveur libérale puis sa ferveur mystique font de lui à la fois quelqu’un de manipulable en jouant sur les concepts et les valeurs, comme le fait si bien Metternich, mais également quelqu’un d’imprévisible et de révolutionnaire, d’instable avec une tendance à l’exaltation131. Kissinger le compare ainsi à Napoléon, distinguant le conquérant du prophète. Alexandre Ier, prophète de la chrétienté, apporte la paix par la béatitude132. Si Castlereagh et Metternich veulent établir une société qui intègre toutes les nuances, Alexandre veut la perfection immédiate133 et, chef d’une grande puissance, il a toutes les ressources pour imposer ses vues. « Tant que vivra Alexandre, la politique de Metternich sera conçue en fonction d’une Russie instable et qui veut se mêler de tout134 ». La cour des tsars est la plus dangereuse de son époque, les alliances se font et se défont, les trahisons sont nombreuses. Alexandre lui-même est hanté par le souvenir du meurtre de son père le tsar Paul Ier dont il se sent en partie responsable. Son pouvoir est arbitraire et sa manière de gouverner différente de celle de ses alliés, notamment anglais. Au fond, il est une sorte de Napoléon de l’Est, à la tête d’une puissance volontiers expansionniste que les autres nations doivent s’évertuer à contrôler. Il est l’héritier des idées de Pierre le Grand et la défaite de Napoléon lui donne l’opportunité de réaliser les rêves d’une grande Russie tournée vers l’Ouest et qui commence par l’annexion de la Pologne. 131 Ibid. p 78. Ibid. p 391. 133 Ibid. p 237. 134 Ibid. p 275. 132 36 En 1812, c’est son refus de la négociation avec Napoléon qui a conduit celui-ci à faire fi de toute prudence et à s’enfoncer loin vers l’Est. Alexandre a vu Moscou brûler et aurait volontiers sacrifié Saint-Pétersbourg pour voir son ennemi défait. L’usage de la diplomatie est tout aussi dangereux avec lui qu’avec Napoléon. Mais soucieux de son image, tout d’abord de libéral et donc pour la paix sociale, puis de prophète, défenseurs des valeurs chrétiennes que Metternich ajoute au règlement des traités à sa demande135, il se plie volontiers aux conseils et idées de l’autrichien, malgré l’opposition de son ministre des Affaires étrangères Capo d’Istria. Castlereagh, considéré comme le champion de l’équilibre européen, aura également fort à faire avec la personnalité instable d’Alexandre. Il entrera de nombreuses fois dans l’arène afin de voir jusqu’où ira le tsar, cherchant avec l’aide de Metternich à l’isoler diplomatiquement136. iii. Talleyrand. Le rôle de Talleyrand à Vienne n’est qu’évoqué par Kissinger, mais il révèle les qualités de l’homme d’État. Nous ne ferons que l’évoquer brièvement, pour que le lecteur ait une idée du rôle de la France dans son propre rétablissement et du diplomate qui a réussi à la réintégrer au concert européen. Le 6 avril 1814, le Sénat adopte une Constitution mettant Louis XVIII sur le trône de France. Pour Talleyrand, c’est l’occasion de se mettre au service du nouveau maître de la France et être réintégré, après avoir servi tous les différents gouvernements de la France depuis la Révolution. C’est au congrès de Vienne qu’il montrera l’ampleur de ses talents. Il s’y rend déterminé à dissoudre la coalition anti-française en retournant contre elle son principe légitimant137 et mis en place par Metternich. Une conception commune des valeurs d’équilibre rapproche d’ailleurs ces deux hommes face à Alexandre et Hardenberg, représentant de la Prusse. Ils présentent la « même désinvolture, la même subtilité et un esprit […] caustique. Tous deux produits du XVIIIème siècle, grands seigneurs mêlés à une querelle qu’ils ne peuvent que trouver grossière, voire crapuleuse138. » « Tous deux identifient la tranquillité du monde avec la mesure et l’harmonie des proportions. » 135 L’alliance contre Napoléon durant les Cent Jours sera ainsi nommée la « Sainte Alliance ». Ibid. p 158. 137 Ibid. p 194. 138 Ibid. p 175. 136 37 L’atout majeur de Talleyrand lors du congrès de Vienne, c’est sa « dextérité manœuvrière, le talent qu’il possède de jouer avec les principes des autres, son génie à élaborer la formule qui permettra d’atteindre au but convenu 139 . » Il réussit à assembler autour de la France les puissances mineures comme l’Espagne où certains royaumes allemands, et réussit à imposer en partie ses vues aux grands vainqueurs. Pour Kissinger, il n’en devient pas moins un pion sur l’échiquier de Metternich, qui se sert des besoins de Talleyrand d’être reconnu dans son propre pays, par exemple pour contrer les revendications prussiennes concernant la Saxe. Chapitre V : Metternich, le continental. Metternich. Ce nom, nous l’avons déjà rencontré plusieurs fois tout au long de notre développement. Sujet principal de notre propos, c’est lui qui retient le plus l’attention de Kissinger dans son œuvre, c’est lui qui s’impose comme le fondateur du nouvel ordre européen, aidé en cela par Castlereagh, et c’est lui dont on prête à Kissinger l’origine de sa pensée politique et des actes qui en ont découlé lorsqu’il était à la tête de la diplomatie des Etats-Unis. Si nous avons déjà évoqué certains traits de caractère de ce personnage haut en couleurs, ministre de l’Empire d’Autriche, plus tard considéré comme le « Premier Ministre de l’Europe140 », c’est dans ce chapitre que nous montrerons ses conceptions philosophiques et politiques, ses qualités et ses défauts et surtout sa maîtrise de l’art de la diplomatie. Section I : Un aristocrate du XVIIIème siècle. L’Autriche, en 1812, est un État issu du XVIIIème siècle et dont les structures se voient remises en cause par l’esprit révolutionnaire et son intégrité territoriale menacée. Le prince Klemens Von Metternich, ambassadeur d’Autriche en France de 1806 à 1809, puis ministre des Affaires étrangères et chancelier, est le digne représentant de cet État et celui qui lui permettra de survivre pour encore un siècle. Sa philosophie découle de celle des Lumières : c’est un partisan de la mesure, du règne de la loi comme lien social légitime et de cet équilibre légitime dont nous avons tant parlé. Son acception de l’esprit révolutionnaire est particulière : selon lui, les truismes révolutionnaires 139 140 Ibid. p 176. Ibid. p 24. 38 ne sont pas pervers mais ne cadrent pas avec les lois naturelles. Il juge le monde que ses adversaires cherchent à modeler voué à l’échec et avant tout incompatible avec les structures de l’Empire d’Autriche et lutte ainsi contre cette volonté révolutionnaire en usant de tous les stratagèmes dont il a la clef. Citons quelques traits de cet homme tels que nous les retrouvons dans Le chemin de la paix et issus des descriptions de ses contemporains: « Il mélange diplomatie et intrigue » dira de lui Napoléon ; « Imbu d’une haute opinion de ses talents […] il adore la finasserie en politique ; en fait, il la croit essentielle. N’ayant pas assez d’énergie pour mobiliser les ressources de son pays […] il tente de substituer la ruse à la force et à la volonté. » écrira Hardenberg, le représentant de la Prusse à Vienne ; « Ce n’était pas […] un homme animé par de grandes passions, ou porté à prendre des décisions audacieuses ; pas un génie, mais un être supérieurement doué. Détaché, imperturbable, le calculateur par excellence. » ajoutera Friedrich von Gentz, un de ses proches collaborateurs141. Kissinger, lui, résume l’importance du rôle de Metternich ainsi : « Cette autosatisfaction et ce conservatisme rigide de Metternich ont provoqué une réaction qui dure depuis plus d’un siècle, et celle-ci vise à nier la réalité de son œuvre. Un homme qui a fini par être la figure centrale de chaque coalition qu’il joint, à qui deux monarques étrangers accordent une plus grande confiance qu’ils ne le font à leurs propres ministres, qui, trois ans durant, est en fait le Premier ministre de l’Europe, un tel homme ne peut peser d’un poids négligeable dans la balance de l’Histoire142 ». Cet homme, qui n’a que dédain pour « l’homme nouveau », sera ainsi porté à diriger, par son art de la négociation et de la manipulation, la coalition contre Napoléon, le règlement du congrès de Vienne, puis le règlement des troubles révolutionnaires émergeants durant les années 1815 à 1822. Son style, issu du XVIIIème siècle, le porte plus volontiers à réarranger des facteurs considérés comme tangibles qu’à vouloir imposer sa volonté à tout prix. C’est ainsi qu’il considère que la révolution ne doit pas être luttée par une contre-révolution, mais par l’affirmation des principes structuraux du XVIIIème siècle, de la légitimité de la loi, de la 141 142 Ibid. p 24. Ibid. p 24. 39 raison comme principe universel et de la réforme comme naissant de l’ordre et non de l’esprit d’un individu comme Napoléon. Si on en vient à parler de « système Metternich » considérant l’ordre qu’il met en place à l’aube du XIXème siècle, « il prétend sans cesse représenter des principes éternels, non un système143 ». Toute sa politique, issue d’une forme de realpolitik, il la subordonne luimême aux lois de l’univers, les seules légitimes, celles qui étaient en place avant la Révolution. Il n’attribue ainsi pas ses succès au fruit de son talent diplomatique, mais à celui de la supériorité morale de ses maximes. Il ne juge pas une action par son succès, mais par sa « vérité144 ». Ces valeurs du XVIIIème siècle dont il est porteur, Metternich s’emploiera à les imposer aux autres Etats européens dans la construction de l’équilibre. C’est sur lui que reposent les principes moraux qui servent à légitimer l’équilibre des forces, c’est lui, représentant du siècle des Lumières, qui subordonne ordre et liberté145. Mais ses succès politiques sont facilités, nous dit Kissinger, par deux facteurs : « Primo, le concept d’Europe unie n’est pas de son invention, il représente une conviction commune à tous les hommes d’État ses contemporains ; secundo, Metternich est le dernier diplomate qui se rattache à la grande tradition du XVIIIème siècle. Son appréhension de la chose politique est toute « scientifique ». » 146 Ainsi les principes qu’il porte, il doit les imposer à des hommes d’État qui en sont plus ou moins familiers mais qui en sont détournés par une instabilité propre (c’est le cas d’Alexandre Ier en Russie), par le désir de retrouver une puissance perdue (il en est ainsi de la Prusse) ou par l’incompréhension de la politique continentale (pour le cas de la Grande-Bretagne). Son appréhension « scientifique » de la chose politique sera son atout maître dans les négociations. C’est en cela qu’il se révèle le vrai maître de la diplomatie de ce début de XIXème siècle. 143 Ibid. p 248. Ibid. p 248. 145 Ibid. p 251. 146 Ibid. p 394. 144 40 Section II : Un maître de la diplomatie : la recherche de la souplesse maximum. Conscient de la position dangereuse dans laquelle se trouve l’Autriche, Metternich s’évertuera à conserver le maximum d’avantages relatifs face à ses adversaires dans la négociation et montrera une vraie maîtrise realpoliticienne de l’art de la diplomatie tel que le conçoit Kissinger : « en diplomatie, le succès ne repose pas sur des relations formelles, mais sur la liberté d’action147 ». La diplomatie de Metternich sera donc tournée vers la recherche de la souplesse maximum. La situation de l’Autriche en 1812 sera sa première joute pour conserver sa liberté d’action. Alliée à la France, notamment par le sang depuis le mariage de Marie-Louise d’Autriche, fille de l’Empereur François Ier, à Napoléon Ier en 1810, l’Autriche n’en est pas moins déterminée à profiter de la débâcle de l’armée française pour s’imposer et fonder l’ordre international nécessaire à sa propre survie. Metternich s’emploie dès lors à reformer l’armée autrichienne et à décider de son positionnement géographique avec l’accord de Napoléon lui-même, tout en ouvrant des négociations avec la Russie et la Prusse pour établir les bases d’une future alliance. Tout en menant une politique de « collaboration » avec le souverain français, il prétend « jouer les dupes sans l’être » pour ne pas s’aliéner les alliés. Son but est de maintenir ouvertes toutes les options, de conserver la plus grande liberté d’action et de ne jamais prendre d’engagement qui risquerait d’aliéner la confiance de la France et de s’attirer les foudres de Napoléon 148 . En 1812, son action est donc tournée vers la limitation de ses engagements pour garder « une supériorité morale » dans les deux camps149. Ses principes issus du XVIIIème font que sa politique ne présente aucune contradiction morale pour lui. L’objectif, qu’il considère comme légitime et soumis aux lois universelles, sera inévitablement atteint en raison de l’expression de ces mêmes lois universelles, bien qu’il paraisse à certains moments très éloigné. La fin justifie donc les moyens et toutes les actions sont bonnes, même les plus contradictoires. Il va certaines fois jusqu’à enfreindre lui-même le principe de légitimé qu’il bâtit, en jouant sur les nuances de langage et d’action, propre de la diplomatie. 147 Ibid. p 338. Ibid. p 36. 149 Ibid. p 39. 148 41 Sa politique repose sur son talent à éviter toute crise majeure, une qualité importante du diplomate ; il évite ainsi de se compromettre sans équivoque et joue sur l’illusion de l’intimité avec chaque puissance150. En 1812, cette politique va peu à peu porter ses fruits, et d’allié de l’Empereur de France, Metternich se retrouvera comme figure centrale de la coalition antifrançaise, imposant ses valeurs à ses adversaires politiques. Conscient de la menace qui planerait sur l’Europe si la Russie avait le champ libre après la disparition de la puissance napoléonienne, Metternich ne cherchera pas la défaite totale de Napoléon tout de suite. Il cherche à lui faire reconnaître son impuissance sans qu’elle ne paraisse trop flagrante aux yeux des Russes. La victoire, pour Metternich, ne doit pas être totale et doit rester sur des exigences modérées et la défense de l’équilibre européen. Que Napoléon accepte la paix et renonce à ses conquêtes et l’ordre européen sera rétabli, la France servant de contrepoids à la puissance Russe à l’Est et inversement. Pour ébranler Napoléon à l’intérieur de ses propres frontières il proposera ainsi une offre de paix aux conditions modérées à la France tout en cherchant à négocier la retenue de ses alliés. La France de Napoléon étant révolutionnaire et donc impossible à plier aux exigences modérées du conservatisme, c’est vers l’Angleterre que Metternich se tournera pour garder sa « souplesse tactique ». Le « système Metternich 151 » est issu de cette conception de la souplesse tactique. Metternich, grâce à la « toile » qu’il tisse par la diplomatie, partage les risques entre le plus d’alliés possibles, et s’affirme comme le maillon indispensable de la chaîne en incarnant une légitimité reconnue par chaque camp. Ainsi Castlereagh est sensible à l’équilibre politique prôné par l’autrichien, Alexandre par l’équilibre social152. Kissinger nous décrit pas à pas les différentes tactiques de Metternich, conscient de l’imbrication des différents facteurs européens et des enjeux des différentes politiques, pour reposer chacune de ses politiques sur un allié différent, la plupart du temps Castlereagh avec qui il partage les valeurs conservatrices et qui considère la paralysie des puissances révolutionnaires, la Prusse et la Russie et leurs valeurs expansionnistes153, comme une menace pour l’équilibre européen. La coopération entre les deux hommes sera très forte et en définitive la souplesse tactique de Metternich, nous dit Kissinger, reposera principalement sur la présence de Castlereagh. Cette coopération est induite par les intérêts qu’ils partagent. Seules les voies 150 Ibid. p 350. Ibid. p 34. 152 Ibid. p 371. 153 Ibid. p 292. 151 42 qu’ils prennent, en raison de leur contexte national différent, les séparent. Ainsi, Castlereagh dispose d’un avocat prêt à défendre la politique de l’Angleterre et ses intérêts (notamment le contrôle des principaux détroits en Méditerranée, Gibraltar, les Dardanelles et le Bosphore, ainsi que la question des droits maritimes), Metternich possède en Castlereagh l’option qui lui est nécessaire s’il veut éviter de s’enfermer dans une politique rigide. Si par hasard Castlereagh considère que les moyens utilisés par Metternich pour parvenir à ses fins sont trop tortueux, il n’en demeure pas moins un soutien de confiance. Lorsque Castlereagh disparaît en 1822, Metternich ne peut désormais contrer la menace russe qu’en se reposant sur la légitimité comme impératif suprême154 et en rigidifiant l’équilibre européen et les relations qui le composent. Totalement impuissant en matière de politique intérieure, face à une bureaucratie sclérosée et un Empereur soucieux de se maintenir en refusant le progrès, Metternich n’a d’autre choix que de tenter de dominer l’Europe central à l’aide des seules armes de la diplomatie155. Appréciée dans le contexte particulier de l’Autriche à l’époque, la politique de Metternich est « la quintessence de la diplomatie 156 ». Kissinger décrit son génie non pas comme celui d’un créateur, mais celui d’un manipulateur 157. C’est sa capacité à cerner la psychologie de ses adversaires et à user des nuances qui lui permettra de tisser sa toile. Section III : Un maître de la diplomatie : le jeu psychologique. « Détaché, imperturbable, le calculateur par excellence » nous dit Gentz de Metternich158. « Chaque fois, Metternich a parié sur la réalité des facteurs psychologiques, et il a gagné son pari chaque fois159 » nous dit Kissinger. Homme froid, s’opposant en cela aux vagues d’enthousiasme patriotique qui agitent l’Europe, Metternich use de la manipulation pour devenir le point central des coalitions et des alliances, 154 Ibid. p 388. Ibid. p 291. 156 Ibid. p 350. 157 Ibid. p 397. 158 Ibid. p 25. 159 Ibid. p 335. 155 43 ce qui lui permet d’influencer et de manipuler ses adversaires politiques tout en ne se compromettant pas. Kissinger nous dit de lui qu’il fait preuve d’une grande dextérité « pour aider un tout petit peu à faire pencher la balance ». Il présente ce talent de se servir des facteurs présents et à les combiner selon un « ordre harmonieux et à s’adapter aux circonstances comme par l’effet du hasard160 ». Pour Metternich, l’enthousiasme est dangereux, il prive en effet le négociateur de sa prétention à choisir librement. Les négociations pour la mise en place de l’Alliance antifrançaise rendent compte du jeu de Metternich sur ce terrain, opposant sa froideur calculatrice à l’enthousiasme de ses alliés pressés d’en finir avec Napoléon et la menace française. En définitive, en jouant sur l’attente et ne prenant pas parti, écoutant les propositions des divers diplomates alliés qui voudraient connaître son avis, il se voit peu à peu offrir ce qu’il recherche161. Il crée l’illusion dans l’esprit de ses adversaires que l’idée qu’ils proposent est directement issue de leur esprit à eux. À cela s’ajoute l’analogie avec le judo : Metternich semble céder en tous points pour ensuite récupérer l’avantage moral à son profit. « À l’illusion du pouvoir s’oppose le pouvoir de l’illusion162 » dit-il. L’entrée de l’Autriche dans la coalition anti-française et le règlement des guerres napoléoniennes sont soumis à la force de l’esprit de Metternich qui s’efforce de contrôler chaque partie et qui s’avère très doué pour évaluer les diverses personnalités qu’il a face à lui, tout d’abord Napoléon et son esprit révolutionnaire (qu’il a malgré tout tenté de convaincre, notamment lors de l’entrevue de Dresde en 1813), puis l’Empereur d’Autriche lui-même qui ne montrait aucune volonté particulière de risquer un nouvel affrontement avec l’empereur français. L’Autriche membre à part entière de la coalition, son but sera de freiner les puissances expansionnistes. Kissinger relate les différentes rencontres entre Metternich et Alexandre, le premier s’efforçant de ralentir l’enthousiaste du second en lui décrivant une armée française encore extrêmement puissante (qui en fait était grandement affaiblie et constituée de jeunes recrues inexpérimentées bien que courageuses, les « Marie-Louise »). Il se sert de la crainte de l’ennemi pour freiner l’expansionnisme163. Parallèlement, il impose ses vues aux divers ambassadeurs anglais qu’il rencontre pour faciliter la négociation en détournant les intérêts 160 Ibid. p 89. Ibid. p 79-80. 162 Ibid. p 93. 163 Ibid. p 126. 161 44 anglais. Il use à outrance de sa définition de la diplomatie, « l’art de sembler dupe sans l’être164 ». Sa stratégie globale consiste à devenir l’élément essentiel des négociations, l’homme qui a l’oreille des souverains et qui peut leur distiller ses idées petit à petit jusqu’à ce qu’ils soient convaincus du bien fondé de celles-ci. Un exemple des plus démonstratifs se déroule lors du congrès de Vienne. Lorsque celui-ci se met en place, il considère que l’avantage moral n’est pas encore pour lui, il décide d’atermoyer et tombe « malade 165 ». Les maîtres de l’Europe patientent alors pour recueillir l’avis du ministre autrichien qu’ils tiennent en haute estime. « Je me barricade derrière le temps et fais de la patience mon arme » dira-t-il166. Il s’attelle dès lors à de subtiles manœuvres, usant des nuances de langage, se posant en protecteur des puissances secondaires, pour obtenir l’avantage moral sur les grandes puissances expansionniste. Il finit ainsi par créer les « conditions raisonnables à la mise en place d’un esprit compatible avec ses objectifs167 » nous dit Kissinger. De même, « il créé le contexte psychologique en recourant à des tactiques dilatoires, en se servant de l’impatience d’un adversaire qui voudrait forcer la décision pour amener celui-ci à se compromettre irrévocablement168 ». Constamment préoccupé des ressources de l’Autriche, Metternich n’a d’autre choix que de se rendre à une négociation disposant déjà de l’assise morale et matérielle la plus large possible. Le contexte psychologique est plus important pour lui que le triomphe, les moyens d’atteindre un objectif aussi importants que l’objectif lui-même. User de nuances lui permet de retourner contre leurs propres créateurs des principes moraux, dans le but de leur lier les mains. Il en usera ainsi à l’encontre d’Alexandre, en invoquant la Sainte Alliance et ses valeurs religieuses169 ou emploiera l’intransigeance de Castlereagh pour prouver sa « bonne volonté et sa modération à lui170 ». En période de crise, c'est-à-dire pratiquement tout le temps dans la période qui a suivi le règlement de la guerre et en raison des passions révolutionnaires dans certains pays, 164 Ibid. p 132 cité par Aberdeen, l’ambassadeur anglais. Ibid. p 199. 166 Ibid. p 199. 167 Ibid. p 203. 168 Ibid. p 214. 169 Ibid. p 295. 170 Ibid. p 313. 165 45 Kissinger nous décrit la diplomatie de Metternich comme passant par deux stades « quasiment inévitables » : celui-ci feint tout d’abord une hésitation tandis que le contexte moral de l’action commune est élaboré de manière si imperceptible qu’il paraîtra finalement l’expression spontanée d’aspirations universelles. Puis survient une mesure symbolique qui commet les alliés de l’Autriche à une politique d’objectifs limités par le moyen d’une proclamation171. Il n’hésite pas à aider sa politique par l’usage de la diplomatie secrète. Ce goût du secret lui permet de prédéterminer les objectifs d’une négociation et d’asseoir ainsi sa supériorité morale sur l’adversaire, une négociation où son art de la manipulation fera son œuvre, exploitant méthodiquement la psychologie de l’adversaire172. Les techniques de manipulation, sa grande maîtrise de l’art de la diplomatie, ont permis à Metternich de diriger l’Autriche au milieu de la tourmente révolutionnaire et même l’Europe. Le drame de cet homme d’Etat est que s’il gagne la partie sur le terrain, il n’arrivera pas à se faire comprendre. « Si en fin de compte elle ne permet pas à son promoteur d’atteindre à la stature ultime, ce sera au moins autant à cause des circonstances que par l’effet d’un manque de créativité173. » Conclusion Deuxième Partie : Les leçons de l’Histoire : admiration et influence. Le chemin de la paix analyse l’action de ces hommes d’Etat pour favoriser la paix au lendemain de deux décennies de guerre. Henry Kissinger développe magistralement chaque joute diplomatique, chaque action de l’un ou de l’autre mais principalement de Metternich, chaque politique mise en place. Cet ouvrage traduit la volonté de l’historien de comprendre l’action des hommes d’Etat et de comprendre leurs réussites et leurs échecs. Kissinger l’historien se révèle ainsi 171 Ibid. p 339. Ibid. p 376. 173 Ibid. p 268. 172 46 dans son ouvrage comme admiratif de Metternich et Castlereagh et de leur parcours, bien qu’il soit lucide quant à certains de leurs échecs et défauts. « Ce côté obtus qu’on pourrait reprocher à l’homme d’Etat autrichien s’accompagne cependant d’une certaine grandeur. Metternich, en effet, ne se fait guère d’illusions sur ce que réserve l’avenir ; mais il considère de son devoir d’amortir autant que possible les commotions qui surviendront »174 Et : « La politique de Metternich, peut-être ne convient-il plus de l’apprécier en fonction de son échec ultime, mais du sursis qu’elle fait gagner avant la catastrophe inéluctable175 ». Admirateur de l’homme qui lutte de toute sa capacité intellectuelle et diplomatique contre l’inéluctable, la chute d’un empire aux structures dépassées et qu’il ne peut transformer, Kissinger décrit la politique de Metternich « aussi fragile qu’une toile d’araignée, aussi éphémère qu’un château de cartes176. » Il analyse froidement ces actions, ne se permet aucun jugement de valeur. Ainsi, concernant la politique de Metternich : « Une telle politique de fait-elle pas fi de tout principe moral ? Aux philosophes de se chamailler sur ce point. Les hommes d’Etat, eux, peuvent l’étudier avec profit177. » Pour Henry Kissinger, Le chemin de la paix est l’étude qui lui sert à comprendre et analyser l’action de ces hommes d’Etat dans un contexte qu’il définit comme analogue à celui de l’écriture. Le face à face dont l’enjeu est à la fois la destruction du monde sous une pluie de bombes nucléaire et la « victoire » d’un modèle de société viable pour l’humanité créée dans les années 50 un ordre international rigide, menacé par une puissance révolutionnaire. La souplesse est alors quasiment nulle, les Etats-Unis porteurs d’une stricte doctrine de containment, l’équilibre très instable, comme a pu le montrer la crise des missiles de Cuba en 174 Ibid. p 259. Ibid. p 220. 176 Ibid. p 384. 177 Ibid. p 112. 175 47 1962. Pour Kissinger, l’étude de l’action de ces hommes est ainsi la possibilité de comprendre le présent par la connaissance du passé. Pour nous, elle est un instrument pour essayer de mieux comprendre la pensée politique de Kissinger cachée derrière ses actes politiques à la tête de la diplomatie américaine et de déterminer si elle a vraiment comme racine l’apprentissage qu’il a fait de la diplomatie européenne du XIXème siècle et de la pensée de Metternich en particulier. Citons cette phrase de Metternich, citée par Kissinger, et gardons la en mémoire pour le reste de notre développement, quand nous étudierons le rapport de Kissinger lui-même avec son administration : « Je voulais un gouvernement qui gouverne ; mes collègues, eux, cherchaient à administrer selon les normes en vigueur…Il s’ensuivait que les mesures ne venaient pas à mon attention avant d’avoir fait le tour complet des services subalternes. […] La plus grande erreur de l’empire autrichien…était ce souci du gouvernement de se mêler d’affaires qui auraient dû être réglées au niveau administratif.178 » 178 Ibid. p 267. 48 Troisième Partie : Kissinger et l’usage de la realpolitik. Le chemin de la paix, publié en 1957, reflétait le choix opéré par Kissinger d’étudier cette période précise du règlement des guerres napoléoniennes, de 1812 à 1822, pour que l’Histoire serve à la compréhension du présent, la situation américaine en pleine Guerre froide, et permette à l’homme d’État d’y trouver des leçons. Lors de l’élection de Richard Nixon à la Maison Blanche en novembre 1968, la situation extérieure des Etats-Unis telle qu’évoquée dans l’introduction d’Le chemin de la paix s’est empirée. La menace nucléaire est toujours présente. Le pays s’enfonce de plus en plus dans la guerre du Vietnam, dépassant en 1968 les 500000 hommes sur le terrain. L’horizon politique est bouché et la marge de manœuvre américaine restreinte. Lorsqu’il appelle Kissinger à être National Security Adviser, dirigeant du National Security Council, Nixon a dans l’idée que cet homme l’aidera à relever les défis de l’Amérique. Affrontant la révolution communiste partout dans le monde, Nixon et Kissinger vont toutefois refuser la rigidité, qui pour eux peut être dangereuse en cette ère nucléaire, pour rechercher le compromis par la négociation et la recherche de l’équilibre des forces, de la même manière que Metternich et Castlereagh avaient cherché à sauver la paix par la construction de l’équilibre en 1815. Chapitre VI : Les enjeux de la politique étrangère américaine en 1969. La politique étrangère américaine des années 50, basée sur la doctrine du containment et la course aux armements a créé un monde bipolaire, le bloc de l’Ouest et le bloc de l’Est s’observant par-dessus le « Rideau de fer179 ». Le retrait français de la péninsule indochinoise à la suite des accords de Genève en 1954 a poussé l’administration Eisenhower, partisane de la doctrine de containment, à engager des moyens de soutien au régime de Saigon, au Sud Vietnam. L’administration Kennedy a par la suite envoyé des conseillers militaires et l’administration Johnson a engagé l’armée elle-même à partir de 1965, engageant le pays dans une guerre dont les effets seront désastreux sur le moral national. 179 Expression que l’on doit à Winston Churchill lors de son fameux discours de Fulton en 1946. 49 La rupture entre l’Union soviétique et la République populaire de Chine, « officialisée » en 1965 avec le début de la Révolution culturelle en Chine, instaurée par Mao, créé une rupture dans le bloc communiste. Parallèlement, les processus de décolonisation des vieilles puissances européennes comme la France et le Royaume-Uni participent à la création de nouveaux Etats indépendants dont l’importance géopolitique s’affirme dans le conflit EstOuest. Le monde bipolaire s’avance peu à peu vers sa transformation en un monde multipolaire. Section I : La Guerre froide et la rigidité du containment. Le conflit entre les Etats-Unis d’Amérique et l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques introduit de nouvelles variables dans une tradition de relations internationales millénaire. Ne reposant que sur des batailles périphériques mettant en scène les alliés de l’un ou de l’autre, comme par exemple en Corée de 1950 à 1953, la Guerre froide introduit dans la géopolitique mondiale l’armement nucléaire et la course à son développement que se mènent les deux puissances. L’opposition entre les deux Etats a reposé sur ces « forces de dissuasion », dont l’utilisation impliquerait la destruction totale de l’adversaire et le risque d’être soi même détruit par une riposte. Dès lors, la politique étrangère américaine s’est faite rigide. L’opposition au communisme se fait selon la théorie du containment180 (ou endiguement en français) : elle consiste à répondre à chaque menace communiste là où elle se présente, n’importe où dans le monde. L’implication d’une telle politique, critiquée à la fois par les partisans d’une politique ferme vis-à-vis de l’URSS comme ceux partisans de l’apaisement, induit que l’on réponde à la menace communiste là où elle le décide. Cela laisse un temps d’avance au régime soviétique, sachant où et quand les Etats-Unis prévoiront de répondre et donc ne laisse aucun champ à la tactique, à la fois sur le terrain militaire comme diplomatique. Les Etats-Unis se devaient ainsi de développer une doctrine pour un emploi de la force gradué181. Le milieu des années 50 voit donc les cercles politiques chercher à développer de nouvelles théories des relations étrangères et de la stratégie militaire permettant de répondre à ce genre 180 Celle-ci fut élaborée par George Kennan, autre grand réaliste de la diplomatie américaine et fut intégrée à la « doctrine Truman » qui indiquait à chaque Etat menacé du communisme que les Etats-Unis seraient là pour lui venir en aide. 181 Isaacson W., Kissinger, a biography, New York, Simon & Schuster Paperbacks, 2005, p 86. 50 de challenges, celui du risque de destruction globale comme celui de rigidité tactique. Ils alliaient la connaissance universitaire à la pratique réelle en politique 182 , attachés pour la plupart à diverses administrations successives, d’Eisenhower à Johnson. Henry Kissinger fait partie de ces cercles politiques, dont certains sont formés à Harvard. Il se fait ainsi remarquer par son essai Nuclear weapons and foreign policy183. Dans cet essai il prône l’intervention ciblée et réduite de la stratégie américaine pour éviter toute escalade jusqu’au conflit nucléaire global. La notion de limite est importante pour éviter tout risque de guerre globale comme la seconde guerre mondiale, qui conduirait à la disparition de l’humanité à l’ère du nucléaire. L’équilibre de la « terreur », s’il était relativement stable, présentait des dilemmes récurrents et dangereux qu’il s’agissait de dépasser, pour éviter notamment d’autres « crises des missiles » comme celle de Cuba en 1962184. Cette crise montra que le containment reposant sur la force nucléaire stratégique n’offrait pas d’opportunités d’usage de l’art diplomatique mais seulement des risques importants185. Ne refusant pas le nucléaire, bien au contraire, qu’il considère avant tout comme une arme comme les autres devant servir une stratégie politique globale, il propose le développement d’un arsenal nucléaire tactique, limitant les dégâts et l’escalade, tout en permettant l’usage de la force et augmentant la souplesse tactique, nécessaire à l’usage de la force comme moyen de pression dans la négociation diplomatique. L’impossibilité de l’utilisation du nucléaire stratégique face à des Etats de moindre importance et ne disposant pas de capacités de riposte, montrait, selon lui, et pour des questions de crédibilités, l’importance de la mise en place d’un arsenal tactique. Cette approche stratégique, si elle était considérée comme provocante, n’en a pas moins été influente186. L’enjeu principal en 1969 était donc pour les Etats-Unis de renoncer à leurs doctrines habituelles, dans un monde qui ne s’y prêtait plus. Les divers présidents du XXème siècle, de Théodore Roosevelt jusqu’à Lyndon B. Johnson n’ont eu recours qu’à deux types extrêmes de politique extérieure : l’interventionnisme et l’isolationnisme. L’interventionnisme relevait en ces temps de la doctrine de containment, l’armée étant envoyée en Corée puis au Vietnam pour lutter contre les régimes communistes. 182 Suri J., Kissinger and the American century, Cambridge, Mass., The Belknap Press of Harvard University Press, 2007, p 139 183 Nuclear weapons and foreign policy, H. Kissinger, Published for the Council on Foreign Relations by Harper, 1957 - 455 pages. 184 Suri J., op. cit., p 139. 185 Ibid. p 150 186 Ibid. p 156 51 L’Amérique se posait comme un défenseur de ses alliés partout dans le monde face à une menace qu’elle considérait globale pour le monde et la démocratie. À l’autre extrême, l’isolationnisme ressemble aux politiques autrefois mises en place par les gouvernements britanniques, protégés des vicissitudes du continent par la Manche et la Royal Navy, n’intervenant que quand les intérêts du pays étaient clairement menacés. C’est le type de politique contre lequel Castlereagh lutta lors du règlement de la période napoléonienne et tel que décrit dans Le chemin de la paix. Les Etats-Unis étant ce qu’ils étaient au lendemain de la seconde guerre mondiale, il n’était plus possible pour eux de s’isoler derrière les deux océans qui les bordent, l’Amérique latine servant de « chasse gardée » depuis le président Monroe. Mais, comme Kissinger l’écrit dans L’évolution de la doctrine stratégique américaine187, ils doivent surtout se limiter et partager l’effort avec leurs alliés plutôt que chercher à leur imposer des choix stratégiques. La Guerre froide, en effet, permet aux Etats-Unis d’amasser plus de ressources et de pouvoir que n’importe qui depuis longtemps188, plus que l’Empire britannique à sa grande époque. Ils ont donc les moyens d’une politique étrangère efficace et de l’entretien d’une armée conséquente et moderne. Leur idéalisme, issu de Woodrow Wilson, les pousse d’ailleurs encore dans les années 50 et 60 à refuser tout isolationnisme pour ne pas laisser le monde sous l’emprise du communisme. Stratégiquement parlant, le développement du nucléaire empêche également tout retrait de la vie politique internationale. Dès à présent, les océans ne sont plus suffisants pour contrer les menaces, et de même que le Royaume-Uni n’aurait pas pu faire face à la menace d’un empire continental malgré la protection issue de son insularité, les Etats-Unis ne peuvent plus se permettre de se retirer d’un équilibre qui les protège, de la même manière qu’ils n’avaient pas pu rester indéfiniment neutres lors des deux conflits mondiaux, la victoire de l’Allemagne en Europe menaçant le monde entier. Kissinger, ainsi que Nixon comme nous le verrons, ont une conscience aigüe en ce début de 1969 des réalités mondiales et du besoin de sortir de la rigidité. Ni le containment qui traduit l’interventionnisme armé partout dans le monde, ni l’isolationnisme, qui mettrait les Etats-Unis face à la perspective d’être menacés par une puissance communiste croissante, ne font partie des choix qu’ils retiennent. Pour eux, pour ces enjeux et pour l’enjeu vietnamien que nous allons évoquer maintenant, la politique étrangère doit se faire dans la retenue et la recherche de l’équilibre. 187 188 Kissinger H., op. cit. 1962. Suri J., op. cit. p 1. 52 Section II : Le bourbier vietnamien. 1968 a fait prendre conscience qu’une victoire au Vietnam, ou même un règlement favorable, n’est peut être tout simplement pas à la portée de la plus grande nation du monde (The Time, le 15 mars 1968). C’est en 1968 que la guerre du Vietnam prend un tournant. L’offensive du Têt en janvier de la même année, offensive surprise et massive menée par les troupes communistes sur l’ensemble du territoire du Sud Vietnam lors d’une trêve, a enfin fait prendre conscience aux dirigeants américains (quoique relativement comme nous le verrons) que l’ennemi nordvietnamien ne suit des règles qui lui sont propres, tout comme le faisait la France révolutionnaire 189 . Sa défaite militaire lors de cette offensive est devenue une victoire diplomatique. Le développement des médias dans les sociétés occidentales a en effet rendu possible le suivi du conflit par les opinions publiques, entraînant une grave crise morale aux Etats-Unis : la patrie de la liberté se battait pour une cause qui semblait impossible à gagner et employant des moyens contraires à ses valeurs. Le massacre de My Lai en 1967 est représentatif des effets dévastateurs de cette guerre sur l’opinion publique américaine. En 1967, une compagnie de GI’s massacra de 400 à 500 civils vietnamiens, principalement des femmes, des enfants et des vieillards, dans le village de My Lai. Rendu public par les médias, cet évènement a profondément remis en cause l’image de l’armée américaine, déjà bien entamée par les informations de plus en plus fréquentes sur les bombardements au napalm ou au défoliant sur les populations civiles. En 1968, les mouvements pacifiques sont ainsi de plus en plus présents et font pression sur le gouvernement américain lors de grands rassemblements. La perte de moral au sein de la population civile est de plus en plus importante, le retour de vétérans traumatisés et l’accumulation des pertes aidant190. Cependant, engagée dans ce conflit, l’Amérique n’avait d’autre choix que de le continuer jusqu’au bout. Même les plus virulents critiques de la guerre estimaient que le 189 Le point de vue de Kissinger concernant l’impossibilité de négocier avec les révolutionnaires et exprimé dans Le chemin de la paix, nous dit Walter Isaacson, pouvait ainsi s’adapter au modèle vietnamien. Pourtant Kissinger lui-même fera le choix d’un règlement diplomatique par la négociation. Il reconnaîtra plus tard que ce fut une erreur de ne pas reconnaître la vraie nature du régime nord-vietnamien. (p 76). 190 Je renvoie le lecteur au chapitre consacré à la guerre du Vietnam par H. Zinn dans son Histoire populaire des Etats-Unis, Marseille, Agone, pages 531-566. 53 retrait unilatéral de l’armée américaine viendrait saper le moral de la nation dans une période de Guerre froide dans laquelle elle devait rester unie191. Une défaite pure et simple des EtatsUnis dans cette zone, un abandon net et assumé du gouvernement du Sud-Vietnam, aurait décrédibilisé le pays et fragilisé l’équilibre mondial en faveur du bloc communiste. La défaite psychologique qui en ressortirait serait encore plus grave qu’une défaite militaire (par ailleurs virtuellement impossible au vu de l’écrasante supériorité matérielle et technologique américaine). Pour Kissinger, il était donc essentiel de trouver un moyen terme entre démission et surengagement192. Lors de la campagne présidentielle pour 1968, Nixon lui-même se posait comme le président qui pourrait obtenir une paix honorable pour les Etats-Unis et qui lancerait le rapatriement des troupes engagées en Asie du Sud Est. Il était donc essentiel de réussir à engager des négociations avec les Nord Vietnamiens pour trouver un règlement « honorable » du conflit, la paix du monde en dépendait193. Fin 1968, cependant, les négociations avaient déjà débuté. Kissinger lui-même en était l’un des premiers maîtres d’œuvre à titre officieux, mettant en place ses premiers contacts avec le gouvernement de Hanoi via certains de ses amis français. Cette initiative, nom de code Pennsylvania, visait à achever la guerre en 1967 et avait abouti à des négociations à Paris via son entremise194. Cependant, la perte de moral de l’administration Johnson à la fin de son mandat la conduisant à trop de concessions sur le terrain aux Nord Vietnamiens et au ViêtCong, comme l’arrêt des bombardements à la veille des élections, donnait clairement l’avantage diplomatique à Hanoi. Comme Metternich l’avait appris à Kissinger, le facteur psychologique est essentiel dans une négociation. L’arrivée au pouvoir de Nixon en 1968 place Kissinger aux commandes de la politique étrangère américaine et avec l’objectif fondamental d’achever la guerre du Vietnam honorablement. Dans le numéro de Foreign Affairs de Janvier 1969, Kissinger écrivit : « Nous avons perdu de vue l’une des maximes cardinales de la guerre de guérilla : la guérilla gagne si elle ne perd pas. L’armée conventionnelle perd si elle ne vainc pas. » L’issue militaire du conflit est pour lui inéluctable : l’enchaînement de victoires militaires sur le terrain, le bombardement massif du Nord Vietnam et la destruction systématique des voies de ravitaillement de l’ennemi ne donnera pas la victoire à l’armée américaine. Elle affronte un 191 Suri J., op. cit., p 212. Kissinger H., op. cit. 1996, p 638. 193 Suri J., op. cit., p 188 194 Isaacson, op. cit. p 121. 192 54 peuple révolutionnaire qui souhaite son indépendance et choisir son régime, tout comme les monarchies européennes affrontaient la Révolution française et ses armées de citoyens conscrits. L’armée américaine, trop loin de ses bases, sans aucun but politique soutenant l’effort de guerre, ne peut que perdre cette guerre à terme sur le champ de la politique. La politique que la nouvelle administration mis en place et menée par Nixon et Kissinger rejoint leurs conceptions de realpolitik et d’équilibre des forces. Après avoir posé les différentes options possible sur le papier, au nombre de sept et allant des extrêmes de bombardement massif au retrait unilatéral195, les deux hommes font le choix de pousser le Nord Vietnam à négocier en lui maintenant une pression constante par la force, notamment via l’augmentation massive des bombardements et le minage des ports, tout en retirant progressivement les troupes au sol, pour laisser place à l’armée Sud Vietnamienne formée par leurs conseillers. En juin 1969 commencera ainsi la « vietnamisation » du conflit et le retrait rapide des contingents américains au sol. Section III : L’avènement d’un monde multipolaire et la nécessité de créer les structures nécessaires à l’usage de la diplomatie. Les deux enjeux auxquels fait face la politique étrangère américaine en 1968 entraînent donc la nouvelle administration à revoir la stratégie globale adoptée par toutes les administrations précédentes depuis plus d’une décennie. Conscients des limites de l’interventionnisme comme de l’isolationnisme et de l’importance de la crédibilité de la puissance américaine en pleine période de guerre froide, Nixon et Kissinger n’ont d’autres choix que de sauver la crédibilité américaine entachée de l’échec vietnamien par une politique audacieuse et extrêmement active. L’enjeu global du mandat Nixon sera donc de concilier les deux premiers enjeux en adaptant la politique américaine à un monde qui devient multipolaire et au sein duquel l’usage de la diplomatie leur semble essentiel. Tout comme Metternich créa la structure nécessaire au nouvel ordre européen basé sur un équilibre légitime, Kissinger devra définir une nouvelle stratégie américaine et s’adapter à l’avènement d’un monde multipolaire en créant une nouvelle structure facilitant l’usage de la diplomatie. 195 Ibid. p 162. 55 However fashionable it is to ridicule the terms « credibility » or « prestige », they are not empty phrases; other nations can gear their actions to ours only if they can count on our steadiness196. L’image internationale des Etats-Unis est essentielle et on ne peut s’en détacher. Mais on ne peut cependant pas promettre de l’aide inconditionnelle à tous nos alliés et on doit mener une politique limitée, car nous n’avons plus les moyens du containment : c’est ce que pensent Kissinger et Nixon en 1968. Si achever la guerre du Vietnam est leur objectif prioritaire, ils savent qu’ils doivent créer le cadre pour pouvoir agir dans la future ère post-Vietnam. Walter Isaacson écrit ainsi: “A nation that had historically oscillated between excesses of involvement and excesses of isolationism – and which showed signs of reaction to Vietnam by again swinging toward the latter – would face the challenge of charting a middle course. In order to accomplish this, Kissinger felt, the United States should shape an overall framework of global order by creating a triangular balance with Soviet Union and China197.” L’avenir de la politique étrangère américaine se trouve ainsi dans l’ouverture à la Chine. De Gaulle déjà, écrit Kissinger dans Diplomatie, refusait la doctrine de containment et le refus d’ouverture diplomatique aux puissances communistes. Il reconnut Pékin dès 1964. S’il a échoué en raison des limites de la puissance française pour paraître crédible aux yeux du Kremlin, son analyse « ne manquait pas de lucidité198 ». Estimant que le temps joue pour les Etats-Unis et non pour l’URSS, Nixon et Kissinger préfèrent éviter tout conflit direct et prônent l’ouverture199. Kissinger est dès lors « obsédé » par les limites200, par le besoin de créer un nouvel équilibre des forces permettant la mise en place de politiques limitées mais agissant peu à peu contre la puissance soviétique. La notion de linkage fait dès lors son apparition. Kissinger est convaincu qu’en reliant tous les problèmes entre eux et en discutant avec tous les adversaires, il sera possible de ne laisser aucune prise à l’adversaire 201, de la même manière que Metternich tissa sa « toile » pour pouvoir manipuler ses adversaires en traitant des questions relativement éloignées et en jouant sur leur psychologie. 196 Ibid. p 156. Ibid. p 239. 198 Kissinger H., op. cit., 1996 199 Ibid. p 647. 200 Suri J., op. cit. p 144 201 Huret, R., De l’Amérique ordinaire à l’Etat secret. Le cas Nixon., Paris, Presses de Sciences Po, 2009, p 160. 197 56 Dans Le chemin de la paix Kissinger mettait déjà en garde contre les préjugés moraux et le danger des passions en politique internationale, concernant la mise en place ou non d’une paix de vengeance. Conformément à la pensée de Metternich, il considère l’Union soviétique et la Chine populaire comme des Etats à part entière, soucieux de leur survie et prêts à jouer le jeu diplomatique. Dans Diplomatie il présente d’ailleurs les différents dirigeants communistes comme de vrais réalpoliticiens. La révolution202 russe s’est terminée avec l’arrivée au pouvoir de Staline ; celle chinoise, conformément à leurs traditions et leur philosophie empreinte de confucianisme, ne cherche pas à dépasser ses frontières 203 et mise sur le temps long et l’encerclement l’isolement de l’ennemi plus que sur la recherche de sa défaite 204 . Les interlocuteurs sont donc là et c’est à Kissinger d’ouvrir les négociations. La doctrine Nixon, telle que mise en place en juillet 1969, résume ainsi tout cela : les Etats-Unis reconnaissent leurs limites et ne peuvent plus être aussi actifs qu’auparavant outremer. Ils ne pourront ainsi plus être responsables pour chaque résistance à l’expansionnisme soviétique205. La politique américaine sera désormais indissociable de l’analyse de l’intérêt national206. Les enjeux étant définis au début de l’année 1969, il restera aux hommes de les traiter et de mettre en place les politiques adéquates. 202 Au sens où nous l’avons présentée dans les chapitres précédents, c'est-à-dire reposant sur l’universalisme et le refus des règles du jeu diplomatique et du réalisme face aux menaces. Ainsi Staline a permis à l’URSS de se stabiliser à l’échelle internationale et, selon Kissinger, ne cherche pas l’expansionnisme à outrance, réaliste quant à ses limites. 203 Nous renvoyons le lecteur à On China, dernière œuvre de Henry Kissinger dans laquelle il relate les échanges diplomatiques entre les Etats-Unis et la Chine en en analysant leurs valeurs et objectifs respectifs. 204 Il traite cette philosophie chinoise en comparant le jeu politique chinois à leur wei qi et le jeu politique occidental au jeu d’échecs, On china, London, Penguin Press HC, The, 2011. 205 Isaacson, op. cit. p 239. 206 Kissinger H., op. cit., 1996, p 645. 57 Chapitre VII : Les acteurs de l’équilibre des forces : de la négociation à l’usage de la force. Le monde de 1969 à 1973 a été mené par des spécialistes de la realpolitik. Nixon et Kissinger ont mené offensive diplomatique sur offensive diplomatique pour créer l’ordre mondial qu’ils estimaient le plus adapté à l’intérêt national des Etats-Unis comme au maintien d’une paix globale207, comme l’avait fait Metternich au congrès de Vienne, recherchant dans une structure légitime la pérennité d’un Empire d’Autriche malgré tout condamné. Leur approche réaliste et leur personnalité les a conduits à mener une certaine forme de diplomatie, alliant négociation, manipulation et usage de la force comme menace et moyen de pression. Section I : Le duo Nixon-Kissinger, moteur de la politique étrangère américaine. Walter Isaacson et Alistair Horne, tous deux biographes de Henry Kissinger208, ont respectivement intitulé leur chapitre traitant de la relation entre Nixon et Kissinger « The coconspirators » et « The odd couple ». Ayant des personnalités différentes et ne s’appréciant pas particulièrement209, leurs conceptions de la politique étrangère les ont rendus efficaces et en ont fait un duo très actif. Tous deux praticiens de la realpolitik, Kissinger et Nixon ont tous deux tendance à « ne pas s’encombrer de scrupules moraux210 ». Ils présentent de nombreux aspects de personnalité que Kissinger lui-même avait attribué à Metternich dans Le chemin de la paix : ils confondent politique et intrigue, excellant dans la manipulation211. Le duo qu’ils forment est comparé par certains biographes de Kissinger, notamment Walter Isaacson, à celui formé par Metternich et François Ier d’Autriche 212 , mais cette comparaison ne nous satisfait pas, François Ier se révélant un frein à la politique de Metternich, Nixon comme un moteur à celle de Kissinger, le laissant prendre des initiatives et lui donnant un pouvoir croissant. Cependant, Suri nous dit que Nixon n’a donné autant de pouvoir à Kissinger que « par nécessité plus que par 207 Leur Mémoires respectifs reprennent d’ailleurs cette idée. Voir bibliographie. 209 Nixon n’hésitait pas à rabaisser Kissinger en présence d’autres personnes, à l’insulter etc., alors que Kissiner lui-même n’hésitait pas à critiquer son patron en coulisses. 210 Nous reprenons ici l’utilisation par Isaacson W. d’une description de Bismarck écrite par Kissinger. Isaacson W. op. cit. p 139. 211 AWR p 9-12 212 Isaacson W., op. cit. p 143 208 58 dessein213 ». Celui-ci, à l’instar de Metternich manipulant son propre souverain pour obtenir plus de marge de manœuvre, ou de Castlereagh omettant certains détails à son Parlement, avait en outre tendance à considérer son supérieur comme instable sur certains côtés et à choisir certaines fois de ne pas obéir à certaines instructions, ou alors avec un certain retard. Tous deux sont des « outsiders » à l’establishment de la diplomatie américaine, principalement issue des grandes universités de la côte Est des Etats-Unis, l’un originaire d’une zone rurale de Californie214, l’autre réfugié juif allemand. Les deux se considérant et étant considérés comme outsiders, ils en ont acquis une véritable méfiance envers cette classe politique, formée des grandes familles comme les Kennedy ou les Rockefeller, tout en ne s’empêchant pas de les fréquenter pour accéder aux cercles du pouvoir. Le fait que Nixon atteigne la magistrature suprême en 1968, faisant de Kissinger son « éminence grise », marque de ce point de vue là une autre rupture vis-à-vis de la tradition en matière de politique étrangère américaine. Ces deux hommes, en 1968, sont deux conservateurs dans le sens le « plus vrai215 ». Refusant tout changement révolutionnaire, préférant l’ordre à la justice, ils sont prêts à sacrifier à la moralité l’intérêt national. Kissinger, nous dit Isaacson, a même eu tendance à faire l’analogie entre moralité et faiblesse 216 . Il faisait ainsi la différence entre les hommes de « grande morale » qui ne survivent pas en cas de crise brutale, contrairement « aux réalistes froids ». Les hommes comme Woodrow Wilson ne sont pour lui aucunement fiable en politique étrangère. Nixon, lui, se rêve en héritier de Wilson, transformant le monde depuis la Maison Blanche en se passant du soutien de l’opinion publique et du Congrès 217, mais allie à cet idéalisme le réalisme politique le plus pur. Ils sont décrits comme ayant un instinct inné concernant la politique étrangère. Kissinger décrit lui-même Nixon avec ces mots : « Nixon n’étudiait pas l’histoire, comme Churchill ou de Gaulle. Il apprenait habituellement juste ce qu’il fallait du passé d’un pays pour assimiler les rudiments des réalités de son histoire présente, et parfois moins encore. […] Lorsqu’on en venait à la 213 Suri J., op. cit. p 205. Il fut surnommé Tricky Dick, ou Richard le Trompeur, tout le long de sa carrière politique et soumis à de constantes caricatures. 215 Isaacson W., op. cit., p 31 216 Ibid. p 53 217 Huret R., op. cit., p 152 214 59 politique étrangère, sa puissance d’analyse et son extraordinaire intuition géopolitique visaient toujours avec précision l’intérêt de l’Amérique218. » Lui-même ajoute à cet instinct qu’il partage un esprit analytique très développé. Il va ainsi au cœur des sujets et développe le moindre détail219. Mais leur realpolitik est colorée aux couleurs de leur personnalité, qui en de nombreux aspects est sombre : ainsi, tous deux grands solitaires, ils aiment cependant être vus et aiment jouer sur le dramatique dans la révélation de leurs politiques220, principalement pour prendre de cours leurs adversaires, notamment ceux au sein du Département d’État ; lorsqu’il est nommé à la tête du NSC, Henry Kissinger s’efforce rapidement d’être le seul être indispensable aux yeux du président en matière de politique étrangère. Il met ainsi tout en œuvre pour effacer William Rogers, Secrétaire d’État, en mettant en place des politiques dans le plus grand secret. N’ayant aucune confiance en Rogers, qui fait partie des « colombes » du gouvernement, Kissinger ne cesse, jusqu’à sa nomination en 1973, de réclamer son poste. Nixon quant à lui laissera faire, ne laissant que la diplomatie au Moyen-Orient entre les mains de Rogers221, soucieux de la vision potentiellement partisane du juif Kissinger. Eux-mêmes les « faucons » de l’administration, c'est-à-dire ceux ayant recours à la menace et à la force s’ils considèrent que cela peut faire avancer les négociations, ils s’opposent aux « colombes » comme Rogers, qui préfèrent l’usage strict de la diplomatie sans usage systématique de la force et conservant une part de moralité. Nixon, par exemple, a défini la théorie de « l’homme fou222 » en négociation : le but est de faire croire à l’adversaire que les Etats-Unis, et notamment cette administration, n’ont aucune limite dans l’usage de la force, et sont même imprévisibles. Cette théorie a poussé les deux compères à lancer secrètement deux alertes nucléaires de grande ampleur : la première en octobre 1969 pour montrer à l’Union soviétique que la nouvelle administration n’était pas une administration « molle »223, la deuxième en 1973 (atteignant le stade d’alerte maximale en temps de paix Defcon III) pour faire face aux risques d’escalade à la suite de la guerre du Kippour. 218 Kissinger H., op. cit., 1996, p 638-639 Isaacson, op. cit. p 141. 220 Ibid. p 140 : Isaacson relate la manière dont les accords concernant la Chine ou le Vietnam étaient négociés en secret et sans aucune coordination avec le Département d’État pour être finalement révélé par surprise publiquement. 221 Ibid. p 152/ Horne A., Kissinger’s year: 1973, London, Weidenfeld & Nicolson, 2009, p 19. 222 The madman theory : Isaacson W., op. cit., p 163 223 Huret R., op. cit. p 169 219 60 Suri décrit Nixon comme « un gangster 224 », Kissinger lui prête une mentalité de « place forte225 ». Il réinvente les méthodes en théorisant fortement la pratique du secret, en légitimant le recours à des formes extrêmes de violence et en subordonnant tout principe éthique et religieux aux impératifs catégoriques de la puissance américaine dans le monde, soutenu en tout cela par Kissinger qui apporte sa grande capacité d’analyse stratégique et s’occupe de la mise en place des politiques. Peu à peu, le National Security Council ne leur sert plus qu’à titre formel226, les vraies décisions se prennent en privé, lors de longues discussions entre les deux hommes. L’habitude de Nixon de partir dans de longues discussions désordonnées donnait à Kissinger une assez large marge de manœuvre pour mettre en place des tactiques et les proposer au président 227. À la fin de l’année 1970, Kissinger n’était pas encore une célébrité mais était déjà en charge de mener la politique étrangère américaine228. Section II : De la diplomatie et des back channels. Nous avons donc en 1969 deux hommes décidés à relever les enjeux de la politique étrangère de leur nation. Comme nous l’avons vu, la réponse trouvée est la mise en place d’une structure favorisant l’usage de la diplomatie, diplomatie prise au sens de l’école réaliste, c'est-à-dire en usant dans la négociation une certaine dose de menace et d’usage de la force. Pour eux, l’influence de la nation dépend dans la perception que le monde a de son pouvoir et de sa volonté d’user de leur pouvoir229. Les négociations seront rudes et leur personnalité les poussera à mettre en place des back channels, c'est-à-dire des contacts non officiels avec leurs adversaires, pour faire avancer les négociations selon leur convenance. Ces back channels correspondent à leur conception psychologique des rapports de force : il est impératif de surprendre l’adversaire en ne dévoilant pas son jeu, en refusant la publicité des traités en cours et en manipulant les opinions publiques230. 224 Suri J., op. cit., p 205 Kissinger H., op. cit., 1979, p 22. 226 Isaacson W., op. cit. p 203. 227 Ibid. p 151. 228 Ibid. p 314. 229 Ibid. p 115. 230 Huret R. op. cit. p 164 225 61 Le rôle du National Security Council, avant que la complicité, le goût du pouvoir et celui du secret ne le réduise qu’à une simple formalité, est symptomatique des modes de conceptions de la politique étrangère américaine sous Nixon. Créé en 1947 par Truman, le NSC est à la fois une duplication et un rival du Département d’État231. Très chaotique sous les administrations Kennedy et Johnson232, il est réorganisé par Nixon et Kissinger pour en faire un centre d’analyse extrêmement performant. Ceci s’accompagne par la mise à l’écart de plus en plus flagrante de Rogers. Il est divisé en six comités puissants, tous présidés par Kissinger, qui s’entoure d’une équipe jeune et brillante pour lui permettre d’avoir des avis aussi variés et intelligents que possible, pour tenter de dépasser les conceptions héritées de son parcours personnel. Cette organisation se veut efficace pour mener une politique étrangère basée sur des nouvelles approches courageuses, privilégiant le secret, la surprise et la manœuvre tactique, telle qu’aurait pu l’apprécier Metternich. D’un autre côté, le NSC n’est pas adapté pour gérer une bureaucratie et à créer un consensus public pour les politiques majeures, ni pour favoriser un quelconque contrôle démocratique des actions du président233. Les deux hommes se méfiant à la fois des bureaucrates et de l’opinion publique, ils ont organisé cette structure pour avoir le plus possible de pouvoir et de contrôle sur la mise en place de leurs politiques. La principale source de pouvoir de Kissinger était d’ailleurs sa présidence du NSC’s Senior Review Group, qui déterminait quelles questions devaient atteindre l’oreille du président et quand. Il créa bien vite les autres comités pour acquérir un meilleur contrôle sur des sujets plus spécifiques234. Ce contrôle bureaucratique du processus diplomatique, Kissinger l’emploiera à privilégier les voies diplomatiques qu’ils préfèrent, basées sur les back channels et sur les relations d’homme d’État à homme d’État. Nous allons étudier ainsi deux long processus diplomatiques menés par Kissinger : la négociation pour la paix au Vietnam et celle pour la mise en place de l’ordre international propre à l’usage de la diplomatie, consistant en l’ouverture à la Chine et la détente vis-à-vis de l’URSS, ces négociations s’intégrant dans le linkage voulu par Kissinger et Nixon. 231 Horne A., op. cit. p 16. Ibid. p 17. 233 Isaacson W., op. cit. p 166. 234 Ibid. p 204. 232 62 i. Le règlement du conflit vietnamien. Comme nous l’avons vu précédemment, Kissinger, en 1967, avait déjà mis en place une initiative pour contacter le régime communiste de Hanoi et parvenir à un règlement de la guerre. La baisse de moral de l’administration Johnson face à l’enlisement du conflit et à la contestation sur le sol américain avait mis un frein à cette initiative. Arrivé au pouvoir, Kissinger remit en place son réseau personnel pour reprendre les négociations et arriver enfin à un règlement « honorable » au conflit. Les négociations dureraient encore quatre ans. Paris resterait le lieu des négociations qui reprirent le 22 mai 1969235. Favorisées par le général de Gaulle puis par le président Pompidou, les rencontres entre Kissinger et Le Duc Tho, négociateur du régime nord vietnamien, eurent lieu assez régulièrement, mais sans réellement avancer. Comme il devait l’admettre plus tard, il sous estimait alors l’esprit révolutionnaire des nord vietnamiens : pour eux, ils combattaient pour la révolution et l’unification de leur pays. Son étude de Metternich ne l’aura pas servi cette fois. Les accords de Genève en 1954 et la séparation du Vietnam en deux Etats n’était qu’une étape diplomatique avant d’arriver à leur fin, l’unification complète du pays. Il est intéressant de voir que réellement Kissinger ne prit pas en compte sa propre définition de la puissance révolutionnaire. Dans Le chemin de la paix il analysait les révolutionnaires en expliquant bien qu’ils ne respectent pas les règles du jeu diplomatique, qu’ils ne parlent pas le « même langage ». Leurs valeurs ne sont pas les mêmes, identifiant le juste avec le possible236. Là où Metternich avait échoué, essayant de convaincre Napoléon de s’imposer des limites et d’accepter une paix honorable, Kissinger échouera, essayant de convaincre les Nord Vietnamiens d’accepter des conditions de paix qui ne représentaient aucun intérêt pour eux, leur but étant l’unification totale du Vietnam, et leurs moyens à la hauteur de leur volonté de fer237. Le Duc Tho n’est pas dupe de la position américaine. Ainsi, il affiche une « politesse irréprochable, une attitude glaciale traduisant la supériorité morale238 ». Cependant, Suri nous dit que si Kissinger ne domina pas les négociations, ayant un désavantage moral réel, il réussit à rester dans le jeu, car réaliste quant à sa position et confiant dans ses capacités propres239. Ils 235 Suri J., op.cit. p 227. AWR p 218. 237 Isaacson W., op. cit. p 244 238 Kissinger H., op. cit., 1996, p 622 239 Le Duc Tho semble d’ailleurs plus réaliste et lucide que Kissinger : le retrait américain et la vietnamisation désavantage les américains et tous deux le savent. Cependant, les effets réels des bombardements massifs qui suivirent ne furent pas bien analysés par Kissinger, qui, si l’on en croit Isaacson, restait un peu coupé de l’effet réel de l’usage de la force. On peut cependant lui accorder que la situation interne aux Etats-Unis n’aurait pas 236 63 développèrent ainsi un intérêt mutuel dans la réalisation d’un traité solide qui justifierait leur long travail et qui calmerait les esprits dans leur pays respectifs240. Kissinger, malgré son art de la flatterie et de l’attitude diplomatique, n’en était pas moins furieux envers les Nord Vietnamiens. En effet, le back channel ainsi mis en place fut médiatisé d’une certaine manière : chaque État se disait en train de négocier, sans précision sur les modalités et le lieu des rencontres. Les Nord Vietnamiens, bien conscients de leur avantage moral, ne respectaient pas le « privé » des conversations et donnaient en public les mêmes informations qu’en privé, déjouant l’art manœuvrier de Kissinger 241 , consistant à un mix de déférence privée et de menaces voilées et réelles, différant totalement des déclarations publiques de la Maison Blanche beaucoup plus violentes242. Le 26 octobre 1972, Kissinger dira publiquement « Peace is at hand », indiquant que les négociations auront apportées leurs fruits. En fin de compte, les américains, face aux révolutionnaires, n’obtinrent pas de meilleures conditions de paix qu’ils auraient pu en obtenir trois ans plus tôt243. La chute de Saigon le 30 avril 1975 sera un choc pour l’opinion publique qui ne verra que dans ces négociations une lâcheté vis-à-vis du régiment fantoche de Saigon, de Nguyen Van Thieu. Mais pour Kissinger, il s’agissait avant tout que le laps de temps entre la paix avec les américains et la chute du Sud Vietnam soit suffisamment long pour que la paix soit toujours considérée comme « honorable » et que l’Amérique puisse se remettre. ii. L’ouverture à la Chine, la détente et la mise en place d’un système « triangulaire » : le rôle des back channels. The new order was tailored to a genius who proposed to restrain the contending forces, both domestic and foreign, by manipulating their antagonism. Kissinger à propos de Bismarck, The White Revolutionary, 1968. Nous ne pouvons pas oublier la Chine. Nous devons saisir toutes les occasions d’entamer le dialogue avec elle comme avec l’URSS […]. Il ne suffit plus d’être attentifs aux permis d’intensification des bombardements, malgré le fait que, selon Le Duc Tho quelques années plus tard, les bombardements et le minage des ports furent en effet désastreux pour les Nord Vietnamiens. 240 Suri J., op. cit. p 229. 241 Isaacson W., op.cit. p 245. 242 Suri J., op. cit., p 228. 243 Isaacson W., op. cit. p 247 64 changements : nous devons aller au devant de ces changements. 244 Interview de Nixon en septembre 1968. Tout comme Bismarck avait manipulé les antagonismes de ses adversaires, tout comme Metternich avait utilisé l’atout britannique pour freiner les velléités expansionnistes et universalistes d’Alexandre Ier de Russie, Kissinger chercha à mettre en place un système qui permettrait aux Etats-Unis de manœuvrer diplomatiquement en manipulant les antagonismes de l’URSS et de la Chine, puissances en rupture et partageant une longue frontière. Pour cela il fallait que les liens diplomatiques soient rétablis avec ces deux Etats et normalisés. La crise des missiles de Cuba en 1962 avait montré le danger de l’absence de liens diplomatiques directs et réguliers entre chaque adversaire, il s’agissait d’éviter toute crise majeure comme celle là ne se reproduise pas. Dans la conception de Kissinger et Nixon, cette ouverture aux deux grands Etats communistes, selon la théorie du linkage, leur permettrait également de faciliter le traitement d’autres crises périphériques, comme la guerre du Vietnam, le conflit Indo-pakistanais ou la situation au Moyen-Orient. Kissinger, nous dit Isaacson, avait développé l’idée de concevoir une politique envers la Chine avant de rejoindre l’administration Nixon245. Nixon lui-même y avait déjà songé. En juillet 1971, Kissinger fut donc envoyé en Chine dans le plus grand secret pour mener les négociations qui conduiraient Nixon à mener le premier voyage officiel d’un président américain en République populaire de Chine le 21 février 1972. Les négociations, cachées derrière une rhétorique publique agressive vis-à-vis de la menace communiste, furent menées alors que déjà, sans en rendre compte à Nixon, Kissinger avait déjà noué des contacts fin 1969246. Kissinger, notamment dans On China, montre son admiration pour la pratique diplomatique chinoise. Chou Enlai, son principal interlocuteur d’alors, le poussa à affirmer quels étaient les besoins fondamentaux américains, exposa ceux chinois, et dès lors on pourrait s’accommoder pour rédiger un texte correspondant aux besoins des deux adversaires247. Cette technique était contraire aux habitudes de Kissinger qui cherchait à manipuler son adversaire en usant de 244 Kissinger H., op. cit., 1996, p 654 Isaacson W., op. cit. p 125 246 Huret R., op. cit. p 172 247 Isaacson W., op. cit. p 346 245 65 formulations sémantiques pour arriver peu à peu à son but en jouant sur d’infimes différences et créer un consensus, du moins dans le texte248. L’approche diplomatique chinoise, Kissinger s’y adaptera remarquablement et réussira à ouvrir le dialogue avec cette puissance, les deux Etats se trouvant des intérêts communs issus de leur pratique de la realpolitik. L’ouverture à l’URSS créant la détente s’est faite de la même manière. Soucieuse de ses rivalités avec la Chine, l’URSS a trouvé bonne l’occasion de pouvoir établir le dialogue avec les américains pour s’assurer de leur potentielle neutralité. Afin de transformer la nature même de la relation, et donner davantage de force dans la négociation, Nixon et Kissinger ont mis en place cette entreprise de rapprochement secrète avec l’URSS, couplée à une stratégie publique de déstabilisation249. Alors que déjà il avait établi un back channel privé avec Anatoly Dodrynin, ambassadeur soviétique à Washington, Kissinger se voit recevoir comme instruction (qu’il attendait avec impatience pour nourrir son ego250) en avril 1972 de se rendre secrètement à Moscou pour préparer l’ouverture officielle des relations diplomatiques entre les deux Etats. Le pouvoir absolu des Etats-Unis devient de plus en plus relatif avec les années, la détente représente la stratégie imaginée par Kissinger et Nixon d’ouvrir l’éventail des possibilités diplomatiques pour permettre une manœuvrabilité nécessaire pour augmenter les gains relatifs américains vis-à-vis de leur ennemi sur des objectifs limités. Les deux hommes voulaient ainsi remplacer la glaciation du monde bipolaire par un monde où les intérêts des deux grandes puissances seraient étroitement imbriqués et soumis aux jeux et à la souplesse de la diplomatie. La négociation du traité se fit progressivement et toujours dans le secret. Le but final était de pousser les signataires à agir de manière limitée et avec un maximum de créativité pour amener toujours plus de stabilité et de paix dans le monde251. Ces deux offensives diplomatiques, effectuées dans le secret conformément aux idées et à la personnalité des deux maîtres d’œuvre de la politique étrangère américaine, ont permis de montrer les qualités de diplomates de Kissinger à l’œuvre, grand pratiquant de la diplomatie secrète via les back channels et surtout son goût pour la rencontre directe avec ses 248 Ibid. p 122. Huret R. op. cit. p 169. 250 Isaacson W., op. cit., p 408. 251 Suri J., op. cit. p 187 249 66 homologues. Sa gestion du règlement de la guerre du Kippour en octobre 1973, que nous ne traiterons que brièvement en conclusion, sera permise par l’ouverture préalable de ces différents réseaux diplomatiques et privés qui reflètent le comportement des diplomates de Vienne, adeptes des grandes conférences mais surtout des stratégies discrètes et manipulatrice en coulisses. Section III : De l’usage de la force dans la négociation. A more flexible military posture would allow the US to take the initiative in manipulating threats and encouraging Soviet cooperation on American terms. The flexibility of our diplomacy will increase as our military alternatives multiply. Diplomacy, in this sense, would involve a mix of pressure and encouragement, sticks and carrots. Henry Kissinger. Kissinger est peu à peu considéré comme le « faucon des faucons » au sein de l’administration Nixon252. En effet, suivant le précepte de realpolitik de Bismarck comme quoi la politique étrangère ne peut pas être basée sur les sentiments mais sur l’affirmation de la puissance253, sa politique sera à la fois basée sur la négociation diplomatique mais tout en utilisant « un mix de pression et d’encouragement ». L’action diplomatique que nous avons étudié précédemment, et notamment les négociations avec le Nord Vietnam, ont été ainsi soutenu par une affirmation de la puissance militaire américaine. En avril 1969, l’incident de l’EC-121 254 , avion non armé américain abattu par un chasseur nord-coréen, a montré pour la première fois aux ennemis de l’Amérique la résolution de ses dirigeants à user de la force. Nixon et Kissinger, voyant cela comme un test de leur philosophie de la crédibilité et de la force, à quatre mois seulement de l’investiture du président, décidèrent de s’affirmer. La situation n’échappa à l’escalade que de peu, Kissinger étant prêt à aller jusqu’à l’usage de la bombe255256. Ce fut également le premier affrontement 252 Isaacson W., op. cit., p 191 Ibid. p 108 254 Voir le récit qu’il en fait dans Kissinger H., A la Maison Blanche (vol 1.), op. cit., 1979, p 326-334. 255 On retrouve le document officiel décrivant le déroulement des évènements dans les archives nationales du NSC. 253 67 entre faucons et colombes de l’administration Nixon, principalement donc le Département d’État contre le NSC. Kissinger fut surnommé dès lors par certains « Dr Strangelove », en référence au film éponyme de Stanley Kubrick. Les négociations avec Hanoi furent ponctuées d’escalades du conflit alors que les troupes au sol américaines étaient peu à peu rapatriées. Cette augmentation des attaques à l’encontre des Nord Vietnamiens, et notamment en matière de bombardements massifs sur les lignes de ravitaillement de l’ARNV traduisait la volonté de faire pression sur le gouvernement de Hanoi pour faire avancer les négociations et compenser l’infériorité psychologique américaine, issue du besoin absolu de trouver un règlement à la guerre face à la contestation croissante à l’échelle interne. La vietnamisation répondait aux attentes de l’opinion publique américaine : les pertes américaines devaient cesser et le Sud Vietnam devait soutenir l’effort de guerre. Il allait contre le principe cardinal de Kissinger : la force militaire et la diplomatie doivent opérer ensembles. Déjà, dans Nuclear weapons and foreign policy il avait critiqué la cessation des offensives américaines durant la guerre de Corée alors que l’armistice était encore en cours de négociation, perdant ainsi l’avantage moral dans la négociation et réduisant à néant le seul moyen de pression pour pousser les Chinois à vouloir mettre en place un règlement du conflit257. Pour compenser cette perte d’affirmation de leur puissance militaire au sol par les EtatsUnis258, il s’agissait d’augmenter la pression issue de la puissance militaire et technologique dans les airs et s’assurer un soutien effectif de l’armée sud-vietnamienne. Tout en négociant secrètement à Paris, Kissinger ordonnait donc plusieurs opérations d’envergure secrètement, dont le bombardement du Cambodge, pays neutre mais dont la neutralité était violée par le Viêt-Cong et les troupes nord-vietnamiennes, plusieurs « sanctuaires » ayant été créés là pour faciliter le transit du ravitaillement via la piste Ho Chi Minh, dont une partie passait également au Cambodge. De même, les bombardements au nord d’intensifièrent, ainsi que le minage des principaux ports, dont celui de Haiphong. Kissinger considérait qu’il avait déjà vu assez de Le Duc Tho pour « savoir que sans une stratégie militaire plausible [ils n’avaient] aucune diplomatie efficace259. » La stratégie était donc d’user à la fois de la force et de la 256 Isaacson W., op. cit., p 180 Ibid. 237 258 Dont le but principal, la réduction des pertes américaines, ne fut que partiellement rempli, les pertes étant supérieures en proportion au cours des trois années de guerres qui suivirent dû à l’escalade du conflit. 259 Isaacson W., op. cit., p 260. 257 68 diplomatie, pour augmenter toujours plus la pression militaire au sol et dans les airs, tout en offrant des accommodements et des compromis dans la négociation : plus de puissance de feu et plus de manœuvres diplomatiques260. Il tenta de lier l’arrêt des bombardements américains contre des assurances de Hanoi sur la limitation des infiltrations de troupes dans le sud et d’être plus productif dans les négociations sur le règlement de la guerre261 . En mai 1970 cette politique se soldera par l’invasion du Cambodge par les forces américaines et sud-vietnamiennes. Cette manœuvre, selon les détracteurs de Kissinger, aurait conduit à la déstabilisation du régime du prince Sihanouk et celui du dictateur Lon Nol et à l’avènement des Khmers rouges, sans compter le nombre de pertes civiles liées aux combats et aux bombardements. Pour lui, cette manœuvre n’avait aucune base morale mais relevaient avant tout d’une question tactique262. Chaque tactique qu’il mit en place le fit se placer dans une position de plus en plus dure vis-à-vis de son administration, Nixon y compris, il était bien le « faucon des faucons ». Kissinger, appelé par Nixon à devenir son national security adviser se retrouva là où il avait toujours voulu se trouver : à la tête de la politique étrangère américaine. De 1969 à 1973, les deux hommes relevèrent les enjeux de la situation américaine en usant de la realpolitik et de ses préceptes à outrance, faisant fi de toute question morale, qui pour eux n’a aucune place dans l’ordre international, constitués d’Etats également prêts à tout pour satisfaire leur intérêt national. Ces deux hommes furent les hommes d’État les plus marquants de cette période à l’échelle mondiale, montrant une inventivité et une mobilité impressionnante : Kissinger fut considéré comme Super K par le magazine Time, Nixon fut le président le plus mobile dans l’histoire des Etats-Unis hormis Théodore Roosevelt. Mais malgré tout, les hommes d’État ont une marge de manœuvre réduite par les « forces profondes ». Metternich était réduit à une quasi-impuissance sur le long terme en raison du manque de ressources de l’Autriche et la rigidité de son système, sauvée seulement pour un temps par la virtuosité tactique de son ministre. La Grande-Bretagne, dont le rôle de l’opinion publique en politique étrangère a toujours été déterminant, bloqua toute politique au 260 Suri J., op. cit. p 212. Ibid. p 189. 262 Isaacson W., op. cit., p 280. 261 69 long terme de Castlereagh, qui resta un incompris de son propre peuple mais qui comprenait les vrais enjeux européens. Pour Kissinger et Nixon, les marges seront réduites par la complexité croissante du monde, mais aussi par la situation même propre à une démocratie : la volonté du peuple. Tous deux pessimistes dans le rôle de la démocratie, ils seront menés peu à peu à des extrêmes pour contourner ce qu’ils considèrent comme des freins pour eux. 70 Chapitre VIII : De la recherche de la marge de manœuvre maximale : entre souplesse et crise démocratique. Conformément à ce qu’il décrivait de l’action de Metternich lors du règlement du congrès de Vienne, Kissinger base l’usage de la diplomatie sur la recherche de la souplesse maximale, pour pouvoir manœuvrer, manipuler et faire jouer les antagonismes, dans la recherche de l’intérêt national. Les marges de manœuvres en démocratie restent assez larges dans le cadre de la politique étrangère comme nous l’avons vu précédemment. Cependant, la situation morale des Etats-Unis au début des années 1970 est telle que la politique étrangère est ressentie beaucoup plus fortement qu’à d’autres périodes. Le Congrès lui-même devient un frein à la politique menée par la Maison Blanche et se pose en frein démocratique aux politiques qui ne correspondent pas aux aspirations de l’opinion publique. Le Congrès et la bureaucratie de la Maison Blanche comme du personnel diplomatique sont pour Kissinger et Nixon des freins et d’entrée ils cherchent à s’isoler d’eux et à s’obtenir une marge de manœuvre maximale. Les dérives vers le secret créeront des difficultés à la mise en place de la politique étrangère américaine elle-même alors qu’elles visaient au préalable à faciliter la décision. Elles mèneront également au niveau de la politique interne au scandale du Watergate qui achèvera le moral de l’Amérique, déjà bien entamé par la guerre du Vietnam. Le monde bipolaire disparu, le monde multipolaire est à gérer. Kissinger peut ainsi mettre en place l’équilibre des forces cher à la tradition diplomatique européenne et à Metternich en particulier. La mise en place de l’ordre international triangulaire permettra d’éviter tout conflit global et facilitera l’usage de la diplomatie. Kissinger et Nixon auront mis en place un ordre international qui leur survivra en partie et permettra aux esprits glacés de la Guerre froide de s’aventurer dans des politiques plus audacieuses et à s’adapter ensuite très vite à la chute de l’URSS. Ces marges de manœuvres nous allons les étudier une à une, à rebours, pour montrer les limites de la politique de Kissinger. 71 Section I : L’équilibre des forces. I contend that Kissinger was one of the few realists – as opposed to idealists – to shape American diplomacy. In that approach he was a master. He had a feel for balances of power, spheres of influence, and realpolitik relations. He brilliantly created a triangular structure involving the US, Russia, and China, and that architecture preserved the possibility of America’s power and global influence after the debacle of Vietnam. Walter Isaacson, Introduction à Kissinger, a biography. Les offensives diplomatiques lancées par Kissinger et Nixon depuis la Maison Blanche et via des réseaux diplomatiques plus ou moins secrets et privés visaient à la mise en place d’un équilibre des forces, issu des conceptions européennes de la politique étrangère et en contradiction avec toutes les traditions américaines. Leur analyse de la conduite de la politique de Guerre froide des Etats-Unis n’en a pas moins été déterminante pour sortir d’une glaciation dont l’enjeu était la survie à un holocauste nucléaire, sans aucune aire de manœuvre diplomatique. Ils considéraient tous deux que le monde devait être géré par les plus grandes puissances, en accord les unes avec les autres, de la même manière que le concert européen d’après 1815 fut géré par les grandes puissances européennes, notamment la France après sa réintégration au congrès de Vienne. De là, les nations de moindre puissance et de moindre influence se devaient de suivre. Pour eux, le modèle de règlement des affaires internationales du type de l’assemblée générale de l’Organisation des Nations Unies n’avait aucune chance de fonctionner. Les deux hommes voulaient ainsi avoir la possibilité d’user d’affectations militaires, de la négociation et de la persuasion pour créer un monde hiérarchisé où les plus puissants et les plus avancés des pays, avec la plus grande influence internationale seraient suivis à des degrés divers par les pays les moins puissants et les moins avancés263. La stabilité est pour eux le premier but de la diplomatie, les questions morales relevant de la politique interne des Etats264. L’équilibre des forces était, pour Nixon et au contraire de tous les présidents américains sauf Théodore Roosevelt, l’aboutissement naturel de la politique étrangère si les Etats cherchaient de manière raisonnable et limitée leur intérêt particulier. L’équilibre naîtrait de l’incompatibilité des intérêts particuliers, sans aucune puissance pour imposer sa volonté aux 263 264 Suri J. op. cit. p 185 Isaacson W., op. cit., p 75. 72 autres 265 . Nixon pense de la même manière. S’il demeure toujours hostile à l’idéologie communiste, il estime que la menace réside désormais ailleurs : l’instabilité du monde extérieur, le désordre permanent, le risque continu. À la différence des présidents qui l’ont précédé à la Maison Blanche, Nixon refuse donc la confrontation directe avec l’URSS. Cet assouplissement s’explique également par l’évolution du rapport de forces nucléaires. Moscou possède alors davantage de missiles balistiques intercontinentaux que Washington. Plus encore, l’URSS semble avoir un système de défense antimissile supérieur à celui des USA 266. Chaque action menée par Kissinger à la tête du National Security Council fut menée dans l’effort de faire face aux enjeux du monde multipolaire en considérant le besoin pour l’Amérique de conserver sa crédibilité après l’échec du Vietnam. Pour cela, Kissinger mis en place sa théorie du linkage. Il chercha à lier tous les problèmes entre eux, facilitant leur règlement par l’ouverture de la diplomatie triangulaire avec la Chine et l’URSS. Cela découlait directement de la pratique de Metternich lors de l’époque étudiée dans Le chemin de la paix : celui-ci liait les problèmes au maximum entre eux pour qu’une action mineure ou une concession faite à un adversaire ait des retombées beaucoup plus favorables sur la négociation d’une autre question plus vitale et en apparence sans lien. Il négocia ainsi le traité SALT I en matière de contrôle de l’armement avec l’aide de l’URSS pour régler le conflit vietnamien. Envoyant Cyrus Vans en mission à Moscou il soumit sa première proposition de « package » de négociation 267 . Il surestimait en cela la portée de l’unité internationale communiste. Isaacson écrit ainsi que sa plus grande force et faiblesse occasionnelle en temps que stratège était sa tendance à voir ou imaginer ces liens concernant des évènements très lointains. Dans son esprit, les évènements de septembre 1970268 étaient tous reliés à une action globale soviétique pour tester la résolution américaine 269. Kissinger 265 Kissinger H., op. cit., 1996, p 639. Huret R. op. cit. p 170 267 Isaacson W., op. cit., p 167. 268 Septembre 1970 montre la maîtrise de Henry Kissinger dans la gestion de plusieurs « crises » simultanées dans des lieux très éloignés moins d’un an après sa mise à la tête de la politique étrangère américaine. Ainsi, en septembre 1970 le président Allende était en course pour l’élection présidentielle au Chili. Kissinger mis en place une stratégie de déstabilisation via la CIA, fournissant notamment des fonds aux partis adverses. Le même mois le Roi Hussein de Jordanie lança des opérations militaires visant à réduire les forces de l’OLP, faisant plusieurs milliers de morts notamment civils (« Septembre noir »). La situation au Vietnam se dégrada également en raison de la chute du prince Sihanouk au Cambodge, entraînant la proclamation de la république Khmère. Quant aux Russes, ils cherchaient à établir une base de sous-marins nucléaire à Cienfuegos, Cuba. Voir A la Maison Blanche (vol 1.), op. cit., p 617-701. 269 Isaacson W., op. cit., p 285. 266 73 peu à peu fut mené à penser que les crises régionales pouvaient être réglées en faisant pression sur Moscou270. Le linkage, selon Kissinger, était plus une représentation de la réalité des choses, conformément à sa philosophie de l’équilibre des forces, qu’une doctrine : ainsi si les EtatsUnis désiraient réduire les risques de guerre globale par la mise en place de traités de contrôle des armements avec l’URSS, il était essentiel que les tensions soient atténuées dans le monde. La détente était liée à cette philosophie. Il n’en considérait pas moins sa forme de linkage, créant une toile d’interactions entre la Chine, l’URSS et les Etats-Unis, particulièrement subtile : les deux grandes puissances communistes, en raison de leurs intérêts et de leurs antagonismes, étaient liés aux Etats-Unis et devaient chercher à améliorer leurs relations avec ceux-ci271. La Chine en outre le fascinait et le fascine toujours : c’est pour lui une ancre et une stabilité en Asie, une société qui ne possède pas de dispositions expansionnistes mais qui agit doucement, avec une résolution patiente et pas d’actions impulsives272. En somme, un élément de stabilité dans l’équilibre des forces qui permettrait de contrebalancer l’ancienne rivalité Etats-Unis-URSS. L’équilibre mondial ainsi mis peu à peu en place, qui ne sera définitif qu’en 1979 avec la normalisation officielle des relations entre les Etats-Unis et la Chine et le rétablissement des liens diplomatiques administratifs (ambassades, etc.), permettra ainsi plus de manœuvrabilité à l’échelle internationale pour Kissinger et Nixon, malgré certaines limites en raison de visions partielles de la réalité des situations et une théorie du linkage trop appliquée concernant Moscou. C’est des « forces profondes » de l’intérieur que viendraient donc les freins à l’application de la realpolitik. Section II : Les dérives vers l’Etat secret. Le goût du secret sous Nixon et Kissinger n’est pas une nouveauté pour la politique étrangère américaine. Déjà, depuis sa création en 1947, la CIA menait des opérations de « diplomatie secrète » pour combattre le communisme dans les pays périphériques. Par exemple, en juillet 1954, une opération de la CIA conduit au renversement du président 270 Ibid. p 376. Ibid. p 424. 272 Suri J., op. cit., p 181, puis Kissinger H. op. cit. 2011 271 74 guatémaltèque Jacobo Arbenz Guzman 273 , de la même manière que Kissinger et Nixon emploierait la CIA à des opérations secrètes visant la déstabilisation de gouvernements « ennemis » en Amérique latine et en Afrique274, décidant de ces opérations en petit comité pour éviter les « fuites ». L’épisode de la Baie des Cochons en 1961 conduit à une forte critique de la CIA et du Département d’Etat. Nixon, qui avait par ailleurs déjà participé à des voyages comprenant des volets d’espionnage, comme à Moscou en ??? 275 , observe les faiblesses engendrées par la bureaucratisation de la diplomatie provoquant inexorablement des fuites et des actions incontrôlées276. Il assimile ainsi très vite le fait que le silence s’impose aux décideurs, et ce n’est pas Kissinger qui le contredira. L’usage de la diplomatie secrète, Metternich en avait montré l’utilité. Ces deux hommes continueraient dans cette voie. De plus, ils partagent une vision hégélienne de l’histoire277. Pour eux, la politique étrangère doit être totalement hermétique aux questions intérieures et l’homme d’Etat doit décider seul et ne pas se faire influencer. Cela va les conduire à rationnaliser le processus de décision politique pour plus d’efficacité mais surtout pour plus de secret. Ainsi, les bandes d’écoute et d’enregistrement, qui firent parler d’elles lors du scandale du Watergate, étaient déjà utilisées par les administrations précédentes. Mais Kissinger et Nixon généralisèrent ce système à leurs propres hommes278. Kissinger alla même jusqu’à placer une bande d’écoute pour son propre poste téléphonique, pour enregistrer ses propres conversations avec le président ou ses conseillers279. Le scandale des Pentagon papers en 1971, documents top secret révélés à la presse, augmentèrent leur méfiance et leur pratique du secret. Dans la pratique de la politique, ayant leurs idées propres pour diriger le monde depuis la Maison Blanche, ils eurent le sentiment qu’il serait plus facile de contourner une bureaucratie tant méprisée qu’essayer de la convaincre280. Les tensions entre le NSC et le Département d’Etat découlèrent de cette position : Kissinger ouvrit de nombreux back channels, même au sein de l’administration et de l’armée, pour pouvoir donner des instructions sans que celles-ci soient captées par William Rogers, le secrétaire d’Etat, pour le 273 Huret R. op. cit. p 154. Ibid. p 165. 275 Ibid. p 157. 276 Ibid. p 156. 277 Isaacson W., op. cit., p 158 278 Kissinger, avec son talent habituel pour manipuler les concepts, fit en sorte que ses aides se sentent surveillés pour leur propre bien, pour qu’en cas de fuite on sache que cela ne venait pas d’eux. Isaacson W., op. cit., p 226 279 Ibid. p 230. 280 Ibid. p 153. 274 75 tenir à l’écart de toute décision. Isaacson nous dit que Kissinger avait cette « obsession » que le Département d’Etat et le service extérieur voulaient lui couper constamment l’herbe sous les pieds281. Il s’organisa ainsi de manière que son staff n’ait pas d’accès indépendant au président, aux médias ou aux diplomates282 pour éviter qu’on le devance dans la transmission de l’information. Les opérations secrètes du bombardement du Cambodge à partir de 1970 furent symptomatiques de ce goût du secret exacerbé et de cette peur des « fuites ». Lorsque les premiers B-52 furent envoyés survoler le Cambodge et larguer leur chargement de bombes sur les sanctuaires du Viêt-Cong, ils ne purent ouvrir leurs ordres qu’en vol, ordres transmis via des back channels au sein de l’armée, souvent des officiers supérieurs acquis à cette pratique et n’ayant que peu de contact avec les services diplomatiques. Nixon fit tout pour qu’on ne sache rien des bombardements au sein de son administration et dans la presse ; en voyage diplomatique en Europe, il ne voulait pas que l’histoire fît du bruit et porte un coup à ses relations avec les chefs d’Etat européens283. De plus en plus obsédés par le secret, Nixon et Kissinger passeront d’ailleurs plus de temps à empêcher que l’on découvre la vérité sur ces bombardements, à propos desquels le gouvernement cambodgien n’avait émis aucune protestation formelle, qu’à s’occuper de l’intérêt tactique réel de ces bombardements qui durèrent plus que de mesure. Concernant l’ouverture avec la Chine, les mêmes méthodes secrètes furent appliquées. Ainsi, Kissinger passa outre les diplomates en poste, dont le futur président George Bush, qui ne purent que prendre acte des acquis des négociations ceux-ci révélés au grand public. L’approche réaliste de Kissinger en 1970 réussit ainsi à construire une structure stable pour l’usage de la diplomatie, mais son obsession pour le secret, partagée par Nixon, l’empêcha d’obtenir un support important de la part de l’administration et du corps diplomatique et aviva les rancœurs. Isaacson soutient ainsi que moins de secret aurait été plus favorable pour le maintien sur le long terme des politiques ainsi mises en place mais aussi aurait facilité certaines négociations : la révélation des propositions concernant le règlement du Nord Vietnam aurait montré aux protestataires et pacifistes américains que les Nord Vietnamiens étaient inflexibles et apporté plus de soutien de la part de l’opinion publique284. 281 Ibid. p 156. Ibid. p 185. 283 Ibid. p 174. 284 Ibid. p 255. 282 76 Section III : De l’opinion publique et des révolutions populaires. La politique étrangère américaine, comme celle britannique en 1815, dépend beaucoup de l’opinion publique. Nous l’avons vu, le besoin de gérer rapidement des crises, la rapidité requise dans l’analyse des variables d’une situation donnée, ne peuvent pas attendre une analyse de l’état de l’opinion publique. Cependant, de 1968 à 1973, l’opinion publique est une variable que Nixon ne peut pas ne pas prendre en compte. L’incidence nationale du conflit montra bien vite à quel point tout était imbriqué, avec l’aide du développement des médias de masse, et les évènements de la campagne vietnamienne avaient très vite des répercussions dans les rues des villes américaines 285. Si Nixon en 1969 dit qu’il ne se laisserait pas influencer par les mouvements pacifistes, il reconnut plus tard dans ses Mémoires que ces mouvements l’avaient poussé à abandonné ses plans d’intensification du conflit286. Kissinger n’était pas à l’aise avec l’opinion publique. L’image qu’on l’on retrouve de lui à travers ses biographies ou ses écrits est celle d’un homme qui se sent plus à l’aise en compagnie de chefs d’Etat, des détenteurs du pouvoir, qu’en compagnie de la foule et en proie à ses passions. Le froid calculateur considère que la foule ne doit pas influencer la politique étrangère, que les seules « forces profondes » qui doivent être prises en compte dans la mise en place d’une politique sont celles qui relèvent de données concrètes, comme la géographie ou les ressources nationales. Son expérience de la chute de la république de Weimar en 1933 et de la montée du nazisme grâce aux passions populaire lui a créé cette méfiance générale vis-à-vis de la démocratie ; il craignait les passions des foules et leur irrationalité 287 . Son étude de l’échec de Castlereagh en raison de l’impossibilité pour son pays de comprendre sa politique, pourtant intégrée dans les valeurs de Kissinger, a du également jouer. Leurs stratégies secrètes furent mises en place pour contourner la lenteur bureaucratique et éviter les fuites, nous l’avons vu. Mais la crainte des fuites n’était pas liée seulement à la bonne tenue des négociations comme ils le faisaient entendre. Les bombardements du Cambodge tenus secrets le furent pour éviter toute protestation de l’opinion publique. Ils ont reconnus tous deux plus tard qu’ils n’avaient ni l’un ni l’autre les « tripes » de faire face aux protestations nationales que ces bombardements ne manqueraient 285 Huret R. op. cit. p 166-167. Zinn H., op.cit., p 566. 287 Suri J. op. cit. p 193. 286 77 pas de provoquer288. La légitimation ainsi faite de la violence d’Etat provoqua un profond désordre moral dans l’opinion. La théorie de « l’homme fou » de Nixon et l’usage de la force en diplomatie mis en place par les deux hommes leur furent vite reproché et Hanoi gagna sa plus grande victoire morale depuis l’offensive du Têt lors de l’invasion du Cambodge par les forces américaines et sud-vietnamiennes289. L’opinion comprenait de moins en moins les buts de la guerre, qui n’apparaissaient qu’être le soutien à un régime fantoche et corrompu et le viol systématique du droit international et de la neutralité de pays frontaliers. Nous avons dit combien Kissinger et Nixon aimaient révéler d’une manière dramatique les résultats de négociations tenues jusque là secrètes. S’ils avaient peur que leurs opérations secrètes soient révélées, ils aimaient montrer l’importance de certains actes une fois ceux-ci achevés, comme l’annonce « Peace is at hand » en 1972 concernant les négociations pour le Vietnam, ou l’annonce subite du voyage prochain du président Nixon à Pékin. Kissinger plaçait une importance considérable dans son image et dans la presse 290, s’efforçant de convaincre tous ceux qui n’étaient pas d’accord avec eux. Nixon lui, donnait une image publique qui fut longtemps caricaturée, et ce depuis sa viceprésidence d’Eisenhower. Lors du premier débat télévisé durant la campagne de 1960, l’opinion publique lui fut défavorable en raison de la préparation physique et de la jeunesse de son adversaire, John F. Kennedy. « Tricky Dick », comme il fut longtemps surnommé, mit un temps avant de s’habituer aux médias et à l’opinion publique, sa personnalité ne l’y prêtant pas. Cependant ils pensaient plus à une image dramatisée qu’à s’assurer le support des masses. Les Chinois, eux, avaient compris que rééduquer les masses valait mieux que les laisser dans le noir, ils acceptèrent donc volontiers la mise en image de la visite de Nixon à Pékin en 1972291. Kissinger disait « Un des facteurs importants de la paix et de la stabilité dans le monde dépend dans la connaissance qu’ont les autres peuples de la crédibilité de l’Amérique292. » Hélas, il n’avait pas pris en compte son propre peuple et de son moral. Comme Castlereagh en son temps, ils ne purent faire comprendre à leur opinion publique les fondements de leur politique pour ainsi la consolider. Si celui-ci échoua 288 Isaacson W., op. cit. p 172. Ibid. p 270. 290 Ibid. p 292. 291 Ibid. p 400. 292 Ibid. p 293. 289 78 simplement à faire comprendre sa vision à un peuple replié sur ses traditions de nation insulaire, Kissinger échoua d’avoir simplement méprisé ce facteur. Pourtant, il cite Metternich dans Le chemin de la paix : « L’opinion publique, écrit Metternich en 1808, est l’une des armes les plus puissantes qui soient. Tout comme la religion, elle pénètre les recoins les plus secrets, ce qu’aucune mesure administrative ne saurait achever ; mépriser l’opinion publique revient à mépriser les principes moraux. [L’opinion publique] doit faire l’objet d’un culte particulier.293 » Mais l’échec de 1809 joue contre cette affirmation et Kissinger s’en tient là. Metternich est un homme d’Etat qui a pu agir sans le soutien d’une opinion publique, luimême, méfiant envers la démocratie, peut faire de même. Il aura préféré ainsi suivre les pas d’un homme d’Etat qui n’avait pas d’autre choix, se fermant lui-même des opportunités. 293 AWR p 31. 79 Conclusion La politique étrangère mise en place sous la présidence de Richard Nixon avec Henry Kissinger comme conseiller à la sécurité peut paraître une coupure dans l’histoire de la politique étrangère américaine. Oscillant traditionnellement entre un idéalisme interventionniste et l’isolationnisme, la période 1969-1973 la voit se transformer en une politique de limites, basée sur la recherche de l’équilibre des forces et du meilleur usage possible de la diplomatie. Les dérives liées au secret, si l’on en croit Romain Huret, sont issue de premiers développements effectués lors de la seconde guerre mondiale et l’immédiat après-guerre, notamment avec la constitution de la CIA pour mener des opérations clandestines dans les pays communistes. Nixon et Kissinger sont les hommes qui ont théorisé cette pratique du secret, poussés en cela par leur personnalité paranoïaque et conspiratrice et leur pessimisme. Convaincus qu’éviter les obstacles que pourraient poser la bureaucratie et l’opinion publique serait bénéfique pour le rapport de force américain dans la négociation, ils s’évertuèrent à ce que tout processus de décision ne repose que sur eux. On peut estimer, au regard de la dernière décennie, que la pratique du secret vis-à-vis de l’opinion publique, les mensonges à son égard, ont perduré sous les différentes administrations américaines. Dans une moindre mesure, peut être, encore que cela doive être soumis à étude, mais plusieurs affaires sous la présidence Bush Jr, concernant notamment l’Irak, montrent que la manipulation de l’opinion publique pour la poursuite d’une politique étrangère est toujours au goût du jour. Il est d’ailleurs regrettable que de telles pratiques poussent au développement de théories du complot, qui sont florissantes notamment sur internet, sur des sujets tels que la crise économique, les attentats du 11 septembre 2001 ou même la guerre en Lybie. Ce qui nous paraît certain, c’est qu’au regard de cette méfiance de l’opinion publique, Kissinger et Nixon ont contribué à saper certaines de leurs politiques dès leur mise en place. Essayer de s’adapter au contexte démocratique plutôt que le contourner aurait peut être été plus judicieux. Cependant, la politique internationale ne peut pas non plus être soumise entièrement aux passions populaires. Il en ressort pour nous que l’homme d’Etat, qu’il soit conservateur ou révolutionnaire, est là pour mener le navire et éviter les écueils de la rude compétition internationale. Un homme d’Etat disposant d’un esprit analytique et d’une vision stratégique, ainsi que d’une grande réaction tactique, tel que Kissinger, semble indispensable à chaque Nation, notamment dans ses périodes de crise. La politique étrangère ne doit pas être liée au « court-termisme ambiant »294 mais doit reposer sur des buts stratégiques stables et c’est à l’homme d’Etat de faire comprendre à ses concitoyens l’enjeu de ces objectifs. 294 Hubert Védrine, Continuer l’histoire, Paris, Flammarion, 2008. 80 Ce fut l’échec de Castlereagh, face à une société britannique repliée sur elle-même, coupée du «vieux continent » par la Manche et ne voyant sa sauvegarde que dans la protection des droits maritimes et dans sa flotte de guerre. Metternich lui, confronté à une société multinationale et à régime sclérosé, comme arrêté dans le temps et ne cherchant pas les réformes dans la peur d’échouer, n’eut d’autre choix que de s’en remettre à lui-même et au peu de ressources que lui offrait son pays. Kissinger lui, avait la capacité de lier l’esprit de ces deux hommes. L’Amérique, protégée par ses océans, son immense flotte de guerre, son arsenal de dissuasion nucléaire et surtout l’esprit patriotique de ses concitoyens ressemblait en cela à la Grande-Bretagne du XVIIIème siècle. Liant une par de l’esprit de Metternich à la situation de Castlereagh, Kissinger réussit à éviter à l’Amérique de retomber dans l’isolationnisme après le traumatisme vietnamien et à garder sa crédibilité dans un monde se transformant très rapidement. On peut le considérer comme un homme d’Etat « révolutionnaire » dans sa politique étrangère mais poursuivant des buts conservateurs. Un « White revolutionary » comme le Bismarck qu’il avait étudié en 1968295. La guerre du Kippour en 1973 marqua la rupture : le Tiers monde faisait désormais entendre sa voix en jouant sur son seul atout : les ressources de son sol et notamment le pétrole. En fin de compte, l’équilibre des forces construit par Kissinger se devait d’inclure un quatrième acteur de poids et moins identifiable. Il n’était plus question d’aller discuter via des back channels avec le chef d’une grande puissance pour gérer le monde, comme l’auraient voulu Kissinger et Nixon, mais il s’agissait désormais de prendre en compte des populations entières habituellement soumises aux marchandages mondiaux des grands Etats. La suite des années 70 montra ainsi le besoin américain de sécuriser le Moyen-Orient, d’abord grâce à Kissinger, puis par la politique de Jimmy Carter et de Zgnibiew Brzezinski, son conseiller à la sécurité nationale296. La personnalité et la formation intellectuelle de Henry Kissinger, largement issue de son analyse de la diplomatie européenne semblent peu compatibles avec les réalités démocratiques des Etats-Unis. Ses pratiques à la tête de la diplomatie américaine correspondent à la cour d’un monarque européen des siècles précédents. Son admiration pour les grands hommes d’Etat du « vieux continent » lui donne une exceptionnelle appréhension des réalités géopolitiques et stratégiques mais le coupe de certains facteurs capitaux issus du système démocratique et du développement des échanges à l’échelle mondiale. Son œuvre n’en impose pas moins le respect au politologue et à l’historien. 295 Kissinger H., The White revolutionary, 1968 cité in Issacson W., op. cit. À noter que Brzezinski était collègue de Kissinger à Harvard et faisait partie de cette classe universitaire influente dans la conduite des affaires étrangères américaines. 296 81 Bibliographie : Bizière J-M. et Vayssière P., Histoire et historiens, Paris, Hachette, 1995. Claude J. "It's Super K ". Quelques réflexions à propos de l'ambivalence d'une couverture de Newsweek. In: Annales de Bretagne et des pays de l'Ouest. Tome 82, numéro 3, 1975. pp. 383-387. Clausewitz K. von, De la guerre, Paris, Perrin, 1999. Colonomos Ariel. La froideur du regard impassible des États. In: Communications, 75, 2004. pp. 75-90. Ferrero G., Talleyrand au Congrès de Vienne, Paris, Editions de Fallois, 1996. Goldsborough James O. La politique étrangère des Etats-Unis. In: Politique étrangère N°3 1980 - 45e année pp. 621-636. 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Zinn H., Une histoire populaire des Etats-Unis, Marseille, Agone, 2003. 83 Table des matières INTRODUCTION ................................................................................................................................................ 2 PREMIÈRE PARTIE : L’HOMME D’ÉTAT ET LA DIPLOMATIE................................................................................ 6 CHAPITRE PREMIER : DE L’HISTORIOGRAPHIE. ............................................................................................................... 6 Section I : De la place de l’Homme d’État en historiographie. ........................................................................ 7 Section 2 : L’homme d’État et les « forces profondes ». ............................................................................... 10 Section 3 : De l’usage de la force. ................................................................................................................. 12 CHAPITRE II : L’ORDRE INTERNATIONAL. ..................................................................................................................... 14 Section 1 : De l’équilibre des forces et de la nécessité d’un ordre légitime. ................................................. 14 Section 2 : Des révolutionnaires. .................................................................................................................. 16 CHAPITRE III : DE L’HOMME D’ÉTAT. ......................................................................................................................... 18 Section 1 : Les qualités inhérentes à un homme d’État. ............................................................................... 18 Section 2 : Du conservateur. ......................................................................................................................... 20 Section 3 : Du réalisme en relations internationales : la realpolitik et le recours à la force en négociation. 21 CONCLUSION PREMIÈRE PARTIE ................................................................................................................................ 23 DEUXIÈME PARTIE: LE CONGRÈS DE VIENNE VU PAR HENRY KISSINGER......................................................... 24 AVANT-PROPOS : LES ENJEUX DU RÉTABLISSEMENT DE LA PAIX........................................................................................ 24 CHAPITRE IV : LE CONCERT EUROPÉEN. ...................................................................................................................... 26 Section I : Le chemin de la paix. .................................................................................................................... 26 Section II : Etats conservateurs vs Etats expansionnistes. ............................................................................ 28 Section III : Les hommes d’État : Castlereagh, Alexandre Ier, Talleyrand. .................................................... 33 CHAPITRE V : METTERNICH, LE CONTINENTAL.............................................................................................................. 38 Section I : Un aristocrate du XVIIIème siècle. ............................................................................................... 38 Section II : Un maître de la diplomatie : la recherche de la souplesse maximum. ........................................ 41 Section III : Un maître de la diplomatie : le jeu psychologique. .................................................................... 43 CONCLUSION DEUXIÈME PARTIE : LES LEÇONS DE L’HISTOIRE : ADMIRATION ET INFLUENCE. ................................................. 46 TROISIÈME PARTIE : KISSINGER ET L’USAGE DE LA REALPOLITIK. ................................................................... 49 CHAPITRE VI : LES ENJEUX DE LA POLITIQUE ÉTRANGÈRE AMÉRICAINE EN 1969.................................................................. 49 Section I : La Guerre froide et la rigidité du containment. ............................................................................ 50 Section II : Le bourbier vietnamien. .............................................................................................................. 53 Section III : L’avènement d’un monde multipolaire et la nécessité de créer les structures nécessaires à l’usage de la diplomatie. .............................................................................................................................. 55 CHAPITRE VII : LES ACTEURS DE L’ÉQUILIBRE DES FORCES : DE LA NÉGOCIATION À L’USAGE DE LA FORCE. ................................ 58 Section I : Le duo Nixon-Kissinger, moteur de la politique étrangère américaine. ....................................... 58 Section II : De la diplomatie et des back channels. ....................................................................................... 61 Section III : De l’usage de la force dans la négociation. ................................................................................ 67 CHAPITRE VIII : DE LA RECHERCHE DE LA MARGE DE MANŒUVRE MAXIMALE : ENTRE SOUPLESSE ET CRISE DÉMOCRATIQUE. ....... 71 Section I : L’équilibre des forces. ................................................................................................................... 72 Section II : Les dérives vers l’Etat secret. ...................................................................................................... 74 Section III : De l’opinion publique et des révolutions populaires. ................................................................. 77 CONCLUSION .................................................................................................................................................. 80 BIBLIOGRAPHIE : ............................................................................................................................................ 82 84 Résumé du mémoire « Etudier les relations internationales sans tenir grand compte des conceptions personnelles, des méthodes, des réactions sentimentales de l’homme d’Etat, c’est négliger un facteur important, parfois essentiel.297 » Ce mémoire cherche à analyser l’action de l’un des plus grands diplomates américains du XXème siècle, Henry Kissinger. D’obédience réaliste et conservatrice, Henry Kissinger s’est illustré comme l’éminence grise du président Richard Nixon en matière d’affaires étrangères. D’abord Conseiller à la Sécurité nationale, puis Secrétaire d’Etat, son action reste extrêmement controversée, notamment en raison de son usage sans modération de la realpolitik. D’abord historien avant d’être homme d’Etat, Kissinger publia en 1957 sa thèse de doctorat de l’Université d’Harvard laquelle traitait du règlement des guerres napoléoniennes, notamment au cours du Congrès de Vienne en 1815. Publiée en France sous le titre Le chemin de la paix en 1972, cette thèse analyse avant tout le rôle de Metternich, homme d’Etat conservateurs, dans le règlement des guerres mais surtout dans la création d’un nouvel ordre européen légitime et fondé sur l’équilibre des forces. Nombreux sont ceux qui ont comparé Kissinger au Metternich qu’il semble admirer tant. Tous deux conservateurs, tous deux réalistes dans leur politique internationale, leur philosophie politique et leurs actions semblent en effet assez proches. Notre propos nous mène à analyser le degré d’influence d’un homme sur l’autre. Il cherche aussi à réfléchir sur le rôle de l’homme d’Etat en relations internationales et sur la marge de manœuvre dont il dispose, notamment face aux « forces profondes » présentes en historiographies depuis l’Ecole des Annales. Notre analyse nous portera à montrer que Kissinger, influencé à la fois par Metternich et dans une moindre mesure par Castlereagh, le ministre anglais des affaires étrangères en 1815, mettra en place des actions brillantes mais que sa vision inadaptée au contexte américain des années 1960-1970 sapera tout fondement moral de son action, chose ultimement fatale en démocratie. Mots clefs : Henry Kissinger - Politique internationale – Congrès de Vienne – Metternich – homme d’Etat – Le chemin de la paix – Etats-Unis – Diplomatie – Histoire diplomatique. 297 Renouvin P. et Duroselle J-B., Introduction à l’histoire des relations internationales, Paris, Pocket, 2010. 85 86