trouverait faire défaut. À circonstances exceptionnelles, mesures d'exception:
tous les collaborateurs, sans différenciation de statut, sont les victimes
consentantes ou forcées d'un véritable embrigadement professionnel dont la
limite n'apparaît pas, et pour cause... L'entreprise se voit promue lieu de vie,
rien de moins: dans cette nouvelle organisation«biologique», l'individu est
précisément une cellule. Travail et loisir, vie professionnelle et vie privée,
«santé physique et morale, rêve et imagination, relations familiales..., rien ne
semble devoir échapper à l'entreprise»6. Par conséquent, toutes les facettes de
l'existence seraient nécessairement vouées à s'intégrer à l'organisation
professionnelle à un degré variable et non déterminé. Nous avons là affaire à
une nouvelle idéologie bien qu'elle masque ses prétentions normatives et son
paradigme organiciste derrière un pragmatisme de mode et de façade. Les
tenants du «nouveau management» réintroduisent une conception
systématique de la vie en entreprise et, par voie de conséquence, de la vie en
société.
L'entreprise génératrice de valeurs: la manipulation par la mystification
Mais on ne change pas l'entreprise par décret. Partant, pour ne pas avoir à
décider, la problématique se déplace sur le terrain de l'adhésion: comment la
susciter d'abord, et l'entretenir ensuite? La pièce se déroule en deux actes: la
proclamation de l'autonomie, souvent formelle, et la récupération par
l'appartenance, elle bien réelle en revanche. Dans un premier temps,
l'entreprise déclare l'autonomie de ses collaborateurs: exit le cloisonnement et
les lourdeurs organisationnelles et vive la collaboration et la participation!
Management participatif, management par ambiguïté et logique floue: les
objectifs de l'entreprise ne sont plus, assure-t-on, décidés au sommet, mais
sont négociés en permanence en son sein. Les collaborateurs, nouveaux
entrepreneurs ou, mieux, «intrapreneurs», sont invités à prendre les risques qui
leur incombent pour assumer leurs nouvelles responsabilités.
L'heure n'est toutefois pas — n'en déplaise aux ex-soixante-huitards reconvertis
en managers — à l'autogestion. Car l'entreprise ne saurait, de toute manière,
se satisfaire d'un tel schéma de fonctionnement, ce que l'on comprendra
aisément: plus une structure gagne en complexité et plus sa coordination
interne s'avère nécessaire. Or, et c'est là que résident l'ingéniosité et
l'équivocité du système, à l'ancien mode disciplinaire de régulation par les
ordres, notoirement obsolète, l'idéologie managériale substitue souvent, dans
un second temps, la régulation par les valeurs. Cet ensemble de normes,
intériorisé par chaque collaborateur, n'est rien d'autre que la «culture
d'entreprise» selon une acception étroitement ethnologique du terme.
Longtemps lieu de l'aliénation par le travail, l'entreprise est désormais assimilée
à une tribu et ses rites d'appartenance méthodiquement répertoriés grâce au
concours pour le moins ambigu de sciences humaines telles la
psychosociologie et l'ethnologie — le «philosophe» Alain Etchegoyen allant
même, dans un essai récent7, jusqu'à appliquer la notion d'âme à l'entreprise.
Ainsi, l'idéologie managériale, d'après une logique strictement identitaire —
c'est toujours la même idéologie de l'identité d'ordre naturaliste —, fait de
l'entreprise une source de valeurs pour l'individu censé lui appartenir.
L'autonomie et la responsabilité, une fois proclamées, réintègrent le droit
chemin: celui d'un comportement aseptisé, confiné au sein de structures
bornées et sans réel pouvoir — tels, par exemple, les cercles de qualité tant
célébrés — et «contrôlé et évalué par une batterie d'outils et de méthodes»8.
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