Il aura fallu le choc traumatique de l’événement pour engager nos sociétés dans un vaste
examen de conscience collectif et individuel qui n’est pas sans rappeler les grands débats inaugurés
par la crise de 1929 et le choc pétrolier de 1973. Dans les deux cas, la réflexion n’a pas tardé à
rejoindre le soubassement éthique de l’ébranlement.
La parenté d’allure ne saurait cependant gommer d’assez nettes différences de style et de
tonalité dans un approche, encore à forte dominante morale dans les années 30, le religieux dans sa
version « intégraliste » n’étant jamais bien loin ; de plus en plus technique dans les années 70, la
question des valeurs venant au terme d’une analyse exigeante des transformations en cours ; tandis
qu’à l’heure actuelle le paradigme dominant de la complexité à la Morin conduit à vouloir tenir de
manière équilibrée tous les fils de l’explication comme autant de voix d’une même partition dans une
approche proprement politique.
Un discours à dominante morale
En décembre 1930, les Entretiens de Meudon animés par Maritain se donnent pour thème la
crise économique qui vient d’éclater outre-Atlantique. Du débat lancé par l’Abbé Lallement ressort la
conviction d’avoir affaire à une crise dont les racines, certes économiques, ne sont pas moins
morales et sociales. Economiques en ce que, laissé à elle-même, la dynamique vertigineuse du
système capitaliste le conduit inexorablement à la catastrophe. « Son essence est de ne tenir qu’en
accélérant sa vitesse » observe Maritain. Morales autant du fait de l’expansion d’une économie
financière fondée sur l’« auto-fécondité de l’argent », que la prolifération des « faux-besoins » dans
la société de consommation émergente. Sociales, par l’injuste sort fait au Travail et aux travailleurs
face au Capital dans le fonctionnement des entreprises. Maritain ouvre le débat de manière
visionnaire en appelant de ses vœux « un mode d’entreprise où l’ouvrier participerait à la gestion du
capital, y compris les instruments de travail » au sein d’un « conseil ouvrier et patronal où les deux
forces seraient égales ». Une perspective qui n’est autre que de cogestion.
L’entretien, rapporté par Emmanuel Mounier
, est très révélateur de l’approche, à l’époque
dominante, chez ceux qu’on nommera plus tard les « non-conformistes des années 30 », jeunes
intellectuels ayant en commun, par-delà d’évidentes divergences, la critique de la société à partir de
la fêlure de la crise comme instant révélateur
. « Nous sommes, à n’en plus douter, à un point de
bascule de l’histoire : une civilisation s’incline ; une autre se lève
». Est en cause non seulement
l’économique comme rationalité technique mais, plus en profondeur, le socle des valeurs, les choix
de société qui en déterminent la place et la physionomie. La question est justement de savoir si, sous
prétexte de liberté, on laisse le marché étendre sa loi à l’ensemble d’une société placée sous l’empire
Dans des Carnets à paraître chez Fayard fin 2011.
« Il est grossièrement anti-spirituel de poser le problème spirituel à partir d’une crise sensible, s’excuse presque
Mounier. L’habitude de la vie et les dures conditions de travail n’engagent pas les hommes à penser. La plupart n’en ont,
à l’ordinaire, ni le temps, ni les moyens, ni le désir. Il faut que le destin les prenne au ventre ou les emporte dans un
tempête. Alors le ronron des jours est brisé, et dans leur vie déchiquetée d’immenses trous de lumière s’ouvrent sur des
problèmes méconnus », Œuvres, Tome 1, p. 138.
Mounier, Esprit, mars 1933, p. 886.