Les monopoles naturels

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Les monopoles naturels
Jean Magnan de Bornier
Table des matières
1
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2
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Les problèmes posés par les monopoles naturels
2.1 Rappel sur les monopoles en général . . . . . . . . . . . . . . . .
2.2 Les monopoles naturels et la concurrence . . . . . . . . . . . . .
2.3 Les effets de réseau . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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8
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3
Les politiques publiques envers les monopoles naturels
3.1 Le cas américain : le monopole réglementé . . . . .
3.1.1 Quelques jalons historiques . . . . . . . . .
3.1.2 Les techniques de réglementation . . . . . .
3.1.3 Les effets pervers de la réglementation . . . .
3.1.4 Les évolutions récentes de la réglementation
3.2 La gestion publique des monopoles naturels . . . . .
3.2.1 Pourquoi la gestion directe ? . . . . . . . . .
3.2.2 À la recherche de méthodes de gestion . . . .
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23
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29
4
Définition du monopole naturel
1.1 L’évolution du concept de monopole naturel . . . . . . . . .
1.2 La définition moderne du monopole naturel . . . . . . . . .
1.2.1 la subadditivité des coûts . . . . . . . . . . . . . . .
1.2.2 Subadditivité et rendements . . . . . . . . . . . . .
1.2.3 Rendements d’échelle et monopole naturel . . . . .
1.3 Les monopoles naturels dans les économies contemporaines
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Les solutions de marché au problème du monopole naturel
4.1 Les marchés contestables . . . . . . . . . . . . . . . . .
4.2 La concurrence "pour" le marché . . . . . . . . . . . . .
4.3 les contrats à long terme . . . . . . . . . . . . . . . . .
4.4 La concurrence dans la nouvelle réglementation . . . . .
1
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ORGANISATIONS ET MARCHÉS II
1
Définition du monopole naturel
1.1
L’évolution du concept de monopole naturel
Si le terme de monopole naturel a pu être utilisé dès le début du XIXème siècle
(en particulier, en France, par Pellegrino ROSSI ), c’est John Stuart M ILL qui a le
premier décrit le concept, quand il remarquait, à propos de la distribution de l’eau
et du gaz à Londres :
il est évident par exemple qu’on pourrait économiser beaucoup de
travail si Londres était approvisionnée par une seule compagnie d’eau
ou de gaz plutôt que par la pluralité existante
Après J-S M ILL un autre anglais, FARRER, s’intéresse à la question (en 1883)
mais c’est surtout aux États-Unis que la question fait l’objet de recherches poussées à la fin du XIXème siècle, à une époque où la montée des firmes géantes
est patente et suscite des inquiétudes dans la population et parmi les économistes.
Trois d’entre eux se sont distingués dans ces débats : Henry C. A DAMS, Richard
E LY et John BatesC LARK. Le premier, A DAMS, qui écrit en 1887, définit les monopoles naturels par la présence de rendements croissants ; dans cette situation la
concurrence n’est pas possible, car une grande firme sera toujours mieux placée
que les plus petites et n’aura aucun mal à les éliminer. Le contôle étatique est nécessaire pour limiter le pouvoir de ces firmes. E LY définit le monopole naturel de
manière plus large, à partir de trois propriétés alternatives : la rareté absolue d’un
bien, l’existence d’un secret de fabrication, d’un privilège spécial ou d’un brevet
garantissant l’exclusivité à son détenteur, ou enfin des propriétés particulères de
l’industrie, telles que : des rendements croissants, une structure des coûts de production telle que les coûts fixes sont importants relativement aux coûts variables,
l’impossibilité d’un grand nombre de firmes. Quant à C LARK, c’est surtout par
son activisme en faveur de lois antitrust et de la mise place de réglementations
qu’il contribue à ce mouvement.
1.2
La définition moderne du monopole naturel
1.2.1
la subadditivité des coûts
La définition moderne du monopole naturel est dûe à FAULHABER qui, en
1973, introduit la notion de sous-additivité des coûts de production. Dans le cas
simplifié d’une firme monoproduit, cette condition s’écrit :
C(Q) < C(Q1 ) + C(Q2 ) ∀Q,
∀Q1 > 0, Q2 > 0,
/Q1 + Q2 = Q
Cette formule signifie simplement qu’il est plus économique de produire n’importe quelle quantité Q dans le cadre d’une firme unique plutôt que par deux
3
ORGANISATIONS ET MARCHÉS II
firmes, ou plusieurs : il est facile de montrer, par récurrence, que si la propriété
ci-dessus est vraie, elle peut s’étendre à un nombre quelconque de firmes. Cette
condition définit un monopole naturel absolu. Il y a simplement monopole naturel
relatif si l’inégalité est large. D’autre part, on peut affaiblir un peu cette condition
en limitant sa validité à une zone assez large comprenant la production effective du
bien en question : pour un bien dont la demande courante n’excède pas la quantité
Q0 , si l’inégalité ci-dessus est vérifiée non pas quel que soit Q mais, par exemple,
pour tout Q ∈ [0, 2Q0 ], on dira qu’on est en présence d’un monopole naturel
au sens large. La plupart des entreprises produisent et commercialisent plusieurs
catégories de biens : par exemple un producteur d’automobiles offre des modèles
variés : ce sont des firmes multiproductrices. La définition du monopole naturel
n’est pas différente, mais doit être reformulée ; il convient dans ce cas de noter la
production non comme un nombre, mais comme un vecteur : q = (q1 , q2 , ..qn ). La
condition de sous-additivité des coûts de production devient alors :
C(q) < C(q 1 )+C(q 2 ) ∀ q, q 1 = (q11 , q21 , ...qn1 ),
1.2.2
q 2 = (q12 , q22 , ...qn2 ) tel que
Subadditivité et rendements
Cette définition habituelle du monopole naturel est en relation avec les rendements, et plus spécifiquement les rendements croissants. On peut en effet montrer, dans le cas d’une firme monoproduit, qu’un coût moyen décroissant1 entraîne
la sous-additivité : soit une fonction de coût moyen CM (Q) décroissante ; on a
alors :
CM (Q1 + Q2 ) < CM (Q1 )
CM (Q1 + Q2 ) < CM (Q2 )
⇒ (Q1 + Q2 )CM (Q1 + Q2 ) < Q1 CM (Q1 ) + Q2 (CM (Q2 )
ce qui est la définition de la sous-additivité. Cependant, si un coût moyen décroissant est une condition suffisante pour la sous-additivité, il n’en est pas une
condition nécessaire ; si la fonction de coût moyen est globalement décroissante,
tout en connaissant quelques petites portions croissantes, la propriété de sousadditivité peut très bien être vraie de manière stricte (voir graphique 1).
Pour une firme multiproductrice, les relations entre rendement et sous-additivité
sont beaucoup plus complexes : tout d’abord la notion de coût moyen n’existe
plus, et ensuite il convient de prendre en compte non seulement les économies
d’échelle mais aussi les économies d’envergure2 . Ce dernier terme désigne les
1
la décroissance du coût moyen est un indice que le rendement est croissant, mais non une
preuve absolue : si les prix des facteurs sont décroissants au fur et à mesure que la firme accroît
ses achats, des rendements constants ou même décroissants peuvent aboutir à un coût moyen
décroissant.
2
respectivement economies of scale et economies of scope en anglais
q = q 1 +q 2
4
ORGANISATIONS ET MARCHÉS II
C(Q)
Zone de coût moyen décroissant
Q
F IG . 1 – Sous-additivité et coût moyen décroissant
5
ORGANISATIONS ET MARCHÉS II
économies réalisées du fait de la multiproduction ; les économies d’envergure
existent quand on a (cas de deux produits) :
C(q1 , q2 ) ≤ C(q1 , 0) + C(0, q2 ),
∀q1 , q2
Quand cette propriété est présente, il est plus avantageux en termes de coût, que
les deux (ou m) biens soient fabriqués dans la même entreprise (oudans les mêmes
entreprises) plutôt que dans des entreprises séparées. Mais quand il y a multiproduction, les économies d’échelle sont beaucoup plus difficiles à définir que dans
le cas monoproduit. En effet, l’accroissement de la production d’une entreprise
ne se mesure pas facilement : si la production du produit 1 augmente de 10%
et celle du produit 2 de 5%, de combien l’échelle de production de la firme a-telle augmenté ? On peut contourner cette difficulté, en se souvenant que pour une
firme monoproduit, le degré d’économies d’échelle S se définit par le ratio coût
moyen/coût marginal :
C(Q)
dQ
Q
Q
S= 0
=
dC
C (Q)
C
Quand S > 1 on a des économies d’échelle, et des déséconomies d’échelle pour
S < 1 (démonstration laissée à la perspicacité du lecteur..). Étendons cette formulation au cas des firmes multiproductrices : Pour une firme fabriquant N produits
en quantité q = (q1 , q2 , ..qN ), le degré d’économies d’échelle multiproduit en q est
donné par :
C(q)
SN (q) = PN
i=1 qi .Ci (qi )
, Ci (qi ) désignant le coût marginal du produit i en q. Ce concept n’est évidemment
guère intuitif, mais il constitue bien une extension de la formule coût moyen :coût
marginal au cas de multiproduction. Il existe aussi des concepts particuliers d’économies d’échelle pour la firme multiproduit ; le plus simple de ces concepts est
celui d’économies d’échelle radiales, que l’on mesure le long d’un rayon, c’està-dire en supposant que les différents biens varient dans les mêmes proportions.
Pour deux biens par exemple, un rayon R(q10 , q20 ) est l’ensemble des combinaisons
de produits proportionnelles à (q10 , q20 ), c’est-à-dire l’ensemble des combinaisons
q1 , q2 = (αq10 , αq20 ),pour α > 0. Si les quantités de facteurs augmentent d’un facteur plus petit que α quand la production passe de (q10 , q20 ) à (αq10 , αq20 ), il y a des
économies d’échelle radiales (pour ce rayon particulier). Cette notion est certes
artificielle, car les firmes n’augmentent pas en général tous leurs outputs dans des
proportions identiques, elle constitue cependant un outil intéressant pour l’analyse
des firmes multiproductrices. Un autre concept relatif aux firmes multiproduit est
celui de coût incrémental d’un produit donné : on peut le définir comme le coût
ORGANISATIONS ET MARCHÉS II
6
de production additionnel que subirait la firme si elle passait de N − 1 produits à
N produits. Le Nième produit augmente les coûts d’une certaine valeur qui est ce
coût incrémental. On peut formaliser cette définition de la manière suivante : soit
q = (q1 , q2 , ..qN ) un vecteur de quantités produites et C(q) le coût associé . Le
coût incrémental du ième produit en q est :
ICi (q) = C(q) − C(qN −i )
, où C(qN −i est un vecteur de produits égal à q, sauf pour l’élément i qui est nul.
On définit aussi une fonction de coût incrémental en faisant varier qi , tout en maintenant constantes les quantités des autres biens. Cette fonction de coût incrémental
ICi (qi , qN −i ) permet de définir (en divisant par qi ) un coût incrémental moyen et
d’étudier l’évolution de ce coût incrémental moyen.
1.2.3
Rendements d’échelle et monopole naturel
Les résultats suivants permettent de situer les relations entre monopole naturel
et rendements, :
– La présence d’économies d’échelle multiproduit, dans une firme multiproductrice, n’est ni une condition nécessaire, ni même une condition suffisante, de sous-additivité des coûts.
– La conjonction pour une firme (ou un secteur où les firmes auraient des
fonctions de production identiques) d’économies d’échelle multiproduit et
d’économies d’envergure n’aboutit pas nécessairement à la propriété de
sous-additivité des coûts, et donc au monopole naturel.
– Si pour un vecteur q il y a économies d’envergure et si tous les coûts moyens
incrémentaux sont décroissants jusqu’à q, alors la fonction de coût est subadditive en q.
D’autres résultats plus complexes peuvent être formulés ;voir en particulier [Baumol et al., 1982]
1.3
Les monopoles naturels dans les économies contemporaines
Les monopoles naturels se rencontrent dans des secteurs de l’économie qui
sont généralement les mêmes d’un pays à l’autre. Ces secteurs, souvent appelés
services publics, en anglais‘emph public utilities, sont très souvent des secteurs
utilisant de large réseau de distribution : eau, gaz, électricité, télécommunications,
chemin de fer.
La présence d’un réseau important a une signification économique particulière : un réseau représente un investissement lourd, et donc pour l’entreprise des
coûts fixes élevés relativement aux coûts variables. On sait par exemple que dans
les télécommunications le coût à la minute d’une communication est très faible
ORGANISATIONS ET MARCHÉS II
7
relativement à la charge des coûts fixes : centraux et lignes téléphoniques. Ces
infrastructures doivent non seulement être installées mais aussi nécessitent un entretien permanent.
On a pu montrer aussi dans le cas d’EDF, que l’activité de production d’électricité est une activité industrielle normale, c’est-à-dire que l’entreprise opère dans
la zone de rendements décroissants, alors que l’activité de distribution d’électricité
constitue pour sa part un monopole naturel.
Il importe cependant de noter que cette association fréquente entre réseaux
physiques de distribution et monopoles naturels ne signifie pas que les monopoles
naturels se limitent au cas où des réseaux de distribution. Il peut en exister dans
d’autres secteurs de l’économie ; les secteurs de réseau sont simplement ceux dans
lesquels on rencontre le plus souvent et de la manière la plus universelle des monopoles naturels. Il faut noter aussi que l’origine des monopoles naturels réside
dans la technologie utilisée. Il serait plus judicieux de parler de monopoles technologiques, pour mettre en évidence cette propriété. Une conséquence importante
du caractère technologique de ce problème est la que les évolutions techniques
peuvent changer un monopole naturel en secteur de production normalsusceptible
de fonctionner en rendements décroissants. C’est une évolution qui a été constatée
par exemple dans le secteur des télécommunications où les réseaux physiques de
câbles ont perdu peu à peu leur prédominance quand on a commencé, dans les
années 60, a acheminer des conversations téléphoniques par ondes électromagnétiques.
Précisons que si la définition du monopole naturel est relativement simple, sa
mise en pratique est assez complexe : il est très difficile d’identifier les secteurs qui
sont des monopoles naturels avec certitude. En effet, les coûts de production ne
sont pas faciles à observer ni de l’extérieur ni même, bien souvent, de l’intérieur
de la firme. On a cité plus haut de tels calculs dans le cas d’EdF, mais il s’agit
d’une entreprise dans laquelle le calcul des coûts de production est plus poussé
que dans beaucoup d’autres firmes.
Il peut arriver que l’identification d’un secteur en tant que monopole naturel
devienne un enjeu stratégique : s’il existe dans un pays une réglementation des
monopoles naturels, certaines entreprises peuvent être tentées de s’abriter de la
concurrence grâce à une augmentation de la réglementation qui pourrait être obtenue par le statut de monopole naturel. On reviendra sur ce point en étudiant la
théorie de la capture.
2
Les problèmes posés par les monopoles naturels
Quels problèmes particuliers posent les monopoles naturels, du triple point de
vue du public d’abord, des autorités politiques en second lieu, et enfin de la théorie
8
ORGANISATIONS ET MARCHÉS II
économique ?
2.1
Rappel sur les monopoles en général
Tout d’abord, les monopoles naturels présentent tous les problèmes communs
liés à cette structure (qu’il s’agisse de monopoles naturels ou non) : inefficacité allocative( production insuffisante, prix excessifs,) et inefficacité organisationnelle.
On peut rappeler qu’un monopole, comme toute firme, maximise son profit, mais
il se différencie d’autres formes par le fait qu’il fixe son prix de vente, en fonction
de la demande. Soient :
– Qm , la quantité produite par le monopole
– pm , le prix de vente du monopole
– p(Qm ), la demande réciproque
– C(Qm ), le coût de production
– π(Qm ) le profit de la firme
Le monopole maximise son profit qui est :
π(Qm ) = Qm p(Qm ) − C(Qm )
La condition de premier ordre de la maximisation est donnée par l’égalité entre
recette marginale et coût marginal :
dπ
dp
dC
= p(Q) + Q
−
=0
dQ
dQ dQ
ou encore :
dC
dp
−Q
dQ
dQ
Le dernier terme de l’expression de droite étant négatif (la courbe de demande est
décroissante), le prix de vente du monopole est supérieur à son coût marginal :
il vend plus cher que ne le ferait une firme concurrentielle, et les consommateurs
auront à leur disposition une quantité moindre, comparé à ce qui se passerait en
cas de vente au coût marginal. La production du monopole est insuffisante dans
la mesure où l’on sait que si ce secteur était composé d’un grand nombre d’entreprises concurrentes, la production serait plus large, et le prix ou les prix plus
bas. L’expression précédente peut être précisée par la formule de L ERNER, qu’on
obtient en divisant par le prix :
p(Q) =
dC
1
dQ
=
p(Q)
||
p(Q) −
où
=
Qdp
dQp
9
ORGANISATIONS ET MARCHÉS II
Prix
Coût
Coût marginal
Recette marginale
Demande
pM
Cm
QM
F IG . 2 – L’équilibre d’un monopole naturel
Quantité
ORGANISATIONS ET MARCHÉS II
10
c’est-à-dire que est l’élasticité de la demande. Le graphique suivant 2montre
l’équilibre du monopole défini par ces conditions ; il s’agit bien d’un monopole
naturel puisque la courbe de coût moyen décroît.
La tarification du monopole ne permet pas la maximisation du surplus, contrairement à ce que l’on observe dans les cas hypothétiques de concurrence pure et
parfaite. On rappelle que le surplus total, sur un marché, est la différence entre ce
que coûte le produit total et la somme maximum que les consommateurs sont prêts
à payer pour l’acquérir. On subdivise souvent ce surplus total en surplus du (des)
producteur(s) : profit total, et surplus des consommateurs : la différence entre ce
que les consommateurs seraient prêts à payer (la courbe de demande) et ce qu’ils
payent effectivement (le prix du bien). On peut représenter graphiquement le surplus total de diverses manières, la plus directe (dans le cas d’un monopole) étant la
surface comprise entre la courbe de demande et la courbe de coût marginal, pour
le niveau de production réalisé. Cela permet de visualiser aussi quelle production
maximise le surplus total : c’est celle pour laquelle les deux courbes de demande
et de coût marginal se croisent, la première passant si la production augmente sous
la seconde. Dans le cas où il y a un prix unique pour le bien vendu sur ce marché
, c’est-à-dire en l’absence de discrimination, cette position de maximum de surplus est celle où se réalise l’égalité prix = coût marginal. Pour les monopoles qui
ne réalisent pas cette égalité, le surplus ne sera donc pas maximal. Le graphique
indique le surplus réalisé et aussi le surplus non réalisé dans le cas du monopole,
qu’on appelle aussi poids mort ou encore deadweight loss. Sur le graphique 3le
poids mort est le triangle AEC.
L’inefficacité organisationnelle, quant à elle, se manifeste dans la mesure où
le monopole n’est pas incité à rechercher en permanence à diminuer ses coûts de
production ; il peut privilégier la recherche d’une vie tranquille qui est, comme
l’écrivait John Hicks, le plus important des bénéfices du monopole.
2.2
Les monopoles naturels et la concurrence
Le jeu de la concurrence pose différents problèmes dans le cas des monopoles
naturels. Sachant que cette structure rend la production plus efficace quand il n’y
a qu’une entreprise, on serait tenté d’en déduire que la concurrence ne peut pas
jouer. Mais ce serait sauter aux conclusions. Une firme qui est dans le secteur en
question, ou qui a les capacités d’y pénétrer (capacités en capital et en connaissances techniques) peut tout-à-fait estimer :
– Que plusieurs entreprises peuvent rester dans ce secteur et y jouer des rôles
à peu près identiques (elle ne pense pas qu’il s’agit d’un monopole naturel).
– Qu’une seule entreprise doit servir toute la clientèle, mais qu’elle est ellemême capable de le faire, et qu’elle peut déloger la ou les firmes en place.
11
ORGANISATIONS ET MARCHÉS II
Prix
Coût
Coût marginal
Recette marginale
A
Demande
pM
E
C
Cm
QM
F IG . 3 – Surplus réalisé et poids mort
Quantité
ORGANISATIONS ET MARCHÉS II
12
– Qu’elle doit céder la place à une autre entreprise mieux armée ou s’abstenir
de la concurrencer.
Ce n’est que dans ce dernier cas que monopole naturel est synonyme d’absence
de concurrence. Alors, si une seule firme est considérée comme capable d’assurer
la production, elle pourra considérer les consommateurs comme des otages quasipermanents, et détenir un pouvoir de marché exorbitant qui pourrait constituer un
réel problème de société, que les pouvoirs publics désireront résoudre. Dans les
deux autres cas, les firmes se concurrencent ; mais la structure du secteur fait que
plusieurs entreprises ne peuvent pas y survivre à long terme.
Si de nouveaux producteurs pénètrent en effet sur ce marché, il s’ensuivra
nécessairement une concurrence dont à terme une seule entreprise devrait sortir victorieuse, soit la firme qui était en place au départ, soit un de ses challengers. Durant la bataille qui aboutira à cette situation, les différents acteurs auront
épuisé leurs forces dans un combat qui devait nécessairement aboutir à l’élimination de tous les participants sauf un. Cette lutte concurrentielle, parfois appelée
concurrence destructrice, dont l’issue était prévisible, peut apparaître comme un
gaspillage inutile.
2.3
Les effets de réseau
Les structures de réseau, que l’on retrouve fréquemment dans le cas des monopoles naturels, induisent divers types d’effets, dont certains sont considérés
comme potentiellement contre-productifs. Les plus criants concernent les externalités de réseau[Katz and Shapiro, 1985].
Ce type de phénomène apparaît du simple fait que beaucoup de réseaux attirent d’autant plus de clients qu’ils ont déjà un grand nombre de clients ("base
installée").
There are many products for which the utility that a user derives from
consumption of the good increases with the number of other agents
consuming the good. . . .the utility that a given user derives from a
good depends upon the number of other users who are in the same
network. [Katz and Shapiro, 1985]
Un réseau de téléphone est un cas évident : s’il existait dans un pays deux réseaux
de téléphone séparés, c’est-à-dire non interconnectés, une personne souhaitant
devenir usager du téléphone aurait tout intérêt à se connecter au réseau ayant le
plus grand nombre d’usagers plutôt qu’au petit réseau, même si ce dernier est
techniquement ou économiquement meilleur. L’avantage quasiment automatique
que possède le plus grand réseau constitue évidemment une source de monopole,
et ce dernier n’est justifié par aucune autre qualité que sa taille. Le même cas
s’applique à toutes les formes de concurrence entre des systèmes incompatibles
ORGANISATIONS ET MARCHÉS II
13
entre eux, comme par exemple les logiciels ou les formats de cassettes video, dès
lors que les usagers utilisent le réseau comme moyen de communication entre eux.
Des réseaux comme la distribution d’eau ou de gaz au contraire, ne présentent
pas cette propriété, dans la mesure où chaque usager ne souhaite avoir de relation,à travers ce réseau, qu’avec son fournisseur d’eau ou de gaz. pourtant, certains économistes ont vu dans de tels secteurs des externalités de réseau "indirectes", parce qu’un usager supplémentaire, en abaissant le coût moyen, permettrait une baisse du prix du bien ou service délivré par le réseau. En réalité, il est
incorrect de parler dans ce cas d’externalité3 , puisqu’il s’agit d’un effet propre
au marché, sans disjonction du coût social et du coût privé (voir par exemple
[S.J.Leibowitz and Margolis, 1990].
Le problème des réseaux, quelles que soient les controverses qu’il suscite, est
donc souvent perçu comme une raison d’intervention publique dans les industries
concernées.
3
Les politiques publiques envers les monopoles naturels
Comment, à diverses périodes et en divers endroits, les pouvoirs publics ont-ils
essayé de résoudre les divers problèmes que posent les monopoles naturels ?
Deux approches principales ont été utilisées au XXème siècle :
1. L’approche américaine de la réglementation, dans laquelle les monopoles
naturels restent des firmes privées, mais subissent certaines contraintes quant
à leur comportement économique.
2. L’approche européenne - approche qui a été aussi adoptée dans d’autres
parties du monde - consiste pour les pouvoirs publics à prendre en charge la
gestion de ces firmes, généralement après les avoir nationalisées.
Les différences très notables entre ces deux techniques ont tendance à s’estomper
depuis une vingtaine d’années, à la suite du grand mouvement de déréglementation qui a commencé aux États-Unis à la fin des années 1970 ; mais il est encore
intéressant de considérer ces deux systèmes, ainsi qu’on le fera dans les deux
sous-sections suivantes.
3
Dans le langage classique de Marshall, les influences d’un agent sur un autre qui passent par
le système de prix sont qualifiées d’"externalités pécuniaires", alors que celles qui ne transitent
pas par les prix sont les "externalités technologiques" ; ce n’est que pour cette seconde catégorie
que la dissociation coût privé-coût social se présente, et ce sont les interactions de cette catégorie
qu’on qualifie aujourd’hui d’externalités.
ORGANISATIONS ET MARCHÉS II
3.1
3.1.1
14
Le cas américain : le monopole réglementé
Quelques jalons historiques
Dans les années 1870, une décision de la Cour Suprême des États-Unis, Munn
vs. Illinois, pose comme principe que :
la propriété s’imprègne de l’intérêt général quand elle est utilisée
d’une manière impliquant des conséquences publiques, et affectant la
communauté dans son ensemble. En conséquence, quand quelqu’un
affecte sa propriété à un usage dans lequel le public a un intérêt, il
attribue en effet au public un intérêt à cet usage, et doit se soumettre
au contrôle du public pour l’intérêt général4 .
Il est donc possible, même dans cette société individualiste que sont les ÉtatsUnis du XIXème siècle, de contrôler les comportements privés pour des motifs
d’intérêt général.
Le premier des États à adopter des réglementations concernant le chemin de
fer, l’électricité et même le téléphone fut le Massachusetts dans la fin des années
1880, et les autres autorités locales (états, comtés ou communes) ont mis en place
les instruments de réglementation de 1907 à 1930. L’état fédéral s’est engagé dans
une forte activité de réglementation de 1933 à la seconde guerre mondiale (communications, énergie, transport aérien).
Les années de l’après-guerre connaissent à nouveau une activité de réglementation soutenue, avant la vague de déréglementation qu’on situe de 1971 à
1989 ([Viscusi et al., 1996]). Le mécanisme utilisé très généralement est la création d’agences de réglementation (regulatory agencies).
3.1.2
Les techniques de réglementation
Les techniques utilisées pour réglementer les industries considérées comme
des monopoles naturels sont le plus fréquemment fondées sur le plafonnement
soitdu taux de profit, soit de la marge.
– La réglementation du taux de profit consiste à fixer un taux R qui est la
limite supérieure du rapport profit/capital que la firme est autorisée à réaliser :
f (K, L) − wL − rK
≤R
K
4
property does become clothed with public interest when used in a manner to make it of public
consequence, and affect the community at large. When, therefore, one devotes his property to a
use in which the public has an interest, he, in effect, grants to thee public an interest in that use,
and must submit to be controlled by the public for the common good (cité par [Viscusi et al., 1996,
page 311])
ORGANISATIONS ET MARCHÉS II
15
où f (K, L) est le chiffre d’affaires (c’est-à-dire la production en prenant
comme unité le prix du bien vendu, dans le cas monoproduit), K est le
capital, L le travail, et w et r leurs prix respectifs. La notion de profit retenue
ici est le profit pur, c’est-à-dire après rémunération du capital.
On peut aussi élaborer une contrainte assez proche, mais qui serait formulée
en utilisant le profit brut, calculé avant rémunération du facteur capital :
f (K, L) − wL
≤ R0
K
Cette contrainte n’empêche pas la firme de réaliser des profits ; elle est souvent calculée de manière à lui assurer, en plus d’une rendement normal sur
investissement - évalué par comparaison avec le rendement des secteurs
concurrentiels - une capacité d’investissement en accord avec les besoins
en capital, souvent importants, des monopoles naturels. Mais elle doit limiter les profits, pour qu’ils ne deviennent pas des super-profits, ce que l’on
craint de la part des monopoles.
– La réglementation de la marge consiste à fixer une borne supérieure à l’excès du chiffre d’affaires sur le coût de production :
f (K, L) − C[f (K, L)]
≤µ
C[f (K, L)]
Cette forme de réglementation n’interdit pas plus que la précédente les profits. Elle a des propriétés assez similaires, le numérateur de la contrainte
étant essentiellement le même ; elle est moins facile à déterminer, parce
qu’il n’y a aucune comparaison possible entre secteurs, en ce qui concerne
cette marge. Si les taux de profit peuvent être égalisés par les marchés financiers, il n’y a pas de raison économique pour que les taux de marge le
soient (ils dépendent de la structure de coût, variable d’un secteur à l’autre).
Dans la réalité de la réglementation, ces taux, R ou µ selon les cas, doivent être
fixés chaque année, par négociation entre les firme et les agences.
Dans les années 60, les économistes ont attiré l’attention sur les inefficacités
que peuvent provoquer ces techniques de réglementation.
3.1.3
Les effets pervers de la réglementation
Le modèle d’Averch et Johnson En 1962, AVERCH et J OHNSON [Averch and Johnson, 1962]
étudient ce que la contrainte de taux de profit plafond modifie au comportement
optimal de la firme réglementée. Le problème de minimisation du coût doit intégrer cette nouvelle donne. L’efficacité allocative d’une firme non réglementée
consiste simplement à rechercher les quantités de facteurs K et L qui maximisent
le profit :
π(q) = pq − wL − rK = f (K, L) − wL − rK
16
ORGANISATIONS ET MARCHÉS II
ce qui donne comme condition :
fK0 − r = 0 et fL0 − w = 0, fK0 et fL0 étant les productivités marginales des
deux facteurs de production. Cette double égalité implique que l’on a :
r
fK0
=
0
fL
w
Cette dernière égalité signifie que la firme égalise pour maximiser son profit
son taux marginal de substitution - la pente de l’isoquante - au rapport des prix
des facteurs. C’est l’efficacité technique, la meilleure utilisation des ressources en
facteurs de production.
Dans la firme réglementée, la maximisation du profit se fait en respectant la
contrainte supplémentaire :
Max f (K, L) − wL − rK
Tel que
f (K, L) − wL − R0 K ≤ 0
La technique habituelle du Lagrangien est utilisable ; il s’agit d’écrire que les
dérivées partielles de cette expression s’annulent :
L(K, L) = f (K, L) − wL − rK − λ[f (K, L) − wL − R0 K]
ce qui donne :
fK0 − r − λ(fK0 − R0 ) = 0 c’est-à-dire
fK0 =
r − λR0
λ(R0 − r)
=r−
1−λ
1−λ
et :
fL0 − w − λ(fL0 − w) = 0
Le rapport des productivités marginales (le TMST) n’est plus maintenant égal
r
à , il prend une nouvelle valeur :
w
fK0
r−α
=
0
fL
w
avec
α=
λ(R0 − r)
1−λ
Comme α est positif, parce que R0 > r d’une part – le taux de profit maximum
est supérieur au taux de marché pour les raisons qu’on a vues plus haut– , et que
le multiplicateur λ est compris entre 0 et 1 – il mesure l’augmentation de profit
qui résulterait d’un désserrement de la contrainte d’une unité monétaire – ce modèle fait apparaître la propriété suivante : le coût du capital est perçu comme plus
faible (r − α) avec la réglementation qu’il ne le serait sans la réglementation, et la
firme aura tendance à substituer du capital au travail, ce qui induit une inefficacité
ORGANISATIONS ET MARCHÉS II
17
allocative parce que le vrai coût relatif du capital et du travail subit cette distorsion
artificielle.
Ce modèle a été le premier d’une longue série de modèles qui ont tous mis en
évidence que d’une manière ou d’une autre la réglementation apporte généralement des distorsions dans la structure productive ; elle n’incite pas la firme à arranger ses facteurs de manière optimale, ni, dans le cas de réglementation du taux
de marge, à maîtriser ses coûts de production (des coûts plus élevés permettent
des profits plus élevés).
C’est donc une des étapes importantes dans l’histoire de la déréglementation
américaine ; un autre élément sérieux est la possibilité de "capture" des autorités
de réglementation.
La théorie de la capture La théorie de la capture a été élaborée par des économistes et des politologues qui ont observé sur la longue période les effets de la
réglementation. Elle considère que soit la réglementation est mise en place pour
servir les intérêts de l’industrie réglementée, soit une fois qu’elle est en place elle
est contrôlée par l’industrie réglementée. Dans les deux cas il y a capture : dans
le premier cas, le législateur est capturé, et dans le second, c’est l’industrie réglementée. Divers travaux économétriques semblent indiquer que la réglementation
favorise plutôt les producteurs [Jordan, 1972].
L’idée de capture devient une théorie grâce aux efforts de formalisation proposés dans [Stigler, 1971], [Peltzmann, 1976] et [Becker, 1983]. L’idée première,
proposée par Stigler, consiste à supposer que des groupes de pression sont en
concurrence pour s’approprier la ressource dont disposent en principe les pouvoirs publics, à savoir le monopole de la coercition.
L’approche dite "Stigler/Peltzmann" de la capture repose sur trois hypothèses
essentielles :
1. Une des conséquences de la réglementation est qu’elle redistribue la richesse ;
2. la conduite des législateurs ou des "régulateurs" est motivée par leur désir
de rester à leur poste ; ils maximisent le "soutien politique" ;
3. les groupes d’intérêt cherchent à offrir du soutien politique en échange
d’une législation qui les favorisera, c’est-à-dire produira une redistribution
en leur direction.
On peut déduire de ces prémisses que les groupes d’intérêt les plus actifs pourront biaiser la réglementation à leur profit, et ces groupes les plus actifs sont souvent, on le sait, les petits groupes fortement motivés et organisés des producteurs
plutôt que la masse inorganisée des consommateurs.
Dans le modèle de Peltzmann, la fonction de soutien politique est représentée
par M (P, π), où P est le prix que pourra pratiquer le monopole naturel, et π le
18
ORGANISATIONS ET MARCHÉS II
profit que permet ce prix. Le soutien politique que pourra recevoir le régulateur
est d’autant plus faible que le prix est élevé (les consommateurs veulent un prix
faible), et d’autant plus fort que le profit est élevé (les producteurs veulent un prix
fort). La fonction de soutien politique a donc comme dérivées :
∂M
<0
∂P
;
∂M
>0
∂π
D’un autre côté il existe une relation claire entre le profit et le prix maximum
autorisé ; si ce dernier est assez élevé le monopole naturel peut pratiquer le prix
de monopole et obtenir le maximum de profit ; et si le prix plafond est inférieur
au prix de monopole, le profit sera diminué. La relation prix plafond - profit est
positive.
On peut faire figurer ces deux relations sur un même graphique d’axes P et π
(4) ;la relation prix-profit apparaît comme contrainte alors que les courbes d’indifférences figurent la fonction à maximiser (le soutien politique). Le prix P ∗ permet
un soutien politique maximum.
π
Courbes d’indifférence
Relation prix−profit
soutien croissant
Pc
P*
Pm
P
F IG . 4 – La capture dans le modèle de Peltzmann
Ce modèle permet non seulement de préciser ce que peut être une politique
de réglementation fondée sur la maximisation du soutien politique, mais aussi de
ORGANISATIONS ET MARCHÉS II
19
prédire quels types d’industries seront le plus susceptibles d’être réglementées.
Quand le prix de marché "normal", c’est-à-dire en l’absence de réglementation,
est très proche du prix p∗, il n’y aura qu’une très faible incitation, dans aucun
groupe de pression, pour tenter de le modifier, parce que les gains à en attendre
seraient faibles et ne justifieraient pas d’efforts ; il est donc peu probable que de
telles industries soient réglementées. C’est dans les secteurs où la réglementation est susceptible d’introduire de réelles modifications que l’un ou l’autre des
groupes concernés (celui qui va gagner dans le jeu redistributif) tentera de provoquer ces modifications en soutenant une campagne de réglementation. Si le prix
normal est élevé, alors que le prix réglementé est faible, les consommateurs entameront une campagne favorable à la réglementation ; dans le cas contraire (prix
normal concurrentiel, et prix réglementé élevé), les producteurs réclameront la
réglementation.
Chez Becker ([Becker, 1983]), les autorités de réglementation ne sont que des
courroies de transmission dans la concurrence que se livrent les groupes de pression ; aussi elles n’ont pas de place dans son modèle.
Ces représentations du problème de la capture, pour suggestives qu’elles soient,
sont loin d’être totalement satisfaisantes. Par exemple il y a eu dans les années de
déréglementation de nombreux secteurs qui réclamèrent très vigoureusement plus
de liberté, voire une déréglementation totale, alors que la réglementation leur apportait des rentes confortables (par exemple le transport routier). La théorie de la
capture ne rend pas compte de tels comportements.
3.1.4 Les évolutions récentes de la réglementation
La grande vague de déréglementation des années 1970-80 a consisté non seulement à abroger la réglementation dans certains secteurs, mais aussi, dans de nombreux cas, à tenter de formuler de nouvelles règles ou techniques de réglementation ; aux États-Unis ont été défines de nouvelles méthodes d’examen périodique
des techniques de réglementation ("regulatory oversight process"), qui ont été régulièrement renforcées et améliorées par chaque administration :
1. Sous les présidences Nixon puis Ford (1968-76) l’approche est largement
macroéconomique, concentrée sur les effets en matière de qualité de la vie et
d’impact inflationniste des réglementations ; les agences de réglementation
sont cependant incitées à évaluer l’équilibre économique de leurs actions en
termes de coûts et de prix.
2. L’administration Carter (1976-80) exige des agences de réglementation qu’elles
démontrentent qu’elles adoptent les solutions "les moins coûteuses parmi
les alternatives acceptables"[Viscusi et al., 1996, p. 25] . Elle crée aussi un
groupe permanent d’analyse des réglementations.
ORGANISATIONS ET MARCHÉS II
20
3. Sous Reagan (1980-88) les tests concernant le coût de la réglementation
deviennent plus contraignants et fondés sur l’analyse coût-avantage, c’està-dire un critère de bien-être explicite. Est aussi introduite l’obligation pour
les agences d’annoncer leur programme de réglementation d’une manière
officielle. Les administrations Bush (senior) et Clinton ont prolongé les réformes précédentes sans modifier l’essentiel.
Les price-caps Quant aux nouvelles règles s’appliquant aux entreprises, c’est
essentiellement les price-caps qu’il faut citer. Cette technique vient de GrandeBretagne où Steven Littlechild l’introduit pour le secteur du téléphone. Cette technique consiste à fixer un plafond d’augmentation pour les prix de la firme réglementée, en fonction du taux d’inflation national. Soit ṗf le taux moyen d’augmentation des prix de la firme et ṗ le taux d’inflation, la règle du price-cap consiste à
imposer que
ṗf ≤ ṗ − x
où x représente l’effort de productivité additionnel que doit réaliser la firme, relativement à l’ensemble de l’économie considérée, pour maintenir son niveau de
rentabilité.
Les price-caps incitent bien les firmes à diminuer ou au moins à contrôler
leurs coûts, contrairement aux modes de réglementation précédents. Il n’y a donc
pas à craindre de distorsion en matière d’efficacité économique. Il faut cependant
surveiller la firme qui pourrait être tentée de diminuer la qualité de ses prestations,
et aussi d’établir des subventions croisées entre ses activités réglementées et celles
qui ne le sont pas et peuvent donc voir leurs prix augmenter sans contrainte.
Quelques remarques sur un cas controversé : la déréglementation de l’électricité dans l’état de Californie La crise de l’électricité californienne5 a commencé
à partir de juin 2000, quand les prix de gros de l’électricité ont monté jusqu’à des niveaux
jamais atteints. La moyenne de juin 2000 à $143 par megawatt-heure (MWh) était alors
plus du double de ce qu’elle avait été dans les mois ayant suivi l’ouverture du marché en
avril 1998. Ces prix élevés ont engendré d’énormes profits pour les compagnies productrices d’énergie et des pertes financières pour les distributeurs réglementés ("utilités") qui
étaient obligés d’acheter l’énergie dans les marchés de gros et de la revendre à des prix
réglementés beaucoup plus faibles au détail.
La plus grande "utilité" de l’état, Pacific Gas and Electric, s’est declarée en faillite en
mars 2001. L’état de Californie a pris en charge les achats d’électricité en gros et a dépensé
plus d’1 milliard de dollars par mois en achats d’énergie durant le printemps 2001, avec
des prix moyens plus de dix fois plus élevés qu’un an auparavant. Des accusations de
5
Ce paragraphe est une traduction adaptée de quelques passages significatifs de l’article de
Borenstein [Borenstein, 2002] ; on peut aussi consulter [Schwartz, 2001]
ORGANISATIONS ET MARCHÉS II
21
manipulations sur les prix et de collusion se sont répandues. Certains observateurs ont
critiqué le format des enchères de gros en Californie, et d’autres se sont focalisés sur la
tarification de l’acheminement de l’énergie et la dispersion des prix selon la localité.
Ces questions ont joué un rôle dans les difficultés que les marchés de l’électricité ont
rencontreés en Californie et ailleurs ; cependant, la discussion en matière de politique n’a
pas assez porté sur la question fondamentale des marchés de l’électricité dans presque
tous ces marchés, la demande est difficile à prévoir et presque complètement insensible
aux fluctuations de prix, alors que l’offre fait face à des contraintes étroites en période de
pointe, et le coût des pénuries est prohibitif. Combinés au fait que des prix non réglementés pour des biens homogènes s’équilibrent à un niveau uniforme, ou quasi-uniforme, pour
tous les vendeurs quels que soient leurs coûts de production, ces propriétés impliquent nécessairement des prix extrèmement volatils à court terme pour l’électricité. Des problèmes
liés au pouvoir de marché et à l’inégalité géographique de la tarification peuvent exacerber
la difficulté fondamentale des marchés de l’électricité.
La Californie a commencé à se préoccuper sérieusement de la restructuration de son
marché de l’électricité en 1994, motivée en partie par les prix élévés de l’ électricité
auxquels les consommateurs de l’état faisaient face à l’époque et en partie par l’exemple
britannique de déréglementation de l’électricité. En 1993, le prix de l’électricité au détail
en Californie était 9.7 cents/kwh, la moyenne nationale étant 6.9 cents. Les prix élévés
de l’électricité étaient essentiellement le résultat des décisions d’investissement et d’achat
prises par les "utilités" appartenant à des investisseurs, sous le contrôle de la California
Public Utilities Commission (CPUC), au cours des deux décennies précédentes.
Les utilités avaient alors construit des centrales nucléaires qui se sont révélées beaucoup plus onéreuses que prévu initialement et avaient, sous la pression de la CPUC, signé des contrats à long terme avec de petits générateurs qui les contraignaient à des prix
d’achat en gros très élevés. Ces erreurs constituaient pour la plupart des coûts irrécupérables qu’aucune restructuration ne pouvait éliminer.
En 1996 une loi de restructuration a été votée par l’état de Californie ; elle comportait
un schéma dont la plupart de observateurs ont cru qu’elle allait permettre aux utilités de
récupérer les coûts liés à ces mauvais investissements (stranded costs).
Selon ce plan les producteurs d’électricité, en compétition sur les marchés de détail,
seraient déréglementés, et deviendraient indépendants des revendeurs. Le transport d’électricité longue distance resterait une fonction réglementée, les utilités possédant les lignes
et commercialisant leur utilisation. La distribution locale de l’électricité restait aussi une
fonction réglementée.
Ce plan prévoyait un mécanisme pour faire payer aux consommateurs le coût des
mauvais investissements passés, nommé le Competition Transition Charge ; au lieu d’imposer une surcharge par rapport au prix final déterminé par les conditions du marché, il
fixait ce dernier prix à 6 cents/kwh, prix supposé suffisant, et qui devait être libéré dès que
les pertes auraient été épongées.
Les consommateurs devaient donc payer le prix de gros de l’électricité et, en plus,
la différence entre 6 cents et le prix de gros du courant électrique, prix de gros que l’on
s’attendait à voir beaucoup plus faible que 6 cents.
ORGANISATIONS ET MARCHÉS II
22
En juin 2000, l’équilibre précaire que le marché avait conservé s’est disloqué. Les prix
de gros ont augmenté fortement, et les utilités ont commencé à payer le courant beaucoup
plus cher qu’elles n’étaient autorisées à le facturer sur le marché final.
Pourquoi les prix de l’électricité sont-ils si volatils ? Parce que le stockage de l’électricité est très coûteux et que les contraintes de capacité de production sont étroites : on ne
peut pas augmenter la production facilement quand on a atteint ces contraintes :la courbe
de coût marginal devient alors verticale et toute augmentation minime de la quantité livrée
est vendue très cher.
Le printemps et l’été 2000 ont été une période de forte demande d”électricité parce
qu’il a fait chaud et sec (les climatiseurs sont la pricipale source de demande de courant
en Californie), et l’offre s’était restreinte du fait de la volonté des producteurs de ne pas
renouveler leurs mauvais investissements.
La catastrophe de l’été 2000 ne peut pas être interprétée comme une preuve des ravages de la déréglementation ; c’est un épisode de semi-déréglementation portant sur le
seul marché de gros mais conservant le marché de détail dans la sphère réglementée, et
qui de ce fait ne pouvait qu’échouer tôt ou tard.
3.2
La gestion publique des monopoles naturels
Dans les pays européens et particulièrement en France, la structure typiquement choisie pour les monopoles naturels ou services publics est celle d’entreprise
publique ; il n’y a alors pas de réglementation, mais simplement une gestion directe de ces activités.
3.2.1
Pourquoi la gestion directe ?
On peut certainement rattacher cette approche du contrôle des monopoles naturels aux traditions dirigistes - en France, colbertistes - du continent européen ;
la tendance des pouvoirs publics à s’ingérer dans les activités économiques est en
effet omniprésente ; elle est parfois légitimée par telle ou telle idéologie (corporatisme, socialisme, . . .). Il arrive aussi que des motifs politiques plus ou moins
impérieux poussent le pouvoir à encadrer un secteur particulier ; le cas des communications en France est un exemple, avec une loi de 1838 qui impose le monopole d’État pour le courrier et toutes les autres formes de transmission de l’époque
(sémaphore) et futures. Cette disposition relève du désir de contrôler les communications privées, et n’a aucun fondement dans la théorie économique.
Il y a aussi des secteurs dans lesquels l’étatisation s’est faite progressivement
et d’une manière spontanée, non délibérée. Dans les chemins de fer par exemple,
le pouvoirs publics français ne voulaient pas, au début du XIXème siècle, jouer un
rôle actif. Ils n’avaient de toutes façons pas assez de fonds pour y investir et c’est
aux investisseurs privés que cette tâche incombait.
ORGANISATIONS ET MARCHÉS II
23
Une loi définit en 1838 un système de concession pour les voies de chemin
de fer, le rôle de l’État se bornant à assurer la police des installations. Mais les
ingénieurs de la fonction publique, chargés de ces missions de police, cherchent
à obtenir plus de pouvoirs grâce à la diminution de la durée des concessions ainsi
qu’à la mise place de règlementations de plus en plus strictes. La tutelle étatique
augmente avec la constitution de grands réseaux et la disparition progressive des
petites compagnies ; et peu à peu l’État sauve de la faillite un certain nombre de
lignes de chemin de fer, en les renflouant et de devenant donc actionnaire ; en
1882 il possède environ 22% des compagnies. À cette époque les contrôles qui
n’étaient que techniques (conditions de sécurité par exemple) deviennent aussi
économiques : les ingénieurs veulent avoir leur mot à dire sur les tarifs et les
conditions de travail. La première guerre mondiale, au cours de laquelle évidemment l’État prend totalement en main les chemins de fer, fait le reste, et les chemins de fer sont totalement nationalisés en 1936.
3.2.2
À la recherche de méthodes de gestion
Après la seconde guerre mondiale et les nationalisations massives, on s’interroge sur la possibilité de définir des méthodes de gestion ; certaines entreprises
du secteur public, comme la Régie Renault ou les banques (les quatre grandes
banques du secteur public en 1946 sont le Crédit Lyonnais, la Banque Nationale pour le Commerce et l’Industrie, la Société Générale et le Comptoir National
d’Escompte de Paris), appartiennent au secteur concurrentiel et pourraient normalement être gérées comme telles. Mais il y a aussi des monopoles naturels comme
la distribution d’électricité, le téléphone, le chemin de fer.
Les économistes français, et particulièrement A LLAIS, indiquent que l’optimum économique consiste pour ces firmes à vendre au coût marginal -résultat
qui bien entendu était déjà connu. Cependant, ils reconnaissent que pour certaines
firmes une telle tarification pose des problèmes. En effet, si le coût moyen est
décroissant - cas général d’un monopole naturel -, le coût marginal se trouve inférieur au coût moyen, et vendre au coût marginal implique des pertes d’exploitation
(5). Deux catégories de difficultés en résultent :
1. Politiques, parce qu’il est difficile pour un gouvernement de présenter une
gestion déficitaire de son secteur public, l’assurance qu’on agit dans le sens
de l’efficacité économique n’étant pas nécessairement convaincante pour le
législateur et l’opinion publique . . .
2. Économiques, car il faudra bien financer ce déficit, et si l’on recourt à la
fiscalité pour cela, on butera très vite sur autre question économique très
complexe et non totalement résolue : celle de la taxation optimale.
Une solution de bon sens apparaît alors : renoncer à l’optimum et vendre à un prix
24
ORGANISATIONS ET MARCHÉS II
Coûts
Déficit
Coût moyen
Coût marginal
CM(Q*)
Cm(Q*)
Q*
Quantité
F IG . 5 – Tarification au coût marginal et déficit
qui égalise coûts et recette. Cela revient à vendre au coût moyen dans le cas d’une
firme monoproductrice (5). Mais dans le cas de multiproduction cette question est
plus complexe, parce qu’il peut y avoir une infinité de vecteurs de prix égalisant
coûts et recette.
En 1956, Marcel B OÎTEUX qui est au service d’études économiques d’EdF,
tente de répondre à cette question à travers un modèle extrèmement riche, considéré comme un modèle fondateur de la théorie de l’optimum de second rang
([Boîteux, 1956]). On ne retient souvent de ce travail que la notion de prix RamseyBoîteux, qu’on exposera ici.
Les prix "Ramsey-Boîteux" Il s’agit de trouver un vecteur de prix p = (p1 , p2 , . . . pi , . . . )
qui permette la réalisation du maximum de bien-être compatible avec l’équilibre
coûts et recette de la firme. Le problème peut donc s’écrire :
W (p1 , p2 , . . . pi , . . . )
X
X
tel que
p i qi ≥
wj xj
Max
i=1...n
j=1...m
où W (p) est le bien-être associé au vecteur de prix p, les qi sont les quantités
vendues, xj les quantités utilisées des facteurs j = 1 . . . m et wj les prix des
25
ORGANISATIONS ET MARCHÉS II
facteurs. Comme ces prix de facteurs sont des paramètres du problème, on peut
aussi écrire la contrainte d’équilibre budgétaire sous la forme π(p1 , p2 , . . . ) ≥ 0.
La solution de ce problème est évidemment qu’à l’optimum on aura :
∀i,
∂W
∂π
=λ
∂pi
∂pi
Il s’agit donc d’interpréter ces dérivées. La mesure du bien-être W , ou plutôt de la
variation de bien-être, est ce qu’on appelle la variation équivalente, fondée sur la
notion de surplus ; la variation équivalente mesure la variation de revenu (en plus
ou en moins) qu’il faut donner aux consommateurs à la suite d’une modification
d’un prix pour qu’ils obtiennent le même niveau de satisfaction que celui qu’ils
avaient avec le prix initial. Il est facile de voir que pour une réduction du prix pi
égale à 1 Franc, la variation équivalente dW est égale à −dpi qi = −qi . En effet
une réduction de 1 F. du prix du bien i permet au consommateur qui consomme la
quantité qi de continuer à consommer la même quantité avec un budget réduit de
qi (1F.). Il s’ensuit qu’on peut écrire :
∂W
∂π
= −qi = λ
∂pi
∂pi
c’est-à-dire :
−qi = λ
∂π dqi
∂qi dpi
dqi
dpi
où Rmi et Cmi désignent la recette marginale et le coût marginal. Comme la firme
est un monopole, sa recette marginale est égale à :
−qi = λ(Rmi − Cmi )
Rmi = pi + qi
−qi
dpi
dqi
dpi
dpi
= λ(pi + qi
− Cmi )
dqi
dqi
soit encore :
λ(pi − Cmi ) = (1 + λ)qi
dpi
dqi
et, en divisant par pi
pi − Cmi
(1 + λ) 1
=
pi
λ ||
Cette expression offre les prix de second-rang, c’est-à-dire correspondant à un
optimum sous contrainte, sous forme d’écarts prix-coût marginal. Elle rappelle
ORGANISATIONS ET MARCHÉS II
26
évidemment la formule de Lerner vue plus haut, qui pour un monopole multiproducteur s’écrit :
pi − Cmi
1
=
pi
||
Ainsi, les prix "Ramsey-Boîteux" peuvent se déduire des prix de monopole en
(1 + λ)
diminuant d’un coefficient uniforme, pour les différents biens,
les écarts
λ
relatifs prix-coût marginal. Une autre formulation est que
Les écarts entre prix et coût marginal doivent être proportionnels aux
variations de prix qui entraîneraient un même accroissement relatif de
la demande de tous les biens produits par l’entreprise.[Boîteux, 1956]
On note que les prix ainsi définis sont d’autant plus élevés, relativement aux
prix concurrentiels (coût marginal), que l’élasticité de la demande est faible ; ainsi
pour les biens de première nécessité, qui ont souvent une faible élasticité, l’écart
au coût marginal sera sans doute plus élevé que pour un bien normal ou supérieur : les prix Ramsey-Boîteux auront donc plutôt une tendance défavorable à
la consommation de ces biens et donc peu sociale, en admettant que les classes
défavorisées consomment essentiellement des biens de première nécessité.
Les tarifs binômes Cependant une autre méthode de tarification des services
publics est possible, mais elle implique des prix non uniformes. Il s’agit des tarifs
binômes ou plus généralement de la "tarification non-linéaire".
Le principe en est simple : non seulement le consommateur paiera pour les
différents biens un prix à l’unité (p), mais il acquittera en plus une charge fixe
(A)qui pourra être par exemple un abonnement mensuel ; il s’agit donc d’une
forme de droit d’entrée en tant que client du monopole naturel. Le consommateur
qui consomme - dans le cas monoproduit - q unités du bien paiera donc A + pq,
A
et sa dépense moyenne par unité est
+ p. Cette formule montre que ceux qui
q
dépensent le plus paient un moindre prix unitaire - ce qui peut ici aussi être considéré comme une redistribution en faveur des plus aisés. Il est facile de généraliser
cela à une firme multiproductrice.
Cette technique de tarification peut assurer, sous certaines conditions, l’équilibre du premier rang, sans pour autant créer un déficit budgétaire ; en effet, si
le prix unitaire est égal au coût marginal, l’optimum de premier rang est assuré ;
il suffirait alors que le déficit engendré par cette tarification soit comblé par les
abonnements fixes. On voit donc ici que le calcul de l’abonnement est important ;
s’il y a N consommateurs, les abonnements rapportent N A et il faut qu’il soit
le plus près du déficit. Cela signifie que la firme doit connaître non seulement la
courbe de demande globale mais aussi les courbes individuelles, afin de savoir
ORGANISATIONS ET MARCHÉS II
27
combien de clients elle aura parmi tous les clients potentiels : il s’agit donc d’un
problème d’information très complexe.
On notera aussi que le monopole peut proposer un choix entre plusieurs tarifs ;
en ce cas, il y a plusieurs couples (Ai , pi ) et chaque consommateur choisit ; la
tarification au coût marginal est alors exclue.
Les tarifs non linéaires sont maintenant fréquents dans les services publics.
4
Les solutions de marché au problème du monopole naturel
L’approche la plus générale étant que les pouvoirs publics ont à régler autant
que possible les questions que posent les monopoles naturels, il y a malgré tout
des économistes qui pensent que le marché peut les régler ou au moins contribuer
à les régler. Examinons quelques-unes de ces considérations.
4.1 Les marchés contestables
La théorie des marchés contestables s’est élaborée au cours des années 1970
et au début des années 1980 [Baumol et al., 1982]. Elle propose d’étendre les propriétés des marchés de concurrence pure et parfaite (CPP) à d’autres types de
marchés, en particulier les monopoles naturels mais aussi les oligopoles.
Quelles sont les conditions pour que de tels marchés fonctionnent comme des
marchés de CPP ? D’après les auteurs cités, si la concurrence effective est insuffisante, la concurrence potentielle peut la remplacer dans son rôme de discipline
des prix et des comportements. Supposons pour cela que
1. La liberté d’entrée et de sortie soient absolues dans un secteur donné ;
2. L’entrée n’implique aucun surcoût par rapport aux firmes installées ;
3. La sortie se fait immédiatement et sans coût, ce qui implique que la présence
dans le secteur en question ne nécessite aucun coût irrécupérable ("sunk
costs").
Dans ces conditions, ce secteur est menacé en permanence par des entreprises extérieures qui s’y introduiront dès qu’elles verront qu’on peut y réaliser des profits,
et en sortiront dès que les prix auront baissé à la suite de leur attaque. La seule manière de se prémunir contre de telles attaques est de garder des profits faibles. La
solution pour les entreprises installées est de pratiquer une politique prix-quantités
telle que le profit de chaque firme soit positif mais que l’entrée d’une firme supplémentaire rende tous les profits négatifs. Les entrants potentiels seront découragés
d’entrer.
ORGANISATIONS ET MARCHÉS II
28
Le théorème de la Main invisible faible énonce que s’il y a au moins deux
firmes les prix des différents produits seront égaux à leur coût marginal, et dans
le cas d’un monopole les prix assureront des profits nuls (pour une firme monoproduit, prix = coût moyen), ce qui signifie en particulier que les prix RamseyBoîteux peuvent être des prix d’équilibre d’un monopole naturel dans un marché
contestable.
Cette théorie est un des éléments qui ont le plus contribué au mouvement en
faveur de la déréglementation ; en effet, si même les monopole aboutissent par la
seule force de la concurrence à la modération des prix, pourquoi les réglementer ?
La prise en compte de la concurrence potentielle est un élément fondamental
dans la théorie du monopole ; cependant, il est permis de se demander si le théorie
des marchés contestables n’a pas été trop loin, en additionnant à ce constat des
hypothèses extrèmes sur la liberté d’entrée et de sortie et sur l’absence de coûts
irrécupérables. Il est très difficile, sinon impossible, de trouver des secteurs dans
lesquels de tels coûts seraient absents.
En définitive, et malgré son grand intérêt intellectuel, la théorie des marchés
contestables semble tout aussi irréaliste que celle de la CPP qu’elle tente de reproduire.
4.2
La concurrence "pour" le marché
En 1968, Harold D EMSETZ propose que, s’il est impossible qu’il y ait concurrence dans le marché pour certaines industries, on la remplace par une concurrence pour le marché [Demsetz, 1968]. La proposition de Demsetz est qu’il faut
organiser la concurrence en amont du marché, dans la procédure d’attribution du
marché par des enchères ou quelque autre mécanisme qui permettrait de sélectionner la meilleure firme pour être le monopole naturel. Dans cette perspective,
on pourrait sélectionner la firme qui s’engagerait à pratiquer des prix modérés ou
faibles, tout en privilégiant la qualité du ou des produits.
Cette proposition qui paraît neuve dans le débat américain des années 1960
correspond en réalité à une pratique très ancienne, au moins en Europe.
Si elle a renouvelé certains débats, il a été facile pour certains économistes
dont Oliver W ILLIAMSON [Williamson, 1976] de mettre en évidence les questions que pose cette technique.
– Quelle doit être la durée de l’attribution ? Une courte durée ne favorisera
sans doute pas l’enthousiasme des candidats potentiels ; une durée longue
leur donnera plus d’incitation mais risque de donner par la suite un trop fort
pouvoir de négociation au vainqueur.
– Comment les investissements devront-ils être traités ? Si la firme en place
procède elle-même aux investissements, comment ceux-ci seront-ils ensuite
ORGANISATIONS ET MARCHÉS II
29
attribués à une autre firme lors d’une attribution future ? Comment serontils évalués ? Le successeur devra-t-il les reprendre en totalité ? S’il s’agit
d’investissement irréversibles, cette question est essentielle. Si l’autorité
publique prend en charge les investissements et les confie aux différents
titulaires successifs, quelles en seront les modalités ? Comment s’assurer
que les titulaires du marché ne vont pas user prématurément le capital pour
économiser le travail ?
– Un autre problème est celui de l’opportunisme ex-post ; selon Williamson,
la firme en place cherchera à renégocier ses obligations une fois qu’elle sera
seule - quand elle aura gagné. Elle cherchera à prouver à l’autorité que les
engagements qu’elle a pris ne peuvent plus lui être imposés, parce que les
conditions ont changé.
Les autorités doivent être très vigilantes sur toutes ces questions, et Williamson
considère que les moyens d’y répondre seront exactement aussi lourds, administrativement et économiquement, que la réglementation proprement dite. La solution de Demsetz ne pourrait alors pas être considérée comme une alternative
moins dirigiste que la réglementation : ce serait plutôt une variantede celle-ci.
4.3
les contrats à long terme
Certains auteurs ont proposé, comme méthode concurrentielle sur un marché
de monopole naturel, où les concurrents n’ont aucune chance de déloger la firme
en place en entrant avec un niveau de production faible (à coûts élevés), la négociation de contrats conditionnels. Les clients de la firme istallée se verraient
proposer un contrat plus avantageux que celui qu’ils ont, mais ce contrat ne serait mis en vigueur qu’à condition qu’un nombre suffisant de clients l’aient signé.
Alors l’échelle de production sera suffisante pour tenter de déloger la firme en
place.
Cette solution implique évidemment des coûts de transaction très lourds. Et il
est clair que la firme qui viendrait ainsi concurrence le monopole en place s’assurera que personne ne viendra lui jouer le tour qu’elle cherche à jouer au monopole.
Pour cela ses contrats conditionnels devront être des contrats à long terme, et les
consommateurs qui signent s’engageront à rester ses clients pendant un certain
temps. Si cette firme gagne, aucune autre ne pourra lui prendre sa place : les
contrats conditionnels permettraient donc de faire fonctionner la concurrence sur
un monopole naturel, mais une seule fois.
4.4
La concurrence dans la nouvelle réglementation
Les autorités de réglementation ont défini de nouvelles techniques pour tenter
d’établir dans les monopoles naturels le maximum de concurrence possible.
ORGANISATIONS ET MARCHÉS II
30
Une première technique consiste à trier, dans chaque entreprise occupant un
monopole naturel, quelles sont les activités qui relèvent du monopole naturel et
quelles sont celles qui relèvent de marchés compétitifs. Ensuite, on peut séparer autoritairement les deux ; c’est par exemple ce qu’a fait la Cour Suprême des
États-Unis en 1984 en éclatant American Telephone and Telegraph (ATT) en plusieurs entreprises, séparant soigneusement les activités de téléphone local (monopole naturel des terminaux de téléphone) des liaisons de longue distance qui sont
concurrentielles, et interdisant aux entreprises de chacun des secteurs d’investir
dans l’autre.
L’autre possibilité principale est l’accès des tiers au réseau (ATR) : un monopoole naturel qui a des activités concurrentielles devra laisser ses concurrents
(sur les segments concurrentiels de son activité) profiter de ses activités de monopole naturel d’une manière non discriminatoire. Par exemple dans l’électricité,
où le monopole naturel ne porte que sur la distribution, l’ATR consiste à imposer
au propriétaire d’un réseau de distribution de laisser les autres producteurs utiliser
son réseau sans discrimination ; les prix d’accès au réseau (access-pricing) doivent
alors être surveillés. C’est la solution retenue par exemple (provisoirement) pour
le marché de l’électricité en Europe.
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31
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