dirons : si l’homme ne peut supporter cette peur, si elle mine sa vie, il peut y trouver un remède
facile en reculant, en se soustrayant à la vue du gouffre. La peur disparaît aussitôt.
HÉSITATION ET MOUVEMENT. Nous nous concentrerons plutôt sur l’homme qui assume cette
vision. Sur l’homme qui hésite, qui considère encore l’option du fil. En ce sens c’est la question
de la peur mobile qu’il faut se poser : y ira-t-il, n’y ira-t-il pas? Cet homme hésitant est l’homme
qui accepte de vivre. Il se trouve à un moment charnière; il frôle un point de bascule. Il laisse la
peur l’inonder et atteindre un paroxysme. Agira-t-il ou n’agira-t-il pas? S’il succombe à la peur et
veut s’en débarrasser, il recule. S’il résiste à la peur et accepte de la porter, il avance. Soit il
laisse la peur le prendre et s’emparer de lui; soit il prend la peur et il s’empare d’elle. La peur,
quand elle nous prend, nous fait reculer, donc. Ce que nous prend la peur, c’est le mouvement.
Le mouvement comme question philosophique et rationnelle? Décortiquons-le.
LA PEUR EST TOUJOURS PEUR DE L’INCONNU. Nous ne ressasserons pas l’affirmation
éternellement incomprise : savoir c’est pouvoir. Mais pour comprendre la question de la peur, il
faut bien affirmer quelque chose de semblable. L’Homme qui regarde l’Abîme craint d’y tomber,
parce qu’il n’en voit pas le fond. La peur du noir n’a pas d’autre explication. Ce que nous
pouvons craindre de la vie, ce sont les imprévus qu’elle rend obligés; car la vie est aléatoire.
Savoir ce que nous allons vivre, pouvoir le prévoir à la perfection, c’est nécessairement le
contrôler et avoir l’assurance de le surpasser : c’est dompter la peur de la plus efficace façon.
Mais comme nous ne pouvons ni tout savoir, ni tout prévoir, la peur est le pendant logique de la
vie.
LA PEUR EST CELLE D’UN TEMPS INCONNU. Pour l’exemple de la peur du noir et du gouffre,
nous avons été admirablement bien servis par notre théorie. Cependant on peut facilement y
faire objection. On nous dirait par exemple, assez intelligemment : verrait-on le fond de l’abîme,
on pourrait avoir peur de s’y écraser aussi. On nous dirait aussi : on peut avoir peur des
araignées, on peut avoir peur des hauteurs, on peut avoir peur, que sais-je! de se couper avec
une feuille de papier. Ce sont toutes des peurs attachées à des objets connus, et qui naissent de
ces mêmes objets connus. Ce que nous disons alors, c’est que nous n’avons pas peur de l’objet,
mais d’un temps lié à l’objet, d’un temps inconnu : nécessairement le futur. Nous ne craignons
pas les araignées : nous craignons d’en toucher une plus tard. Nous ne craignons pas les
hauteurs : nous craignons d’en tomber. Nous ne craignons pas de nous couper, maintenant : si
nous avons une feuille entre les mains, nous craignons qu’éventuellement, elle ne nous blesse
un doigt. Et l’Homme en face de l’Abîme ne craint pas l’Abîme s’il ne s’y aventure pas : il le craint
au futur, et à la simple condition de s’y avancer. Il craint le futur inconnu et inconnaissable.
LA PEUR ÉCHAPPE À LA RATIONALITÉ. Qu’on succombe à la peur, elle nous prend le
mouvement, l’essai, la tentative. Qu’on n’y succombe pas, elle reste présente mais s’étiole
lentement : du moins elle n’est plus notre maîtresse. Demander ce qu’est la peur serait une
simple question de science. Comprendre la peur d’un point de vue philosophique, c’est chercher
à se demander : quelle décision devons-nous prendre face à la peur? On croirait peut-être qu’il
faut prouver, par la logique et la rationalité, que la peur peut être vaincue. On essaierait peut-