Revue Française d’Œnologie - mai/juin 2001 - N° 188
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de ces villes qui ont fait fortune dans le commerce du drap, la
consommation du vin est un moyen de distinction sociale et un
raffinement aristocratique. Une forte demande de vin de qualité
voit alors le jour dans les Flandres. Le commerce du vin, après
des siècles de disparition, se développe rapidement.
Pour l'approvisionner, une viticulture commerciale se met pro-
gressivement en place, notamment dans le Val de Loire. Le
vignoble d'Orléans, qui s'étend entre la Loire et le Loiret, est le
premier à en profiter en raison de la facilité des charrois de la
Loire à la Seine à travers la Beauce. Les vins de Sancerre, de
Nevers et de Saint-Pourçain sont expédiés par le fleuve à Orléans
avant d'être envoyés vers Paris et les Flandres. Les autres vins du
Val de Loire (Anjou, Touraine…) empruntent la Loire avant d'être
exportés par la mer vers les Flandres.
Cette prospérité se poursuit au XIIème siècle. Le commerce des
vins de Loire continue de se développer, ce qui entraîne une
extension géographique des vignobles dans le Val de Loire.
Après le remariage d'Aliénor d'Aquitaine avec Henri
Plantagenêts(11), les vins de Loire trouvent de nouveaux débou-
chés en Angleterre.
Les consommateurs des vins de Loire, qu'ils soient flamands ou
anglais, recherchent des vins rouges de qualité. Les productions
de Saint-Pourçain, d'Orléans et d'Anjou sont alors les plus répu-
tées du Val de Loire. Deux plants fins sont utilisés, "l'auvergnat"
et le "breton". Ils nécessitent de nombreux soins de la part des
viticulteurs (labour, culture, façon…) pour des rendements fai-
bles mais de grande qualité. Le degré alcoolique de ces vins est
élevé. Il faut dire qu'à époque, c'est ce qui distingue un vin
comme étant de qualité. Dans de nombreux textes médiévaux,
les vins de Loire sont d'ailleurs qualifiés de "vins forts"(12), comme
les vins de Bourgogne et du Bordelais.
Le premier de ces deux cépages archaïques ou cépages lom-
brusques cultivés dans le Val de Loire est le Pinot Noir.
Surnommé "l'auvergnat" en Orléanais depuis le XIIIème siècle, ce
plant noble provient en réalité de Bourgogne. Son surnom
indique sans doute qu'il est parvenu sur le cours moyen de la
Loire à partir de la Limagne. Le cépage est d'ailleurs surnommé
en Touraine "l'Orléanais".
Le Pinot Noir est cultivé dans les vignobles de l'Orléanais, de
Touraine et du Bourbonnais. Le vin rouge d'Orléans est réputé
dès le XIIème siècle. Sa réputation est internationale puisque le roi
d'Angleterre lui-même en est amateur(13). Rabelais en vante les
mérites dans son Cinquième livre (p. 34). Deschamps place le
vin rouge d'Orléans au même rang que les vins d'Auxerre, de
Beaune et de Bordeaux. Selon Roger Dion, les vignerons orléa-
nais avaient un secret. Ils ne fumaient pas leurs vignes ce qui avait
pour effet de limiter la croissance des feuilles et de favoriser la qua-
lité du raisin produit. Comme nous le verrons par la suite, la pro-
spérité des vins d'Orléans dura jusqu'au début du XVIIIème siècle.
Comme à Orléans, les vins rouges de Sancerre, de Nevers, du
Bourbonnais (Souvigny et Moulins) et de Saint-Pourçain étaient
produits avec du Pinot Noir. Il faut souligner la grande ressem-
blance entre tous ces vins. Le cépage, les soins apportés aux tra-
vaux viticoles, la vinification et même les débouchés internatio-
naux sont identiques. La notoriété des vins de Saint-Pourçain, Ris
et Cusset, tient en partie à des raisons politiques. En effet, les rois
de France cherchent à favoriser ces trois seigneuries ecclésias-
tiques d'Auvergne par delà les terres du Bourbonnais du puissant
Duc de Bourbon. Grâce à cet appui royal(14), le vin de Saint-
Pourçain obtient une notoriété sans égal en Val de Loire. Au
XIVème siècle, le vin rouge de Saint-Pourçain, réputé pour ses qua-
lités gustatives mais aussi pour ses couleurs tirant vers le brun,
est un des vins les plus chers de France. Une ordonnance du
Conseil de Paris, observant les prix de vente moyens des vins à
Paris, place le vin de Saint-Pourçain au même rang que les plus
grands vins de Bourgogne (Beaune) et que les plus fameux mus-
cats du bassin méditerranéen.
Le second plant fin cultivé sur les bords de la Loire est le Caber-
net franc. Surnommé le "breton", ce cépage ne vient pas
d'Armorique mais de la région bordelaise (graves), où il s'appelle
le Cabernet de Gironde. En fait, ce nom désigne le lieu où il fut
introduit et cultivé pour la première fois, c'est-à-dire la région
nantaise. Le "breton" est ensuite vendu aux vignerons d'Angers,
de Saumur et de Chinon. Le développement du Cabernet franc
est attesté en Anjou dès le XIème siècle. Rabelais évoque la pré-
sence de ce cépage dans la région de Chinon dans Gargantua(15).
Le vignoble d'Anjou est très réputé. Ses vins sont exportés dans
les régions voisines (Bretagne, Normandie…), à Paris, mais aussi
à l'étranger (Flandres, Angleterre…). Grâce aux Plantagenêt(16), le
vin d'Anjou jouit en effet d'une grande notoriété Outre-Manche.
Le vignoble s'étend autour de la ville d'Angers, dans un rayon de
sept à huit kilomètres, principalement à l'Ouest, au Sud et à l'Est
de la cité. De cette proximité lui vient son nom : la Quinte. À l'é-
poque de l'empire romain, la Quinte désignait le territoire com-
pris à l'intérieur de la cinquième borne comptée le long des rou-
tes partant du centre de la ville. Le vin de Saint-Barthélémy
d'Anjou était un des crus les plus réputés de la Quinte.
Plusieurs vins blancs sont également produits dans le Val de
Loire au Moyen Âge. Deux célèbres vins blancs se trouvent dans
la région d'Orléans : le Rebréchien, qui était le vin préféré du roi
Henri Ier et de Philippe Auguste(17), et le Saint-Mesmin. Ils sont
cultivés à partir de deux cépages de qualité : le Meslier et le
Muscat gennetin. Les vins de Sancerre et de Pouilly (Chasselas)
sont aussi renommés. En Anjou, le Pineau de la Loire, qui est un
plant typique(18) du Val de Loire également appelé Chenin blanc,
est cultivé dans la Quinte et sur les bords de la Loire en aval
d'Angers. Ce vin doux angevin est vendu en Angleterre(19) dès le
XIIIème siècle. À la fin du Moyen Âge, la culture du Pineau de la
Loire connaît un nouvel essor dans la vallée du Layon qui se
développe à partir du XVème siècle. À Saint-Pourçain(20), la produc-
tion de vins blancs ne se développe qu'à partir du XVIème siècle.
11- Le roi de France Louis VII le Jeune (1137-1180) répudie en 1152 sa
femme Aliénor d'Aquitaine, après avoir obtenu l'annulation de son mariage
par le concile de Beugency. Elle se remarie deux mois après l'annulation de
son mariage avec Henri Plantagenêt, qui possède alors les duchés de
Bretagne et de Normandie ainsi que les comtés d'Anjou, de Touraine et du
Maine. Henri Plantagenêt reçoit par ce mariage toute l'Aquitaine. En 1154,
Henri Plantagenêt devient roi d'Angleterre sous le titre de Henri II. Ce dernier
meurt à Chinon en 1189.
12- Dans son ouvrage magistral, Histoire de la vigne et du vin en France des
origines au XIXème siècle, Roger Dion décrit (pages 399 à 402) la "bataille des
vins" qui oppose du XIIIème-au XIVème siècles les vins "françois" aux vins "forts".
Les "vins de France", c'est-à-dire à l'époque de la région parisienne, étaient
des vins "clairets", légers et peu alcoolisés. A l'opposé, les vins "forts", pro-
duits en Gascogne, dans le Val de Loire et en Auxerrois, étaient riches en
alcool et possédaient un caractère bien affirmé, en couleur comme en saveur.
Les vins forts ressortent vainqueurs de cette bataille. Désormais, les vins de
France sont marginalisés tandis que les vins forts entrent en compétition
entre eux.
13- Dion R., op. cit., p. 59. D'après : HARDY Th. Duffus; Rotuli litterarum
clausarum in Turri londiniesi asservati, Londres,, 1833-1844, p. 65.
14- Idid., p. 401 : "le préféré du pape et du roi".
15- Livre I, chapitre 13.
16- La Maison des Plantegenêt règne sur l'Angleterre de 1154 à 1399.
17- Dion R., op. cit., p. 255.
18- Ce cépage est probablement originaire du Val de Loire. Roger Dion (op.
cit., p. 362) évoque cependant la possibilité d'une parenté entre le "chenin
blanc" d'Anjou et un cépage charentais du XIIIème siècle, appelé selon les
documents "chemère", "chenière" ou "blanche chenère".
19- Le roi d'Angleterre Henri III (1217-1272) fait même paraître un édit en
1224 établissant le prix maximum en dessous duquel le vin blanc d'Anjou
pouvait être commercialisé dans son royaume. Cela témoigne de l'impor-
tance des volumes de vin d'Anjou écoulés en Angleterre et de la spéculation
qui accompagnait ce commerce de luxe.
20- Près du confluent de la Sioule et de l'Allier, autour du port de la Chaise.