Revue Française d’Œnologie - mai/juin 2001 - N° 188
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DÉGUSTATION ET ANALYSE SENSORIELLE
La Loire, le plus long fleuve de France, traverse le pays sur
plus de mille kilomètres. Son bassin hydrographique draine
20 % du territoire national. Venant du Vivarais où il naît à
une altitude de 1408 mètres, le fleuve traverse le Massif
Central et descend dans la plaine de Roanne à 268 mètres.
Sur ce parcours de cent cinquante kilomètres, le fleuve reste
un puissant torrent qui s'écoule à travers des vallées encais-
sées. Mais lorsqu'elle débouche sur les terrains perméables
du Bassin Parisien, la Loire s'élargit et s'apaise. Commence
alors la Vallée de la Loire, tant célébrée par les poètes
depuis Baudri de Bourgueil au XIème siècle jusqu'à Max
Jacob…
Dans cette région qui va de Nantes au Val d'Allier, les pre-
miers ceps de vigne ont sans doute été plantés à la fin de
l'antiquité. À Cheille, près d'Azay-le-Rideau, les archéolo-
gues ont découvert les vestiges d'un pressoir du IIème siècle
de notre ère. La viticulture s'implante véritablement sur les
bords de la Loire et de la Seine au siècle suivant, après que
l'empereur Probus (276-282) ait autorisé par édit la culture
de la vigne sur l'ensemble de la Gaule. Malheureusement, si
quelques textes du IVème siècle témoignent de la qualité des
vins produits à Paris(1), aucun texte historique de la fin de
l'empire romain ne fait allusion aux vins de la Loire. Leurs
premières mentions historiques ne remontent qu'au VIème
siècle et sont l'œuvre de Grégoire de Tours(2) qui évoque
dans son Historiae Francorum la présence de vignes dans les
environs d'Orléans(3), de Tours(4), d'Angers(5) et de Nantes(6).
Dès le XIIème siècle, le Val de Loire pratique une active viti-
culture commerciale grâce au fleuve qui permet d'écouler
aisément sa production vinicole(7). Le XIXème siècle voit la fin
du trafic fluvial sur la Loire, principalement à cause du
développement du chemin de fer et de l'ensablement de la
Loire, tandis que la crise du Phylloxéra remet en cause les
pratiques agraires traditionnelles, comme le complant en
Loire inférieure, et les réseaux commerciaux.
L'histoire du goût(8) du vin dans le val de Loire est un sujet dif-
ficile, notamment en raison du manque de sources qui prive
l'historien de ses principaux moyens d'investigation. Retracer
cette histoire revient à rechercher qui étaient les amateurs des
vins du Val de Loire du XIIème au XIXème siècle mais aussi à défi-
nir quelles étaient leurs motivations, leurs attentes.
Nous développerons cette problématique autour de trois
grandes séquences historiques. Au Moyen Âge, le Val de
Loire produit des vins rouges de grande qualité pour les
cours européennes et les grands établissements ecclésias-
tiques. Au XVIIème siècle, le commerce hollandais favorise la
création dans le Val de Loire de vastes vignobles de vin
blanc de diverses qualités. À partir du XVIIIème siècle, le Val
de Loire doit faire face à la démocratisation de la consom-
mation du vin.
Les vins du Val de Loire au Moyen Âge : des
vins rouges de grande qualité
Après la dissociation territoriale du royaume de France au IXème
siècle, le Val de Loire se retrouve morcelé en plusieurs entités
politiques indépendantes les unes des autres. La situation n'a pas
évolué au XIème siècle. Seule la région d'Orléans appartient au
domaine royal et se retrouve donc sous l'administration directe
du roi de France, qui effectue de fréquents séjours sur ses terres
d'Orléans(9). Le reste de la Vallée de la Loire appartient au duché
de Bretagne, au comté d'Anjou, au comté de Touraine, au
comté de Bourbon et même pour une faible part au duché de
Bourgogne.
Du IXème au XIème siècle, le vin est une denrée rare et chère
que seuls les aristocrates et les ecclésiastiques peuvent consom-
mer. La quasi-totalité des vignobles appartiennent alors à la
noblesse ou à l'Eglise car le peuple, qui pratique une agriculture
de subsistance lui permettant juste de quoi survivre, ne peut s'of-
frir le luxe de planter des vignes et encore moins d'acheter du
vin. Par ailleurs, les très anciennes relations commerciales entre
la Vallée de la Loire et l'Angleterre ont été interrompues par les
Vikings, qui se sont emparés de la Basse-Loire(10). Le commerce
fluvial ne reprendra qu'au milieu du Xème siècle après la victoire
décisive du comte breton Alain Barbetorte sur les Vikings en 937.
Après ces deux siècles de fer, le XIème siècle est une période de
reconstruction. Les villes du Nord de l'Europe connaissent alors
un puissant développement économique. Les Flandres devien-
nent alors la région la plus riche d'Europe. Pour les bourgeois
L'histoire du goût du vin dans le Val de
Loire du XIIème au XIXème siècle
BELŒIL D.
25, rue Guy Moquet, 44110 Châteaubriant.
1- L'empereur Julien (361-363) fait même l'éloge du vin parisien qu'il avait
sans doute appris à connaître en 360 lorsqu'il s'était rendu à Paris pour se
faire proclamer Auguste.
2- Georgius Florentius Gregorius devient évêque de Tours en 573 à l'âge de
35 ans. Il conserve cette charge jusqu'à sa mort en 594. Sa fonction lui per-
met de jouer un rôle de premier plan dans la vie politique de la Gaule au VIème
siècle. Son ouvrage majeur Historiae Francorum (in : Monumenta Germaniae
historica, Scriptores rerum merovingicarum, éd. B. Krusch & W. Levison,
Hanovre, 1951), qui se compose de dix livres relatant l'histoire du peuple
franc jusqu'en 591, constitue un des rares témoignages sur les premiers
Mérovingiens.
3- Livre VI, chap. 44 & IX, chap. 17
4- Livre VII, chap. 22.
5- Livre VIII, chap. 32.
6- Livre V, chap. 31 et Livre IX, chap. 24.
7- Une gabarre met en moyenne six jours pour se rendre d'Orléans à Nantes.
Au retour, le navire peut mettre entre 15 et 30 jours, selon les conditions
météorologiques.
8- Sur l'histoire du goût et des saveurs du vin, voir : Centre culturel de l'ab-
baye de Flaran, Le Vigneron, la viticulture et la vinification en Europe occi-
dentale au Moyen Age et à l'époque moderne, Auch, 1991. - DION R.,
Histoire de la vigne et du vin en France des origines au XIXème siècle,
Flammarion, 20éd., 1982. - ENJALBERT H., Histoire de la vigne et du vin.
L'avènement de la qualité, Bordas, 1975. - FLANDRIN J.L., "La distinction par
le goût", in : Histoire de la vie privée, tome III, Le Seuil, 1985. - GARRIER G.
s.d., Le Vin des historiens, Actes du 1er symposium vin et histoire, Suze-la-
Rousse, 1990. - GARRIER G., Histoire sociale et culturelle du vin, Bordas,
1995. - GILLET Ph., Par mets et par vins. Voyages et gastronomie en Europe,
XVIème-XVIIIème siècle, Payot, 1985. - LACHIVER M., Vins, vignes et vignerons.
Histoire du vignoble français, Fayard, 1988. - PEYNAUD E., Le goût du vin,
Dunod, 1980.
9- Paris ne devient la résidence ordinaire des rois de France qu'à partir de
Philippe Auguste (1180-1223). Le roi Robert II le Pieux (996-1031) réside
fréquemment au château royal de Vitry-aux-Loges, près d'Orléans. Son fils
Henri 1er (1031-1060) y trouve la mort en 1060.
10- En 853, les Vikings mènent leur premier raid sur Tours. L'année suivante,
ils pillent Angers, Blois et Orléans. Ils reviennent à Orléans en 856 et à Blois
en 857.
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de ces villes qui ont fait fortune dans le commerce du drap, la
consommation du vin est un moyen de distinction sociale et un
raffinement aristocratique. Une forte demande de vin de qualité
voit alors le jour dans les Flandres. Le commerce du vin, après
des siècles de disparition, se développe rapidement.
Pour l'approvisionner, une viticulture commerciale se met pro-
gressivement en place, notamment dans le Val de Loire. Le
vignoble d'Orléans, qui s'étend entre la Loire et le Loiret, est le
premier à en profiter en raison de la facilité des charrois de la
Loire à la Seine à travers la Beauce. Les vins de Sancerre, de
Nevers et de Saint-Pourçain sont expédiés par le fleuve à Orléans
avant d'être envoyés vers Paris et les Flandres. Les autres vins du
Val de Loire (Anjou, Touraine…) empruntent la Loire avant d'être
exportés par la mer vers les Flandres.
Cette prospérité se poursuit au XIIème siècle. Le commerce des
vins de Loire continue de se développer, ce qui entraîne une
extension géographique des vignobles dans le Val de Loire.
Après le remariage d'Aliénor d'Aquitaine avec Henri
Plantagenêts(11), les vins de Loire trouvent de nouveaux débou-
chés en Angleterre.
Les consommateurs des vins de Loire, qu'ils soient flamands ou
anglais, recherchent des vins rouges de qualité. Les productions
de Saint-Pourçain, d'Orléans et d'Anjou sont alors les plus répu-
tées du Val de Loire. Deux plants fins sont utilisés, "l'auvergnat"
et le "breton". Ils nécessitent de nombreux soins de la part des
viticulteurs (labour, culture, façon…) pour des rendements fai-
bles mais de grande qualité. Le degré alcoolique de ces vins est
élevé. Il faut dire qu'à époque, c'est ce qui distingue un vin
comme étant de qualité. Dans de nombreux textes médiévaux,
les vins de Loire sont d'ailleurs qualifiés de "vins forts"(12), comme
les vins de Bourgogne et du Bordelais.
Le premier de ces deux cépages archaïques ou cépages lom-
brusques cultivés dans le Val de Loire est le Pinot Noir.
Surnommé "l'auvergnat" en Orléanais depuis le XIIIème siècle, ce
plant noble provient en réalité de Bourgogne. Son surnom
indique sans doute qu'il est parvenu sur le cours moyen de la
Loire à partir de la Limagne. Le cépage est d'ailleurs surnommé
en Touraine "l'Orléanais".
Le Pinot Noir est cultivé dans les vignobles de l'Orléanais, de
Touraine et du Bourbonnais. Le vin rouge d'Orléans est réputé
dès le XIIème siècle. Sa réputation est internationale puisque le roi
d'Angleterre lui-même en est amateur(13). Rabelais en vante les
mérites dans son Cinquième livre (p. 34). Deschamps place le
vin rouge d'Orléans au même rang que les vins d'Auxerre, de
Beaune et de Bordeaux. Selon Roger Dion, les vignerons orléa-
nais avaient un secret. Ils ne fumaient pas leurs vignes ce qui avait
pour effet de limiter la croissance des feuilles et de favoriser la qua-
lité du raisin produit. Comme nous le verrons par la suite, la pro-
spérité des vins d'Orléans dura jusqu'au début du XVIIIème siècle.
Comme à Orléans, les vins rouges de Sancerre, de Nevers, du
Bourbonnais (Souvigny et Moulins) et de Saint-Pourçain étaient
produits avec du Pinot Noir. Il faut souligner la grande ressem-
blance entre tous ces vins. Le cépage, les soins apportés aux tra-
vaux viticoles, la vinification et même les débouchés internatio-
naux sont identiques. La notoriété des vins de Saint-Pourçain, Ris
et Cusset, tient en partie à des raisons politiques. En effet, les rois
de France cherchent à favoriser ces trois seigneuries ecclésias-
tiques d'Auvergne par delà les terres du Bourbonnais du puissant
Duc de Bourbon. Grâce à cet appui royal(14), le vin de Saint-
Pourçain obtient une notoriété sans égal en Val de Loire. Au
XIVème siècle, le vin rouge de Saint-Pourçain, réputé pour ses qua-
lités gustatives mais aussi pour ses couleurs tirant vers le brun,
est un des vins les plus chers de France. Une ordonnance du
Conseil de Paris, observant les prix de vente moyens des vins à
Paris, place le vin de Saint-Pourçain au même rang que les plus
grands vins de Bourgogne (Beaune) et que les plus fameux mus-
cats du bassin méditerranéen.
Le second plant fin cultivé sur les bords de la Loire est le Caber-
net franc. Surnommé le "breton", ce cépage ne vient pas
d'Armorique mais de la région bordelaise (graves), où il s'appelle
le Cabernet de Gironde. En fait, ce nom désigne le lieu où il fut
introduit et cultivé pour la première fois, c'est-à-dire la région
nantaise. Le "breton" est ensuite vendu aux vignerons d'Angers,
de Saumur et de Chinon. Le développement du Cabernet franc
est attesté en Anjou dès le XIème siècle. Rabelais évoque la pré-
sence de ce cépage dans la région de Chinon dans Gargantua(15).
Le vignoble d'Anjou est très réputé. Ses vins sont exportés dans
les régions voisines (Bretagne, Normandie…), à Paris, mais aussi
à l'étranger (Flandres, Angleterre…). Grâce aux Plantagenêt(16), le
vin d'Anjou jouit en effet d'une grande notoriété Outre-Manche.
Le vignoble s'étend autour de la ville d'Angers, dans un rayon de
sept à huit kilomètres, principalement à l'Ouest, au Sud et à l'Est
de la cité. De cette proximité lui vient son nom : la Quinte. À l'é-
poque de l'empire romain, la Quinte désignait le territoire com-
pris à l'intérieur de la cinquième borne comptée le long des rou-
tes partant du centre de la ville. Le vin de Saint-Barthélémy
d'Anjou était un des crus les plus réputés de la Quinte.
Plusieurs vins blancs sont également produits dans le Val de
Loire au Moyen Âge. Deux célèbres vins blancs se trouvent dans
la région d'Orléans : le Rebréchien, qui était le vin préféré du roi
Henri Ier et de Philippe Auguste(17), et le Saint-Mesmin. Ils sont
cultivés à partir de deux cépages de qualité : le Meslier et le
Muscat gennetin. Les vins de Sancerre et de Pouilly (Chasselas)
sont aussi renommés. En Anjou, le Pineau de la Loire, qui est un
plant typique(18) du Val de Loire également appelé Chenin blanc,
est cultivé dans la Quinte et sur les bords de la Loire en aval
d'Angers. Ce vin doux angevin est vendu en Angleterre(19) dès le
XIIIème siècle. À la fin du Moyen Âge, la culture du Pineau de la
Loire connaît un nouvel essor dans la vallée du Layon qui se
développe à partir du XVème siècle. À Saint-Pourçain(20), la produc-
tion de vins blancs ne se développe qu'à partir du XVIème siècle.
11- Le roi de France Louis VII le Jeune (1137-1180) répudie en 1152 sa
femme Aliénor d'Aquitaine, après avoir obtenu l'annulation de son mariage
par le concile de Beugency. Elle se remarie deux mois après l'annulation de
son mariage avec Henri Plantagenêt, qui possède alors les duchés de
Bretagne et de Normandie ainsi que les comtés d'Anjou, de Touraine et du
Maine. Henri Plantagenêt reçoit par ce mariage toute l'Aquitaine. En 1154,
Henri Plantagenêt devient roi d'Angleterre sous le titre de Henri II. Ce dernier
meurt à Chinon en 1189.
12- Dans son ouvrage magistral, Histoire de la vigne et du vin en France des
origines au XIXème siècle, Roger Dion décrit (pages 399 à 402) la "bataille des
vins" qui oppose du XIIIème-au XIVème siècles les vins "françois" aux vins "forts".
Les "vins de France", c'est-à-dire à l'époque de la région parisienne, étaient
des vins "clairets", légers et peu alcoolisés. A l'opposé, les vins "forts", pro-
duits en Gascogne, dans le Val de Loire et en Auxerrois, étaient riches en
alcool et possédaient un caractère bien affirmé, en couleur comme en saveur.
Les vins forts ressortent vainqueurs de cette bataille. Désormais, les vins de
France sont marginalisés tandis que les vins forts entrent en compétition
entre eux.
13- Dion R., op. cit., p. 59. D'après : HARDY Th. Duffus; Rotuli litterarum
clausarum in Turri londiniesi asservati, Londres,, 1833-1844, p. 65.
14- Idid., p. 401 : "le préféré du pape et du roi".
15- Livre I, chapitre 13.
16- La Maison des Plantegenêt règne sur l'Angleterre de 1154 à 1399.
17- Dion R., op. cit., p. 255.
18- Ce cépage est probablement originaire du Val de Loire. Roger Dion (op.
cit., p. 362) évoque cependant la possibilité d'une parenté entre le "chenin
blanc" d'Anjou et un cépage charentais du XIIIème siècle, appelé selon les
documents "chemère", "chenière" ou "blanche chenère".
19- Le roi d'Angleterre Henri III (1217-1272) fait même paraître un édit en
1224 établissant le prix maximum en dessous duquel le vin blanc d'Anjou
pouvait être commercialisé dans son royaume. Cela témoigne de l'impor-
tance des volumes de vin d'Anjou écoulés en Angleterre et de la spéculation
qui accompagnait ce commerce de luxe.
20- Près du confluent de la Sioule et de l'Allier, autour du port de la Chaise.
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Les vins du Val de Loire au XVIIème siècle :
L'essor des vins blancs après l'arrivée des
commerçants hollandais
Au XVIème siècle, les Pays-Bas constituent la région la plus flo-
rissante d'Europe. Ses 200 villes rapportent sept fois plus en
impôts à la couronne espagnole que les revenus provenant
d'Amérique. Après environ quatre-vingt années de guerre, les
Espagnols reconnaissent définitivement en 1648 l'indépendance
des Provinces-Unies, proclamée par les Hollandais en 1581. La
paix revenue, la Hollande devient la première puissance com-
merciale du monde. Roger Dion cite un rapport Colbert de
1669(21) affirmant que, sur un total de 20 000 vaisseaux de com-
merce en Europe, 15 à 16 000 étaient hollandais, 3 à 4 000
anglais et seulement 5 à 600 français. Or, le vin fait partie des
principaux produits qui intéressent les marchands hollandais.
Les Hollandais ont une préférence pour les vins blancs, plus par-
ticulièrement les vins doux, à l'instar du Sauternes. Les matelots
hollandais font également une grosse consommation d'eau-de-
vie. Les Hollandais répandent d'ailleurs ce goût pour l'eau-de-vie
dans les pays qu'ils fréquentent, en Europe du Nord comme
dans leur empire colonial. Les Hollandais favorisent donc le
développement des vins blancs de qualité, qui sont revendus au
prix fort à la bourgeoisie marchande d'Europe du Nord, mais
aussi des vins blancs de médiocre qualité, qui sont destinés à
être brûlés et transformés en eau-de-vie.
Les techniques viticoles et commerciales des Hollandais sont
révolutionnaires et révélatrices de leur habileté commerciale. Les
Hollandais n'hésitent pas ainsi à mélanger les vins et même à
ajouter du sucre ou de l'eau-de-vie afin d'obtenir le goût recher-
ché par leurs clients du Nord de l'Europe. En mutant et en frela-
tant les vins blancs qu'ils achètent, les marchands hollandais met-
tent fin au contact direct entre producteurs et consommateurs.
Par leurs achats massifs, les Hollandais vont donc favoriser le
développement de vignobles de vins blancs tout au long de la
façade atlantique, principalement le long des voies fluviales,
comme l'Adour, la Garonne, la Charente ou la Loire. Dans le Val
de Loire, les vignobles de Nantes, d'Anjou, de Tours, de Blois, de
Beaugency et d'Orléans vont s'efforcer de satisfaire les demandes
des commerçants hollandais.
Le commerce hollandais favorise l'émergence de nouveaux
vignobles dans le Val de Loire, à côté de ceux des vieilles cités
épiscopales qui conservent leurs traditionnels débouchés com-
merciaux, hérités du Moyen Âge, en France (aristocratie et haut
clergé) comme en Europe (Angleterre, Flandres…).
Jusqu'au XVIIème siècle, les vignobles du Val de Loire qui bénéfi-
cient de la plus grande renommée se trouvent autour des vieilles
cités épiscopales, comme à Nantes, Angers, Tours ou Orléans.
Au XVIIème siècle, le commerce hollandais favorise l'émer-
gence de nouveaux vignobles dans le Val de Loire, autour de
villes secondaires (à l'instar de Saumur) voire dans des doyennés
ruraux, comme à Vallet, Vertou ou dans la vallée du Layon.
La barrière douanière d'Ingrandes joue un rôle dans le dévelop-
pement de la viticulture du Val de Loire au XVIIème siècle. Depuis
l'antiquité(22), Ingrandes joue le rôle de frontière entre l'Anjou et
le Pays Nantais. Au Moyen Âge, Ingrandes constitue la limite
orientale du Duché de Bretagne, où les ducs ont installé une bar-
rière douanière taxant l'ensemble des marchandises transportées
sur la Loire en direction de Nantes. Cette taxe sur le trafic ligé-
rien est maintenue par le pouvoir royal après le rattachement de
la Bretagne à la France en 1532 puisque la Bretagne est considé-
rée comme une "province étrangère"(23). Les finances royales
n'ont cessé d'augmenter ces taxes, portant essentiellement sur le
vin, tout au long des XVIIème et XVIIIème siècles. En 1759, il fallait
ainsi payer 42 livres de taxe douanière par tonneau à Ingrandes
alors qu'un tonneau de vin courant d'Ile-de-France était vendu
75 livres en 1767.
Ces majorations successives de la taxe d'Ingrandes ont eu d'im-
portantes conséquences sur le développement des vignobles du
Val de Loire. Seuls les meilleurs vins empruntaient désormais la
Loire afin d'être exportés. Ces "vins pour la mer" vendus très
chers à l'étranger pouvaient seuls se permettre d'acquitter la taxe
d'Ingrandes. Les vins de qualité moindre étaient vendus locale-
ment ou en région parisienne, d'où leur appellation de "vins
pour Paris".
Les Hollandais transformaient aussi en eau-de-vie des petits vins
blancs produits en aval d'Orléans (Beaugency) ou dans la région
de Blois, le long du Cosson et du Beuvron(24).
En amont d'Ingrandes, les courtiers hollandais, installés aux
Ponts-de-Cé et à Saumur, contribuent par leurs achats massifs à
développer des vignobles de vin blanc de qualité, issus du
Pineau de la Loire. À Saumur comme à Vouvray, le vin produit
est sec ou demi-sec. Il ne devient liquoreux que lors des très
grandes années. C'est pourquoi, lors des années médiocres, les
Hollandais n'hésitent pas à travailler les vins. Ils enrichissent alors
les vins de Saumur et de Vouvray de moûts mutés au soufre
avant de les remettre en fermentation. Ils obtiennent ainsi des
vins liquoreux.
Au XVIIIème siècle, les vins de la vallée du Layon sont les plus
réputés d'Anjou, tandis que ceux de la Quinte d'Angers ont
amorcé leur déclin. Les Hollandais apprécient beaucoup ce
vignoble de Pineau de la Loire qui produit des vins liquoreux
quelles que soient les années. Les vins du Layon sont donc com-
mercialisés en l'état, sans être "travaillés". La construction du
"canal de Monsieur" de 1774 à 1778 facilite la navigation fluviale
sur le Layon à la veille de la Révolution(25). Désormais, les vins du
Layon sont embarqués à Chalonnes-sur-Loire, et non plus aux
Ponts-de-Cé.
En aval d'Ingrandes, les Hollandais n'ont plus le souci d'acheter
des vins de grande qualité. Leur préoccupation est désormais
d'ordre quantitatif. Un vignoble important s'étend en effet au
Sud de la vallée la Loire, du pays de Retz à l'Anjou. Alain Croix(26)
distingue deux vignobles bien distincts au XVIIème siècle. Le pre-
mier, très peu dense, produit "un vin consommé localement". Le
second, occupant la vallée de la Sèvre nantaise, constitue le véri-
table vignoble d'exportation. Pas moins de 8 000 tonneaux de
vin étaient exportés chaque année du Sud-Est du Comté de
Nantes, principalement vers la Bretagne(27), dont le seul autre
vignoble se trouvait sur la presqu'île de Rhuis(28).
Avant l'arrivée des Hollandais, les vignes à cépage rouge domi-
nent les vins blancs(29). Le duc de Bretagne Jean V (1399-1442)
appréciait ainsi le Berligou, cépage rouge à jus blanc, qui était
produit dans le vignoble nantais. Les commerçants hollandais
favorisent le développement des vignobles de vin blanc en ache-
tant un bon prix les productions viticoles locales. Les vignerons
arrachent les cépages de vin rouge et les remplacent par un
21- DION R., op. cit., p. 423.
22- A l'époque gallo-romaine, Ingrandes marque ainsi la limite entre la civi-
tas des Andecaves et la civitas des Namnètes.
23- Par ailleurs, la Bretagne ne paye aucun droit à la France sur l'entrée et la
sortie des produits bretons avec les pays européens.
24- C'était le moyen trouvé par les Hollandais pour contourner la taxe
d'Ingrandes, qui frappait tous les liquides de façon uniforme, sans se soucier
de leur qualité ou de leur degré alcoolique. Les petits vins de l'amont ne fran-
chissaient la douane d'Ingrandes que sous forme d'eau-de-vie.
25- Le canal est ainsi appelé car la Compagnie des Indes a obtenu l'autori-
sation de canaliser le Layon de Monsieur, frère du roi.
26- La Bretagne aux XVIème et XVIIème siècles - La vie, la mort, la foi, Editions
Maloine, Paris, 1980, p. 47.
27- Ibid., p. 48. La consommation de cidre ne se généralise en Bretagne qu'à
la fin du XVIIème siècle.
28- Ibid., p. 48.
29- Le vignoble antique (IIIème - IVème siècle) a été détruit à la suite des inva-
sions barbares du Vème siècle. Il faut atteindre le XIème siècle pour que des
vignes soient replantées dans le pays nantais. La première mention de
replantation de vignes se trouve dans une charte de 1066, dans laquelle le
duc de Bretagne Conan II reconnaît les droits des moines de Vertou sur un
clos de vignes du Pallet.
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cépage de vin blanc, venant des Charentes, le Gros-plant, égale-
ment appelé "Folle blanche" en Aunis et "Picpoul" en Gascogne.
Ce cépage a sans doute été introduit par les Hollandais eux-
mêmes qui l'utilisaient déjà dans les Charentes pour la produc-
tion du Cognac. Les vins blancs du vignoble nantais, de médio-
cre qualité, sont destinés à la distillerie. L'eau-de-vie ainsi pro-
duite est vendue telle quelle en Europe du Nord ou bien sert au
mutage des vins de Loire.
L'hiver 1709 anéantit le vignoble nantais. Le Gros-Plant et les
cépages de vin rouge ont été détruits par le gel. Le cépage du
Muscadet(30), le Melon de Bourgogne, importé en Bretagne au
XVIIème siècle(31), plus résistant au froid, est alors largement utilisé
lors des replantations. C'est pourquoi, la Subdélégation de
Nantes peut écrire en 1779 à la Société Royale d'Agriculture
qu'en Bretagne, "il n'y a que deux espèces de vin, le Muscadet et le
Gros-Plant". Si le Gros-Plant continue d'être distillé par les
Hollandais, le Muscadet est simplement muté avec de l'eau-de-
vie comme les vins de Saumur ou de Touraine.
Les achats des courtiers hollandais entraînent une inflation des
prix des vins de Loire. Au XVIIIème siècle, "8 à 10 000 fûts de vin et
jusqu'à 30 000 dans les années de bonne vinée" sont expédiés à
partir de Port-Domino au Pallet en direction de la Hollande(32). La
consommation des vins de Loire décline alors dans l'Ouest de la
France au profit des vins locaux et surtout du cidre, comme en
Bretagne. Le vin de Gascogne supplante ainsi, en Bretagne dès
le XVIIème siècle le vin d'Anjou, dont les prix avoisinent ceux des
vins de Bordeaux(33)
Les vins du Val de Loire depuis le XVIIIème
siècle : le succès des vins rouges médiocres
remet en cause l'existence même des crus
de qualité
De l'implantation de la vigne dans le Val de Loire à la fin de l'em-
pire romain, la consommation du vin devient relativement
populaire, dans les villes comme dans les villas des campagnes.
La civilisation gallo-romaine fait en effet du vin un bien de
consommation courante. Comme nous l'avons déjà vu, tout
change avec les invasions barbares du Vème siècle. Les vignobles
sont ruinés et seule une élite sociale continue de boire du vin.
L'essor des vignobles du XIème siècle au XVIIème siècle profite à de
riches marchands, vivant à Paris ou dans le Nord de l'Europe. Les
campagnes, où vivent pourtant 90 % de la population sous l'an-
cien régime ne consomment pratiquement pas de vin, préférant
le cidre ou la bière. À cette époque, seul les gens des villes boi-
vent du vin(34).
Sous l'ancien régime, les villes du Val de Loire demeurent bien
modestes. Seule la ville de Nantes dépasse les 50 000 habitants,
avec 70 000 habitants au début de la Révolution française (con-
tre 42 000 en 1700). À cette époque, Orléans ne compte que
36 000 habitants (contre 20 000 au XVIème siècle), Angers
32 000, Tours et Blois 20 000 seulement. La demande de vin
dans les villes du Val de Loire reste donc limitée.
À l'inverse, Paris connaît une croissance sans précédent. La ville,
qui ne comptait que 70 000 habitants sous le roi Philippe
Auguste (1180-1223), dépasse les 450 000 habitants au début
du règne personnel de Louis XIV (1661-1715). En 1789, on
compte 630 000 Parisiens. Le peuple de Paris, de plus en plus
nombreux, aime consommer du vin dans les nombreux cabarets
parisiens(35), entraînant une hausse constante de la demande en
vin du XVème siècle au XVIIIème siècle.
Pour faire face à cette demande, les vignobles d'Île-de-France
augmentent leurs productions(36), au détriment des cépages de
qualité à faible rendement qui sont remplacés par des cépages
médiocres mais productifs, comme le Gamay noir de
Bourgogne. Les grands crus d'Île-de-France(37), appelés au Moyen
Âge "vins françois", disparaissent. Pour limiter leurs coûts de pro-
duction, les vignerons utilisent au XVIIIème siècle, pour leurs fumu-
res, des boues et des déchets provenant de la voirie parisienne.
Ces gadoues qui donnent un goût détestable au vin achèvent de
discréditer dans l'opinion les vins d'Île-de-France.
La demande en vin est si forte à Paris que les vignobles bien
reliés à la capitale par des voies navigables, comme ceux du bas-
sin de la Seine, du Val de Loire ou du Beaujolais, remplacent pro-
gressivement leurs cépages d'élite par de nouveaux cépages pro-
ductifs. Le Parlement de Paris(38) en obligeant les marchands à
effectuer leurs achats de vin à plus de 20 lieues de Paris (soit
88 kilomètres) renforcent la demande parisienne en vins de Loire
à bon marché.
Le consommateur parisien recherche des vins rouges car pour
lui, la couleur rouge est "le signe d'une origine lointaine, la marque
d'une certaine qualité"(39). Pour satisfaire cette demande, les vigne-
rons du Val de Loire mélangent de petits vins blancs avec un
plant teinturier aux raisins noirs afin d'obtenir un vin grossier
colorant.
Le vignoble d'Orléans est le premier vignoble du Val de Loire à
succomber à cette redoutable tentation. Dès la fin du XVIème siè-
cle, des plants communs sont introduits dans le vignoble. La cul-
ture du teint et les cépages de petits vins blancs se développent
rapidement autour d'Orléans(40). Cependant, au début du XVIIème
siècle, l'Auvergnat demeure encore le cépage dominant. La
réputation des vins d'Orléans reste intacte. Le vin d'Orléans est
alors considéré comme l'égal des vins de Beaune.
C'est alors qu'une formidable campagne de décri entraîne la
perte du vignoble d'Orléans. Les riches bourgeois de Paris qui
possèdent les vignobles d'Île-de-France vont s'efforcer de décon-
sidérer aux yeux de l'opinion parisienne les vins d'Orléans afin de
mieux promouvoir leurs vins(41). L'argumentation avancée est
d'ordre médical. En 1606, le vin d'Orléans est accusé, dans un
ouvrage rédigé par un médecin de l'entourage du roi, d'être
insalubre et incommodant(42). Une rumeur savamment véhiculée
à Paris laisse entendre que l'échanson du roi a même interdit
que l'on serve du vin d'Orléans à la cour(43). Le roi Henri IV qui
cherche à réconcilier les Parisiens et les affres des guerres de
religion(44), soutient les vins d'Ile-de-France(45) et laisse la campa-
gne de discrédit prendre de l'ampleur. Les résultats sont à la fois
30- Histoire de la Bretagne et des Pays Celtiques, tome 3, Editions Skol
Vreizh, Morlaix, 1980, p. 151. Le mot "Muscadet" apparaît pour la première
fois dans un bail de 1635.
31- Maujouan du Gasset J.H., Le Muscadet, étude statistique de la produc-
tion et du marché, Nantes, 1952.
32- Le Pallet, Patrie d'Abélard, Nantes, 1980, p. 73.
33- Croix A., op. cit., p. 848.
34- Dion R., op. cit., p. 473 : "Dans l'ensemble, les paysans du XVIIème siècle,
cultivant ou non la vigne, buvaient si peu de vin, que les campagnes de cette
époque n'eussent offert aucun débouché commercial à une viticulture qui eût
produit pour la seule consommation populaire."
35- A partir de la fin du XVIIème siècle, de nouveaux cabarets populaires
voient le jour à la périphérie de la ville de Paris : les guinguettes. Celles des
quartiers de la Pologne, des Porcherons, de la Nouvelle France et de la
Coustille étaient les plus fréquentées.
36- Dion R., op.cit., p. 535. La production des vins d’Île-de-France augmente
de 20 à 30 % entre 1687 et 1783.
37- Ay, Rueil, Coucy-le-Château, Issy, Vanves, Meudon, Sèvres, Suresnes…
38- Arrêt du Parlement de Paris de 1577, confirmé jusqu'en 1776.
39- Dion R., op. cit., p. 543.
40- Ces plantations sont la plupart du temps le fait de bourgeois ou de pay-
sans. La noblesse et l'Eglise demeurent fidèles aux trois cépages fins cultivés
à Orléans : l'Auvergnat, le Meslier et le Muscat gennetin.
41- La bourgeoisie parisienne n'a pas apprécié que les rois de France du
XVIème siècle délaissent Paris pour aller vivre dans les châteaux du Val de
Loire.
42- Traité de médecine et d'histoire médicale de Duchesne, 1606. D'autres
ouvrages suivront, en 1616 à Lyon, en 1618 à Paris et en 1620 à Iéna. La
contre-attaque orléanaise se fait attendre. Un conseiller du Présidial
d'Orléans défend la qualité des vins d'Orléans dans un livre paru en… 1646.
43- Dion R., op. cit., p. 562 : "le serment de l'échanson".
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Revue Française d’Œnologie - mai/juin 2001 - N° 188
rapides et catastrophiques. Les vins d'Orléans perdent leurs
débouchés traditionnels à Paris mais aussi à l'étranger(46).
L'ensemble du vignoble orléanais se reconvertit alors dans les
cépages médiocres qui se vendent de mieux en mieux. "Dans la
seconde moitié du XVIIème siècle, la viticulture orléanaise ne retient
plus l'attention que par la masse de ses vins faibles ou grossiers(47)."
Désormais, le mot "Auvergnat" d'Auvergnat qui a pourtant fait la
fortune du vignoble orléanais au Moyen Âge devient synonyme
de vin frelaté de piètre qualité. Le vignoble d'Orléans conserve sa
médiocre qualité mais aussi son débouché parisien jusqu'au
XIXème siècle.
Les vignobles de Touraine et du Blésois connaissent les mêmes
évolutions que le vignoble d'Orléans(48). Les plantations de cépa-
ges productifs de médiocre qualité destinés à satisfaire le marché
parisien s'étendent rapidement, notamment dans la basse vallée
du Cher, autour de Thésée, Bourré, Montrichard, Chenonceaux
et Bleré. Cependant, à la différence du vignoble d'Orléans, le
vignoble de Touraine conserve ses grands crus, comme le
Vouvray et le Rochecorbon, cultivés au bord de la Loire et ache-
tés au prix fort par les Hollandais.
Au XVIIIème siècle, un immense vignoble de vin courant, destiné
au marché parisien, s'est développé le long de la Loire, de
Châteauneuf-sur-Loire jusqu'à Tours. Pratiquement tous les
plants de qualité ont été éliminés d'Orléans à Blois. En Touraine,
deux vignobles cohabitent l'un à côté de l'autre. En aval de
Tours, le commerce viticole reste dominé par les Hollandais. En
permettant de gros bénéfices, cette viticulture commerciale per-
met l'émancipation de la paysannerie locale(49) et l'existence de
fortes densités rurales(50).
Avec le développement du chemin de fer, les vins du Midi chas-
seront les vins de Loire des cabarets parisiens(51). Les vins
d'Orléans et de Blois ne peuvent en effet concurrencer les nou-
veaux cépages productifs des vignobles du Midi, tel l'Aramon
dont le rendement peut atteindre 300 hectolitres/hectare. Les
vins d'Orléans, de Beaugency et de Blois trouvent alors de nou-
veaux débouchés.
Une bonne partie de l'énorme production viticole de la région
d'Orléans est alors absorbée par les campagnes, ce qui évite à la
région de connaître une grave crise sociale. En effet, depuis le
XVIIIème siècle, les ruraux boivent de plus en plus de vin.
L'augmentation croissante du niveau de vie de la population
tout au long du XIXème siècle, qui résulte de la révolution indus-
trielle, favorise une hausse de la consommation de vins courants,
dans les villes comme dans les campagnes(52). Cet accroissement
de la demande de vin entraîne naturellement une poussée infla-
tionniste. Le prix des vins courants se rapproche de celui des vins
de qualité, ce qui accentue le dépérissement des vignobles de
qualité et accélère les plantations de cépages productifs. La
Grande Guerre contribue également à répandre l'usage popu-
laire du vin.
La crise du Phylloxéra de la fin du XIXème siècle condamne à mort
ces vignobles de piètre qualité, dont les productions étaient des-
tinées au marché parisien jusqu'à l'arrivée du chemin de fer et
absorbées depuis par une clientèle locale. Les vignes médiocres
ne se justifient pas dans le contexte économique de l'époque de
replantation, toujours onéreuse(53). Des vignobles entiers dispa-
raissent alors dans le Val de Loire, le long du fleuve, entre
Châteauneuf-sur-Loire et Beaugency mais aussi dans la basse val-
lée du Cher.
On peut d'abord souligner la permanence du goût à travers
les âges. Les bons vins au Moyen Âge sont les bons vins d'au-
jourd'hui. Ils résultent de cépages de qualité, d'une viticul-
ture privilégiant la qualité à la quantité et d'une vinifica-
tion qui respecte le produit récolté. Les expériences hollan-
daises du XVIIème siècle et les assemblages du XVIIIème siècle,
destinés aux Parisiens, paraissent aujourd'hui inadmissibles,
mais à l'époque, ces pratiques étaient déjà critiquées par
des médecins et des amateurs éclairés.
On peut ensuite observer les évolutions géographiques des
vignobles du Val de Loire, avec la création de nouveaux
vignobles et la disparition des grands crus médiévaux. Cela
montre que la notion de terroir relève autant de facteurs
humains que de données naturelles.
L'histoire enseigne le sens de l'évolution et celui de la relati-
vité. Ce qui est arrivé aux prestigieux vignobles d'Orléans et
de la Quinte d'Angers doit nous amener à beaucoup de vigi-
lance pour que nos vignobles de qualité du Val de Loire
conservent leur réputation et leurs débouchés commerciaux.
44- Henri IV s'installe au Louvre et boit ostensiblement les "vins françois"
qu'il déclare trouver excellents.
45- La qualité des vins d'Ile-de-France décline rapidement au XVIIème siècle. A
la fin de ce siècle, ce sont les vins de Champagne, qui ne sont pas encore
mousseux, qui font figure de "bons vins".
46- Les dernières exportations de vins d'Orléans en Angleterre ont lieu en 1619.
47- Dion R., op. cit., p. 563.
48- Les liaisons entre ces deux vignobles et Paris s'améliorent au XVIIIème siè-
cle. Un canal latéral relie le Loing à la Loire en 1723. Dans la seconde moitié
du XVIIIème siècle, un réseau navigable raccorde le Cher à la Loire.
49- Si les vignobles de qualité appartiennent depuis le Moyen Âge à la
noblesse, à l'Eglise et à la bourgeoisie urbaine, les nouveaux vignobles destinés
à satisfaire le marché parisien permettent aux paysans de devenir propriétaires
de leurs terres, grâce aux grands bénéfices qu'ils procurent.
50- La commune de Gien, dans l'Orléanais, comptait ainsi au XIXème siècle
quelques huit cents vignerons.
51- Le vignoble parisien disparaît quant à lui purement et simplement, au
profit de cultures arboricoles légumières.
52- Voir notammment : Fillat T., "Les paysans bretons et l'ivresse au XIXème
siècle", Historiens et Géographes, 1988, pp. 71-75. Les Français consom-
maient 162 litres de vin par an en 1900 (contre 85 en 1830, 135 en 1950
et 62 en 1995).
53- Voir sur cette question : Saidi O., "De la reconstitution du vignoble nan-
tais à l'amélioration de ses vins (1884-1914)", Bulletin de la Société
Archéologique et Historique de Nantes et de Loire-Atlantique, Tome 135,
2000, pp. 275-297.
CONCLUSION
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