Histoire et Inde.
Entreprendre l'histoire de l'Inde n'est possible que si l'Inde est disponible comme objet et sujet
d'histoire. Il en va de même de l'histoire de France. Quand devient-il possible de faire l'histoire de
France ? La réponse tient évidemment à l'existence d'une France, en fait à l'existence du royaume de
France qui rencontre le regard des autres aussi bien que sa propre appréciation, et à l'existence de
l'histoire comme pratique appréciée. C'est parce que la France existe qu'en 1572 les Turcs ottomans
rédigent une Histoire des padishahs de France, un ouvrage qui vise à faire connaître le royaume et les
rois de France à la Sublime Porte, car depuis peu le Grand Turc a les rois Très chrétiens pour alliés. 1
À la même époque, une telle réalisation serait peut-être possible « aux Indes » si elle venait de la
cour moghole car Akbar (règne : 1556-1605) et les Moghols sont curieux des autres. Pourtant, c'est
un fait qu'ils n'ont rien entrepris de semblable : leur curiosité s'arrête aux autres, très nombreux, qui
vivent à leur cour. Ils font rédiger des chroniques de leur temps et de leur propre histoire, le
Bæburnâma, l'Akbarnâma, l'Histoire de Bæbur, l'Histoire d'Akbar, mais ignorent les autres, voisins ou
lointains. L'Hindoustan où ils règnent, ce qui est l'au-delà oriental de l'Indus, est le cadre spatial,
géographique si l'on veut, où s'inscrit leur propre histoire, rien de plus. Venant des brahmanes, ceux
qui pensent le monde hindouiste aux multiples variétés (peut-être les trois quarts de la population à
l'époque), une telle initiative est simplement impossible et même impensable. Les brahmanes n'ont
pas l'idée de l'Inde : à cet égard ils sont comme les Moghols. En outre, ils n'ont pas l'idée de
l'histoire. Ils ne peuvent ni faire l'histoire de l'Inde, ni l'histoire de l'Inde. Quant à l'histoire des
autres... Ils n'ont aucun intérêt envers les autres. Quels autres ? La culture brahmanique,
fondamentalement autiste, ne connaît pas l'autre, mais seulement des inférieurs auxquels il est
urgent de ne pas s'intéresser.
Nous faisons l'histoire de peuples et de pays qui jusqu'au 18e siècle ont tout ignoré de l'Inde et
dont beaucoup ont ignoré l'idée même de l'histoire. En 1810 P. Sonnerat voulait faire publier son
ouvrage « pour faire connaître l'Inde dont on n'a vraiment en Europe aucune idée » : ce constat
s'appliquait aux Indes mêmes2.
1. À la recherche de l'Inde dont on fait l'histoire.
En 1947, quelques heures avant la " partition ", M. Jinnah est en position de nommer le nouveau
pays qu'il va diriger. Pourquoi pas India ou (H)industan ? Non, car ces noms lui apparaissent comme
ce qu'ils sont, étrangers et coloniaux ; il préfère le pieux acronyme Pakistan3. Il pense que, pour les
mêmes raisons, Nehru, Gandhi etc. feront de même et choisiront pour leur pays un nom national,
comme Bharat, vieux nom sanskrit d'un clan transformé en nom de pays à la fin du 19e siècle.4 Mais,
surpris et furieux, Jinnah constate que le nom colonial India a été adopté par Nehru et ses amis : il
pense à juste titre que cette annexion du nom annonce celle du passé « indien » auquel le Pakistan
pouvait aussi prétendre légitimement. Alors que le Pakistan a tout pour devenir l'Inde (notamment
le fleuve Indus), India, nom étranger, mais connu en Occident, est dès lors dévolu au pays de
Gandhi. Voilà bien l'ironie et la chance au chevet d'une Inde dont le nom même semble acquis dans
l'urgence et le hasard. Cet épisode oublié montre combien l'histoire de l'Inde risque toujours de
nous échapper : alors que l'Inde d'aujourd'hui prétend à l'antiquité, à l'origine, voire à l'éternité, elle
aurait pu être un autre pays. De nos jours, tout le monde ignore que le nom Inde aurait pu, voire
aurait dû, être adopté par le Pakistan, et les Indiens sont persuadés de l'antiquité de leur Inde. La
confiscation du nom Inde par un des états issus de la partition s'avère lourde de conséquences :
l'Inde annexe le passé indien et le Pakistan est condamné à l'année 0, à un zéro historique ;
aujourd'hui, il n'y a même plus à apprendre aux Pakistanais qu'ils ne sont pas des Indiens; quant à
l'Inde, elle le serait quasi naturellement.
C'est ainsi que l'objet de l'histoire des Indes ou de l'Inde doit constamment et soigneusement être
défini. Il y a à cela de multiples raisons. La première, insuffisamment soulignée, c'est donc que
l'objet Inde n'existe que depuis peu. C'est peut-être quand les insurgés de 1857 proclament Bahadur