« La musique a toujours été essentiellement liée à l`harmonie. La

Jérôme Baillet L'esthétique musicale de Tristan Murail
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« La musique a toujours été essentiellement liée à l’harmonie. La question pour moi ne s’est
jamais posée de savoir s’il fallait revenir à l’harmonie puisque pour moi la musique est harmonie »1.
Par cette déclaration lapidaire, et sans doute consciemment excessive, Tristan Murail dévoile un trait
essentiel de sa musique et de son esthétique. La maîtrise d’harmonies inouïes, purement fréquentielles,
éloignées de tout souvenir tonal, est un des talents immédiatement remarquables, et incontestables, du
compositeur. Cependant il ne faudrait pas voir dans l’harmonie qu’un jeu subtil d’accords agréables :
c’est au contraire pour Murail le germe de toutes les facettes de son écriture. Avant tout, l’harmonie
est son : il s’agit d’une revendication bien connue de la « musique spectrale », selon laquelle on ne
saurait désormais concevoir séparément les notions de timbre et d’harmonie. Mais l’harmonie est
surtout durée, rythme, forme : elle infléchit le temps, lui donne sa courbure ou son orientation, dans
une intime eurythmie. On touche ici peut-être à l’image qu’a pu très tôt se faire Tristan Murail d’une
musique idéale : une fluidité de couleurs sonores insaisissables, une souplesse de gestes esquissés, une
variété d’émotions en demi-teinte. Privilégiant l’ambiguïté des phénomènes et des situations, cette
musique rejette les effets dramatiques ou rhétoriques, les structures trop claires, les enchaînements
trop évidents, les rythmes trop marqués, les figures mélodiques trop nettes. Mais l’impondérable n’est
pas l’inconsistant, et toute l’évolution du style de Tristan Murail, d’une grande continuité, pourrait se
définir par la recherche toujours renouvelée des concepts esthétiques et techniques à même d’apporter
cohérence et fermeté à cet idéal musical.
Les premières œuvres que Tristan Murail compose pendant ses années de formation trahissent
déjà ce désir de formes musicales impalpables. en 1947, Tristan Murail est élève dans la classe
d’Olivier Messiaen au conservatoire de Paris de 1967 à 1971 puis pensionnaire à la Villa Médicis à
Rome de 1971 à 1973. Sa musique prend très vite ses distances par rapport au modèle sériel, alors
dominant, auquel Murail reproche une gestion du discours trop hachée et ponctuelle, des interdits
harmoniques qui conduisent à une certaine neutralité des superpositions, et surtout une méthode de
composition qui dans ses fondements organise la surface perceptible de la musique postérieurement à
une combinatoire de notes. Ses modèles se trouvent parmi les esthétiques qui s’attachent à créer des
mouvements globaux de masse sonore avant d’aborder l’écriture des détails locaux : la musique
électroacoustique dans ses principes, certains aspects de la musique de Iannis Xenakis, l’exemple isolé
de Giacinto Scelsi, et surtout les œuvres de György Ligeti comme Atmosphères ou Lontano. Altitude
8000, en 1970, montre fortement cette dernière influence par l’évolution très continue de sonorités
orchestrales comme « vues d’en haut » et par l’introduction de superpositions harmoniques
délibérément consonantes, quintes, octaves ou accords classés. Les œuvres des années 70-74 veulent
échapper à l’uniformité harmonique d’une grande partie de la musique de l’époque, sans bénéficier
encore de l’emploi de micro-intervalles, encore moins de superpositions spectrales. Aussi ces
musiques peuvent-elles rappeler Messiaen, ou même Ravel, voire utiliser délibérément de sonorités ou
phénomènes musicaux connotés, mais sans contours bien définis : Au-delà du Mur du Son pour
orchestre, L’attente pour sept instrumentistes, deux partitions de 1972, transforment perpétuellement
de telles situations sonores les unes dans les autres, estompant les repères, brouillant les pistes chez
l’auditeur. En 1973, La Dérive des Continents pour alto et orchestre à cordes, et plus encore Les
Nuages de Magellan pour deux ondes Martenot, guitare électrique et percussion, portent à son
paroxysme ce premier style, englobant dans un magma sonore ininterrompu une succession d’objets
sonores fluides et mouvants, n’offrant à l’écoute aucune articulation, aucune évolution franches.
C’est aussi en 1973 que Tristan Murail fonde, avec Michaël Lévinas, Gérard Grisey et Roger
Tessier, le collectif de l’Itinéraire, qui sera pour lui un laboratoire précieux dans les années suivantes,
pour le raffinement et la précision de l’écriture instrumentale, pour l’emploi de matériel électronique
« en temps réel », et plus tard pour la composition assistée par ordinateur.
Sables pour orchestre marque en 1974 une étape importante dans l’évolution du compositeur.
Conçue jusqu’alors comme transformation ininterrompue de multiples figures sonores qui
s’enchaînent les unes dans les autres plus ou moins arbitrairement, la musique de Murail courait le
risque de n’offrir à l’écoute qu’une surabondance de gestes sonores et instrumentaux, ou de s’enliser
dans un perpétuel instantané privé d’évolution formelle convaincante. Sables entend réduire le
déroulement musical au simple parcours des transformations, en atténuant la richesse et la variété des
1 Murail, Tristan, Autoportrait, émission radiophonique, prod. Marc Texier, France Musique, 1993.
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phénomènes sonores : cette volonté d’épure passe par l’allongement et la systématisation des
transformations, et par l’objectivation des repères auditifs.
« Dans Sables, j’ai tenté de gommer au maximum tout ce qui pouvait prêter à ce genre de confusions [une
perception gestuelle de sa musique], laissant les structures à nu. La perception est relative. On ne perçoit
pas des objets absolus mais des relations entre les choses, des différences. Ma musique n’est pas
composée d’objets sonores juxtaposés, de sections successives, mais de changement. C’est le
changement, sa nature, sa vitesse, etc., qui sont composés, et qu’il faut écouter. Il s’agit d’une conception
dynamique de la musique.
Pour mettre en évidence les processus de transformation, j’ai renoncé à tout événement qui aurait pu créer
une équivoque. […]
Le système harmonique utilise les seuls points de référence objectifs et “scientifiques”, qui sont les
résonances naturelles, et le bruit blanc, symbolisé par le cluster. […]
Rythmiquement, on peut rechercher un même principe de base : ce sera la pulsation régulière échelle
humaine, donc pas tout à fait régulière). Mais ceci n’est pratiquement pas employé, toute pulsation
risquant de constituer un événement. […]
Dans Sables, le parti pris non événementiel entraîne qu’il est impossible de distinguer des parties
distinctives. On peut seulement considérer cinq régions séparées par des moments le (les) processus
d’évolution se renverse(nt). »2
Cette présentation de l’œuvre est d’un grand intérêt : elle délivre en 1975 l’essentiel des
principes esthétiques que la musique de Murail réalisera jusqu’au début des années 80. Elle offre
surtout une similitude frappante avec les conceptions contemporaines de Gérard Grisey, que Tristan
Murail côtoie depuis la classe d’Olivier Messiaen. Il est possible que Dérives, première œuvre de
maturité de Grisey composée dans les mêmes années, ait exer une influence déterminante sur
Sables. C’est en tout cas avec ces deux partitions que les esthétiques des deux compositeurs
convergent, et que s’ouvre une période d’une dizaine d’années marquées par des techniques de
composition qu’on a pris l’habitude de désigner par l’expression de « musique spectrale ».
Sables, privilégiant la continuité des évolutions, est organisé par une succession d’un nombre
restreint de processus de transformation, phénomènes beaucoup plus longs et beaucoup plus
dynamiques que les courtes métamorphoses des partitions antérieures de Murail. Ces processus, qui ne
partagent pas encore l’ampleur et le systématisme de ceux qu’on trouve dans rives et Périodes de
Grisey, fonctionnent essentiellement par densification et accumulation progressive de matière sonore,
par passage progressif du son au bruit, et par les mouvements inverses. Certains, plus discontinus,
annoncent les transformations d’objets répétés propres aux œuvres à venir. Tous créent de longues
augmentations ou chutes de tension qui partent ou aboutissent sur des situations d’équilibre sonore que
Murail veut les plus neutres, les plus naturelles possibles : bruit blanc ou spectre harmonique
principalement. Mais l’harmonicité, comme la périodicité, font ici une apparition discrète dans la
musique de Murail alors qu’elles sont déjà prépondérantes et évidentes dans celle de Grisey.
Composée en 1975-1976, Mémoire/Érosion constitue dans l’évolution du style de Tristan
Murail une seconde étape vers l’épure ou même l’ascèse. Après Sables qui a opéré une neutralisation
et une objectivation du matériau sonore, Mémoire/Érosion opère celles des processus de
transformation et du déroulement temporel, en se rapprochant davantage encore des thodes de
composition de Gérard Grisey, confirmées alors dans Partiels (1975). Écrite pour cor solo et petit
ensemble, la partition simule le procédé de « boucle de réinjection », technique de studio
électroacoustique courante à l’époque. Murail en explique le principe :
« Deux magnétophones sont reliés par une boucle de bande magnétique qui court de l’un à l’autre le
premier enregistre les sons injectés, le second, quelques secondes plus tard, les lit et les renvoie au
premier ils se mixent aux nouveaux sons injectés, et ainsi de suite à l’infini. Au bout d’un certain
temps, les sons se déforment, s’érodent, à force d’être copiés, mixés, recopiés. Ce processus sert de
modèle à une partition purement instrumentale. Les sons émis par le cor sont repris, comme en canon, par
tous les instruments successivement, au bout d’un laps de temps qui varie (d’une à trois secondes) au
cours de l’œuvre. »3
2 Murail, Tristan, notice de présentation de Sables, programme du douzième festival international d’art contemporain de
Royan, 1975.
3 Notice de présentation de l’œuvre, in « Tristan Murail par Tristan Murail », ce volume.
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Loin d’être anecdotique, la simulation instrumentale du processus de réinjection s’inscrit dans
l’évolution des techniques d’écriture de Tristan Murail. Elle fournit tout d’abord un cadre
systématique et automatique aux phénomènes d’accumulation et de densification de matière sonore,
ainsi qu’au passage progressif de sons « purs » en sons « bruités ». Elle permet de mieux concevoir
les phénomènes de basculements perceptifs créés par certaines accumulations, et d’affiner les seuils
séparant les différents processus. Elle provoque l’apparition franche dans la musique de Murail des
rythmes périodiques, créés par les répétitions, espacées d’une « boucle », des motifs injectés par le cor.
Elle requiert une finesse et une précision extrêmes de l’écriture instrumentale, nécessaires à la
simulation de phénomènes électroacoustiques, systématisant ainsi l’emploi de modes de jeu
particuliers, de multiphoniques, et surtout de micro-intervalles, quasiment absents jusqu’ici de la
musique de Murail.
Enfin un aspect essentiel de cette partition réside dans la gestion des éléments sonores injectés
par le cor : ne dépendant pas du processus de réinjection, celle-ci est laissée au libre arbitre du
compositeur. Or Murail limite cet arbitraire au minimum : le cor part de phénomènes sonores très
simples, puis les répète et les varie, en suivant ou contrariant pas à pas le processus de réinjection. Le
simple déclenchement automatique de la boucle de réinjection ne suffirait pas à engendrer des
évolutions musicales diversifiées et suffisamment riches : c’est la répétition progressivement variée
des sons injectés qui crée les processus de transformation caractéristiques du déroulement temporel de
l’œuvre.
Le style de Murail adopte ainsi un aspect qu’il refusait délibérément auparavant, la répétition
pendant de longues périodes d’un même objet, qui peut être un son isolé aussi bien qu’un geste
musical plus ample, et qui se transforme peu à peu. Territoires de l’oubli pour piano (1976-1977),
Tellur pour guitare (1977), confirmant la direction prise avec Mémoire/Érosion, seront alors les
œuvres les plus « répétitives » de la production de Murail, ce que favorise la nature non-entretenue des
sons de ces deux instruments.
La boucle de réinjection n’est pas la seule technique de studio dont Tristan Murail s’est inspiré.
Les années 1974-79 sont marquées par le transfert à l’écriture instrumentale de nombreux modèles
électroacoustiques. Parmi ceux-ci, certains sont assez anecdotiques, comme les mouvements de
potentiomètres, les effets de pleurage ou le clic de fin de bande dans Mémoire/Érosion. La plupart sont
fondamentalement liés à l’esthétique de Murail : la simulation du bruit de souffle de la bande, toujours
dans Mémoire/Érosion, s’entend de la même façon que les superpositions bruitées des autres œuvres.
Le phase shifting, qu’on trouvera dans Éthers, est un moyen commode d’animer de l’intérieur un
spectre harmonique statique par nature. La réverbération fait partie intégrante de l’esthétique de
Murail, de son goût pour la continui et l’immersion dans les phénomènes sonores.4 De même l’écho
est un moyen efficace de faire durer les sons ponctuels, et peut être considéré dans Territoires de
l’oubli comme l’analogue technologique de la répétition. Enfin le modèle du modulateur en anneau,
riche de potentialités musicales, se décèle dans trois partitions majeures de cette période, qui comptent
parmi les chefs-d’œuvre du compositeur : Treize Couleurs du Soleil Couchant pour cinq instruments
(1978), Éthers pour six instruments (1978), Les Courants de l’Espace pour Ondes Martenot, dispositif
électronique et petit orchestre (1979).
Un modulateur en anneau crée, à partir de deux fréquences A et B, le son additionnel de
fréquence A + B et le son différentiel de fréquence A B. On peut imaginer de transposer ce principe
simple à l’écriture instrumentale, les sons se génèrent perpétuellement les uns à partir des autres.
Cette méthode a en outre l’avantage pour Tristan Murail d’engendrer des harmonies purement
fréquentielles, c’est-à-dire qui se définissent en dehors de toute échelle de notes, et demandent la
finesse de l’approximation en micro-intervalles. Les Treize Couleurs du Soleil Couchant sont
l’application la plus systématique du procédé : à chaque instant les sons nouveaux sont censés être
déduits des sons précédents. Cependant le compositeur ne laisse pas l’engendrement se dérouler sans
contrôle, mais prend soin d’organiser une courbe globale de hauteurs qui entend évoquer les
4 Ceci n’est pas spécifique à Murail mais à une époque : « Il y a eu changement dans l’écoute, changement conceptuel et
esthétique aussi. L’esthétique nouvelle demande des effets de fondu, de résonance, d’écho. On les trouve dans l’écriture
orchestrale : pensons à Ligeti, à Scelsi, et même à Messiaen, à Boulez. […] L’univers de la réverbération a envahi
l’écriture. » Murail, Tristan, « Écrire avec le live-electronic », La Revue Musicale, n°421-424, 1991, p.98, réédité dans
Vingt-cinq ans de création musicale contemporaine. L’Itinéraire en temps réel, L’Harmattan, 1998.
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différentes luminosités du soleil descendant sur l’horizon.5 Cette œuvre est un magnifique exemple de
la richesse, la variété et la liberté de l’élaboration harmonique des œuvres de Tristan Murail.
Éthers constitue une superbe synthèse du style de cette période, nouant de façon souple les
différentes techniques de composition appliquées parfois plus expérimentalement et systématiquement
dans les œuvres antérieures. Les Courants de l’Espace, sorte d’œuvre jumelle d’Ethers, offre pour la
première fois la confrontation entre un ensemble instrumental et un dispositif électronique « en temps
réel », encore rudimentaire. Enfin en 1980, Gondwana porte à l’orchestre l’évolution stylistique
acquise depuis Sables, mais contient quelques nouveautés qui présagent l’orientation prise
progressivement pendant les années 80 : l’usage de la modulation de fréquence pour l’engendrement
des superpositions de hauteurs annonce un élargissement des méthodes harmoniques, et les ruptures et
ellipses contenues dans certains processus montrent le désir de s’affranchir d’une trop grande linéarité
des progressions.
Les années 74-80 sont marquées par une démarche cohérente d’exploration progressive et
approfondie des diverses méthodes d’écriture propres à cette première période de maturité. Les années
80 sont au contraire des années de recherche plus erratique, Murail, comme Grisey à la même
époque, ouvre différentes voies susceptibles de renouveler son style. Elles sont aussi une période de
reconnaissance et de diffusion des concepts de la « musique spectrale », en particulier par
l’enseignement et les écrits théoriques.
Invité à enseigner à Darmstadt en 1980, Tristan Murail rédige « La révolution des sons
complexes »6, dévoilant de manière claire et technique quelques outils de composition, prônant comme
véritable révolution du XXe siècle la découverte et l’exploration des nouveaux mondes sonores, mais
ne mesurant pas encore le profond changement de conception du temps musical opéré par sa musique
et celle de Grisey.
Toujours en 1980, les compositeurs de l’Itinéraire participent à un stage d’informatique
musicale à l’Ircam, qui a eu un impact décisif sur l’évolution de la musique de Murail. Pionnier et
instigateur de la composition assistée par ordinateur, Murail s’en est d’abord servi pour le calcul des
fréquences des superpositions harmoniques, travail sinon long et fastidieux. « Spectres et lutins »7,
article écrit à l’occasion du passage de l’Itinéraire à Darmstadt, rend compte de cette orientation, par
une présentation beaucoup plus rationnelle et scientifique de l’engendrement des spectres, considérés
comme des fonctions mathématiques.
Commande de l’Ircam, Désintégrations (1982-83) ne remet pas fondamentalement en cause les
principes de composition des partitions antérieures, même si apparaît en filigrane un souci nouveau de
rapidité des flux sonores et de réminiscences formelles. Écrite pour dix-sept instruments et bande
magnétique, l’œuvre est en outre la première expérience chez Murail d’une superposition de sons
instrumentaux et de sons de synthèse, recherchant non l’opposition des deux sonorités, mais une
ambiguïté de leur relation qui est considérée depuis comme un des grands talents du compositeur.
L’engendrement de plus en plus rationnel des harmonies et l’élargissement de la notion de spectre à
l’ensemble des structures fréquentielles permettent de calculer de façon identique les sons de synthèse
et les notes confiées aux instruments, garantissant la subtilité de leur mariage.
Deux partitions d’orchestre composées en 1985, Time and Again puis Sillages, sont les moins
d’une période de transition Tristan Murail tente de dépasser la linéari et la prévisibilité du
déroulement temporel de sa musique. L’inflexibilité impérieuse des processus de transformation est
devenue une gêne dans un discours sonore que Murail voudrait plus fluide et volubile. Alternances,
accélérations, raccourcis, ellipses, inserts, voire rétrogradations formelles sont autant de moyens,
provisoires pour certains, de renouveler la perception du temps musical.
Un autre symptôme de cette période transitoire peut être vu dans la volonté qu’a Tristan Murail
d’élargir sa palette à d’autres univers que la musique purement instrumentale, exclusive dans son
catalogue jusqu’ici. Désintégrations, on l’a vu, fait appel à l’électroacoustique et aux sons de
synthèse. Composé de 1984 à 1987, Random Access Memory est un vaste cycle de plus d’une heure,
5 La même année, Gérard Grisey compose Sortie vers la lumière du jour, dont la forme globale se calque sur la course du
soleil dans une journée, et qui utilise aussi la simulation de modulateur en anneau.
6 « La révolution des sons complexes », Darmstädter Beitrage zur Neuen Musik, XVIII, 1980, Mainz, Schott, p.77-92.
7 « Spectres et lutins », Darmstädter Beitrage zur Neuen Musik, XIX, p. 24-34, réédité dans La Revue Musicale, n°421-424,
1991, pp.309-322, puis dans Vingt-cinq ans de création musicale contemporaine. L’Itinéraire en temps réel, L’Harmattan,
1998.
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qui prévoit un spectacle lumineux et « ressemble parfois à une Rock-Messe »8. Autre grande fresque,
Les Sept Paroles du Christ en Croix tentent d’intégrer la voix, sous forme de chœur, à un style par
nature peu propice au déploiement de lignes mélodiques, encore moins aux effets rhétoriques ou
pathétiques. Le choix d’un chœur plutôt qu’une voix soliste permet de concevoir des effets de masse,
mais l’intrusion de la voix dans la musique de Murail reste une expérience assez marginale dans son
parcours.9
Comme pour clore cette période, le texte « Questions de cible »10, écrit théorique le plus
imposant du compositeur, est l’occasion pour Tristan Murail de dissiper certains malentendus
concernant la « musique spectrale » dont l’expression commence à se propager non sans confusion11.
En particulier les conceptions dynamiques et temporelles de Murail sont plus nettement exprimées
qu’auparavant. Il est ici opportun de s’arrêter un instant sur les principes formels de la musique de
Murail, ce qui permettra de mieux saisir le cheminement du compositeur à la fin des années 80.
Dans « Questions de cible », Tristan Murail décrit ainsi la nature temporelle de sa musique :
« L’exploration des hiérarchies fait apparaître ce que je nommerai la “vectorisation” du discours musical,
ce qui signifie que tout processus est orienté et possède un sens, sinon une signification, que l’auditeur
sent bien qu’on l’emmène quelque part, et qu’il y a un pilote dans l’avion. Cette vectorisation,
inévitablement, crée des sensations de tension et de détente, de progression ou de stagnation, joue sur le
confort de l’attendu et le plaisir de la surprise, sur les phénomènes de seuil, ou de retournement de
tendance insidieux, crée le dynamisme du discours en un mot, ce qui, au-delà des modes d’écritures et des
modes tout court, au-delà des révolutions de surface et des polémiques stériles, en appelle directement
aux catégories mentales de l’auditeur occidental. »12
À un temps fondamentalement statique, caractéristique de la musique des années 50 et 60, les
premières œuvres de maturité de Murail et Grisey, à partir de Dérives, opposent une temporalité
dynamique et irréversible, ceci par le moyen des processus de transformation13. Même s’il prône la
plénitude sonore et la continuité des phénomènes, Tristan Murail ne cherche pas à contrarier
l’orientation temporelle propre à la culture occidentale, que les esthétiques post-tonales avaient plus ou
moins reniée : « Bien que j’aie été tenté par le concept, je crois illusoires les tentatives d’aligner notre
temps musical sur celui des indous ou des javanais. Les notions de musique dynamique, de temps
mobile, etc., sont trop profondément ancrées dans notre culture pour être balayées par l’œuvre d’un
seul. »14
Soucieuses d’organiser des évolutions temporelles perceptibles, les formes musicales des années
70 privilégient la prévisibilité et la linéarité des transformations, au détriment de la rapidité du
discours. Cette période correspond à l’épanouissement de l’esthétique de Gérard Grisey, naturellement
porté vers le systématisme des processus formels et la lenteur du déroulement. Pour Tristan Murail,
davantage enclin à l’ambiguïté et la fugacité des phénomènes sonores, cette période a sans doute été
plus astreignante, étape nécessaire à l’acquisition des principes d’écriture à la base de son style et
qui a engendré néanmoins de grands chefs-d’œuvre. En revanche, l’évolution vers la rapidité et
l’articulation prise à partir des années 80 sera assez spontanée chez Murail, plus laborieuse et
artificielle chez Grisey. C’est à ce moment que leurs parcours divergeront.
Les œuvres composées par Tristan Murail de 1974 à 1980 procèdent selon des montées et
chutes de tension longues et continues, générées par la densité du matériau sonore, l’intensité,
l’ambitus fréquentiel, la vitesse et le rythme de succession des phénomènes. Cette évolution
tensionnelle peut être représentée par une courbe, considérée comme une enveloppe englobant la
succession des processus de transformation. On observe alors que ces œuvres obéissent pour la grande
majorité à l’archétype suivant :
8 Murail, Tristan, notice de présentation de l’œuvre, programme des treizièmes rencontres internationales de musique
contemporaine de Metz, 1984.
9 Expérience renouvelée une seule fois depuis, dans …amaris et dulcibus aquis… (1994).
10 « Questions de cible », Entretemps, n°8, septembre 89, p.147-172.
11 « On qualifie généralement la musique que nous faisons de “spectrale”. Ni Gérard Grisey ni moi-même ne sommes
responsables de cette appellation qui nous paraît fortement réductrice. », ibid. p.147.
12 ibid. p. 157.
13 Baillet, Jérôme, « Flèche du temps et processus dans les musiques après 1965 », Les écritures du temps, Ircam
L’Harmattan, à paraître.
14 « Questions de cible », op. cit. p.148. Grisey a lui aussi souvent revendiqué la nature « occidentale » de son temps musical.
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