Philosoph’île 2000-2001
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La nature dans la philosophie critique de Kant
Bernard Vandewalle1
Introduction
Les premiers écrits de Kant portent sur la connaissance de la nature, ainsi de l’Histoire
générale de la nature et théorie du ciel. Kant cherche dans cet ouvrage « à développer la
constitution de l’univers à partir de l’état le plus simple de la nature, par les seules lois
mécaniques »2. Il s’agit pour lui d’expliquer la constitution systématique de l’univers par le
jeu mécanique des forces d’attraction et de répulsion. On parle ainsi d’une hypothèse Kant-
Laplace sur la formation du monde3. Cet ouvrage pré-critique évoque sans cesse le plaisir que
prodigue la contemplation de l’ordre et de l’harmonie du monde. Kant parle du plaisir que
suscite la vue du ciel étoilé, idée promise à un bel avenir, et des concepts suscités par le
spectacle de la nature, concepts non encore éclos que l’on sent mais que l’on ne peut décrire.
On trouve ici une préfiguration du mouvement sublime de l’imagination et de son impossible
cristallisation conceptuelle (le sentiment esthétique est bien sans concept). La nature se prête
à une véritable expérience esthétique que l’on ne peut décrire. Mais le concept de nature
n’accède à un statut proprement critique qu’avec la Critique de la raison pure et plus
précisément les “Analogies de l’expérience” dans l’“Analytique des principes”. On y trouve
la grande définition critique de la nature comme « l’existence des choses en tant que
1 Professeur agrégé et docteur en philosophie, Bernard Vandewalle enseigne à l’IUFM de Saint Denis de La
Réunion.
2 Histoire générale de la nature et théorie du ciel, t.1, p. 51. Les références sont données dans l'édition des
Œuvres philosophiques de la Pléiade en trois volumes, sous la direction de Ferdinand Alquié, NRF,
Gallimard, 1980-1986, notées CRPure pour la Critique de la raison pure et CFJ pour la Critique de la faculté
de juger.
3 Voir Adickes, Kant als Naturforscher, Berlin, 1925.
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déterminée suivant des lois universelles »1. Le concept de nature prend sens du point de vue
des grands intérêts de la raison humaine. C’est dire qu’il n’y a pas de philosophie de la nature
à proprement parler comme dans l’œuvre d’un Schelling. C’est bien plutôt une philosophie de
l’esprit qui est en jeu ici. La révolution copernicienne en philosophie a pour effet de rapporter
la nature comme ensemble de phénomènes à ses conditions de possibilité transcendantales,
donc à un a priori en l’esprit. Le fil conducteur de ce cours consiste à montrer l’impossibilité
pour une philosophie critique de constituer une philosophie de la nature comme telle, sauf à
tomber dans l’apparence transcendantale. Du point de vue de l’intérêt théorique, la nature
comme ensemble de règles et de lois causalement instruites renvoie, comme à sa condition de
possibilité, au travail catégorial de l’entendement. Le concept de nature devient idée si l’on
recherche l’unité inconditionnée des phénomènes externes dans la totalité du monde. S’ouvre
alors l’apparence transcendantale propre à l’antinomie cosmologique. Ce n’est que du point
de vue d’un intellect régulateur qu’une approche proprement critique de l’unité des lois de la
nature est possible qui ne tombe pas dans la subreption transcendantale. Pour l’intérêt
pratique, la nature n’a de sens que d’être confrontée à l’exigence inconditionnée de liberté
propre à la raison. Le problème pratique est celui d’un dépassement de la nature en nous
comme ensemble de désirs et de besoins pathologiques. Le désintérêt esthétique enfin rend
possible une expérience inédite de la nature dans la contemplation esthétique de ses belles
formes. Il devient alors possible pour une faculté de juger de rapporter le domaine théorique
de la nature au domaine pratique de la liberté. Seul un « terrain » esthétique peut permettre
une telle mise en relation de deux domaines. A cette fonction critique d’unification des
différents territoires de la critique il faut ajouter une fonction archéologique, celle qui permet
de surprendre la naissance de l’esprit confronté à la toute puissance de la nature (le sentiment
du sublime comme le foyer originaire de toute critique) et ce faisant d’interdire la constitution
subreptice d’une philosophie de la nature dogmatiquement constituée.
I. La connaissance de la nature
Il s’agit ici de ce que nous pouvons connaître de la nature et non de ce que nous
pouvons en penser, en somme du concept de la nature et non de son idée. Qu’est-ce que la
nature ? Dans un sens purement formel, elle désigne « le principe premier et intérieur de tout
ce qui appartient à l’existence d’une chose »2, ou encore « la connexion des déterminations
d’une chose suivant un principe interne de causalité »3. On parlera en ce sens de la nature du
feu. Mais il s’agit aussi, en un deuxième sens, de l’ensemble des phénomènes, plus
exactement de « l’unité synthétique du divers des phénomènes suivant des règles »4. La
nature, d’un point de vue physique, est le règne des causes et des lois (« le mot nature
implique déjà le concept de lois »5). Tout y est donc déterminé.
Cela ne préjuge pas, bien entendu, de l’existence de la liberté sur un autre plan qui est
celui de la chose en soi. Car le fondement supra-sensible de la nature est, lui, inconnaissable.
Comme ensemble de phénomènes, la nature, en effet, est l’objet de toute expérience possible,
soit la totalité du schématisable. « Considérée materialiter, la nature est la somme de tous les
1 Prolégomènes, t.2, p. 65.
2 Premiers principes, t.2, p. 363.
3 CRPure, t.1, p. 1079.
4 Ibid., t.1, p. 1426.
5 Premiers principes métaphysiques, t.2, p. 365. La préface des Premiers principes est essentielle pour une
analyse du concept dans la pensée critique.
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objets de l’expérience »1. On peut ainsi identifier la nature à l’objet X. La question
proprement critique est celle des limites d’une telle connaissance : qu’est-ce qui peut se
connaître de la nature sans outrepasser les limites de l’expérience possible ? Par nature, on ne
peut ainsi désigner l’existence des choses en soi2. La nature est bien l’ensemble de tous les
objets d’une expérience possible3 ou encore l’objet total de toute expérience possible. Elle
comprend en ce sens le monde externe et le monde interne, les objets des sens externes et les
objets du sens interne. De sorte qu’il y aura deux théories de la nature possible, une théorie
des corps (la nature étendue) et une théorie de l’âme4.
La nature est ainsi une connexion réglée de phénomènes formant unité. Il ne s’agit pas
ici d’une réalité en soi, puisque la légalité de la nature provient de l’activité de l’entendement.
La nature ne renvoie donc pas à un ordre extérieur au sujet, mais au contraire à ce qui est
constitué par le sujet même, à partir du moment où il est affecté par un divers sensible. « Je
n’entends pas ici les règles pour l’observation d’une nature qui est déjà donnée » dit Kant5.
« La législation suprême de la nature doit résider en nous-mêmes »6. Car « l’entendement ne
puise pas ses lois (a priori) dans la nature, mais les lui prescrit »7. C’est ce qui explique que,
sur le plan de l’expérimentation scientifique, il s’agit toujours de « forcer la nature » à
répondre à de bonnes questions, où l’on voit, à l’exemple de Stahl, de Galilée ou de Toricelli,
la raison « prendre les devants ». Le scientifique n’est pas un écolier instruit par un maître,
mais un juge qui oblige les témoins à répondre8. Les expériences seront ainsi conçues d’après
ces principes législateurs de la nature. La raison instruit dans la nature ce qu’elle doit en
apprendre, car nous ne connaissons a priori des choses que ce que nous y mettons nous-
mêmes.
La question est bien ici transcendantale, celle des conditions de possibilité d’une
expérience ou d’une connaissance de la nature, comme en témoignent les Prolégomènes :
« Comment la science pure de la nature est-elle possible ? »9. Il faut remonter alors du fait de
l’existence d’une physique newtonienne à ses conditions de possibilité : « C’est donc nous-
mêmes qui introduisons l’ordre et la régularité dans les phénomènes que nous nommons
nature, et nous ne pourrions les trouver, s’ils n’avaient été mis originairement par nous ou par
la nature de notre esprit. En effet, cette unité de la nature doit être une unité nécessaire, c’est-
à-dire certaine a priori, de la liaison des phénomènes »10. La nature, comme ensemble réglé
de phénomènes, suppose ainsi l’activité d’un sujet transcendantal, plus exactement l’activité
de l’unité originellement synthétique de l’aperception. « Mais la nature, comme objet de la
connaissance dans une expérience, avec tout ce qu’elle peut contenir, n’est possible que dans
l’unité de l’aperception. Or, l’unité de l’aperception est le principe transcendantal de la
conformité nécessaire de tous les phénomènes à des lois dans une expérience. Cette même
unité de l’aperception par rapport à un divers de représentations (il s’agit de la déterminer à
partir d’une seule) est la règle, et la faculté de ces règles est l’entendement »11. Or la règle, en
1 Prolégomènes, t.2, p. 67.
2 Ibid., t.2, p. 65.
3Ibid., t.2, p. 68.
4 Premiers principes métaphysiques d’une science de la nature, t2, pp. 363-364 .
5 Prolégomènes, t.2, p. 69.
6 Ibid., t.2, p. 96.
7 Ibid., t.2, p. 97.
8 Préface de la Critique de la raison pure, t.1, pp. 737-739.
9 Prolégomènes, t.2, p. 47.
10 Ibid., t.1, pp. 1424-1425.
11 Ibid., t.1, p. 1426.
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tant qu’elle est objective, est la loi. La loi peut se définir comme un principe « de la nécessité
de ce qui appartient à l’existence d’une chose »1.
L’entendement joue donc ici un rôle essentiel, comme la raison sur le plan d’une
législation pratique. « L’entendement n’est donc pas simplement une faculté de se faire des
règles par comparaison des phénomènes ; il est lui-même la législation pour la nature ;
autrement dit, sans entendement, il n’y aurait nulle part de nature, c’est-à-dire d’unité
synthétique du divers des phénomènes suivant des règles »2. L’entendement, comme faculté
des règles, est législateur pour la nature ; il est « la source des lois de la nature, et par
conséquent de l’unité formelle de la nature ». Ainsi, comme matière, la nature est l’ensemble
de tous les phénomènes. Comme forme, elle est conformité des phénomènes à la loi. « Par
nature (dans le sens empirique), nous entendons l’enchaînement des phénomènes, quant à leur
existence, d’après des règles nécessaires, c’est-à-dire d’après les lois »3. La nature est un
domaine, au sens précis du territoire où s’exerce une législation, celle de l’entendement. Ce
n’est donc pas un champ où l’on dépasserait l’expérience possible dans ce qui formerait alors
une hyper-physique. Les Prolégomènes renvoient la possibilité d’une nature, au sens matériel,
à l’intuition et au sens formel, à la constitution même de notre entendement4.
L’étude transcendantale de cette connexion réglée des phénomènes qui fait la nature se
trouve dans les analogies de l’expérience de la Critique de la raison pure. Il faut introduire ici
la notion de principe de l’entendement pur. Les principes sont les conditions de l’expérience
scientifique, donc de l’application des catégories à une objectivité. Ils sont nécessaires et
universels. Ils correspondent aux lois suprêmes de la nature qui conditionnent les lois
particulières de la nature et en dernier ressort la possibilité d’une succession réglée de
phénomènes. Ils distinguent ainsi l’expérience objective et le vécu subjectif.
Le premier principe est celui d’une liaison nécessaire en une seule conscience de soi-
même de toute conscience empirique. Ainsi, tout divers doit être soumis aux conditions
formelles de l’espace et du temps, ainsi qu’aux conditions de l’unité originellement
synthétique de l’aperception. Le principe suprême de tous les jugements synthétiques est que
« tout objet [tout phénomène naturel] est soumis aux conditions nécessaires de l’unité
synthétique du divers de l’intuition dans une expérience possible »5. De sorte que l’expérience
donne le cas de la règle et l’entendement, la règle pure.
L’application des catégories à l’expérience possible passe par des principes
mathématiques ou par des principes dynamiques. Les principes mathématiques renvoient à
l’intuition en ses conditions de possibilité, les principes dynamiques à l’existence d’un
phénomène en général. Les principes règlent ainsi l’usage objectif des catégories. Les deux
premiers principes donnent une certitude intuitive dans les axiomes de l’intuition ou les
anticipations de la perception. Les deux derniers, une certitude discursive dans les analogies
de l’expérience et les postulats de la pensée empirique. L’analytique des principes est donc le
lieu transcendantal précis où le concept de nature, comme connaissance possible, est ramené à
ses conditions de possibilité. Les principes, en effet, sont les règles de l’usage objectif des
catégories. Le principe de l’entendement pur gouverne ainsi l’instruction des lois de la nature
en leurs conditions de possibilité. Un principe est une règle qui ne peut être dérivée d’une
autre règle.
Le principe vaut pour un divers phénoménal particulier et donc pour une intuition au
sein de l’expérience possible et non pour des choses en général ou en soi. Il faut ainsi
1 Premiers principes métaphysiques, t.2, p. 366.
2 Ibid., t.1, pp. 1425-1426.
3 Ibid., t.1, p. 946.
4 Prolégomènes, t.2, pp. 94-95.
5 Prolégomènes., t.1, p. 898.
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distinguer un usage empirique et un usage transcendant des principes. Le principe est bien
synthèse des intuitions empiriques, principe d’explication des phénomènes. Les lois de la
nature sont ainsi les principes de l’expérience possible. Il faut parler alors d’une « science de
la nature proprement universelle et pure » comme un « système physiologique », « autrement
dit un système de la nature, qui précède toute connaissance empirique de celle-ci, [et] fait que
celle-ci devienne possible »1.
La préface des Premiers principes renvoie la possibilité d’une science de la nature à la
nécessité première d’une métaphysique de la nature traitant des lois qui rendent possible le
concept d’une nature en général2. Les Prolégomènes parlent d’une science pure de la nature
comme propédeutique de toute théorie de la nature (principes philosophiques, mathématiques
et discursifs d’une connaissance pure de la nature) qui précède la physique fondée, elle, sur
des principes empiriques3. Le fil conducteur sera ici la table des catégories, comme ensemble
des concepts purs susceptibles de porter sur la nature des choses. Quantité, qualité, relation et
modalité permettent de rassembler toutes les déterminations du concept de matière en
général4.
Les principes mathématiques gouvernent la constitution de l’intuition comme grandeur
extensive dans les axiomes de l’intuition et grandeur intensive dans les anticipations de la
perception, donc la possibilité d’une physique mathématique. La synthèse successive du
divers de partie à partie est composition de l’homogène que l’on peut penser comme une
grandeur. La conscience du divers homogène est le concept de grandeur même. L’intuition est
donc grandeur extensive dans l’application des catégories de quantité au divers sensible.
Par ailleurs, l’intuition possède une grandeur intensive, c’est-à-dire un degré, comme
le montrent les anticipations de la perception. Le réel, comme objet de la sensation, possède
un degré, c’est précisément ce que l’entendement peut anticiper. Il y a bien un continuum de
la sensation qui peut décroître de la réalité d’une perception ou d’une sensation donnée à zéro
d’intuition, avec tous les degrés intermédiaires possibles. C’est ce qui permet l’application
des catégories de qualité au divers phénoménal.
L’axiome de l’intuition est la première application de la mathématisation à la science
de la nature (le phénomène comme grandeur), l’anticipation de la perception, la seconde (le
phénomène comme degré). La mathématisation est le critère de scientificité d’une théorie de
la nature : « j’affirme que, dans toute théorie particulière de la nature, on ne peut trouver de
science à proprement parler que dans l’exacte mesure où il peut s’y trouver de la
mathématique »5. Ainsi, la chimie ne peut prétendre échapper à un statut purement empirique
qu’en incluant la construction mathématique d’un concept rendant compte des actions
chimiques des matières les unes sur les autres. De même, c’est ce qui explique pour Kant le
fait que la psychologie ne puisse devenir une théorie mathématique rigoureuse du sens
interne. Les phénomènes du sens interne, en effet, ne sont pas mathématisables. Il y a donc
toute une partie de la théorie de la nature qui n’est pas scientifique, d’où la substitution à cette
science du sens interne (psychologie scientifique) introuvable d’une anthropologie de
l’homme comme phénomène externe.
Les principes dynamiques sont ainsi les lois naturelles mêmes. Le problème de Kant,
suite à son réveil dogmatique, est bien celui de Hume, mais monnayé sous des espèces
transcendantales et critiques. Hume constate empiriquement le travail associatif de
l’imagination selon la contiguïté, la relation de cause à effet et la connexion par ressemblance.
1 Ibid., t.2, pp. 79-80.
2 Premiers principes, t.2, p. 366.
3 Ibid., t.2, p. 66.
4 Ibid., t.2, pp. 371-373.
5 Premiers principes, t.2, p. 367.
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