Le sport de haut niveau : le dilemme du bien et du mal, du bon et du

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Le sport de haut niveau : le dilemme du bien et du mal,
du bon et du mauvais
Dugas Eric
Maître de Conférence-HDR, UFR-STAPS, Université Paris Descartes
GEPECS axe 4, EA 3625
Introduction
Dans notre société, il existe un foisonnement de formes sociales de pratiques physiques. Il
s’étire des activités inorganisées et libres de loisir jusqu’aux activités formelles et
institutionnalisées du sport. Si bien que le jogging de loisir du dimanche matin ne peut être
comparé avec l’entraînement du marathon. Le processus de sportification des activités
physiques ludiques place en pleine lumière une forme particulière de pratiques physiques :
celle du sport de haut niveau. En façade, c’est la forme sociale formelle la plus spectaculaire
et la plus médiatisée, celle qui est l’objet de convoitises et de rêves ; on s’identifie alors
aisément au champion (Ehrenberg, 1991). De surcroît, et au désespoir de certains, un Zidane
est actuellement plus connu et médiatisé qu’un prix Nobel de médecine.
Cette vision pare le sport de toutes les vertus : on partage ainsi volontiers l'idée selon
laquelle la pratique du sport contribue au bien être de l'individu ou qu'elle engendre un effet
cathartique, pacificateur et socialisant aussi bien dans l’univers du loisir que dans celui de
l’éducation (Elias et Dunning, 1986 ; Siedentop, 1994). Sa solide et durable implantation
dans le temps et l’espace social sublime les traits d’une société fondée sur la méritocratie et
l’individualisme : des termes tels que compétition, concurrence et performance sont en
adéquation avec une société qui exalte les « gagnants ». Cette volonté d’en découdre avec
l’autre, de vaincre à tout prix peut contribuer à façonner un individu en consonance avec les
normes et valeurs de la société actuelle (Collard, 2004 ; Dugas, 2008a).
Mais cette attitude peut tout aussi bien basculée dans une spirale moins salutaire ; toute
médaille, même olympique, a son revers. Le corps d’un compétiteur de haut niveau est mis à
rude épreuve pour atteindre de hautes performances, battre l’autre et/ou des records. Dès
lors, le sport de haut niveau n’échappe pas à une vision plus obscure de cette pratique
sociale. Certains n’hésitent pas à déclarer que le sportif moderne est un mutant dans le sens
le « meilleur athlète est celui qui dépasse les limites de l’humanité, qui les fait exploser. »
(Redeker, 2008, 21) ; pour cet auteur, on assiste alors à une véritable « déshumanisation »
du sportif.
C’est dans le sport de haut niveau que le sportif prend sa pleine mesure et parfois sa pleine
démesure (le dopage sportif). Selon le type de rapport dynamique qu’entretient le sportif
avec le contexte d’action dans lequel il évolue, la tentation est grande d’avoir recours à des
produits dopants illicites pour gagner. Le « robocop » des temps modernes est-il devenu une
machine à gagner qui calcule froidement et rationnellement le rapport entre le bénéfice
escompté et le risque encouru pour tirer le meilleur profit de la situation ? Dès lors, Qu’est-
ce qui fait qu’un sportif respecte ou non les règles du contrat ludosportif ?
La question ne devrait pourtant pas être posée tant les règles sont claires au plus haut
niveau de l’institution et de l’éthique sportive : le Comité des Ministres
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, en vertu de l'Article
15.b du Statut du Conseil de l'Europe (2001), prône que « qui joue loyalement est toujours
gagnant (fair play, the Winning Way)». Les deux premiers objectifs sont éloquents :
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« 1. Le Code d'éthique sportive part du principe que les considérations éthiques à l'origine du
fair-play ne sont pas un élément facultatif mais quelque chose d'essentiel à toute activité
sportive, toute politique et toute gestion dans le domaine du sport et qu'elles s'appliquent à
tous les niveaux de compétence et d'engagement de l'activité sportive, et aussi bien aux
activités récréatives qu'au sport de compétition.
2. Le Code fournit un solide cadre éthique pour lutter contre les pressions exercées par la
société moderne, pressions qui s'avèrent menaçantes pour les fondements traditionnels du
sport; ceux-ci reposent sur le fair-play, l'esprit sportif et le mouvement bénévole. »
Alors, ces injonctions sont-elles suivies des faits ? Malgré les contraintes et les pressions
extérieures qui pèsent sur les épaules du sportif, faut-il pour autant entièrement
l’innocenter ?
I. L’aura du sportif au-delà de tout soupçon
Les résultats d’une cente enquête (2008) que nous avons menée auprès de 100 sportifs
(étudiants en sport) et 100 non sportifs semblent largement disculper le sportif. Il s’agissait
de questionner les répondants sur les « estimés » responsables du dopage sportif en
comparant deux procédures distinctes : la procédure de Condorcet (choix binaire) et la
procédure de Borda (classement par un ordre total, sur une échelle). A l’aide de ces deux
techniques, les 200 répondants devaient classer 5 facteurs susceptibles de favoriser le
recours à des produits dopants dans le sport de haut niveau. L’un d’entre eux, dénommé
« sport pratiqué », concerne la logique interne de l’activité sportive (c’est-à-dire les systèmes
de contraintes et de possibilités dépendants des règles et liés à l’environnement physique, à
autrui, aux objets, au système des scores) et les 4 autres, la logique externe du sport (sport
business, le sportif, le calendrier du sportif, les dirigeants).
Globalement, il existe une convergence vers un classement similaire quels que soient les
groupes de répondants et la procédure utilisée. Les classements obtenus rangent ainsi les
catégories responsables du dopage sportif par ordre décroissant comme tel : Sport Business
/ Dirigeants /Calendrier / Sportif / Sport pratiqué (seuls les répondants non sportifs, avec la
procédure Borda, placent les sportifs à la dernière et le sport pratiqué à l’avant-dernière).
Les ordinations majoritaires obtenues sont très proches quelles que soient les procédures.
Ainsi, retrouve-t-on aux trois premières places, trois catégories faisant partie de la logique
organisationnelle du dopage sportif. La première place est attribuée très nettement au sport
business. Ce critère dépasse tous les autres en recueillant quasiment plus de 80% des voix à
chaque choix binaire. De manière résumée, les différentes procédures utilisées au cours de
notre enquête sur le dopage aboutissent à une opinion majoritaire qui laisse peu de doute
sur les préférences des sportifs et des non-sportifs enquêtés. Nous avons observé une
convergence globale étonnante des résultats entre les sportifs et les non-sportifs, les
hommes et les femmes. La cause perçue du dopage est de façon significative l'institution
sportive (organisation matérielle et humaine). Autrement dit, les résultats majorent la
logique externe et minorent la logique interne.
Dans le cadre de notre enquête, la croyance collective plaide en faveur d'une forme sociale
de pratiques physiques au-dessus de tout soupçon. Les sportifs aussi néficient depuis plus
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d'un siècle d'une image semble-t-il inaltérable de pureté, d'effort, de morale, d'utilité
hygiénique et
de bien-être physique (During, 1981). Pourtant, les affrontements sportifs privilégient
généralement les duels à «somme nulle» ou strictement compétitifs dans les oppositions
entre
deux adversaires (Parlebas, 1986). En théorie des jeux, on définit ces duels par le fait que
les gains des vainqueurs et les pertes des battus s'annulent (+1 - 1 = 0), comme les jeux
sportifs tels que les duels entre individus (jeux de combat et jeux raquettes) ou inter-équipes
(sports collectifs, etc.).
Dans ce contexte compétitif, le sportif, même écrasé par le poids de forces externes, peut
aussi être considéré comme une pièce maîtresse du système sportif pouvant freiner ce
dopage galopant car dans ce jeu entre les acteurs et le système, le sportif possède une
marge de liberté quant à ses choix, ses actions et ses interactions motrices. « C’est donc
l’homme lui-même qui doit porter la responsabilité première du changement » (Crozier &
Friedberg E., 1977, 448). s lors, nous entrons de plain-pied dans la sphère de la morale et
surtout de l’éthique sportive.
II.
L’éthique du sportif face au dopage : un sacré dilemme
Il est courant de confondre les termes « morale » et « éthique » tant les deux définitions se
renvoient l’une à l’autre. Même d’un point de vue étymologique, la confusion reste totale
puisque l’éthique venant du grec ethos et la morale venant du latin mos ou mores signifient
sans distinction les mœurs et les façons de vivre et d’agir.
Pourtant, comme le précise le philosophe A. Comte-Sponville (2005) il existe bien deux
réalités différentes dont il s’empare (en s’appuyant sur les travaux de Deleuze et Conche)
pour en faire une distinction sur le plan conceptuel. Si bien que la morale commande, par
obéissance, ce que l’on doit faire, ce qui est bien ou mal ; alors que l’éthique recommande
d’adapter nos conduites, avec raison, sur ce qui est bon ou mauvais. La morale est alors un
discours normatif et impératif qui répond à la question « qu’est-ce que je dois faire ? », et
l’éthique est un discours normatif mais qui prône plutôt des conseils, des impératifs
hypothétiques (selon Kant), qui répondent à la question « comment dois-je vivre ? ».
Pour notre cadre d’étude, ces conseils de type éthique, soumis à une condition, pourraient -
en suivant de façon analogue la pensée de Comte-Sponville - , prendre la forme suivante :
« si tu veux que tes concurrents soient loyaux avec toi en ne se dopant pas, soit loyal avec
eux en faisant de même ». Quant à la morale, elle imposerait d’être loyal avec autrui en
commandant de ne pas se doper.
1. Quand le sportif oscille entre le bon et le mauvais
Dans cette perspective, l’éthique sportive recommanderait de s’interroger sur les valeurs
relatives qu’il faille prôner vis-à-vis du sportif lui-même et des autres ? Autrement dit,
comment vivre en harmonie avec soi et les autres dans une situation sportive fondée sur
l’égalité de chance au départ pour accepter in fine l’inégalité à l’arrivée ?
Cruel dilemme que l’éthique sportive ! Car lorsque l’on se dope, c’est à ses yeux mais aussi
aux yeux des autres (A. Kahn, janvier 2008, conférence à l’Ufrstaps de Paris Descartes).
Toute activité humaine repose sur l’incorporation de règles et de normes qui produisent des
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enjeux individuels et collectifs. Si le dopage sportif est considéré rationnellement comme un
mal selon la morale, l’éthique nous interroge de façon relativiste sur nos choix et nos désirs.
Or, selon leur parcours de vie et leur vécu de pratiquant de haut niveau, les sportifs vont
osciller entre ce qui est bon ou mauvais selon les « bénéfices » escomptés, c’est-à-dire selon
la manière dont ils envisagent de vivre : ils peuvent se doper en optant pour une vie courte
mais glorieuse, comme jadis, aux jeux du cirque, les gladiateurs mettaient leur vie en danger
en toute connaissance de cause (kahn, op.cit.). Ou bien, ce qui est bon ou mauvais pour un
sportif dépend aussi de l’interdépendance avec l’autre (principe de réciprocité) dont les
choix et le regard sur moi influencent mes propres désirs. En situation d’interaction
ludosportive, le dopage profite-t-il au sportif dopé ? Dit autrement, est-ce que le crime paie?
La distinction du bon et du mauvais se pose alors dans l’issue de l’interaction circulaire
entre les pratiquants et les enjeux d’un tel choix (se doper ou non) fixé par les institutions
sportives.
2. Le dilemme des prisonniers
Dans le contexte du sport de haut niveau, le choix de se doper constitue un véritable
« dilemme des prisonniers », cher à la théorie des jeux fondée, de manière très
mathématisée, par J. Von Neumann et O. Morgenstern (1967). Expliquons le jeu du dilemme
du prisonnier : la police interpelle deux suspects soupçonnés d'un délit commis ensemble,
mais les preuves flagrantes manquent. Pour les faire condamner, le juge offre un marché ; si
vous avouez votre délit, vous n'aurez pas la même peine que si vous le niez. Les termes du
marché sont présentés aux prisonniers (P1 et P2) de manière séparée : si tu avoues alors que
l'autre nie, tu auras une remise de peine pour avoir aidé la justice (1 an de prison) et lui sera
emprisonné pour 10 ans. La réciproque est vraie. Si vous niez tous les deux, vous aurez
chacun 3 ans de prison, du fait du manque de preuves. Enfin, si vous avouez tous les deux,
vous écopez de 6 ans de prison. Tout dépend du comportement de l'autre. Comment le
prisonnier P1 va anticiper ce que fait l'autre sachant que P2 va faire de même ? Vont-il
choisir la coopération et la confiance (en niant tous les deux, ils écopent de 3 ans), ou vont-
ils poursuivre leur stratégie dominante (ils cherchent à maximiser leur gain) et avouer, quitte
à prendre respectivement 6 ans de prison ?
On observe facilement que paradoxalement, leur stratégie dominée (nier le délit) est une
issue du jeu plus favorable car la stratégie dominante conjointe conduit à une situation sous-
optimale (6 ans de prison). Le jeu ainsi crit conduit les deux prisonniers à choisir entre
l'intérêt personnel et l'intérêt collectif.
3. Le dilemme des sportifs face au dopage
Dans le sport professionnel, faut-il ne pas se doper au risque de perdre, alors que l’autre se
dope sûrement avec une forte probabilité de gagner ? L’essentiel est-il seulement de
participer et de demeurer fair-play lorsque l’on est un pratiquant compétiteur dont la vie
professionnelle est fondée sur la performance et le gain ?
Pour en avoir le coeur net, simulons en théorie un duel de type dilemme des prisonniers
entre deux sportifs d’équitable valeur, comme l’illustre la figure suivante (Eber, 2004) :
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* = Stratégie dominante pour chacun des deux sportifs. Equilibre Nashien.
-
Graphique : interactions stratégiques de deux sportifs selon le modèle classique du
dilemme des prisonniers. Dans chacune des quatre cases, le premier chiffre entre
parenthèses correspond au prix (ce que l’on peut gagner) du sportif 1 (joueur de ligne) et
le second chiffre au prix du sportif 2 (joueur de colonne).
Il est clair que la cision conjointe de ne pas se doper apporte un gain positif pour les deux
sportifs (payoff +1). D’ailleurs, si les deux protagonistes se dopent, ils se retrouvent certes
dans une situation liminaire égalitaire, comme s’ils ne se dopaient pas, mais pour le coup,
avec un « capital-santé » égratigné ((payoff -1). Malheureusement les dividendes sont
davantage sur le plan du fair-play et de la santé que sur celui de la compétition proprement
dite. Car si l’un choisit de changer de stratégie (se doper) alors que l’autre maintient la
sienne (ne pas se doper), le second paie un lourd tribut (payoff -2). En voie de conséquence,
dans le cas d’un comportement rationnel, la stratégie dominante incline toujours à se doper
quel que soit le choix de son adversaire. Si tu as un doute sur l’attitude altruiste de l’autre
mieux vaut se doper. Cette situation évoque en théorie l’équilibre de Nash qui désigne
toutes combinaisons de stratégies, une par joueur, telle qu’aucun joueur ne regrette son
choix après avoir constaté celui des autres joueurs.
Au regard des normes et valeurs véhiculées au sein de notre société contemporaine, le
dopage semble avoir de beaux jours devant lui sauf si cette stratégie dominante devenait
dominée dans le futur.
III. Discussion et solutions envisageables
Du point de vue de l’éthique (« comment dois-je vivre ? »), on peut penser qu’une majorité
des sportifs préférerait une vie sans dopage s’ils avaient la certitude que nul autre
compétiteur ne se dope. Même si certains attestent que si l’on proposait aux athlètes
américains de se doper en garantissant que le produit illicite leur assurerait une médaille aux
jeux olympiques, 50 à 80 % des athlètes américains, parmi ceux interrogés, seraient prêts à
tricher (Baudry, 1991). Et ce, même si on leur précise que leur espérance de vie va fortement
diminuer jusqu’au risque de perdre la vie dans l’année qui suit.
Sportif 2
(S2)
Ne pas se doper Se doper
Sportif 1
(S1)
Ne pas
se doper
S1 et S2 se partagent les
honneurs sans risque pour
leur santé
{1,1}
S2 gagne tout et S1
gagne rien
{-2,2}
Se doper
S1 gagne tout et S2 gagne
rien
{2,-2}
S1 et S2 se partagent
les honneurs avec un
risque pour leur
santé
{-1*,-1*}
1 / 8 100%

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