2011-2012 L'Italienne à Alger CERCLE LYRIQUE DE METZ de Gioacchino Rossini La conférence sur « L’Italienne à Alger » de Rossini sera faite par Pierre Degott, Professeur à l’Université Paul Verlaine de Metz, membre du comité de l’ « Association des Amis d’Ambroise Thomas et de l’Opéra français », le samedi 3 mars à 16 heures au foyer « Ambroise Thomas » de l’Opéra-Théâtre (entrée libre). La conférence sera précédée, à 15 heures, de l’Assemblée générale du Cercle Lyrique de Metz, puis ensuite de l’Association des Amis d’Ambroise Thomas, et ouverte à tous les membres des deux associations et des personnes intéressées. Représentations messines de « L’Italienne à Alger » auront lieu les mercredi 7 mars et vendredi 9 mars à 20h ainsi que le dimanche 11 mars à 15h. Direction musicale : Paolo Olmi. Mise en scène : David Hermann. Décors : Rifail Ajdarpasic. Costumes : Bettina Walter. Lumières : Fabrice Kebour. Distribution vocale : Isabella : Isabelle Druet Lindoro : Yijie Shi Mustafa : Carlo Lepore Taddeo, compagnon d’Isabella : Nigel Smith Elvira, sa femme : Yuree Jang Zulma : Olga Privalova Haly : Igor Gnidii Chœur des hommes de l’Opéra National de Lorraine ; Chœur des hommes de l’Opéra-Théâtre de Metz Métropole ; Orchestre symphonique et lyrique de Nancy. Couverture : Portrait de Rossini jeune, pendant la composition de « L’Italienne à Alger ». Conception de la plaquette : Danielle Pister et Georges Masson . Directeurs de publication : Georges Masson, président et Jean-Pierre Vidit, premier vice-président. Adresse postale du Cercle Lyrique de Metz : B.P. 90261 - 57006 Metz Cedex 1 Adresse e-mail du président : [email protected] Adresse du site et du blog Internet : www.associationlyriquemetz.com Composition graphique et impression : Co.J.Fa. Metz - tél. 03 87 69 04 90. La distribution de cette coproduction de l’Opéra National de Lorraine et de l’Opéra-Théâtre de Metz Métropole est la suivante : L'Italienne à Alger de Gioacchino Rossini N° 203 Par Danielle PISTER La ville d'Alger sous les turcs. VIDÉOGRAPHIE 0 7 @/ H) V <% \ IC % 12497388: > ' <9 <9 <CI 7+? ?<R .< <C< 7]+ 0< 0++ < & Q3.. 124: (CD 30$0+ P+< 70 )) % 0 j] K 2 0< I 0=0V7] W R 1224 # 9K. 9K. Q P 2 ?@) 0? Q2 <QV ?C0 0=07 ?0) 3886 (*<< <@)9 ?0 i)+ @01 <<R +@ < W %(<C 0)Z )7 0=0P? V0 Retrouvez toute l’actualité du Cercle lyrique de Metz sur http://www.associationlyriquemetz.com Le Cercle Lyrique de Metz a décidé de créer un site et un blog Internet, site installé par les soins de Sandra Wagner, et que nous avons, au fil des mois, structuré à l'image d'un journal culturel numérique, grâce à la précieuse collaboration de notre actuel webmaster, Jean-Pierre Pister, ainsi que des spécialistes de notre comitédirecteur qui y contribuent. Nos rubriques se sont étoffées, que ce soit au niveau de l'annonce des activités lyriques et musicales de la région, (Opéra-Théâtre de Metz-Métropole, Orchestre National de Lorraine, Arsenal Metz-en-scène, Kinepolis : l'opéra au cinéma...), que des critiques d'opéras donnés à Metz ainsi que des comptes rendus de spectacles vus extra-muros (triangle Metz-Nancy-Strasbourg), de même que des critiques figurant sous le label « L'opéra à l'écran ». On est d'ailleurs convenu de rendre compte dorénavant de toutes les retransmissions d'opéras depuis le MET de New-York et programmées au Kinepolis de Saint-Julien-les-Metz, qui figurait, d'ailleurs, parmi les quelque vingt partenaires de soutien de notre colloque. J'y ajouterai les rubriques « Conférences », « Conseils discographiques », « In memoriam », « Anniversaires », « Vu dans la presse », « Les livres du C.L.M. », les « Actes du colloque » (avec son programme complet et la plupart des communications qui y ont été prononcées), « Archives », « Partenariats », « Espace membres », etc....Dans la plupart de ces textes, des illustrations visuelles ou vocales sont jointes. Par ailleurs, dans la mesure des résultats de nos investigations, nous sommes à présent dans la capacité de mettre dans la partie « espace membres » de notre site, accessible aux adhérents du C.L.M., les livrets de la plupart des opéras programmés au cours des saisons messines. 44 L'Italienne à Alger Gioacchino Rossini 1815 par Danielle PISTER 1 DISCOGRAPHIE 2 0 7 @/ H) V <% \ IC % 1234 125673889 !+ .`<`%<H 0 7 @/ H) V <% \ IC % 1294 * ?HV ?HV <CI .P(( Z< <. 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Mais elle chante plus Tancrède que l’ingénieuse Isabella dans les versions dirigées par Bertini et Ferro. Dans la première, Bruscantini campe un Mustafà vocalement et dramatiquement adéquat, Benelli ne démérite pas, Enzo et Corbelli complètent avec talent la distribution. Dans la version Ferro, la direction engendrerait la sinistrose. Dommage pour Francisco Araiza, le plus séduisant des Lindoro au disque. Cette version a cependant le mérite d’être exhaustive. L’équipe réunie par Claudio Abbado, pour sa version studio, séduit sur le papier, moins à l’écoute. Le chef n’est pas en cause mais Agnes Baltsa n’est pas à l’aise dans cette tessiture, Lopardo manque de charisme et Raimondi ne convainc guère en Mustafà. Jennifer Larmore, dirigée par Lopez-Cobos, campe une Isabella autoritaire à souhait et son entourage est de bon niveau. En appendice, on peut entendre le second air de ténor écrit par Rossini pour le second acte. Dix ans plus tard, dans des extraits en anglais, la voix de Jennifer Larmore trahit une fatigue certaine. Il faut signaler un duo, Ai capricci della sorte, entre Cecilia Bartoli et Bryn Terfel, chez Decca, où il est démontré que l’art de la vocalise peut faire bon ménage avec un humour de bon aloi. Bartoli a enregistré d’autres extraits dans divers récitals Rossini. La version la plus récente, sous la direction du grand spécialiste rossinien Alberto Zedda, avec la génération montante des chanteurs qui maîtrisent parfaitement ce répertoire, et sont déjà reconnus internationalement, offre une excellente surprise. La Sicilienne Marianna Pizzolato se glisse avec bonheur dans le personnage de la volcanique héroïne. Lawrence Brownlee, bien connu des habitués des retransmissions du Metropolitan Opera, peut séduire, par la beauté de la voix et son art du chant, plus d’une Italienne. On n'oubliera pas les pionniers de la « Renaissance Rossini » mais, pour leur plus grand bonheur, les mélomanes savent que la relève est assurée. 42 SOMMAIRE Le Cygne de Pesaro p. 7 L'Italienne à Alger p. 12 L'intrigue p. 16 Nouveauté et continuité p. 18 Les personnages p. 28 Réception de l'œuvre p. 36 Les créateurs p. 37 À lire p. 39 À écouter p. 40 Discographie p. 43 Vidéographie p. 44 3 Pirates algériens 4 bénéficie de la direction précise et élégante de Carlo Maria Giulini, qui reste appréciable malgré un certain manque de vivacité et une partition non révisée et lacunaire (absence du second air de Lindoro, de l’air d’Haly et du chœur patriotique). Cesare Valletti surprend par la facilité de ses aigus et son timbre agréable. On peut oublier le reste de la distribution. C’est en mozartienne que Teresa Berganza aborde en 1957, sous la direction solide de Sanzogno, le rôle titre, c’est-à-dire avec une grande probité stylistique, et la perfection d’un chant d’agilité maîtrisé. Faute d’un volume vocal qui imposerait l’autorité du personnage, elle incarne, par la fraîcheur de son timbre, plus la jeune fille mutine que la femme qui réduit tous les hommes en esclavage. Sesto Bruscantini, qui a marqué à la scène le rôle de Mustafà, chante ici Taddeo et se détache facilement du reste des protagonistes. On retrouve Berganza, en 1963, après les représentations du Mai musical florentin, ce qui renforce la qualité dramatique de l’ensemble. L’héroïne a gagné en assurance et expressivité, même si la bravoure du Pensa alla patria ne lui convient toujours pas. On a toujours plaisir à entendre Panerai (Taddeo) et le Haly de Montarsolo est convenable. Reste le cas de Corena : il campe un personnage bouffon au premier degré et n’a pas la vocalità de Mustafà, mais il devait faire oublier ces limites par sa présence sur scène. Quant à Luigi Alva, la même critique qui l’a longtemps encensé dans ses rôles rossiniens, le désavoue totalement aujourd’hui. S’il ne méritait pas tant d’honneurs, l’excès inverse est certainement tout aussi injuste, au moins dans cette version. Silvio Varviso anime le tout avec allant. Enfin, Marilyn Horne vint. Elle possède la puissance vocale qui manque à Berganza, le chant rossinien n’a aucun secret pour elle. De plus, avec des moyens différents, elle retrouve l’abattage d’une Supervia. Entre 1968 et 1986, on dispose de plusieurs captations directes, en CD et une en DVD. La prise de son de 1968 n’est pas fameuse, celle de 1975, avec Claudio Abbado, demande de la bonne volonté à l’auditeur qui a l’impression d’entendre la prestation depuis la coulisse. Horne est au mieux de sa forme, avec un chef qui connaît parfaitement son affaire mais un Alva fatigué, un Montarsolo indifférent en Mustafà, un Enzo Dara, dans une de ses multiples incarnations de Taddeo, qu’on entend mieux ailleurs, provoquent un sentiment de frustration. La vidéo de 1986, permet d’apprécier la comédienne mais on préfèrera l’état vocal et l’entourage de Marilyn Horne, sous la baguette de Claudio Scimone en 1981 : elle affronte un Mustafà royal (Samuel Ramey) ; Ernesto Palacio campe un charmant Lindoro, et on peut comprendre qu’Isabella, pour le délivrer, affronte tous les périls ; Kathleen Battle incarne une piquante Elvira. Surtout, Claudio Scimone, à la tête des 41 À ÉCOUTER Jusqu’aux années 1950, la discographie de Rossini se limitait, pour l’essentiel, aux ouvertures les plus célèbres de ses opéras et, en extraits ou en intégrales, à un opéra bouffe, Le Barbier de Séville, et à un grand opéra, Guillaume Tell. Pour le reste, depuis la fin du XIXe siècle, la grande majorité du répertoire rossinien avait déserté les scènes lyriques, particulièrement en France. Vérisme et wagnérisme avaient entraîné l’abandon des techniques vocales exigées par la musique de Rossini. Faute de chanteurs capables d’interpréter ces partitions, elles furent ou abandonnées ou altérées par des directeurs de théâtre avant tout soucieux de les adapter aux interprètes et aux orchestres, plus ou moins virtuoses, dont ils disposaient. Mais de grands solistes, des chefs respectueux des intentions du compositeur, ont permis d’en redécouvrir le véritable esprit. Cet engouement a eu pour effet, dans le cas de L’Italienne, de provoquer un intérêt pour l’opéra de Luigi Mosca dont le livret a été réutilisé par Rossini. Il en existe un enregistrement, pris sur le vif lors du Festival Rossini à Wildbad, en 2003, paru sous l’étiquette Bongiovanni. Brad Cohen dirige l’orchestre du Czech Chamber Soloists de Brno, le Chamber Choir Ars Brunensis et un ensemble de solistes tchèques qui ont enregistré, par ailleurs, des opéras de jeunesse de Rossini chez Naxos. C’est charmant, faute d’être inoubliable, mais à connaître pour comprendre l’originalité de Rossini. Il a fallu attendre le retour de mezzo-sopranos, sinon de contraltos, capables de vocaliser avec agilité pour remettre l’ouvrage de Rossini à l’honneur. Au XXe siècle, Conchita Supervia fut la première, avec sa voix au vibrato si particulier, sa technique de colorature impeccable, son intelligence du texte et surtout son tempérament de feu, à ressusciter sur scène, en 1927, l’impétueuse Isabella. On peut la retrouver, sous différentes étiquettes, dans quatre extraits de cet opéra. Aux lendemains de la Seconde guerre mondiale parut une première intégrale, en russe, avec les musiciens de la radio de Moscou. Loin d’être idiomatique, cette version n’en prouve pas moins le retour en grâce de Rossini. En 1954, Giuletta Simionato fit redécouvrir aux Milanais la rouerie de la belle Italienne. La voix n’a pas de séduction particulière, mais l’interprète est la première, après-guerre, à ne pas se dérober devant la virtuosité de la partition et à faire preuve de l’aplomb qu’on attend du personnage. Elle 40 La vie de Gioacchino Rossini s’inscrit entre deux dates peu communes du calendrier : celle de sa naissance, un 29 février (1792) et celle de sa mort, un vendredi 13 (1868). Elles s’accordent avec le caractère assez exceptionnel de sa carrière comme avec celui, facétieux, de nombre de ses compositions. Étonnante fut, en effet, la destinée de ce musicien, génie précoce qui s’éloigne, à 37 ans, de l’opéra qui lui valut tant de triomphes et auquel il apporta tant de nouveautés. Pourtant, ses œuvres étaient presque oubliées à sa mort. Seules, ou presque, restèrent jouées, jusqu’à la Seconde guerre mondiale, du moins en France, quelques brillantes ouvertures et les intégrales du Barbier de Séville et de Guillaume Tell. Encore l’esprit et la lettre n’en étaient-ils pas toujours respectés. La Fondation Rossini, dans les années 1970, a entrepris un remarquable travail de restauration des partitions originales, souvent mutilées par les directeurs de théâtre comme par les interprètes. Dans le même temps, une nouvelle génération de chanteurs se réappropria la technique vocale exigée par ce répertoire. On a pu parler d’une « Renaissance rossinienne ». Le Rossini Opera Festival de Pesaro, créé en 1980, permet de présenter sur scène, chaque année, une nouvelle œuvre du Maître dans des conditions musicologiques aussi proches que possible de l’esprit de leur création. Ainsi fut reconstituée la partition du Voyage à Reims, écrite à l’occasion du sacre de Charles X, en 1825, et que l’on croyait perdue. Depuis sa redécouverte, en 1984, au Festival de Pesaro, cet opéra n’a cessé d’être représenté à travers le monde. 5 tique de la castration ayant été abolie par Napoléon Ier, les contraltos dont le timbre et l'étendue vocale semblent les plus proches de ceux des castrats, alors presque entièrement disparus, les remplacent dans les rôles de héros masculins téméraires, amoureux de la prima donna. Habituée des rôles comiques et travestis dans les grands théâtres italiens, la Marcolini est saluée par la critique pour son tempérament dramatique et l’adéquation de ses interprétations avec des rôles très divers : amante éplorée, fureur de la femme trahie, cavalier intrépide. Elle affectait, même dans l’opéra comique, des traits virils, et ce n’est pas une coïncidence si les grands airs de Rossini situé à proximité de la conclusion, comme le rondò, on trouve des scènes martiales, dans lesquelles la primadonna se trouve à la tête d’un chœur masculin qui exalte la vie militaire dans l’Equivoco stravagante et La Pietra del paragon. Stendhal affirme que, si la Marcolini l’avait demandé, Rossini l’aurait fait chanter à cheval. Sur ses qualités spécifiquement vocales, il remarque que l’air final Pensa alla patria est une preuve d’une prodigieuse habileté « offerte par la dame Marcolini ; où trouver une « prima donna » avec un coffre aussi robuste pour chanter un grand air avec des vocalises à la fin d’une œuvre aussi fatigante ? » Giudizio confirme dans Il Giornale dipartimentale du 24 mai 1813, « la cavatine de la signora Marcolini [a plu], mais plus encore ensuite son rondeau, [...] après son morceau à jet continu de cette talentueuse actrice, exécuté avec une telle perfection, avec une magistrale maîtrise de l'étendue de sa voix qui provoque l'extase, que cela suffirait seul à la rendre sublime ». Dans les reprises suivantes (dans la saison 1815, pour 49 représentations), un autre journaliste écrit que la Marcolini était telle, qu'à tous égards, elle pouvait « faire perdre la tête à tous les Beys » (Corriere milanese, 11 août 1815). À LIRE Musico-Mania publié à la création 6 Jean-Louis Caussou, Gioachino Rossini, L’homme et son œuvre, Paris, Editions Seghers, 1967, rééd. 1982, Slatkine Genève-Paris. Damien Colas, Rossini, L’opéra de lumière, Paris, Découvertes Gallimard, Musique, 1992. L’Avant-Scène Opéra, L’Italienne à Alger, n° 157, janvier-février 1994. Stendhal, Vie de Rossini, Paris, éd. Pierre Brunel, Folio classique, 1992. 39 de Séville. Le dernier rôle qu’il chanta fut, en 1829, celui de Lindoro dans L’Italienne. Il chantait également Don Ottavio dans le Don Giovanni de Mozart. Sa voix de contraltino, d’une grande étendue dans le registre aigu, comme son timbre qui rappelait celui des castrats, lui permit, au début de la carrière, d’interpréter des rôles féminins. Il jouait plus sur le cantabile et la grâce que sur la force dramatique, ce qui l’obligea à abandonner la scène quant l’émission de poitrine s’imposa. Paolo Rosich interprétait Taddeo. Rossini écrit pour une de ses cantatrices préférées, Maria Marcolini, contralto qui créa quatre autres héroïnes et héros dans ses opéras : Ernestina dans L’equivoco stravagante de 1811 (qui se fait passer pour un castrat déguisé en femme) ; l’empereur Ciro (travesti) dans l’opéra/oratorio Ciro in Babilonia (1812) ; la spirituelle Clarice dans La pietra del paragone ; et enfin le personnage principal, autre travesti de Sigismondo (1814). La Marcolini devait faire preuve de dons comiques mais aussi de sérieux. Rossini exploite ces deux aspects de sa personnalité musicale dans L’Italiana in Algeri. Maria Marcolini est née vers 1780, à Florence. On ignore la date et le lieu de sa mort. Elle était l’épouse d’un impresario. Le jeune Rossini lui confie le rôle principal de cinq de ses premiers opéras pour sa voix de contralto : Ernestina dans L’equivoco stravagante, en 1811, Ciro dans Ciro in Babilonia o sia La caduta di Baldassarre et Clarice dans La pietra del paragone, en1812, Isabella dans L’italiana in Algeri, en 1813, Sigismondo dans l’opéra éponyme, en 1814. Dans les années suivantes, elle rechanta Ciro, Clarice et Isabella dans Maria Marcolini les plus importants théâtres italiens. La Pietra et L’Italienne furent ses deux principaux triomphes qui consacrèrent sa carrière, comme celle du jeune compositeur. Prima Buffa assoluta, elle avait rencontré Rossini en 1811 à Bologne, alors qu’elle a déjà une dizaine d’années de carrière derrière elle. Elle avait chanté les seconds rôles des opéras de Paër, Mayr, Cimarosa, puis, à partir de 1806, elle aborda, dans un opéra de Farinelli, les premiers rôles. La pra38 LE CYGNE DE PESARO Gioacchino (que Rossini écrira toujours avec un seul c) naît à Pesaro, petit port de Romagne au bord de l’Adriatique, d’un père corniste virtuose et d’une mère dotée d’une jolie voix de soprano. Elle chante les seconds rôles à l’opéra. L’arrivée des troupes républicaines françaises en Italie, vaut quelques mois de prison au chef de famille, trop enthousiasmé par les idées républicaines, ce qui n’était guère admissible dans un état sous domination pontificale. Libéré en 1800, quand les Français imposent leur administration, Rossini père s’installe, avec femme et enfant, à Lugo. Il enseigne les premiers rudiments du cor à son fils, puis le confie, pour des leçons de piano et de chant, au chanoine Malerbi. Dans la bibliothèque de ce dernier, l’enfant découvre, avec émerveillement, les partitions de Haydn et de Mozart, très peu jouées à l’époque. Elles lui donnent le goût de la composition, le souci de la forme et de l’écriture orchestrale. Par ailleurs, le jeune Rossini accompagne ses parents dans leurs tournées et s’initie au monde merveilleux du théâtre et de ses conventions. Notamment, il découvre, et intègre, ses règles fondamentales à l’époque : s’adapter aux exigences des chanteurs et de s’accommoder des circonstances matérielles du moment. Un opéra n’est conçu que pour une circonstance particulière et perdure rarement. D’où l’habitude, en cas de besoin, de réutiliser un même numéro d’opus dans une ou plusieurs œuvres ultérieures dont l’auteur n’est pas certain qu’on les rejouera. À douze ans, Rossini écrit sa première œuvre véritable, les six Sonates à quatre, pour deux violons, violoncelle et contrebasse, révélant un sens mélodique très sûr et une parfaite connaissance du jeu des instruments. Une solide formation La mère ayant dû abandonner la scène, la famille s’installe à Bologne dont l’Académie philarmonique, fondée en 1666, est la plus réputée d’Europe. Jean-Chrétien Bach, Gluck et Mozart y furent les élèves du célèbre Padre Martini. Son successeur, le Padre Mattei, sera le maître de Donizetti et du jeune Rossini qui intègre en 1806, à quatorze ans, au même âge que Mozart trente-six ans auparavant, l’Académie. Auparavant sa belle voix de soprano, lui avait valu de chanter dans les chorales des églises de la ville. Pour gagner sa vie, il avait dirigé des répétitions au théâtre et joué le rôle d’un jeune garçon dans un opéra de Paër. Son oncle maternel propose même 7 d’en faire un castrat, voie royale pour devenir riche et célèbre. Mais la famille recule devant les risques de l’opération. La mue venue, l’adolescent poursuit sa formation musicale à l’Académie de Bologne et attire l’attention du ténor Domenico Mombelli qui lui demande de composer des arias, des duos, des ensembles sur des paroles qu’écrit son épouse. Il le conduit, ainsi, sans que le jeune garçon en prenne conscience, à concevoir son premier opéra, Demetrio e Polibio, qui ne sera créé à Rome que six ans plus tard grâce à la famille Mombelli. Il en reste un remarquable quatuor, utilisé dans d’autres opéras. Ce qui fera dire à Stendhal : « Quand Rossini n’aurait fait que ce seul quartetto, Mozart et Cimarosa reconnaîtraient en lui un égal. » Pendant quatre ans, Rossini acquiert auprès du Padre Mattei une solide formation en composition, chant, solfège, violoncelle, piano. Il découvre également la littérature (Dante, L’Arioste, Le Tasse) et continue à s’intéresser à Mozart et à Haydn. C’est lui qui dirige, à l’Académie philarmonique, la première exécution des Saisons de ce dernier, en 1811. Ses condisciples le surnomment le Tedeschino, à cause de son intérêt pour la musique allemande. Les débuts lyriques LES CRÉATEURS Dans les rôles principaux, on trouve des chanteurs qui ont marqué l’opéra italien en ce début de XIXe siècle. Filippo Galli (1783-1853), une des plus grandes basses de son temps, crée le rôle de Mustafà. Il avait débuté comme ténor en 1801, mais après une grave maladie, il changea de tessiture à partir de 1813. Il avait déjà travaillé avec Rossini au Teatro San Moisè. Rossini lui confia neuf rôles. Outre le personnage du Bey d’Alger, dans trois d’entre eux, il incarna un personnage Turc : simple rôle travesti dans La Pietra del paragone, où le comte Asdrubalese se déguise en Turc afin de découvrir les sentiments véritables de ses soidisant amis ; monarque éclairé en voyage en Italie, dans le Turco in Italia ; Maometto II, dans l’opéra éponyme qui constitue le chef-d’œuvre tragique de la période napolitaine de Rossini. L’extraordinaire diversité de ces rôles donne un aperçu du grand talent de Galli. Mais les difficultés financières de ses parents l’obligent à quitter l’Académie. Mis en contact avec l’imprésario du théâtre San Mosè de Venise, pour pallier le manque d’un opéra, le jeune Rossini accepte de mettre en musique La Cambiale di matrimonio, farce dans laquelle un Canadien, peu au fait des mœurs européennes, achète au moyen d’une lettre de change (cambiale) la fille de son fournisseur anglais, laquelle est « hypothéquée » par un autre soupirant. Dès les répétitions, les interprètes manifestent la crainte que l’orchestration, riche et colorée, perçue comme trop fournie, ne couvre leurs voix. Ce qui prouve que Rossini ne conçoit pas l’écriture orchestrale comme un simple accompagnement des chanteurs mais bien comme une partie pleine et entière de l’expression musicale. Rossini innove, pour l’époque, dans un dialogue où s’accuse le contraste entre la vivacité d’un personnage et la placidité d’un autre. La création a lieu le 3 novembre 1810, couplée avec une œuvre de Farinelli. Sa carrière est fixée désormais, il ne sera ni chanteur ni virtuose. Délaissant le symphonique, il lui reste deux voies, la musique sacrée ou le théâtre. Rossini connaît bien le second qui, de plus, permet de mieux gagner sa vie : l’Italie adule les chanteurs, particulièrement les castrats à qui on passe tous leurs caprices, notamment en les laissant improviser longuement à la fin de chaque air, pour faire valoir leur voix et leur virtuosité. Deux genres triom- Serafino GENTILI (1775-1835) dont on ignore la formation musicale, a commencé sa carrière en 1795, d’abord dans les seconds rôles bouffes, à Naples, dans les opéras de Paisiello, Cimarosa. À partir de 1805, après un succès personnel dans un opéra de Paër, il devient primo tenore assoluto di mezzo carattere dans le théâtre San Moisè de Venise. Désormais invité dans tous les théâtres d’Italie, à partir de 1809, il se produit à l’étranger, notamment à Paris. Revenu en Italie, il travaille en 1813 pour Rossini (Tancredi, La Pietra di paragone). Le compositeur écrit pour lui le rôle de Lindoro de l’Italienne à Alger. Le compositeur le retrouve pour Le Turc en Italie, Elisabetta, regina d’Inghilterra, La Gazza ladra, il reprendra le rôle d’Almaviva du Barbier 8 37 à la merci d’un baryton et/ou d’une basse, qui se disputent les faveurs de la belle. C’est bien la musique qui donne la tonalité joyeuse ou tragique de l’histoire. Mais l’on voit par là même que Rossini ouvre bien des voies à l’opéra italien. RÉCEPTION DE L’ŒUVRE La réaction du public, le soir de la première, le 22 mai 1813, fut unanimement positive comme le prouvent les ovations sans fin qui accueillirent les différentes prestations des chanteurs dont la critique salua les voix comme le talent de comédiens. Rapidement, l’œuvre fut reprise à Vicence, Milan en 1814, à Naples. Le San Carlo de cette ville, était le plus grand théâtre d’Italie dont il fallait conquérir le public pour être reconnu dans toute l’Italie et être joué à l’étranger. Le fameux impresario Domenico Barbaja, grand dénicheur de jeunes talents qu’il s’attache par contrat pour des sommes dérisoires, comme ce fut le cas pour Donizetti, Bellini et Carl Maria von Weber engage Rossini au San Carlo de Naples. S’il est peu payé, il occupe à présent une position prestigieuse, celle de compositeur officiel de la Cour, dans le théâtre le plus réputé d’Italie. Astreint à écrire deux opéras par an pour l’un des meilleurs orchestres et les plus grands chanteurs d’Italie, et pour les fêtes ou événements de la Cour et les célébrations religieuses. Mais il garde toute liberté pour écrire pour d’autres villes : les opéras sérias sont réservés à Naples, les œuvres comiques seront pour les autres. Désormais, Rossini apparaît comme le plus grand des musiciens italiens : « La nature qui a engendré Pergolèse, Sacchini et Cimarosa, a aujourd’hui créé Rossini », n’hésite pas à écrire l’abbé Carpani. Quand la presse allemande ose critiquer L’Italiana in Algieri, ce dernier justifie son admiration pour cette nouvelle œuvre, avec exaltation : « Messieurs les Berlinois, j’y trouve de la mélodie et encore de la mélodie, de la mélodie admirable, de la mélodie neuve, de la mélodie magique, de la mélodie rare ». Les Français seront les derniers à découvrir la volcanique Italienne à Paris. Si certains restèrent indifférents, son charme fit succomber Stendhal. Il consacra un livre à Rossini bien avant la fin de sa carrière opératique qui prit fin en 1829. 36 phent l’opera buffa et la farza dans lesquels ont excellé Scarlatti, Leo, Pergolese, Piccini, Cimarosa et Paisiello. Les théâtres étant voraces en matière de créations de ces dernières, les jeunes compositeurs, à condition de travailler rapidement, ont l’occasion de se faire connaître, car les directeurs ne craignent pas de faire appel à eux pour ces œuvres brèves. De retour à Bologne, Rossini donne en 1811, la cantate Didone abbandonata, en hommage à la famille Mombelli qui a accompagné ses débuts. Il fait jouer son premier opéra bouffe, L’Equivoco stravagante, interdit au bout de trois jours, malgré sa musique d’une vivacité débordante, car son sujet (une jeune fille courtisée par deux prétendants, l’un riche, l’autre pauvre, qui plus est déserteur, choisit ce dernier), déplaît à la censure. L’héroïne use d’un stratagème pour échapper au prétendant choisi par son père : elle se déguise en castrat. Le personnage cumule toutes les équivoques sexuelles liées au travestissement d’une part et, d’autre part, à l’emploi d’une voix féminines dans un corps supposé être celui d’un homme. On reconnaît là l’imprégnation de l’opéra baroque qui joue souvent sur les échanges d’identité. Marietta Marcolini, contralto colorature, qui va s’intéresser de près au jeune auteur, crée ce rôle. L’ouverture de L’Equivoco sera reprise pour Aureliano in Palmira (1814), puis deviendra celle du Barbier de Séville (1816) auquel la postérité l’attachera définitivement. La critique apprécie la composition des ensembles et le rondò de la prima donna. Cette forme vocale que l’on retrouvera dans L’Italiana in Algeri, d’un tempo rapide et d’un caractère gai et enjoué, se fonde sur l’alternance de couplets et d’un refrain. Sa simplicité thématique est fréquemment contrebalancée par une recherche de virtuosité démontrant la maîtrise du ou des exécutants. La Marcolini s’y montre particulièrement brillante. Le succès de ce premier opéra décide la Scala de Milan à commander à Rossini un nouvel ouvrage pour l’année suivante. Mais auparavant, pour le carnaval de Venise, en 1812, il donne une nouvelle farce L’Inganno felice (L’Heureux stratagème), plutôt opera semiseria, genre très en vogue au XVIIIe siècle, et qui n’est pas sans rappeler La Finta Giardineria de Mozart avec son émouvante et pathétique héroïne, faussement accusée d’adultère et rejetée par son époux. Cette œuvre sera la première de Rossini à franchir les frontières de l’Italie, déclenchant l’enthousiasme de Stendhal qui la découvre à Paris : « Ici le génie éclate de toutes parts. Un œil exercé reconnaît sans peine les idées mères de quinze ou vingt morceaux capitaux qui, plus tard, ont fait la fortune des chefs-d’œuvre de Rossini. » La postérité, plus modestement, en retiendra la riche orchestration, l’excellente ouverture et un beau trio. Suit une autre farce, Il Cambio della valigia dans laquelle un changement 9 de malle, dans une auberge, provoque une série de quiproquos. L’art du crescendo et du decrescendo du compositeur se confirme, ainsi que l’animation de ses finales et sa volonté, déjà marquée, de choisir l’ornementation de ses mélodies et de restreindre la liberté des chanteurs sur ce point. Installé à Ferrare, Rossini écrit Ciro en Babilonia, mi-oratorio, mi-opéra qui raconte la chute du roi Balthazar au bénéfice de Cyrus. C’est le premier opéra sérieux de Rossini où l’on entend les prémices de Moïse et de Sémiramide : la cantilène d’un chœur deviendra le thème de la cavatine du Barbier, Ecco Ridente. Il donnera encore, à Venise, La Scala di Seta, histoire pleine de gaieté qui rappelle Le Mariage secret de Cimarosa. Son ouverture sera très appréciée, comme l’inventif trio d’introduction et le sextuor final. L’expression sentimentale est réservée aux jeunes premiers, soprano et ténor, et le jeu est mené par un baryton qui annonce Figaro. À l’automne 1812, la Scala de Milan donne La Pietra del Paragone (La Pierre de touche), d’un style bouffe léger et spirituel d’où se détachent une cavatine, le quatuor du second acte et le trio du duel comique. Plusieurs numéros de la partition passeront dans la Cenerentola (1817). Le livret est excellent opposant, à la tendresse et à l’élégance du personnage de Clarice, la bouffonnerie et le ridicule de Macrobio, journaliste présomptueux et vénal, et de Pacuvio, poète sans talent. Chacun des protagonistes est croqué de façon désopilante. L’aria grotesque de Pacuvio « Ombrettta sdegnosa del Mississipi, pìpì, pìpì » inaugure l’un de ces jeux de Rossini sur les mots et les sonorités dont il se montrera si friand. Le public, ravi, s’en empare comme d’un refrain populaire. Servi par d’excellents chanteurs, cette œuvre est considérée par Stendhal comme son chef-d’œuvre. En effet, le génie rossinien révèle une légèreté proche de Mozart et de Cimarosa, mais avec un style totalement personnel. L’orchestre déborde d’énergie, notamment dans une scène d’orage parfaitement réussie et qui sera reprise dans Le Barbier. Les ensembles, d’un type nouveau, présentent une clarté remarquable par la généralisation de l’emploi du canon : l’entrée des voix, tour à tour sur la même mélodie, a le double avantage de permettre une audition claire du texte et de faire apprécier l’enrichissement progressif de la musique, comme le démontre l’éblouissant finale du second l’acte. Notons au passage qu’on y trouve un personnage qui prend les habits d’un Turc pour éprouver les sentiments réels de ses soi-disant amis. Les cinquante-trois représentations d’affilée signent un grand succès qui lance l’auteur en Italie, triple ses revenus, et lui vaut également l’exemption de la conscription, ce qui réjouit le jeune compositeur qui disait volontiers qu’il aurait fait un mauvais soldat. complètement tombé sous le charme d’Isabella. Le contraste entre les deux scènes annonce la prochaine déroute et la capitulation complète du Bey devant la citadelle imprenable, Isabella. Le quintette « Ti presento » constitue également une autre scène amusante. Mustafà espérant ravir la jeune Italienne par les honneurs accordés à son « oncle », la fait venir mais ordonne à celui-ci de sortir dès que le Bey éternuera. Le quintette a des allures de finale. Taddeo, ridicule dans son nouveau costume, refuse d’entendre les éternuements de Mustafà. Isabella et Lindoro s’amusent de la situation. Isabella demande le café et dans le même temps veut réconcilier Elvira avec son époux. C’est un échec car Mustafà qui avait d’autres projets, entre en fureur (Andate alla malora), dans un morceau mécanique censé traduire sa fureur. Mais la fin du quintette (Sento un fremito) avec les interventions spirituelles des bois ajoutent un commentaire ironique à la confusion générale. Le second finale est moins étourdissant que le premier. Un antique menuet, avec un refrain au cor, introduit Mustafà dans l’ordre des pappataci. La musique forme un contraste grotesque avec la situation dans laquelle le Bey met en pratique son serment : voir et ne pas voir, entendre et ne pas entendre, se gaver (pappa) et rester silencieux (taci). Le Bey se ridiculise en répétant des formules absurdes qui contrastent avec la barcarolle rythmée, Son l’aure seconde, que chantent les esclaves et les marins italiens. Lindoro et Isabella expriment de façon lyrique, leur bonheur de partir, Andiam, mio tesoro. Son teco, Lindoro. Le rire de Taddeo se fige quand il comprend qu’il a été lui aussi dupé depuis le début. Il essaie d’alerter Mustafà mais celui-ci a bien intégré les règles et n’a pas l’intention d’y manquer. Il ne sait que répéter Mangia e taci. Tous ces éléments se réponsent et se contredisent, sans générer le désordre précédent de l’acte I. Le finale, Allegro, au contraire voit les turcs souhaiter bon voyage aux Italiens. Le pouvoir d’Isabella sur les hommes, reconnu et proclamé par tous à la fin de l’opéra -« La belle Italienne venue à Alger apprend à tous […] que la femme obtient toujours ce qu’elle veut »-, constitue la morale de l’histoire. Elle semble découler moins de l’expérience personnelle de l’héroïne, dont on ignore le passé et l’expérience qu’elle peut avoir en ce domaine, que d’une sorte de vérité séculaire, issue de la sagesse des nations et que l’opéra vient illustrer. Sentence que la gent masculine se plaît à répéter pour faire oublier, ou justifier, l’autorité qu’elle exerce sur les femmes. Tout est bien qui finit bien. L’Italiana in Algeri préfigure, sur le mode comique, ce que sera le schéma verdien : une prima donna et un ténor, amoureux l'un de l'autre, tous deux 10 35 plus tard et après l’unification de l’Italie, combien il avait composé ces lignes avec ferveur. Les guerres napoléoniennes avaient réveillé, avant de l’anéantir, le rêve d’une Italie unifiée, à une époque où elle était encore constituée d’états quasi indépendants, pour la plupart sous domination étrangère. Le rondò d’Isabella prend alors une allure subversive, aux yeux de la censure et, quand il ne fut pas parfois supprimé, il fallut en modifier le texte, en plusieurs occasions. A l’origine patria ne désignait que la ville dont on était originaire et ses environs ; plus tard, il prendra une nouvelle connotation plus politique et désignera l’Italie tout entière et son aspiration à l’unité. À Naples, où Rossini présenta L’Italiana en 1815, juste après la Restauration de la monarchie des Bourbons, il fut contraint d’écrire pour Isabella un air totalement différent : Sullo stil de’viaggiatori, pièce assez plaisante qui reprend un thème de l’ouverture, mais sans rapport avec la force d’entraînement de l’air d’origine. Le public romain, sur la musique d’origine, entendit Pensa alla sposa, Pense à l’épouse. Mais, là encore, la musique reste signifiante au-delà du sens des mots : dans le petit chœur qui précède l’air d’Isabella, les esclaves italiens chantent, Quanto valian gl’Italiani al cimento vedrà, « C’est dans l’épreuve que l’on verra le courage des Italiens », Rossini ajoute à l’accompagnement d’orchestre un thème très bref, joué aux violons et aux flûtes, référence à peine voilée à l’hymne révolutionnaire français, La Marseillaise. Cette comédie échevelée, la plus joyeuse et la plus exubérante du répertoire de tout l’opéra bouffe, cette « folie organisée et complète », possède donc sa face sérieuse. C’est l’habileté dont Rossini fait preuve à maintenir toutes ces forces en un parfait équilibre qui donne à L’Italiana in Algeri son caractère particulier. Rossini, à peine âgé de vingt ans, devient un maestro di cartello (tête d’affiche), dont le nom suffit à remplir une salle. L’Occasione fa il ladro est la quatrième farce donnée cette année à Venise, sur une intrigue proche de celle du Jeu et du hasard de Marivaux : une jeune fille change de nom et d’emploi avec sa camériste pour mieux connaître son prétendant. Dans la seule année 1812, Rossini a écrit six opéras à succès, dont quatre nouvelles farces pour le théâtre San Moisè de Venise, spécialisé dans ce genre mineur, dérivé de l’intermezzo du XVIIIe siècle, c’est-à-dire une petite pièce gaie entre deux actes d’une tragédie. Elle ne comporte qu’un acte et un petit nombre de personnages. Rossini, pourtant, lui accorde le même soin que s’il s’agissait d’ouvrages plus élaborés. Avec ce savoir-faire et cette facilité d’écriture, le chemin de la gloire s’ouvre devant lui. Mais pour ce faire, il lui faut encore conquérir le plus important théâtre d’Italie de cette époque, le San Carlo de Naples. L’année charnière Les actes I et II se font écho dans un parallélisme formel intéressant : ils s’ouvrent tous deux sur une scène qui rassemble les mêmes personnages, Elvira, Zulma et le chœur des eunuques. Dans le premier, Elvira pleure sur son sort d’épouse délaissée, avec une grâce tout droit sortie d’un opéra de Cimarosa, tandis que sa suivante et les gardiens du harem tentent de la consoler en affirmant que c’est le sort de toutes les femmes de souffrir. Alors qu’un pompeux chœur, chanté par les eunuques du palais, salue l’arrivée de Mustafà, le « fléau des femmes », qui se vante de dompter l’arrogance des femmes et de changer un tigre en agneau. De façon ironique, on peut entendre une courte citation du « Non piu andrai » de Mozart sur les paroles « Viva il flagel delle donne », qui achève de discréditer déjà le Bey ramené au niveau de l’immature Chérubin. Au début du second acte, les mêmes personnages rejoints par Haly, et le chœur, sur le même thème musical qu’à l’acte précédent, s’amusent de voir Mustafà En 1813, trois ans après les débuts à la scène du musicien, en cinq mois, il écrit trois œuvres qui le placent au premier rang des créateurs de son temps : I due Bruschino, o il Figlio per azzardo, plus connu sous le titre Il Signor Bruschino, pour le Théâtre San Moisè, Tancredi, pour La Fenice, et L’Italiana in Algeri, pour le San Benedetto, à Venise. Il Signor Bruschino, farce créée le 27 janvier 1813, n’est donnée qu’une seule fois et ne sera reprise qu’en 1857, à Paris, à l’instigation d’Offenbach. En effet, l’œuvre déconcerte : Rossini prend à contre-pied les attentes du public, abandonnant le style sentimental pour se jouer de tous les codes de la musique lyrique, donnant les accents de la tendresse à l’expression de la colère et inversement. Cet humour ne fut guère compris du public mais son nonsense annonce la folie de L’Italienne à Alger. Rossini change alors de registre pour écrire son premier opera seria, créé le 6 février 1813 à la Fenice de Venise, Tancredi d’après la tragédie de Voltaire (1760) mais à laquelle il donne une fin heureuse, le lieto fine exigé par l’une des plus anciennes règles du théâtre lyrique italien. À la première à Ferrare, il avait gardé la fin tragique de la pièce française. Le choix d’une tragédie française et d’un héros guerrier relève d’une esthétique néoclassique qui se développe en Italie à la suite des guerres napoléoniennes. Tancrède symbolise un soldat de Bonaparte, épris de gloire, d’aventures, de justice et de liberté, transposé dans la Sicile du XIe siècle. Rossini innove en supprimant les longs récitatifs entre les airs et les ensembles de l’opera seria. Il les remplace par des passages de déclamation lyrique utiles à l’action. Empruntant les principes utilisés jusque là dans l’opéra 34 11 bouffe, il relie les mélodies vocales par un ornement orchestral, formant une architecture dramatique renouvelée et clairement structurée. Malgré quelques faiblesses et des fioritures inutiles, l’ouvrage s’impose comme un chef-d’œuvre, notamment grâce à la cabaletta de l’air d’entrée de Tancrède, rôle confié à un contralto travesti, « Di tanti palpiti », que de grandes cantatrices, encore aujourd’hui, mettent volontiers au programme de leurs récitals. Il sera parodié par Wagner dans l’acte III des Maîtres chanteurs de Nuremberg, preuve de sa notoriété. L’œuvre innove par le rôle important accordé aux instruments à vent, l’éloquence et le brillant de l’orchestration. En quatre années, la France exceptée, l’opéra fait le tour du monde. La Pietra avait fait la réputation de Rossini, Tancredi lui apporte la gloire. L’ITALIENNE À ALGER L’admiration suscitée chez les Vénitiens par Tancredi, pousse le directeur du théâtre San Benedetto, troisième théâtre de Venise, à lui commander, deux mois plus tard, un nouvel opéra, en lieu et place de la reprise de La Pietra del paragone. Il devait accompagner la création d’un nouvel ouvrage de Coccia. Ce dernier n’ayant pu le rendre à temps, l’impresario Gallo propose à Rossini de travailler sur un livret d’Angelo Anelli, déjà mis en musique par Luigi Mosca (1775-1825), célèbre compositeur napolitain, auteur de dix-huit opéras bouffes, dont celui-ci, créé à La Scala de Milan, en 1808 et intitulé L’Italiana in Algeri. La nouvelle version est bouclée en vingt-sept jours par Rossini qui fait opérer quelques rajouts, sans doute par le librettiste officiel du théâtre, Gaetano Rossi. Ce sont par exemple les onomatopées -dindin, bumbum, crà crà, tac tà-, qui provoquent les effets rythmiques étourdissants du finale du premier acte. Les turqueries, genre littéraire, pictural et musical Non seulement, Rossini ne choisit pas son sujet, mais on ne peut pas dire qu’il soit original. Comme son titre l’indique, L’Italiana in Algeri, l’action de cet opéra bouffe se passe à Alger et se présente comme une « turquerie », genre florissant en Italie à partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle. L’action reproduit l’intrigue de plusieurs œuvres théâtrales précédentes, comme Il Serraglio di Osmano (1784) de Gazzaniga, et Gl’intrighi del serraglio (1795) de Paër qui suivent le modèle insurpassé du chefd’œuvre de Mozart, L’Enlèvement au sérail de 1782. Les différents libret12 rise la ruse de la séductrice. Plus significativement encore, Isabella s’adresse à ses trois prétendants à la fois, quand ils l’observent à la dérobée, ravis et attentifs, alors qu’elle s’habille à la mode turque. Sachant qu’ils sont là, elle se lance dans un grand numéro d’enjôleuse. Elle s’exprime de telle façon que chacun d’eux se persuade qu’il est concerné par sa déclaration d’amour, Per lui che adoro. À l’instar de Suzanne, dans Les Noces de Figaro, qui se sait observée par Figaro et chante pour lui faire croire qu’elle aime le comte, Deh vieni, mais se laisse submerger par son sincère et profond amour pour Figaro, Isabella, dans cette scène, chante pour les indiscrets qui l’observent mais exprime son réel et tendre amour pour Lindoro. L’air existe en deux versions, toutes deux authentiques. Elle fut originellement conçue par Rossini, avec une magnifique partie de violoncelle solo pour l’accompagnement d’Isabella. Lorsqu’en 1814, l’opéra fut repris dans un petit théâtre, le Teatro Re, qui ne devait pas disposer d’un violoncelliste, on lui substitua une flûte. Chacun des hommes est ravi (Mustafà), inquiet (Taddeo) ou pris de doute (Lindoro) mais ils sont réunis par une commune admiration pour une telle femme, Una donna come lei non vidi ancor. Isabella, à l’image de son créateur, possède une foi absolue dans ses talents propres et comme lui, elle ne doute jamais d’elle-même. Par le traitement musical, qui rend sensible le caractère amoureux comme la stratégie soigneusement réglée, la scène dénuée de toute sentimentalité, à la Donizetti par exemple, se fait le reflet, non pas d’une réalité humaine ou sociale précise, mais d’un univers musical unique, propre à Rossini. Faute de lui donner une quelconque profondeur psychologique, cette écriture dote le personnage d’un éclat et d’une attractivité exceptionnelle pour le public. La séduction opère sur la scène comme dans la salle. Mais Isabella, grâce à sa force de persuasion, remplit une autre fonction, plus grave. Le chœur Pronti abbiamo, dans lequel les esclaves italiens et les marins que les comploteurs ont rassemblés en renfort, expriment leur détermination de recouvrer leur liberté. Pour les convaincre de la suivre, Isabella fait appel à leurs sentiments patriotiques. Son exhortation, Pensa alla patria, dont les paroles et la musique allèrent droit au cœur des Italiens du début du XIXe siècle, a certainement été conçue, à cet effet, par Rossini. Le charmant badinage de cet opéra devient un courageux chant patriotique et l’expression d’un appel à la liberté italienne. Comme dans Guillaume Tell qui sera son véritable hymne à la liberté, comme plus tard chez Verdi, qui naît la même année 1813, Rossini glissent quelques accents nationalistes dans ce chœur. Il rappellera dans une lettre de 1864, cinquante ans 33 Personnage central de l’œuvre, pôle d’attraction pour les trois principaux protagonistes mâles de la pièce, l’Italienne est en même temps le substitut de l’auteur, du metteur en scène, et la principale actrice : elle conçoit le stratagème qui doit permettre la fuite des prisonniers, elle manipule, au fur et à mesure des péripéties, les différents personnages pour qu’ils agissent comme elle le désire et que son projet aboutisse ; de plus elle joue la comédie -exemple de théâtre dans le théâtre-, à Mustafà et à Taddeo pour les amadouer. Aveuglés par leur passion, le Bey et le faux oncle ne prennent conscience de ses ruses que lorsqu’il est trop tard. L’air d’entrée de l’héroïne, traduit parfaitement toutes les facettes de sa personnalité : quand la bande des corsaires arrive sur le lieu du naufrage, Isabella, telle Vénus surgissant de la mer, apparaît comme le symbole de la séduction féminine. Son premier air la révèle tout entière : d’abord, dans une tonalité sombre, Cruda sorte, elle se plaint de la cruauté du sort, avant d’avoir une tendre pensée pour son amant absent, Per te solo, puis se révèle son trait dominant, la coquetterie. Isabella sait utiliser l’effet, à coup sûr, ravageur de ses regards langoureux sur tous les hommes puisque, selon elle, ils se ressemblent tous. On la voit à l’œuvre auprès de Lindoro, qu’elle aime, du Bey Mustafà et de Taddeo, qu’elle berne. Mais elle dicte la conduite et impose sa loi à chacun d’eux. Elle sait quel usage elle peut faire de son pouvoir de séduction mis habilement au service de sa ruse. Reprenant confiance en elle, elle proclame, Già so per pratica : le sort ne peut rien contre quelqu’un qui peut mener les hommes à sa guise. La musique joyeuse de la cabalette n’a plus rien à voir avec le désespoir premier de la naufragée échouée sur les côtes barbaresques. Aussi est-elle toujours en représentation, assumant une multiplicité d’identités dont elle change suivant l’interlocuteur : grande amoureuse avec Lindoro auquel elle réserve ses seuls moments de tendresse ; maîtressefemme avec Taddeo ; enjôleuse avec Mustafà ; complice avec Elvira dont elle veut faire l’« éducation » d’épouse. Certains personnages se voient ainsi, tour à tour flattés par ses cajoleries ou rejetés de façon menaçante par elle : Isabella séduit et ridiculise Taddeo et Mustafà, en les enfermant dans des situations plus burlesques les unes que les autres. La duplicité du personnage se traduit musicalement dans la scène où elle rencontre Mustafà : l’Italienne, qui a été accueillie par le chœur, dans une tonalité presque religieuse pour célébrer sa beauté, manifeste, dans un contraste marqué, la répugnance que lui inspite le Bey, Che muso, che figura ! Mais elle dissimule ses sentiments pour lui adresser une supplique théâtrale, Maltrattata della sorte. Tous deux se réjouissent : Mustafà de sa beauté, Isabelle de l’impression qu’elle a visiblement produite sur lui et qui favo- tistes brodent à loisir sur cet archétype : une belle Italienne, retenue comme esclave dans le sérail d’un prince ottoman, parvient à s’enfuir grâce à son amant venu la rejoindre. Le goût pour l’exotisme oriental n’est pas nouveau et le sujet s’inscrit dans une mode culturelle qui traverse de longues décennies et s’exprime sous différentes formes artistiques. En effet, entre histoire et légende, entre fascination et répulsion, les relations entre les pays de l’Europe et l’Empire ottoman furent complexes, depuis le début des temps modernes et particulièrement dans l’espace méditerranéen, lieu de partage, dans le double sens d’échange et de confrontation, entre sa rive nord chrétienne et sa rive sud soumise à l’expansionnisme musulman, aux VIIe et VIIIe siècles. Les conquêtes de l’Islam provoquent la conversion ou l’asservissement des chrétiens et des juifs sur leurs terres séculaires, et suscitent les premières confrontations entre les deux univers. La tentative de reconquête des Croisades, à partir du XIe siècle, et son échec, aggravé par la disparition de Byzance, ne mirent pas fin aux relations problématiques avec cet espace devenu, à partir du XIIIe siècle, une possession ottomane. Au plus fort de son expansion, au XVIIe siècle, cet Empire déborde largement l’Anatolie, et s’étend sur le pourtour de la Mer Noire, les Balkans, le Moyen-Orient actuel, la Péninsule Arabique et l’Afrique du Nord, à Soliman le Magnifique l’exception du Maroc. Il tentera plusieurs percées jusqu’aux portes de Vienne et de Moscou, sans parler de la Grèce, de Rhodes, de Chypre et de l’Italie. Tout cela a suscité, en Occident, un attrait et une curiosité jamais démentis depuis l’époque des Croisades. Si les Ottomans suscitent la crainte, certains personnages fabuleux, comme Soliman le Magnifique (1496-1566), fascinent. Soliman avait brisé un tabou en épousant une esclave de son harem, Roxelane. Fille d’un prêtre orthodoxe, enlevée lors d’un raid en Ukraine, elle prit un grand ascendant sur son époux. On considère que cet épisode historique serRoxelane, l’épouse de Soliman. 32 13 vira de départ à toutes les intrigues mettant en scène de belles Européennes emprisonnées dans un harem dont elles séduisent le maître, au point de le réduire à leur merci. Les femmes européennes n’hésiteront pas à se faire représenter en odalisques ou en sultane comme la Pompadour peinte par Charles-André van Loo en 1747. Le thème est toujours dans l’air du temps à l’époque de L’Italiana, comme le montre le tableau quasi contemporain, La Grande Odalisque de J. A. D. Ingres, de 1814. Tous les artistes du XIXe siècle rêveront de cet Orient, paradis perdu, espace mystérieux et secret que symbolise le harem, source de tous les fantasmes masculins. Le voyage en Orient, réel ou imaginaire, devient un passage obligé. C’est au début du XIXe siècle que le terme «orientalisme» fait son apparition. Compromis entre fiction et réalité, il donne lieu à des représentations parfois fantaisistes d’un Orient tout droit sorti des Mille et Une Nuits : Damas et ses palais, Constantinople et ses harems… Victor Hugo pourra écrire, en 1829 dans sa préface des Orientales : « Au siècle de Louis XIV, on était helléniste, maintenant, on est orientaliste. » Et Gérard de Nerval d’ajouter que le « Voyage en Orient », c’est le retour aux sources, vers « notre berceau cosmogonique et intellectuel ». Barbaresque ou burlesque ? Les échanges avec la Méditerranée s’intensifiant, l’attention se focalise sur Alger dont la Régence forme, avec celles de Tunis et de Tripoli, le trio des « régences barbaresques » de l’Empire ottoman pendant trois siècles. Les puissances occidentales cherchent tous les moyens pour se débarrasser de la piraterie maritime et de la réduction en esclavage de leurs ressortissants capturés, problème toujours d’actualité au début du XIXe siècle. Peu après les créations de L’Italienne à Alger et du Turc en Italie, les expéditions contre Alger se succèdent : américaine en 1815, hollandobritannique en 1816, qui permettent de délivrer de nombreux esclaves sans faire cesser les attaques barbaresques. Seule la conquête de la future Algérie par la France -c’est elle qui donne ce nom à ce territoire divisé en multiples tribus-, à partir de 1830, y mettra fin. Ce tropisme pour la Sublime Porte, générée par ses démonstrations de force et par son mode de vie si différent des sociétés chrétiennes, prend deux formes d’expression opposées, mais en fait complémentaires : celle de l’admiration et celle de la dérision. Le Turc devient la figure d’une sagesse perdue en l’Occident : grisés par un sentiment de supériorité que les philosophes jugent souvent mal fondé, les Européens auraient oublié des vérités essentielles. Candide reçoit, d’un vieux Turc, la recette essentielle d’un semblant de bonheur : « Il faut cultiver notre jardin ». En fait, la 14 tagonistes. L’effet comique était imparable dans l’heureux temps où l’on croyait encore à la spécificité des sexes ! Taddeo, vieux soupirant et compagnon de voyage d’Isabella, incarne le chevalier servant, le sigisbée, ici entre deux âges, dont toute Italienne qui se respecte a besoin. Il est en fait, son souffre-douleur, car il rêve d’épouser l’héroïne. Mais il est vite ramené à sa fonction de bouffon. On ne peut que rire de sa couardise et du châtiment qui ne pèse pas exactement sur sa tête. Ses craintes le mettent en état d’infériorité par rapport à l’intrépide Isabella. Celle-ci marque rapidement son impatience à son égard dans le duetto, Ai capricci della sorte : les deux voyageurs se querellent, chacun attendant son tour pour laisser éclater sa colère. Isabelle préfèrerait plutôt affronter le Turc que son compagnon qui ne cesse de s’inquiéter sur le sort d’Isabella dans le harem, crainte qu’il exprime dans une caractéristique répétition rossinienne. Mettant fin à leur querelle, Donna Isabella ? Messer Taddeo ?, ils partent en en captivité comme oncle et nièce, ce qui affaiblit encore sa position d’amoureux. L’aria qui lui revient, lors de son intronisation comme Kaïmakan, Ho un gran peso sulla testa, est traitée comme le sera celle du Bartolo du Barbier ou du Don Magnifico de la Cenerentola : au-dessus d’un accompagnement qui fournit un simple contrepoids harmonique et d’une mélodie orchestrale qui semble animée d’un mouvement perpétuel, Taddeo, dans son étrange habit turc et son énorme turban sur la tête, loin de se réjouir de sa nouvelle distinction, se désole davantage, contrairement aux réactions attendues en pareil cas, tandis que le chœur se montre de plus en plus enthousiaste pour cette récompense. Risquant l’empalement s’il dévoile ses sentiments pour Isabella, il continue à pleurer en remerciant pour ce grand honneur. Il déclame son texte en utilisant tous les clichés du répertoire bouffe. Boniment rapide, écarts d’intervalles exagérés, tournent en ridicule ses prétentions. Le malheureux est acculé à un choix impossible : aider Mustafà à gagner la main d’Isabelle, ou bien être empalé, supplice particulièrement humiliant dont la menace achève de le ridiculiser. Dans le cérémonial d’intronisation du Bey au rang de Pappataci, Taddeo ânonne mécaniquement le règlement auquel doit se soumettre le nouvel élu qui, tout aussi mécaniquement, applique les consignes. Tous deux sont réduits à l’état de marionnettes et n’ont aucune prise sur les événements. Quant Taddeo comprend enfin la situation, le même dilemme que précédemment se répète : avertir Mustafà de la fuite des amants et risquer le pal, ou rejoindre les fuyards et « tenir la chandelle ». 31 jusqu’à la section finale qui est l’expression de la totale confusion dans laquelle l’habile librettiste et le compositeur aiment laisser les spectateurs avant le baisser de rideau. Les deux scènes d’investiture de Taddeo en tant que Kaïmakan (ou vicegouverneur) de Mustafà, et de Mustafà comme Pappataci sont également remarquables. Ces derniers apprennent tellement bien leur leçon que les amants s’échappent à la barbe de Mustafà, alors que Taddeo, tout autant baffoué, se traîne mortifié. Grâce à l’ingéniosité d’Isabella, l’habit de Pappataci transforme le monarque tonitruant et arrogant, en pantin désarticulé, incapable de se mouvoir et de réfléchir, répétant mécaniquement les phrases soufflées par Taddeo. La musique de Rossini souligne la transformation par une vertigineuse démonstration de verve rythmique, d’une bouffonnerie musicale inégalée. Lindoro, l’homme que veut retrouver Isabella, alors qu’il est esclave depuis trois mois dans le palais du Bey, se présente comme un personnage doux et sentimental, caractère que révèle son air d’entrée, la belle cavatine d’une redoutable difficulté, avec cor d’harmonie obligé. Dans un style très romantique, elle dépeint trois états d’âme : Languir per una bella exprimant une sorte de plaisir à soupirer après une amante éloignée ; Forse verà il momento traduit, par une fougueuse exclamation, l’espoir de revoir sa belle ; Contenta quest’alma revient sur le bonheur de penser toujours à elle. L’air est accompli avec toutes les ornementations qui expriment les différents sentiments éprouvés de la tristesse à la joie. Mais Rossini ne s’intéresse pas particulièrement au sort du personnage. Il confie même son second air, la cavatine, Ah ! come il cor di giubilo, avec haubois obligé (souvent omis), où Lindoro chante le bonheur d’être aimé, à un collaborateur. A la reprise de Milan, en 1814, il le remplace par un autre, cette fois de sa composition, Concedi, amor pietoso. Personnage assez passif, comme le montrent ses accents langoureux, Lindoro subit la volonté du Bey qui lui impose de partir avec son épouse : pour se sortir du piège de cette situation délicate, Lindoro prétend qu’aucune femme ne peut avoir les qualités qu’il recherche, mais il s’enferre car l’autre a beau jeu d’assurer qu’Elvira correspond à toutes ses attentes. Lindoro, se rendant compte que sa tactique se retourne contre lui, se lamente, Ah mi perdo, mi confondo, mais ne peut trouver d’échappatoire. D’une façon semblable, quand il retrouve Isabella, c’est elle qui prend en main les modalités de la fuite. Elle invente le stratagème pour neutraliser Mustafà et s’occupe du ralliement des esclaves italiens. Suivant un principe farcesque bien établi, les qualités viriles et la fragilité féminine subissent une permutation entre les deux pro30 figure de l’Oriental sert à dévoiler à l’Occidental, un visage de lui-même qu’il ignore, aveuglé qu’il est par ses préjugés. Le regard jeté par les Persans de Montesquieu sur la société parisienne du XVIIIe siècle, révèle au lecteur français des Lettres persanes que le comportement le plus exotique et le plus étranger à la raison n’est peut-être pas celui des voyageurs exotiques qui découvrent, sans les comprendre, les mœurs de leurs hôtes parisiens. Dans L’Enlèvement au sérail, le Pacha Selim retient prisonnière Constantza dont il est amoureux, tandis que Belmonte, introduit clandestinement dans les lieux, cherche à la libérer. Alors qu’il le tient à sa merci, le maître du sérail apprend qu’il est le fils du gouverneur d’Oran, alors ville espagnole, qui assassina autrefois son père. Selim renonce à tirer vengeance de la situation. Magnanime, il permet au jeune homme de repartir avec Constantza. Mozart dote son personnage oriental d’une grande sagesse humaniste, dénonçant ainsi l’effet toujours destructeur de la passion, qu’elle soit amoureuse ou politique. Mais s’il est parfois magnifié, la figure du Turc est aussi ridiculisée. Molière en donne un exemple dans la cérémonie d’intronisation du Bourgeois gentilhomme dans l’ordre des Mamamouchis. Petite vengeance du Roi Soleil, sans doute, après le scandale provoqué par l’arrogance de l’ambassadeur turc, Soliman Aga, en visite à la cour de Louis XIV, en 1669. Cette scène burlesque génère, sans doute, celle au cours de laquelle Mustafà devient Pappataci, au dénouement de L’Italienne. Depuis la fin du XVIIe siècle, la musique reflète le goût pour l’Orient : la comédie-ballet du Bourgeois Gentilhomme (1670), avec une musique de Lully participe à l’élaboration des traits caractéristiques de l’exotisme musical et théâtral qui perdure tout au long du siècle suivant. D’autres œuvres s’inscriront dans ce courant, comme la très célèbre Marche turque de Mozart (troisième mouvement alla turca de la Sonate pour piano en la majeur K. 331), datée de 1778. L’opposition du mineur et du majeur, les motifs rapides, et l’imitation du tambour participent de cette stylisation musicale. Sans oublier Die Entführung aus dem Serail de 1782 où la tonalité « turque » est donnée par des instruments -piccolo, timbales, triangle, cymbales, grosse caisse-, dès les premiers accents de l’ouverture. Si le livret d’Anelli s’inscrit dans la veine des œuvres littéraires et musicales déjà citées, elle en inverse cependant les conventions dans un effet de dérision qui redonne du sel à une histoire rebattue. 15 Une petite salle du palais de Mustafà, Bey d’Alger. Elvira (soprano), épouse délaissée par ce dernier, confie à sa confidente Zulma (mezzosoprano), sa douleur. Les eunuques (ténors et les basses), en guise de consolation, lui affirment que le sort des femmes d’Orient est de souffrir (Introduction, Serenate il mesto ciglio). Mustafà (basse) entre et confirme, en la rabrouant, qu’il en a assez de cette femme trop soumise. Resté seul avec Haly (basse), le capitaine de ses corsaires, il lui fait part de ses projets : donner Elvira en mariage à son favori Lindoro, jeune italien, son esclave depuis trois mois, et se remarier avec une Italienne au tempérament de feu que les corsaires sont chargés de capturer immédiatement. Lindoro (ténor), fort affligé d’être séparé de sa belle restée en Italie (Cavatine, Languir per una bella), tente en vain de se soustraire à cette proposition (Duo, Si inclinassi a prender moglie). Une plage. Les Corsaires s’emparent d’un navire brisé par la tempête sur un récif et ramènent à terre butin et prisonniers (Chœur, Quanta roba ! Quanti schiavi !). Parmi eux, Isabella (contralto) partie à la recherche de Lindoro. Elle comprend rapidement qu’elle doit user de toutes les ruses féminines pour se sortir de cette situation (Cavatine, Cruda sorte ! Amor tiranno !). Elle décide de faire passer son compagnon de voyage, Taddeo, son éternel soupirant, pour son oncle. Haly annonce à la jeune femme qu’elle sera la favorite du Bey, ce qui déclenche la jalousie de Taddeo. Isabella lui rappelle vertement qu’ils ont besoin l’un de l’autre pour échapper aux dangers qui les menacent (Duo, Ai capricci della sorte). qu’il met pour se débarrasser de sa femme : sa faiblesse rhétorique le met à la merci de plus retors que lui. En effet, pour convaincre Lindoro, réticent à l’idée de partir avec Elvira, Mustafà en vient à vanter la beauté et la douceur de caractère de son épouse, retournant sans s’en rendre compte toute son argumentation qui justifiait qu’il veuille s’en débarrasser sans plus attendre. Mustafà se fait pressant tandis que Lindoro, cherche toutes les échappatoires possibles. Cette situation ridicule est pourtant prétexte à une des plus belles pages de l’opéra, le duo Se inclinasi a prender moglie. Le renversement des rapports de force entre le Bey et ceux qui sont censés lui être soumis, se fait sentir d’abord dans le traitement musical. Les pirates, en découvrant Isabella, à l’acte I, s’exclament È un boccon per Mustafa, « Quel morceau de choix pour Mustafa ». Lorsque le Bey, introduit dans le grand ordre des Pappataci, dans la scène finale de l’opéra, boit et mange imperturbablement pendant qu’Isabella échange des serments d’amour avec Lindoro, le chœur marque alors sa satisfaction et son approbation, en utilisant la même musique que celle du premier acte qui saluait le pouvoir de Mustafà. Seul le texte change, Bravo, ben : cosi si fa. Cette intervension consacre le triomphe de l’Italienne. Simplement, mais efficacement Rossini nous fait comprendre que le bras de fer entre Mustafà qui avait visé une proie trop difficile à capturer pour lui et Isabella se termine en faveur de la « faible » femme. Mustafà le comprend plus ou moins confusément et il laisse exploser, à de multiples reprises, son exaspération. La tonalité comique, propre à Rossini, reprend le dessus. C’est ce qui provoque la confusion du finale du premier acte que n’avait pas imaginée Anelli. Si l’on en croit Stendhal, parlant de l’effet produit, lors de la Première à Venise, par l’Allegro vivace conclusif de l’acte I, « les spectateurs ne pouvaient plus respirer, et s’essuyaient les yeux. » Dans une tradition ancienne de l’opera buffa qui remonte au moins à Pergolèse, les chanteurs ne chantent pas des mots mais des sons inarticulés pour exprimer la confusion que provoque la situation sur eux : chaque personnage compare son état d’esprit à un instrument à percussion, cloche, marteau, tambour, mais chaque son est intégré à un cadre tellement précis que le chaos, la « folie organisée », est en fait prévue jusque dans ses moindres détails. Les ding ding, tac-tac, et boum boum qui menacent de faire éclater la tête des protagonistes constituent, à la fois, l’apogée et la conclusion du Finale. Rossini, avec son grand sens théâtral, avec à propos, écrit là la più mossa (la plus agitée) des pages. Cet ensemble constitue un des chefs-d’œuvre de Rossini ; comme dans les finales de Mozart, chaque section renferme un nouvel incident dans une humeur musicale entièrement nouvelle. Aussi plus l’action avance et plus l’intrigue se complique 16 29 L’INTRIGUE Il Giornale Dipartimentale dell’Adriatico, paru le lendemain de la création de L’Italiana, résume l’action de façon lapidaire : « un fanfaron qui maltraite les femmes et en a assez de sa femme, qui tombe dans le piège d’une femme dégourdie qui en fait son souffre-douleur, le déçoit pour s’enfuir enfin avec son véritable amant. » L’œuvre appartient au genre de l’opéra bouffe, c’est dire qu’elle n’a aucune prétention réaliste ni psychologique ; le but est de jouer sur les poncifs concernant les rapports entre pouvoir et esclavage, entre hommes et femmes, pour mieux les subvertir et divertir le public. Premier acte rien n’est prévu pour que se produisent les moments de pure folie musicale qui couronnent les grands ensembles de Rossini au finale de l’acte I, Nella testa ho un campanello, et le quintette, Sento un fremito, à l’acte II, si caractéristique du style Rossini, au point d’en constituer sa marque de fabrique. La brièveté du temps qui lui est accordé pour écrire son nouvel opéra oblige le compositeur à confier la préparation de tout le recitativo secco à un collaborateur non identifié, ainsi que l’air d’Haly, Le femmine d’Italia, et probablement l’air Oh, come il cor di giubilo de Lindoro. Le reste de la partition, de la main de Rossini, fut écrit à une vitesse éclair, avec une exubérante énergie créatrice, comparable à celle qui donnera naissance au Barbiere di Siviglia en 1816. Mais ce n’était pas chez lui, un choix délibéré. Stendhal a beaucoup fait pour accréditer sa réputation de paresse. Il le décrit comme un dilettante occupé à goûter avant tous les plaisirs de la vie, repoussant sans cesse le moment de se mettre à sa table de travail pour accomplir sa tâche à la dernière minute, dans la fièvre de l’urgence. Or Rossini savait prendre le temps de revoir soigneusement ses partitions. Simplement, quand les délais imposés étaient brefs, son génie et son habileté technique faisaient merveille. LES PERSONNAGES C’est la musique qui caractérise chaque personnage. Ainsi l’entrée tonitruante de Mustafà, qui suit les plaintes de son épouse concernant le fait qu’il la délaisse, laisse imaginer un tyran domestique redoutable et assez féroce. Rossini dépeint les prétentions à la galanterie et les forfanteries du Bey concernant sa façon de dompter « l’arrogance des femmes », Delle donne l’arroganza, dans un faux style héroïque qui parodie les airs les plus raffinés à l’écriture très ornementée, avec de redoutables coloratures, style habituellement réservé aux héros des opera seria. Obnubilé par l’idée de posséder l’une de ces fabuleuses Italiennes dont il rêve, et apprenant l’arrivée d’Isabella, Mustafà se lance d’emblée dans un grand air, Già d’insolito ardore nel petto, mêlant à la manière inimitable de Rossini, bouffonnerie, élégance et virtuosité. Mustafà annonce les Falstaff et Baron Ochs, vieux galants ridicules. Rossini s’amuse à prêter à une basse profonde les fioritures stylistiques habituellement réservées au jeune premier amoureux, c’est-à-dire à un ténor léger. Cette incongruité laisse déjà entendre que le Bey n’est pas à sa place dans ce jeu de séduction et d’autorité. On le mesure encore, dans la précipitation 28 Une petite salle du palais. Lindoro a accepté d’épouser Elvira contre la promesse de pouvoir retourner en Italie. Haly annonce au Bey la capture d’une Italienne. Mustafà, déjà amoureux, sort pour aller à sa rencontre (Air, Già d’insolito ardore), tandis que Lindoro annonce à Elvira et à Zulma que le navire qui doit les emmener en Italie, est prêt à appareiller. Mais Elvira veut revoir son époux. Une magnifique salle du palais. Isabella éblouit le Bey par sa beauté et, dissimulant sa répugnance (Oh !Che muso, che figura !), elle flatte habilement Mustafà et réussit à faire libérer Taddeo, menacé d’empalement. Surviennent Lindoro, Elvira, Zulma, venus faire leurs adieux au maître des lieux. Isabella, un moment désarçonnée, exige et obtient que Mustafà garde sa femme et qu’il lui donne Lindoro comme esclave. La stupéfaction générale s’exprime dans l’étourdissant finale de l’acte I (Strette, Va sossopra il moi cervello). Second acte Une petite salle du palais. Elvira, Zulma, Haly et les eunuques ironisent sur la soudaine docilité de Mustafà (Introduction, Uno stupido, uno stolto). Le Bey ordonne aux deux femmes d’annoncer à Isabella qu’il va prendre le café avec elle. Après leur sortie, entrent les deux amants. Lindoro ayant dissipé les soupçons d’Isabella sur sa trahison supposée, celle-ci décide d’imaginer un plan pour fuir Alger. Lindoro laisse éclater sa joie (Cavatine, Oh, come il cor di giubilo). Mustafà, pour s’assurer les faveurs d’Isabella, élève Taddeo au rang de « grand Kaimakan », Protecteur des Musulmans. Acclamé par le chœur (Chœur, Viva il grande Kaimakan), Taddeo toujours craignant le pire pour sa personne, accepte ces honneurs ridicules (Aria, Ho un gran peso sulla testa). Un magnifique appartement du palais. Alors qu’Isabella s’habille à la turque devant un miroir, Elvira lui annonce la prochaine venue du Bey. Scandalisée par tant de soumission, l’Italienne décide d’apprendre à l’épouse bafouée comment il faut traiter les hommes. Se sachant observée par Mustafà, Isabella feint de se faire belle pour lui (Cavatine, Per lui che adoro), avant de sortir. Le Bey, totalement enflammé, entre accompagné de Lindoro et de Taddeo. Il ordonne à ce dernier de rester pour l’aider à amadouer la jeune femme (Quintette, Ti presento di mia man), puis de sortir quand il se mettra à éternuer. Mais, au signal convenu, le jaloux Taddeo fait la sourde oreille au grand amusement d’Isabella et de Lindoro. Mais quand la jeune femme invite Elvira à prendre le café avec eux, le Bey rendu 17 furieux, sort. Une petite salle du palais. Haly exprime sa satisfaction de voir le vaniteux Mustafà apprendre à ses dépens que les Italiennes sont effrontées et rusées (Aria, Le femine d’Italia). Lindoro entreprend de ramener le calme : il révèle à Taddeo, qui pourrait les compromettre, les projets d’Isabella. Aussitôt, le faux oncle imagine par vanité que c’est par amour pour lui. Puis Lindoro rassure le Bey : la belle Italienne brûle d’amour pour lui et, pour preuve, elle a décidé de lui décerner le titre de « Pappataci ». Lindoro et Taddeo expliquent que ce titre est décerné aux hommes qui se consacrent à l’amour et passent leur temps à dormir, à manger, à boire et à jouir de la vie (Trio, Pappataci ! Che mai sento). Un magnifique appartement du palais. Les esclaves italiens, déguisés en Pappataci, préparent la cérémonie d’intronisation (Chœur, Pronti abbiamo e ferri e mani). Isabella les exhorte au courage, ainsi que Lindoro, en leur rappelant que bientôt, ils reverront l’Italie (Rondò, Pensa alla patria). La cérémonie commence (Finale, Dei Pattaci s’avanza il coro). Mustafà, déguisé en Pappataci, répète les formules du serment lues par Taddeo : il s’engage à boire et à manger sans se soucier de ce qu’il verra ou entendra. C’est ainsi qu’il supporte les serments d’amour échangés, sous ses yeux, par les deux amants et qu’il ne manifeste aucune inquiétude en voyant, par la loggia, un navire aborder le rivage et tout le monde embarquer, y compris Taddeo, pourtant désillusionné sur les sentiments d’Isabella envers lui. Le Bey, ramené à la réalité par Elvira, Zulma, Haly et les eunuques qu’Isabella a enivrés pour les neutraliser, demande pardon à sa femme et renonce aux Italiennes. NOUVEAUTÉ ET CONTINUITÉ Le livret d’Angelo Anelli, dramma giocoso en deux actes, appartient au genre de l’opera buffa. Ce genre typiquement italien trouve ses origines dans les intermezzi comiques du XVIIIe siècle qui entrecoupaient les opera seria. Ils mettaient en scène quelques personnages placés devant le rideau pour divertir les spectateurs pendant les changements de décor. Ces courtes pièces étaient bien souvent écrites en dialecte, et empruntaient leurs personnages à la commedia dell’arte ou au prosaïsme de la vie quotidienne. D’un ton léger, voire populaire, elles alliaient gaîté et critique traditionnelle des mœurs. Elles faisaient la part belle aux voix de basse. En se développant, ces œuvres comiques prirent la dénomination d’opera buffa. On 18 D’autres passages concernent plus précisément l’action : dans l’opera buffa, contrairement à l’opera seria, la musique n’a pas pour fonction de décrire un état ou une émotion, mais elle prend en charge l’évolution dramatique. D’où la nécessité d’une flexibilité formelle pour se plier aux besoins du moment. La structure traditionnelle d’un numéro musical, en deux parties avec un cantabile introductif et une cabaletta plus rapide, subit des modifications par l’introduction d’autres sections formelles, de personnages supplémentaires ou bien du chœur. Par exemple, la cavatine d’Isabella, Per lui che adoro, insère les commentaires des trois hommes ayant chacun une relation différente avec la jeune femme. Le même principe se retrouve dans son grand rondò, Penso a la patria, dans lequel elle s’adresse aux différentes personnes qui l’entourent. La révision opérée, à partir de la partition autographe de l’œuvre, a permis de restituer une orchestration plus légère, et plus brillante : les trombones et les timbales que l’usage avait imposés retrouvent les deux piccolos originels, davantage inscrits dans un esprit mozartien. Rossini reconstitue un Orient complètement imaginaire qui lui permet de créer un comique détaché des contingences prosaïques et qui va caractériser certaines de ses œuvres ultérieures. Stendhal, écoutant L’Italiana affirme, plein d’enthousiasme, que cette musique « fait oublier toute la tendresse du monde ». Les duos Taddeo-Isabella et Mustafa-Lindoro, annoncent ceux de FigaroRosina et Figaro-Almaviva, d’autres passages préfigurent les trios et quintettes du Barbier. Avec la Cenerentola, ces trois partitions ont en commun de confier à une voix grave, le rôle principal en raison de la prédilection de Rossini pour une couleur de voix chaude et sombre, que la créatrice du rôle d’Isabella, grande contralto, avait su lui faire apprécier. Les deux sœurs de la Cenerentola rappellent, par leurs caractéristiques vocales, les personnages d’Elvira et de Zulma. Comme dans les deux autres opéras, le chœur est formé exclusivement de voix masculines. Les quelques modifications apportées par Gaetano Rossi, déjà librettiste de Tancredi, au livret d’Anelli, semblent traduire un choix délibéré du compositeur : rajout, par exemple, du duo entre les deux amants qui, par ailleurs, ne sont pratiquement jamais seuls dans L’Italienne, comme cela se reproduira dans le Barbier pour Rosine et Almaviva/Lindoro. Dans le livret original, à la scène 2 de l’acte I, Taddeo apparaissait le premier hors du navire et avait droit à une cavatine avant même l’arrivée de l’héroïne. Rossini, au contraire, met à l’honneur l’héroïne en lui donnant la parole la première. Dès son entrée, dans un rajout à la cavatine d’origine, Isabella affirme son savoir-faire à l’égard des hommes, adresse qui sera confirmée dans son air du second acte, entièrement rajouté par Rossini. Chez Anelli, 27 ble, sans se préoccuper du bon sens ». Ici on atteint un état de folie générale, ce qui multiplie les difficultés pour le compositeur. La scène réunit sept personnages et le chœur, dans une confusion totale mais conçue avec art et précision. La musique s’enflamme à partir de brefs motifs onomatopéiques et déclenche un délire qui, grâce à la technique du crescendo, atteint des proportions démesurées. C’est une « folie méthodique », se développant grâce à de subtiles graduations dynamiques et explosant dans un fortissimo libératoire. Jamais une musique n’avait atteint un tel brio, une telle vivacité, avec une telle alternance d’accélérations et de ralentissements et de changements d’intensité sonore, pour aboutir à une sorte d’explosion finale. C’est ce que Stendhal qualifie, dans une formule frappante par sa justesse, dans ce onzième opéra de Rossini, « une folie organisée et complète ». Le duo d’Isabella et de Taddeo, Ai capricci della sorte, au premier acte montre l’économie de moyens mis en œuvre par Rossini pour traduire la tension dramatique entre les deux personnages : trois accords pianissimo font suite à trois fortissimo ; puis le basson est accentué et une figure flexible avec une gamme descendante, apparaît aux violons. A la fin, on retrouve trois accords renforçant la structure musicale. Ces simples éléments permettent à Rossini de créer un mouvement qui engendre une profusion d’autres figures, analogues ou contrastantes, chaque fois, en fonction de la situation scénique. Aux élans enflammés succèdent des moments de pur lyrisme comme la scène d’entrée d’Isabella, Cruda sorte, et celle de la reconnaissance entre Isabella et Lindoro, à la fin du premier acte. Dans ce registre sensible, la première cavatine de Lindoro, Languir per una bella, se développe dans le plus pur esprit belcantiste par l’intériorisation de l’émotion, sa mélodie anoblie par le solo de cor obligé qui l’accompagne ainsi que l’élégance des coloratures ornant la ligne mélodique. Elle constitue un des plus beaux airs de l’œuvre. Certains airs, comme celui d’Haly, à l’acte II, Le femmine d’Italia, constituent des passages obligés. Le compositeur devait prévoir, indépendamment de la logique de l’action, un air pour chaque protagoniste, afin de le mettre en valeur. Quant il concerne un protagoniste secondaire, comme c’est le cas avec le serviteur du Bey, il s’agit typiquement de ce que l’on appelle un air de sorbetto, parce que le public peu intéressé, même s’agissant d’un air de qualité comme c’est le cas ici, sortait pour aller prendre une glace afin de se rafraîchir. Cet air est un clin d’œil aux clichés sur les Italiennes, façon Leporello. S’il n’est pas d’une caractérisation frappante, il n’en est pas moins très musical. considère que La Serva Padrona (1733) de Giovanni Pergolèse constitue l’un des chefs-d’œuvre de ce genre comme le prouve la fameuse « Querelle des Bouffons » qui opposa, en France, à partir de 1752 et 1754 les défenseurs de la musique française aux partisans du modèle italien. Carlo Goldoni, librettiste du compositeur Baldassare Galuppi, établit un modèle du genre où parte seria et parte buffa s’équilibrent. A la première appartient le couple de jeunes premiers, qui conserve généralement un style de chant élevé et sentimental, à la seconde les personnages subalternes, les valets, tout droit venus de la commedia dell’arte et de ses zanni, mais également les vieillards, les comici senes, hérités des comédies de Plaute, chacun présentant un défaut, avarice, vanité, colère… Le principe bien connu de la comédie classique, selon lequel elle « corrige les mœurs en riant », justifie le recours à des figures et à des situations comiques. Le sujet de L’Italienne correspond à un schéma cent fois utilisé et dont le résumé pourrait à quelques variantes près, convenir au livret d’Anelli comme à L’Enlèvement au sérail de Mozart : un couple d’amoureux, enfermé dans un harem et séparé par l’autorité d’un Turc tout-puissant qui convoite l’héroïne, finit par recouvrer la liberté. En passant du singspiel au dramma giocoso, la caractérisation du personnage du Turc change : dans Mozart, le Pacha Sélim, rôle parlé, incarne le philosophe des Lumières. Il abandonne au gardien de son sérail, Osmin, toutes les caractéristiques du rôle bouffe, suivant une répartition classique entre le maître digne et le serviteur ridicule. Dans L’Italienne, c’est le Maître des lieux lui-même, le Bey d’Alger, qui est grotesque et berné comme il se doit. Il cumule plusieurs défauts, la vanité, l’impétuosité, l’égoïsme devant les souffrances qu’il inflige à sa femme mais comme il est la première victime de son propre tempérament, il reste sympathique. Haly, son « Osmin » d’une certaine manière, n’hésite pas à se réjouir de ses déboires. Taddeo redouble en partie le personnage du Bey dont il partage la vanité, l’aveuglement et l’amour pour Isabella. Il s’y rajoute la couardise. Il correspond plus classiquement à la typologie du vieillard amoureux et berné. Lindoro est un Belmonte plus timoré, qu’on veut contraindre à une union non désirée, ce qui est habituellement le lot des jeunes héroïnes. Dans une plaisante inversion des rôles, c’est l’audacieuse Italienne qui part à la recherche de son amant, prisonnier de Mustafà et le délivre, grâce à sa ruse et à son charme. Aux deux amoureux sont réservés les seuls moments d’émotion sincère exprimée dans le style de l’opera seria. La singularité de l’héroïne ressort d’autant plus qu’elle a en Elvira sa parfaite antagoniste, soumise et paralysée devant son maître, et cependant amoureuse. Moins par générosité que par utilité pratique, Isabella va se faire son alliée contre Mustafà. 26 19 Le nom d’Isabella est un nom traditionnel dans la comédie italienne et désigne les amoureuses, généralement assez délurées, qui ne se laissent pas facilement imposer leur conduite. Lindoro est aussi le nom traditionnel de l’amoureux dans les comédies : c’est le pseudonyme que choisit Almaviva, dans le Barbier de Séville, pour dissimuler sa véritable identité à Rosine. Les déguisements, les substitutions d’identité, les situations loufoques sont les ingrédients habituels du genre. On retrouve un schéma dramatique bien connu, celui du barbon/tyran berné par deux jeunes amoureux. Ici s’ajoutent quelques variantes : celui du redoublement de la figure centrale de l’amoureux mystifié Mustafa/Taddeo, comme Elvira vient dupliquer quelque peu Isabella en devenant sa docile élève, et en reprenant sa place de favorite à la fin de l’opéra. On le voit, le librettiste s’inscrit dans une longue tradition. Il respecte la typologie des personnages, dont il est inutile de tenter une quelconque analyse psychologique, et le cadre général du déroulement prévisible de l’action. L’auteur ne déroge au schéma traditionnel qu’à la marge. La nouveauté vient pour l’essentiel de la partition. Certes, on retrouve les passages obligés comme l’alternance d’ensembles vocaux et d’arias pour chacun des solistes, comme le voulait l’usage, des scènes attendues comme celle typique de stupéfaction qui clôt le premier acte. En revanche, Rossini se montre novateur en dotant l’opera buffa d’une virtuosité réservée jusque là au seul opera seria, créant ainsi une virtuosité bouffe qui dépasse de loin le rythme de la parole. Son écriture orchestrale participe à ce mouvement et sa musique témoigne avec finesse des différents aspects comiques des personnages et des scènes : le personnage bouffe de Mustafà s’exprime suivant les canons imposés habituellement au héros de l’opera seria. Le contraste entre la forme très savante du chant virtuose au service d’un texte absurde, comme les onomatopées répétées en canon au finale du premier acte, fonde le comique de la scène : le rire prend ses racines autant dans le sens des mots que dans la forme musicale. « C’est tout simplement la perfection du genre bouffe », écrit Stendhal, commentant la parfaite alliance entre aspects sentimentaux, bouffes et sérieux de la musique. Le jeune auteur est hissé « au premier rang des maestri ». Dans son enthousiasme, l’écrivain voit en lui, « le maître universel de la musique », un autre Napoléon. Il analyse, dans sa Vie de Rossini, l’effet « inouï » de sa musique, proche du délire fébrile, produit sur les mélomanes, littéralement électrisés par elle, particulièrement dans les ouvertures, modèle d’esprit musical et d’effets savamment calculés. L’ouverture de L’Italienne, l’une des plus connues de son compositeur, contient tous les composantes de la musique de Rossini à son meilleur : gaieté, brio, ébullition, impétuosité, effervescence. Elle débute par une introduction lente, assez sourde à l’initiale, dans laquelle alternent pizzicati des cordes et interventions des bois au caractère chantant. La partie principale plus rapide, comprend deux thèmes se développant librement, tantôt raccourcis, tantôt élargis, dans lesquels on peut imaginer entendre l’opposition entre le tempétueux Mustafà et la rusée Isabella. Les longs solos des vents, les accents dynamiques et l’élasticité caractéristique de tout le passage, se fige subitement dans un ritardando, pour reprendre et déboucher sur une coda en forme de brillant crescendo. Les motifs ne sont pas traités de manière symphonique mais se répètent dans différentes séquences en s’intensifiant de plus en plus. Ainsi s’installe un climat d’ébullition qui ne va pas tarder à s’emparer des habitants du harem. Le mécanisme rythmique ainsi progressivement mis en place et conduisant à son intensification, frappa les contemporains par son innovation. Il devint si caractéristiques du style de Rossini que ses contemporains le nommèrent « Monsieur Crescendo ». D’autant plus que le compositeur emploie ce tempo particulier également dans les airs et les ensembles. Les motifs brefs, souvent banals avec une simple alternance de la tonique et de la dominante et des figures d’accompagnement répétées, progressant vers une fin toujours retardée, confèrent un rythme très marqué et une puissance enflammée. Le procédé est mis en place dès la première scène de l’opéra, quand Mustapha fait irruption dans les appartements des femmes, entouré de sa cour : l’ensemble animé par l’impatience de Bey culmine sur un crescendo. Mais l’exemple le plus extravagant, se trouve à la fin du premier Finale. L’acte I se termine dans la confusion la plus totale de tous les personnages. Leur perplexité se transforme en une forme d’hallucination collective : les uns croient entendre une cloche qui fait sans cesse « ding ding », les autres perçoivent le « boum boum » d’un canon, le « tac tac » d’un marteau ou le croassement d’une corneille déplumée. Tout cela crée un tapage infernal qui illustre parfaitement le commentaire humoristique de Lorenzo Da Ponte, dans ses Mémoires (1830), où il décrit les obligations auxquelles doivent se conformer les compositeurs : « Il est d’usage au théâtre que, dans un tel finale, tous les chanteurs entrent en scène, quels que soient leur nombre et leur façon de le faire. Même s’ils étaient trois cents, ils devraient chanter leurs solos, leurs duos, leurs trios, leurs sextuors ou leurs « soixantuors » seul, à deux, à trois, à six, à dix ou à soixante. Et si la structure du drame ne le permet pas, c’est au poète de le rendre possi- 20 25 Un raffinement musical inédit Alger, le marché des escalves Pacha et son harem de François-Gabriel Lépaulle Personnage en habit turc Femmes d'Alger (détail toile d’Eugène Delacroix) L'Odalisque d’Ingres (1814) 24 21 Quatre photos de diverses scènes de "L'Italienne à Alger" de Rossini, dans la coproduction de Nancy-Metz, et la mise en scène de David Hermann. ( Photos Opéra National de Lorraine) 22 23 Quatre photos de diverses scènes de "L'Italienne à Alger" de Rossini, dans la coproduction de Nancy-Metz, et la mise en scène de David Hermann. ( Photos Opéra National de Lorraine) 22 23 Alger, le marché des escalves Pacha et son harem de François-Gabriel Lépaulle Personnage en habit turc Femmes d'Alger (détail toile d’Eugène Delacroix) L'Odalisque d’Ingres (1814) 24 21 Le nom d’Isabella est un nom traditionnel dans la comédie italienne et désigne les amoureuses, généralement assez délurées, qui ne se laissent pas facilement imposer leur conduite. Lindoro est aussi le nom traditionnel de l’amoureux dans les comédies : c’est le pseudonyme que choisit Almaviva, dans le Barbier de Séville, pour dissimuler sa véritable identité à Rosine. Les déguisements, les substitutions d’identité, les situations loufoques sont les ingrédients habituels du genre. On retrouve un schéma dramatique bien connu, celui du barbon/tyran berné par deux jeunes amoureux. Ici s’ajoutent quelques variantes : celui du redoublement de la figure centrale de l’amoureux mystifié Mustafa/Taddeo, comme Elvira vient dupliquer quelque peu Isabella en devenant sa docile élève, et en reprenant sa place de favorite à la fin de l’opéra. On le voit, le librettiste s’inscrit dans une longue tradition. Il respecte la typologie des personnages, dont il est inutile de tenter une quelconque analyse psychologique, et le cadre général du déroulement prévisible de l’action. L’auteur ne déroge au schéma traditionnel qu’à la marge. La nouveauté vient pour l’essentiel de la partition. Certes, on retrouve les passages obligés comme l’alternance d’ensembles vocaux et d’arias pour chacun des solistes, comme le voulait l’usage, des scènes attendues comme celle typique de stupéfaction qui clôt le premier acte. En revanche, Rossini se montre novateur en dotant l’opera buffa d’une virtuosité réservée jusque là au seul opera seria, créant ainsi une virtuosité bouffe qui dépasse de loin le rythme de la parole. Son écriture orchestrale participe à ce mouvement et sa musique témoigne avec finesse des différents aspects comiques des personnages et des scènes : le personnage bouffe de Mustafà s’exprime suivant les canons imposés habituellement au héros de l’opera seria. Le contraste entre la forme très savante du chant virtuose au service d’un texte absurde, comme les onomatopées répétées en canon au finale du premier acte, fonde le comique de la scène : le rire prend ses racines autant dans le sens des mots que dans la forme musicale. « C’est tout simplement la perfection du genre bouffe », écrit Stendhal, commentant la parfaite alliance entre aspects sentimentaux, bouffes et sérieux de la musique. Le jeune auteur est hissé « au premier rang des maestri ». Dans son enthousiasme, l’écrivain voit en lui, « le maître universel de la musique », un autre Napoléon. Il analyse, dans sa Vie de Rossini, l’effet « inouï » de sa musique, proche du délire fébrile, produit sur les mélomanes, littéralement électrisés par elle, particulièrement dans les ouvertures, modèle d’esprit musical et d’effets savamment calculés. L’ouverture de L’Italienne, l’une des plus connues de son compositeur, contient tous les composantes de la musique de Rossini à son meilleur : gaieté, brio, ébullition, impétuosité, effervescence. Elle débute par une introduction lente, assez sourde à l’initiale, dans laquelle alternent pizzicati des cordes et interventions des bois au caractère chantant. La partie principale plus rapide, comprend deux thèmes se développant librement, tantôt raccourcis, tantôt élargis, dans lesquels on peut imaginer entendre l’opposition entre le tempétueux Mustafà et la rusée Isabella. Les longs solos des vents, les accents dynamiques et l’élasticité caractéristique de tout le passage, se fige subitement dans un ritardando, pour reprendre et déboucher sur une coda en forme de brillant crescendo. Les motifs ne sont pas traités de manière symphonique mais se répètent dans différentes séquences en s’intensifiant de plus en plus. Ainsi s’installe un climat d’ébullition qui ne va pas tarder à s’emparer des habitants du harem. Le mécanisme rythmique ainsi progressivement mis en place et conduisant à son intensification, frappa les contemporains par son innovation. Il devint si caractéristiques du style de Rossini que ses contemporains le nommèrent « Monsieur Crescendo ». D’autant plus que le compositeur emploie ce tempo particulier également dans les airs et les ensembles. Les motifs brefs, souvent banals avec une simple alternance de la tonique et de la dominante et des figures d’accompagnement répétées, progressant vers une fin toujours retardée, confèrent un rythme très marqué et une puissance enflammée. Le procédé est mis en place dès la première scène de l’opéra, quand Mustapha fait irruption dans les appartements des femmes, entouré de sa cour : l’ensemble animé par l’impatience de Bey culmine sur un crescendo. Mais l’exemple le plus extravagant, se trouve à la fin du premier Finale. L’acte I se termine dans la confusion la plus totale de tous les personnages. Leur perplexité se transforme en une forme d’hallucination collective : les uns croient entendre une cloche qui fait sans cesse « ding ding », les autres perçoivent le « boum boum » d’un canon, le « tac tac » d’un marteau ou le croassement d’une corneille déplumée. Tout cela crée un tapage infernal qui illustre parfaitement le commentaire humoristique de Lorenzo Da Ponte, dans ses Mémoires (1830), où il décrit les obligations auxquelles doivent se conformer les compositeurs : « Il est d’usage au théâtre que, dans un tel finale, tous les chanteurs entrent en scène, quels que soient leur nombre et leur façon de le faire. Même s’ils étaient trois cents, ils devraient chanter leurs solos, leurs duos, leurs trios, leurs sextuors ou leurs « soixantuors » seul, à deux, à trois, à six, à dix ou à soixante. Et si la structure du drame ne le permet pas, c’est au poète de le rendre possi- 20 25 Un raffinement musical inédit ble, sans se préoccuper du bon sens ». Ici on atteint un état de folie générale, ce qui multiplie les difficultés pour le compositeur. La scène réunit sept personnages et le chœur, dans une confusion totale mais conçue avec art et précision. La musique s’enflamme à partir de brefs motifs onomatopéiques et déclenche un délire qui, grâce à la technique du crescendo, atteint des proportions démesurées. C’est une « folie méthodique », se développant grâce à de subtiles graduations dynamiques et explosant dans un fortissimo libératoire. Jamais une musique n’avait atteint un tel brio, une telle vivacité, avec une telle alternance d’accélérations et de ralentissements et de changements d’intensité sonore, pour aboutir à une sorte d’explosion finale. C’est ce que Stendhal qualifie, dans une formule frappante par sa justesse, dans ce onzième opéra de Rossini, « une folie organisée et complète ». Le duo d’Isabella et de Taddeo, Ai capricci della sorte, au premier acte montre l’économie de moyens mis en œuvre par Rossini pour traduire la tension dramatique entre les deux personnages : trois accords pianissimo font suite à trois fortissimo ; puis le basson est accentué et une figure flexible avec une gamme descendante, apparaît aux violons. A la fin, on retrouve trois accords renforçant la structure musicale. Ces simples éléments permettent à Rossini de créer un mouvement qui engendre une profusion d’autres figures, analogues ou contrastantes, chaque fois, en fonction de la situation scénique. Aux élans enflammés succèdent des moments de pur lyrisme comme la scène d’entrée d’Isabella, Cruda sorte, et celle de la reconnaissance entre Isabella et Lindoro, à la fin du premier acte. Dans ce registre sensible, la première cavatine de Lindoro, Languir per una bella, se développe dans le plus pur esprit belcantiste par l’intériorisation de l’émotion, sa mélodie anoblie par le solo de cor obligé qui l’accompagne ainsi que l’élégance des coloratures ornant la ligne mélodique. Elle constitue un des plus beaux airs de l’œuvre. Certains airs, comme celui d’Haly, à l’acte II, Le femmine d’Italia, constituent des passages obligés. Le compositeur devait prévoir, indépendamment de la logique de l’action, un air pour chaque protagoniste, afin de le mettre en valeur. Quant il concerne un protagoniste secondaire, comme c’est le cas avec le serviteur du Bey, il s’agit typiquement de ce que l’on appelle un air de sorbetto, parce que le public peu intéressé, même s’agissant d’un air de qualité comme c’est le cas ici, sortait pour aller prendre une glace afin de se rafraîchir. Cet air est un clin d’œil aux clichés sur les Italiennes, façon Leporello. S’il n’est pas d’une caractérisation frappante, il n’en est pas moins très musical. considère que La Serva Padrona (1733) de Giovanni Pergolèse constitue l’un des chefs-d’œuvre de ce genre comme le prouve la fameuse « Querelle des Bouffons » qui opposa, en France, à partir de 1752 et 1754 les défenseurs de la musique française aux partisans du modèle italien. Carlo Goldoni, librettiste du compositeur Baldassare Galuppi, établit un modèle du genre où parte seria et parte buffa s’équilibrent. A la première appartient le couple de jeunes premiers, qui conserve généralement un style de chant élevé et sentimental, à la seconde les personnages subalternes, les valets, tout droit venus de la commedia dell’arte et de ses zanni, mais également les vieillards, les comici senes, hérités des comédies de Plaute, chacun présentant un défaut, avarice, vanité, colère… Le principe bien connu de la comédie classique, selon lequel elle « corrige les mœurs en riant », justifie le recours à des figures et à des situations comiques. Le sujet de L’Italienne correspond à un schéma cent fois utilisé et dont le résumé pourrait à quelques variantes près, convenir au livret d’Anelli comme à L’Enlèvement au sérail de Mozart : un couple d’amoureux, enfermé dans un harem et séparé par l’autorité d’un Turc tout-puissant qui convoite l’héroïne, finit par recouvrer la liberté. En passant du singspiel au dramma giocoso, la caractérisation du personnage du Turc change : dans Mozart, le Pacha Sélim, rôle parlé, incarne le philosophe des Lumières. Il abandonne au gardien de son sérail, Osmin, toutes les caractéristiques du rôle bouffe, suivant une répartition classique entre le maître digne et le serviteur ridicule. Dans L’Italienne, c’est le Maître des lieux lui-même, le Bey d’Alger, qui est grotesque et berné comme il se doit. Il cumule plusieurs défauts, la vanité, l’impétuosité, l’égoïsme devant les souffrances qu’il inflige à sa femme mais comme il est la première victime de son propre tempérament, il reste sympathique. Haly, son « Osmin » d’une certaine manière, n’hésite pas à se réjouir de ses déboires. Taddeo redouble en partie le personnage du Bey dont il partage la vanité, l’aveuglement et l’amour pour Isabella. Il s’y rajoute la couardise. Il correspond plus classiquement à la typologie du vieillard amoureux et berné. Lindoro est un Belmonte plus timoré, qu’on veut contraindre à une union non désirée, ce qui est habituellement le lot des jeunes héroïnes. Dans une plaisante inversion des rôles, c’est l’audacieuse Italienne qui part à la recherche de son amant, prisonnier de Mustafà et le délivre, grâce à sa ruse et à son charme. Aux deux amoureux sont réservés les seuls moments d’émotion sincère exprimée dans le style de l’opera seria. La singularité de l’héroïne ressort d’autant plus qu’elle a en Elvira sa parfaite antagoniste, soumise et paralysée devant son maître, et cependant amoureuse. Moins par générosité que par utilité pratique, Isabella va se faire son alliée contre Mustafà. 26 19 furieux, sort. Une petite salle du palais. Haly exprime sa satisfaction de voir le vaniteux Mustafà apprendre à ses dépens que les Italiennes sont effrontées et rusées (Aria, Le femine d’Italia). Lindoro entreprend de ramener le calme : il révèle à Taddeo, qui pourrait les compromettre, les projets d’Isabella. Aussitôt, le faux oncle imagine par vanité que c’est par amour pour lui. Puis Lindoro rassure le Bey : la belle Italienne brûle d’amour pour lui et, pour preuve, elle a décidé de lui décerner le titre de « Pappataci ». Lindoro et Taddeo expliquent que ce titre est décerné aux hommes qui se consacrent à l’amour et passent leur temps à dormir, à manger, à boire et à jouir de la vie (Trio, Pappataci ! Che mai sento). Un magnifique appartement du palais. Les esclaves italiens, déguisés en Pappataci, préparent la cérémonie d’intronisation (Chœur, Pronti abbiamo e ferri e mani). Isabella les exhorte au courage, ainsi que Lindoro, en leur rappelant que bientôt, ils reverront l’Italie (Rondò, Pensa alla patria). La cérémonie commence (Finale, Dei Pattaci s’avanza il coro). Mustafà, déguisé en Pappataci, répète les formules du serment lues par Taddeo : il s’engage à boire et à manger sans se soucier de ce qu’il verra ou entendra. C’est ainsi qu’il supporte les serments d’amour échangés, sous ses yeux, par les deux amants et qu’il ne manifeste aucune inquiétude en voyant, par la loggia, un navire aborder le rivage et tout le monde embarquer, y compris Taddeo, pourtant désillusionné sur les sentiments d’Isabella envers lui. Le Bey, ramené à la réalité par Elvira, Zulma, Haly et les eunuques qu’Isabella a enivrés pour les neutraliser, demande pardon à sa femme et renonce aux Italiennes. NOUVEAUTÉ ET CONTINUITÉ Le livret d’Angelo Anelli, dramma giocoso en deux actes, appartient au genre de l’opera buffa. Ce genre typiquement italien trouve ses origines dans les intermezzi comiques du XVIIIe siècle qui entrecoupaient les opera seria. Ils mettaient en scène quelques personnages placés devant le rideau pour divertir les spectateurs pendant les changements de décor. Ces courtes pièces étaient bien souvent écrites en dialecte, et empruntaient leurs personnages à la commedia dell’arte ou au prosaïsme de la vie quotidienne. D’un ton léger, voire populaire, elles alliaient gaîté et critique traditionnelle des mœurs. Elles faisaient la part belle aux voix de basse. En se développant, ces œuvres comiques prirent la dénomination d’opera buffa. On 18 D’autres passages concernent plus précisément l’action : dans l’opera buffa, contrairement à l’opera seria, la musique n’a pas pour fonction de décrire un état ou une émotion, mais elle prend en charge l’évolution dramatique. D’où la nécessité d’une flexibilité formelle pour se plier aux besoins du moment. La structure traditionnelle d’un numéro musical, en deux parties avec un cantabile introductif et une cabaletta plus rapide, subit des modifications par l’introduction d’autres sections formelles, de personnages supplémentaires ou bien du chœur. Par exemple, la cavatine d’Isabella, Per lui che adoro, insère les commentaires des trois hommes ayant chacun une relation différente avec la jeune femme. Le même principe se retrouve dans son grand rondò, Penso a la patria, dans lequel elle s’adresse aux différentes personnes qui l’entourent. La révision opérée, à partir de la partition autographe de l’œuvre, a permis de restituer une orchestration plus légère, et plus brillante : les trombones et les timbales que l’usage avait imposés retrouvent les deux piccolos originels, davantage inscrits dans un esprit mozartien. Rossini reconstitue un Orient complètement imaginaire qui lui permet de créer un comique détaché des contingences prosaïques et qui va caractériser certaines de ses œuvres ultérieures. Stendhal, écoutant L’Italiana affirme, plein d’enthousiasme, que cette musique « fait oublier toute la tendresse du monde ». Les duos Taddeo-Isabella et Mustafa-Lindoro, annoncent ceux de FigaroRosina et Figaro-Almaviva, d’autres passages préfigurent les trios et quintettes du Barbier. Avec la Cenerentola, ces trois partitions ont en commun de confier à une voix grave, le rôle principal en raison de la prédilection de Rossini pour une couleur de voix chaude et sombre, que la créatrice du rôle d’Isabella, grande contralto, avait su lui faire apprécier. Les deux sœurs de la Cenerentola rappellent, par leurs caractéristiques vocales, les personnages d’Elvira et de Zulma. Comme dans les deux autres opéras, le chœur est formé exclusivement de voix masculines. Les quelques modifications apportées par Gaetano Rossi, déjà librettiste de Tancredi, au livret d’Anelli, semblent traduire un choix délibéré du compositeur : rajout, par exemple, du duo entre les deux amants qui, par ailleurs, ne sont pratiquement jamais seuls dans L’Italienne, comme cela se reproduira dans le Barbier pour Rosine et Almaviva/Lindoro. Dans le livret original, à la scène 2 de l’acte I, Taddeo apparaissait le premier hors du navire et avait droit à une cavatine avant même l’arrivée de l’héroïne. Rossini, au contraire, met à l’honneur l’héroïne en lui donnant la parole la première. Dès son entrée, dans un rajout à la cavatine d’origine, Isabella affirme son savoir-faire à l’égard des hommes, adresse qui sera confirmée dans son air du second acte, entièrement rajouté par Rossini. Chez Anelli, 27 rien n’est prévu pour que se produisent les moments de pure folie musicale qui couronnent les grands ensembles de Rossini au finale de l’acte I, Nella testa ho un campanello, et le quintette, Sento un fremito, à l’acte II, si caractéristique du style Rossini, au point d’en constituer sa marque de fabrique. La brièveté du temps qui lui est accordé pour écrire son nouvel opéra oblige le compositeur à confier la préparation de tout le recitativo secco à un collaborateur non identifié, ainsi que l’air d’Haly, Le femmine d’Italia, et probablement l’air Oh, come il cor di giubilo de Lindoro. Le reste de la partition, de la main de Rossini, fut écrit à une vitesse éclair, avec une exubérante énergie créatrice, comparable à celle qui donnera naissance au Barbiere di Siviglia en 1816. Mais ce n’était pas chez lui, un choix délibéré. Stendhal a beaucoup fait pour accréditer sa réputation de paresse. Il le décrit comme un dilettante occupé à goûter avant tous les plaisirs de la vie, repoussant sans cesse le moment de se mettre à sa table de travail pour accomplir sa tâche à la dernière minute, dans la fièvre de l’urgence. Or Rossini savait prendre le temps de revoir soigneusement ses partitions. Simplement, quand les délais imposés étaient brefs, son génie et son habileté technique faisaient merveille. LES PERSONNAGES C’est la musique qui caractérise chaque personnage. Ainsi l’entrée tonitruante de Mustafà, qui suit les plaintes de son épouse concernant le fait qu’il la délaisse, laisse imaginer un tyran domestique redoutable et assez féroce. Rossini dépeint les prétentions à la galanterie et les forfanteries du Bey concernant sa façon de dompter « l’arrogance des femmes », Delle donne l’arroganza, dans un faux style héroïque qui parodie les airs les plus raffinés à l’écriture très ornementée, avec de redoutables coloratures, style habituellement réservé aux héros des opera seria. Obnubilé par l’idée de posséder l’une de ces fabuleuses Italiennes dont il rêve, et apprenant l’arrivée d’Isabella, Mustafà se lance d’emblée dans un grand air, Già d’insolito ardore nel petto, mêlant à la manière inimitable de Rossini, bouffonnerie, élégance et virtuosité. Mustafà annonce les Falstaff et Baron Ochs, vieux galants ridicules. Rossini s’amuse à prêter à une basse profonde les fioritures stylistiques habituellement réservées au jeune premier amoureux, c’est-à-dire à un ténor léger. Cette incongruité laisse déjà entendre que le Bey n’est pas à sa place dans ce jeu de séduction et d’autorité. On le mesure encore, dans la précipitation 28 Une petite salle du palais. Lindoro a accepté d’épouser Elvira contre la promesse de pouvoir retourner en Italie. Haly annonce au Bey la capture d’une Italienne. Mustafà, déjà amoureux, sort pour aller à sa rencontre (Air, Già d’insolito ardore), tandis que Lindoro annonce à Elvira et à Zulma que le navire qui doit les emmener en Italie, est prêt à appareiller. Mais Elvira veut revoir son époux. Une magnifique salle du palais. Isabella éblouit le Bey par sa beauté et, dissimulant sa répugnance (Oh !Che muso, che figura !), elle flatte habilement Mustafà et réussit à faire libérer Taddeo, menacé d’empalement. Surviennent Lindoro, Elvira, Zulma, venus faire leurs adieux au maître des lieux. Isabella, un moment désarçonnée, exige et obtient que Mustafà garde sa femme et qu’il lui donne Lindoro comme esclave. La stupéfaction générale s’exprime dans l’étourdissant finale de l’acte I (Strette, Va sossopra il moi cervello). Second acte Une petite salle du palais. Elvira, Zulma, Haly et les eunuques ironisent sur la soudaine docilité de Mustafà (Introduction, Uno stupido, uno stolto). Le Bey ordonne aux deux femmes d’annoncer à Isabella qu’il va prendre le café avec elle. Après leur sortie, entrent les deux amants. Lindoro ayant dissipé les soupçons d’Isabella sur sa trahison supposée, celle-ci décide d’imaginer un plan pour fuir Alger. Lindoro laisse éclater sa joie (Cavatine, Oh, come il cor di giubilo). Mustafà, pour s’assurer les faveurs d’Isabella, élève Taddeo au rang de « grand Kaimakan », Protecteur des Musulmans. Acclamé par le chœur (Chœur, Viva il grande Kaimakan), Taddeo toujours craignant le pire pour sa personne, accepte ces honneurs ridicules (Aria, Ho un gran peso sulla testa). Un magnifique appartement du palais. Alors qu’Isabella s’habille à la turque devant un miroir, Elvira lui annonce la prochaine venue du Bey. Scandalisée par tant de soumission, l’Italienne décide d’apprendre à l’épouse bafouée comment il faut traiter les hommes. Se sachant observée par Mustafà, Isabella feint de se faire belle pour lui (Cavatine, Per lui che adoro), avant de sortir. Le Bey, totalement enflammé, entre accompagné de Lindoro et de Taddeo. Il ordonne à ce dernier de rester pour l’aider à amadouer la jeune femme (Quintette, Ti presento di mia man), puis de sortir quand il se mettra à éternuer. Mais, au signal convenu, le jaloux Taddeo fait la sourde oreille au grand amusement d’Isabella et de Lindoro. Mais quand la jeune femme invite Elvira à prendre le café avec eux, le Bey rendu 17 Une petite salle du palais de Mustafà, Bey d’Alger. Elvira (soprano), épouse délaissée par ce dernier, confie à sa confidente Zulma (mezzosoprano), sa douleur. Les eunuques (ténors et les basses), en guise de consolation, lui affirment que le sort des femmes d’Orient est de souffrir (Introduction, Serenate il mesto ciglio). Mustafà (basse) entre et confirme, en la rabrouant, qu’il en a assez de cette femme trop soumise. Resté seul avec Haly (basse), le capitaine de ses corsaires, il lui fait part de ses projets : donner Elvira en mariage à son favori Lindoro, jeune italien, son esclave depuis trois mois, et se remarier avec une Italienne au tempérament de feu que les corsaires sont chargés de capturer immédiatement. Lindoro (ténor), fort affligé d’être séparé de sa belle restée en Italie (Cavatine, Languir per una bella), tente en vain de se soustraire à cette proposition (Duo, Si inclinassi a prender moglie). Une plage. Les Corsaires s’emparent d’un navire brisé par la tempête sur un récif et ramènent à terre butin et prisonniers (Chœur, Quanta roba ! Quanti schiavi !). Parmi eux, Isabella (contralto) partie à la recherche de Lindoro. Elle comprend rapidement qu’elle doit user de toutes les ruses féminines pour se sortir de cette situation (Cavatine, Cruda sorte ! Amor tiranno !). Elle décide de faire passer son compagnon de voyage, Taddeo, son éternel soupirant, pour son oncle. Haly annonce à la jeune femme qu’elle sera la favorite du Bey, ce qui déclenche la jalousie de Taddeo. Isabella lui rappelle vertement qu’ils ont besoin l’un de l’autre pour échapper aux dangers qui les menacent (Duo, Ai capricci della sorte). qu’il met pour se débarrasser de sa femme : sa faiblesse rhétorique le met à la merci de plus retors que lui. En effet, pour convaincre Lindoro, réticent à l’idée de partir avec Elvira, Mustafà en vient à vanter la beauté et la douceur de caractère de son épouse, retournant sans s’en rendre compte toute son argumentation qui justifiait qu’il veuille s’en débarrasser sans plus attendre. Mustafà se fait pressant tandis que Lindoro, cherche toutes les échappatoires possibles. Cette situation ridicule est pourtant prétexte à une des plus belles pages de l’opéra, le duo Se inclinasi a prender moglie. Le renversement des rapports de force entre le Bey et ceux qui sont censés lui être soumis, se fait sentir d’abord dans le traitement musical. Les pirates, en découvrant Isabella, à l’acte I, s’exclament È un boccon per Mustafa, « Quel morceau de choix pour Mustafa ». Lorsque le Bey, introduit dans le grand ordre des Pappataci, dans la scène finale de l’opéra, boit et mange imperturbablement pendant qu’Isabella échange des serments d’amour avec Lindoro, le chœur marque alors sa satisfaction et son approbation, en utilisant la même musique que celle du premier acte qui saluait le pouvoir de Mustafà. Seul le texte change, Bravo, ben : cosi si fa. Cette intervension consacre le triomphe de l’Italienne. Simplement, mais efficacement Rossini nous fait comprendre que le bras de fer entre Mustafà qui avait visé une proie trop difficile à capturer pour lui et Isabella se termine en faveur de la « faible » femme. Mustafà le comprend plus ou moins confusément et il laisse exploser, à de multiples reprises, son exaspération. La tonalité comique, propre à Rossini, reprend le dessus. C’est ce qui provoque la confusion du finale du premier acte que n’avait pas imaginée Anelli. Si l’on en croit Stendhal, parlant de l’effet produit, lors de la Première à Venise, par l’Allegro vivace conclusif de l’acte I, « les spectateurs ne pouvaient plus respirer, et s’essuyaient les yeux. » Dans une tradition ancienne de l’opera buffa qui remonte au moins à Pergolèse, les chanteurs ne chantent pas des mots mais des sons inarticulés pour exprimer la confusion que provoque la situation sur eux : chaque personnage compare son état d’esprit à un instrument à percussion, cloche, marteau, tambour, mais chaque son est intégré à un cadre tellement précis que le chaos, la « folie organisée », est en fait prévue jusque dans ses moindres détails. Les ding ding, tac-tac, et boum boum qui menacent de faire éclater la tête des protagonistes constituent, à la fois, l’apogée et la conclusion du Finale. Rossini, avec son grand sens théâtral, avec à propos, écrit là la più mossa (la plus agitée) des pages. Cet ensemble constitue un des chefs-d’œuvre de Rossini ; comme dans les finales de Mozart, chaque section renferme un nouvel incident dans une humeur musicale entièrement nouvelle. Aussi plus l’action avance et plus l’intrigue se complique 16 29 L’INTRIGUE Il Giornale Dipartimentale dell’Adriatico, paru le lendemain de la création de L’Italiana, résume l’action de façon lapidaire : « un fanfaron qui maltraite les femmes et en a assez de sa femme, qui tombe dans le piège d’une femme dégourdie qui en fait son souffre-douleur, le déçoit pour s’enfuir enfin avec son véritable amant. » L’œuvre appartient au genre de l’opéra bouffe, c’est dire qu’elle n’a aucune prétention réaliste ni psychologique ; le but est de jouer sur les poncifs concernant les rapports entre pouvoir et esclavage, entre hommes et femmes, pour mieux les subvertir et divertir le public. Premier acte jusqu’à la section finale qui est l’expression de la totale confusion dans laquelle l’habile librettiste et le compositeur aiment laisser les spectateurs avant le baisser de rideau. Les deux scènes d’investiture de Taddeo en tant que Kaïmakan (ou vicegouverneur) de Mustafà, et de Mustafà comme Pappataci sont également remarquables. Ces derniers apprennent tellement bien leur leçon que les amants s’échappent à la barbe de Mustafà, alors que Taddeo, tout autant baffoué, se traîne mortifié. Grâce à l’ingéniosité d’Isabella, l’habit de Pappataci transforme le monarque tonitruant et arrogant, en pantin désarticulé, incapable de se mouvoir et de réfléchir, répétant mécaniquement les phrases soufflées par Taddeo. La musique de Rossini souligne la transformation par une vertigineuse démonstration de verve rythmique, d’une bouffonnerie musicale inégalée. Lindoro, l’homme que veut retrouver Isabella, alors qu’il est esclave depuis trois mois dans le palais du Bey, se présente comme un personnage doux et sentimental, caractère que révèle son air d’entrée, la belle cavatine d’une redoutable difficulté, avec cor d’harmonie obligé. Dans un style très romantique, elle dépeint trois états d’âme : Languir per una bella exprimant une sorte de plaisir à soupirer après une amante éloignée ; Forse verà il momento traduit, par une fougueuse exclamation, l’espoir de revoir sa belle ; Contenta quest’alma revient sur le bonheur de penser toujours à elle. L’air est accompli avec toutes les ornementations qui expriment les différents sentiments éprouvés de la tristesse à la joie. Mais Rossini ne s’intéresse pas particulièrement au sort du personnage. Il confie même son second air, la cavatine, Ah ! come il cor di giubilo, avec haubois obligé (souvent omis), où Lindoro chante le bonheur d’être aimé, à un collaborateur. A la reprise de Milan, en 1814, il le remplace par un autre, cette fois de sa composition, Concedi, amor pietoso. Personnage assez passif, comme le montrent ses accents langoureux, Lindoro subit la volonté du Bey qui lui impose de partir avec son épouse : pour se sortir du piège de cette situation délicate, Lindoro prétend qu’aucune femme ne peut avoir les qualités qu’il recherche, mais il s’enferre car l’autre a beau jeu d’assurer qu’Elvira correspond à toutes ses attentes. Lindoro, se rendant compte que sa tactique se retourne contre lui, se lamente, Ah mi perdo, mi confondo, mais ne peut trouver d’échappatoire. D’une façon semblable, quand il retrouve Isabella, c’est elle qui prend en main les modalités de la fuite. Elle invente le stratagème pour neutraliser Mustafà et s’occupe du ralliement des esclaves italiens. Suivant un principe farcesque bien établi, les qualités viriles et la fragilité féminine subissent une permutation entre les deux pro30 figure de l’Oriental sert à dévoiler à l’Occidental, un visage de lui-même qu’il ignore, aveuglé qu’il est par ses préjugés. Le regard jeté par les Persans de Montesquieu sur la société parisienne du XVIIIe siècle, révèle au lecteur français des Lettres persanes que le comportement le plus exotique et le plus étranger à la raison n’est peut-être pas celui des voyageurs exotiques qui découvrent, sans les comprendre, les mœurs de leurs hôtes parisiens. Dans L’Enlèvement au sérail, le Pacha Selim retient prisonnière Constantza dont il est amoureux, tandis que Belmonte, introduit clandestinement dans les lieux, cherche à la libérer. Alors qu’il le tient à sa merci, le maître du sérail apprend qu’il est le fils du gouverneur d’Oran, alors ville espagnole, qui assassina autrefois son père. Selim renonce à tirer vengeance de la situation. Magnanime, il permet au jeune homme de repartir avec Constantza. Mozart dote son personnage oriental d’une grande sagesse humaniste, dénonçant ainsi l’effet toujours destructeur de la passion, qu’elle soit amoureuse ou politique. Mais s’il est parfois magnifié, la figure du Turc est aussi ridiculisée. Molière en donne un exemple dans la cérémonie d’intronisation du Bourgeois gentilhomme dans l’ordre des Mamamouchis. Petite vengeance du Roi Soleil, sans doute, après le scandale provoqué par l’arrogance de l’ambassadeur turc, Soliman Aga, en visite à la cour de Louis XIV, en 1669. Cette scène burlesque génère, sans doute, celle au cours de laquelle Mustafà devient Pappataci, au dénouement de L’Italienne. Depuis la fin du XVIIe siècle, la musique reflète le goût pour l’Orient : la comédie-ballet du Bourgeois Gentilhomme (1670), avec une musique de Lully participe à l’élaboration des traits caractéristiques de l’exotisme musical et théâtral qui perdure tout au long du siècle suivant. D’autres œuvres s’inscriront dans ce courant, comme la très célèbre Marche turque de Mozart (troisième mouvement alla turca de la Sonate pour piano en la majeur K. 331), datée de 1778. L’opposition du mineur et du majeur, les motifs rapides, et l’imitation du tambour participent de cette stylisation musicale. Sans oublier Die Entführung aus dem Serail de 1782 où la tonalité « turque » est donnée par des instruments -piccolo, timbales, triangle, cymbales, grosse caisse-, dès les premiers accents de l’ouverture. Si le livret d’Anelli s’inscrit dans la veine des œuvres littéraires et musicales déjà citées, elle en inverse cependant les conventions dans un effet de dérision qui redonne du sel à une histoire rebattue. 15 vira de départ à toutes les intrigues mettant en scène de belles Européennes emprisonnées dans un harem dont elles séduisent le maître, au point de le réduire à leur merci. Les femmes européennes n’hésiteront pas à se faire représenter en odalisques ou en sultane comme la Pompadour peinte par Charles-André van Loo en 1747. Le thème est toujours dans l’air du temps à l’époque de L’Italiana, comme le montre le tableau quasi contemporain, La Grande Odalisque de J. A. D. Ingres, de 1814. Tous les artistes du XIXe siècle rêveront de cet Orient, paradis perdu, espace mystérieux et secret que symbolise le harem, source de tous les fantasmes masculins. Le voyage en Orient, réel ou imaginaire, devient un passage obligé. C’est au début du XIXe siècle que le terme «orientalisme» fait son apparition. Compromis entre fiction et réalité, il donne lieu à des représentations parfois fantaisistes d’un Orient tout droit sorti des Mille et Une Nuits : Damas et ses palais, Constantinople et ses harems… Victor Hugo pourra écrire, en 1829 dans sa préface des Orientales : « Au siècle de Louis XIV, on était helléniste, maintenant, on est orientaliste. » Et Gérard de Nerval d’ajouter que le « Voyage en Orient », c’est le retour aux sources, vers « notre berceau cosmogonique et intellectuel ». Barbaresque ou burlesque ? Les échanges avec la Méditerranée s’intensifiant, l’attention se focalise sur Alger dont la Régence forme, avec celles de Tunis et de Tripoli, le trio des « régences barbaresques » de l’Empire ottoman pendant trois siècles. Les puissances occidentales cherchent tous les moyens pour se débarrasser de la piraterie maritime et de la réduction en esclavage de leurs ressortissants capturés, problème toujours d’actualité au début du XIXe siècle. Peu après les créations de L’Italienne à Alger et du Turc en Italie, les expéditions contre Alger se succèdent : américaine en 1815, hollandobritannique en 1816, qui permettent de délivrer de nombreux esclaves sans faire cesser les attaques barbaresques. Seule la conquête de la future Algérie par la France -c’est elle qui donne ce nom à ce territoire divisé en multiples tribus-, à partir de 1830, y mettra fin. Ce tropisme pour la Sublime Porte, générée par ses démonstrations de force et par son mode de vie si différent des sociétés chrétiennes, prend deux formes d’expression opposées, mais en fait complémentaires : celle de l’admiration et celle de la dérision. Le Turc devient la figure d’une sagesse perdue en l’Occident : grisés par un sentiment de supériorité que les philosophes jugent souvent mal fondé, les Européens auraient oublié des vérités essentielles. Candide reçoit, d’un vieux Turc, la recette essentielle d’un semblant de bonheur : « Il faut cultiver notre jardin ». En fait, la 14 tagonistes. L’effet comique était imparable dans l’heureux temps où l’on croyait encore à la spécificité des sexes ! Taddeo, vieux soupirant et compagnon de voyage d’Isabella, incarne le chevalier servant, le sigisbée, ici entre deux âges, dont toute Italienne qui se respecte a besoin. Il est en fait, son souffre-douleur, car il rêve d’épouser l’héroïne. Mais il est vite ramené à sa fonction de bouffon. On ne peut que rire de sa couardise et du châtiment qui ne pèse pas exactement sur sa tête. Ses craintes le mettent en état d’infériorité par rapport à l’intrépide Isabella. Celle-ci marque rapidement son impatience à son égard dans le duetto, Ai capricci della sorte : les deux voyageurs se querellent, chacun attendant son tour pour laisser éclater sa colère. Isabelle préfèrerait plutôt affronter le Turc que son compagnon qui ne cesse de s’inquiéter sur le sort d’Isabella dans le harem, crainte qu’il exprime dans une caractéristique répétition rossinienne. Mettant fin à leur querelle, Donna Isabella ? Messer Taddeo ?, ils partent en en captivité comme oncle et nièce, ce qui affaiblit encore sa position d’amoureux. L’aria qui lui revient, lors de son intronisation comme Kaïmakan, Ho un gran peso sulla testa, est traitée comme le sera celle du Bartolo du Barbier ou du Don Magnifico de la Cenerentola : au-dessus d’un accompagnement qui fournit un simple contrepoids harmonique et d’une mélodie orchestrale qui semble animée d’un mouvement perpétuel, Taddeo, dans son étrange habit turc et son énorme turban sur la tête, loin de se réjouir de sa nouvelle distinction, se désole davantage, contrairement aux réactions attendues en pareil cas, tandis que le chœur se montre de plus en plus enthousiaste pour cette récompense. Risquant l’empalement s’il dévoile ses sentiments pour Isabella, il continue à pleurer en remerciant pour ce grand honneur. Il déclame son texte en utilisant tous les clichés du répertoire bouffe. Boniment rapide, écarts d’intervalles exagérés, tournent en ridicule ses prétentions. Le malheureux est acculé à un choix impossible : aider Mustafà à gagner la main d’Isabelle, ou bien être empalé, supplice particulièrement humiliant dont la menace achève de le ridiculiser. Dans le cérémonial d’intronisation du Bey au rang de Pappataci, Taddeo ânonne mécaniquement le règlement auquel doit se soumettre le nouvel élu qui, tout aussi mécaniquement, applique les consignes. Tous deux sont réduits à l’état de marionnettes et n’ont aucune prise sur les événements. Quant Taddeo comprend enfin la situation, le même dilemme que précédemment se répète : avertir Mustafà de la fuite des amants et risquer le pal, ou rejoindre les fuyards et « tenir la chandelle ». 31 Personnage central de l’œuvre, pôle d’attraction pour les trois principaux protagonistes mâles de la pièce, l’Italienne est en même temps le substitut de l’auteur, du metteur en scène, et la principale actrice : elle conçoit le stratagème qui doit permettre la fuite des prisonniers, elle manipule, au fur et à mesure des péripéties, les différents personnages pour qu’ils agissent comme elle le désire et que son projet aboutisse ; de plus elle joue la comédie -exemple de théâtre dans le théâtre-, à Mustafà et à Taddeo pour les amadouer. Aveuglés par leur passion, le Bey et le faux oncle ne prennent conscience de ses ruses que lorsqu’il est trop tard. L’air d’entrée de l’héroïne, traduit parfaitement toutes les facettes de sa personnalité : quand la bande des corsaires arrive sur le lieu du naufrage, Isabella, telle Vénus surgissant de la mer, apparaît comme le symbole de la séduction féminine. Son premier air la révèle tout entière : d’abord, dans une tonalité sombre, Cruda sorte, elle se plaint de la cruauté du sort, avant d’avoir une tendre pensée pour son amant absent, Per te solo, puis se révèle son trait dominant, la coquetterie. Isabella sait utiliser l’effet, à coup sûr, ravageur de ses regards langoureux sur tous les hommes puisque, selon elle, ils se ressemblent tous. On la voit à l’œuvre auprès de Lindoro, qu’elle aime, du Bey Mustafà et de Taddeo, qu’elle berne. Mais elle dicte la conduite et impose sa loi à chacun d’eux. Elle sait quel usage elle peut faire de son pouvoir de séduction mis habilement au service de sa ruse. Reprenant confiance en elle, elle proclame, Già so per pratica : le sort ne peut rien contre quelqu’un qui peut mener les hommes à sa guise. La musique joyeuse de la cabalette n’a plus rien à voir avec le désespoir premier de la naufragée échouée sur les côtes barbaresques. Aussi est-elle toujours en représentation, assumant une multiplicité d’identités dont elle change suivant l’interlocuteur : grande amoureuse avec Lindoro auquel elle réserve ses seuls moments de tendresse ; maîtressefemme avec Taddeo ; enjôleuse avec Mustafà ; complice avec Elvira dont elle veut faire l’« éducation » d’épouse. Certains personnages se voient ainsi, tour à tour flattés par ses cajoleries ou rejetés de façon menaçante par elle : Isabella séduit et ridiculise Taddeo et Mustafà, en les enfermant dans des situations plus burlesques les unes que les autres. La duplicité du personnage se traduit musicalement dans la scène où elle rencontre Mustafà : l’Italienne, qui a été accueillie par le chœur, dans une tonalité presque religieuse pour célébrer sa beauté, manifeste, dans un contraste marqué, la répugnance que lui inspite le Bey, Che muso, che figura ! Mais elle dissimule ses sentiments pour lui adresser une supplique théâtrale, Maltrattata della sorte. Tous deux se réjouissent : Mustafà de sa beauté, Isabelle de l’impression qu’elle a visiblement produite sur lui et qui favo- tistes brodent à loisir sur cet archétype : une belle Italienne, retenue comme esclave dans le sérail d’un prince ottoman, parvient à s’enfuir grâce à son amant venu la rejoindre. Le goût pour l’exotisme oriental n’est pas nouveau et le sujet s’inscrit dans une mode culturelle qui traverse de longues décennies et s’exprime sous différentes formes artistiques. En effet, entre histoire et légende, entre fascination et répulsion, les relations entre les pays de l’Europe et l’Empire ottoman furent complexes, depuis le début des temps modernes et particulièrement dans l’espace méditerranéen, lieu de partage, dans le double sens d’échange et de confrontation, entre sa rive nord chrétienne et sa rive sud soumise à l’expansionnisme musulman, aux VIIe et VIIIe siècles. Les conquêtes de l’Islam provoquent la conversion ou l’asservissement des chrétiens et des juifs sur leurs terres séculaires, et suscitent les premières confrontations entre les deux univers. La tentative de reconquête des Croisades, à partir du XIe siècle, et son échec, aggravé par la disparition de Byzance, ne mirent pas fin aux relations problématiques avec cet espace devenu, à partir du XIIIe siècle, une possession ottomane. Au plus fort de son expansion, au XVIIe siècle, cet Empire déborde largement l’Anatolie, et s’étend sur le pourtour de la Mer Noire, les Balkans, le Moyen-Orient actuel, la Péninsule Arabique et l’Afrique du Nord, à Soliman le Magnifique l’exception du Maroc. Il tentera plusieurs percées jusqu’aux portes de Vienne et de Moscou, sans parler de la Grèce, de Rhodes, de Chypre et de l’Italie. Tout cela a suscité, en Occident, un attrait et une curiosité jamais démentis depuis l’époque des Croisades. Si les Ottomans suscitent la crainte, certains personnages fabuleux, comme Soliman le Magnifique (1496-1566), fascinent. Soliman avait brisé un tabou en épousant une esclave de son harem, Roxelane. Fille d’un prêtre orthodoxe, enlevée lors d’un raid en Ukraine, elle prit un grand ascendant sur son époux. On considère que cet épisode historique serRoxelane, l’épouse de Soliman. 32 13 bouffe, il relie les mélodies vocales par un ornement orchestral, formant une architecture dramatique renouvelée et clairement structurée. Malgré quelques faiblesses et des fioritures inutiles, l’ouvrage s’impose comme un chef-d’œuvre, notamment grâce à la cabaletta de l’air d’entrée de Tancrède, rôle confié à un contralto travesti, « Di tanti palpiti », que de grandes cantatrices, encore aujourd’hui, mettent volontiers au programme de leurs récitals. Il sera parodié par Wagner dans l’acte III des Maîtres chanteurs de Nuremberg, preuve de sa notoriété. L’œuvre innove par le rôle important accordé aux instruments à vent, l’éloquence et le brillant de l’orchestration. En quatre années, la France exceptée, l’opéra fait le tour du monde. La Pietra avait fait la réputation de Rossini, Tancredi lui apporte la gloire. L’ITALIENNE À ALGER L’admiration suscitée chez les Vénitiens par Tancredi, pousse le directeur du théâtre San Benedetto, troisième théâtre de Venise, à lui commander, deux mois plus tard, un nouvel opéra, en lieu et place de la reprise de La Pietra del paragone. Il devait accompagner la création d’un nouvel ouvrage de Coccia. Ce dernier n’ayant pu le rendre à temps, l’impresario Gallo propose à Rossini de travailler sur un livret d’Angelo Anelli, déjà mis en musique par Luigi Mosca (1775-1825), célèbre compositeur napolitain, auteur de dix-huit opéras bouffes, dont celui-ci, créé à La Scala de Milan, en 1808 et intitulé L’Italiana in Algeri. La nouvelle version est bouclée en vingt-sept jours par Rossini qui fait opérer quelques rajouts, sans doute par le librettiste officiel du théâtre, Gaetano Rossi. Ce sont par exemple les onomatopées -dindin, bumbum, crà crà, tac tà-, qui provoquent les effets rythmiques étourdissants du finale du premier acte. Les turqueries, genre littéraire, pictural et musical Non seulement, Rossini ne choisit pas son sujet, mais on ne peut pas dire qu’il soit original. Comme son titre l’indique, L’Italiana in Algeri, l’action de cet opéra bouffe se passe à Alger et se présente comme une « turquerie », genre florissant en Italie à partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle. L’action reproduit l’intrigue de plusieurs œuvres théâtrales précédentes, comme Il Serraglio di Osmano (1784) de Gazzaniga, et Gl’intrighi del serraglio (1795) de Paër qui suivent le modèle insurpassé du chefd’œuvre de Mozart, L’Enlèvement au sérail de 1782. Les différents libret12 rise la ruse de la séductrice. Plus significativement encore, Isabella s’adresse à ses trois prétendants à la fois, quand ils l’observent à la dérobée, ravis et attentifs, alors qu’elle s’habille à la mode turque. Sachant qu’ils sont là, elle se lance dans un grand numéro d’enjôleuse. Elle s’exprime de telle façon que chacun d’eux se persuade qu’il est concerné par sa déclaration d’amour, Per lui che adoro. À l’instar de Suzanne, dans Les Noces de Figaro, qui se sait observée par Figaro et chante pour lui faire croire qu’elle aime le comte, Deh vieni, mais se laisse submerger par son sincère et profond amour pour Figaro, Isabella, dans cette scène, chante pour les indiscrets qui l’observent mais exprime son réel et tendre amour pour Lindoro. L’air existe en deux versions, toutes deux authentiques. Elle fut originellement conçue par Rossini, avec une magnifique partie de violoncelle solo pour l’accompagnement d’Isabella. Lorsqu’en 1814, l’opéra fut repris dans un petit théâtre, le Teatro Re, qui ne devait pas disposer d’un violoncelliste, on lui substitua une flûte. Chacun des hommes est ravi (Mustafà), inquiet (Taddeo) ou pris de doute (Lindoro) mais ils sont réunis par une commune admiration pour une telle femme, Una donna come lei non vidi ancor. Isabella, à l’image de son créateur, possède une foi absolue dans ses talents propres et comme lui, elle ne doute jamais d’elle-même. Par le traitement musical, qui rend sensible le caractère amoureux comme la stratégie soigneusement réglée, la scène dénuée de toute sentimentalité, à la Donizetti par exemple, se fait le reflet, non pas d’une réalité humaine ou sociale précise, mais d’un univers musical unique, propre à Rossini. Faute de lui donner une quelconque profondeur psychologique, cette écriture dote le personnage d’un éclat et d’une attractivité exceptionnelle pour le public. La séduction opère sur la scène comme dans la salle. Mais Isabella, grâce à sa force de persuasion, remplit une autre fonction, plus grave. Le chœur Pronti abbiamo, dans lequel les esclaves italiens et les marins que les comploteurs ont rassemblés en renfort, expriment leur détermination de recouvrer leur liberté. Pour les convaincre de la suivre, Isabella fait appel à leurs sentiments patriotiques. Son exhortation, Pensa alla patria, dont les paroles et la musique allèrent droit au cœur des Italiens du début du XIXe siècle, a certainement été conçue, à cet effet, par Rossini. Le charmant badinage de cet opéra devient un courageux chant patriotique et l’expression d’un appel à la liberté italienne. Comme dans Guillaume Tell qui sera son véritable hymne à la liberté, comme plus tard chez Verdi, qui naît la même année 1813, Rossini glissent quelques accents nationalistes dans ce chœur. Il rappellera dans une lettre de 1864, cinquante ans 33 plus tard et après l’unification de l’Italie, combien il avait composé ces lignes avec ferveur. Les guerres napoléoniennes avaient réveillé, avant de l’anéantir, le rêve d’une Italie unifiée, à une époque où elle était encore constituée d’états quasi indépendants, pour la plupart sous domination étrangère. Le rondò d’Isabella prend alors une allure subversive, aux yeux de la censure et, quand il ne fut pas parfois supprimé, il fallut en modifier le texte, en plusieurs occasions. A l’origine patria ne désignait que la ville dont on était originaire et ses environs ; plus tard, il prendra une nouvelle connotation plus politique et désignera l’Italie tout entière et son aspiration à l’unité. À Naples, où Rossini présenta L’Italiana en 1815, juste après la Restauration de la monarchie des Bourbons, il fut contraint d’écrire pour Isabella un air totalement différent : Sullo stil de’viaggiatori, pièce assez plaisante qui reprend un thème de l’ouverture, mais sans rapport avec la force d’entraînement de l’air d’origine. Le public romain, sur la musique d’origine, entendit Pensa alla sposa, Pense à l’épouse. Mais, là encore, la musique reste signifiante au-delà du sens des mots : dans le petit chœur qui précède l’air d’Isabella, les esclaves italiens chantent, Quanto valian gl’Italiani al cimento vedrà, « C’est dans l’épreuve que l’on verra le courage des Italiens », Rossini ajoute à l’accompagnement d’orchestre un thème très bref, joué aux violons et aux flûtes, référence à peine voilée à l’hymne révolutionnaire français, La Marseillaise. Cette comédie échevelée, la plus joyeuse et la plus exubérante du répertoire de tout l’opéra bouffe, cette « folie organisée et complète », possède donc sa face sérieuse. C’est l’habileté dont Rossini fait preuve à maintenir toutes ces forces en un parfait équilibre qui donne à L’Italiana in Algeri son caractère particulier. Rossini, à peine âgé de vingt ans, devient un maestro di cartello (tête d’affiche), dont le nom suffit à remplir une salle. L’Occasione fa il ladro est la quatrième farce donnée cette année à Venise, sur une intrigue proche de celle du Jeu et du hasard de Marivaux : une jeune fille change de nom et d’emploi avec sa camériste pour mieux connaître son prétendant. Dans la seule année 1812, Rossini a écrit six opéras à succès, dont quatre nouvelles farces pour le théâtre San Moisè de Venise, spécialisé dans ce genre mineur, dérivé de l’intermezzo du XVIIIe siècle, c’est-à-dire une petite pièce gaie entre deux actes d’une tragédie. Elle ne comporte qu’un acte et un petit nombre de personnages. Rossini, pourtant, lui accorde le même soin que s’il s’agissait d’ouvrages plus élaborés. Avec ce savoir-faire et cette facilité d’écriture, le chemin de la gloire s’ouvre devant lui. Mais pour ce faire, il lui faut encore conquérir le plus important théâtre d’Italie de cette époque, le San Carlo de Naples. L’année charnière Les actes I et II se font écho dans un parallélisme formel intéressant : ils s’ouvrent tous deux sur une scène qui rassemble les mêmes personnages, Elvira, Zulma et le chœur des eunuques. Dans le premier, Elvira pleure sur son sort d’épouse délaissée, avec une grâce tout droit sortie d’un opéra de Cimarosa, tandis que sa suivante et les gardiens du harem tentent de la consoler en affirmant que c’est le sort de toutes les femmes de souffrir. Alors qu’un pompeux chœur, chanté par les eunuques du palais, salue l’arrivée de Mustafà, le « fléau des femmes », qui se vante de dompter l’arrogance des femmes et de changer un tigre en agneau. De façon ironique, on peut entendre une courte citation du « Non piu andrai » de Mozart sur les paroles « Viva il flagel delle donne », qui achève de discréditer déjà le Bey ramené au niveau de l’immature Chérubin. Au début du second acte, les mêmes personnages rejoints par Haly, et le chœur, sur le même thème musical qu’à l’acte précédent, s’amusent de voir Mustafà En 1813, trois ans après les débuts à la scène du musicien, en cinq mois, il écrit trois œuvres qui le placent au premier rang des créateurs de son temps : I due Bruschino, o il Figlio per azzardo, plus connu sous le titre Il Signor Bruschino, pour le Théâtre San Moisè, Tancredi, pour La Fenice, et L’Italiana in Algeri, pour le San Benedetto, à Venise. Il Signor Bruschino, farce créée le 27 janvier 1813, n’est donnée qu’une seule fois et ne sera reprise qu’en 1857, à Paris, à l’instigation d’Offenbach. En effet, l’œuvre déconcerte : Rossini prend à contre-pied les attentes du public, abandonnant le style sentimental pour se jouer de tous les codes de la musique lyrique, donnant les accents de la tendresse à l’expression de la colère et inversement. Cet humour ne fut guère compris du public mais son nonsense annonce la folie de L’Italienne à Alger. Rossini change alors de registre pour écrire son premier opera seria, créé le 6 février 1813 à la Fenice de Venise, Tancredi d’après la tragédie de Voltaire (1760) mais à laquelle il donne une fin heureuse, le lieto fine exigé par l’une des plus anciennes règles du théâtre lyrique italien. À la première à Ferrare, il avait gardé la fin tragique de la pièce française. Le choix d’une tragédie française et d’un héros guerrier relève d’une esthétique néoclassique qui se développe en Italie à la suite des guerres napoléoniennes. Tancrède symbolise un soldat de Bonaparte, épris de gloire, d’aventures, de justice et de liberté, transposé dans la Sicile du XIe siècle. Rossini innove en supprimant les longs récitatifs entre les airs et les ensembles de l’opera seria. Il les remplace par des passages de déclamation lyrique utiles à l’action. Empruntant les principes utilisés jusque là dans l’opéra 34 11 de malle, dans une auberge, provoque une série de quiproquos. L’art du crescendo et du decrescendo du compositeur se confirme, ainsi que l’animation de ses finales et sa volonté, déjà marquée, de choisir l’ornementation de ses mélodies et de restreindre la liberté des chanteurs sur ce point. Installé à Ferrare, Rossini écrit Ciro en Babilonia, mi-oratorio, mi-opéra qui raconte la chute du roi Balthazar au bénéfice de Cyrus. C’est le premier opéra sérieux de Rossini où l’on entend les prémices de Moïse et de Sémiramide : la cantilène d’un chœur deviendra le thème de la cavatine du Barbier, Ecco Ridente. Il donnera encore, à Venise, La Scala di Seta, histoire pleine de gaieté qui rappelle Le Mariage secret de Cimarosa. Son ouverture sera très appréciée, comme l’inventif trio d’introduction et le sextuor final. L’expression sentimentale est réservée aux jeunes premiers, soprano et ténor, et le jeu est mené par un baryton qui annonce Figaro. À l’automne 1812, la Scala de Milan donne La Pietra del Paragone (La Pierre de touche), d’un style bouffe léger et spirituel d’où se détachent une cavatine, le quatuor du second acte et le trio du duel comique. Plusieurs numéros de la partition passeront dans la Cenerentola (1817). Le livret est excellent opposant, à la tendresse et à l’élégance du personnage de Clarice, la bouffonnerie et le ridicule de Macrobio, journaliste présomptueux et vénal, et de Pacuvio, poète sans talent. Chacun des protagonistes est croqué de façon désopilante. L’aria grotesque de Pacuvio « Ombrettta sdegnosa del Mississipi, pìpì, pìpì » inaugure l’un de ces jeux de Rossini sur les mots et les sonorités dont il se montrera si friand. Le public, ravi, s’en empare comme d’un refrain populaire. Servi par d’excellents chanteurs, cette œuvre est considérée par Stendhal comme son chef-d’œuvre. En effet, le génie rossinien révèle une légèreté proche de Mozart et de Cimarosa, mais avec un style totalement personnel. L’orchestre déborde d’énergie, notamment dans une scène d’orage parfaitement réussie et qui sera reprise dans Le Barbier. Les ensembles, d’un type nouveau, présentent une clarté remarquable par la généralisation de l’emploi du canon : l’entrée des voix, tour à tour sur la même mélodie, a le double avantage de permettre une audition claire du texte et de faire apprécier l’enrichissement progressif de la musique, comme le démontre l’éblouissant finale du second l’acte. Notons au passage qu’on y trouve un personnage qui prend les habits d’un Turc pour éprouver les sentiments réels de ses soi-disant amis. Les cinquante-trois représentations d’affilée signent un grand succès qui lance l’auteur en Italie, triple ses revenus, et lui vaut également l’exemption de la conscription, ce qui réjouit le jeune compositeur qui disait volontiers qu’il aurait fait un mauvais soldat. complètement tombé sous le charme d’Isabella. Le contraste entre les deux scènes annonce la prochaine déroute et la capitulation complète du Bey devant la citadelle imprenable, Isabella. Le quintette « Ti presento » constitue également une autre scène amusante. Mustafà espérant ravir la jeune Italienne par les honneurs accordés à son « oncle », la fait venir mais ordonne à celui-ci de sortir dès que le Bey éternuera. Le quintette a des allures de finale. Taddeo, ridicule dans son nouveau costume, refuse d’entendre les éternuements de Mustafà. Isabella et Lindoro s’amusent de la situation. Isabella demande le café et dans le même temps veut réconcilier Elvira avec son époux. C’est un échec car Mustafà qui avait d’autres projets, entre en fureur (Andate alla malora), dans un morceau mécanique censé traduire sa fureur. Mais la fin du quintette (Sento un fremito) avec les interventions spirituelles des bois ajoutent un commentaire ironique à la confusion générale. Le second finale est moins étourdissant que le premier. Un antique menuet, avec un refrain au cor, introduit Mustafà dans l’ordre des pappataci. La musique forme un contraste grotesque avec la situation dans laquelle le Bey met en pratique son serment : voir et ne pas voir, entendre et ne pas entendre, se gaver (pappa) et rester silencieux (taci). Le Bey se ridiculise en répétant des formules absurdes qui contrastent avec la barcarolle rythmée, Son l’aure seconde, que chantent les esclaves et les marins italiens. Lindoro et Isabella expriment de façon lyrique, leur bonheur de partir, Andiam, mio tesoro. Son teco, Lindoro. Le rire de Taddeo se fige quand il comprend qu’il a été lui aussi dupé depuis le début. Il essaie d’alerter Mustafà mais celui-ci a bien intégré les règles et n’a pas l’intention d’y manquer. Il ne sait que répéter Mangia e taci. Tous ces éléments se réponsent et se contredisent, sans générer le désordre précédent de l’acte I. Le finale, Allegro, au contraire voit les turcs souhaiter bon voyage aux Italiens. Le pouvoir d’Isabella sur les hommes, reconnu et proclamé par tous à la fin de l’opéra -« La belle Italienne venue à Alger apprend à tous […] que la femme obtient toujours ce qu’elle veut »-, constitue la morale de l’histoire. Elle semble découler moins de l’expérience personnelle de l’héroïne, dont on ignore le passé et l’expérience qu’elle peut avoir en ce domaine, que d’une sorte de vérité séculaire, issue de la sagesse des nations et que l’opéra vient illustrer. Sentence que la gent masculine se plaît à répéter pour faire oublier, ou justifier, l’autorité qu’elle exerce sur les femmes. Tout est bien qui finit bien. L’Italiana in Algeri préfigure, sur le mode comique, ce que sera le schéma verdien : une prima donna et un ténor, amoureux l'un de l'autre, tous deux 10 35 à la merci d’un baryton et/ou d’une basse, qui se disputent les faveurs de la belle. C’est bien la musique qui donne la tonalité joyeuse ou tragique de l’histoire. Mais l’on voit par là même que Rossini ouvre bien des voies à l’opéra italien. RÉCEPTION DE L’ŒUVRE La réaction du public, le soir de la première, le 22 mai 1813, fut unanimement positive comme le prouvent les ovations sans fin qui accueillirent les différentes prestations des chanteurs dont la critique salua les voix comme le talent de comédiens. Rapidement, l’œuvre fut reprise à Vicence, Milan en 1814, à Naples. Le San Carlo de cette ville, était le plus grand théâtre d’Italie dont il fallait conquérir le public pour être reconnu dans toute l’Italie et être joué à l’étranger. Le fameux impresario Domenico Barbaja, grand dénicheur de jeunes talents qu’il s’attache par contrat pour des sommes dérisoires, comme ce fut le cas pour Donizetti, Bellini et Carl Maria von Weber engage Rossini au San Carlo de Naples. S’il est peu payé, il occupe à présent une position prestigieuse, celle de compositeur officiel de la Cour, dans le théâtre le plus réputé d’Italie. Astreint à écrire deux opéras par an pour l’un des meilleurs orchestres et les plus grands chanteurs d’Italie, et pour les fêtes ou événements de la Cour et les célébrations religieuses. Mais il garde toute liberté pour écrire pour d’autres villes : les opéras sérias sont réservés à Naples, les œuvres comiques seront pour les autres. Désormais, Rossini apparaît comme le plus grand des musiciens italiens : « La nature qui a engendré Pergolèse, Sacchini et Cimarosa, a aujourd’hui créé Rossini », n’hésite pas à écrire l’abbé Carpani. Quand la presse allemande ose critiquer L’Italiana in Algieri, ce dernier justifie son admiration pour cette nouvelle œuvre, avec exaltation : « Messieurs les Berlinois, j’y trouve de la mélodie et encore de la mélodie, de la mélodie admirable, de la mélodie neuve, de la mélodie magique, de la mélodie rare ». Les Français seront les derniers à découvrir la volcanique Italienne à Paris. Si certains restèrent indifférents, son charme fit succomber Stendhal. Il consacra un livre à Rossini bien avant la fin de sa carrière opératique qui prit fin en 1829. 36 phent l’opera buffa et la farza dans lesquels ont excellé Scarlatti, Leo, Pergolese, Piccini, Cimarosa et Paisiello. Les théâtres étant voraces en matière de créations de ces dernières, les jeunes compositeurs, à condition de travailler rapidement, ont l’occasion de se faire connaître, car les directeurs ne craignent pas de faire appel à eux pour ces œuvres brèves. De retour à Bologne, Rossini donne en 1811, la cantate Didone abbandonata, en hommage à la famille Mombelli qui a accompagné ses débuts. Il fait jouer son premier opéra bouffe, L’Equivoco stravagante, interdit au bout de trois jours, malgré sa musique d’une vivacité débordante, car son sujet (une jeune fille courtisée par deux prétendants, l’un riche, l’autre pauvre, qui plus est déserteur, choisit ce dernier), déplaît à la censure. L’héroïne use d’un stratagème pour échapper au prétendant choisi par son père : elle se déguise en castrat. Le personnage cumule toutes les équivoques sexuelles liées au travestissement d’une part et, d’autre part, à l’emploi d’une voix féminines dans un corps supposé être celui d’un homme. On reconnaît là l’imprégnation de l’opéra baroque qui joue souvent sur les échanges d’identité. Marietta Marcolini, contralto colorature, qui va s’intéresser de près au jeune auteur, crée ce rôle. L’ouverture de L’Equivoco sera reprise pour Aureliano in Palmira (1814), puis deviendra celle du Barbier de Séville (1816) auquel la postérité l’attachera définitivement. La critique apprécie la composition des ensembles et le rondò de la prima donna. Cette forme vocale que l’on retrouvera dans L’Italiana in Algeri, d’un tempo rapide et d’un caractère gai et enjoué, se fonde sur l’alternance de couplets et d’un refrain. Sa simplicité thématique est fréquemment contrebalancée par une recherche de virtuosité démontrant la maîtrise du ou des exécutants. La Marcolini s’y montre particulièrement brillante. Le succès de ce premier opéra décide la Scala de Milan à commander à Rossini un nouvel ouvrage pour l’année suivante. Mais auparavant, pour le carnaval de Venise, en 1812, il donne une nouvelle farce L’Inganno felice (L’Heureux stratagème), plutôt opera semiseria, genre très en vogue au XVIIIe siècle, et qui n’est pas sans rappeler La Finta Giardineria de Mozart avec son émouvante et pathétique héroïne, faussement accusée d’adultère et rejetée par son époux. Cette œuvre sera la première de Rossini à franchir les frontières de l’Italie, déclenchant l’enthousiasme de Stendhal qui la découvre à Paris : « Ici le génie éclate de toutes parts. Un œil exercé reconnaît sans peine les idées mères de quinze ou vingt morceaux capitaux qui, plus tard, ont fait la fortune des chefs-d’œuvre de Rossini. » La postérité, plus modestement, en retiendra la riche orchestration, l’excellente ouverture et un beau trio. Suit une autre farce, Il Cambio della valigia dans laquelle un changement 9 d’en faire un castrat, voie royale pour devenir riche et célèbre. Mais la famille recule devant les risques de l’opération. La mue venue, l’adolescent poursuit sa formation musicale à l’Académie de Bologne et attire l’attention du ténor Domenico Mombelli qui lui demande de composer des arias, des duos, des ensembles sur des paroles qu’écrit son épouse. Il le conduit, ainsi, sans que le jeune garçon en prenne conscience, à concevoir son premier opéra, Demetrio e Polibio, qui ne sera créé à Rome que six ans plus tard grâce à la famille Mombelli. Il en reste un remarquable quatuor, utilisé dans d’autres opéras. Ce qui fera dire à Stendhal : « Quand Rossini n’aurait fait que ce seul quartetto, Mozart et Cimarosa reconnaîtraient en lui un égal. » Pendant quatre ans, Rossini acquiert auprès du Padre Mattei une solide formation en composition, chant, solfège, violoncelle, piano. Il découvre également la littérature (Dante, L’Arioste, Le Tasse) et continue à s’intéresser à Mozart et à Haydn. C’est lui qui dirige, à l’Académie philarmonique, la première exécution des Saisons de ce dernier, en 1811. Ses condisciples le surnomment le Tedeschino, à cause de son intérêt pour la musique allemande. Les débuts lyriques LES CRÉATEURS Dans les rôles principaux, on trouve des chanteurs qui ont marqué l’opéra italien en ce début de XIXe siècle. Filippo Galli (1783-1853), une des plus grandes basses de son temps, crée le rôle de Mustafà. Il avait débuté comme ténor en 1801, mais après une grave maladie, il changea de tessiture à partir de 1813. Il avait déjà travaillé avec Rossini au Teatro San Moisè. Rossini lui confia neuf rôles. Outre le personnage du Bey d’Alger, dans trois d’entre eux, il incarna un personnage Turc : simple rôle travesti dans La Pietra del paragone, où le comte Asdrubalese se déguise en Turc afin de découvrir les sentiments véritables de ses soidisant amis ; monarque éclairé en voyage en Italie, dans le Turco in Italia ; Maometto II, dans l’opéra éponyme qui constitue le chef-d’œuvre tragique de la période napolitaine de Rossini. L’extraordinaire diversité de ces rôles donne un aperçu du grand talent de Galli. Mais les difficultés financières de ses parents l’obligent à quitter l’Académie. Mis en contact avec l’imprésario du théâtre San Mosè de Venise, pour pallier le manque d’un opéra, le jeune Rossini accepte de mettre en musique La Cambiale di matrimonio, farce dans laquelle un Canadien, peu au fait des mœurs européennes, achète au moyen d’une lettre de change (cambiale) la fille de son fournisseur anglais, laquelle est « hypothéquée » par un autre soupirant. Dès les répétitions, les interprètes manifestent la crainte que l’orchestration, riche et colorée, perçue comme trop fournie, ne couvre leurs voix. Ce qui prouve que Rossini ne conçoit pas l’écriture orchestrale comme un simple accompagnement des chanteurs mais bien comme une partie pleine et entière de l’expression musicale. Rossini innove, pour l’époque, dans un dialogue où s’accuse le contraste entre la vivacité d’un personnage et la placidité d’un autre. La création a lieu le 3 novembre 1810, couplée avec une œuvre de Farinelli. Sa carrière est fixée désormais, il ne sera ni chanteur ni virtuose. Délaissant le symphonique, il lui reste deux voies, la musique sacrée ou le théâtre. Rossini connaît bien le second qui, de plus, permet de mieux gagner sa vie : l’Italie adule les chanteurs, particulièrement les castrats à qui on passe tous leurs caprices, notamment en les laissant improviser longuement à la fin de chaque air, pour faire valoir leur voix et leur virtuosité. Deux genres triom- Serafino GENTILI (1775-1835) dont on ignore la formation musicale, a commencé sa carrière en 1795, d’abord dans les seconds rôles bouffes, à Naples, dans les opéras de Paisiello, Cimarosa. À partir de 1805, après un succès personnel dans un opéra de Paër, il devient primo tenore assoluto di mezzo carattere dans le théâtre San Moisè de Venise. Désormais invité dans tous les théâtres d’Italie, à partir de 1809, il se produit à l’étranger, notamment à Paris. Revenu en Italie, il travaille en 1813 pour Rossini (Tancredi, La Pietra di paragone). Le compositeur écrit pour lui le rôle de Lindoro de l’Italienne à Alger. Le compositeur le retrouve pour Le Turc en Italie, Elisabetta, regina d’Inghilterra, La Gazza ladra, il reprendra le rôle d’Almaviva du Barbier 8 37 de Séville. Le dernier rôle qu’il chanta fut, en 1829, celui de Lindoro dans L’Italienne. Il chantait également Don Ottavio dans le Don Giovanni de Mozart. Sa voix de contraltino, d’une grande étendue dans le registre aigu, comme son timbre qui rappelait celui des castrats, lui permit, au début de la carrière, d’interpréter des rôles féminins. Il jouait plus sur le cantabile et la grâce que sur la force dramatique, ce qui l’obligea à abandonner la scène quant l’émission de poitrine s’imposa. Paolo Rosich interprétait Taddeo. Rossini écrit pour une de ses cantatrices préférées, Maria Marcolini, contralto qui créa quatre autres héroïnes et héros dans ses opéras : Ernestina dans L’equivoco stravagante de 1811 (qui se fait passer pour un castrat déguisé en femme) ; l’empereur Ciro (travesti) dans l’opéra/oratorio Ciro in Babilonia (1812) ; la spirituelle Clarice dans La pietra del paragone ; et enfin le personnage principal, autre travesti de Sigismondo (1814). La Marcolini devait faire preuve de dons comiques mais aussi de sérieux. Rossini exploite ces deux aspects de sa personnalité musicale dans L’Italiana in Algeri. Maria Marcolini est née vers 1780, à Florence. On ignore la date et le lieu de sa mort. Elle était l’épouse d’un impresario. Le jeune Rossini lui confie le rôle principal de cinq de ses premiers opéras pour sa voix de contralto : Ernestina dans L’equivoco stravagante, en 1811, Ciro dans Ciro in Babilonia o sia La caduta di Baldassarre et Clarice dans La pietra del paragone, en1812, Isabella dans L’italiana in Algeri, en 1813, Sigismondo dans l’opéra éponyme, en 1814. Dans les années suivantes, elle rechanta Ciro, Clarice et Isabella dans Maria Marcolini les plus importants théâtres italiens. La Pietra et L’Italienne furent ses deux principaux triomphes qui consacrèrent sa carrière, comme celle du jeune compositeur. Prima Buffa assoluta, elle avait rencontré Rossini en 1811 à Bologne, alors qu’elle a déjà une dizaine d’années de carrière derrière elle. Elle avait chanté les seconds rôles des opéras de Paër, Mayr, Cimarosa, puis, à partir de 1806, elle aborda, dans un opéra de Farinelli, les premiers rôles. La pra38 LE CYGNE DE PESARO Gioacchino (que Rossini écrira toujours avec un seul c) naît à Pesaro, petit port de Romagne au bord de l’Adriatique, d’un père corniste virtuose et d’une mère dotée d’une jolie voix de soprano. Elle chante les seconds rôles à l’opéra. L’arrivée des troupes républicaines françaises en Italie, vaut quelques mois de prison au chef de famille, trop enthousiasmé par les idées républicaines, ce qui n’était guère admissible dans un état sous domination pontificale. Libéré en 1800, quand les Français imposent leur administration, Rossini père s’installe, avec femme et enfant, à Lugo. Il enseigne les premiers rudiments du cor à son fils, puis le confie, pour des leçons de piano et de chant, au chanoine Malerbi. Dans la bibliothèque de ce dernier, l’enfant découvre, avec émerveillement, les partitions de Haydn et de Mozart, très peu jouées à l’époque. Elles lui donnent le goût de la composition, le souci de la forme et de l’écriture orchestrale. Par ailleurs, le jeune Rossini accompagne ses parents dans leurs tournées et s’initie au monde merveilleux du théâtre et de ses conventions. Notamment, il découvre, et intègre, ses règles fondamentales à l’époque : s’adapter aux exigences des chanteurs et de s’accommoder des circonstances matérielles du moment. Un opéra n’est conçu que pour une circonstance particulière et perdure rarement. D’où l’habitude, en cas de besoin, de réutiliser un même numéro d’opus dans une ou plusieurs œuvres ultérieures dont l’auteur n’est pas certain qu’on les rejouera. À douze ans, Rossini écrit sa première œuvre véritable, les six Sonates à quatre, pour deux violons, violoncelle et contrebasse, révélant un sens mélodique très sûr et une parfaite connaissance du jeu des instruments. Une solide formation La mère ayant dû abandonner la scène, la famille s’installe à Bologne dont l’Académie philarmonique, fondée en 1666, est la plus réputée d’Europe. Jean-Chrétien Bach, Gluck et Mozart y furent les élèves du célèbre Padre Martini. Son successeur, le Padre Mattei, sera le maître de Donizetti et du jeune Rossini qui intègre en 1806, à quatorze ans, au même âge que Mozart trente-six ans auparavant, l’Académie. Auparavant sa belle voix de soprano, lui avait valu de chanter dans les chorales des églises de la ville. Pour gagner sa vie, il avait dirigé des répétitions au théâtre et joué le rôle d’un jeune garçon dans un opéra de Paër. Son oncle maternel propose même 7 tique de la castration ayant été abolie par Napoléon Ier, les contraltos dont le timbre et l'étendue vocale semblent les plus proches de ceux des castrats, alors presque entièrement disparus, les remplacent dans les rôles de héros masculins téméraires, amoureux de la prima donna. Habituée des rôles comiques et travestis dans les grands théâtres italiens, la Marcolini est saluée par la critique pour son tempérament dramatique et l’adéquation de ses interprétations avec des rôles très divers : amante éplorée, fureur de la femme trahie, cavalier intrépide. Elle affectait, même dans l’opéra comique, des traits virils, et ce n’est pas une coïncidence si les grands airs de Rossini situé à proximité de la conclusion, comme le rondò, on trouve des scènes martiales, dans lesquelles la primadonna se trouve à la tête d’un chœur masculin qui exalte la vie militaire dans l’Equivoco stravagante et La Pietra del paragon. Stendhal affirme que, si la Marcolini l’avait demandé, Rossini l’aurait fait chanter à cheval. Sur ses qualités spécifiquement vocales, il remarque que l’air final Pensa alla patria est une preuve d’une prodigieuse habileté « offerte par la dame Marcolini ; où trouver une « prima donna » avec un coffre aussi robuste pour chanter un grand air avec des vocalises à la fin d’une œuvre aussi fatigante ? » Giudizio confirme dans Il Giornale dipartimentale du 24 mai 1813, « la cavatine de la signora Marcolini [a plu], mais plus encore ensuite son rondeau, [...] après son morceau à jet continu de cette talentueuse actrice, exécuté avec une telle perfection, avec une magistrale maîtrise de l'étendue de sa voix qui provoque l'extase, que cela suffirait seul à la rendre sublime ». Dans les reprises suivantes (dans la saison 1815, pour 49 représentations), un autre journaliste écrit que la Marcolini était telle, qu'à tous égards, elle pouvait « faire perdre la tête à tous les Beys » (Corriere milanese, 11 août 1815). À LIRE Musico-Mania publié à la création 6 Jean-Louis Caussou, Gioachino Rossini, L’homme et son œuvre, Paris, Editions Seghers, 1967, rééd. 1982, Slatkine Genève-Paris. Damien Colas, Rossini, L’opéra de lumière, Paris, Découvertes Gallimard, Musique, 1992. L’Avant-Scène Opéra, L’Italienne à Alger, n° 157, janvier-février 1994. Stendhal, Vie de Rossini, Paris, éd. Pierre Brunel, Folio classique, 1992. 39 À ÉCOUTER Jusqu’aux années 1950, la discographie de Rossini se limitait, pour l’essentiel, aux ouvertures les plus célèbres de ses opéras et, en extraits ou en intégrales, à un opéra bouffe, Le Barbier de Séville, et à un grand opéra, Guillaume Tell. Pour le reste, depuis la fin du XIXe siècle, la grande majorité du répertoire rossinien avait déserté les scènes lyriques, particulièrement en France. Vérisme et wagnérisme avaient entraîné l’abandon des techniques vocales exigées par la musique de Rossini. Faute de chanteurs capables d’interpréter ces partitions, elles furent ou abandonnées ou altérées par des directeurs de théâtre avant tout soucieux de les adapter aux interprètes et aux orchestres, plus ou moins virtuoses, dont ils disposaient. Mais de grands solistes, des chefs respectueux des intentions du compositeur, ont permis d’en redécouvrir le véritable esprit. Cet engouement a eu pour effet, dans le cas de L’Italienne, de provoquer un intérêt pour l’opéra de Luigi Mosca dont le livret a été réutilisé par Rossini. Il en existe un enregistrement, pris sur le vif lors du Festival Rossini à Wildbad, en 2003, paru sous l’étiquette Bongiovanni. Brad Cohen dirige l’orchestre du Czech Chamber Soloists de Brno, le Chamber Choir Ars Brunensis et un ensemble de solistes tchèques qui ont enregistré, par ailleurs, des opéras de jeunesse de Rossini chez Naxos. C’est charmant, faute d’être inoubliable, mais à connaître pour comprendre l’originalité de Rossini. Il a fallu attendre le retour de mezzo-sopranos, sinon de contraltos, capables de vocaliser avec agilité pour remettre l’ouvrage de Rossini à l’honneur. Au XXe siècle, Conchita Supervia fut la première, avec sa voix au vibrato si particulier, sa technique de colorature impeccable, son intelligence du texte et surtout son tempérament de feu, à ressusciter sur scène, en 1927, l’impétueuse Isabella. On peut la retrouver, sous différentes étiquettes, dans quatre extraits de cet opéra. Aux lendemains de la Seconde guerre mondiale parut une première intégrale, en russe, avec les musiciens de la radio de Moscou. Loin d’être idiomatique, cette version n’en prouve pas moins le retour en grâce de Rossini. En 1954, Giuletta Simionato fit redécouvrir aux Milanais la rouerie de la belle Italienne. La voix n’a pas de séduction particulière, mais l’interprète est la première, après-guerre, à ne pas se dérober devant la virtuosité de la partition et à faire preuve de l’aplomb qu’on attend du personnage. Elle 40 La vie de Gioacchino Rossini s’inscrit entre deux dates peu communes du calendrier : celle de sa naissance, un 29 février (1792) et celle de sa mort, un vendredi 13 (1868). Elles s’accordent avec le caractère assez exceptionnel de sa carrière comme avec celui, facétieux, de nombre de ses compositions. Étonnante fut, en effet, la destinée de ce musicien, génie précoce qui s’éloigne, à 37 ans, de l’opéra qui lui valut tant de triomphes et auquel il apporta tant de nouveautés. Pourtant, ses œuvres étaient presque oubliées à sa mort. Seules, ou presque, restèrent jouées, jusqu’à la Seconde guerre mondiale, du moins en France, quelques brillantes ouvertures et les intégrales du Barbier de Séville et de Guillaume Tell. Encore l’esprit et la lettre n’en étaient-ils pas toujours respectés. La Fondation Rossini, dans les années 1970, a entrepris un remarquable travail de restauration des partitions originales, souvent mutilées par les directeurs de théâtre comme par les interprètes. Dans le même temps, une nouvelle génération de chanteurs se réappropria la technique vocale exigée par ce répertoire. On a pu parler d’une « Renaissance rossinienne ». Le Rossini Opera Festival de Pesaro, créé en 1980, permet de présenter sur scène, chaque année, une nouvelle œuvre du Maître dans des conditions musicologiques aussi proches que possible de l’esprit de leur création. Ainsi fut reconstituée la partition du Voyage à Reims, écrite à l’occasion du sacre de Charles X, en 1825, et que l’on croyait perdue. Depuis sa redécouverte, en 1984, au Festival de Pesaro, cet opéra n’a cessé d’être représenté à travers le monde. 5 Pirates algériens 4 bénéficie de la direction précise et élégante de Carlo Maria Giulini, qui reste appréciable malgré un certain manque de vivacité et une partition non révisée et lacunaire (absence du second air de Lindoro, de l’air d’Haly et du chœur patriotique). Cesare Valletti surprend par la facilité de ses aigus et son timbre agréable. On peut oublier le reste de la distribution. C’est en mozartienne que Teresa Berganza aborde en 1957, sous la direction solide de Sanzogno, le rôle titre, c’est-à-dire avec une grande probité stylistique, et la perfection d’un chant d’agilité maîtrisé. Faute d’un volume vocal qui imposerait l’autorité du personnage, elle incarne, par la fraîcheur de son timbre, plus la jeune fille mutine que la femme qui réduit tous les hommes en esclavage. Sesto Bruscantini, qui a marqué à la scène le rôle de Mustafà, chante ici Taddeo et se détache facilement du reste des protagonistes. On retrouve Berganza, en 1963, après les représentations du Mai musical florentin, ce qui renforce la qualité dramatique de l’ensemble. L’héroïne a gagné en assurance et expressivité, même si la bravoure du Pensa alla patria ne lui convient toujours pas. On a toujours plaisir à entendre Panerai (Taddeo) et le Haly de Montarsolo est convenable. Reste le cas de Corena : il campe un personnage bouffon au premier degré et n’a pas la vocalità de Mustafà, mais il devait faire oublier ces limites par sa présence sur scène. Quant à Luigi Alva, la même critique qui l’a longtemps encensé dans ses rôles rossiniens, le désavoue totalement aujourd’hui. S’il ne méritait pas tant d’honneurs, l’excès inverse est certainement tout aussi injuste, au moins dans cette version. Silvio Varviso anime le tout avec allant. Enfin, Marilyn Horne vint. Elle possède la puissance vocale qui manque à Berganza, le chant rossinien n’a aucun secret pour elle. De plus, avec des moyens différents, elle retrouve l’abattage d’une Supervia. Entre 1968 et 1986, on dispose de plusieurs captations directes, en CD et une en DVD. La prise de son de 1968 n’est pas fameuse, celle de 1975, avec Claudio Abbado, demande de la bonne volonté à l’auditeur qui a l’impression d’entendre la prestation depuis la coulisse. Horne est au mieux de sa forme, avec un chef qui connaît parfaitement son affaire mais un Alva fatigué, un Montarsolo indifférent en Mustafà, un Enzo Dara, dans une de ses multiples incarnations de Taddeo, qu’on entend mieux ailleurs, provoquent un sentiment de frustration. La vidéo de 1986, permet d’apprécier la comédienne mais on préfèrera l’état vocal et l’entourage de Marilyn Horne, sous la baguette de Claudio Scimone en 1981 : elle affronte un Mustafà royal (Samuel Ramey) ; Ernesto Palacio campe un charmant Lindoro, et on peut comprendre qu’Isabella, pour le délivrer, affronte tous les périls ; Kathleen Battle incarne une piquante Elvira. Surtout, Claudio Scimone, à la tête des 41 Solisti Veneti, dirige avec brio une partition critique de l’œuvre. On peut regretter que la version CD n’ait pas repris les airs alternatifs que comportait le microsillon. Seule Lucia Valentini-Terrani peut prétendre tenir la dragée haute à Marilyn Horne avec sa voix somptueuse, la plus proche du contralto de la créatrice. Mais elle chante plus Tancrède que l’ingénieuse Isabella dans les versions dirigées par Bertini et Ferro. Dans la première, Bruscantini campe un Mustafà vocalement et dramatiquement adéquat, Benelli ne démérite pas, Enzo et Corbelli complètent avec talent la distribution. Dans la version Ferro, la direction engendrerait la sinistrose. Dommage pour Francisco Araiza, le plus séduisant des Lindoro au disque. Cette version a cependant le mérite d’être exhaustive. L’équipe réunie par Claudio Abbado, pour sa version studio, séduit sur le papier, moins à l’écoute. Le chef n’est pas en cause mais Agnes Baltsa n’est pas à l’aise dans cette tessiture, Lopardo manque de charisme et Raimondi ne convainc guère en Mustafà. Jennifer Larmore, dirigée par Lopez-Cobos, campe une Isabella autoritaire à souhait et son entourage est de bon niveau. En appendice, on peut entendre le second air de ténor écrit par Rossini pour le second acte. Dix ans plus tard, dans des extraits en anglais, la voix de Jennifer Larmore trahit une fatigue certaine. Il faut signaler un duo, Ai capricci della sorte, entre Cecilia Bartoli et Bryn Terfel, chez Decca, où il est démontré que l’art de la vocalise peut faire bon ménage avec un humour de bon aloi. Bartoli a enregistré d’autres extraits dans divers récitals Rossini. La version la plus récente, sous la direction du grand spécialiste rossinien Alberto Zedda, avec la génération montante des chanteurs qui maîtrisent parfaitement ce répertoire, et sont déjà reconnus internationalement, offre une excellente surprise. La Sicilienne Marianna Pizzolato se glisse avec bonheur dans le personnage de la volcanique héroïne. Lawrence Brownlee, bien connu des habitués des retransmissions du Metropolitan Opera, peut séduire, par la beauté de la voix et son art du chant, plus d’une Italienne. On n'oubliera pas les pionniers de la « Renaissance Rossini » mais, pour leur plus grand bonheur, les mélomanes savent que la relève est assurée. 42 SOMMAIRE Le Cygne de Pesaro p. 7 L'Italienne à Alger p. 12 L'intrigue p. 16 Nouveauté et continuité p. 18 Les personnages p. 28 Réception de l'œuvre p. 36 Les créateurs p. 37 À lire p. 39 À écouter p. 40 Discographie p. 43 Vidéographie p. 44 3 DISCOGRAPHIE 2 0 7 @/ H) V <% \ IC % 1234 125673889 !+ .`<`%<H 0 7 @/ H) V <% \ IC % 1294 * ?HV ?HV <CI .P(( Z< <. V @ <(( `2,( 0 7 @/ H) V <% \ IC % 12:2 +* @@ Z7@+ W3V 2 ?( %(7 W( Q3<P (( ?@) 0C 0 7 @/ H) V <% \ IC % 3889 0(< V@P+ .+@)@ <.(( << P70 < W P)P+ Q<< ?% 7C 125:73811 &%< ?H< ?H< VP+( ?< 0P <. C2 W.) W< <9W V0 < V0 < @ 0 K% @0 W (P 0 @W < @ <. 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V0 Retrouvez toute l’actualité du Cercle lyrique de Metz sur http://www.associationlyriquemetz.com Le Cercle Lyrique de Metz a décidé de créer un site et un blog Internet, site installé par les soins de Sandra Wagner, et que nous avons, au fil des mois, structuré à l'image d'un journal culturel numérique, grâce à la précieuse collaboration de notre actuel webmaster, Jean-Pierre Pister, ainsi que des spécialistes de notre comitédirecteur qui y contribuent. Nos rubriques se sont étoffées, que ce soit au niveau de l'annonce des activités lyriques et musicales de la région, (Opéra-Théâtre de Metz-Métropole, Orchestre National de Lorraine, Arsenal Metz-en-scène, Kinepolis : l'opéra au cinéma...), que des critiques d'opéras donnés à Metz ainsi que des comptes rendus de spectacles vus extra-muros (triangle Metz-Nancy-Strasbourg), de même que des critiques figurant sous le label « L'opéra à l'écran ». On est d'ailleurs convenu de rendre compte dorénavant de toutes les retransmissions d'opéras depuis le MET de New-York et programmées au Kinepolis de Saint-Julien-les-Metz, qui figurait, d'ailleurs, parmi les quelque vingt partenaires de soutien de notre colloque. J'y ajouterai les rubriques « Conférences », « Conseils discographiques », « In memoriam », « Anniversaires », « Vu dans la presse », « Les livres du C.L.M. », les « Actes du colloque » (avec son programme complet et la plupart des communications qui y ont été prononcées), « Archives », « Partenariats », « Espace membres », etc....Dans la plupart de ces textes, des illustrations visuelles ou vocales sont jointes. Par ailleurs, dans la mesure des résultats de nos investigations, nous sommes à présent dans la capacité de mettre dans la partie « espace membres » de notre site, accessible aux adhérents du C.L.M., les livrets de la plupart des opéras programmés au cours des saisons messines. 44 L'Italienne à Alger Gioacchino Rossini 1815 par Danielle PISTER 1 2011-2012 L'Italienne à Alger CERCLE LYRIQUE DE METZ de Gioacchino Rossini La conférence sur « L’Italienne à Alger » de Rossini sera faite par Pierre Degott, Professeur à l’Université Paul Verlaine de Metz, membre du comité de l’ « Association des Amis d’Ambroise Thomas et de l’Opéra français », le samedi 3 mars à 16 heures au foyer « Ambroise Thomas » de l’Opéra-Théâtre (entrée libre). La conférence sera précédée, à 15 heures, de l’Assemblée générale du Cercle Lyrique de Metz, puis ensuite de l’Association des Amis d’Ambroise Thomas, et ouverte à tous les membres des deux associations et des personnes intéressées. Représentations messines de « L’Italienne à Alger » auront lieu les mercredi 7 mars et vendredi 9 mars à 20h ainsi que le dimanche 11 mars à 15h. Direction musicale : Paolo Olmi. Mise en scène : David Hermann. Décors : Rifail Ajdarpasic. Costumes : Bettina Walter. Lumières : Fabrice Kebour. Distribution vocale : Isabella : Isabelle Druet Lindoro : Yijie Shi Mustafa : Carlo Lepore Taddeo, compagnon d’Isabella : Nigel Smith Elvira, sa femme : Yuree Jang Zulma : Olga Privalova Haly : Igor Gnidii Chœur des hommes de l’Opéra National de Lorraine ; Chœur des hommes de l’Opéra-Théâtre de Metz Métropole ; Orchestre symphonique et lyrique de Nancy. Couverture : Portrait de Rossini jeune, pendant la composition de « L’Italienne à Alger ». Conception de la plaquette : Danielle Pister et Georges Masson . Directeurs de publication : Georges Masson, président et Jean-Pierre Vidit, premier vice-président. Adresse postale du Cercle Lyrique de Metz : B.P. 90261 - 57006 Metz Cedex 1 Adresse e-mail du président : [email protected] Adresse du site et du blog Internet : www.associationlyriquemetz.com Composition graphique et impression : Co.J.Fa. Metz - tél. 03 87 69 04 90. La distribution de cette coproduction de l’Opéra National de Lorraine et de l’Opéra-Théâtre de Metz Métropole est la suivante : L'Italienne à Alger de Gioacchino Rossini N° 203 Par Danielle PISTER