« Voici une pièce d'une constitution assez extraordinaire », dit Corneille dans sa préface (p. 178).
Extraordinaire, la pièce l'est en effet, dans la mesure où le dramaturge y expérimente une poétique
de l'épisode qui exclut les ressorts des liaisons galantes – la relation amoureuse entre Nicomède et
la reine d'Arménie Laodice n'interfère pas avec l'action principale –, et y déploie par conséquent
une rhétorique qui se prive des discours d'amour et d'amitié. À la place, il étend à tous les actes la
rhétorique épidictique, qu'elle soit éloge de la grandeur héroïque de Nicomède ou éloge de la
prudence des Romains, et mobilise la politique pour remplir les péripéties de l'intrigue. Que la
politique ait ainsi essentiellement, dans le théâtre cornélien, une valeur technique, plus qu'un poids
idéologique, pour reprendre l'analyse de Georges Forestier ', c'est ce dont témoignent à la fois les
pièces liminaires et le texte de Nicomède, comme nous allons le démontrer.
Une première objection de principe surgit cependant devant cette apparente réduction de la
politique à une topique, à une simple thématique, dirions-nous aujourd'hui : l'application historique
des situations fictives aux événements contemporains n'est-elle pas un mode de lecture courant au
XVIIesiècle ? C'est ainsi que la grandeur héroïque qui est celle de Nicomède a pu être appliquée aux
diverses personnalités à la tête de la monarchie (en particulier le Grand Condé, emprisonné en 1650
lors des événements de la Fronde et « victime », pour ses partisans, de l'ingratitude et du
machiavélisme de Mazarin), de même que la déclaration de Corneille, selon laquelle il s'est efforcé
de peindre l'impérialisme romain et ses limites, a été mobilisée dans le débat politique de l'époque
immédiate ou de telle époque ultérieure. En vérité, une telle application transforme la tragédie en
poème allégorique, en fable cryptée, et Corneille, comme tous les auteurs du siècle, s'est élevé
contre une telle réduction, ce qui ne veut pas dire qu'il l'ignore ni qu'il n'en joue pas.
Dans le droit-fil de la première objection, une seconde réticence contre l'appréhension purement
technique de la politique existe, qui s'appuie sur la richesse et la cohérence des positions politiques
exposées par les pièces de Corneille. La présence d'une argumentation politique et éthique
complexe sur la légitimité du pouvoir, sur ses fins, sur les devoirs privés des grands et les devoirs
spécifiques des princes, etc., a d'ailleurs pu nourrir maints travaux sur les « thèses philosophiques »
de Corneille, de la défense de l'absolutisme à sa remise en cause, de son stoïcisme moral à l'éloge de
la liberté qu'il effectue dans Œdipe en réaction à l'augustinisme. À bien y regarder, il s'agit là d'une
critique d'intention, qui spécule sur le projet de l'auteur tout en introduisant une cohérence
herméneutique dans son œuvre. La pertinence de ces analyses n'est pas en cause, mais leur
positionnement apparaît alors clairement : encore une fois, il s'agit là d’interprétations, de
reconstructions a posteriori de l'intention idéologique auctoriale – alors même que jamais, dans ses
préfaces et examens, Corneille n'a évoqué une quelconque motivation philosophique ou religieuse
pour expliquer le choix de ses sujets.
C'est que l'intérêt de la politique dans l'art d'écrire propre à Corneille est fondamentalement
poétique et rhétorique. Latragédie politique selon lui, ce n'est pas une tragédie avec des thèses
politiques (par exemple l'anti-machiavélisme, dans le cas de Nicomède), mais une tragédie dont les
épisodes politiques sont structurants, c'est-à-dire constituent le nœud et/ou le dénouement. Dans
Nicomède, la politique romaine fournit à elle seule l'occasion d'un nœud, d'un obstacle d'un genre
nouveau, totalement dénué de rivalités amoureuses, tandis que la révolte populaire et l'allégeance
finale de Nicomède au roi remplissent le dénouement.
Que la politique soit une composante essentielle du genre, la grande définition de la tragédie que
Corneille donne en 1660 le rappelle : « Sa dignité demande quelque grand intérêt d'État, ou quelque
passion plus noble et plus mâle que l'amour, telles que sont l'ambition ou la vengeance. » Non
seulement le nœud amoureux, rejeté du seul côté de la comédie, est tout juste capable de fournir à
la tragédie une complication secondaire, mais le nœud tragique est explicitement assimilé aux
intérêts politiques, qu'il s'agisse de la conservation du pouvoir, de la libido dominandi (autre nom de
l'ambition), de l'esprit de vengeance, qui lui aussi dépasse le seul cadre des sentiments familiaux,
ou d'une autre de ces passions violentes et viriles dont la Rhétorique II d'Aristote a dressé la liste
canonique – on songe ici à la passion de générosité de la gouvernante Léontine qui, dans Héraclius,
n'hésite pas à sacrifier son fils pour sauver celui du roi assassiné.
Mais la politique n'est pas seulement l'occasion d'un nœud ou d'un dénouement ;elle est encore
une situation fondamentale de discours, orchestrant la circulation de la parole entre les conseillers et
le prince, entre les plaignants et le roi-juge, entre les conspirateurs et leurs chefs. Elle permet ainsi
l'insertion et l'amplification de discours argumentés, s'illustrant dans les genres délibératif et
judiciaire et alimentant les ressources oratoires du poème tragique.
Par sa puissance dramatique enfin, la politique rend vraisemblable la peinture d'un héros innocent
quoique coupable au regard de l'État : le piège qui l'enserre est généré non par une faute morale,
mais par la situation dans laquelle il se retrouve pris. Ainsi, Nicomède est innocent de toute faute, et
plus encore de tout projet de rébellion, mais il devient dangereux pour le roi en place, du fait de ses
victoires et de son obstination à vouloir s'unir à une princesse étrangère. Quant au roi Prusias, il est