Experience-Isabelle-Bardou.doc 5
© Delagrave Édition, 2004 – Isabelle Bardou
Il l’aurait pu, nous semble-t-il, car cette intuition n’est pas
seulement à la ressemblance de l’intuition philosophique, elle en est un
approfondissement, une « intensification » (DS, p. 1187 / 265). C’est un des
sens en lesquels l’expérience mystique peut être considérée comme venant
s’insérer dans la perspective des écrits antérieurs aux Deux Sources : « il se
trouve […] que l’approfondissement d’un certain ordre de problèmes, tout
différents du problème religieux, nous a conduit à des conclusions qui
rendaient probable l’existence d’une expérience singulière, privilégiée, telle
que l’expérience mystique » (DS, p. 1186 / 263-264), c’est-à-dire une
expérience telle que mon intuition de la continuité de ma vie intérieure soit
« intensifiée » jusqu’à remonter au « principe même de la vie » (DS, p. 1187
/ 265).
Pour ce qui est de savoir par quelle argumentation Bergson parvient à
poser la probabilité de « l’existence de l’expérience singulière » dont il est
ici question, on gagne à lire les pages 135-173 et 214-225 de la thèse que
Léon Husson a consacrée à la genèse et au développement de la notion
bergsonienne d’intuition (L’Intellectualisme de Bergson, Paris, PUF, 1947).
Parmi les textes de Bergson antérieurs aux Deux Sources que l’on peut être
ainsi conduit à relire, limitons-nous à deux passages, en commençant par
L’Evolution créatrice (1907) : « L’instinct est sympathie. Si cette sympathie
pouvait étendre son objet et aussi réfléchir sur elle-même, elle nous
donnerait la clef des opérations vitales […]. » « c’est à l’intérieur même de
la vie que conduirait l’intuition, je veux dire l’instinct devenu désintéressé,
conscient de lui-même, capable de réfléchir sur son objet et de l’élargir
indéfiniment. / Qu’un effort de ce genre n’est pas impossible, c’est ce que
démontre déjà l’existence, chez l’homme, d’une faculté esthétique à côté de
la perception normale. […] Il est vrai que cette intuition esthétique, comme
d’ailleurs la perception extérieure, n’atteint que l’individuel. Mais on peut
concevoir une recherche orientée dans le même sens que l’art et qui
prendrait pour objet la vie en général […] » (L’Evolution créatrice
(cité : EC), p. 645 / 177-178). Relisons ensuite les dernières lignes de la
conférence de 1911 sur « La perception du changement »3 : « Plus nous nous
habituons à penser et à percevoir toutes choses sub specie durationis, plus
nous nous enfonçons dans la durée réelle. Et plus nous nous y enfonçons,
plus nous nous replaçons dans la direction du principe, pourtant
transcendant, dont nous participons et dont l’éternité ne doit pas être une
éternité d’immutabilité, mais une éternité de vie : comment, autrement,
pourrions-nous vivre et nous mouvoir en elle ? » (PM, p. 1392 / 176).
Ces lignes nous paraissent suffire à donner à entrevoir que Bergson
tend à réduire l’expérience mystique à ce qu’il faut qu’elle soit pour
concorder avec les thèses auxquelles il est parvenu dans les écrits antérieurs
aux Deux Sources. Mais cette façon d’abstraire la supposée forme de
3 Conférence recueillie comme chapitre V de La Pensée et le mouvant. On
trouve dans cette conférence, aux p. 1367 à 1377 / 145 à 157 et 1391 à 1392 / 175 à
176, une explicitation des passages de L’Evolution créatrice que nous venons de
citer.