L`humilité comme clef des Deux sources

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L’expé rie nce
L’h umi lit é comm e cl ef d es D eu x So u rces
La raison philosophique face à l’expérience mystique
Isabelle Bardou
Philopsis : Revue numérique
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Si l’on s’en tient à l’étymologie, « l’expérience » est le fait
d’éprouver ce que l’on éprouve, et l’adjectif « mystique » qualifie, sous la
plume du pseudo-Denys, le type de connaissance qui a lieu dans la mesure
où un homme est uni à l’Absolu. On peut par conséquent être tenté de
soupçonner l’expression « expérience mystique » de pouvoir désigner
certains vécus illusoires, en particulier des vécus qui abondent là où
fleurissent les diverses traditions religieuses. Lisons à cet égard le deuxième
chapitre des Deux Sources de la morale et de la religion : « Le spectacle de
ce que furent les religions et de ce que certaines sont encore est bien
humiliant pour l’intelligence humaine. Quel tissu d’aberrations !
L’expérience a beau dire « c’est faux » et le raisonnement « c’est absurde »,
l’humanité ne s’en cramponne que davantage à l’absurdité et à l’erreur. »
1
(Les Deux Sources (cité : DS), p. 1061 / 105). Bergson sait qu’en raison de
l’irrationalité qui caractérise pour une large part « les religions », la soif
d’ultime vérité qui, depuis la Grèce antique, mérite d’être désignée du beau
nom de « philosophie » se veut autonome par rapport aux croyances
religieuses. Il sait que cette volonté a été affirmée de manière
particulièrement vigoureuse par un Descartes ou un Kant - chacun à sa
1
Nous citons les œuvres de Bergson dans la pagination de l’édition du
Centenaire (Paris, PUF, 1959), suivie de la pagination dans l’édition séparée (Paris,
PUF, coll. Quadrige).
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manière. Non seulement il connaît cette exigence d’autonomie, mais il s’y
conforme dans tous ses textes antérieurs aux Deux Sources (1932).
Et cependant, malgré le soupçon qui entoure l’adjectif « mystique » et
malgré l’exigence d’autonomie qui semble constitutive de la philosophie,
Bergson soutient dans les Deux Sources que la raison philosophique est
fondamentalement vouée à puiser dans ce qu’il nomme « l’expérience
mystique » une vérité décisive, une vérité que la philosophie ne peut trouver
nulle part ailleurs. Non seulement l’hétéronomie dans laquelle Bergson
paraît ainsi dénaturer la raison philosophique tient au fait que l’expérience en
question est « mystique », mais il s’agit d’une expérience qui peut n’être pas
effectuée par le philosophe lui-même ; le philosophe doit alors se fier à des
témoignages.
Tel est, nous semble-t-il, un aspect essentiel de la nouveauté du
dernier livre de Bergson, et tel est du moins l’aspect que nous voulons en
souligner ici. Mais nous aurons du même coup à souligner que Bergson
procède à cette affirmation sans pour autant faire profession de la même foi
religieuse que les mystiques sur le témoignage desquels il s’appuie. En ce
sens, la philosophie de Bergson demeure donc autonome par rapport à eux :
la vérité décisive qu’elle leur emprunte devient une vérité philosophique. Il
s’agit ici pour nous de mettre en lumière ce devenir, cette transmutation qui
est au cœur des Deux Sources. Nous espérons présenter ainsi la principale
des clefs sans lesquelles ce livre ne peut que demeurer impénétrable.
S’il fallait se limiter à un mot pour nommer cette clef, ce mot ne serait
pas difficile à choisir, mais il désignerait peut-être quelque chose de difficile
à accepter si nous concevions la raison philosophique comme le fait par
exemple l’auteur de Saint Genêt comédien et martyr (ouvrage paru vingt ans
après les Deux Sources) : « la Sainteté me répugne […] Elle n’a qu’un usage
aujourd’hui : permettre aux hommes de mauvaise foi de raisonner faux »
(Saint Genêt comédien et martyr, Paris, Gallimard, 1952, p. 192). Ces mots
abrupts ont notamment le mérite de faire apparaître l’un des enjeux de notre
lecture des Deux Sources : cet enjeu serait de savoir si Bergson parvient à
montrer que la sainteté peut avoir un « usage » digne de la raison
philosophique, un tout autre usage que l’usage qui lui est ici attribué par
Sartre. Mais sans aller jusqu’à une « répulsion » à l’égard de la sainteté, il
suffit de penser devoir écarter toute forme d’empirisme pour ne pas mettre la
raison philosophique à l’écoute de l’expérience mystique - voilà sans doute
la principale raison pour laquelle Descartes et Kant, chacun à sa manière,
tiennent la philosophie à l’écart d’une telle expérience. Dans cette
perspective, le dernier livre de Bergson se situe donc bien dans le
prolongement de ses précédents ouvrages quant à contester toute conception
idéaliste de la raison philosophique, et notre lecture des Deux Sources aura
également à tenir compte de cet enjeu.
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Comment la philosophie peut se mettre à l’écoute de
l’expérience mystique.
Pour savoir ce que Bergson entend par l’expression « expérience
2
mystique » , commençons par indiquer à qui il fait référence lorsqu’il
propose à la philosophie de se mettre à l’écoute de l’expérience dont
témoignent « les mystiques ». Parmi les mystiques « non chrétiens »,
Bergson désigne Bouddha, Plotin, Ramakrishna et Vivekananda. Il nomme
par ailleurs une demi-douzaine de « mystiques chrétiens » : Paul de Tarse,
François d’Assise, Catherine de Sienne, Jeanne d’Arc, Thérèse d’Avila (DS,
p. 1168 / 241), tout en signalant lui-même qu’il se limite à quelques-uns
parmi « tant d’autres » (ibid.) Il nomme aussi « le Christ », et le nomme
comme ayant été « complètement » ce que les mystiques chrétiens furent
incomplètement (DS, p. 1179 / 254), étant entendu que Bergson tient à ne
pas se prononcer sur la question de savoir dans quelle mesure le Christ peut
être identifié au « Jésus de Nazareth » dont parlent les évangiles : « Ceux qui
sont allés jusqu’à nier l’existence de Jésus n’empêcheront pas le Sermon sur
la montagne de figurer dans l’Evangile […]. A l’auteur on donnera le nom
qu’on voudra, on ne fera pas qu’il n’y ait pas eu d’auteur. Nous n’avons
donc pas à nous poser ici de tels problèmes. » (ibid.)
Bergson soutient (DS, p. 1161-1168 / 232-240) que les grands
mystiques chrétiens sont allés plus loin dans le mysticisme que les grands
mystiques des autres traditions religieuses ; ils sont allés plus loin car leur
contemplation a débouché sur l’action. On peut certes trouver dans les
traditions non chrétiennes des mystiques faisant preuve d’une « charité
ardente » (DS, p. 1167 / 239), tels Ramakrishna et Vivekananda, mais c’est
qu’ils ont respiré le christianisme « ainsi qu’un parfum » (ibid.), parfum
ayant imprégné la civilisation occidentale et s’étant déplacé avec elle... C’est
ainsi que le mysticisme des grands mystiques chrétiens est le seul
« complet », étant entendu que le mysticisme incomplet tend vers le
mysticisme complet, et témoigne donc en sa faveur.
Nous ne traiterons pas ici la question de savoir dans quelle mesure
Bergson connaissait les mystiques « non chrétiens » ; nous ne traiterons pas
non plus la question de savoir dans quelle mesure les mystiques chrétiens
sont allés plus loin que les autres. Autrement dit, nous ne chercherons pas à
voir en quoi les Deux Sources pourraient être un livre éclairant, en ce début
de XXIe siècle, quant à penser la diversité des traditions religieuses.
Constatons cependant dès maintenant que Bergson ne propose pas au
philosophe de tenir pour vrai tout ce que les mystiques chrétiens s’accordent
à tenir pour vrai, loin de là. Il reste toute une part du témoignage de ces
2
Renvoyons dès maintenant au Vocabulaire de Bergson de Frédéric Worms
(Paris, Ellipses, 2000), ouvrage d’une grande exactitude et d’une remarquable clarté
malgré sa densité. Nous signalons ce vocabulaire dès le début de notre étude car on
s’y référera utilement pour les principaux termes apparaissant dans les citations que
l’on trouvera ici.
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mystiques sur lequel le philosophe ne peut se fonder. Car la philosophie, par
définition, « laisse de côté la révélation qui a une date, les institutions qui
l’ont transmise, la foi qui l’accepte : elle doit s’en tenir à l’expérience et au
raisonnement. » (DS, p. 1188 / 265-266). La philosophie ne peut s’appuyer
sur le témoignage des mystiques qu’à condition de ne garder de ce
témoignage que ce qui peut être « dégagé des visions, des allégories, des
formules théologiques par lesquelles il s’exprime » (DS, p. 1188 / 266),
dégagé « de ce que la religion doit à la tradition, à la théologie, aux Eglises »
(DS, p 1188 / 265). En un mot, la philosophie ne peut s’appuyer sur ce que
Bergson nomme « la matière » de l’expérience mystique (p. 1168 / 240), elle
ne peut s’appuyer que sur sa « forme » (ibid.)
On pourrait être tenté d’objecter qu’étant donné ce que Bergson
écarte ici sous le nom de « matière », et étant donné que cette matière a
quelque chose de consubstantiel à ladite expérience, on ne voit pas ce qui
subsistera sous le nom de « forme ». A cette objection, Bergson répond que
le mystique chrétien emprunte certes à « la religion traditionnelle » (DS, p.
1188 / 265) « pour exprimer en mots ce qu’il éprouve et en images
matérielles ce qu’il voit spirituellement » (DS, p. 1178 / 253), mais que le
grand mystique manifeste une grande liberté par rapport aux images et
formules théologiques héritées de la tradition dans laquelle il a été formé,
ainsi que par rapport aux autorités religieuses auxquelles il est apparemment
docile (cf. DS, p. 1184-1185 / 261-262). Cette liberté provient
manifestement du fait qu’aux yeux du mystique, le contenu radical de son
expérience est « puisé directement à la source même de la religion » (DS, p.
1188 / 265).
Pour mieux voir comment Bergson peut affirmer cette
transcendance d’une « forme du mysticisme chrétien », on se souviendra de
la façon dont il a affirmé une vingtaine d’années auparavant la transcendance
de « l’intuition philosophique » par rapport au conditionnement culturel au
sein duquel cette intuition a lieu et par l’intermédiaire duquel elle s’exprime.
Voici à cet égard un passage de sa conférence sur « L’intuition
philosophique » (conférence donnée en avril 1911, et recueillie comme
chapitre IV de La Pensée et le mouvant (cité : PM), paru en 1934). Bergson
y parle de la façon dont travaille tout philosophe : « Sans doute les
problèmes dont le philosophe s’est occupé sont les problèmes qui se posaient
de son temps ; la science qu’il a utilisée ou critiquée était la science de son
temps ; dans les théories qu’il expose on pourra même retrouver, si on les y
cherche, les idées de ses contemporains et de ses devanciers. » (PM, p. 1348
/ 121). Mais « Dégageons-nous de cette complication, remontons vers
l’intuition simple ou tout au moins vers l’image qui la traduit : du même
coup nous voyons la doctrine s’affranchir des conditions de temps et de lieu
dont elle semblait dépendre. […] ce serait se tromper étrangement que de
prendre pour un élément constitutif de la doctrine ce qui n’en fut que le
moyen d’expression. » (PM, p. 1348-1349 / 121-122). Bergson n’aurait-il
pas pu écrire exactement la même phrase à propos de « l’intuition » qui
caractérise l’expérience mystique (DS, p. 1187 / 264-265) ?
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Il l’aurait pu, nous semble-t-il, car cette intuition n’est pas
seulement à la ressemblance de l’intuition philosophique, elle en est un
approfondissement, une « intensification » (DS, p. 1187 / 265). C’est un des
sens en lesquels l’expérience mystique peut être considérée comme venant
s’insérer dans la perspective des écrits antérieurs aux Deux Sources : « il se
trouve […] que l’approfondissement d’un certain ordre de problèmes, tout
différents du problème religieux, nous a conduit à des conclusions qui
rendaient probable l’existence d’une expérience singulière, privilégiée, telle
que l’expérience mystique » (DS, p. 1186 / 263-264), c’est-à-dire une
expérience telle que mon intuition de la continuité de ma vie intérieure soit
« intensifiée » jusqu’à remonter au « principe même de la vie » (DS, p. 1187
/ 265).
Pour ce qui est de savoir par quelle argumentation Bergson parvient à
poser la probabilité de « l’existence de l’expérience singulière » dont il est
ici question, on gagne à lire les pages 135-173 et 214-225 de la thèse que
Léon Husson a consacrée à la genèse et au développement de la notion
bergsonienne d’intuition (L’Intellectualisme de Bergson, Paris, PUF, 1947).
Parmi les textes de Bergson antérieurs aux Deux Sources que l’on peut être
ainsi conduit à relire, limitons-nous à deux passages, en commençant par
L’Evolution créatrice (1907) : « L’instinct est sympathie. Si cette sympathie
pouvait étendre son objet et aussi réfléchir sur elle-même, elle nous
donnerait la clef des opérations vitales […]. » « c’est à l’intérieur même de
la vie que conduirait l’intuition, je veux dire l’instinct devenu désintéressé,
conscient de lui-même, capable de réfléchir sur son objet et de l’élargir
indéfiniment. / Qu’un effort de ce genre n’est pas impossible, c’est ce que
démontre déjà l’existence, chez l’homme, d’une faculté esthétique à côté de
la perception normale. […] Il est vrai que cette intuition esthétique, comme
d’ailleurs la perception extérieure, n’atteint que l’individuel. Mais on peut
concevoir une recherche orientée dans le même sens que l’art et qui
prendrait pour objet la vie en général […] » (L’Evolution créatrice
(cité : EC), p. 645 / 177-178). Relisons ensuite les dernières lignes de la
conférence de 1911 sur « La perception du changement »3 : « Plus nous nous
habituons à penser et à percevoir toutes choses sub specie durationis, plus
nous nous enfonçons dans la durée réelle. Et plus nous nous y enfonçons,
plus nous nous replaçons dans la direction du principe, pourtant
transcendant, dont nous participons et dont l’éternité ne doit pas être une
éternité d’immutabilité, mais une éternité de vie : comment, autrement,
pourrions-nous vivre et nous mouvoir en elle ? » (PM, p. 1392 / 176).
Ces lignes nous paraissent suffire à donner à entrevoir que Bergson
tend à réduire l’expérience mystique à ce qu’il faut qu’elle soit pour
concorder avec les thèses auxquelles il est parvenu dans les écrits antérieurs
aux Deux Sources. Mais cette façon d’abstraire la supposée forme de
3
Conférence recueillie comme chapitre V de La Pensée et le mouvant. On
trouve dans cette conférence, aux p. 1367 à 1377 / 145 à 157 et 1391 à 1392 / 175 à
176, une explicitation des passages de L’Evolution créatrice que nous venons de
citer.
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l’expérience mystique chrétienne ne permet pas seulement à Bergson de
croire ainsi constater une convergence entre l’existence de cette forme et sa
conception de l’intuition philosophique, elle présente en outre à ses yeux
l’avantage de libérer le philosophe du problème de savoir quelle est la valeur
historique des récits évangéliques et quelle est la valeur des « dogmes » que
l’on a formulés comme interprétation de ces récits. Même à supposer que ces
récits soient pure invention ou que ces dogmes soient dans une large mesure
erronés, la philosophie peut considérer une chose qui a incontestablement eu
lieu, à savoir la profonde transformation de la personnalité des grands
mystiques chrétiens au cours de ce qu’ils ont vécu comme étant une relation
interpersonnelle avec le « Dieu » dont il est question dans les Evangiles. Il
s’agit alors de savoir comment expliquer cette transformation. La réponse
peut commencer par s’appuyer sur le principe selon lequel un accord entre
plusieurs témoignages indépendants parle en faveur de la validité de ces
témoignages. Il faut donc savoir si la profonde convergence des divers
témoignages relatant cette expérience peut s’expliquer par un identique
conditionnement
culturel
ou
pathologique
(hallucinations,
autosuggestion…) ; il s’agit de savoir si cet « accord profond » des
mystiques n’est pas « signe d’une identité d’intuition qui s’expliquerait le
plus simplement par l’existence de l’Etre avec lequel ils se croient en
communication » (DS, p. 1185 / 262).
Bergson répond qu’il ne voit pas comment le philosophe pourrait
raisonnablement éviter de considérer comme très probable une telle identité
d’intuition. Quelles raisons Bergson avance-t-il ? Nous en comptons deux.
La première est la convergence des témoignages des mystiques avec les
conclusions des écrits antérieurs aux Deux Sources, convergence évoquée un
peu plus haut et que nous aurons à évoquer de nouveau un peu plus loin. La
seconde est le « bon sens supérieur » (DS, p. 1183 / 259) dont « les grands
mystiques » font preuve par ailleurs – la chose étant moins nette dans le cas
des mystiques qui ne sont pas de « grands mystiques ». Bergson prend soin à
cet égard de réfuter d’un simple point de vue psychologique (DS, p. 11681170 / 241-243) l’assimilation des grands mystiques à des malades mentaux.
Certes, il arrive que des troubles nerveux accompagnent l’expérience
mystique mais on peut penser qu’ils en sont un effet et non pas une cause,
car l’expérience mystique est celle d’une transformation radicale, autrement
dit celle d’un profond dérangement, et « à déranger les rapports habituels
entre le conscient et l’inconscient on court un risque. » (DS, p. 1170 / 243).4
4
Pour une explicitation de ces trois pages de Bergson sur le rapport entre
santé mentale et expérience mystique, nous renvoyons à l’article de Jean-Christophe
Goddard : « Exception mystique et santé moyenne de l’esprit, dans Les Deux
Sources de la morale et de la religion » (Annales bergsoniennes, t. 1, édité et
présenté par Frédéric Worms, PUF, octobre 2002).
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A quelle vérité philosophique l’écoute des grands mystiques
peut conduire la philosophie, et en quoi l’humilité peut être
considérée comme la principale clef des Deux Sources.
Nous venons de tenter de faire valoir qu’en mettant la philosophie à
l’écoute de « l’expérience » vécue par « les grands mystiques chrétiens »,
Bergson n’est pas nécessairement pour autant infidèle aux exigences de la
raison scientifique et de la raison philosophique. Essayons maintenant de
formuler la vérité décisive à laquelle la raison philosophique lui semble
devoir accéder grâce à cette écoute. Autrement dit, tâchons d’indiquer en
quoi consiste la « valeur philosophique du mysticisme » (DS, titre courant
des p. 1184-1187 / 261-265).
Cette vérité décisive est « le secret de la création » (DS, p. 1174 /
248), c’est-à-dire le sens ultime de « l’élan vital » dont l’auteur de
L’Evolution créatrice a constaté l’énigmatique existence (DS, p. 1152-1156 /
221-226 et p. 1186-1187 / 264-265), « la raison d’être » de l’existence de
l’univers et de l’espèce humaine (DS, p. 1154 / 223). Non seulement le sens
ultime de l’élan vital, mais l’origine de la pression et de l’aspiration que le
premier chapitre des Deux Sources décrit comme constitutives de la vie
morale, l’origine aussi de la « religion statique » décrite et analysée tout au
long du chapitre deuxième. Oui, le témoignage des grands mystiques permet
selon Bergson de connaître l’origine de l’espèce humaine. Ce faisant, ce
témoignage permet de savoir que cette origine n’est pas une aveugle
combinaison de hasard et de nécessité ; elle est au contraire une vocation au
sens étymologique du terme, un appel. Plus précisément, elle est « une
entreprise pour créer des créateurs » (DS, p. 1192 / 270), le mot
« entreprise » signifiant ici « libre initiative ». Entreprise mise en œuvre par
quel « entrepreneur » ? Un entrepreneur dont le but est de « s’adjoindre des
êtres dignes de son amour » (ibid.), étant entendu que son amour n’est pas
quelque chose de cet entrepreneur, mais cet entrepreneur lui-même. Il est
tout entier cet amour, et n’est rien d’autre que cet amour. Que signifie ici le
mot « amour » ? Bergson, soucieux de ne pas « donner dans un grossier
anthropomorphisme » (ibid.), propose d’envisager cette signification en
pensant à « l’enthousiasme qui peut embraser une âme, consumer ce qui s’y
trouve et occuper désormais toute la place » (DS, p. 1189 / 268). Ainsi
Bergson suppose-t-il que l’âme de Beethoven coïncidait tout entière avec
une « indivisible émotion » lorsqu’il créait une symphonie (ibid.) Bergson
propose ensuite au philosophe une autre voie que la musique pour
« comprendre comment l’amour où les mystiques voient l’essence même de
la divinité peut être, en même temps qu’une personne, une puissance de
création » (DS, p. 1190 / 268-269). Cette voie consiste pour le philosophe à
analyser son propre travail d’écrivain quand ce travail ne se limite pas à
combiner des idées préexistantes, c’est-à-dire quand il remonte « jusqu’en un
point de l’âme d’où part une exigence de création » (DS, p. 1191 / 269), cette
exigence étant un « ébranlement ou élan reçu du fond même des choses.
Pour lui obéir tout à fait, il faudrait forger des mots, créer des idées » (ibid.)
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Ces deux expériences ne sont cependant pas les seules à partir
desquelles le philosophe peut, « quoique de très loin » (DS, p. 1190 / 268),
entrevoir l’amour créateur qui est à l’origine de l’univers. Il le peut surtout
dans la mesure où il prend connaissance de l’expérience de transformation
radicale vécue par les grands mystiques chrétiens. Limitons-nous ici à citer
le début de la page dans laquelle Bergson s’efforce de décrire cette
expérience : « c’est désormais, pour l’âme, une surabondance de vie. C’est
un immense élan. C’est une poussée irrésistible qui la jette dans les plus
vastes entreprises. Une exaltation calme de toutes ses facultés fait qu’elle
voit grand, et, si faible soit-elle, réalise puissamment. Surtout elle voit
simple, et cette simplicité, qui frappe aussi bien dans ses paroles et dans sa
conduite, la guide à travers des complications qu’elle semble ne pas même
apercevoir. » (DS, p. 1172 / 246). Un homme ainsi transformé se prend-il
pour un surhomme ? Au contraire, « De cette élévation il ne tire d’ailleurs
nul orgueil. Grande est au contraire son humilité. Comment ne serait-il pas
humble, alors qu’il a pu constater dans des entretiens silencieux, seul à seul,
avec une émotion où son âme se sentait fondre tout entière, ce que l’on
pourrait appeler l’humilité divine ? » (ibid.)
Avec ce passage nous voyons apparaître un mot que nous proposons
de considérer comme désignant la principale clef de lecture des Deux
Sources : le mot « humilité ». En effet, l’humilité des grands mystiques est
révélatrice de l’humilité qui est à l’origine de l’univers. De plus, la
philosophie ne peut le savoir que dans la mesure où elle a l’humilité de se
mettre à l’écoute de ces grands mystiques, c’est-à-dire dans la mesure où elle
a l’humilité d’accepter de recevoir d’autrui une vérité décisive - non
seulement d’autrui, mais souvent de personnes peu instruites. Et enfin,
Bergson lui-même met à plusieurs reprises en garde contre « l’orgueil » qui
nous pousse à l’erreur. Ainsi par exemple, à propos des méthodes qui lui
paraissent s’imposer logiquement pour connaître ce que l’on nommait alors
« la mentalité primitive », nous lisons sous sa plume : « C’est notre orgueil,
c’est un double orgueil qui nous détourne ordinairement d’elles. Nous
voulons que l’homme naisse supérieur à ce qu’il fut autrefois […] Mais il y a
encore un autre orgueil, celui de l’intelligence, qui ne veut pas reconnaître
son assujettissement originel à des nécessités biologiques. » (DS, p. 11111112 / 168-169). Une vingtaine d’années auparavant, parlant de « tel ou tel
philosophe » dont la spéculation, au lieu de porter sur les choses, porte « sur
l’idée trop simple qu’il se fait d’elles avant de les avoir étudiées
empiriquement », Bergson en vient à la remarque suivante : « on ne
s’expliquerait pas l’attachement de tel ou tel ou tel philosophe à une
méthode aussi étrange si elle n’avait le triple avantage de flatter son amourpropre, de faciliter son travail, et de lui donner l’illusion de la connaissance
définitive. […] Combien serait préférable une philosophie plus modeste, qui
irait tout droit à l’objet sans s’inquiéter des principes dont il paraît
dépendre ! […] la philosophie ne sera plus alors une construction, œuvre
systématique d’un penseur unique. Elle comportera, elle appellera sans cesse
des additions, des corrections, des retouches ? Elle progressera comme la
science positive. Elle se fera, elle aussi, en collaboration. » (conférence « La
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conscience et la vie », prononcée en mai 1911 et recueillie dans L’Energie
spirituelle (1919), p. 816-818 / 3-4).
Nul doute donc que l’humilité soit de diverses manières au cœur de
la conception bergsonienne de la philosophie. Nous avançons cependant
cette affirmation sans avoir cherché à définir la notion d’humilité, et nous
aurions tort de nous en dispenser, car un tel effort fait apparaître dans la
notion d’humilité divine un paradoxe frappant : si l’on pose par définition
que l’homme fait preuve d’humilité dans la mesure où il reconnaît ses
limites et accepte de dépendre d’autrui, comment peut-on attribuer l’humilité
5
à l’Absolu ? L’Absolu n’est-il pas par définition sans limites et entièrement
indépendant ? C’est ainsi que Thomas d’Aquin par exemple, dès le début de
la Question qu’il consacre à l’humilité dans sa Somme de théologie, soutient
que « l’humilité ne convient pas à Dieu selon la nature divine » (« secundum
naturam divinam non competit humilitas », Summa theologiae, Secunda
secundae, Q. 161, art. 1, Somme théologique, Paris, Cerf, 1970, trad.
Vergriete, p. 134.) Est-ce à dire qu’aux yeux de Thomas d’Aquin l’humilité
ne convienne pas du tout à Dieu ? Non, car on peut la lui attribuer « selon la
nature assumée » (« secundum naturam assumptam », ibid.), c’est-à-dire en
raison de la nature humaine du Christ, nature humaine par laquelle l’Absolu
« assume » ou « accepte » d’être limité et dépendant. Ainsi, pour Dieu
comme pour l’homme, l’humilité consiste à accepter les limites de
l’humanité, et voilà qui éclaire la communauté d’étymologie de ces deux
mots. Toutefois, comment peut-on être à la fois indépendant et dépendant,
infini et limité ?
Bergson ne semble pas se poser la question, et ne dit donc pas s’il y
répond dans le même sens que Thomas d’Aquin et tous les autres grands
mystiques chrétiens, c’est-à-dire en essayant de penser que Jésus de
Nazareth est une « personne divine ». Nous avons souligné plus haut qu’aux
yeux de Bergson, la philosophie n’a pas à se poser « de tels problèmes ».
C’est ainsi que « Du point de vue où nous nous plaçons, et d’où apparaît la
divinité de tous les hommes, il importe peu que le Christ s’appelle ou ne
6
s’appelle pas un homme. » (DS, p. 1178-1179 / 254). En admettant que la
philosophie n’ait pas à élucider cette question, cependant nous venons de
5
A la différence de ce qu’il a pris soin de faire à propos de l’amour, ainsi que
nous l’avons vu plus haut, Bergson ne semble pas ici se soucier de proposer une
analogie permettant d’éviter de « donner dans un grossier anthropomorphisme »
(DS, p. 1192 / 270).
6
Pour davantage de précisions sur la façon dont Bergson et sa philosophie se
situent par rapport à la question de l’identité de Jésus de Nazareth, nous renvoyons
en particulier à ce qu’en dit Henri Gouhier dans son livre Bergson et le Christ des
Evangiles (Paris, Arthème Fayard, 1961). Gouhier s’attache en effet à manifester
que « le bergsonisme présente ce que l’on pourrait appeler une christologie
philosophique » (p. 173-187). Il montre comment Bergson a été précédé dans ce
domaine par Spinoza et par Rousseau. En outre, cet ouvrage nous semble indiquer
avec clarté et précision comment Bergson en est venu à écrire les Deux Sources dans
le droit fil de ses écrits antérieurs, tout en faisant œuvre originale par rapport à eux.
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constater que la philosophie conduit inévitablement à la poser. Elle peut
donc conduire par exemple à chercher à savoir ce qui a été écrit sur ce sujet
par François Varillon, théologien s’appuyant notamment sur la page 1172 /
246 des Deux Sources pour proposer d’attribuer à la nature divine elle-même
une caractéristique pouvant être nommée « humilité » par analogie avec cette
humaine vertu (L’Humilité de Dieu, Paris, Centurion, 1974). Comment cela
est-il pensable ? Nous ne pouvons évidemment ici que renvoyer aux analyses
7
auxquelles se livre cet auteur. Mais nous voulons du moins souligner
l’importance qu’il y a à penser à Dieu comme étant humble, comme étant,
selon l’expression de Christian Bobin, le « Très-bas » (Le Très-bas, Paris,
Gallimard, 1992) : cette pensée peut nous délivrer de nous représenter Dieu
sur le modèle d’un empereur imposant sa volonté, représentation qui semble
notamment être celle à laquelle Sartre oppose son athéisme. Avec la notion
d’humilité divine, il est au contraire possible d’admettre l’existence de Dieu
sans être humilié.
La référence à l’humilité nous paraît d’autant plus éclairante pour
saisir la conception bergsonienne de la philosophie que, selon plusieurs
témoins dignes de foi, l’une des caractéristiques les plus frappantes de
Bergson était son humilité. Voici tout d’abord en quels termes Jacques
Chevalier décrit l’impression ressentie lors de l’une de ses premières
rencontres avec Bergson : « Je suis confondu de voir cet homme unir à une
intelligence souveraine une modestie et une pudeur d’âme qui ne sont pas
feintes : la pudeur et la modestie de celui qui cherche la vérité, qui n’aime
que la vérité, et qui craint toujours de ne pas la servir comme elle doit être
servie » (J. Chevalier, Entretiens avec Bergson, Paris, Plon, 1959, p. 11). Et,
d’après Gabriel Marcel : « ce qui ne pouvait pas ne pas frapper ceux qui ont
eu l’honneur de s’entretenir avec lui, c’était non seulement la simplicité,
mais j’irai jusqu’à dire l’humilité de plus en plus profonde de ce grand esprit
devant une vérité que nul parmi les penseurs ne s’est jamais moins flatté de
posséder. » (in Albert Béguin et al., Henri Bergson, essais et témoignages,
Neuchâtel, La Bâconnière, 1941, p. 29).
Cette humilité ne nous est pas connue uniquement par des
témoignages, elle transparaît aussi dans de nombreux textes du philosophe
lui-même. Ainsi par exemple, lorsque Bergson répond à un article exposant
sa conception de la liberté et qualifiant in fine le philosophe d’« homme de
génie » : « je serais prêt à contresigner votre exposé d’un bout à l’autre s’il
n’y avait une ligne – une seule – que j’aurais à laisser de côté. C’est la
dernière. Hélas ! bien loin de me sentir le moindre génie, je ne sais que trop
dans combien d’impasses je me suis engagé, à quels insurmontables
obstacles je me suis heurté dans mes recherches. » (Lettre à Sertillanges du
19 janvier 1937, recueillie dans Mélanges, p. 1574). On pourrait citer des
7
Nous pouvons cependant relever une citation nous paraissant pouvoir
expliciter le propos de Bergson : « que le plus grand se courbe « respectueusement »
devant le plus petit, cela signifie l’amour dans la plénitude de sa liberté et de sa
puissance. […] L’humilité est l’aspect le plus radical de l’amour. » (op. cit., p. 6364).
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dizaines de phrases de Bergson allant dans le même sens ; il est évidemment
possible de soupçonner ces phrases de n’être que des phrases convenues,
simples formules de politesse ou expression de fausse modestie. Mais ce
serait, nous semble-t-il, passer radicalement à côté de l’état d’esprit de
Bergson. Autrement dit, nous ne voyons pas comment éviter de nous
demander s’il n’y a pas un aspect secrètement autobiographique dans les
passages où Bergson parle de ces « entretiens silencieux » dans lesquels le
mystique est bouleversé de constater « l’humilité de Dieu ».
Certes, l’attitude de Bergson à l’égard du témoignage des
mystiques met en question une certaine manière d’exiger que la raison
philosophique soit autonome, mais nous avons tenté de montrer que cette
attitude n’est pas pour autant infidèle à la conception de la raison
philosophique que Bergson a proposée dans ses écrits antérieurs aux Deux
Sources ; elle consiste au contraire à aller plus loin sur le même chemin. Du
seul fait d’appliquer la même méthode à un nouvel aspect de la réalité, on
fait jaillir une lumière nouvelle, mais cette nouveauté est tout le contraire
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d’une infidélité. Cette lumière est certes irréductible aux écrits antérieurs,
elle ne peut en être déduite, et elle en fait même rétrospectivement apparaître
certaines limites ; mais elle en dissipe aussi certaines ombres, et lève avec
9
bonheur certaines indéterminations. Dès lors que les Deux Sources
apparaissent ainsi dans le droit fil des écrits antérieurs, on ne pourrait refuser
de considérer comme philosophique le recours de Bergson au témoignage
des mystiques qu’à condition de refuser de considérer comme
philosophiques ses écrits antérieurs aux Deux Sources. Nous pouvons donc
8
Cette fidélité a été soulignée par Merleau-Ponty dans « Bergson se faisant »,
texte lu lors d’une séance d’hommage à Bergson en 1959 et recueilli dans Eloge de
la philosophie, Paris, Gallimard, p. 288-308.
Nous évoquons cette fidélité de Bergson à l’égard de sa méthode sans
prendre position par rapport à la thèse de Henri Hude (Bergson, Paris, Editions
universitaires, t. 1 1989, t. 2 1990) selon laquelle « Le problème de Dieu domine
l’ensemble de l’œuvre de Bergson du début à la fin de son existence. On prétend
qu’il se serait occupé successivement de la liberté, de l’âme et du corps, de la vie, du
mysticisme… Il ne s’est occupé que de Dieu. C’est cela qui fait l’unité d’une vie et
d’une recherche profondément continues. Il n’a considéré les autres choses que par
rapport à ce qu’il cherchait : la connaissance de Dieu. » (t. 1, p. 56). Cette thèse
s’appuie à la fois sur des cours inédits de Bergson et sur l’enseignement que
Bergson a reçu de ses professeurs, parmi lesquels notamment Léon Ollé-Laprune.
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Cet heureux effet rétroactif a été décrit avec précision par Léon Husson, non
seulement dans sa thèse évoquée plus haut, mais dans l’étude parue en 1956 dans
Les Etudes bergsoniennes, vol. IV, Paris, Albin Michel, sous le titre « Les aspects
méconnus de la liberté bergsonienne » (en particulier p. 177-201) et dans le chapitre
qu’il a consacré à Bergson dans le vol. 4 de L’Histoire de la pensée de J. Chevalier,
Paris, Flammarion, 1966 (en particulier p. 545-552). Léon Husson montre bien
comment c’est par fidélité à sa méthode que Bergson s’est tenu aux indéterminations
qui ont été levées par les Deux Sources, et qui ont donné lieu à des malentendus principalement à l’erreur d’attribuer à Bergson un « anti-intellectualisme ».
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répondre à la question que nous posions en commençant : oui, Bergson est
parvenu à montrer que la sainteté peut avoir un usage digne de la raison
philosophique. Il n’est peut-être pas interdit de penser que l’humilité de ce
philosophe lui a permis de donner un rôle philosophique décisif à celle des
grands mystiques.
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