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© Delagrave Édition, 2004 – Isabelle Bardou
Lexpérience
Lhumilité comm e clef d es Deux Sou rces
La raison philosophique face à l’expérience mystique
Isabelle Bardou
Philopsis : Revue numérique
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Si l’on s’en tient à l’étymologie, « l’expérience » est le fait
d’éprouver ce que l’on éprouve, et l’adjectif « mystique » qualifie, sous la
plume du pseudo-Denys, le type de connaissance qui a lieu dans la mesure
où un homme est uni à l’Absolu. On peut par conséquent être tenté de
soupçonner l’expression « expérience mystique » de pouvoir désigner
certains vécus illusoires, en particulier des vécus qui abondent là où
fleurissent les diverses traditions religieuses. Lisons à cet égard le deuxième
chapitre des Deux Sources de la morale et de la religion : « Le spectacle de
ce que furent les religions et de ce que certaines sont encore est bien
humiliant pour l’intelligence humaine. Quel tissu d’aberrations !
L’expérience a beau dire « c’est faux » et le raisonnement « c’est absurde »,
l’humanité ne s’en cramponne que davantage à l’absurdité et à l’erreur. »
(Les Deux Sources (cité : DS), p. 1061 / 105).1 Bergson sait qu’en raison de
l’irrationalité qui caractérise pour une large part « les religions », la soif
d’ultime vérité qui, depuis la Grèce antique, mérite d’être désignée du beau
nom de « philosophie » se veut autonome par rapport aux croyances
religieuses. Il sait que cette volonté a été affirmée de manière
particulièrement vigoureuse par un Descartes ou un Kant - chacun à sa
1 Nous citons les œuvres de Bergson dans la pagination de l’édition du
Centenaire (Paris, PUF, 1959), suivie de la pagination dans l’édition séparée (Paris,
PUF, coll. Quadrige).
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manière. Non seulement il connaît cette exigence d’autonomie, mais il s’y
conforme dans tous ses textes antérieurs aux Deux Sources (1932).
Et cependant, malgré le soupçon qui entoure l’adjectif « mystique » et
malgré l’exigence d’autonomie qui semble constitutive de la philosophie,
Bergson soutient dans les Deux Sources que la raison philosophique est
fondamentalement vouée à puiser dans ce qu’il nomme « l’expérience
mystique » une vérité décisive, une vérité que la philosophie ne peut trouver
nulle part ailleurs. Non seulement l’hétéronomie dans laquelle Bergson
paraît ainsi dénaturer la raison philosophique tient au fait que l’expérience en
question est « mystique », mais il s’agit d’une expérience qui peut n’être pas
effectuée par le philosophe lui-même ; le philosophe doit alors se fier à des
témoignages.
Tel est, nous semble-t-il, un aspect essentiel de la nouveauté du
dernier livre de Bergson, et tel est du moins l’aspect que nous voulons en
souligner ici. Mais nous aurons du même coup à souligner que Bergson
procède à cette affirmation sans pour autant faire profession de la même foi
religieuse que les mystiques sur le témoignage desquels il s’appuie. En ce
sens, la philosophie de Bergson demeure donc autonome par rapport à eux :
la vérité décisive qu’elle leur emprunte devient une vérité philosophique. Il
s’agit ici pour nous de mettre en lumière ce devenir, cette transmutation qui
est au cœur des Deux Sources. Nous espérons présenter ainsi la principale
des clefs sans lesquelles ce livre ne peut que demeurer impénétrable.
S’il fallait se limiter à un mot pour nommer cette clef, ce mot ne serait
pas difficile à choisir, mais il désignerait peut-être quelque chose de difficile
à accepter si nous concevions la raison philosophique comme le fait par
exemple l’auteur de Saint Genêt comédien et martyr (ouvrage paru vingt ans
après les Deux Sources) : « la Sainteté me répugne […] Elle n’a qu’un usage
aujourd’hui : permettre aux hommes de mauvaise foi de raisonner faux »
(Saint Genêt comédien et martyr, Paris, Gallimard, 1952, p. 192). Ces mots
abrupts ont notamment le mérite de faire appartre l’un des enjeux de notre
lecture des Deux Sources : cet enjeu serait de savoir si Bergson parvient à
montrer que la sainteté peut avoir un « usage » digne de la raison
philosophique, un tout autre usage que l’usage qui lui est ici attribué par
Sartre. Mais sans aller jusqu’à une « répulsion » à l’égard de la sainteté, il
suffit de penser devoir écarter toute forme d’empirisme pour ne pas mettre la
raison philosophique à l’écoute de l’expérience mystique - voilà sans doute
la principale raison pour laquelle Descartes et Kant, chacun à sa manière,
tiennent la philosophie à l’écart d’une telle expérience. Dans cette
perspective, le dernier livre de Bergson se situe donc bien dans le
prolongement de ses précédents ouvrages quant à contester toute conception
idéaliste de la raison philosophique, et notre lecture des Deux Sources aura
également à tenir compte de cet enjeu.
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Comment la philosophie peut se mettre à l’écoute de
l’expérience mystique.
Pour savoir ce que Bergson entend par l’expression « expérience
mystique »2, commençons par indiquer à qui il fait référence lorsqu’il
propose à la philosophie de se mettre à l’écoute de l’expérience dont
témoignent « les mystiques ». Parmi les mystiques « non chrétiens »,
Bergson désigne Bouddha, Plotin, Ramakrishna et Vivekananda. Il nomme
par ailleurs une demi-douzaine de « mystiques chrétiens » : Paul de Tarse,
François d’Assise, Catherine de Sienne, Jeanne d’Arc, Thérèse d’Avila (DS,
p. 1168 / 241), tout en signalant lui-même qu’il se limite à quelques-uns
parmi « tant d’autres » (ibid.) Il nomme aussi « le Christ », et le nomme
comme ayant été « complètement » ce que les mystiques chrétiens furent
incomplètement (DS, p. 1179 / 254), étant entendu que Bergson tient à ne
pas se prononcer sur la question de savoir dans quelle mesure le Christ peut
être identifié au « Jésus de Nazareth » dont parlent les évangiles : « Ceux qui
sont allés jusqu’à nier l’existence de Jésus n’empêcheront pas le Sermon sur
la montagne de figurer dans l’Evangile […]. A l’auteur on donnera le nom
qu’on voudra, on ne fera pas qu’il n’y ait pas eu d’auteur. Nous n’avons
donc pas à nous poser ici de tels problèmes. » (ibid.)
Bergson soutient (DS, p. 1161-1168 / 232-240) que les grands
mystiques chrétiens sont allés plus loin dans le mysticisme que les grands
mystiques des autres traditions religieuses ; ils sont allés plus loin car leur
contemplation a débouché sur l’action. On peut certes trouver dans les
traditions non chrétiennes des mystiques faisant preuve d’une « charité
ardente » (DS, p. 1167 / 239), tels Ramakrishna et Vivekananda, mais c’est
qu’ils ont respiré le christianisme « ainsi qu’un parfum » (ibid.), parfum
ayant imprégné la civilisation occidentale et s’étant déplacé avec elle... C’est
ainsi que le mysticisme des grands mystiques chrétiens est le seul
« complet », étant entendu que le mysticisme incomplet tend vers le
mysticisme complet, et témoigne donc en sa faveur.
Nous ne traiterons pas ici la question de savoir dans quelle mesure
Bergson connaissait les mystiques « non chrétiens » ; nous ne traiterons pas
non plus la question de savoir dans quelle mesure les mystiques chrétiens
sont allés plus loin que les autres. Autrement dit, nous ne chercherons pas à
voir en quoi les Deux Sources pourraient être un livre éclairant, en ce début
de XXIe siècle, quant à penser la diversité des traditions religieuses.
Constatons cependant dès maintenant que Bergson ne propose pas au
philosophe de tenir pour vrai tout ce que les mystiques chrétiens s’accordent
à tenir pour vrai, loin de là. Il reste toute une part du témoignage de ces
2 Renvoyons dès maintenant au Vocabulaire de Bergson de Frédéric Worms
(Paris, Ellipses, 2000), ouvrage d’une grande exactitude et d’une remarquable clarté
malgré sa densité. Nous signalons ce vocabulaire dès le début de notre étude car on
s’y référera utilement pour les principaux termes apparaissant dans les citations que
l’on trouvera ici.
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mystiques sur lequel le philosophe ne peut se fonder. Car la philosophie, par
définition, « laisse de côté la révélation qui a une date, les institutions qui
l’ont transmise, la foi qui l’accepte : elle doit s’en tenir à l’expérience et au
raisonnement. » (DS, p. 1188 / 265-266). La philosophie ne peut s’appuyer
sur le témoignage des mystiques qu’à condition de ne garder de ce
témoignage que ce qui peut être « dégagé des visions, des allégories, des
formules théologiques par lesquelles il s’exprime » (DS, p. 1188 / 266),
dégagé « de ce que la religion doit à la tradition, à la théologie, aux Eglises »
(DS, p 1188 / 265). En un mot, la philosophie ne peut s’appuyer sur ce que
Bergson nomme « la matière » de l’expérience mystique (p. 1168 / 240), elle
ne peut s’appuyer que sur sa « forme » (ibid.)
On pourrait être tenté d’objecter qu’étant donné ce que Bergson
écarte ici sous le nom de « matière », et étant donné que cette matière a
quelque chose de consubstantiel à ladite expérience, on ne voit pas ce qui
subsistera sous le nom de « forme ». A cette objection, Bergson répond que
le mystique chrétien emprunte certes à « la religion traditionnelle » (DS, p.
1188 / 265) « pour exprimer en mots ce qu’il éprouve et en images
matérielles ce qu’il voit spirituellement » (DS, p. 1178 / 253), mais que le
grand mystique manifeste une grande liberté par rapport aux images et
formules théologiques héritées de la tradition dans laquelle il a été formé,
ainsi que par rapport aux autorités religieuses auxquelles il est apparemment
docile (cf. DS, p. 1184-1185 / 261-262). Cette liberté provient
manifestement du fait qu’aux yeux du mystique, le contenu radical de son
expérience est « puisé directement à la source me de la religion » (DS, p.
1188 / 265).
Pour mieux voir comment Bergson peut affirmer cette
transcendance d’une « forme du mysticisme chrétien », on se souviendra de
la façon dont il a affirmé une vingtaine d’années auparavant la transcendance
de « l’intuition philosophique » par rapport au conditionnement culturel au
sein duquel cette intuition a lieu et par l’intermédiaire duquel elle s’exprime.
Voici à cet égard un passage de sa conférence sur « L’intuition
philosophique » (conférence donnée en avril 1911, et recueillie comme
chapitre IV de La Pensée et le mouvant (cité : PM), paru en 1934). Bergson
y parle de la façon dont travaille tout philosophe : « Sans doute les
problèmes dont le philosophe s’est occupé sont les problèmes qui se posaient
de son temps ; la science qu’il a utilisée ou critiquée était la science de son
temps ; dans les théories qu’il expose on pourra même retrouver, si on les y
cherche, les idées de ses contemporains et de ses devanciers. » (PM, p. 1348
/ 121). Mais « Dégageons-nous de cette complication, remontons vers
l’intuition simple ou tout au moins vers l’image qui la traduit : du même
coup nous voyons la doctrine s’affranchir des conditions de temps et de lieu
dont elle semblait dépendre. […] ce serait se tromper étrangement que de
prendre pour un élément constitutif de la doctrine ce qui n’en fut que le
moyen d’expression. » (PM, p. 1348-1349 / 121-122). Bergson n’aurait-il
pas pu écrire exactement la même phrase à propos de « l’intuition » qui
caractérise l’expérience mystique (DS, p. 1187 / 264-265) ?
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Il l’aurait pu, nous semble-t-il, car cette intuition n’est pas
seulement à la ressemblance de l’intuition philosophique, elle en est un
approfondissement, une « intensification » (DS, p. 1187 / 265). C’est un des
sens en lesquels l’expérience mystique peut être considérée comme venant
s’insérer dans la perspective des écrits antérieurs aux Deux Sources : « il se
trouve […] que l’approfondissement d’un certain ordre de problèmes, tout
différents du problème religieux, nous a conduit à des conclusions qui
rendaient probable l’existence d’une expérience singulière, privilégiée, telle
que l’expérience mystique » (DS, p. 1186 / 263-264), c’est-à-dire une
expérience telle que mon intuition de la continuité de ma vie intérieure soit
« intensifiée » jusqu’à remonter au « principe même de la vie » (DS, p. 1187
/ 265).
Pour ce qui est de savoir par quelle argumentation Bergson parvient à
poser la probabilité de « l’existence de l’expérience singulière » dont il est
ici question, on gagne à lire les pages 135-173 et 214-225 de la thèse que
Léon Husson a consacrée à la genèse et au développement de la notion
bergsonienne d’intuition (L’Intellectualisme de Bergson, Paris, PUF, 1947).
Parmi les textes de Bergson antérieurs aux Deux Sources que l’on peut être
ainsi conduit à relire, limitons-nous à deux passages, en commençant par
L’Evolution créatrice (1907) : « L’instinct est sympathie. Si cette sympathie
pouvait étendre son objet et aussi réfléchir sur elle-même, elle nous
donnerait la clef des opérations vitales […]. » « c’est à l’intérieur même de
la vie que conduirait l’intuition, je veux dire l’instinct devenu désintéressé,
conscient de lui-même, capable de réfléchir sur son objet et de l’élargir
indéfiniment. / Qu’un effort de ce genre n’est pas impossible, c’est ce que
démontre déjà l’existence, chez l’homme, d’une faculté esthétique à côté de
la perception normale. […] Il est vrai que cette intuition esthétique, comme
d’ailleurs la perception extérieure, n’atteint que l’individuel. Mais on peut
concevoir une recherche orientée dans le même sens que l’art et qui
prendrait pour objet la vie en général […] » (L’Evolution créatrice
(cité : EC), p. 645 / 177-178). Relisons ensuite les dernières lignes de la
conférence de 1911 sur « La perception du changement »3 : « Plus nous nous
habituons à penser et à percevoir toutes choses sub specie durationis, plus
nous nous enfonçons dans la durée réelle. Et plus nous nous y enfonçons,
plus nous nous replaçons dans la direction du principe, pourtant
transcendant, dont nous participons et dont l’éternité ne doit pas être une
éternité d’immutabilité, mais une éternité de vie : comment, autrement,
pourrions-nous vivre et nous mouvoir en elle ? » (PM, p. 1392 / 176).
Ces lignes nous paraissent suffire à donner à entrevoir que Bergson
tend à réduire l’expérience mystique à ce qu’il faut qu’elle soit pour
concorder avec les thèses auxquelles il est parvenu dans les écrits antérieurs
aux Deux Sources. Mais cette façon d’abstraire la supposée forme de
3 Conférence recueillie comme chapitre V de La Pensée et le mouvant. On
trouve dans cette conférence, aux p. 1367 à 1377 / 145 à 157 et 1391 à 1392 / 175 à
176, une explicitation des passages de L’Evolution créatrice que nous venons de
citer.
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