L’expé rie nce L’h umi lit é comm e cl ef d es D eu x So u rces La raison philosophique face à l’expérience mystique Isabelle Bardou Philopsis : Revue numérique http://www.philopsis.fr Les articles publiés sur Philopsis sont protégés par le droit d'auteur. Toute reproduction intégrale ou partielle doit faire l'objet d'une demande d'autorisation auprès des éditeurs et des auteurs. Vous pouvez citer librement cet article en en mentionnant l’auteur et la provenance. Si l’on s’en tient à l’étymologie, « l’expérience » est le fait d’éprouver ce que l’on éprouve, et l’adjectif « mystique » qualifie, sous la plume du pseudo-Denys, le type de connaissance qui a lieu dans la mesure où un homme est uni à l’Absolu. On peut par conséquent être tenté de soupçonner l’expression « expérience mystique » de pouvoir désigner certains vécus illusoires, en particulier des vécus qui abondent là où fleurissent les diverses traditions religieuses. Lisons à cet égard le deuxième chapitre des Deux Sources de la morale et de la religion : « Le spectacle de ce que furent les religions et de ce que certaines sont encore est bien humiliant pour l’intelligence humaine. Quel tissu d’aberrations ! L’expérience a beau dire « c’est faux » et le raisonnement « c’est absurde », l’humanité ne s’en cramponne que davantage à l’absurdité et à l’erreur. » 1 (Les Deux Sources (cité : DS), p. 1061 / 105). Bergson sait qu’en raison de l’irrationalité qui caractérise pour une large part « les religions », la soif d’ultime vérité qui, depuis la Grèce antique, mérite d’être désignée du beau nom de « philosophie » se veut autonome par rapport aux croyances religieuses. Il sait que cette volonté a été affirmée de manière particulièrement vigoureuse par un Descartes ou un Kant - chacun à sa 1 Nous citons les œuvres de Bergson dans la pagination de l’édition du Centenaire (Paris, PUF, 1959), suivie de la pagination dans l’édition séparée (Paris, PUF, coll. Quadrige). Experience-Isabelle-Bardou.doc © Delagrave Édition, 2004 – Isabelle Bardou 1 manière. Non seulement il connaît cette exigence d’autonomie, mais il s’y conforme dans tous ses textes antérieurs aux Deux Sources (1932). Et cependant, malgré le soupçon qui entoure l’adjectif « mystique » et malgré l’exigence d’autonomie qui semble constitutive de la philosophie, Bergson soutient dans les Deux Sources que la raison philosophique est fondamentalement vouée à puiser dans ce qu’il nomme « l’expérience mystique » une vérité décisive, une vérité que la philosophie ne peut trouver nulle part ailleurs. Non seulement l’hétéronomie dans laquelle Bergson paraît ainsi dénaturer la raison philosophique tient au fait que l’expérience en question est « mystique », mais il s’agit d’une expérience qui peut n’être pas effectuée par le philosophe lui-même ; le philosophe doit alors se fier à des témoignages. Tel est, nous semble-t-il, un aspect essentiel de la nouveauté du dernier livre de Bergson, et tel est du moins l’aspect que nous voulons en souligner ici. Mais nous aurons du même coup à souligner que Bergson procède à cette affirmation sans pour autant faire profession de la même foi religieuse que les mystiques sur le témoignage desquels il s’appuie. En ce sens, la philosophie de Bergson demeure donc autonome par rapport à eux : la vérité décisive qu’elle leur emprunte devient une vérité philosophique. Il s’agit ici pour nous de mettre en lumière ce devenir, cette transmutation qui est au cœur des Deux Sources. Nous espérons présenter ainsi la principale des clefs sans lesquelles ce livre ne peut que demeurer impénétrable. S’il fallait se limiter à un mot pour nommer cette clef, ce mot ne serait pas difficile à choisir, mais il désignerait peut-être quelque chose de difficile à accepter si nous concevions la raison philosophique comme le fait par exemple l’auteur de Saint Genêt comédien et martyr (ouvrage paru vingt ans après les Deux Sources) : « la Sainteté me répugne […] Elle n’a qu’un usage aujourd’hui : permettre aux hommes de mauvaise foi de raisonner faux » (Saint Genêt comédien et martyr, Paris, Gallimard, 1952, p. 192). Ces mots abrupts ont notamment le mérite de faire apparaître l’un des enjeux de notre lecture des Deux Sources : cet enjeu serait de savoir si Bergson parvient à montrer que la sainteté peut avoir un « usage » digne de la raison philosophique, un tout autre usage que l’usage qui lui est ici attribué par Sartre. Mais sans aller jusqu’à une « répulsion » à l’égard de la sainteté, il suffit de penser devoir écarter toute forme d’empirisme pour ne pas mettre la raison philosophique à l’écoute de l’expérience mystique - voilà sans doute la principale raison pour laquelle Descartes et Kant, chacun à sa manière, tiennent la philosophie à l’écart d’une telle expérience. Dans cette perspective, le dernier livre de Bergson se situe donc bien dans le prolongement de ses précédents ouvrages quant à contester toute conception idéaliste de la raison philosophique, et notre lecture des Deux Sources aura également à tenir compte de cet enjeu. Experience-Isabelle-Bardou.doc © Delagrave Édition, 2004 – Isabelle Bardou 2 Comment la philosophie peut se mettre à l’écoute de l’expérience mystique. Pour savoir ce que Bergson entend par l’expression « expérience 2 mystique » , commençons par indiquer à qui il fait référence lorsqu’il propose à la philosophie de se mettre à l’écoute de l’expérience dont témoignent « les mystiques ». Parmi les mystiques « non chrétiens », Bergson désigne Bouddha, Plotin, Ramakrishna et Vivekananda. Il nomme par ailleurs une demi-douzaine de « mystiques chrétiens » : Paul de Tarse, François d’Assise, Catherine de Sienne, Jeanne d’Arc, Thérèse d’Avila (DS, p. 1168 / 241), tout en signalant lui-même qu’il se limite à quelques-uns parmi « tant d’autres » (ibid.) Il nomme aussi « le Christ », et le nomme comme ayant été « complètement » ce que les mystiques chrétiens furent incomplètement (DS, p. 1179 / 254), étant entendu que Bergson tient à ne pas se prononcer sur la question de savoir dans quelle mesure le Christ peut être identifié au « Jésus de Nazareth » dont parlent les évangiles : « Ceux qui sont allés jusqu’à nier l’existence de Jésus n’empêcheront pas le Sermon sur la montagne de figurer dans l’Evangile […]. A l’auteur on donnera le nom qu’on voudra, on ne fera pas qu’il n’y ait pas eu d’auteur. Nous n’avons donc pas à nous poser ici de tels problèmes. » (ibid.) Bergson soutient (DS, p. 1161-1168 / 232-240) que les grands mystiques chrétiens sont allés plus loin dans le mysticisme que les grands mystiques des autres traditions religieuses ; ils sont allés plus loin car leur contemplation a débouché sur l’action. On peut certes trouver dans les traditions non chrétiennes des mystiques faisant preuve d’une « charité ardente » (DS, p. 1167 / 239), tels Ramakrishna et Vivekananda, mais c’est qu’ils ont respiré le christianisme « ainsi qu’un parfum » (ibid.), parfum ayant imprégné la civilisation occidentale et s’étant déplacé avec elle... C’est ainsi que le mysticisme des grands mystiques chrétiens est le seul « complet », étant entendu que le mysticisme incomplet tend vers le mysticisme complet, et témoigne donc en sa faveur. Nous ne traiterons pas ici la question de savoir dans quelle mesure Bergson connaissait les mystiques « non chrétiens » ; nous ne traiterons pas non plus la question de savoir dans quelle mesure les mystiques chrétiens sont allés plus loin que les autres. Autrement dit, nous ne chercherons pas à voir en quoi les Deux Sources pourraient être un livre éclairant, en ce début de XXIe siècle, quant à penser la diversité des traditions religieuses. Constatons cependant dès maintenant que Bergson ne propose pas au philosophe de tenir pour vrai tout ce que les mystiques chrétiens s’accordent à tenir pour vrai, loin de là. Il reste toute une part du témoignage de ces 2 Renvoyons dès maintenant au Vocabulaire de Bergson de Frédéric Worms (Paris, Ellipses, 2000), ouvrage d’une grande exactitude et d’une remarquable clarté malgré sa densité. Nous signalons ce vocabulaire dès le début de notre étude car on s’y référera utilement pour les principaux termes apparaissant dans les citations que l’on trouvera ici. Experience-Isabelle-Bardou.doc © Delagrave Édition, 2004 – Isabelle Bardou 3 mystiques sur lequel le philosophe ne peut se fonder. Car la philosophie, par définition, « laisse de côté la révélation qui a une date, les institutions qui l’ont transmise, la foi qui l’accepte : elle doit s’en tenir à l’expérience et au raisonnement. » (DS, p. 1188 / 265-266). La philosophie ne peut s’appuyer sur le témoignage des mystiques qu’à condition de ne garder de ce témoignage que ce qui peut être « dégagé des visions, des allégories, des formules théologiques par lesquelles il s’exprime » (DS, p. 1188 / 266), dégagé « de ce que la religion doit à la tradition, à la théologie, aux Eglises » (DS, p 1188 / 265). En un mot, la philosophie ne peut s’appuyer sur ce que Bergson nomme « la matière » de l’expérience mystique (p. 1168 / 240), elle ne peut s’appuyer que sur sa « forme » (ibid.) On pourrait être tenté d’objecter qu’étant donné ce que Bergson écarte ici sous le nom de « matière », et étant donné que cette matière a quelque chose de consubstantiel à ladite expérience, on ne voit pas ce qui subsistera sous le nom de « forme ». A cette objection, Bergson répond que le mystique chrétien emprunte certes à « la religion traditionnelle » (DS, p. 1188 / 265) « pour exprimer en mots ce qu’il éprouve et en images matérielles ce qu’il voit spirituellement » (DS, p. 1178 / 253), mais que le grand mystique manifeste une grande liberté par rapport aux images et formules théologiques héritées de la tradition dans laquelle il a été formé, ainsi que par rapport aux autorités religieuses auxquelles il est apparemment docile (cf. DS, p. 1184-1185 / 261-262). Cette liberté provient manifestement du fait qu’aux yeux du mystique, le contenu radical de son expérience est « puisé directement à la source même de la religion » (DS, p. 1188 / 265). Pour mieux voir comment Bergson peut affirmer cette transcendance d’une « forme du mysticisme chrétien », on se souviendra de la façon dont il a affirmé une vingtaine d’années auparavant la transcendance de « l’intuition philosophique » par rapport au conditionnement culturel au sein duquel cette intuition a lieu et par l’intermédiaire duquel elle s’exprime. Voici à cet égard un passage de sa conférence sur « L’intuition philosophique » (conférence donnée en avril 1911, et recueillie comme chapitre IV de La Pensée et le mouvant (cité : PM), paru en 1934). Bergson y parle de la façon dont travaille tout philosophe : « Sans doute les problèmes dont le philosophe s’est occupé sont les problèmes qui se posaient de son temps ; la science qu’il a utilisée ou critiquée était la science de son temps ; dans les théories qu’il expose on pourra même retrouver, si on les y cherche, les idées de ses contemporains et de ses devanciers. » (PM, p. 1348 / 121). Mais « Dégageons-nous de cette complication, remontons vers l’intuition simple ou tout au moins vers l’image qui la traduit : du même coup nous voyons la doctrine s’affranchir des conditions de temps et de lieu dont elle semblait dépendre. […] ce serait se tromper étrangement que de prendre pour un élément constitutif de la doctrine ce qui n’en fut que le moyen d’expression. » (PM, p. 1348-1349 / 121-122). Bergson n’aurait-il pas pu écrire exactement la même phrase à propos de « l’intuition » qui caractérise l’expérience mystique (DS, p. 1187 / 264-265) ? Experience-Isabelle-Bardou.doc © Delagrave Édition, 2004 – Isabelle Bardou 4 Il l’aurait pu, nous semble-t-il, car cette intuition n’est pas seulement à la ressemblance de l’intuition philosophique, elle en est un approfondissement, une « intensification » (DS, p. 1187 / 265). C’est un des sens en lesquels l’expérience mystique peut être considérée comme venant s’insérer dans la perspective des écrits antérieurs aux Deux Sources : « il se trouve […] que l’approfondissement d’un certain ordre de problèmes, tout différents du problème religieux, nous a conduit à des conclusions qui rendaient probable l’existence d’une expérience singulière, privilégiée, telle que l’expérience mystique » (DS, p. 1186 / 263-264), c’est-à-dire une expérience telle que mon intuition de la continuité de ma vie intérieure soit « intensifiée » jusqu’à remonter au « principe même de la vie » (DS, p. 1187 / 265). Pour ce qui est de savoir par quelle argumentation Bergson parvient à poser la probabilité de « l’existence de l’expérience singulière » dont il est ici question, on gagne à lire les pages 135-173 et 214-225 de la thèse que Léon Husson a consacrée à la genèse et au développement de la notion bergsonienne d’intuition (L’Intellectualisme de Bergson, Paris, PUF, 1947). Parmi les textes de Bergson antérieurs aux Deux Sources que l’on peut être ainsi conduit à relire, limitons-nous à deux passages, en commençant par L’Evolution créatrice (1907) : « L’instinct est sympathie. Si cette sympathie pouvait étendre son objet et aussi réfléchir sur elle-même, elle nous donnerait la clef des opérations vitales […]. » « c’est à l’intérieur même de la vie que conduirait l’intuition, je veux dire l’instinct devenu désintéressé, conscient de lui-même, capable de réfléchir sur son objet et de l’élargir indéfiniment. / Qu’un effort de ce genre n’est pas impossible, c’est ce que démontre déjà l’existence, chez l’homme, d’une faculté esthétique à côté de la perception normale. […] Il est vrai que cette intuition esthétique, comme d’ailleurs la perception extérieure, n’atteint que l’individuel. Mais on peut concevoir une recherche orientée dans le même sens que l’art et qui prendrait pour objet la vie en général […] » (L’Evolution créatrice (cité : EC), p. 645 / 177-178). Relisons ensuite les dernières lignes de la conférence de 1911 sur « La perception du changement »3 : « Plus nous nous habituons à penser et à percevoir toutes choses sub specie durationis, plus nous nous enfonçons dans la durée réelle. Et plus nous nous y enfonçons, plus nous nous replaçons dans la direction du principe, pourtant transcendant, dont nous participons et dont l’éternité ne doit pas être une éternité d’immutabilité, mais une éternité de vie : comment, autrement, pourrions-nous vivre et nous mouvoir en elle ? » (PM, p. 1392 / 176). Ces lignes nous paraissent suffire à donner à entrevoir que Bergson tend à réduire l’expérience mystique à ce qu’il faut qu’elle soit pour concorder avec les thèses auxquelles il est parvenu dans les écrits antérieurs aux Deux Sources. Mais cette façon d’abstraire la supposée forme de 3 Conférence recueillie comme chapitre V de La Pensée et le mouvant. On trouve dans cette conférence, aux p. 1367 à 1377 / 145 à 157 et 1391 à 1392 / 175 à 176, une explicitation des passages de L’Evolution créatrice que nous venons de citer. Experience-Isabelle-Bardou.doc © Delagrave Édition, 2004 – Isabelle Bardou 5 l’expérience mystique chrétienne ne permet pas seulement à Bergson de croire ainsi constater une convergence entre l’existence de cette forme et sa conception de l’intuition philosophique, elle présente en outre à ses yeux l’avantage de libérer le philosophe du problème de savoir quelle est la valeur historique des récits évangéliques et quelle est la valeur des « dogmes » que l’on a formulés comme interprétation de ces récits. Même à supposer que ces récits soient pure invention ou que ces dogmes soient dans une large mesure erronés, la philosophie peut considérer une chose qui a incontestablement eu lieu, à savoir la profonde transformation de la personnalité des grands mystiques chrétiens au cours de ce qu’ils ont vécu comme étant une relation interpersonnelle avec le « Dieu » dont il est question dans les Evangiles. Il s’agit alors de savoir comment expliquer cette transformation. La réponse peut commencer par s’appuyer sur le principe selon lequel un accord entre plusieurs témoignages indépendants parle en faveur de la validité de ces témoignages. Il faut donc savoir si la profonde convergence des divers témoignages relatant cette expérience peut s’expliquer par un identique conditionnement culturel ou pathologique (hallucinations, autosuggestion…) ; il s’agit de savoir si cet « accord profond » des mystiques n’est pas « signe d’une identité d’intuition qui s’expliquerait le plus simplement par l’existence de l’Etre avec lequel ils se croient en communication » (DS, p. 1185 / 262). Bergson répond qu’il ne voit pas comment le philosophe pourrait raisonnablement éviter de considérer comme très probable une telle identité d’intuition. Quelles raisons Bergson avance-t-il ? Nous en comptons deux. La première est la convergence des témoignages des mystiques avec les conclusions des écrits antérieurs aux Deux Sources, convergence évoquée un peu plus haut et que nous aurons à évoquer de nouveau un peu plus loin. La seconde est le « bon sens supérieur » (DS, p. 1183 / 259) dont « les grands mystiques » font preuve par ailleurs – la chose étant moins nette dans le cas des mystiques qui ne sont pas de « grands mystiques ». Bergson prend soin à cet égard de réfuter d’un simple point de vue psychologique (DS, p. 11681170 / 241-243) l’assimilation des grands mystiques à des malades mentaux. Certes, il arrive que des troubles nerveux accompagnent l’expérience mystique mais on peut penser qu’ils en sont un effet et non pas une cause, car l’expérience mystique est celle d’une transformation radicale, autrement dit celle d’un profond dérangement, et « à déranger les rapports habituels entre le conscient et l’inconscient on court un risque. » (DS, p. 1170 / 243).4 4 Pour une explicitation de ces trois pages de Bergson sur le rapport entre santé mentale et expérience mystique, nous renvoyons à l’article de Jean-Christophe Goddard : « Exception mystique et santé moyenne de l’esprit, dans Les Deux Sources de la morale et de la religion » (Annales bergsoniennes, t. 1, édité et présenté par Frédéric Worms, PUF, octobre 2002). Experience-Isabelle-Bardou.doc © Delagrave Édition, 2004 – Isabelle Bardou 6 A quelle vérité philosophique l’écoute des grands mystiques peut conduire la philosophie, et en quoi l’humilité peut être considérée comme la principale clef des Deux Sources. Nous venons de tenter de faire valoir qu’en mettant la philosophie à l’écoute de « l’expérience » vécue par « les grands mystiques chrétiens », Bergson n’est pas nécessairement pour autant infidèle aux exigences de la raison scientifique et de la raison philosophique. Essayons maintenant de formuler la vérité décisive à laquelle la raison philosophique lui semble devoir accéder grâce à cette écoute. Autrement dit, tâchons d’indiquer en quoi consiste la « valeur philosophique du mysticisme » (DS, titre courant des p. 1184-1187 / 261-265). Cette vérité décisive est « le secret de la création » (DS, p. 1174 / 248), c’est-à-dire le sens ultime de « l’élan vital » dont l’auteur de L’Evolution créatrice a constaté l’énigmatique existence (DS, p. 1152-1156 / 221-226 et p. 1186-1187 / 264-265), « la raison d’être » de l’existence de l’univers et de l’espèce humaine (DS, p. 1154 / 223). Non seulement le sens ultime de l’élan vital, mais l’origine de la pression et de l’aspiration que le premier chapitre des Deux Sources décrit comme constitutives de la vie morale, l’origine aussi de la « religion statique » décrite et analysée tout au long du chapitre deuxième. Oui, le témoignage des grands mystiques permet selon Bergson de connaître l’origine de l’espèce humaine. Ce faisant, ce témoignage permet de savoir que cette origine n’est pas une aveugle combinaison de hasard et de nécessité ; elle est au contraire une vocation au sens étymologique du terme, un appel. Plus précisément, elle est « une entreprise pour créer des créateurs » (DS, p. 1192 / 270), le mot « entreprise » signifiant ici « libre initiative ». Entreprise mise en œuvre par quel « entrepreneur » ? Un entrepreneur dont le but est de « s’adjoindre des êtres dignes de son amour » (ibid.), étant entendu que son amour n’est pas quelque chose de cet entrepreneur, mais cet entrepreneur lui-même. Il est tout entier cet amour, et n’est rien d’autre que cet amour. Que signifie ici le mot « amour » ? Bergson, soucieux de ne pas « donner dans un grossier anthropomorphisme » (ibid.), propose d’envisager cette signification en pensant à « l’enthousiasme qui peut embraser une âme, consumer ce qui s’y trouve et occuper désormais toute la place » (DS, p. 1189 / 268). Ainsi Bergson suppose-t-il que l’âme de Beethoven coïncidait tout entière avec une « indivisible émotion » lorsqu’il créait une symphonie (ibid.) Bergson propose ensuite au philosophe une autre voie que la musique pour « comprendre comment l’amour où les mystiques voient l’essence même de la divinité peut être, en même temps qu’une personne, une puissance de création » (DS, p. 1190 / 268-269). Cette voie consiste pour le philosophe à analyser son propre travail d’écrivain quand ce travail ne se limite pas à combiner des idées préexistantes, c’est-à-dire quand il remonte « jusqu’en un point de l’âme d’où part une exigence de création » (DS, p. 1191 / 269), cette exigence étant un « ébranlement ou élan reçu du fond même des choses. Pour lui obéir tout à fait, il faudrait forger des mots, créer des idées » (ibid.) Experience-Isabelle-Bardou.doc © Delagrave Édition, 2004 – Isabelle Bardou 7 Ces deux expériences ne sont cependant pas les seules à partir desquelles le philosophe peut, « quoique de très loin » (DS, p. 1190 / 268), entrevoir l’amour créateur qui est à l’origine de l’univers. Il le peut surtout dans la mesure où il prend connaissance de l’expérience de transformation radicale vécue par les grands mystiques chrétiens. Limitons-nous ici à citer le début de la page dans laquelle Bergson s’efforce de décrire cette expérience : « c’est désormais, pour l’âme, une surabondance de vie. C’est un immense élan. C’est une poussée irrésistible qui la jette dans les plus vastes entreprises. Une exaltation calme de toutes ses facultés fait qu’elle voit grand, et, si faible soit-elle, réalise puissamment. Surtout elle voit simple, et cette simplicité, qui frappe aussi bien dans ses paroles et dans sa conduite, la guide à travers des complications qu’elle semble ne pas même apercevoir. » (DS, p. 1172 / 246). Un homme ainsi transformé se prend-il pour un surhomme ? Au contraire, « De cette élévation il ne tire d’ailleurs nul orgueil. Grande est au contraire son humilité. Comment ne serait-il pas humble, alors qu’il a pu constater dans des entretiens silencieux, seul à seul, avec une émotion où son âme se sentait fondre tout entière, ce que l’on pourrait appeler l’humilité divine ? » (ibid.) Avec ce passage nous voyons apparaître un mot que nous proposons de considérer comme désignant la principale clef de lecture des Deux Sources : le mot « humilité ». En effet, l’humilité des grands mystiques est révélatrice de l’humilité qui est à l’origine de l’univers. De plus, la philosophie ne peut le savoir que dans la mesure où elle a l’humilité de se mettre à l’écoute de ces grands mystiques, c’est-à-dire dans la mesure où elle a l’humilité d’accepter de recevoir d’autrui une vérité décisive - non seulement d’autrui, mais souvent de personnes peu instruites. Et enfin, Bergson lui-même met à plusieurs reprises en garde contre « l’orgueil » qui nous pousse à l’erreur. Ainsi par exemple, à propos des méthodes qui lui paraissent s’imposer logiquement pour connaître ce que l’on nommait alors « la mentalité primitive », nous lisons sous sa plume : « C’est notre orgueil, c’est un double orgueil qui nous détourne ordinairement d’elles. Nous voulons que l’homme naisse supérieur à ce qu’il fut autrefois […] Mais il y a encore un autre orgueil, celui de l’intelligence, qui ne veut pas reconnaître son assujettissement originel à des nécessités biologiques. » (DS, p. 11111112 / 168-169). Une vingtaine d’années auparavant, parlant de « tel ou tel philosophe » dont la spéculation, au lieu de porter sur les choses, porte « sur l’idée trop simple qu’il se fait d’elles avant de les avoir étudiées empiriquement », Bergson en vient à la remarque suivante : « on ne s’expliquerait pas l’attachement de tel ou tel ou tel philosophe à une méthode aussi étrange si elle n’avait le triple avantage de flatter son amourpropre, de faciliter son travail, et de lui donner l’illusion de la connaissance définitive. […] Combien serait préférable une philosophie plus modeste, qui irait tout droit à l’objet sans s’inquiéter des principes dont il paraît dépendre ! […] la philosophie ne sera plus alors une construction, œuvre systématique d’un penseur unique. Elle comportera, elle appellera sans cesse des additions, des corrections, des retouches ? Elle progressera comme la science positive. Elle se fera, elle aussi, en collaboration. » (conférence « La Experience-Isabelle-Bardou.doc © Delagrave Édition, 2004 – Isabelle Bardou 8 conscience et la vie », prononcée en mai 1911 et recueillie dans L’Energie spirituelle (1919), p. 816-818 / 3-4). Nul doute donc que l’humilité soit de diverses manières au cœur de la conception bergsonienne de la philosophie. Nous avançons cependant cette affirmation sans avoir cherché à définir la notion d’humilité, et nous aurions tort de nous en dispenser, car un tel effort fait apparaître dans la notion d’humilité divine un paradoxe frappant : si l’on pose par définition que l’homme fait preuve d’humilité dans la mesure où il reconnaît ses limites et accepte de dépendre d’autrui, comment peut-on attribuer l’humilité 5 à l’Absolu ? L’Absolu n’est-il pas par définition sans limites et entièrement indépendant ? C’est ainsi que Thomas d’Aquin par exemple, dès le début de la Question qu’il consacre à l’humilité dans sa Somme de théologie, soutient que « l’humilité ne convient pas à Dieu selon la nature divine » (« secundum naturam divinam non competit humilitas », Summa theologiae, Secunda secundae, Q. 161, art. 1, Somme théologique, Paris, Cerf, 1970, trad. Vergriete, p. 134.) Est-ce à dire qu’aux yeux de Thomas d’Aquin l’humilité ne convienne pas du tout à Dieu ? Non, car on peut la lui attribuer « selon la nature assumée » (« secundum naturam assumptam », ibid.), c’est-à-dire en raison de la nature humaine du Christ, nature humaine par laquelle l’Absolu « assume » ou « accepte » d’être limité et dépendant. Ainsi, pour Dieu comme pour l’homme, l’humilité consiste à accepter les limites de l’humanité, et voilà qui éclaire la communauté d’étymologie de ces deux mots. Toutefois, comment peut-on être à la fois indépendant et dépendant, infini et limité ? Bergson ne semble pas se poser la question, et ne dit donc pas s’il y répond dans le même sens que Thomas d’Aquin et tous les autres grands mystiques chrétiens, c’est-à-dire en essayant de penser que Jésus de Nazareth est une « personne divine ». Nous avons souligné plus haut qu’aux yeux de Bergson, la philosophie n’a pas à se poser « de tels problèmes ». C’est ainsi que « Du point de vue où nous nous plaçons, et d’où apparaît la divinité de tous les hommes, il importe peu que le Christ s’appelle ou ne 6 s’appelle pas un homme. » (DS, p. 1178-1179 / 254). En admettant que la philosophie n’ait pas à élucider cette question, cependant nous venons de 5 A la différence de ce qu’il a pris soin de faire à propos de l’amour, ainsi que nous l’avons vu plus haut, Bergson ne semble pas ici se soucier de proposer une analogie permettant d’éviter de « donner dans un grossier anthropomorphisme » (DS, p. 1192 / 270). 6 Pour davantage de précisions sur la façon dont Bergson et sa philosophie se situent par rapport à la question de l’identité de Jésus de Nazareth, nous renvoyons en particulier à ce qu’en dit Henri Gouhier dans son livre Bergson et le Christ des Evangiles (Paris, Arthème Fayard, 1961). Gouhier s’attache en effet à manifester que « le bergsonisme présente ce que l’on pourrait appeler une christologie philosophique » (p. 173-187). Il montre comment Bergson a été précédé dans ce domaine par Spinoza et par Rousseau. En outre, cet ouvrage nous semble indiquer avec clarté et précision comment Bergson en est venu à écrire les Deux Sources dans le droit fil de ses écrits antérieurs, tout en faisant œuvre originale par rapport à eux. Experience-Isabelle-Bardou.doc © Delagrave Édition, 2004 – Isabelle Bardou 9 constater que la philosophie conduit inévitablement à la poser. Elle peut donc conduire par exemple à chercher à savoir ce qui a été écrit sur ce sujet par François Varillon, théologien s’appuyant notamment sur la page 1172 / 246 des Deux Sources pour proposer d’attribuer à la nature divine elle-même une caractéristique pouvant être nommée « humilité » par analogie avec cette humaine vertu (L’Humilité de Dieu, Paris, Centurion, 1974). Comment cela est-il pensable ? Nous ne pouvons évidemment ici que renvoyer aux analyses 7 auxquelles se livre cet auteur. Mais nous voulons du moins souligner l’importance qu’il y a à penser à Dieu comme étant humble, comme étant, selon l’expression de Christian Bobin, le « Très-bas » (Le Très-bas, Paris, Gallimard, 1992) : cette pensée peut nous délivrer de nous représenter Dieu sur le modèle d’un empereur imposant sa volonté, représentation qui semble notamment être celle à laquelle Sartre oppose son athéisme. Avec la notion d’humilité divine, il est au contraire possible d’admettre l’existence de Dieu sans être humilié. La référence à l’humilité nous paraît d’autant plus éclairante pour saisir la conception bergsonienne de la philosophie que, selon plusieurs témoins dignes de foi, l’une des caractéristiques les plus frappantes de Bergson était son humilité. Voici tout d’abord en quels termes Jacques Chevalier décrit l’impression ressentie lors de l’une de ses premières rencontres avec Bergson : « Je suis confondu de voir cet homme unir à une intelligence souveraine une modestie et une pudeur d’âme qui ne sont pas feintes : la pudeur et la modestie de celui qui cherche la vérité, qui n’aime que la vérité, et qui craint toujours de ne pas la servir comme elle doit être servie » (J. Chevalier, Entretiens avec Bergson, Paris, Plon, 1959, p. 11). Et, d’après Gabriel Marcel : « ce qui ne pouvait pas ne pas frapper ceux qui ont eu l’honneur de s’entretenir avec lui, c’était non seulement la simplicité, mais j’irai jusqu’à dire l’humilité de plus en plus profonde de ce grand esprit devant une vérité que nul parmi les penseurs ne s’est jamais moins flatté de posséder. » (in Albert Béguin et al., Henri Bergson, essais et témoignages, Neuchâtel, La Bâconnière, 1941, p. 29). Cette humilité ne nous est pas connue uniquement par des témoignages, elle transparaît aussi dans de nombreux textes du philosophe lui-même. Ainsi par exemple, lorsque Bergson répond à un article exposant sa conception de la liberté et qualifiant in fine le philosophe d’« homme de génie » : « je serais prêt à contresigner votre exposé d’un bout à l’autre s’il n’y avait une ligne – une seule – que j’aurais à laisser de côté. C’est la dernière. Hélas ! bien loin de me sentir le moindre génie, je ne sais que trop dans combien d’impasses je me suis engagé, à quels insurmontables obstacles je me suis heurté dans mes recherches. » (Lettre à Sertillanges du 19 janvier 1937, recueillie dans Mélanges, p. 1574). On pourrait citer des 7 Nous pouvons cependant relever une citation nous paraissant pouvoir expliciter le propos de Bergson : « que le plus grand se courbe « respectueusement » devant le plus petit, cela signifie l’amour dans la plénitude de sa liberté et de sa puissance. […] L’humilité est l’aspect le plus radical de l’amour. » (op. cit., p. 6364). Experience-Isabelle-Bardou.doc © Delagrave Édition, 2004 – Isabelle Bardou 10 dizaines de phrases de Bergson allant dans le même sens ; il est évidemment possible de soupçonner ces phrases de n’être que des phrases convenues, simples formules de politesse ou expression de fausse modestie. Mais ce serait, nous semble-t-il, passer radicalement à côté de l’état d’esprit de Bergson. Autrement dit, nous ne voyons pas comment éviter de nous demander s’il n’y a pas un aspect secrètement autobiographique dans les passages où Bergson parle de ces « entretiens silencieux » dans lesquels le mystique est bouleversé de constater « l’humilité de Dieu ». Certes, l’attitude de Bergson à l’égard du témoignage des mystiques met en question une certaine manière d’exiger que la raison philosophique soit autonome, mais nous avons tenté de montrer que cette attitude n’est pas pour autant infidèle à la conception de la raison philosophique que Bergson a proposée dans ses écrits antérieurs aux Deux Sources ; elle consiste au contraire à aller plus loin sur le même chemin. Du seul fait d’appliquer la même méthode à un nouvel aspect de la réalité, on fait jaillir une lumière nouvelle, mais cette nouveauté est tout le contraire 8 d’une infidélité. Cette lumière est certes irréductible aux écrits antérieurs, elle ne peut en être déduite, et elle en fait même rétrospectivement apparaître certaines limites ; mais elle en dissipe aussi certaines ombres, et lève avec 9 bonheur certaines indéterminations. Dès lors que les Deux Sources apparaissent ainsi dans le droit fil des écrits antérieurs, on ne pourrait refuser de considérer comme philosophique le recours de Bergson au témoignage des mystiques qu’à condition de refuser de considérer comme philosophiques ses écrits antérieurs aux Deux Sources. Nous pouvons donc 8 Cette fidélité a été soulignée par Merleau-Ponty dans « Bergson se faisant », texte lu lors d’une séance d’hommage à Bergson en 1959 et recueilli dans Eloge de la philosophie, Paris, Gallimard, p. 288-308. Nous évoquons cette fidélité de Bergson à l’égard de sa méthode sans prendre position par rapport à la thèse de Henri Hude (Bergson, Paris, Editions universitaires, t. 1 1989, t. 2 1990) selon laquelle « Le problème de Dieu domine l’ensemble de l’œuvre de Bergson du début à la fin de son existence. On prétend qu’il se serait occupé successivement de la liberté, de l’âme et du corps, de la vie, du mysticisme… Il ne s’est occupé que de Dieu. C’est cela qui fait l’unité d’une vie et d’une recherche profondément continues. Il n’a considéré les autres choses que par rapport à ce qu’il cherchait : la connaissance de Dieu. » (t. 1, p. 56). Cette thèse s’appuie à la fois sur des cours inédits de Bergson et sur l’enseignement que Bergson a reçu de ses professeurs, parmi lesquels notamment Léon Ollé-Laprune. 9 Cet heureux effet rétroactif a été décrit avec précision par Léon Husson, non seulement dans sa thèse évoquée plus haut, mais dans l’étude parue en 1956 dans Les Etudes bergsoniennes, vol. IV, Paris, Albin Michel, sous le titre « Les aspects méconnus de la liberté bergsonienne » (en particulier p. 177-201) et dans le chapitre qu’il a consacré à Bergson dans le vol. 4 de L’Histoire de la pensée de J. Chevalier, Paris, Flammarion, 1966 (en particulier p. 545-552). Léon Husson montre bien comment c’est par fidélité à sa méthode que Bergson s’est tenu aux indéterminations qui ont été levées par les Deux Sources, et qui ont donné lieu à des malentendus principalement à l’erreur d’attribuer à Bergson un « anti-intellectualisme ». Experience-Isabelle-Bardou.doc © Delagrave Édition, 2004 – Isabelle Bardou 11 répondre à la question que nous posions en commençant : oui, Bergson est parvenu à montrer que la sainteté peut avoir un usage digne de la raison philosophique. Il n’est peut-être pas interdit de penser que l’humilité de ce philosophe lui a permis de donner un rôle philosophique décisif à celle des grands mystiques. Isabelle Bardou Experience-Isabelle-Bardou.doc © Delagrave Édition, 2004 – Isabelle Bardou 12