Qu`est-ce que la « curiosité

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Sciences-Croisées
Numéro 5 : Contributions libres
Qu’est-ce que la « curiosité » ?
Marie Agostini
Université de Provence
(Département des Sciences de L’éducation ; UMR ADEF)
[email protected]
Qu’est-ce que la « curiosité » ?
Analyse de la notion de « désir » dans le Banquet de Platon
pour comprendre la notion de « curiosité » dans la
philosophie pour enfants de Matthew Lipman.
Résumé
Le modèle de philosophie pour enfants de Matthew Lipman prétend mobiliser la curiosité
des enfants, mais qu’est-ce que la curiosité ?
Le Banquet de Platon constitue une source non négligeable en la philosophie de
l’éducation dans la mesure où il s’intéresse à l’éducation à la vertu mais également à la
nature du désir. Or, la curiosité n’est-elle pas l’une des multiples formes du désir, celle
attachée à la connaissance et à la découverte du savoir ?
Nous souhaitons, ici, mettre au jour ce que Le Banquet est susceptible de nous apprendre
sur la nature de la curiosité et montrer comment celle-ci peut se déployer dans la
discussion à visée philosophique telle qu’elle est pratiquée dès l’école primaire par de
nombreux instituteurs. La curiosité mise en œuvre dans la discussion à visée philosophique
présente la spécificité d’associer étroitement le vécu de l’enfant à la découverte du savoir
dont le sens devient alors existentiel.
Mots-clés : curiosité – désir de connaître – Le Banquet – philosophie pour enfants –
éducation.
Abstract
Matthew Lipman’s philosophy for children claims to take advantage of the children’s
curiosity, but what is curiosity ?
Plato’s Symposium represents an important work in the philosophy of education because it
is interested not only in the education to virtue but also in the nature of desire. Curiosity is
precisely one of the multiple forms of this desire; it cares about knowledge and its
discovery.
This article aims to show what Plato’s Symposium allows us to understand about curiosity
and how this curiosity appears in the philosophical discussion organized in school. The
specificity of this philosophical curiosity is to associate the child’s life with the discovery
of knowledge whose sense becomes also existential.
Key words: curiosity – desire of knowledge – The Symposium – philosophy for children
– education.
Marie Agostini
Qu’est-ce que la « curiosité » ?
D
’après un principe didactique de base, la philosophie pour enfants cherche
à profiter de leur curiosité pour organiser une discussion philosophique.
La curiosité est, en effet, le présupposé de la didactique élaborée par
1
Matthew Lipman , mis en évidence par Marie-France Daniel qui insiste sur le
caractère naturel et spontané de la curiosité chez l’enfant, en général : « Pour lui
[Lipman] l’enfant est naturellement curieux (...) sa curiosité naturelle représente un
outil fondamental pour le développement de ses potentiels ; que l’art de
l’éducateur ou de l’éducatrice ne se trouve que dans son habileté à éveiller cette
curiosité enfantine » (Daniel, 1997, pp. 57-59).
Mais c’est également un terme qui revient souvent dans la justification du bien
fondé de la pratique de la discussion à visée philosophique : si cette pratique est
efficace et profitable aux enfants, c’est justement parce que les efforts intellectuels
et relationnels dans lesquels ils s’engagent leur sont, en quelque sorte, insufflés par
leur curiosité. La curiosité est ainsi considérée comme le moteur le plus prometteur
de leur développement, tant cognitif que social : « On ne se rend pas compte de la
grande part jouer dans la vie de l’enfant par la curiosité, le raisonnement,
l’expérience, la preuve » (Dewey, 2004 a, p. 85). Il n’est pas anodin de remarquer
que, pour Dewey, la curiosité précède toute activité réflexive et scientifique ce qui
l’a conduit à élaborer une « pédagogie de l’intérêt » (Dewey, 2004 b).
Mais qu’est-ce que la curiosité ? Et comment créer les conditions d’émergence de
la curiosité si on ignore de quelle étoffe elle est faite ? Si l’on regarde dans un
dictionnaire, la curiosité est définie comme le désir de comprendre, d’apprendre ou
de voir (Kannas, 2000, p. 411). En effet, nous disons qu’une personne est curieuse
lorsqu’elle manifeste le désir de connaître quelque chose ou quelqu’un. Mais
quelle est la nature de ce désir de connaissance ?
Pour répondre à cette question, nous avons choisi de nous référer au Banquet de
2
Platon qui s’intéresse à la nature du désir, en général. Dans un premier temps
nous étudierons donc la nature du désir en général, puis nous transposerons cette
définition à celle, plus spécifique, du désir de connaissances. Une fois la définition
de la curiosité établie, nous examinerons la pratique de la discussion philosophique
en classe pour déterminer dans quelle mesure la curiosité des enfants y est
impliquée.
1. La curiosité, désir de connaître davantage.
Dans le Banquet de Platon, Diotime pose que le désir porte sur les choses qu’on ne
possède pas : « l’objet du désir, pour celui qui éprouve ce désir, est quelque chose
qui n’est pas à sa disposition et qui n’est pas présent (…) quelque chose qu’il ne
possède pas, quelque chose qu’il n’est pas lui-même » (Platon, Banquet, 200 e).
Mais pour qu’il y ait désir, encore faut-il déjà posséder une certaine connaissance
de ce que l’on désire, sans quoi, nous ne le désirerions pas. Impossible de désirer
une personne ou une chose, si nous ignorons tout d’elle jusqu’à son existence
1
Matthew Lipman, fondateur de l’I. A. P. C. (Institute for the Advancement of Philosophy
for Children), Docteur Honoris Causa de l’Université de Mons-Hainaut, il a écrit un
corpus de romans et de manuels pédagogiques pour introduire la philosophie à l’école,
dès la grande section de maternelle.
2
Nous nous référerons à la traduction de Léon Robin (1929).
1
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même. Cette personne ou cette chose restent alors des « indifférents ». Pour
illustrer, cette caractéristique du désir, Platon utilise le mythe de la naissance
d’Eros (Platon, Banquet, 203 b) : fils de Poros (richesse), Eros connaît ce qui est
beau et bon et c’est précisément parce qu’il les connaît qu’il les désire ; fils de
Pénia (pauvreté), il ne les possède pas et les recherche ardemment. Ce mythe
explique pourquoi le désir, qui, entre autre, anime l’amour, est toujours à la
recherche de ce qu’il connaît déjà mais en partie seulement. La connaissance,
même partielle, est donc la condition de possibilité du désir.
Il nous est dès lors possible de transposer cette première analyse du désir, à la
curiosité. En tant que désir de connaître, la curiosité est donc ouverte à l’altérité :
elle porte sur ce qui nous est étranger. Toutefois, la curiosité ne surgit pas au
hasard. Si un enfant est curieux de quelque chose, c’est parce qu’il en a déjà
entendu parler ou parce qu’il y a déjà été confronté et qu’il possède un minimum
de connaissances à son sujet. Il lui serait impossible d’être curieux de quelque
3
chose dont il ignore absolument tout . Nous ne sommes donc pas curieux dans
l’absolu, mais bien relativement à certains sujets dont nous savons déjà quelque
chose : « L’enfant possède naturellement des intérêts dus en partie au degré de
développement qu’il a atteint, en partie aux habitudes qu’il a déjà acquises et à
l’environnement dans lequel il vit (…). Ils sont le point de départ, les amorces, les
instruments de travail » (Dewey, 2004 b, p. 52). C’est cette connaissance première
et partielle qui conditionne notre curiosité, notre désir de connaître davantage.
2. La curiosité, mélange irréductible de jouissance et
d’insatisfaction.
Nous avons vu que, d’après le Banquet, le désir se caractérise par un état
d’insatisfaction car si l’homme désire quelque chose, c’est précisément parce qu’il
ne l’a pas. Outre le manque, nous avons vu que le désir suppose que l’on connaisse
déjà en partie ce que l’on recherche, sans quoi on ne le rechercherait pas.
Ainsi, nous pouvons dire que le désir est à la fois jouissance et insatisfaction.
« Jouissance » dans le sens où la connaissance que nous avons de ce que nous
désirons génère l’envie d’en savoir davantage. Il faut donc bien que cette
connaissance première et partielle soit associée d’une manière ou d’une autre au
plaisir. « Insatisfaction », dans le sens où le désir n’aurait pas de raison d’être dans
un état de satisfaction.
C’est d’ailleurs précisément cette nature paradoxale qui caractérise Eros dans le
Banquet de Platon (Banquet, 203d-e). Ce paradoxe devient davantage lisible
lorsque Diotime identifie le philosophe à Eros (Platon, Banquet, 204b). En effet, la
philosophie est amour de la sagesse, c’est-à-dire désir de la sagesse. Le
philosophe, en l’occurrence Socrate, est donc un être désirant la sagesse et
pourtant, pour la désirer, il n’en est pas complètement dépourvu. Comment
pourrait-il désirer la sagesse sans savoir à son sujet qu’elle est désirable ? La
nature du philosophe est donc paradoxale ; d’une part il désire acquérir ce dont il
est dépourvu, la sagesse, mais en même temps, il en possède déjà quelque chose, et
cette seule possession partielle suffit à lui procurer un plaisir intellectuel tel qu’il
3
Le Ménon (Platon, 80d-81a) s’intéresse d’ailleurs au rapport entre l’ignorance et le désir
de savoir.
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Qu’est-ce que la « curiosité » ?
recherche la sagesse indéfiniment. Le désir du philosophe est donc à la fois
jouissance et insatisfaction vis-à-vis de l’objet qu’il désire : la sagesse.
Transposons cet approfondissement sur la nature du désir à la curiosité que nous
avons définie comme désir de connaître davantage. La curiosité suppose la
possession de connaissances sur l’objet de notre curiosité et si cette connaissance
génère de la curiosité, c’est parce qu’elle est jouissance. Certes les plaisirs varient
d’un individu à un autre, une même connaissance ne génèrera donc pas de la
curiosité chez tous les individus. Cependant, sans cette jouissance initiale, à
laquelle est associée la connaissance que nous avons d’un objet, cet objet ne
pourra pas être le motif de notre curiosité. Il apparaît donc que la curiosité est le
désir de connaître davantage une chose que nous associons à une expérience
plaisante. Pour donc susciter la curiosité sur un sujet particulier, encore faut-il que
nous créions les conditions d’une expérience plaisante relative à ce sujet (Dewey,
2004 b, pp. 27-28). C’est d’ailleurs ce que nous faisons lorsque nous traduisons un
problème de mathématiques en termes de chocolats et de bonbons.
3. La curiosité, désir de s’approprier de nouvelles
connaissances.
Le Banquet nous permet de poursuivre notre analyse du désir. En effet,
l’intervention du dieu Héphaïstos dans le discours d’Aristophane est révélatrice,
elle révèle aux amants leur désir inconscient de fusionner ensemble (Platon,
Banquet, 192d). Autrement dit, c’est le propre du désir en général que de vouloir
s’approprier pleinement l’objet qu’il désire afin que cet objet devienne « sien ».
Comme le montre Héphaïstos, deux êtres différents ne peuvent fusionner
ensemble, si ce n’est dans une tierce production, comme, par exemple, un enfant
ou une œuvre, mais cette tierce production n’est qu’une fusion symbolique et
extérieure aux deux pôles du désir. Il ne s’agit donc pas d’une fusion réelle qui
transforme deux êtres différents en un seul. On peut donc considérer que c’est le
mouvement même du désir qui est paradoxal : le désir cherche à s’approprier
l’objet qu’il convoite, voire à fusionner avec lui, alors que cette appropriation est
un idéal qui ne sera jamais atteint, puisque précisément cet objet lui est étranger.
C’est pourquoi le désir est voué à l’insatisfaction : jamais il ne possèdera
pleinement l’objet qui l’attire. Le désir semble entretenir une relation asymptotique
avec l’objet qu’il désire, de même que Socrate recherche inlassablement la vérité
sans jamais l’atteindre.
Transposons ce dernier élément de la définition du désir à la curiosité, désir de
connaître davantage. Si le désir veut s’approprier ou faire sien, ce qui lui est
étranger, alors la curiosité est le désir qui veut faire sien les connaissances qui lui
échappent encore sur un sujet. Car en se les appropriant, ces connaissances ne lui
sont plus étrangères, elles deviennent siennes. La curiosité exige donc que la
connaissance subisse une transformation en devenant sienne. La curiosité ne peut
donc se satisfaire d’un « apprendre sans comprendre » ou encore d’un « apprendre
par cœur ». Ce que désire la curiosité, c’est s’approprier un objet étranger en y
imprégnant ses marques et ses repères.
Au terme de cette analyse du désir tel qu’il apparaît dans le Banquet nous pouvons
formuler une définition plus précise de la curiosité : la curiosité apparaît comme le
désir de connaître davantage, elle suppose donc la possession d’une connaissance
partielle dont nous avons vu qu’elle devait être associée au plaisir. Mais les
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connaissances que désire acquérir la curiosité ont une nature particulière, elles
doivent faire l’objet d’une appropriation. La curiosité est donc le désir de
s’approprier davantage de connaissance et d’y prendre plaisir. Si donc la
didactique de la philosophie pour enfants compte sur la curiosité des enfants, il
faut que sa méthodologie réponde aux trois critères que nous venons de formuler.
4. La curiosité, présupposé de la didactique de
Lipman.
Le premier trait caractéristique de la curiosité est qu’elle s’intéresse à ce qu’elle
connaît déjà mais en partie seulement. En quoi la discussion philosophie
privilégie-t-elle cet aspect de la curiosité ?
Quel que soit le thème de la discussion, ce sont les enfants qui vont y réfléchir et le
traiter. C’est donc justement à partir de ce qu’ils savent déjà, leurs connaissances
et leurs expériences, bref leurs vécus, que la discussion va se construire (Lipman,
1995, p. 30 ; Dewey, 2004 b, p. 54). Autrement dit, la discussion part de ce qui est
déjà connu d’un sujet pour en découvrir ce qui est encore inconnu. Puisque tous
les enfants participent, ils seront amenés à découvrir de nouvelles perspectives sur
un sujet : les enfants vont raconter des expériences qui vont en surprendre d’autres.
Mais au lieu de « surgir de nulle part », ces nouvelles informations vont être mises
en relation avec ce que l’on connaissait déjà. Pour intégrer de nouvelles
connaissances, les enfants ont besoin de les mettre en relation avec leur propre
expérience, de les discuter et de les interpréter. On retrouve ici l’exigence
pédagogique qui consiste à « contextualiser » le savoir pour favoriser son
apprentissage et son appropriation par l’élève (Freire, 1973). Tout ce qui va
émerger dans la discussion philosophique s’intégrera dans un réseau conceptuel
qui fait sens pour l’enfant et c’est bien parce que ce qui y est dit fait sens pour lui,
que l’enfant s’y intéresse.
Mais la discussion philosophique ne permet pas seulement de connaître
« davantage » au sens quantitatif du terme, mais également au sens qualitatif. En
effet, eu égard à son dynamisme interne, elle permet aux enfants d’articuler entre
elles des idées qui jusque là ne l’étaient pas. Structurant le raisonnement, elle pose
de nouvelles connexions entre des termes jusque là isolés. Autrement dit, la
discussion philosophique structure le connu et grâce à cette structure, elle lui
confère un sens plus élaboré que celui qu’il avait de prime abord. Ainsi lors d’une
discussion sur le thème de la mort, les enfants sont amenés à mettre en relation les
termes « corps », « âme », « autre monde », « réalité », « paradis », « conceptions
divergentes du bonheur », etc… Au cours de la discussion l’enfant ne découvre
pas ces termes, il les connaissait déjà. Mais l’échange avec les autres enfants,
l’oblige à les mettre en relation les uns avec les autres et, qui plus est, l’oblige à
examiner la cohérence des relations qu’il pose entre eux. La discussion
philosophique permet de connaître « davantage », au sens qualitatif du terme, dans
la mesure où elle présente les conditions de possibilité d’une structuration de plus
en plus fine de la pensée de l’enfant, par l’enfant.
La discussion philosophique présente donc effectivement cette caractéristique
propre à l’émergence de la curiosité : elle permet aux enfants de connaître
« davantage » ou plus exactement de connaître « mieux » un sujet auquel ils ont
déjà été confronté, justement en mobilisant un patrimoine de connaissance
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premières, mobilisation qui leur permet de structurer ce patrimoine et d’intégrer
plus facilement les nouvelles informations qui vont être présentées. Cette première
caractéristique implique la liberté d’expression car cette liberté d’expression
autorise chacun à donner son opinion, même lorsque celle-ci n’est pas exprimée de
manière adéquate, et garantie l’implication de l’enfant dans le débat. Implication
sans laquelle, tout intérêt pour le débat disparaît rapidement. C’est pourquoi la
discussion philosophique présente une certaine liberté de progression : on ne peut
pas déterminer à l’avance sur quoi le débat va porter exactement, ni même
comment la « communauté de recherche » (Lipman, 1995) va traiter les thèmes du
débat.
Mais il y a plus, non seulement la discussion philosophique répond à ce désir de
connaître « davantage » mais, en même temps, elle l’entretient en maintenant une
sorte d’insatisfaction : l’impression que l’on n’a pas épuisé le sujet (Lipman, pp.
30-44). La discussion philosophique ne met pas un terme dogmatique aux
questions et aux doutes des enfants, certes, elle y répond en partie, mais en même
temps qu’elle y répond, elle génère de nouvelles questions et de nouveaux doutes.
Ainsi, les enfants découvrent de nouvelles perspectives sur les sujets qui les
intéressent. On peut donc considérer que l’un des arguments en faveur de la
capacité de la discussion philosophique à entretenir la curiosité des enfants est que,
non seulement, elle n’impose pas de réponse au débat, mais si les enfants pensent
en détenir une, la discussion les amène à l’approfondir et à la remettre en question.
Dans les deux cas, la discussion philosophique maintient le débat « ouvert »
(Lipman, pp. 274-276).
La deuxième caractéristique de la curiosité consistait à associer cette connaissance
première au plaisir. Or, tous les sujets des discussions philosophiques ne se
réfèrent pas forcément à une expérience plaisante. Si l’on reprend l’exemple de la
mort, c’est même le contraire. Quelle est donc l’expérience plaisante à l’origine de
la curiosité que prétend générer la discussion philosophique ? Cette expérience est
celle du plaisir que l’on prend à réfléchir et à éprouver les progrès de cette
réflexion qui nous est propre. Dewey dit que l’on trouve le plaisir « partout où le
moi s’expriment pleinement » (2004 b, p. 27). Ce n’est donc pas tant le sujet de la
discussion qui se rapporte à une expérience plaisante, mais l’exercice même de la
discussion philosophique, plaisir comparable à l’exercice même de la recherche.
Le plaisir est celui de chercher à élucider quelque chose que l’on ne comprenait
que partiellement, de « résoudre l’énigme », d’« éclaircir le mystère ». Sans
compter le plaisir de partager ses réflexions avec les autres.
Enfin, la dernière caractéristique de la curiosité était celle de l’appropriation des
nouvelles connaissances. Autrement dit, que l’enfant fasse siennes les nouvelles
informations, idées ou raisonnements qui peuvent lui être fournit par ses pairs.
Mais pour qu’il puisse se les approprier, il faut qu’il ait la possibilité de les
intégrer dans sa propre pensée, c’est-à-dire de leur conférer lui-même un sens. On
comprend dès lors pourquoi la discussion philosophique prétend avoir une place
privilégiée dans ce processus d’appropriation : c’est en examinant ce que les autres
disent, en objectant, en soutenant et en argumentant que l’enfant va conférer un
sens personnel, voire existentiel, aux nouveaux éléments surgis lors du débat. La
discussion philosophique, apprenant à ne rien admettre sans examen préalable, leur
donne la possibilité de s’approprier réellement ce qui y est dit, c’est-à-dire de se
doter d’une réflexion à la fois personnelle et plus cohérente.
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Qu’est-ce que la « curiosité » ?
5. La curiosité dans la discussion philosophique en
classe.
De quels moyens dispose le maître pour interpeller et entretenir la curiosité des
enfants qui participent à la discussion philosophique ?
Pour mettre la profit la curiosité spontanée des enfants, l’enseignant peut tout
d’abord adopter différentes méthodes pour choisir le thème de la discussion : par
exemple, le modèle de Lipman préconise un vote pour décider du sujet à débattre,
mais on peut aussi utiliser « la boîte à questions » (Connac, 2004) ou encore
instaurer un système de rôle (Delsol, 2000) où chaque semaine un enfant déciderait
du sujet et serait, par exemple, charger de le présenter avant le débat. On s’assure
ainsi qu’un minimum d’enfants se sente concernés par le sujet.
Toutefois, miser sur une curiosité spontanée des enfants pour organiser une
discussion philosophique en classe pose problème : il semble peu probable que
tous les enfants s’intéressent spontanément à un même sujet de discussion. Tous
n’ont pas vécu les mêmes choses et quand bien même, tous ne mettent pas
forcément le même type d’expérience sous un concept. Pourtant, force est de
remarquer que les thèmes de la discussion philosophique sont tous susceptibles de
intéresser : tous les enfants sont confrontés au problème de la mort, de la violence,
du mensonge ou encore de la famille, bien que différemment concernés. Aussi,
arrive-t-il qu’un thème de discussion finisse par susciter leur intérêt, tout
simplement parce que les enfants n’avaient pas anticipé ou perçu les différentes
problématiques qu’il présente. Autrement dit, si la curiosité n’est pas
spontanément éveillée lors du choix du thème de la discussion, elle peut être
interpellée lors de son déroulement.
En effet, la progression de la discussion elle-même peut éveiller cette curiosité ;
soit que l’enfant se rappelle avoir été dans la même situation que l’un des autres
élèves, soit qu’il se sente proche de l’une des positions exprimées, soit qu’il se
sente proche de l’un des intervenants (un ami), soit, encore, qu’il trouve de
nouveaux arguments pour la soutenir. Le cheminement même la discussion
philosophique constitue potentiellement l’occasion, pour tous, d’éveiller cette
curiosité. Si la curiosité de l’enfant n’était pas spontanée, la discussion
philosophique recrée les conditions de possibilité de son émergence en associant le
thème de la discussion à différents vécus et idées. Notons que ce cheminement est
placé sous la vigilance de l’enseignant qui veille non seulement à la progression de
la discussion mais également à sa qualité tant morale que logique.
La discussion philosophique organisée en classe ne suit pas une progression
déterminée à l’avance, ce sont les enfants qui assument le thème de la discussion
en fonction de leur vécu et de leurs interrogations. Si, par exemple, le thème
introduit est celui de « la violence », certains groupes d’enfants orienteront le sujet
sur les violences familiales ou l’éducation, d’autres sur les violences infligées aux
animaux, etc. Et tous proposeront d’exploiter des problématiques différentes :
Pourquoi certaines personnes sont-elles violentes ? A-t-on le droit de battre un
enfant ? Pourquoi faut-il éviter la violence ? etc. Comme nous le voyons, la
discussion philosophique jouit d’une grande liberté quand à sa progression,
laissant ainsi aux enfants la possibilité de s’approprier le débat. Pour entretenir
l’intérêt des enfants, il revient alors à l’enseignant de « suivre le débat là où il
mène » : certes il guide le débat mais la direction est donnée par les enfants
(Lipman, 1995, p 274-276).
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Par ailleurs, l’enseignant dispose d’un éventail de supports illimité pour introduire
les thèmes potentiels de la discussion philosophique : romans (Lipman, 1995),
photographie/images/peintures (Peyronnet, 2003), films (Lévine, 2000), dilemme
(Legros, 1999), mais encore extraits de musiques, articles de presse ou faits divers
etc. La curiosité peut donc aussi être interpellée par le support ayant occasionné le
débat. Par exemple, un enfant qui ne verrait pas l’intérêt de parler de la violence,
serait peut-être disposé à en parler s’il apprécie le support à partir duquel
l’enseignant propose d’aborder le thème (on peut imaginer que l’enseignant ait
recours à une chanson d’un groupe de rap).
Le choix du sujet, des supports et le cheminement de la discussion sont donc trois
moments où se joue concrètement l’interpellation de la curiosité en classe
précisément parce qu’ils offrent la possibilité d’un investissement personnel de
l’enfant dans le débat.
Conclusion
La didactique de Lipman s’inscrit de la continuité de la pédagogie de l’intérêt
élaborer par Dewey (2004 b) dans la mesure où elle considère la curiosité de
l’enfant comme un élément indispensable à son développement cognitif et social.
Le Banquet de Platon nous a permis de comprendre la curiosité comme le désir de
s’approprier davantage de connaissances et d’y prendre plaisir. A cet égard, il
semble que l’exercice de la discussion philosophique réunisse non seulement les
conditions de l’interpellation, mais encore de l’entretien de la curiosité des enfants,
puisqu’elle se refuse de leur dicter une réponse toute faite mais propose de les
guider dans l’élaboration d’une réponse personnelle.
Il faut cependant préciser que ces conditions ne se réunissent pas spontanément.
C’est toujours à l’enseignant qu’il revient d’organiser la discussion en fonction des
intérêts des enfants et de veiller à sa progression. C’est donc lui qui apparaît
finalement comme le garant de la qualité de la discussion philosophique et de son
potentiel à interpeller la curiosité des enfants. Mais précisément, la discussion
philosophique est un exercice qui laisse à l’enseignant autant de liberté qu’il jugera
nécessaire pour mobiliser la curiosité philosophique de ses élèves.
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Qu’est-ce que la « curiosité » ?
Bibliographie
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