La mémoire musicale à long terme au cours de l`évolution de la

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Synthèse
Geriatr Psychol Neuropsychiatr Vieil 2013 ; 11 (1) : 99-109
La mémoire musicale à long terme au cours
de l’évolution de la maladie d’Alzheimer
Musical long-term memory throughout the progression
of Alzheimer disease
Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.70.218 le 16/04/2017.
Mathilde Groussard1,2,3,4,5
Caroline Mauger1,2,3,4
HervÉ Platel1,2,3,4
1 Inserm, U1077, Caen, France
<[email protected]>
2 UMR-S1077, Université de Caen
Basse-Normandie, Caen, France
3 UMR-S1077, École pratique des
hautes études, Caen, France
4
U1077, CHU de Caen, Caen, France
5
Service d’explorations fonctionnelles,
CHU de Caen, Caen, France
Tirés à part :
M. Groussard
Résumé. Quelques cas cliniques présentés dans la littérature ont mis en évidence la préservation de remarquables capacités musicales chez des patients Alzheimer anciennement
musiciens, cette préservation contrastant avec des difficultés mnésiques et langagières.
Ces observations ont naturellement conduit les chercheurs à proposer des études plus
systématiques permettant d’évaluer réellement les compétences en mémoire musicale de
patients Alzheimer non-musiciens. Ces travaux, actuellement peu nombreux, ne semblent
pas apporter des réponses claires quant à une préservation des capacités en mémoire musicale chez ces patients. La synthèse de la littérature que nous proposons ici nous permet
de faire le point sur le sujet, et de proposer une explication possible aux divergences de
résultats. Ainsi, de cette revue de la littérature, nous pouvons constater que les processus
de mémoire évalués varient selon les stades de la maladie. Aux stades précoces, une évaluation majoritaire de la mémoire épisodique musicale est proposée et apparaît déficitaire
chez ces patients alors qu’à partir des stades modérés de la maladie, les travaux axent leur
évaluation sur la mémoire sémantique et les apprentissages implicites qui se révèlent résister plus longtemps à la pathologie. Ces résultats nous amènent à réfléchir sur les systèmes
mnésiques engagés et sur l’importance, pour mettre en évidence des capacités musicales
préservées, d’adapter les outils d’évaluation à la sévérité des troubles rencontrés au cours
de la maladie.
Mots clés : maladie d’Alzheimer, musique, mémoire sémantique, mémoire épisodique,
apprentissage implicite
Abstract. In Alzheimer patients with a solid musical background, isolated case-reports have
reported the maintenance of remarkable musical abilities despite clear difficulties in their verbal memory and linguistic functions. These reports have encouraged a number of scientists
to undertake more systematic studies which would allow a rigorous approach to the analysis
of musical memory in Alzheimer patients with no formal musical background. Although restricted in number, the latest data are controversial regarding preserved musical capacities in
Alzheimer patients. Our current review of the literature addresses this topic and advances
the hypothesis that the processes of musical memory are function of illness progression. In
the earlier stages, the majority of evaluations concerned musical episodic memory and suggested a dysfunction of this memory whereas in the moderate and severe stages, musical
semantic memory and implicit learning are the majority of investigations and seemed more
resistant to Alzheimer disease. In summary, our current review bring to understand the
memory circuits involved and highlight the necessity to adapted the investigational tools
employed to conform with the severity of the signs and symptoms of progressive Alzheimer
disease in order to demonstrate the preserved musical capacities.
doi:10.1684/pnv.2013.0396
Key words: Alzheimer’s disease, music, episodic memory, semantic memory, implicit
learning
E
n 1989, Crystal et al. [1] ont rapporté l’un des
premiers cas de patient Alzheimer présentant des
capacités de mémoire musicale préservées malgré
des troubles sévères de mémoire verbale. Ancien pianiste
de 82 ans, CT conservait des capacités de mémoire procédurale lui permettant de jouer au piano des compositions
apprises avant le début de sa maladie alors qu’il était incapable de rappeler ou reconnaître le titre ou le compositeur
du morceau. Cette observation a été complétée par plusieurs autres études de cas qui suggèrent que les patients
Alzheimer anciennement musiciens pourraient conserver
de remarquables aptitudes de reconnaissance [2] mais
Pour citer cet article : Groussard M, Mauger C, Platel H. La mémoire musicale à long terme au cours de l’évolution de la maladie d’Alzheimer. Geriatr
Psychol Neuropsychiatr Vieil 2013; 11(1) :99-109 doi:10.1684/pnv.2013.0396
99
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M. Groussard, et al.
également d’apprentissage musical [3], contrastant avec
les difficultés mnésiques et langagières systématiquement
rapportées dans cette pathologie. Au-delà des cas particuliers de patients ayant reçu une formation musicale, qu’en
est-il vraiment pour le reste des patients ?
L’objectif de cette synthèse est de faire le point sur
l’état actuel des connaissances concernant la mémoire à
long terme musicale chez les patients Alzheimer. Ainsi,
nous nous attacherons ici à mieux comprendre ce qui est
regroupé, selon les études, sous le terme de « mémoire
musicale », et à comprendre pourquoi il y a autant de
divergences entre les résultats des travaux réalisés dans
le domaine. La revue de la littérature sur la mémoire musicale dans la maladie d’Alzheimer de Baird et Samson [4]
suggère une dissociation entre un fonctionnement explicite altéré de cette mémoire et une préservation de la
mémoire musicale implicite. Dans cette revue, le fonctionnement explicite altéré fait référence à une perturbation des
mémoires épisodique et sémantique alors que le fonctionnement implicite reflèterait une préservation du système
de représentation perceptive (amorçage) et de la mémoire
procédurale [5]. La dissociation entre explicite et implicite semble effectivement intéressante pour conclure de
façon générale sur la mémoire musicale dans la maladie d’Alzheimer, mais ne semble pas totalement rendre
compte de l’évolution observée, au cours des stades, des
préservations ou altérations progressives de la mémoire
musicale.
Ainsi, pour chaque stade, nous tenterons de mieux
comprendre l’évolution de la mémoire musicale à longterme en s’appuyant principalement sur la dissociation
entre mémoire épisodique et sémantique [5] et discuterons
la nature explicite ou implicite des processus engagés.
La maladie d’Alzheimer est caractérisée par des déficits progressifs de mémoire touchant de façon précoce
la mémoire épisodique et s’accompagne d’une détérioration d’autres fonctions cognitives telles que le langage,
les capacités d’orientation temporo-spatiale, les fonctions
exécutives, les habiletés motrices et perceptives. Le fonctionnement cognitif est progressivement et globalement
modifié du fait de l’atteinte croissante des structures cérébrales sous-corticales et corticales temporales et frontales.
Plusieurs stades sont alors différenciés pour rendre compte
de cette évolution. Le système Fast (Functional assessment
staging) [6, 7] est le modèle le plus fréquemment utilisé. Il
définit les stades de sévérité en s’appuyant, entre autre,
sur les scores au MMSE (Mini-mental state examination),
évaluant le fonctionnement cognitif global. En référence à
ce système, nous adoptons, un découpage en trois stades :
stade léger 21 ≤ MMSE ≤ 26 ; stade modéré 16 ≤ MMSE
≤ 20 ; stade sévère MMSE ≤ 15.
100
Mémoire musicale à long terme
et patients Alzheimer
à un stade léger de la maladie
La majorité des études menées sur musique et maladie
d’Alzheimer ont été réalisées avec des patients à un stade
léger (MMSE moyen compris entre 21 et 26) et ont évalué les capacités de mémorisation de mélodies (tableau 1).
Classiquement, nous différencions plusieurs méthodes
d’apprentissage en mémoire épisodique (apprentissage
explicite, apprentissage incident) et différentes méthodes
de rappel (rappel libre, reconnaissance). Le rappel libre
est, par définition, une conduite consciente où le stimulus,
absent, doit être récupéré en mémoire. Pour la reconnaissance, le participant doit simplement dire s’il identifie ou
non un stimulus physiquement présent. Concernant ce dernier point, il est intéressant de souligner que dans les études
sur la musique, seule la reconnaissance est proposée. En
effet, lorsque les auteurs explorent la mémoire musicale
de nouvelles mélodies, il semble difficile de proposer, en
particulier à des non-musiciens, une tâche de rappel libre
demandant aux personnes de reproduire en chantant les
mélodies préalablement entendues. Dans toutes les études
portant sur la mémoire épisodique musicale, les tâches
proposées sont donc des tâches de reconnaissance des
mélodies (connues ou inconnues) présentées lors de la
phase d’apprentissage.
Pour évaluer la mémoire musicale à long terme,
quelques auteurs ont proposé une tâche de reconnaissance
de nouvelles mélodies après un apprentissage incident.
Durant la phase d’apprentissage, aucune mention n’est
faite de la tâche de reconnaissance à venir. Ainsi, Halpern
et O’Connor [8] ont proposé une tâche de jugement de
tempo de mélodies non familières (écoutées 2 fois) alors
que dans l’étude de Quoniam et al. [9] les sujets écoutaient passivement des mélodies non familières (entendues
1 fois, 5 fois ou 10 fois selon la condition). La tâche
de reconnaissance, dans les 2 cas, consistait à dire si
oui ou non les mélodies proposées ont été présentées
préalablement. Les résultats de l’étude de Halpern et
O’Connor [8] montrent un effet plancher pour l’ensemble
des groupes (groupe contrôle et patients), rendant difficile
toute conclusion concernant les performances des malades
Alzheimer. Dans l’étude réalisée par Quoniam et al. [9],
les performances des patients Alzheimer étaient significativement moins bonnes que les sujets âgés sains. L’effet
plancher constaté dans l’étude d’Halpern et O’Connor [8]
nous amène à penser que l’apprentissage incident de nouvelles mélodies semble être, de manière générale, une
tâche trop difficile pour des sujets âgés. Les travaux plus
Geriatr Psychol Neuropsychiatr Vieil, vol. 11, n ◦ 1, mars 2013
2000
2003
2008
2009
2011
2012
2012
Halpern et
O’Connor
Quoniam et al.
Moussard et al.
Ménard et
Belleville
Hsieh et al.
Cuddy et al.
Vanstone et al.
MA léger 21 < MMSE < 26
Etudes de groupe
Références
Geriatr Psychol Neuropsychiatr Vieil, vol. 11, n ◦ 1, mars 2013
10 MA (35
SJS/40 SAS)
21 MA (17 MA
modérés/12 MA
sévères/50
SJS/100 SAS)
14 MA (13
DS/20 SAS)
16 MA (16 SAS)
5 MA (7 MA
modérés/15
SJS/9 SAS/8
SAS > 90 ans)
10 MA
(16SAS/9D)
15 MA (17
SAS/26 SJ S)
Effectifs (N)
64,1 (7,7)
72,3 (8,9)
80,8 (4,2)
79,2 (1,82)
78,7 (6,2)
Age (sd)
2H/8F
70,7 (58-89)
10H/11F Méd 82 (66-86)
11H/3F
7H/9F
1H/ 4F
NI
7H/8F
Sexe
14,1 (12-20)
Méd 12
(8-21)
13,2 (3,6)
12,7 (4,2)
9,8 (3,8)
11,10 (3,47)
14,9 (3,7)
Niveau
d’éducation
22,8 (16-28)
25 (20-30)
24,4 (4,2)
24,3 (3,1)
26 (2,5)
23,1 (22-25)
22,5 (3,9)
MMSE /30
Mémoire
épisodique
Mémoire
sémantique
Mémoire
sémantique
Tâche de
préférence Effet
d’exposition - 3
prés
Jugement de
familiarité
Mémoire
sémantique
Mémoire
sémantique
Reconnaissance
O/N après app
explicite
Jugement de
familiarité
Jugement de
familiarité
Mémoire
épisodique
Mémoire
sémantique
App implicite
de structures
musicales
Reconnaissance
O/N après app
explicite
Mémoire
épisodique
Mémoire
sémantique
Tâche de
préférence Effet
d’exposition -1,
5, 10 près
Reconnaissance
choix forcé après
app explicite
Mémoire
épisodique
Mémoire
sémantique
Tâche de
préférence Effet
d’exposition -1
prés
Reconnaissance
O/N après app
incident
Mémoire
épisodique
Processus
mnésiques
impliqués
Reconnaissance
O/N après app
incident
Tâches
proposées
MA = AS
MA = SAS
SAS > MA
MA = SAS
MA = SAS
SAS > MA
MA = SAS
SJS > SAS ≈ MA
Perf + MA
SAS > MA
Perf - MA
Effet plancher
Résultats
Tableau 1. Caractéristiques des populations d’étude, des tâches proposées, des processus mnésiques impliqués et des résultats principaux des travaux cités.
Table 1. Characteristics of the sample studies, proposed tasks, mnesics processes involved and main results from the quoted works.
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La mémoire musicale à long terme
101
102
2008
2010
2012
2012
Moussard et al.
Vanstone
et Cuddy
Cuddy et al.
Samson et al.
2009
2012
Samson et al.
Cuddy et al.
MA sévère MMSE < 15
Etudes de groupe
1995
Bartlett et al.
MA modéré 16 < MMSE < 20
Etudes de groupe
Références
Tableau 1. (Suite)
Table 1. (Continued)
12 MA
13 MA
17 MA (17 SAS)
17 MA
12 MA dont 4
sévères (12 SAS)
7 MA
15 MA (14 SAS)
Effectifs (N)
5H/7F
13 F
5H/12F
8H/9F
4H/8F
1H/ 6F
10H/5F
Sexe
Méd 82,5
(69-94)
85 (5; 72-89)
81,41 (5,03)
Méd 81 (72-96)
81,5 (77-86)
83,7 (4,9)
73,6 (7,2)
(63-90)
Age (sd)
Méd 16
(8-21)
NI
8,41 (1,77)
Méd 12
(8-21)
NI
10 (3,2)
14,5
Niveau
d’éducation
4 (de 0 à
10)
12,15 (2,5)
(7-15)
17,71 (4,14)
16 (12-21)
NI
17,1 (2,2)
19,9 (3,0)
(15-25)
MMSE /30
Mémoire
épisodique
Reconnaissance
O/N délai
Jugement
de familiarité
Mémoire
sémantique
Mémoire
sémantique
Mémoire
épisodique
Reconnaissance
O/N immédiate
(2 essais)
Sentiment de
familiarité après
app implicite
-Effet
d’exposition
- 8 prés
Mémoire
sémantique
Mémoire
sémantique
Jugement
de familiarité
Jugement
de familiarité
Mémoire
sémantique
Mémoire
sémantique
App implicite
de structures
musicales
Jugement
de familiarité
Mémoire
épisodique
Mémoire
sémantique
Jugement
de familiarité
Reconnaissance
choix forcé après
app explicite
Mémoire
épisodique
Processus
mnésiques
impliqués
Reconnaissance
O/N
Tâches
proposées
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Perf + MA ms
< SAS
Perf + MA
SAS > MA
SAS > MA
MA = SAS
Perf + MA
Perf + MA
MA = SAS
SJS > SAS > MA
MA ≈ SAS
SAS > MA
MA + FA
Résultats
M. Groussard, et al.
Geriatr Psychol Neuropsychiatr Vieil, vol. 11, n ◦ 1, mars 2013
Geriatr Psychol Neuropsychiatr Vieil, vol. 11, n ◦ 1, mars 2013
2003
2005
2006
2009
Cowles et al.
Cuddy et Duffin
Fornazzari et al.
Vanstone et al.
1 MA (cas
EN/90SAS)
1 MA
1 MA (cas EN)
1 MA (cas SL)
2 MA mais
diagnostic peu
précis (cas CW
et MA)
Effectifs (N)
F
F
F
H
H/F
Sexe
85
58 à 63
84
80
58/53
Age (sd)
High school
NI
High school
NI
12/NI
Niveau
d’éducation
8
10 à 5
8
14
3/NI
MMSE /30
Mémoire
sémantique
Mémoire
sémantique
Production de
mélodies fam
à partir des
paroles
Mémoire
procédurale
Mémoire
sémantique
Mémoire
procédurale
Mémoire
sémantique
Processus
mnésiques
impliqués
Jugement
de familiarité
App de
nouveaux airs
au piano
Jugement
de familiarité
App de
nouvelles
musiques
Jugement
de familiarité
Tâches
proposées
EN = SAS
EN = SAS
Perf + MA
Perf + EN
Perf+ SL
Perf + MA
Résultats
méd : médiane ; NI : non indiqué ; SAS : sujets âgés sains ; SJS : sujets jeunes sains ; MA : maladie d’Alzheimer ; DF : démence fronto-temporale ; DS : démence sémantique ; D : patients dépressifs ;
O/N : oui/non ; Perf + : performance préservée ; Perf - : performance altérée ; App : apprentissage ; prés : présentation ; FA : fausses alarmes.
méd: median; NI: no information; SAS: healthy aging participant; SJS: healthy young participant; MA: Alzheimer disease; DF: fronto-temporal dementia; DS: semantic dementia; D: depressed patients;
O/N: yes/no; Perf +: preserved performance; Perf -: altered performance; App: learning; prés: presentation; FA: falses alarms.
1993
Polk et al.
Etudes de cas
Références
Tableau 1. (Suite)
Table 1. (Continued)
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La mémoire musicale à long terme
103
M. Groussard, et al.
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récents se sont donc intéressés à l’étude de la mémorisation de nouvelles mélodies après apprentissage explicite
(intentionnel). De manière consensuelle, ces différentes
études montrent de moins bonnes performances chez les
patients Alzheimer que chez les sujets contrôles lors de
la phase de reconnaissance des items cibles parmi des
distracteurs [10, 11] ou de reconnaissance en choix forcé
[12].
Ces études, à visée comparative avec un groupe de
personnes âgées sans troubles, utilisent des paradigmes
directement transposés des travaux sur la mémoire épisodique verbale, précocement touchée dans la maladie
d’Alzheimer. Il semble que, de la même façon, la mémoire
épisodique musicale soit perturbée dès le début de la
pathologie. Peut-on réellement différencier les mémoires
épisodiques verbale et musicale ? En considération des
études citées ci-dessus et des résultats obtenus, les travaux utilisant un matériel musical ne font que confirmer la
perturbation bien connue du fonctionnement de la mémoire
épisodique dans cette pathologie. Il pourrait être intéressant
de mieux comprendre l’évolution de l’atteinte épisodique
des patients Alzheimer en proposant dans une même
étude une tâche de reconnaissance de matériel verbal et
musical afin de pouvoir statuer quand à une atteinte plus
précoce d’un matériel par rapport à un autre. Dans ce
sens, l’étude de Ménard et Belleville [10] semble intéressante. La tâche proposée avait pour intérêt de pouvoir
comparer l’apprentissage de nouvelles mélodies (d’une
durée de 10 sec) et l’apprentissage de pseudo-mots (de
2 syllabes) (présentés 2 fois). Les résultats obtenus en
reconnaissance ne montrent pas d’effet significatif du matériel et ceci chez les patients et les contrôles. Cependant,
cette étude présente des limites méthodologiques quant
à la nature même des processus engagés dans chaque
tâche. En effet, il nous semble que les processus cognitifs
engagés lors de l’apprentissage de nouvelles mélodies et
lors de l’apprentissage de pseudo-mots ne sont pas totalement comparables, ce qui rend difficile l’interprétation
des résultats. L’étude en imagerie cérébrale menée par
Platel et al. [13] permet de donner des éléments de
réponse. Les auteurs ont comparé les activations cérébrales, mesurées en TEP, de sujets jeunes sains, lors de
tâches de mémoire épisodique verbale et musicale. Cette
étude propose la reconnaissance de mélodies non familières et familières, préalablement entendues lors de la
phase d’apprentissage. Les résultats obtenus mettent en
évidence l’activation d’un réseau cérébral déjà identifié dans
la littérature, réseau associé à la mémoire épisodique lors
de tâches de rappel épisodique verbal ou visuo-spatial (voir
méta-analyse [14]). Ces activations sont concordantes avec
l’idée qu’il n’existerait pas de réseau cérébral épisodique
104
spécifique à la mémoire musicale. Néanmoins, plusieurs
études cliniques suggèrent que la musique pourrait permettre de contourner, du moins en partie, les difficultés
d’apprentissage et de mémorisation. En effet, il semblerait
que faire apprendre de nouvelles informations verbales en
chantant à des patients Alzheimer peut s’avérer efficace, et
mérite donc d’être étudié plus avant [15, 16].
Seulement trois études se sont intéressées à proposer
une évaluation de la mémoire musicale à long terme, chez
des patients à un stade léger, par l’intermédiaire d’une évaluation implicite de la mémoire. La méthode utilisée dans
ces études pour évaluer le fonctionnement implicite de la
mémoire est le jugement de préférence. Dans une phase
initiale, la présentation de stimuli est suivie d’un test de
jugement de préférence dans lequel des stimuli anciens et
nouveaux sont proposés. Généralement, les stimuli précédemment entendus sont préférés à ceux qui n’ont jamais
été entendus. Cette préférence s’accentue au fur et à
mesure que le nombre de séances d’exposition au matériel est important, ce qui suggère que pour une mélodie
particulière il y a eu création d’une trace en mémoire à long
terme. Ce phénomène, connu sous le nom d’effet exposition (mere exposure effect) a été décrit pour la première
fois par Zajonc [17]. Dans l’étude de Halpern et O’Connor
[8], une tâche de mémoire implicite s’appuyant sur l’effet
d’exposition a été proposée à des sujets jeunes, des sujets
âgés et des sujets atteints de maladie d’Alzheimer. Cette
tâche utilisait des mélodies courtes et non familières exposées une fois. Les auteurs observent, chez les patients,
une altération des performances dans cette tâche. En utilisant une méthodologie différente, l’étude de Quoniam et
al. [9] et plus récemment celle de Vanstone et al. [11],
réalisées aussi chez des patients Alzheimer à un stade
léger, montrent une préservation de l’effet d’exposition pour
les mélodies lors de la tâche de préférence. Ces études,
présentant plusieurs fois le matériel (jusqu’à 10 fois), soulignent la nécessité de proposer aux patients Alzheimer
un nombre de séances d’exposition suffisamment important pour mettre en évidence des capacités préservées en
mémoire implicite.
Des capacités en mémoire implicite ont également
été mises en évidence en proposant une autre méthode
d’évaluation du fonctionnement implicite au moyen de deux
tâches d’apprentissage de structures musicales (tâches de
mémoire implicite pouvant être assimilées à l’apprentissage
de grammaires artificielles, mais utilisant des stimuli
musicaux) [12]. Les patients Alzheimer présentent des
performances équivalentes aux groupes contrôles dans
les deux tâches implicites utilisant des extraits musicaux
joués au piano (tâche de catégorisation) ou des sons
d’instruments de musique (tâche de segmentation de flux).
Geriatr Psychol Neuropsychiatr Vieil, vol. 11, n ◦ 1, mars 2013
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La mémoire musicale à long terme
Dans la majorité des travaux présentés jusqu’à présent,
les auteurs ont utilisé des mélodies inconnues pour évaluer les capacités des patients en mémoire musicale à long
terme. Qu’en est-il de la mémoire musicale pour les mélodies familières ? Certains auteurs ont exploré cette question
en proposant des tâches de reconnaissance de mélodie
où les sujets devaient discriminer les mélodies familières
des mélodies non familières. Ces tâches ne faisaient pas
appel à la reconnaissance d’une information préalablement
étudiée, très coûteuse en ressources cognitives, mais à
des processus de jugement de familiarité, correspondant
à une évaluation de la mémoire sémantique. Ce type de
tâche a l’avantage de correspondre à un processus rapide et
automatique d’accès à la trace mnésique d’un stimulus en
réponse à sa perception, sans récupération des détails contextuels associés. L’ensemble de ces études montrent une
préservation des capacités de jugement de familiarité et
donc une préservation de la mémoire sémantique musicale
chez les patients Alzheimer [11, 18, 19].
En résumé, les résultats des études portant sur les
patients à un stade léger de la maladie montrent dans le
domaine musical l’existence d’une atteinte précoce lors
de mesures épisodiques de la mémoire et une préservation des capacités en mémoire implicite et sémantique,
résultats cohérents avec le profil cognitif classique de cette
maladie.
Mémoire musicale à long terme
et patients Alzheimer
à un stade modéré de la maladie
Dès 1995, Bartlett et al. [20] ont mis en évidence chez
des patients Alzheimer à un stade modéré, la distinction entre la reconnaissance basée sur une remémoration
consciente (correspondant à une récupération explicite en
mémoire épisodique) et la reconnaissance basée sur un
sentiment de familiarité (correspondant à une récupération
davantage implicite en mémoire sémantique [21]). Dans
cette étude, portant initialement sur la mémoire épisodique
musicale, les auteurs ont comparé la reconnaissance (type
oui/non) des extraits musicaux familiers et non familiers
préalablement présentés, parmi des distracteurs. D’après
les résultats obtenus et en considérant le nombre plus
important de fausses alarmes lors de la reconnaissance
d’extraits familiers, les auteurs suggèrent que les réponses
des patients se baseraient davantage sur une évaluation
de leur sentiment de familiarité aux items plutôt que sur
la tâche de reconnaissance demandée. Une telle dissociation, c’est-à-dire l’altération des performances de patients
Geriatr Psychol Neuropsychiatr Vieil, vol. 11, n ◦ 1, mars 2013
Alzheimer à un stade modéré lors d’une tâche de reconnaissance de mélodies familières et non familières (mémoire
épisodique), et des capacités de jugement de familiarité
(mémoire sémantique) équivalentes aux sujets contrôles,
a été récemment confirmée dans l’étude de Samson et al.
[22].
Avec l’évolution de la maladie, nous pouvons constater que les objectifs des études réalisées chez les patients
Alzheimer à un stade modéré (score au MMSE compris
entre 16 et 20) changent également. La mémoire musicale
à long terme est ici principalement évaluée en proposant des épreuves de mémoire sémantique musicale, avec
pour intérêt majeur la compréhension de l’organisation
des connaissances musicales en mémoire [23]. En effet,
les multiples dissociations neuropsychologiques observées
entre langage et musique depuis de nombreuses années
[24–31] ont conduit Isabelle Peretz [32] à élaborer un modèle
cognitif de la perception et de la reconnaissance musicale.
Même si à l’heure actuelle se pose encore la question des
liens particuliers entretenus entre lexique verbal et lexique
musical tels que définis par cet auteur, les études récentes
réalisées en neuro-imagerie montrent que les aires cérébrales dédiées à la mémoire sémantique verbale sont en
partie distinctes de celles sollicitées par la mémoire sémantique musicale [33, 34]. La mémoire sémantique musicale
implique un réseau neural plus étendu que la mémoire
sémantique verbale, avec des activations temporales et préfrontales dans les deux hémisphères. Ce caractère distribué
de la mémoire sémantique musicale pourrait être un des
facteurs expliquant la résistance parfois spectaculaire de
cette mémoire dans la maladie d’Alzheimer, par rapport aux
connaissances strictement verbales. De plus, les atteintes
fonctionnelles et anatomiques des patients Alzheimer [35]
ne concernent pas, dans un premier temps, les régions
les plus antérieures du cortex temporal et les régions préfrontales, régions qui semblent particulièrement sollicitées
par la mémoire sémantique musicale [33, 34]. L’étude déjà
mentionnée de Bartlett et al. [20] conforte cette proposition,
en dissociant la relative préservation des performances lors
d’une tâche de jugement de familiarité et les scores déficitaires lors de la tâche d’identification de ces mêmes extraits
(performances moins bonnes des patients pour nommer
l’extrait entendu). La corrélation de ce dernier score avec
le MMSE suggère un lien entre la sévérité de la maladie et l’habilité à retrouver explicitement le titre de l’extrait
entendu. Ces résultats ont été confortés par les travaux de
Vanstone et Cuddy [36] et de Cuddy et al. [19] rapportant
une préservation des capacités de jugement de familiarité
musicale chez les patients Alzheimer à un stade modéré
(et même chez certains patients sévères). Ces auteurs
soulignent cependant l’existence d’une grande variabilité
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M. Groussard, et al.
inter-individuelle des capacités en mémoire sémantique
musicale en référence à une cohorte de 12 patients Alzheimer à un stade modéré à sévère de la maladie [36].
En résumé, les travaux réalisés chez des patients Alzheimer à un stade modéré de la maladie (tableau 1) mettent
en évidence une préservation des capacités en mémoire
sémantique musicale lors de l’utilisation de tâches de jugement de familiarité. En effet, ce type de tâche permet
de s’affranchir d’une labellisation verbale explicite qui est
déficitaire chez ces patients et ainsi de mieux révéler les
performances résiduelles des patients en mémoire [23].
Les travaux rapportés ici soulignent la difficulté d’évaluation
des patients avec l’avancée de la maladie et la nécessité d’adapter les tâches proposées afin de rendre compte
au mieux des capacités encore présentes. Ainsi, nous
pouvons constater que ce ne sont plus uniquement des
mélodies (musiques instrumentales) qui sont proposées
mais principalement des chansons (mélodies et paroles),
permettant d’évaluer le stockage en mémoire sémantique
des mélodies et des paroles associées. À ce stade de la
maladie, il apparaît également important de considérer les
réponses comportementales (mimiques faciales, qualité de
l’attention. . .) des patients pour une meilleure cotation des
performances.
Mémoire musicale à long terme
et patients Alzheimer
à un stade sévère de la maladie
À un stade sévère de la maladie (score au MMSE ≤ 15),
la majorité des travaux réalisés (tableau 1) sont des études
de cas sur des patients présentant une expertise musicale
plus ou moins importante. Dès 1993, Polk et Kertesz [37]
ont décrit des capacités préservées de mémoire sémantique musicale chez des patients Alzheimer musiciens à
un stade très sévère (score au MMSE = 3 pour le cas
CW). Plus récemment, en prenant en compte les difficultés
de la patiente EN, atteinte de la maladie d’Alzheimer à un
stade avancé (score au MMSE à 8), Cuddy et Duffin [2] ont
montré la préservation de ses capacités mnésiques musicales. Dans cette étude, des extraits musicaux familiers
et non familiers étaient présentés. En s’appuyant sur des
données comportementales (réactions comportementales,
mimiques faciales), les auteurs ont observé que la patiente
EN chantait quelques paroles ou fredonnait spontanément
à l’écoute des musiques familières, ce qu’elle ne faisait
pas lors de l’écoute des extraits non familiers. En présentant des versions erronées de chansons populaires, ils
ont également mis en évidence que EN avait des réac-
106
tions comportementales face aux mélodies comprenant
des fausses notes. Lors de tâches de jugement de familiarité à partir de la mélodie ou des paroles mais également
lors d’une tâche de production de la mélodie à partir des
paroles de chansons familières, EN obtenait des performances équivalentes aux contrôles [38]. Ces observations
témoignent clairement d’une mémoire sémantique musicale encore fonctionnelle chez cette patiente anciennement
musicienne.
Plus étonnant encore, il semble que certains de ces
patients à un stade sévère soient capables d’apprendre
de nouvelles musiques. L’étude intéressante menée par
Cowles et al. [3] en 2003, illustre ce fait. Après entraînement, leur patient SL, ancien musicien atteint de la maladie
d’Alzheimer (score au MMSE = 14), était capable de jouer
au violon une nouvelle mélodie mais également de la retenir à long terme (le rappel était possible après vingt minutes
de rétention). De même, la patiente musicienne rapportée
par Fornazzari et al. [39] était capable d’apprendre à jouer
de nouveaux airs au piano.
En revanche, très peu d’études de groupe de patients
Alzheimer non-musiciens à un stade sévère ont été réalisées afin d’évaluer le fonctionnement de la mémoire
musicale. L’étude de Cuddy et al. [19] rapporte une préservation différente selon les types de tâches utilisées.
Les tâches nécessitant une production de mélodies ou de
proverbes sont les plus sensibles à l’avancée de la maladie, alors que les performances des patients aux tâches de
familiarité aux paroles et aux mélodies, même si elles sont
inférieures aux sujets contrôles et aux patients Alzheimer à
un stade léger à modéré, sont relativement bien préservées
(performances au-dessus du hasard).
En s’appuyant sur les capacités préservées de jugement de familiarité des patients mis en évidence aux stades
légers et modérés [9, 11, 12, 19, 36], nous avons réalisé
dans notre laboratoire, des travaux cherchant à évaluer les
capacités de reconnaissance de musiques nouvellement
apprises chez un groupe de patients Alzheimer non musiciens à un stade sévère de la maladie. Dans les travaux
précédents [9, 11], la préservation de l’effet d’exposition
suggère qu’une trace en mémoire subsiste après la présentation répétée à un nouveau matériel musical. Dans
plusieurs séries d’expériences, réalisées en collaboration
avec le docteur Odile Letortu dans l’unité Alzheimer de la
maison de retraite « Les pervenches » (Biéville-Beuville,
Calvados), nous avons montré que cette trace pouvait être
évaluée à partir de l’émergence d’un sentiment de familiarité. Chez ces patients, la réponse verbale de type oui/non,
n’est plus suffisante pour juger de l’émergence d’un sentiment de familiarité et il apparaît important de tenir compte
des commentaires spontanés, de l’attitude, de la conviction
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La mémoire musicale à long terme
mise dans la réponse formulée, des mimiques faciales et
de l’intonation de la voix. À partir de la cotation de ce sentiment de familiarité sur une échelle clinique en 6 points [40],
nos travaux réalisés chez des patients Alzheimer à un stade
sévère de la maladie (score au MMSE compris entre 7 et
15 ; tableau 1) montrent que la présentation individuelle au
cours de séances répétées pendant 8 jours des différents
extraits de musiques instrumentales produit une augmentation significative de ce sentiment de familiarité entre les
premières et dernières séances d’exposition. Alors que les
mélodies étaient jugées inconnues des patients lors de la
première séance d’exposition, ces dernières étaient reconnues comme familières lors de la dernière séance, sans
rappel du contexte d’acquisition (témoin de la perturbation
de la mémoire épisodique). Comparativement à des items
distracteurs appariés, présentés lors d’une séance test
subséquente, les patients présentaient un sentiment de
familiarité significativement plus fort pour les items exposés
par rapport aux items nouveaux. À distance de ces séances
d’exposition (deux mois et demi plus tard), nous observons
que le sentiment de familiarité pour les items musicaux
reste présent, alors que ce résultat n’a pas été reproduit avec du matériel linguistique (poèmes, paroles des
chansons). Ces observations plaident donc en faveur d’un
système de mémoire à long terme musical particulièrement
résistant, distinct de la mémoire verbale, et confirment la
préservation étonnante de capacités d’apprentissage de
nouvelles musiques chez les patients atteints de maladie
d’Alzheimer. Quand le sentiment de familiarité pour une
musique augmente, et que le patient affirme connaître une
musique particulière, peut-on alors dire qu’il y a eu création
d’une nouvelle représentation en mémoire sémantique ?
À l’heure actuelle, la question reste ouverte concernant le
statut en mémoire de ces nouvelles traces ; doit-on parler de nouvelles représentations perceptives à long terme
ou de nouvelles connaissances per se ? Les techniques
d’imagerie cérébrale permettront peut-être d’apporter des
éléments de réponse concernant la nature des processus
sous-tendant l’émergence d’un tel sentiment de familiarité,
encore opérant chez ces patients.
Conclusion
Bien que des différences importantes entre les études
existent au regard des patients inclus (nombre de patients,
sévérité de leur maladie, niveau socio-culturel) mais également au niveau des processus étudiés et des méthodes
employées (tâches proposées, nature du matériel musical
utilisé), cette synthèse de la littérature permet d’apporter
des éléments de réponse quant aux performances des
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Points clés
• Plusieurs cas cliniques rapportés dans la littérature ont
permis de montrer l’existence de capacités de mémoire
musicale préservées chez des patients Alzheimer malgré des déficits mnésiques et langagiers marqués.
• Aux stades précoces, les déficits observés sont le
reflet d’une évaluation majoritaire de la mémoire épisodique musicale, alors que l’évaluation de la mémoire
sémantique musicale et des apprentissages implicites,
plus largement utilisée à partir des stades modérés a
permis de révéler des capacités en mémoire musicale
longtemps préservées.
• Du fait des troubles du langage (compréhension et
expression) de plus en plus importants avec l’avancée
de la maladie d’Alzheimer, il apparaît important de
prendre en considération les réponses comportementales (mimiques, sourires, réactions) pour juger de la
reconnaissance des mélodies présentées.
• L’utilisation de la musique semble être une piste
prometteuse pour mettre en évidence les capacités
préservées des patients Alzheimer, même à un stade
sévère. La recherche doit donc s’engager dans cette voie
afin d’apporter des preuves scientifiques quant à l’intérêt
de son utilisation.
patients Alzheimer lors d’épreuves évaluant la mémoire à
long terme à partir de matériel musical. Dès les stades précoces de la maladie leurs capacités en mémoire épisodique
musicale sont déficitaires alors que la mémoire sémantique
musicale semble résister plus longtemps à la pathologie,
ce qui correspond à un profil attendu de perturbation. À
un stade sévère, des capacités préservées de reconnaissance de musiques mais également d’apprentissage ont
été rapportées.
Cette synthèse de la littérature sur la mémoire musicale à long terme nous amène à réfléchir sur les systèmes
mnésiques engagés et évalués dans les différentes études
répertoriées. Il semble que la distinction entre fonctionnement explicite et implicite de la mémoire prend une
importance majeure lorsque nous tentons de comprendre pourquoi la mémoire sémantique semble résister si
longtemps au cours de la pathologie. Selon la conception de Tulving [41] la récupération d’une information en
mémoire épisodique est explicite, alors que la récupération d’une information en mémoire sémantique fait appel à
des processus implicites (e.g. l’accès au sens des mots est
un processus très automatique en mémoire et ne nécessite pas d’effort conscient). Les tâches de jugement de
familiarité de mélodies familières, proposées dans de nombreuses études, correspondent dans cette conception à une
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M. Groussard, et al.
récupération implicite en mémoire sémantique. Cette récupération implicite, également mise en œuvre lors des tâches
d’effet d’exposition et d’évaluation du sentiment de familiarité pour des mélodies nouvelles, semble également être
préservée et ceci même à un stade sévère. Plutôt que
d’évoquer une préservation de la mémoire sémantique
musicale ou de la mémoire implicite musicale, par cette
synthèse de la littérature, nous voudrions insister sur le
fait que, pour mettre en évidence des capacités musicales
préservées chez les malades Alzheimer, même à un stade
sévère de la pathologie, il est nécessaire de proposer une
évaluation de la mémoire musicale à long terme à partir
de tâches de récupération implicite. Les processus explicites de mémoire chez ces patients, qu’ils soient musicaux
ou non, étant de toute façon défaillants dès le début de la
maladie, il est nécessaire de proposer de nouveaux outils
d’évaluation prenant en considération les troubles mais également les possibilités de réponses préservées des patients
(e.g. réponses comportementales).
Ces capacités préservées d’apprentissage implicite
(effet de préférence et sentiment de familiarité) de
nouvelles mélodies, non retrouvées avec du matériel linguistique, sont-elles spécifique à la musique ? Ces résultats
nous amènent à penser que la musique pourrait se révéler
avoir un statut particulier. Le pouvoir attractif émotionnel et
la richesse perceptive du matériel musical utilisé sont indéniablement des facteurs qui ont une importance cruciale
pour l’émergence d’un sentiment de familiarité. Cependant,
dans la majorité des descriptions des stimuli utilisés dans
les études présentées dans cette synthèse, l’intérêt porté
au caractère plaisant et esthétique de la musique semble
secondaire. Or, le statut artistique, vecteur d’émotions et
de plaisir de la musique, ne fait aucun doute lorsque nous
utilisons celle-ci comme un matériel d’expérimentation. Il
est désormais largement admis qu’émotion et cognition
interagissent [42]. Pour Dolan [43], les émotions modulent
les activités cognitives, et ceci dès la perception. Le bénéfice émotionnel se traduit alors par un impact positif sur
l’attention (capture attentionnelle) et sur la mémorisation
[44, 45]. En plus des effets sur la cognition, le fort pou-
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sur les composantes sensorielles, affectives, sociales et
comportementales des personnes atteintes de la maladie
d’Alzheimer [46]. Une étude récente [47] a notamment
permis de montrer le bénéfice des prises en charge non
médicamenteuses sur l’état émotionnel des patients en
proposant entre autres des ateliers musicaux. Bien que
les auteurs soulignent des limites méthodologiques à leur
étude, notamment un effet expérimentateur et la nécessité de prendre en compte la richesse des interactions
sociales, ces résultats mettent en avant la nécessité de
proposer des activités mobilisant les capacités préservées
des patients. D’un point de vue clinique, les observations
rapportées par les soignants, lors des ateliers chants par
exemple, montrent que la musique potentialise et optimise
l’éveil cognitif des patients, offrant alors des possibilités et
perspectives d’accompagnement originales où est renforcé
l’effet bénéfique voire thérapeutique du groupe.
La musique, en tant que matériel perceptivement et
émotionnellement riche permet de révéler de nombreuses
capacités chez les malades Alzheimer, même à un stade
sévère de la maladie. Il semble que les recherches doivent
s’axer sur la mise en évidence de ces capacités préservées,
notamment d’apprentissage, afin de montrer si ce support artistique est réellement particulier. Les chercheurs, en
collaboration avec les cliniciens, doivent continuer à proposer des travaux expérimentaux afin d’élaborer de nouveaux
outils d’évaluation pouvant refléter l’existence d’un mécanisme préservé plus général (mobilisé dans les activités
musicales mais peut-être également dans d’autres activités) et ainsi permettre de mieux comprendre les processus
cognitifs impliqués, utiles à connaître pour proposer un
accompagnement adapté aux malades Alzheimer.
Remerciements. Les auteurs remercient Francis Eustache et Béatrice Desgranges directeur et co-directeur de l’Unité Inserm U1077,
Odile Letortu, le personnel soignant et les neuropsychologues du
groupe Hom’Age et les étudiants pour les travaux réalisés auprès
des patients Alzheimer, ainsi que les patients et leurs familles.
Liens d’intérêts : aucun.
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