23-GRAU_art126:ARTICLE_gabarit 2/06/09 17:55 Page 471 La Comédie-Française et le théâtre « altermoderne » DONATIEN GRAU À la mention de la Comédie-Française se font parfois jour deux sortes de réactions extrêmes. Les uns diront avec une moue dédaigneuse : « C’est le temple du conservatisme. Bon pour aller y voir Le Misanthrope ou Le Cid, Phèdre, à la rigueur, rien de plus. » Tandis que d’autres remarqueront : « Tout cela a bien changé. Maintenant, on y joue du contemporain. Un metteur en scène congolais transforme Bérénice en homme, Antiochus, en femme. Cela n’a plus grand-chose à voir avec le sérieux de jadis. » Ces deux positions sont aussi intenables l’une que l’autre et, heureusement, sont de plus en plus rares. Cependant, elles n’en témoignent pas moins d’un certain malaise. Le premier théâtre de France bénéficie d’une troupe unique et de trois salles, celle dite « Richelieu », ou « Grande Salle », qui correspond aux pièces du répertoire, le Vieux-Colombier, placé sous sa tutelle en 1993, et le Studio au Louvre, ouvert en 1996, qui sont en théorie voués à des propositions plus audacieuses ou contemporaines. Beaucoup d’atouts donc, mais aussi des difficultés réelles : dans un monde où conservation rime avec réaction, comment être un lieu historique ? Dans un horizon de plus en plus international, où des scènes régionales, voire départementales, accueillent des spectacles étrangers, comment demeurer le miroir de la France ? Face aux attraits d’une Babel créative, le plus souvent inspirée et inspirante, comment trouver sa place sans être dans le rejet ? Trois questions, et autant de problèmes qui se posent à l’administration de l’institution de la place Colette. D. G. Comédie-Française, c’est tout d’abord un rapport particulier au patrimoine, manifesté par la genèse même de ce théâtre, qui a accompagné certains des instants les plus marquants de la dramaturgie française. C’est sur son plateau que le virtuose Talma, juste avant la Révolution, a inventé les représentations en costume d’époque, moder- L A COMMENTAIRE, N° 126, ÉTÉ 2009 nité alors frappante, devenue ensuite symbole de passéisme : il osait jouer le personnage de Proculus, dans le Brutus de Voltaire, en toge, et non en tenue de cour avec perruque… Victor Hugo s’est sans cesse battu pour conquérir l’accès à la Salle Richelieu, afin de faire entrer le drame romantique dans la tradition classique : la bataille d’Hernani, en 471 23-GRAU_art126:ARTICLE_gabarit 2/06/09 17:55 Page 472 DONATIEN GRAU 1830, a eu lieu dans ses murs. Et pourquoi particulièrement à la Comédie-Française ? Car, depuis sa création en 1680, elle jouit d’un double privilège : celui de la tragédie, donc du genre sérieux. C’est parce que leurs représentations étaient des pantalonnades que les comédiens italiens ont pu jouer à Paris, au XVIIIe siècle. S’ils avaient tenté les pièces en cinq actes et en vers, ils eussent été immédiatement chassés. Toutefois, cette particularité n’a plus beaucoup de sens aujourd’hui, où il n’est guère original de vouloir monter un spectacle tragique. Cependant, l’autre atout du Français est bien plus actuel : il s’agit du répertoire. Trois mille pièces à ce jour, qui constituent comme un recueil de « classiques ». Ce répertoire, qui fut l’apanage de cette organisation singulière, dès sa naissance, quand la compagnie fondée à partir de la fusion des troupes de Molière, installée à l’hôtel Guénégaud, et de Racine, à l’hôtel de Bourgogne, reçut pour mission de jouer les œuvres de ces deux auteurs ainsi que des maîtres de l’époque, de Scarron à Corneille et Rotrou. Honneur aux classiques ? Et de fait, dans les deux dernières saisons, suivant la tradition de l’établissement, les « fondamentaux » du théâtre ont été au cœur de la programmation : Shakespeare, avec La Mégère apprivoisée, Corneille et L’Illusion comique, Molière, du Malade imaginaire au Misanthrope, Il Campiello de Goldoni, Les Noces de Figaro, Musset, avec Fantasio, Ubu Roi de Jarry, Cyrano de Bergerac par Edmond Rostand. Si l’on peut noter l’absence de Racine en Grande Salle, il n’en demeure pas moins présent au Studio Théâtre avec la proposition de Faustin Linyekula au printemps 2009. Les hommages à Molière organisés par l’administrateur général, Muriel Mayette, apportent eux aussi la preuve de cette volonté d’inscription dans une tradition. Cependant, la Comédie-Française est loin de laisser ces grandes pièces reposer dans la poussière des temps, et offre une singulière diversité de mises en scène, de l’élégance de Denis Podalydès pour Cyrano aux audaces d’Oskaras Korsunovas dans sa version de La Mégère apprivoisée, où Christian Cloarec incarne un Sly ivre plus vrai que nature, qui 472 trompe même le public néophyte, voyant arriver un ivrogne au milieu de la salle, juste avant le début de la représentation… qui a en fait déjà commencé. L’ambition est donc évidente : d’une part, transmettre la connaissance de textes essentiels – dans une perspective fondamentalement pédagogique. De l’autre, ouvrir si possible de nouvelles voies à l’interprétation – donc donner lieu à un renouvellement herméneutique de la perception de la pièce. À la fois respecter et transformer, en un mot : faire vivre. Mais un tel horizon ne va pas sans poser de réels problèmes. En effet, comment assurer l’équilibre entre ces deux mouvements en apparence contradictoires : changer et maintenir ? Pour cette raison, des critiques parfois virulentes ont pu s’élever à l’encontre de l’impression que laissaient certaines pièces. Dans La Mégère apprivoisée, le mécanisme de théâtre dans le théâtre est exposé et exploité avec beaucoup d’insistance : les personnages portent des patrons de costumes, par un effet de distanciation. Certains se sont indignés : peut-on demander à Shakespeare d’avoir lu Brecht ? Tandis que d’autres ont rappelé que cette thématique pré-baroque était indubitablement au centre du dispositif élisabéthain, et qu’il n’était donc pas inutile de porter l’accent sur un élément parfois oublié de la dramaturgie shakespearienne : le théâtre n’est pas qu’une fiction, il est du théâtre, il se sait théâtre et se pense comme théâtre. Mais les propositions les plus contestées sont souvent présentées dans les scènes secondes du Français : au Studio Théâtre, Faustin Linyekula, dans la continuité de la lecture que faisait Barthes, a voulu jouer sur l’inversion des rôles dans Bérénice. Si l’on suit les analyses de Sur Racine, les personnages masculins font souvent preuve d’une grande faiblesse, tandis que les femmes témoignent d’une vertu et d’un courage quasi « viriles ». Le metteur en scène a donc tiré pleinement profit de cette confusion : sur les sexes, en faisant jouer Antiochus par Céline Samie et Bérénice par l’acteur Shahrokh Moshkin Ghalam. Les personnages de confident sont considérés comme indifférenciés, qu’ils soient exercés par une femme, Phénice, ou par un homme, Paulin – pourtant, les deux sont très loin d’être mis sur le même plan dans la pièce. Bruno Raffaelli les incarne donc tous. Confusion aussi sur les identités, puisque le seul acteur de la troupe 23-GRAU_art126:ARTICLE_gabarit 2/06/09 17:55 Page 473 LA COMÉDIE-FRANÇAISE ET LE THÉÂTRE « ALTERMODERNE » à être d’origine africaine, Bakary Sangaré, interprète l’empereur romain Titus… Assurément, beaucoup d’effet de sens. Enfin, au Vieux-Colombier, Muriel Mayette elle-même a monté une Dispute assez particulière, puisque au texte de la pièce en un acte étaient intégrés des fragments d’autres œuvres de Marivaux. L’effet hypertextuel était incontestablement saisissant et cherchait à aller au cœur du discours théâtral, mais n’a-t-il pas pu dérouter les spectateurs peu familiers de l’auteur de La Double Inconstance, qui ne savaient pas vraiment ce qu’ils entendaient, et certains connaisseurs, qui trouvaient dans ce mélange une forme de dissolution des répliques censées être dites ? « Il faut écrire à la moderne », disait déjà, vers 1620, le poète Théophile de Viau, premier poète du siècle dont une pièce fut publiée sous son nom. « Il faut mettre en scène à la moderne » semble être la doctrine nécessaire mais problématique de certaines productions d’une institution au service du patrimoine. La tentation du moderne Car « écrire à la moderne » est devenu difficile. Et trouver des classiques contemporains l’est peut-être encore plus. L’entrée au répertoire a traditionnellement été une consécration, qui incarne la reconnaissance absolue, au sein du panthéon des poètes dramatiques. L’un des exemples les plus marquants a été donné en 2006 par Valère Novarina, avec la création de L’Espace furieux en Salle Richelieu : le Protée du théâtre contemporain, célébré en Avignon, offrait son univers de Verbe et de graphisme à la postérité. Si l’importance des drames vivants écrits par l’auteur de L’Acte inconnu n’a guère été remise en question, le choix de Michel Vinaver et de son plaidoyer anticapitaliste, L’Ordinaire, en 2009, a soulevé quelques interrogations. De même, l’entrée au répertoire de pièces plus anciennes est parfois totalement justifiée : c’est à n’en point douter le cas pour la Penthésilée, pièce majeure du Sturm und Drang, chef-d’œuvre de Kleist, évidemment aussi de Pedro et le Commandeur, de Lope de Vega, toutes deux présentées pour la première fois lors de la saison 2007-2008. Mais la question se pose pour d’autres propositions : Figaro divorce fait certes un diptyque avec Beaumarchais, mais est-ce la création majeure de Horvath ? Le Dom Quichotte de Da Silva est assurément une pièce intéressante, parodie d’un texte déjà en soi parodique, et l’utilisation de marionnettes dans la mise en scène d’Émilie Valantin et Éric Ruf a certes fait sensation, mais s’agit-il là d’un « classique » ? Ou plutôt, comme Horvath, de la réinterprétation d’un classique, c’est-à-dire, précisément, d’une pièce qui, par définition, n’est pas elle-même un classique ? En dernier lieu, Eduardo De Filippo est bien le scénariste talentueux de certaines des plus amusantes comédies de Comencini et De Sica, dont Mariage à l’italienne. Cependant, est-il un auteur d’importance égale à D’Annunzio, Pirandello et Goldoni, les trois seuls Transalpins inscrits au répertoire, avant sa propre entrée en 2009 ? Une certaine indéfinition règne donc quant à la mission patrimoniale de la Comédie-Française, indéfinition rendue encore plus patente par l’existence des deux salles secondes. En effet, le Vieux-Colombier et le Studio Théâtre ont pour fonction de permettre à une troupe unique, composée d’acteurs reconnus – il n’est qu’à citer, parmi tant d’autres, les noms de Guillaume Gallienne, Clotilde de Bayser ou Michel Vuillermoz –, d’être particulièrement mise en valeur. Dans ce cadre, ils proposent des « cartes blanches » – dont la Grande Salle accueille aussi quelques manifestations, mais en moins grand nombre – à Benjamin Jungers ou à Gilles David, pour citer deux cas récents – et des « portraits d’acteurs », notamment de sociétaires honoraires, à la façon de Michel Duchaussoy ou de Michel Aumont. Mais ces interprètes peuvent aussi, dans une situation autre, moins formelle, jouer des textes différents – ou jouer différemment des textes considérés comme fondamentaux. Par exemple, le Suédois Lars Norén en est un bon exemple, lui dont les œuvres sont désormais appréciées à leur juste valeur, grâce à l’action du directeur des Amandiers de Nanterre, Jean-Louis Martinelli. Pour la première fois, une de ses œuvres, intitulée Pur, a été représentée dans un théâtre dépendant de la Comédie-Française, au Vieux-Colombier, en avril-mai 2009, dans une mise en scène dont il était lui-même le maître d’œuvre. Au même moment, au Studio Théâtre, c’est un spectacle de la dramaturge contemporaine française Annie Zadek qui est proposé au public, pour clore la saison. Et un des grands moments de 473 23-GRAU_art126:ARTICLE_gabarit 2/06/09 17:55 Page 474 DONATIEN GRAU la saison 2007-2008 fut, à n’en point douter, la prestation de Guillaume Gallienne en saint François de Dario Fo, au Studio Théâtre, au début de l’année 2008. Sans être des salles de « découverte » – aucun de ces auteurs n’est un inconnu, ni Philippe Minyana ou Hanokh Levin, dont des pièces ont récemment été montées –, les deux extensions du Français constituent donc des « lieux de reconnaissance », par rapport et par opposition au « lieu de mémoire » central, théâtre de la consécration, qu’est la Salle Richelieu – dont les productions seules correspondent à la notion de « répertoire ». Y aurait-il donc un fossé entre deux mondes pour une troupe ? L’un serait un espace d’expérimentation – certes relative –, composé des deux salles secondaires –, l’autre, place Colette, se vouerait au « grand genre ». Cependant, un certain nombre d’éléments viennent brouiller cette dichotomie, dont la réalité pourrait sembler légitime. D’une part, la représentation en Salle Richelieu de spectacles qui auraient peut-être vocation à être présentés dans des emplacements alternatifs. De l’autre, la porosité des metteurs en scène : l’Anglais Dan Jemmett a présenté Les Précieuses ridicules au Vieux-Colombier, et La Grande Magie au Palais-Royal. Autre exemple : Galin Stoev, dont L’Illusion comique se joue en Salle Richelieu, tandis que sa mise en scène de Douce Vengeance, la pièce de Hanokh Levin, a été produite pour le Studio Théâtre, lors de la saison 2007-2008. Bien évidemment, il est possible de remarquer qu’il s’agit là d’une association progressive à l’institution de scénographes qui doivent d’abord faire ses preuves. La porosité est donc bien loin d’être néfaste, tant qu’elle ne conduit pas à une sorte d’indéfinition problématique, dont ont témoigné dernièrement les débats survenus au début de l’automne 2008, avec le projet d’intégration à la ComédieFrançaise de la Maison de la culture de SeineSaint-Denis, ou MC 93, à Bobigny. En apparence, tout semble opposer les deux emplacements : ce dernier est un espace de découverte – c’est ici qu’a été présentée pour la première fois en France une production du metteur en scène zurichois Christoph Marthaler, devenu depuis la coqueluche de l’Opéra de Paris, et qui sera l’artiste associé du Festival d’Avignon en 2010. C’est ici que, tout récemment, de février à avril 2009, a été 474 montée une pièce du dramaturge grec Dimitris Dimitriadis, Je meurs comme un pays, avec Anne Alvaro. Or trois spectacles de cet auteur seront proposés à l’Odéon-Théâtre de l’Europe, lors de la saison 2009-2010, avec la même Anne Alvaro dans une mise en scène de l’Italien Giorgio Barberio Corsetti. L’autre a pour mission l’inscription d’auteurs dans un horizon de large reconnaissance et de consécration, ainsi que, plus encore, la reviviscence de l’héritage classique. L’affaire de la MC 93 Au-delà de la nécessité pour le Français d’avoir une troisième salle, il y a donc une question de fond : pourquoi à Bobigny ? Et pourquoi intégrer un autre théâtre ? Selon le directeur de la MC 93, Patrick Sommier, l’administrateur général de la troupe de Molière, Muriel Mayette aurait exprimé la volonté d’« accueillir des compagnies européennes » – c’est-à-dire ce que fait déjà la Maison de la culture. Alors, n’accueillir que des compagnies européennes, c’est-à-dire fonder un lieu de théâtre spécialisé ? Oui, mais pourquoi hic et nunc ? D’autant que, en ce cas, la ComédieFrançaise ne pourrait mettre en valeur sa troupe. De surcroît, il existe déjà un « théâtre de l’Europe », au 2, rue Corneille. En outre, la création européenne est largement accueillie, en France, généralement, et plus particulièrement à Paris et en région parisienne. En effet, rares sont en France les salles qui n’ont pas programmé, même une fois, un spectacle en langue étrangère. Et pour des raisons pratiques aisément compréhensibles, ces productions d’ailleurs viennent d’abord des pays voisins : ceux de l’Union. La réponse est à chercher ailleurs. Ne pourrait-on pas voir dans ce projet – et dans son échec – la conséquence d’une divergence fondamentale quant à la perception du « public » ? En effet, la MC 93 fait le choix d’une perception extrêmement ambitieuse de ses spectateurs. Dans un environnement urbain particulier, la programmation a toujours été, depuis son ouverture en 1980, d’une grande exigence. Au point même que l’on a pu accuser l’établissement d’accueillir essentiellement un public averti, de Bobigny, mais aussi et surtout d’ailleurs, plutôt que de mener véritablement une campagne d’éduca- 23-GRAU_art126:ARTICLE_gabarit 2/06/09 17:55 Page 475 LA COMÉDIE-FRANÇAISE ET LE THÉÂTRE « ALTERMODERNE » tion par le théâtre, notamment de la jeunesse et des couches sociales les moins favorisées – en un mot : d’avoir poussé à l’extrême l’idéal « élitaire », pour reprendre le néologisme d’Antoine Vitez. À ce reproche, la réponse a été clairement formulée par Olivier Py : « quand on propose au public un spectacle difficile, on l’honore ». La difficulté permettrait d’atteindre à une forme d’évidence, et donc offrirait au spectateur une expérience unique, dont il extrairait une leçon, non pas tant directement socialisée qu’humaine, et, partant, morale. Par conséquent, si l’on considère la situation en Seine-Saint-Denis comme prioritaire, c’est aussi là qu’il y a prioritairement besoin de vivre des moments d’humanité, et d’opposer à la déshumanisation urbanistique une communauté sensible. La conception que recouvrirait l’installation du Français à Bobigny pourrait être clairement différente : il s’agirait de prôner une forme de pragmatisme en montant des productions fondamentales, au cœur du patrimoine, l’objectif politique étant de montrer que, même et surtout dans un territoire qu’on a vite fait de décrier, en « banlieue », les « classiques » sont proposés à ceux qui sont censés ne pas les connaître. Au fond, ce projet serait parallèle à celui qui régit le film L’Esquive d’Abdellatif Kechiche : susciter l’appropriation du répertoire national. Et c’est une coïncidence frappante que Muriel Mayette ait monté cette année une pièce de Marivaux, auteur dont une autre œuvre, Le Jeu de l’amour et du hasard, constitue l’hypotexte du long-métrage de 2004. Ce pragmatisme, destiné à transmettre des éléments essentiels de formation intellectuelle, s’inscrirait dans le prolongement d’initiatives déjà mises en place par l’administration du Français : une heure avant chaque représentation de la Salle Richelieu, soixantecinq places sont mises en vente au tarif unique de cinq euros. De surcroît, elles sont gratuites tous les premiers lundis du mois pour les moins de vingt-huit ans. Pour le public jeune, l’institution a mis en place un « Pass-Jeunes », annuel, avec des réductions de plus d’un tiers du prix. Sans compter les réductions proposées aux groupes scolaires, qui constituent une proportion considérable du public total. Ce tropisme en direction des nouvelles générations influence jusqu’à la programmation de l’établissement : Muriel Mayette a revendiqué avoir fait le choix de proposer L’Illusion comique, en raison de son inscription au programme du baccalauréat littéraire. De même, une des initiatives fondamentales de l’administration, qui consiste à commander des saynètes à des dramaturges contemporains, est corrélée à une perspective éducative : lesdits textes, une fois publiés, sont joués par des comédiens de la troupe dans des établissements scolaires. Il y aurait donc, dans la politique générale de l’établissement, une volonté pédagogique, destinée, non pas à dire le monde dans son entier, dans une sorte d’idéalisme claudélien, mais bien à atteindre certaines personnes, certains publics. C’est à cette perspective que l’on peut attribuer des manifestations comme les débats organisés quatre samedis après-midi durant la saison, qui permettent au public de réfléchir à des thèmes comme le métier d’acteur, le rapport entre presse et culture, ou celui entre image et texte. L’audience de tels événements est majoritairement âgée. Atteindre un public jeune, et moins jeune, telle semble donc la vocation d’un théâtre qui choisit ses cibles. Les nouvelles générations et leurs aînés constituent une partie considérable des spectateurs de la Comédie-Française. C’est donc vers eux principalement que sont tournés les efforts de l’institution. Dans cette optique de sélection prioritaire, pourquoi ne pas chercher, aussi, à toucher, plutôt que le public dans sa globalité, un public élargi, en SeineSaint-Denis ? Mais cette position réaliste se doublerait d’un idéal, et aurait pour fonction de répandre la connaissance de chefs-d’œuvre dans un environnement considéré comme particulièrement difficile. Cependant, cette perspective vient buter sur un obstacle fondamental : pourquoi Bobigny ? Si l’illustre théâtre avait choisi une quatrième salle dans les régions, l’idéalisme missionnaire du projet aurait sans doute gagné en légitimité… La ComédieFrançaise aurait alors perdu de son centralisme parisien pour s’inscrire dans une plus grande ouverture, dont les tournées auraient constitué le prodrome. Plutôt que de chercher à aller en Seine-Saint-Denis, n’aurait-il pas été possible de créer des liens particuliers avec ce département ? Et pourquoi celui-ci plus qu’un autre, où il peut y avoir tout autant de problèmes ? C’est que le « 93 » est un symbole, à n’en point douter. Et sa Maison de 475 23-GRAU_art126:ARTICLE_gabarit 2/06/09 17:55 Page 476 DONATIEN GRAU la culture, dont la survie est surtout due aux exceptionnelles capacités de mobilisation de son directeur, doit cependant apparaître, plus profondément, comme la victoire de l’idéalisme sur le pragmatisme, d’une conception qui fait primer sur l’éducation des publics l’expérience vécue par le public. Au risque d’exclure ceux auxquels il ne sied guère d’être associés à des moments étranges dans un lieu pour eux hétérodoxe. Positions et propositions Au fond, quel peut donc être le devenir d’une institution intempestive comme la Comédie-Française ? Trois perspectives s’ouvrent à elle. La première serait de vouloir suivre sans raisonner une époque contemporaine qui lui convient mal, en inscrivant au répertoire de la Salle Richelieu un nombre de plus en plus important d’auteurs, dont tous ne sont pas nécessairement marquants, afin de tenter de se convaincre que, aujourd’hui, il y a encore beaucoup de « classiques » vivants dans le théâtre actuel. En cédant de surcroît à la tentation de mises en scène faussement postmodernes. En montant enfin dans les salles secondes des productions parfois nettement décalées. Il s’agirait donc, à l’extrême, de refuser la voie du passé, qui apparaîtrait comme le contraire exact de ce que l’on pourrait nommer « le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui », comme un papier sur lequel rien ne serait écrit. Une deuxième solution consisterait à suivre le déroulement du temps, pour se résigner à accomplir une mission fondamentale : transmettre des textes, mettre en image des mots, incarner des caractères, pour que les amateurs demeurent longtemps assis place Colette, et que la jeunesse y découvre les souffrances de « princes trop généreux »… En ce sens, la Comédie-Française assumerait son rôle de réceptacle d’un patrimoine nécessaire. Cependant, la représentation de ces poèmes dramatiques de jadis ou de naguère peut sembler quelque peu stérile, et être en fait un enfermement, si elle ne prend que la forme d’une conservation. En effet, elle doit emprunter celle d’une réaction. « Le passé n’est pas mort. Il n’est pas encore passé », disait Faulkner, et ces mots devraient être comme le mot d’ordre d’un lieu voué au patrimoine, mais à un patrimoine revivifié à 476 chaque instant, lors de chaque spectacle : à du passé vivant. Par conséquent, s’il est, à n’en point douter, essentiel de conquérir de nouveaux publics, il n’en demeure pas moins crucial de rappeler à chaque moment que la mission d’un théâtre qui n’est pas pour rien appelé « Français » ne consiste pas à être un simple lieu d’éducation, mais aussi et surtout de transmission de la citoyenneté et de la nation : la Comédie-Française est, incontestablement, un foyer brûlant de la conscience nationale. À l’intérieur, par la propagation qu’elle opère sans cesse de chefs-d’œuvre qui fondent l’identité française, comme appartenance à un pays, mais aussi et surtout comme inscription de cet horizon local dans une perspective européenne. Par son souci de la postérité, elle est le réceptacle du passé français, et donc du futur. À l’intérieur, mais aussi à l’extérieur, avec les tournées organisées par l’administration, qui donnent à voir ailleurs qu’à Paris, et récemment dans les États nouvellement entrés dans l’Union, l’excellence d’une tradition littéraire. Par conséquent, cette institution aurait un rôle tout à fait singulier à jouer dans le cadre de la francophonie : estce un rêve que d’envisager une ComédieFrançaise qui irait présenter ses productions à Alger ou à Ouagadougou ? En un mot, il appartient à sa direction de souligner l’enjeu de son travail, qui ne consiste pas à témoigner des dernières évolutions des modes sur scène, suivies de toute façon avec un certain décalage, qui ne consiste pas seulement à éduquer les jeunes gens à la connaissance de grands textes, mais bien à communiquer la signification de la communion dans une culture et une expérience collective. Demeurer les gardiens et les sauveurs d’un passé en mouvement, telle est, plus que tout le reste, la mission des comédiens du Français, Salle Richelieu plus que partout ailleurs. Ainsi les acteurs, inactuels à dessein, refusant de s’inscrire dans des courants vite oubliés ou dans un archaïsme intenable, ont la possibilité d’incarner une autre modernité, consciente de sa permanence dans le flux temporel – ou, pour reprendre le mot du critique d’art Nicolas Bourriaud, d’être « altermodernes » au théâtre. DONATIEN GRAU