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 La fin de l’étranger ?
Mondialisation et pensée juive
Sous la direction
de Shmuel Trigano
Pardès 52
Publié avec le concours du Centre National du Livre
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Sommaire
Étrangers et résidents
Shmuel Trigano . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7
Fin de l’étranger ?
Introduction
Le « chez-soi » en question
Shmuel Trigano . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Les périls de l’asymétrie : l’étranger est-il soluble
dans l’immigré ?
Anne Gotman . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Un monde sans frontières ?
Pierre Manent . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Que devient l’altérité ?
Jean-Pierre Lebrun . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . La patrie peut-elle être virtuelle ?
Valérie Foucher-Dufoix, Stéphane Dufoix . . . . . . . . . . L’homme versus le citoyen
Shmuel Trigano . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Faut-il instaurer la citoyenneté-résidence ?
Dominique Schnapper . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11
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L’étranger dans le judaïsme
Introduction
L’étranger, un critère de la double définition du judaïsme
Shmuel Trigano . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . La logique de l’étranger dans le judaïsme :
l’étranger biblique, une figure de l’autre ?
Shmuel Trigano . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Pa r d è s n ° 5 2 Parde s 52.indd 5
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Le statut juridique de l’étranger – droit hébraïque
et droit de l’homme
Michael Wygoda . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Les figures de l’étranger dans la Bible, le Talmud
et la Halakha
Michaël Benadmon . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Et vous aimerez l’étranger. Le Guèr, une catégorie
ambivalente
Zvi Zohar . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Le Récit de l’Égaré
Michel Attali . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 105
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Les lois de Noé
Introduction
Loi et identité : questions
Shmuel Trigano . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Loi naturelle et loi divine dans la pensée de Maïmonide
Benjamin Gross . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Les lois noahides : une mini-Torah pré-sinaïtique
pour l’humanité et pour Israël
Liliane Vana . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Quelle est la finalité de la loi de Noé ?
Shmuel Trigano . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Les lois de Noé : le Particulier dans l’Universel
Michel Attali . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 201
205
211
237
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Ouvertures et débats
La Torah sortira du signifiant.
Un entretien avec Pierre Israël Trigano
Propos recueillis par Ariane Callot . . . . . . . . . . . . . . Parde s 52.indd 6
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Et vous aimerez l’étranger
Le Guèr, une catégorie ambivalente
Zvi Zohar
L
a catégorie de l’étranger
et le comportement qui convient à son
égard prennent dans la Torah une place sensible – et suscitent également l’intérêt des rédacteurs des livres des Prophètes et des Hagiographes,
fût-ce dans une moindre mesure 1. Les spécialistes de l’époque biblique sont
partagés quant à la définition du guèr dans chacun des versets où il apparaît,
et je n’ai pas l’intention de débattre ici du sens de ce terme à chacune de
ses occurrences successives. Je voudrais me pencher tout d’abord sur le
discours de la Torah concernant l’attitude souhaitable et la sollicitude
dont il nous appartient de faire preuve à l’égard du guèr, et élucider cette
question : comment le sens de ces paroles au plan de l’interprétation
littérale du Texte, le pshat, peut-il s’accorder aux commentaires des Sages
du Talmud (’Hazal), qui voient dans le guèr un homme quittant sa religion
d’origine pour devenir juif ?
À cette fin, je traiterai des versets étiologiques – de ceux donc qui
précisent les causes du rapport positif particulier que les enfants des
tribus d’Israël [ou Israélites] doivent nourrir envers les étrangers. Ce
faisant, j’analyserai les signes distinctifs majeurs du guèr dans ces versets
et ailleurs dans le Tanakh, avant d’examiner cette question : quel est
aujourd’hui en Israël le groupe de population qui répond le mieux à ces
signes distinctifs ?
Signification du mot guèr
dans les versets étiologiques
Dans la Torah, quatre versets expliquent pourquoi il appartient à ceux
qui s’inscrivent au sein du peuple d’Israël de se montrer affables envers
les étrangers 2 :
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Svi Zohar
–Tu n’accableras pas l’étranger, tu ne l’opprimeras pas, car tu fus étranger
en terre d’Égypte. (Ex 22 : 20)
–Tu n’opprimeras pas l’étranger, car vous savez ce qu’il ressent vous qui
avez été étrangers en terre d’Égypte. (Ex 23 : 9)
–Il sera pour vous comme l’un des vôtres, l’étranger qui habite avec vous,
et tu l’aimeras comme toi-même, car vous avez été étrangers en terre
d’Égypte. Moi YHVH, votre Dieu. (Lv 19 : 34)
– Aimez l’étranger, vous qui avez été étrangers en terre d’Égypte.
(Dt 10:19).
Les exigences posées dans ces versets ne sont pas équivalentes selon
qu’il s’agit du riche, de l’opprimé, ou de celui que l’on chérit. La justification, cependant, est la même, « car vous fûtes étrangers en terre d’Égypte ».
Et le sens de ces paroles, au premier degré, est semblable à celui des
mots suivants : « Ce qui t’est odieux, tu ne le feras pas à ton prochain. »
En Égypte, le peuple d’Israël fit l’expérience de la condition d’étranger.
Il formait un groupe étranger, isolé et affaibli lorsqu’il fut confronté à
l’oppression, l’anéantissement et la haine. Aujourd’hui, dans son pays, un
renversement de situation s’est produit : le peuple d’Israël jouit d’un statut
souverain, comme autrefois les Égyptiens ; et ce sont les étrangers, isolés
et affaiblis, qui se trouvent en son pouvoir 3. Le texte biblique demande
de considérer les épreuves traversées en Égypte par les enfants d’Israël
comme le ressort de l’exigence posée au peuple d’Israël de ne pas se
comporter, de nos jours, envers les étrangers vivant à ses côtés comme les
Égyptiens, autrefois, à l’égard des Israélites ; et de ne pas les traiter mal
mais, au contraire, en égaux et même en amis.
Ces versets supposent, en quelque sorte, une symétrie. La guérouth, la
condition étrangère du peuple d’Israël en terre d’Égypte est comparable à
celle des étrangers vivant à présent au milieu du peuple d’Israël 4. Mais il
ne s’agit plus de symétrie (« nous le fûmes ») dans le cas des guérei-Tsédeq,
ceux qui se sont joints au peuple d’Israël et à l’Alliance du Sinaï, et veulent
s’intégrer dans le sein d’Israël. Après tout, les enfants d’Israël en Égypte
ne s’adjoignirent pas au peuple égyptien et ne tentèrent pas de se fondre
en lui. Bien au contraire, selon les Textes [biblique et talmudiques], jamais
les Égyptiens ni les Israélites ne gommèrent les différences manifestes
entre les deux populations 5. Ceux qui prétendirent appliquer ces versets
aux guérei-Tsédeq [les convertis au judaïsme] durent, de deux options
alternatives, en choisir une afin de résoudre le problème d’interprétation
suscité par la symétrie biblique.
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Et vous aimerez l’étranger
La première d’entre elles consiste à affirmer que pareille symétrie existe
bien entre la condition des Israélites et celle des convertis au judaïsme :
les uns et les autres cultivaient l’idolâtrie. Prenons deux exemples d’interprétation allant dans ce sens.
L’un vient du commentaire de la Torah du rabbin Ezéchias ben Manoa’h*,
à la fin du xiiie siècle. Il explique que l’égalité que la Loi écrite commande
de conférer aux étrangers concerne les guérei haTsédeq – car l’analogie
entre leur condition et le statut d’étranger des enfants d’Israël en Égypte
se fonde sur la ressemblance entre la condition du converti, qui a connu
l’idolâtrie par le passé, et la situation des Israélites en Égypte 6.
Rachi* commente :
Les failles qui sont en toi, ne les dis pas à ton ami 7. – En Égypte, Israël
se livra au culte des étoiles, comme il est écrit à la fin du livre de Josué
(24 : 14) : « Écartez les dieux que vos pères ont servis en passant le fleuve
et en Égypte 8. »
À lire ces commentaires, on constate parmi les fils (et filles) issus du
peuple d’Israël une tendance à se targuer de plus de grandeur que n’en
auraient les convertis au judaïsme : même s’il vit à présent en juif, le
converti descend en fin de compte de serviteurs de cultes idolâtres ! La
réponse du Texte est qu’il n’y a pas de différence entre les uns et les autres,
puisque les parents des Juifs contemporains servirent un culte idolâtre à
l’époque où ils vivaient en étrangers en Égypte.
Malheureusement, la symétrie établie par ces commentaires diffère
de celle que fonde la Loi écrite. Ces derniers dressent un parallèle entre
la condition présente du guèr et la condition présente du peuple d’Israël :
tous deux ont pour origine des ancêtres qui servirent des cultes idolâtres,
et tous deux se vouent aujourd’hui à la Torah 9. Le Tanakh, lui, établit
un parallèle entre la condition présente du guèr et la condition passée du
peuple d’Israël, alors étranger en Égypte. Ainsi, cette option n’est-elle
guère convaincante en tant qu’interprétation du texte biblique.
Seconde option, un autre mode de déduction consiste à rompre la
symétrie trouvée dans les versets étiologiques en soutenant qu’il ne s’agit
que d’une homonymie. Si les Israélites en Égypte représentaient une
catégorie de guèr, ceux dont nous parlons aujourd’hui en constituent une
autre. Telle est, par exemple, la voie suivie par Onkelos* qui traduit le
(*)Reportez-vous en fin d’article à la rubrique « Repères » pour les mots suivis d’un
astérisque.
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Svi Zohar
verset « Tu n’accableras pas l’étranger, tu ne l’opprimeras pas, car tu fus
étranger en terre d’Égypte », par « Tu n’accableras pas le guiyora [celui
qui s’est converti au judaïsme], tu ne l’opprimeras pas, car tu fus dayarin
[litt. locataire] en terre d’Égypte. » Cette interprétation affaiblit presque
jusqu’à invalider l’argument biblique fondé sur la forte ressemblance entre
la condition passée de l’étranger israélite en Égypte, et la condition présente
de l’étranger en Israël.
Il en ressort que la comparaison des textes du Miqra, la Loi écrite, entre
la condition de l’étranger de nos jours et celle des Israélites en Égypte ne
permet pas de déchiffrer le sens littéral de ces versets comme concernant
le guèr-Tsédeq 10. Afin de mieux comprendre auquel des groupes de
population aujourd’hui présents en Israël s’adresse le discours biblique sur
l’étranger, je centrerai maintenant le débat sur un autre des signes distinctifs
du guèr biblique : il vit dans un pays qui n’est pas sa terre natale.
Le guèr, fils d’une autre terre
Comme je l’ai écrit plus haut, les conditions nécessaires à la caracté-
risation du guèr sont le fait d’être né étranger ; de vivre à présent au sein
du peuple d’Israël/du peuple juif ; de voir la société tendre à le charger
de tous les méfaits en raison de ses origines. Du texte biblique et de son
commentaire littéral émane, pour autant que j’ai pu comprendre, au moins
encore une condition : il vit dans un pays qui n’est pas sa patrie, faisant
l’expérience du provisoire et de l’arrachement. J’en donnerai quelques
exemples puisés à diverses sources :
1. Dans le « Pacte entre les Parts », Dieu dit à Abram (Gn 15 : 13-16) :
« Sache-le bien, ta postérité séjournera sur une autre terre, où elle sera
asservie et opprimée, durant quatre cents ans… Mais la quatrième génération reviendra ici. » Abraham ibn Ezra* explique cela ainsi :
Le guèr s’entend comme la graine séparée de la tige… La quatrième
génération [reviendra ici] – la plupart des commentateurs se sont arrêtés
au sens littéral de dor [génération], qu’il me semble plus juste d’entendre
comme yoshev [réside – comme il est dit dans le verset] « plutôt que
séjourner [miDor] dans les tentes de l’impiété » (Ps 84 : 11).
De par sa loi [divine], la fin habite l’existence de l’homme, il en est de
longues, il en est de brèves. La « quatrième génération » – après que ses
descendants ont été étrangers. L’accent, là, est mis sur l’Égypte. Comme
il est écrit : « Car tu fus étranger sur sa terre » (Dt 23 : 8). De même que
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Et vous aimerez l’étranger
Qéhath fut étranger, et Amram, et Moïse ainsi qu’Aaron. Et leurs fils
revinrent en terre de Canaan.
Le terme de guèr se rapporte donc à une personne coupée de son cadre
et de ses attaches originelles, et vivant dans un pays autre que son pays
d’origine. Ainsi en alla-t-il lors du départ d’Abram : quatre générations
successives vécurent une rupture géographique, sans compter « qu’une
seule d’entre elles coula ses jours environnée de considération 11 ».
2. Après la mort de son épouse Sarah, Abraham s’adressa aux notables
de la région d’Hébron, leur disant : « Je suis un étranger [guèr] et un résident
[toshav] parmi vous ; accordez-moi une sépulture parmi vous, j’y ensevelirai ma morte hors de ma vue. » L’expression ‘guèr veToshav’accole deux
termes de signification opposée, et cette tension n’a pas été sans attirer
l’attention de certains commentateurs. Rachi écrit : « Je suis un étranger
et un résident parmi vous ; un étranger [venu] d’un autre pays et je me
suis établi parmi vous. » Shmuel ben Meïr* et Ezéchias ben Manoa’h 12
proposèrent des interprétations similaires. Le Ramban [Nahmanide]*, situe
lui la demande d’Abraham dans son contexte sociohistorique :
Je suis un étranger et un résident parmi vous – la coutume voulait qu’ils
aient, chacun pour la lignée de ses pères, une sépulture ; et, pour les étrangers,
une parcelle commune où ils les enterraient tous. Et voilà qu’Abraham dit
aux ‘Héthéens : « Je suis un étranger venu d’un autre pays, et n’ai pas hérité
de mes ancêtres une sépulture en ce pays. Or je suis aujourd’hui un résident
parmi vous, car j’ai voulu m’établir en ce pays. »
Ces quatre commentateurs s’accordent sur un point, le terme de guèr
désigne une personne séjournant dans un pays autre que son pays d’origine.
Tandis que le terme de toshav désigne celui qui s’est établi à titre permanent dans un pays et le considère comme sien. Abraham se présente aux
‘Héthéens comme arrivé en étranger, mais son intention est de ne pas le
rester, de se muer en résident. Tel qui naquit en Aram et vient en Canaan
est un étranger – s’il le veut, et que les gens du cru ne le repoussent pas, il
pourra avec le temps se changer en résident. Tel qui naquit en Canaan en
est un résident – il ne pourra se changer en étranger qu’en passant dans
un autre pays. Et Rachi explique ainsi le verset suivant (Ex 22 : 21) : « Le
mot guèr désigne toujours celui qui n’est pas né dans le pays, mais est venu
d’ailleurs [eretz nakriah] pour y habiter. »
3. L’aspect provisoire et l’arrachement en tant qu’éléments principaux
de la caractérisation de l’étranger sont au cœur de la tâche réservée à
YHVH par le prophète Jérémie : « Espoir d’Israël, son sauveur au temps
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Svi Zohar
de la détresse, pourquoi serais-tu comme un étranger dans le pays, comme
un voyageur qui dresse [sa tente] pour une nuit ? » [Jr 14 : 8]. Rabbi David
Qim’hi* éclaire les plaintes de Jérémie, dont il nous donne d’abord le
sens littéral :
Pourquoi serais-tu comme un étranger dans le pays – car celui qui est étranger
dans le pays, ne faisant partie ni de ses citoyens ni de ses résidents, ne se soucie
guère de ce qui peut y advenir ; s’il s’y trouve aujourd’hui, il n’y sera pas le lendemain. Et moins encore le voyageur solitaire passant la nuit en ville, indifférent
à ce qui est bon ou mauvais pour elle. Et toi [YHVH] tu leur ressembles sur ce
point, détournant ta face du pays sans te soucier de sa détresse.
Et le Malbim [Meïr Leibush ben Jehiel Michel Weiser]* de commenter :
Pourquoi serais-tu comme un étranger dans le pays – L’étranger ne s’occupera
pas de ce qui arrive dans le pays, du fait qu’il ne fait pas partie de ses habitants ;
et en voyageur passant la nuit [en ville] quand bien même il serait citoyen
du pays, il ne se préoccuperait pas de ce qui s’y passe, du fait qu’il n’y serait
pas établi de façon permanente. Son intention [celle de Jérémie] est de te dire
qu’il semble que tu ne veuilles pas veiller sur ce pays.
Bien que l’étranger se trouve physiquement sur place, l’engagement et
l’implication affective lui font défaut à l’égard de la détresse frappant les
lieux ou des tragédies qui risquent d’y survenir.
4. Quelqu’un qui « ne serait pas d’ici » et dont le séjour « ici » serait
temporaire et sans attaches – ces caractéristiques du guèr fondent l’usage
métaphorique qui en est fait pour exprimer la condition existentielle de
l’homme sans terre. Voici quelques passages où cette métaphore figure :
– Écoute ma prière, YHVH, prête l’oreille à mes cris, ne reste pas
silencieux devant mes larmes : car je suis un étranger en ta présence,
un simple passant [toshav – résident] comme tous mes ancêtres.
(Ps 39 : 13)
– Je suis un étranger en ce pays, ne me celle pas tes commandements.
(Ps 119 : 19)
– Car nous sommes des étrangers devant toi, des hôtes, comme tous nos
ancêtres ; tels des ombres, nos jours sur la terre sont dénués d’espérance.
(Ch I 29 : 15)
Ce qui signifie, selon R. David Qim’hi :
Car je suis un étranger en ta présence, un simple résident comme tous
mes ancêtres, ainsi que David le dit en Chroniques I (29 : 15) – « car nous
sommes des étrangers devant toi, des hôtes, comme tous nos ancêtres ». La
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Et vous aimerez l’étranger
question ici est que l’homme en ce monde est pareil à l’étranger dans un
pays qui n’est pas le sien, passant de lieu de lieu ; car l’homme en ce monde
n’a ni statut ni existence, il prend chaque jour le chemin du départ sans en
connaître la date.
5. On trouve sous la plume du rabbin Ba’hya ben Asher* [dit Rabbénou
Ba’hyé]° une intéressante synthèse des différentes significations attribuées
au terme guèr dans les textes de la Loi écrite :
Le guèr est celui dont la Torah recommande de prendre soin en
de nombreux passages, comme en Ex 22:20 : « Tu n’accableras pas
l’étranger, tu ne l’opprimeras pas ». Garde-toi de l’accabler de récriminations, de l’opprimer en lui volant son bien, « car tu fus étranger en
terre d’Égypte ». Ainsi voyons-nous des justes qualifiés d’étrangers ;
le terme de guèr découle de garguir 13, la graine détachée de sa tige,
aussi le juste se voit-il seul, n’ayant sur terre qu’un abri provisoire. C’est
ce que dit David, « Je suis un étranger en ce pays, ne me celle pas tes
commandements. » (Ps 119 : 19). Il se compare à l’étranger voué à un
départ dont il ignore la date ; il lui faut, puisqu’il ne la connaît pas, faire
ses préparatifs au cas où son heure arriverait soudain. Quels sont ces
préparatifs ? – l’observance des commandements : « Ne me celle pas tes
commandements. » Et ainsi voyons-nous tous les patriarches qualifiés
d’étrangers – Abraham, dont il est écrit : « Je suis un étranger et un
résident parmi vous » (Gn 23 : 4) ; Isaac, dont il est écrit : « Arrête-toi
dans ce pays-ci » (Gn 26 : 3) ; Jacob, dont il est écrit « Jacob s’établit
dans le pays où avait séjourné son père, dans le pays de Canaan » (Gn
37 : 1) – « Jacob s’établit » (veYishev), est-il dit, et non « Jacob habita »
(veYagar), car il s’était souvenu d’Ésaü : « Ésaü s’établit sur le mont
Séir » (Gn 36 : 8). Or la lignée d’Ésaü, les rois et les héros qui en étaient
issus, s’étaient établis sur la terre qui leur était échue en apanage. Aussi
est-il dit de Jacob qu’il s’établit en terre sainte, « dans le pays où avait
séjourné son père ». L’emploi du terme mégourei tel qu’il figure en Ex
6 : 3 – « leur donner la terre où ils avaient habité » – nous dit qu’à l’instar
des patriarches dont la tige était de l’autre côté du fleuve, ils habitaient
maintenant sur la terre qu’on appelait en ce temps Canaan.
De tout ce qui précède, il découle que le guèr dans le Tanakh fait
référence à celui qui est originaire d’un autre pays, qui vit dans un autre
pays, dont l’attachement au nouveau pays n’est pas total, et qui ne se
considère ni n’est considéré par autrui comme lié au pays où il habite ; il
ne s’y est pas établi.
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Svi Zohar
Si nous nous demandons auquel des groupes vivant de nos jours en
Israël nous pensons lorsque nous portons notre attention sur notre époque,
et quelle population serait aujourd’hui en Israël la mieux digne de la
protection accordée aux étrangers par le texte biblique, la réponse serait :
ni les tiers [niqrim] devenus juifs, ni les tiers autochtones (dont les Arabes/
Palestiniens sont un exemple contemporain), mais ceux qui, originaires
d’un autre pays, sont venus habiter en Israël (à bref ou long terme) – un
groupe dont la majeure partie est à présent constituée par les travailleurs
étrangers [zarim].
Le Guèr, dans la littérature des Sages
du Talmud
Tout ce qui précède concerne les sources bibliques. Avec la période
post-biblique, une transformation radicale survint et le terme de guèr, tel
qu’il figure dans le Tanakh, fut dès lors compris comme désignant l’étranger
ayant abandonné ses dieux et ses attaches au sein de son groupe d’origine
pour se joindre pleinement à la communauté juive.
Cette interprétation s’inscrivait aux yeux des Sages dans la norme et
l’évidence. J’en donnerai tout d’abord quelques exemples dans la littérature
des Tanaïm et des Amoraïm 14 et m’intéresserai ensuite à une autre question : le contexte de cette mutation et son rapport au texte biblique : « Si un
étranger vient séjourner avec toi, dans votre pays, ne l’accablez point. Il sera
pour vous comme l’un de vos concitoyens, l’étranger qui séjourne avec
vous, et tu l’aimeras comme toi-même, car vous avez été étrangers dans
le pays d’Égypte. Moi YHVH, votre Dieu » (Lv 19 : 33-34).
Le Sifra 15 relève :
Ne l’accablez point – ne va pas lui dire « tu servais hier des cultes idolâtres
[âvoda zara – travail étranger] et tu t’es mis aujourd’hui sous les ailes de la
Shekhina [la Présence divine] » ; « en tant que citoyen » – qu’est-ce qu’un
citoyen qui a adopté tous les commandements de la Torah, sinon un étranger
[guèr] ayant adopté tous les commandements de la Torah ?
Selon quoi, le commandement « Ne l’accablez point » fait référence à
des agressions verbales, c’est-à-dire à un mode d’expression blessant. Sur
le fond, ce genre d’insulte vise à diminuer les mérites du guèr par rapport à
ceux de l’énonciateur en se basant sur le passé idolâtre du premier, fraîchement promu serviteur de YHVH. Et cela, au contraire de son interlocuteur
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Et vous aimerez l’étranger
qui, sous les ailes de la Présence divine depuis le jour de sa naissance,
n’a jamais pratiqué le culte des idoles. Le Sifra précise ensuite qui est ce
guèr dont la Torah refuse qu’on l’accable : c’est celui qui a « adopté tous les
commandements de la Torah » et est donc, dès lors, semblable au « citoyen ».
Prêtons attention au changement de sens du terme de « citoyen ». Dans le
Tanakh, c’est le « citoyen du pays », un homme libre vivant dans le pays
où il est né ; alors qu’il s’agit ici d’un « citoyen de la Torah », un homme
« naturellement » régi par les commandements de la Torah, quel que soit
le lieu où il vit. Parallèlement, le terme figurant en Lv 19 : 34, « haGuèr
haGar itkhem – l’étranger qui habite avec vous », change de signification :
comme nous l’avons vu, l’étranger biblique est celui qui est venu habiter
dans l’espace politico-géographique du « citoyen » ; alors qu’aujourd’hui ce
n’est plus dans ce territoire qu’il entre, mais dans un « espace » normatif
et religieux – celui du « citoyen » partout dans le monde.
Les mots du Tanakh, « si un étranger vient séjourner avec toi, dans
votre pays, ne l’affligez point », marquent clairement que le phénomène
du ‘guèr’est précisément lié au pays où Israël est au pouvoir (artsékhem
– votre pays). Le Midrash fait tout ce qu’il peut pour accorder les mots de
ce verset avec le sens nouveau de guèr : « « Si un étranger vient séjourner
avec toi, dans votre pays » – je n’ai rien qu’en ce pays ; en dehors du pays,
d’où [cela découle-t-il] ? Le Talmud dit « avec toi » 16 – en quelque lieu que
tu sois là-bas. » Autrement dit, au contraire de ce que donne à entendre la
locution « dans votre pays » voici (d’après le Midrash) que le guèr peut se
trouver en tout lieu de vie juive. Cette mutation du « lieu » où « pénètre »
l’étranger apparaît clairement dans la traduction d’Ex 12 : 48-49 telle
qu’Onkelos la donne :
La Torah écrit : « Si un étranger habite avec toi et fait la Pâque de YHVH, que
tout mâle [lui appartenant] soit circoncis » ; il sera alors admis à la célébrer et
deviendra l’égal du citoyen du pays. Nul incirconcis n’en mangera. Une seule
et même loi régira le citoyen et « l’étranger habitant en votre sein. »
En d’autres termes, l’étranger est l’incirconcis qui vient habiter « avec
toi », « en ton sein » au sens territorial. S’il veut, outre le fait qu’il habite
dans ton espace géographique, participer au sacrifice de la Pâque – il lui
faudra se circoncire [lui et les hommes de sa maison].
Onkelos, quant à lui, traduit ainsi en araméen le début du verset 48 :
« Si un étranger [guiyora] s’est converti au judaïsme avec vous » ; et comme
suit la fin du verset 49 : « et les étrangers qui se sont convertis au judaïsme
parmi vous. » Le guèr [guiyora] n’est plus un étranger « qui habite avec
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toi », mais un étranger qui « s’est converti au judaïsme [en étant] avec toi » ;
c’est l’un des « convertis qui se trouvent parmi nous 17. »
Contexte et rapport au Texte de la révolution
exégétique de guèr en guèr-Tsédeq
Le changement de sens du terme guèr d’une « étrangeté » géographique
à une « étrangeté » religieuse et culturelle apparaît déjà dans un traité
comptant plusieurs siècles lors de la rédaction de la traduction d’Onkelos :
il s’agit de la traduction de la Torah par les Septante, qui a pour origine
la communauté juive d’Alexandrie au iiie siècle avant l’ère commune 18.
Dans la majeure partie des cas où le terme guèr figure, la traduction
des Septante use du terme proselytos. Il s’agit d’un néologisme, ce mot
n’existant pas en grec littéraire d’origine. La traduction des Septante n’en
précise pas la signification ; c’est chez Philon d’Alexandrie* que l’on trouve
pour la première fois sa définition : le proselytos est un homme qui s’est
coupé de son pays, du cours de sa vie et de tous ses proches et a adopté la
« loi des Juifs », c’est-à-dire la Torah du peuple d’Israël. On peut dresser
deux parallèles entre ce terme et celui de guiyora employé par Onkelos :
tout d’abord, aux endroits où il traduit guèr par guiyora, les Septante le
traduisent par proselythos ; ensuite, le contenu du terme guiyora (converti
au judaïsme) est identique d’après Philon à celui du terme proselytos. On
peut en conclure que le sens du terme biblique de guèr – désignant celui
qui a rejoint la communauté juive, dont la loi est la Torah – ne s’est pas
renouvelé à l’époque des Tanaïm mais (au moins) trois cents ans auparavant,
au iiie siècle avant l’ère commune ; qui plus est, Emmanuel Tov note que le
sens post-biblique de ce mot est celui qui mena les auteurs de la traduction
des Septante à accorder au vocable « grec » une signification nouvelle,
symétrique de celle attribuée de leur temps au guèr 19. Auquel cas, le sens
nouveau de ce mot aurait été, selon lui, d’ores et déjà admis et d’usage
courant avant la traduction des Septante.
Nous le voyons, il est très difficile de concilier ce sens nouveau avec
l’interprétation littérale du Tanakh. Examinons comment procéder :
peut-on déterminer une mutation historique et sociale en fonction de
laquelle cette tension exégétique prendrait sens ? Il me semble que, pour
peu que nous nous intéressions au statut du peuple d’Israël passant de
dominant à dominé et de sa terre à la dispersion, nous parviendrions à
comprendre ce renversement de signification biblique. Dans une réalité
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Et vous aimerez l’étranger
où les Juifs eux-mêmes ne sont plus souverains mais dominés, voire ne
vivent plus au sein de leur mère patrie mais en tant que communauté sur
une terre étrangère, l’interprétation littérale du guèr biblique ne pouvait se
perpétuer. En pareille situation, alors que les Juifs n’étaient plus maîtres
d’un espace géographique national, il était impossible à un homme né
dans un autre pays de venir individuellement se placer sous leur autorité
politique souveraine. Pour les Juifs connaissant pareilles conditions, toutes
les prescriptions de la Torah quant au regard favorable et à l’empathie à
accorder à l’étranger se voyaient totalement dénuées de sens. Cependant,
à lire autrement le Texte, cette signification pourrait reprendre réalité :
si l’espace juif s’entend non comme politico-géographique mais comme
ethno-religieux (à savoir l’espace communautaire), il devient loisible
d’interpréter le discours biblique comme se rapportant aux individus
qui, venus d’un monde extérieur étranger, pénètrent au sein de l’espace
communautaire juif. Ces derniers ont pour caractéristique d’avoir quitté
leur mère patrie ethno-culturelle pour s’agréger à une autre « mère patrie »,
dans laquelle ils se trouvent marginalisés et isolés par rapport aux Juifs
ethniques, citoyens de naissance. Les concernant, il était non seulement
approprié mais requis d’appliquer les commandements bibliques portant
sur le devoir d’aimer l’étranger, de ne pas tirer avantage de sa vulnérabilité,
de respecter l’égalité de ses droits devant la loi.
Si tel est le cas, il s’avère que ce qui fonde cette interprétation nouvelle
[’hidoush], c’est la vie juive en diaspora. Je dirais que deux hypothèses se
révèlent aujourd’hui fort plausibles : que le mot « proselytos » soit apparu
en Égypte dans la langue grecque de la diaspora juive d’Alexandrie au
début de la dynastie ptolémaïque ; et que l’interprétation de ce vocable par
Philon témoigne de la façon dont il fut d’emblée compris 20.
Premières conclusions
J’ai traité jusqu’ici de la signification du terme guèr dans le canon
judaïque, et du sens nouveau qui s’y surimposa à l’ère post-biblique et
au temps des Sages du Talmud. Concernant le guèr biblique, nous avons
démontré que, dans l’ensemble, les occurrences du mot dans le Tanakh
désignent un homme coupé de son pays d’origine et venu, en tant qu’individu, vivre dans l’espace géographique dominé par le peuple d’Israël.
Concernant la période post-biblique, alors que le peuple d’Israël n’était
plus souverain sur sa terre et vivait en majeure partie en diaspora, le terme
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de guèr revêtit le sens nouveau d’un homme coupé de sa culture et de sa
religion d’origine et venu, en tant qu’individu, vivre dans l’espace culturel,
religieux et communautaire des Juifs. C’était déjà ainsi que l’entendaient
les auteurs de la traduction des Septante, qui composèrent à son instar un
néologisme en langue grecque.
Cette nouvelle signification fut énoncée comme allant de soi par les
Sages, qui interprétèrent à son aune les enseignements normatifs de la
Torah concernant les étrangers – à l’exception de quelques cas où cela était
de toute évidence impossible. L’une des conséquences de cette démarche
des Sages fut que lesdits enseignements normatifs, qui se rapportaient
jusque-là à un étranger venu de loin, cessèrent d’y faire référence, pour ne
plus concerner que le converti au judaïsme, autrefois étranger.
Dans la partie suivante de cet article, je montrerai que les penseurs
juifs du Moyen Âge et de l’ère moderne s’approprièrent l’interprétation
des Sages et identifièrent le guèr au guèr-Tsédeq.
L’adoption de la signification post-biblique
de guèr par les philosophes juifs postérieurs
à la rédaction du Talmud
La lecture des œuvres des philosophes juifs postérieurs à l’époque de
la rédaction du Talmud montre que leur mode courant d’interprétation
suivait l’exégèse post-biblique, qui identifie le guèr au guèr-Tsédeq – ou
converti au judaïsme. En voici quelques exemples.
Dans le Séfer haMizvoth [ou Livre des Commandements, introduction
au Mishneh Torah], Maïmonide* énumère quelques-unes des prescriptions
relatives aux étrangers, au nombre desquelles :
Deux-cent septième commandement – c’est le précepte qui nous commande
d’aimer les étrangers, ainsi qu’il est dit : « Vous aimerez les étrangers » (Dt
10 : 19). Bien que tout le peuple d’Israël soit inclus dans la règle disant « Aime
ton prochain comme toi-même » (Lv 19 : 18), et que ce guèr soit un guèrTsédeq ; mais, comme il a adopté notre Loi [Torah], Dieu (Gloire à Lui) lui a
accordé un surcroît d’amour et un précepte de plus ; de même nous a-t-il mis
en garde contre le fait de le tromper : « Ne vous lésez point l’un l’autre » (Lv
25 : 17) et « Tu n’accableras pas l’étranger » (Ex 22:20). Nous sommes tenus de
ne pas tromper l’étranger, souligne la Guémara (Baba Metsia 59 : 2), du fait de
[ces deux prohibitions] : « Ne vous lésez point l’un l’autre » et « Tu n’accableras
pas l’étranger » (commandements négatifs 252-253). De même sommes-nous
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Et vous aimerez l’étranger
tenus de l’aimer, en raison du verset « Aime ton prochain comme toi-même »
(Lv 19 : 18) ; et [aussi] en raison de « Vous aimerez l’étranger » (Dt 10 : 19).
Cela est clair et ne souffre aucun doute, et à ma connaissance il n’est aucun de
ceux qui ont dénombré les commandements qui ne l’ait reconnu. La plupart
des Midrashim ont mis en lumière que Dieu a prescrit le commandement
relatif à l’étranger en des termes similaires à celui qu’il nous a ordonné à son
sujet, disant : « Tu aimeras YHVH ton Dieu » (Dt 6 : 5) ; et « Vous aimerez
l’étranger » (Dt 10 : 19).
Deux cent cinquante-deuxième commandement – par lequel nous avons
également été mis en garde [contre le fait] d’accabler l’étranger en parole,
c’est-à-dire par des calomnies, ainsi qu’il est dit : « Tu n’accableras pas
l’étranger » (Ex 22 : 20). Selon la Mekhilta : « Tu n’accableras point l’étranger »
– en paroles. Cette mise en garde est redoublée : « Ne l’accablez pas » (Lv
19 : 33) ; et dans le Sifra : Ne va pas lui dire, « tu servais hier des cultes
idolâtres et tu t’es mis aujourd’hui sous les ailes de la Présence divine ».
Deux cent cinquante-troisième commandement – par lequel nous avons
été mis en garde [contre le fait] d’accabler l’étranger converti au judaïsme
[guèr-Tsédeq], comme de lui nuire qu’il achète ou qu’il vende, ainsi qu’il est
dit : « Et vous ne l’opprimerez pas » (Ex 22:20). Selon la Mekhilta : « Tu ne
le pressureras [opprimeras] pas » – financièrement.
Celui qui trompe l’étranger – avait déjà fait valoir la Guémara (traité
Baba Metsia 59 : 2) – transgresse « Ne vous lésez point l’un l’autre
entre frères » 21 et « Vous n’accablerez point l’étranger » ; de même qu’il
transgresse « Vous ne l’opprimerez pas » – qui vient s’ajouter à la mise en
garde (commandement négatif 250) incluant [tout] le peuple d’Israël en
matière de fraude.
Maïmonide met en évidence qu’il n’était, formellement parlant, nul
besoin de légiférer sur l’amour de l’étranger, ni sur l’interdiction de lui
nuire en paroles ou de le léser ; après tout, il s’agit de quelqu’un qui s’est
fait juif et, dans cette mesure, le reste des Juifs a d’emblée le devoir de
l’aimer et de se garder de lui nuire en paroles, ou de le léser, puisque telle
est l’obligation envers tout Juif. Ainsi y a-t-il là une répétition apparemment
superflue. La solution proposée par le Rambam* (à la suite du Talmud) est
qu’un homme né étranger et ayant choisi de se faire juif bénéficie d’une
double protection de la part de Celui qui nous a donné la Loi : on se doit
de l’aimer du fait qu’il est semblable à tout Juif – et du fait aussi qu’il a
opté pour le judaïsme ; on doit se garder de le blesser, au même titre qu’on
doit se garder de blesser quelque Juif que ce soit – et du fait aussi qu’il
s’est converti ; et il en va de même en ce qui concerne l’interdiction de le
léser financièrement.
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Quelque cinquante ans après la mort de Maïmonide, le Séfer ha’Hinour
[Livre de l’Éducation] fut rédigé en Espagne. L’auteur anonyme y donne
l’esprit des prescriptions sur l’amour des étrangers
Car YHVH a élu Israël pour son peuple saint et voulu le rédimer ; aussi
l’a-t-il guidé, le dirigeant sur les voies de la grâce et de la compassion, et
l’a-t-il averti de ne pas se parer de séduction ni d’ornements précieux pour
complaire à tous ceux qui, les voyant, diraient : « Ceux-là sont le peuple du
Seigneur. » Combien cette voie est agréable, et qu’il est enviable de montrer
sa piété en rendant le bien à celui qui a mis sa nation, et toute la lignée
de ses père et mère, sous les ailes d’une autre nation – par amour d’elle,
choix de la vérité et haine du mensonge. Et si nous nous montrons dignes
de ces bonnes actions, Dieu répandra sur nous ses bienfaits et s’attachera
à nous, et rien ne le détournera de nous – car la bonté s’étend sur les bons,
et l’inverse sur les méchants 22.
L’étranger que la Torah commande d’aimer, écrit-il, est le même homme
qui, quittant sa nation et sa famille, est venu s’abriter « sous les ailes d’une
autre nation par amour d’elle et de la vérité, et par haine du mensonge 23 ».
En d’autres termes, il s’agit d’un guèr-Tsédeq 24 .
David ben Joseph Abudhiram* vécut en Espagne dans la première
moitié du xive siècle et rédigea un commentaire aussi exhaustif que précis
des bénédictions et prières, connu sous le nom de Séfer Abudhiram [Livre
d’Abudhiram]. Explicitant la prière dix-huit, il mentionne les justes, les
pieux et les guérei-Tsédeq de la treizième bénédiction au titre du verset :
« Vous aimerez l’étranger, car vous avez été étrangers en Égypte. »
(Dt 10 : 19). L’argument permettant d’inclure nommément les guèrei-Tsédeq
dans la treizième bénédiction de la prière est qu’un verset de la Torah
spécifie expressément de leur témoigner de l’amour. Nous avons vu plus
haut qu’identifier le guèr-Tsédeq et le guèr que le Texte commande d’aimer
est source de problèmes d’interprétation complexes dès qu’il s’agit de mettre
en relief la structure logique du verset. Cette identification, cependant, va
de soi pour Abudirham – qui use de ce verset pour fonder l’énoncé de la
treizième bénédiction telle que les Sages l’entendaient.
Israël ben Yosef al-Naqawah* vécut en Espagne dans la génération qui
suivit Abudhiram. Dans son traité Ménorath ha-Méor [Le Candélabre
illuminé], il consacre un chapitre de quelque dix pages à la question
des étrangers, mettant en exergue leur vulnérabilité et leurs mérites. Et
chaque fois qu’il cite les textes qui en font mention, il tient pour acquise
l’interprétation voulant que guèr signifie guèr-Tsédeq. Ainsi écrit-il par
exemple :
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Et vous aimerez l’étranger
Les guérei haTsédeq [les étrangers convertis au judaïsme] et Israël [les enfants
des tribus d’Israël] sont égaux en amour et semblables à Israël en toute chose.
Et tu mettras en pratique le commandement d’aimer le guèr, dont il est dit
« vous aimerez l’étranger, car vous fûtes étrangers en terre d’Égypte ».
Les Traités talmudiques enseignent : « Vous n’accablerez pas le guèr »
et le gentil, vous ne l’accablerez pas… en paroles ; « et ne le léserez pas »
– financièrement. En paroles – vous ne lui direz pas « hier tu servais les
cultes idolâtres et des porcs tétaient entre tes dents, et maintenant tu te
tiens droit face à moi 25 ».
L’auteur souligne ensuite que le haut mérite des étrangers se reconnaît
à cela que les Grands d’Israël se définirent eux-mêmes ainsi :
Précieux sont les étrangers puisque tous les patriarches et les prophètes se
dirent tels. Notre père Avraham dit : « Je suis un étranger [guèr] et un résident
[toshav] parmi vous. » (Gn 23 : 4). Notre maître Moïse dit : « Car je fus guèr
sur la terre d’autrui [nakhriah]. » (Ex 18 : 3). Le roi David dit : « Car je suis un
étranger [guèr] devant toi, un résident [toshav] comme tous mes pères. » (Ps
39 : 13) ; et aussi : « Je suis un étranger sur la terre. » (Ps 119 : 19). Notre père
Isaac lui-même fut désigné comme guèr, ainsi qu’il est dit : « Tu habiteras en
ce pays. » (Gn 26 : 3). Et même Jacob dit : « Nous sommes venus habiter en
ce pays. » (Gn 47 : 4). Nos pères se nommèrent eux-mêmes étrangers, ainsi
qu’il est écrit : « Car nous fumes étrangers devant toi » (Ch I 29 : 15) 26.
Dans toutes les citations relatives aux Grands d’Israël ici données,
il est clair que l’interprétation littérale des Textes porte sur le guèr en
tant qu’homme hors de son pays et de son foyer. Notre auteur associe
cependant tout naturellement ces phrases au guèr-Tsédeq. Elles soulignent
de façon insistante combien la signification post-biblique [du terme] guèr
fut prégnante dans la pensée juive médiévale ; au point que ses auteurs
ne précisèrent pas leur avis sur la difficulté de relier des paroles comme
celles de Jacob – « Nous sommes venus habiter en ce pays », mots qui font
référence au séjour temporaire de Jacob et ses fils en Égypte sans aucune
intention d’adopter la culture locale – à la situation du guèr-Tsédeq, passant
à titre permanent non d’un pays à un autre, mais d’une culture religieuse
autre [nakhrith] au judaïsme.
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Conclusions intermédiaires
Apparue au milieu de la période du Second Temple, la mutation de
sens du mot guèr allait au Moyen Âge quasiment de soi. Ce qui n’est guère
surprenant à l’aune du contexte historique, l’absence de souveraineté sur
la mère patrie excluant désormais que des étrangers puissent vivre sous
autorité souveraine juive – en sorte que ce groupe se vida de toute chair.
Parallèlement, le renforcement continu de communautés juives en
diaspora mit en lumière les valeurs du judaïsme aux yeux des étrangers
de par le monde antique, et il se trouva des étrangers et des étrangères
qui choisirent de se couper de la culture qui les avait vus naître pour se
joindre à titre individuel à la communauté juive locale.
Le terme biblique de guèr, qui ne désignait plus dans ces conditions
qu’un groupe dénué de substance, connut une sorte de mutation et alla
s’agréger aux personnes qui s’étaient jointes à la communauté juive du cru.
Il se révéla convenir à ce nouvel usage, du fait qu’on le savait désigner un
déraciné, coupé de son milieu d’origine, socialement fragile/fragilisé – dont
la Torah nous enjoint de ne l’accabler en aucune façon et qui mérite, au
contraire, soins, empathie et amour.
La mutation historique dans la situation
d’Israël – et le défi qu’elle représente pour
ce qui nous intéresse
L e monde que nous connaissons depuis le milieu du xxe siècle a
entraîné un grand changement dans l’histoire des Juifs. Un État juif
souverain s’est édifié dans la patrie historique du peuple juif. Dans les
premières décennies de l’État, les habitants autres [nakhrim] étaient presque
tous de culture arabe. Mais ces dix dernières années ont vu augmenter la
présence d’étrangers [zarim] originaires d’autres pays et d’autres peuples,
arrivant en Israël pour y gagner leur vie et y séjournant temporairement
(quelques années) sans s’y sentir intégrés 27. Seuls, en marge de la société
et donc vulnérables, ces derniers sont particulièrement sujets à exploitation et mauvais traitements. Comme nous l’avons vu, on trouve dans la
tradition normative du judaïsme les fondements de la conduite appropriée
à l’égard de ces étrangers – lesquels répondent in fine aux critères du guèr
biblique. Hélas, la loi orale a confisqué ces normes au profit des convertis
au judaïsme, posant que c’est le guèr-Tsédeq que tous les préceptes du
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Tanakh relatifs à l’étranger requièrent d’aimer. De quels moyens dispose
la tradition législative du judaïsme afin de promouvoir un comportement
décent à l’égard des travailleurs étrangers dans l’Israël d’aujourd’hui ? Une
législation positive, sous forme d’ordonnance rabbinique, pourrait venir
en ligne de compte. Examinons cette éventualité.
Renouveler la législation halakhique
au moyen d’une ordonnance ?
Autorité est dévolue aux dirigeants d’Israël à chaque génération
d’édicter des ordonnances rabbiniques dans l’intérêt de la population juive
du lieu où ils se trouvent ; celles-ci ont, dès lors, force de loi judaïque.
Ce qui distingue ces décrets est qu’ils n’ont nul besoin de s’appuyer
sur des arguments issus des textes canoniques, ni sur l’interprétation
des sources existantes, mais constituent en termes de commandements
positifs – suivant la classification maïmonidienne – une législation
également apte à radier ou suspendre d’autres règles. Un exemple éclatant
de ce type d’action à l’époque contemporaine est la série d’ordonnances
promulguées par les Sages du Maroc dans les années 1947 à 1956. Si
ces derniers purent se réunir année après année et émettre des décrets
régissant la vie juive au Maroc, pourquoi ne pas en faire autant en Israël
de nos jours ?
La réponse est double. Il existe, au sein de l’État d’Israël, deux institutions susceptibles l’une et l’autre de promulguer des décrets de ce type.
À ceci près que seule l’une d’entre elles s’estime détentrice d’un statut
juif halakhique – mais elle ne se sent pas investie d’autorité et s’abstient
de légiférer depuis soixante et quelques années ; tandis que la seconde se
voit investie d’autorité et édicte même réellement des lois – mais elle n’est
perçue ni aux yeux de la population ni aux siens propres comme détentrice
d’un statut juif halakhique.
Le premier de ces corps constitués est le Grand Rabbinat d’Israël,
institution rabbinique dont le statut est garanti par la Loi fondamentale 28
de l’État, et qui se voit reconnu en son sein comme l’instance suprême en
matière de judaïsme. À ce titre, on aurait pu s’attendre à ce que le Rabbinat
se prévale de sa puissance et de son prestige, engageant des processus et
prenant des décisions afin de se mesurer aux défis actuels. Dans les faits,
cependant, les choses ne se passent pas ainsi – le Rabbinat n’a pas adopté
la moindre ordonnance significative depuis 1950 et se garde même de
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faire pression sur les tribunaux et instances de son ressort pour que soient
appliquées celles qu’il a malgré tout édictées. Dans ces conditions, les
chances de voir le Grand Rabbinat se saisir de la question des travailleurs
étrangers en promulguant un décret rabbinique sont faibles, pour ne pas
dire nulles.
Le second de ces corps est la Knesseth. Celle-ci légifère sans
désemparer, et de sa mise en place [1949] à nos jours elle a fait passer
des centaines de lois et d’amendements. Au sein de la direction élue de
la grande communauté dénommée État d’Israël, la Knesseth est censée
disposer de pouvoirs législatifs réputés halakhiques. C’est, en tout cas,
ce qu’expliquait le premier grand rabbin séfarade du pays. De l’avis du
rabbin Uziel, de même que dans chaque ville et bourgade la direction
de la communauté juive, du fait que les membres de la communauté
« l’avaient agréée à leur tête », avait autorité de promulguer au nom
de la Halakhah des édits engageant les membres de la communauté ;
de même la Knesseth, que l’ensemble des citoyens de l’État d’Israël
« ont agréée à leur tête », a autorité de promulguer des lois engageant
au nom de la Halakhah les « membres de la communauté » – à savoir
les habitants [juifs] du pays 29. La Knesseth, cependant, ne considère
pas que ses lois aient force de loi judaïque ; et la population juive du
pays – en particulier, pour ce qui nous intéresse, la population juive
traditionnelle – ne considère pas que la Knesseth soit à la tête de la
communauté en matière de judaïsme. Par conséquent, même si la
Knesseth avait adopté ou adoptait une loi ou un décret fixant le statut
et les droits des travailleurs étrangers temporaires, ni elle-même ni la
population concernée par la Halakhah ne lui accorderaient un sens
religieux, ni force de loi judaïque.
Il ressort de tout ce qui précède qu’il n’est guère plausible que quelque
institution officielle de l’État d’Israël que ce soit renouvelle la législation
concernant les travailleurs étrangers au moyen d’un décret à vocation
halakhique.
Revenir au sens biblique de guèr ?
Voyons à présent une troisième option :
1.Si la cause du changement de signification du mot guèr, à l’époque du
Second Temple et des Sages du Talmud, fut l’absence d’étrangers venus
de leurs pays vivre parmi le peuple d’Israël souverain sur sa terre ;
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2.Si les conditions d’origine sont revenues, c’est-à-dire qu’un peuple
d’Israël souverain vit de nouveau sur sa terre et que des étrangers venus
de leurs pays séjournent à titre temporaire en Israël ;
3. Alors pourquoi ne pas retourner – ne fût-ce que nous [citoyens d’Israël]
– à la signification première de l’original biblique, et déterminer que
les commandements bibliques ne portent pas sur le guèr-Tsédeq, le
converti au judaïsme, mais sur le guèr au sens originel ?
À cela deux réponses – la première formelle et la seconde factuelle. Au
plan formel, après plus de 2 300 ans durant lesquels le terme de guèr fut
entendu comme relatif au guèr-Tsédeq, il est inconcevable du point de vue
du mouvement des idées d’inverser la tendance, d’abolir l’interprétation
post-biblique, et de revenir d’un coup de balancier à la situation antérieure.
Qui plus est, si l’idée venait à quelqu’un de le faire, il invaliderait du même
coup la mutation de la locution kabbalath mitsvoth (l’acceptation des
commandements) devenue synonyme de conversion au judaïsme. Moins
d’un siècle et demi s’est écoulé depuis que l’on a proposé d’interpréter ces
mots, kabbalath mitsvoth, comme « l’intention ancrée dans le cœur de qui
se convertit au judaïsme de suivre les commandements ». Alors que cette
interprétation n’a pas encore fait l’unanimité parmi les docteurs de la Loi,
beaucoup d’entre eux jugent cependant difficile de revenir à la signification
originelle de ces mots 30.
Sur le plan des faits, bien que dans l’Israël contemporain et après une
très longue période le phénomène du guèr dans son acception biblique se
soit renouvelé, il n’en a pas pour autant aboli celui du guèr-Tsédeq. Bien
au contraire : de nos jours, tant en Israël qu’en diaspora, des milliers d’ex
étrangers se sont convertis et vivent en milieu juif. Il est hélas fréquent
que le monde juif ne leur fasse guère bon visage, et il n’est pas rare qu’ils
soient la proie de préjugés, se trouvent repoussés aux marges de la société,
exploités, etc. Ces étrangers ont grand besoin de voir leur statut et leurs
mérites bénéficier du soutien positif de la Halakhah et de sa protection
contre la calomnie, l’exploitation, etc. Aussi, même s’il était possible
d’invalider l’interprétation post-biblique selon laquelle guèr = guèr-Tsédeq,
ne serait-il pas bon de le faire.
En conséquence, la meilleure démarche dans la perspective de la loi
judaïque serait de trouver comment emboîter les deux signifiés : il s’agit de
poser qu’il nous appartient, selon la Loi d’Israël [Torah], de mettre en œuvre
les préceptes et propositions énoncés au sujet du guèr, qu’ils concernent le
converti au judaïsme ou le résident étranger séjournant à titre temporaire
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sous notre juridiction souveraine. Et, comme il est dit dans l’Ecclésiaste
(7 : 18) : « Il est bon que tu retiennes ceci, et ne négliges point cela ; car
celui qui craint Dieu échappe à toutes ces choses 31. » Pour souhaitable que
soit cette démarche, une question se pose cependant : est-elle possible ?
En clair, la tradition halakhique peut-elle laisser s’instaurer une situation
dans laquelle deux interprétations différentes du même terme biblique
auraient simultanément force de loi judaïque ?
Dans la suite de cet article, j’entends pourtant démontrer que la réponse
à cette interrogation est positive. Afin d’élaborer un modèle théorique,
je m’intéresserai d’abord à deux règles bibliques : « Ne place pas d’obstacle devant l’aveugle » et « Ne mangez pas sur le sang » (Lv 19 : 14 et
Lv 19 : 26).
Quand le pshat, l’interprétation littérale
du texte biblique, et le Midrash Halakhah,
qui en diffère, prennent également force de
loi judaïque
– Premier exemple : « Ne place pas d’obstacle devant l’aveugle »
La Torah l’écrit de façon claire, et sans la moindre ambiguïté : « Ne place
pas d’obstacle devant l’aveugle. » (Lv 19 : 14). Serait-il permis de le faire
devant celui dont les yeux voient ? Par le fait, la situation de l’aveugle est
bien pire que celle de celui qui voit : faute de voir, l’aveugle ne peut éviter
les blocs de pierre ou tout autre obstacle sur son chemin. Il trébuchera, et
se blessera dans sa chute contre cet objet ou le sol sur lequel il tombera.
Ici, comme en de nombreux autres passages – nous l’avons observé en ce
qui concerne l’étranger – la Torah nous enjoint de montrer plus d’attention
et de sollicitude encore envers les personnes vulnérables et faibles.
Nous avons jusque là expliqué ce qui découle de l’interprétation
littérale du texte biblique, selon laquelle « l’aveugle » représente l’homme
aux facultés physiques diminuées. Si nous passons en revue les sources
de la Loi orale – la Mishnah, les deux Talmud, les Midrashim, les écrits
des premiers grands commentateurs du Talmud – nous n’y trouverons
nulle part l’interdiction de prendre un bloc de pierre et de le placer sur
le chemin susceptible d’être emprunté par un homme aux yeux privés
de lumière. L’ensemble des Sages de la Loi ne s’intéresse qu’à la seule
« cécité métaphorique » : Celui qui est « aveugle aux mots » [du Texte], il
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ne faut rien lui conseiller qui le fasse trébucher, ni puisse le mener au bord
de la faute, etc. Bien qu’aucun corollaire de ce verset dans la littérature
talmudique ne porte sur l’homme physiquement privé de vue, pouvonsnous pour autant en déduire que, si je me munissais d’un lourd obstacle
matériel et le posais devant les pieds d’un aveugle en sorte qu’il risque de
le heurter et de se blesser, je n’aurais pas transgressé l’interdit biblique
« ne place pas d’obstacle devant l’aveugle » ?
Le rabbin El’hanan Samet a consacré à cette question un article
circonstancié 32, dont voici les conclusions : la Torah ne porte pas du tout
sur ce qui semble (à tort) constituer le sens littéral des termes « aveugle »
et « obstacle » ; son intention est là purement métaphorique ; elle ne parle
en tout et pour tout que de « cécité spirituelle », et d’obstacles tels qu’un
« mauvais conseil ou une transgression ». Par conséquent, si tu as placé
un obstacle matériel sous les pieds d’un aveugle, tu as fait quelque chose
d’affreux et de répugnant, mais tu n’as pas transgressé l’interdit énoncé
dans ce verset précis.
E. Samet cite au moins deux des Grands d’Israël dont la thèse diffère,
les rabbins Meïr Simcha Hacohen de Dvinsk* et Barouch Epstein* : il les
qualifie de « A’haronim » ou « derniers » [voir note 14], et polémique contre
l’idée que ceux-ci soutiennent, à savoir que la lettre de la Torah interdit
de faire physiquement trébucher celui qui a perdu la vue. À l’examen, on
constate cependant qu’il n’y eut pas, pour interpréter la Torah de la sorte,
que des maîtres tardifs, mais aussi des Sages des périodes antérieures.
Quelques exemples au nombre des principaux :
Abraham ibn Ezra* entend expliquer pourquoi le précepte « Ne maudis
pas le sourd et ne place pas d’obstacle devant l’aveugle » s’achève par ces
mots – « Redoute ton Dieu, moi YHVH » :
Il est dit « Redoute ton Dieu » dans le précepte « devant l’aveugle » et
à propos du sourd, sous peine qu’il te rende comme eux 33.
Autrement dit, la Torah renforce l’exigence de se garder de blesser
l’aveugle et le sourd, laissant entendre que l’homme doit craindre YHVH
– qui pourrait le repayer mesure pour mesure, changeant ce même homme
en aveugle ou en sourd. Il est assez évident qu’Ibn Ezra prend ici le mot
« aveugle » au sens littéral : un homme aux yeux incapables de voir. Si tel
est le cas, l’interdit de la Torah de faire chuter un homme dont la cécité
est physique n’a rien de métaphorique.
Il semble que le commentaire sur la Torah d’Isaac Abravanel* élargisse
encore la perspective d’Ibn Ezra :
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Dans [le verset] « Honore le vieillard » il est dit « Redoute ton Dieu », car
il est dans la nature des adolescents et des jeunes gens de rire et se moquer
des anciens. C’est pourquoi la Torah les avertit de craindre YHVH. Car,
s’ils ne s’y conformaient pas et n’honoraient pas le vieillard, jamais ils ne
parviendraient à devenir vieux comme lui. De même est-il dit « Redoute ton
Dieu » concernant « devant l’aveugle, ne place pas d’obstacle » – autrement
dit, si tu te moques de l’aveugle et places un obstacle devant lui, tu y gagneras
d’être aveugle comme lui 34.
Selon Abravanel, il est dans « la nature des adolescents et des jeunes
gens » de malmener vieillards et aveugles. La Torah use des termes
« redoute ton Dieu » en guise de menace à l’encontre de ces épouvantables
jeunes gens – YHVH a le pouvoir de faire qu’ils soient atteints dans leur
chair exactement de la même façon : soit qu’ils ne parviennent jamais à
la vieillesse ; soit que leurs yeux s’obscurcissent. D’après lui, ces versets
parlent apparemment de mauvais traitements imposés à des aveugles
affligés de cécité physique – méfaits susceptibles de faire de leurs auteurs
des aveugles à leur tour 35.
Une autre source du temps des Rishonim ou « Premiers » [voir note 14],
qui considère que l’interdit « Devant l’aveugle » se rapporte à la simple
réalité physique, figure dans le Séfer’Hassidim [Livre des Pieux] – où il
est écrit :
Devant l’aveugle ne place pas d’obstacle – que l’homme frappé par la gale
ne se baigne pas avec un autre Juif à moins de l’en avoir informé 36.
Il s’agit d’un bain (probablement public) où plusieurs personnes peuvent
se baigner simultanément. L’une de celles qui le souhaitent souffre d’une
maladie de peau qui, véhiculée par l’eau, pourrait contaminer toute autre
personne se baignant en ces lieux. Le second ne peut voir de ses yeux les
signes de la maladie, il leur est en quelque sorte aveugle. Mais le malade,
lui, est conscient que son contact comporte un risque pour son compagnon ;
ainsi, s’ils se baignent ensemble, cela constituera une forme d’obstacle
(physique) mis devant l’aveugle. L’auteur du Séfer’Hassidim détermine
que l’interprétation littérale des mots de la Torah, « devant l’aveugle ne
place pas d’obstacle », fait obligation à qui souffre de la gale d’éviter tout
bain avec autrui, à moins d’avoir averti les autres de son état et que ceux-ci
aient accepté de se baigner en sa compagnie.
Il apparaît que la position du Meshekh’Hokhma (que nous allons
examiner maintenant) ne représente pas une innovation, mais l’expression
claire d’une intuition profondément ancrée.
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Et devant l’aveugle tu ne mettras pas d’obstacle – Les Samaritains
l’interprètent textuellement, ne place pas de pierre devant l’aveugle
qui chemine pour le faire tomber (Rachi,’Houlin 3a), et ils sont là
sincères. En découle l’avertissement de « n’ouvrir ni creuser de fosses
sur le domaine public ». Et c’est pourquoi ils dirent : « La fosse de deux
associés sur le domaine public… si certains lui disent, va, creuse-la pour
nous, il n’est d’émissaire qui tienne en cas de transgression 37. » Il s’agit
du commandement négatif « Ne mets pas d’obstacle » ; il y a l’interdit
biblique… et cela comprend aussi le fait de faire chuter son ami, aveuglé
par ses idées, la ferveur de sa passion ou la perversité de son cœur…
Ainsi que je l’ai trouvé chez notre Maître [Maïmonide] dans le Livre des
Commandements, règle 9 38.
Le rabbin Meïr Sim’ha Hacohen de Dvinsk fait référence aux propos
du Talmud rapprochant le sens littéral de l’interdit « Devant l’aveugle » de
celui que lui donnaient les Samaritains 39, qu’il ne faut pas tenir pour faux.
La différence entre la conception samaritaine et celle des Sages du Talmud
est que, de l’avis des Samaritains, seul le sens littéral est valide ; alors que la
tradition orale proclame que tant ce sens littéral que le sens métaphorique
sont justes et valides. Ces précisions permettent à l’auteur d’expliquer que
le Talmud établit que, si un homme loue les services d’un ouvrier et lui
ordonne de creuser une fosse sur la voie publique, et que l’ouvrier creuse
effectivement cette fosse, celui-ci en porte la responsabilité. Cela du fait
qu’il « n’est mission qui tienne en cas de transgression ». L’ouvrier aurait dû
savoir qu’exécuter l’ordre du propriétaire constituait une transgression au
regard de la Loi, puisque Dieu avait commandé de ne pas lui faire [creuser
une fosse sur la voie publique] ; aussi l’ouvrier aurait-il dû se conformer
aux commandements divins et non à ceux d’un être de chair et de sang,
puisque « la parole du maître et celle du disciple viennent des cieux ». Mais
le Talmud n’explique pas ici où figure l’interdiction divine de creuser une
fosse sur la voie publique 40. L’auteur du Meshekh’Hokhma répond ainsi à
cette question : Dieu l’a ordonné disant « Et devant l’aveugle tu ne mettras
pas d’obstacle » ! Il en ressort que creuser une fosse sur la voie publique
(et, plus largement, produire un obstacle matériel sur la voie publique, ou
en des lieux où il est permis de supposer qu’il n’y en a pas) ressortit à un
interdit biblique [« deOreïta » – de la Torah] qui découle du sens littéral
de « devant l’aveugle ». En vérité, cet interdit comprend « en outre » une
signification plus large, à savoir l’interdiction de faire trébucher autrui par
un mauvais conseil ou des paroles [poussant] à la transgression. D’autres
sages parmi les A’haronim, [les maîtres tardifs] partagent cette approche,
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selon laquelle l’interdit « physique » et l’interdit « métaphorique » ont
simultanément force de loi judaïque 41.
– Second exemple : « Ne mangez pas sur le sang 42 »
Il est un cas où l’exégèse des Sages du Talmud a traité exclusivement
des aspects halakhiques d’un verset qui déviaient de son sens littéral.
C’est celui du précepte de la Torah « Vous ne mangerez pas sur le sang »
(Lv 19 : 26). Le verset dans son entier – « Vous ne mangerez pas sur le
sang, vous ne vous livrerez ni à la divination, ni aux présages » – fait
référence à des pratiques marquées au coin du paganisme et de la magie.
Les commentateurs du pshat précisent que manger au-dessus du sang est
un acte fondé sur une vision païenne du monde. Maïmonide explique dans
le Guide des Égarés la logique à l’œuvre dans cette pratique :
Ils le consommaient [le sang] parce qu’ils prétendaient que c’était la nourriture
des diables. Et lorsque quelqu’un en consomme, il devient frère des démons,
qui viennent le voir et lui annoncent l’avenir, comme la foule se l’imagine à
propos de ceux-ci. Mais il était difficile à certains de consommer du sang, car
l’homme l’a par nature en abomination. Aussi sacrifiaient-ils un animal dont
ils recueillaient le sang dans un vase ou un bassinet, et mangeaient la viande
de l’offrande (assis) autour du sang. Ce faisant, les démons consommaient
ce sang, qui est leur nourriture, tandis qu’eux [les hommes] mangeaient la
viande. Ainsi la règle fut-elle créée, du fait que tous mangeaient à la même
table et en société. Et alors – selon eux – ces démons viendraient les visiter
en rêve, et leur révéleraient des mystères dont ils tireraient profit 43.
Le Ramban [Nahmanide], qui appartient à la génération suivante, donna
à son tour une interprétation littérale assez semblable :
Au plan du pshat, cela ressortit à la catégorie des incantations et de la
magie, ce qui s’entend de soi-même : Ils versaient le sang et le recueillaient
dans une écuelle, et selon eux [les humains participant au rite], les démons
s’assemblaient là et mangeaient à leur table afin de leur prédire l’avenir 44.
D’autres exégètes du pshat [la lettre du Texte], suivirent la même voie,
ne fût-ce qu’en partie 45. Nous nous serions attendus à ce que dans la
littérature des Sages du Talmud et a fortiori dans celle de la Halakhah
figure, fondée sur ce verset, une mise en garde qui interdise aux Juifs de
participer à des cérémonies de ce genre. Semblable interdit ne s’y trouve
pourtant pas. Mais de nombreux autres préceptes halakhiques en sont
déduits, comme on peut le voir dans le Talmud (Sanhédrin 63a) :
D’où vient que manger [une partie] de la bête avant que son âme l’ait
quittée soit un commandement négatif [un interdit] ? Du verset : « Vous
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ne mangerez pas sur le sang. » Et aussi : « Vous ne mangerez pas sur le
sang » – Vous ne mangerez pas la viande alors que le sang est encore dans
le vaisseau [prêt à jaillir] 46. R. Dosa dit : D’où vient qu’il n’y a pas de repas
funéraire 47 pour ceux que le Tribunal rabbinique a condamnés [à mort] ?
Le Talmud dit : « Vous ne mangerez pas sur le sang. » R. Aquiba dit :
D’où vient que le Sanhédrin qui a donné la mort ne doit toucher aucune
nourriture de la journée ? Le Talmud dit : « Vous ne mangerez pas sur le
sang ! » R. Yonathan dit : Une mise en garde au fils indigne et rebelle, d’où
cela vient-il ? Le Talmud dit : « Vous ne mangerez pas sur le sang. »
Nous apprenons encore dans ce passage que si l’heure de la prière est
venue on ne doit pas manger avant de prier 48 ni avoir de relations sexuelles
afin la fin [de l’épanchement] du sang menstruel 49. Mais aucun de ces
commentaires ne fait référence à la lettre du texte biblique, non plus qu’il
n’en tire un interdit halakhique ! Cela signifierait-il que, pour les Sages
du Talmud, l’interdit qui découle de la signification littérale du Texte n’a
pas force de loi ? Soulignons que, dans le cas ici présenté, il ne se trouve
aucun commentateur qui spécifie que, parallèlement aux implications
légales de ce verset telles qu’elles figurent dans les paroles des Sages, la loi
judaïque interdit également de participer aux cérémonies païennes décrites
dans le texte biblique. Et pourtant, le professeur Eliav Shochetman établit
sans la moindre ambiguïté qu’il serait inconcevable que cet interdit n’eût
pas force de loi. Cela, en se basant sur la règle fondamentale énoncée par
Rabba* : « Il n’est verset biblique qui se départe de son sens littéral 50. »
Shochetman conclut :
L’interdiction de « manger sur le sang » comporte quelques questions,
dont certaines imposées [litt. « exigées » – de la racine d.r.sh qui forme par
ailleurs le 3e niveau de l’exégèse traditionnelle] par les Sages, et d’autres
découlant de la lettre du Texte sans que jamais les sources talmudiques s’en
fassent l’écho. Tous les interdits émanant des Sages nous ont été transmis
par Maïmonide dans le Mishneh Torah, à l’instar des autres lois enseignées
dans la littérature talmudique. Les questions qui ne ressortissent pas aux
sources talmudiques, mais découlent de la lettre du Texte, n’ont pas été
véhiculées par Maïmonide. Elles n’en sont pas moins contraignantes pour
autant, en vertu de la règle voulant qu’il ne soit pas de « verset biblique qui
se départe de son sens littéral » ; il n’y a en effet pas de contradiction entre
les exigences des Sages et les obligations qui découlent de la lettre du Texte
– « les deux sont vérité ». Ce que nous avons soulevé concernant l’interdit
« Vous ne mangerez pas sur le sang » représente le modèle structurel de
tous les autres préceptes de la Torah, au nombre desquels les exigences
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des Sages – qui n’excluent pas l’obligation d’observer les versets à la lettre
dès lors qu’il est possible de respecter les deux [catégories] 51.
Eliav Shochetman souligne que cette thèse inclusive a connu un
précèdent, avec la publication il y a plus de trente ans d’un long article sur
le même thème de David Henshke (professeur de Talmud à l’université
Bar-Ilan) 52.
Pshat et Halakhah : il n’est Miqra
qui se départe de son sens littéral
La Mishna (Shabbat 6 : 4) rapporte une controverse entre les Sages
et rabbi Éliézer : est-il permis à un homme de sortir ceint de son épée
le shabbath en un lieu public ? Les Sages l’excluent, alors que R. Éliézer
l’autorise et argumente : « Ce sont ses ornements. » Le débat talmudique
suivant est à nos yeux pertinent :
Pour quelle raison R. Éliézer dit-il que « ce sont ses ornements » ? – Car il
est écrit « Ceins ton épée à ton côté, héros, ta gloire, ta magnificence ! »
(Ps 45 : 4) – R. Kahana objecta à Mar, fils de R. Huna : « Mais cela renvoie
aux paroles de la Torah ? » – « Il n’est verset biblique qui se départe de son
sens littéral ! », répliqua-t-il. – R. Kahana dit : « À l’âge de dix-huit ans, j’avais
étudié le Talmud tout entier, et j’ignorais jusqu’à cette heure qu’il n’est Miqra
qui se départe de son sens littéral 53. »
R. Kahana connaissait le sens métaphorique du verset, selon lequel le
héros est l’étudiant du Talmud, et l’épée les paroles de la Torah ; la gloire
et la magnificence de l’étudiant sont d’être armé des paroles de la Torah,
déliées et accessibles, possibles outils de sa victoire dans des échanges de
droit judaïque assujettis aux règles de « la guerre de la Torah ». Et, selon
le commentaire de Rachi sur les mots de R. Kahana, c’est sur le texte de
la Torah que porte le verset [ici cité] :
Paroles de la Loi écrite – Réfléchis à tes réponses, elles pourraient t’être
imputées à l’heure du jugement, apporte des preuves, comme l’épée au côté
du héros afin qu’il triomphe à la guerre, glorieux et magnifique 54.
À ce stade, l’hypothèse de R. Kahana était qu’en interprétant ainsi le
verset, les Sages avaient posé que sa signification ne relevait pas du premier
niveau d’exégèse, le pshat ou commentaire littéral, mais bien du troisième,
le drash. Il présume que R. Éliézer connaissait cette interprétation, et ses
raisons :
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Comment pouvait-il, dans ces conditions, se fonder sur le sens littéral du
verset pour prendre position sur les lois du shabbath ? À cela Mar, fils du
R. Huna, rétorqua qu’il « n’est Miqra qui se départe de son sens littéral » :
midrashique ou autre, nulle exégèse ne saurait quoi qu’il advienne invalider
ce que donne à entendre la littéralité du pshat – mais juste y ajouter une
signification supplémentaire. R. Éliézer peut donc se fonder sur la lettre du
psaume [45 : 4] pour établir qu’un homme ceint d’une épée paraît nimbé de
gloire et de magnificence, car l’épée lui est parure, et en inférer une règle
halakhique selon laquelle il est permis à un homme ceint d’une épée de sortir
le shabbath sur la place publique ; un comportement frappé d’interdit sous
peine de lapidation se voit ici cautionné sur la base de la littéralité du verset !
R. Kahana déclare que, si érudit soit-il du « Talmud tout entier », il ignorait
jusque là cette règle ; maintenant, cependant, il l’admet sans conteste et
considère les difficultés [qu’elle pose] comme résolues.
David Henshke cite un autre exemple de ce principe. On lit dans la
Torah (Dt 24 : 16) : « Les pères ne seront pas mis à mort du fait des fils, ni
les fils du fait des pères ; c’est pour sa propre faute qu’un homme sera mis
à mort » – On trouve dans le Talmud un midrash Halakhah, qui excipe de
ce verset que le tribunal rabbinique n’est pas fondé à punir les pères sur
la base du témoignage de leurs fils, et inversement : « Les pères ne seront
pas mis à mort du fait des fils – par le témoignage des fils ; et les fils ne
seront pas mis à mort du fait des pères – par le témoignage des pères.
»55 Les Sages du Talmud, cependant, ont déterminé ailleurs qu’il convient
d’entendre ces mots dans leur acception littérale : On ne saurait s’en prendre
aux fils pour les fautes des pères, et inversement 56. C’est également ainsi
que la chose était comprise par le passé – Yoash, roi de Judée, fut tué et
son fils Amatsiah, qui lui succéda, voulut châtier ses assassins :
Quand la royauté reprit vigueur entre ses mains, il exécuta ceux de ses
serviteurs qui avaient frappé son père. Mais il ne fit pas périr leurs enfants,
comme il est écrit dans la Loi de Moïse promulguée par YHVH : « Les pères
ne seront pas mis à mort du fait des fils, ni les fils du fait des pères ; c’est pour
sa propre faute qu’un homme sera mis à mort 57. »
Dans son traité Mishpatei ha’Hérèm [Procès en bannissement], le
Ramban (Na’hmanide, l’un des Grands parmi les Sages d’Espagne au
xiiie siècle) note concernant cette dualité : « Celle-ci nous enseigne que la
vérité de la Torah a plusieurs faces. » Notre maître Nessim de Gérone*,
qui vécut lui aussi en Espagne un siècle plus tard, formula cela comme
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suit : « Le texte se fractionne en plusieurs enseignements 58, comme il est
écrit – L’un ressortit au divin, la dualité nous revient. »
En conclusion, les mots de R. Kahana, « il n’est verset biblique qui
se départe de son sens littéral », expriment un principe on ne peut plus
global, un principe qui fit proclamer au grand Amoraï Rabba, dans le traité
Yévamoth 24a : « Dans la Torah tout entière, il n’est verset qui se départe
de son sens littéral. » Autrement dit, les leçons du drash, le troisième
niveau de l’exégèse, n’abolissent pas ce que le pshat, la lettre du Texte,
nous impose – elles s’y ajoutent.
Nous pouvons en inférer que la règle « il n’est verset biblique qui se
départe de son sens littéral » ne représente pas une pure position herméneutique ; mais un axiome pratique en fonction duquel, quand le Midrash
déduit des paroles de la Torah une norme halakhique qui diffère de la
lettre du Texte, celle-ci n’en perd pas pour autant ses implications légales
effectives. Comme l’écrit David Henshke :
Sur le sujet dont nous délibérons, une conclusion s’impose – suivant ce
principe [«il n’est verset qui se départe de son sens littéral »], l’interprétation
d’un verset en termes de Halakhah ne se fonde pas seulement sur le Midrash ;
la lettre du Texte, elle aussi, dit toujours la loi… Le pshat et le drash enseignent
des règles différentes mais non contradictoires, et l’un et l’autre apportent
leur tribut au corpus de nos lois 59.
Conclusion et propositions
Dans la première partie de cette communication, nous avons observé
des différences d’appréhension du sens littéral du mot guèr dans le texte
biblique [Miqra]. Nous en avons conclu que la signification principale de
ce terme se rapporte à un individu isolé vivant à titre temporaire hors de sa
patrie dans le pays d’autrui. Conformément à quoi, l’étranger auquel il nous
est commandé de prêter une attention et une sollicitude particulière, « car
vous fûtes étrangers en terre d’Égypte », est un tiers [nakri], dont la patrie
n’est pas Israël et dont le séjour au sein de notre État n’est que momentané.
À dater du milieu de la période du Second Temple on a appliqué les
préceptes de la Torah relatifs au guèr à des personnes nées autres et
devenues juives de plein droit suite à une démarche de conversion.
Comme nous l’avons observé en seconde partie de cet exposé, alors
qu’en Israël nous jouissons de nouveau d’un État souverain et sommes
même devenus riches en comparaison de la plupart des pays du monde – le
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Et vous aimerez l’étranger
phénomène grandit de nos jours de la venue en ce pays, essentiellement
pour y travailler, de tiers [nakrim] natifs d’ailleurs. Nous avons noté qu’il
paraît souhaitable d’appliquer à la réalité contemporaine les préceptes de
la Torah concernant l’attitude appropriée à l’égard des étrangers ; mais
ces préceptes se sont vus « confisqués », dans la législation des Sages du
Talmud et dans la littérature exégétique ultérieure, au profit des guéreiTsédeq, les convertis au judaïsme.
Nous avons exploré dans cette perspective quelques options possibles,
au nombre desquelles : réguler leur statut [celui des guérim et celui des
guérei-Tsèdeq] au moyen d’une ordonnance rabbinique ; ramener l’usage
fait par la Halakhah de ces versets à leur sens littéral originel (guèr
nakri – l’étranger venu d’ailleurs), en renonçant à l’interprétation des
Sages du Talmud (guèr-Tsédeq – le converti au judaïsme). Pour chacune
de ces options, nous avons expliqué en quoi elle ne représente pas la voie
qui convient. Nous en avons alors conclu que la meilleure des démarches
serait de conserver force de loi judaïque tant à l’interprétation des Sages
du Talmud qu’au sens littéral du texte biblique. Et nous nous sommes
demandé si cette démarche était possible.
La troisième étape fut de chercher une réponse pertinente à cette
question. Nous avons examiné si le fait de conférer force de loi judaïque à
une interprétation non littérale des paroles bibliques invalidait la puissance
légale, en termes de Halakhah, du sens littéral du texte biblique. À cette
fin, nous avons étudié deux cas – « Ne mets pas d’obstacle sur la route
de l’aveugle » et « Ne mangez pas au-dessus du sang » – avant de passer
à la règle fondamentale qui veut qu’il ne soit pas de Miqra sans son sens
littéral. Nous en avons conclu que rien de tout cela ne relève d’un principe
purement herméneutique, mais bien d’un principe halakhique faisant
autorité dans « l’ensemble de la Torah tout entière ». Selon ce principe,
même si nous ne trouvons dans l’ensemble de la Tradition orale qu’une
occurrence midrashique d’un passage particulier, sa signification en termes
de loi judaïque se fonde purement et simplement sur le Midrash – mais le
sens littéral, lui aussi, dit toujours la loi juive. Et l’un comme l’autre ont
contribué à l’élaboration du corpus de nos lois.
Revenons maintenant à la question que nous avons soulevée. Est-il
possible de conserver force de loi judaïque à la fois à l’interprétation des
Sages du Talmud [guèr = guèr-Tsédeq – l’étranger converti au judaïsme],
et au sens littéral du texte biblique [guèr = guèr nakri – l’étranger dissemblable] ? Selon les conclusions auxquelles nous avons abouti dans la
dernière partie de cet article, il est non seulement possible de le faire, mais
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de notre devoir de le faire, puisque là se trouve la voie royale de la Torah,
la Loi d’Israël, en accord avec cette règle fondamentale : « Il n’est Miqra
sans son sens littéral 60. »
Celui qui aspire à se laisser guider par la Loi et l’héritage d’Israël peut
entendre dans la littéralité du texte biblique combien la Torah insiste sur
le rapport aimable et attentionné à l’égard des étrangers venus d’ailleurs
séjourner à titre provisoire dans notre pays pour y gagner leur vie 61.
Et quant au détail des lois qui en découlent, nous dirons : « Zil Gmor – Va
et Étudie 62. »
Traduit de l’hébreu par Tal Aronzon
REPÈRES
Abraham [b. Moïse] ben Maïmon dit Rabbénou Abraham, ou R. Abraham
« bno shel haRambam » (1186-1237) : fils de Maïmonide, dont il prend la
suite à la tête de la communauté comme à l’hôpital du Caire, décisionnaire
en Loi juive et exégète de la Bible, il a une grande réputation de piété.
Abraham [b. Meïr] ibn Ezra (Tudèle 1089 – Rome ou Terre d’Israël 1164) :
poète, grammairien, exégète biblique, philosophe, astronome et médecin ;
fondant son exégèse sur la grammaire hébraïque, il sème avec prudence
les indices d’une lecture « critique » en avance sur son temps : c’est ainsi
qu’il attribue à un second Isaïe babylonien les chapitres 41 à 66 du livre
homonyme.
Aquiba [b. Joseph], connu comme Rabbi Aquiba (c. 50-132 è.c.) : Sage de
l’époque mishnaïque (Tanna de la 3e génération), souvent considéré comme
le père du judaïsme rabbinique. L’académie qu’il créa à Bnei Braq attira
foule de disciples, d’où sortirent tous les grands tannaïm de la génération
suivante.
Ba’hya [b. Asher] ibn’Halawa dit Rabbénou Ba’hyé (Saragosse c.1260-1340) :
exégète et kabbaliste, il développe un système d’interprétation à quatre
niveaux, le pshat littéral, le drash qui dit la loi, le sekhel philosophique
et le sod mystique [modifié en pshat, remez allusif, drash et sod, ce mode
d’exégèse devint la méthode classique d’interprétation jusqu’à nos jours
– désigné par l’acronyme de Pardès, le verger d’Éden].
David ben Joseph Abudirham (Séville, xive siècle) : Auteur d’un commentaire de la Haggadah, d’un essai sur le calendrier juif et d’un autre sur
les règles qui régissent la prière, il nous a laissé le précieux recueil de
traditions dont nous n’aurions plus, sans lui, trace.
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David [b. Salomon] ibn Zimra ou Radbaz (Espagne 1479 – Safed 1573) :
au tout début de la période des A’haronim, auteur de plus de 3 000
responsa.
David Zvi Hoffmann (Autriche-Hongrie 1843 – Berlin 1921) rabbin orthodoxe
et docteur de l’université de Tubingen, il a étudié la philosophie, l’histoire
et les langues orientales.
David [b. Joseph] Qim’hi ou Radaq (Narbonne 1160-1235) : lexicographe,
grammairien et exégète biblique, philosophe et polémiste provençal, connu
pour ses commentaire bibliques, particulièrement sur les Prophètes et les
Psaumes.
Rabbi Dosa (170-200 è.c.) : Tanna de la 6e génération, académies de Terre
d’Israël.
Rabbi Éliézer ou Éliézer b. Hyrkanos, dit Éliézer le Grand (c. 40 – c.120 è.c.) :
Tanna de la 2e génération, et disciple de Yohanan b. Zakkaï, qu’il aida à fuir
Jérusalem assiégée. Après la chute du Temple, il participe à la fondation
de la nouvelle académie de Yavneh et crée la sienne propre à Lod. Très
contesté pour son interprétation ultra-littérale, on lui attribue la rédaction
des Pirqé de-rabbi Éliézer.
Barouch Epstein (Pinsk 1860-1942) : rabbin lithuanien, il est connu pour son
commentaire Torah Tmimah.
Ezéchias ben Manoa’h ou’Hizkouni (xiiie siècle) : commentateur français
de l’école de Rachi.
R. Moshe Feinstein, dit Reb Moïshe (Biélorussie 1895 – New York 1986) :
rabbin et rosh Yeshiva’harédi contemporain, dont les responsa font
autorité.
Gersonide ou Ralbag – acronyme de R. Levi b. Gershom (Bagnols-surCèze 1288 – Perpignan 1344) : mathématicien, astronome, philosophe
et médecin, il fut l’un des plus importants commentateurs bibliques de
son temps.
Isaac [b. Juda] Abravanel (Lisbonne 1437 – Venise 1509) : Philosophe,
exégète et trésorier des rois à la suite de son père (Judah Abravanel).
Éduqué à la cour du Portugal, il étudie les sciences, la pensée et la
littérature classiques, la théologie chrétienne – aussi bien que le Tanakh et
la Tradition orale. Succédant à son père auprès d’Alphonse V, il doit fuir
Lisbonne à la mort de ce dernier, et devient le trésorier de Ferdinand et
Isabelle de Castille jusqu’aux Édits de 1492 ; il se réfugie en Italie auprès
de Ferrante I, roi de Naples, puis à Venise où il mène des négociations
entre le Sénat de la cité et le Portugal. Tout au long de cette carrière au
service des puissants, il prend la défense de son peuple, et rédige une œuvre
importante, dont ses commentaires du Pentateuque et des Prophètes.
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‘Hayyim [b. Moshé] ibn Attar (Meknès 1696 – Jérusalem 1743) : talmudiste
et cabaliste, auteur de Torah Or ha-Haïm.
Israël [b. Yossef] al-Naqawa (xive siècle – meurt sur le bûcher à Tolède en
1391) : rabbin et moraliste séfarade, principalement connu pour son œuvre
éthique en 20 chapitres, Ménorath ha-Méor (Le Candélabre illuminé).
Ishmaël ben Elisha dit rabbi Ishmaël (90-135 è.c.) : Tana ou Sage de l’époque
mishnaïque, il est l’auteur de la Mekhilta qui porte son nom. Se fondant
sur le pshat, il réaffirme à maintes reprises que la Torah « parle le langage
de l’homme ».
Rabbi Kahana (Babylonie) : Amora ou Sage de la Guémara.
Yé’hezqel Halévy Landau (Opatów 1713 – Prague 1793), éminent rabbin,
talmudiste, philosophe et décisionnaire polonais, renommé pour ses
responsa.
Maïmonide ou Rambam – acronyme de R. Moïse b. Maïmon (Cordoue
1138 – Fostat 1204) : après avoir fui les persécutions almohades de ville
en ville, la famille se fixe à Fez, puis en Galilée avant que Maïmonide ne
prenne la tête de la communauté de Fostat (Égypte). Médecin, philosophe,
juge et décisionnaire, codificateur de la loi, il est considéré comme le
« second Moïse du judaïsme » et, de Thomas d’Aquin à Pic de la Mirandole,
influence également le monde non-juif. L’accord qu’il recherche entre la
Loi révélée et la science tant physique que métaphysique ne sera pas sans
résonner dans la pensée moderne, à travers Spinoza par exemple. Ses
œuvres principales sont Le Guide des Égarés et le Mishneh Torah, qui
introduit un ordre systématique dans la forêt de la tradition orale et des
responsa.
Malbim – Meïr Leibush ben Jehiel Michel Weiser (Volotchysk 1809 – Kiev
1879) : rabbin résolument orthodoxe et commentateur de la Torah.
Mar : ici présenté comme le fils de R. Hunna (Babylonie, 216-297 è.c.),
qui devait recourir aux services de 13 Amoraïm au temps où il dirigeait
l’académie de Soura, tant celle-ci attirait de disciples.
Meïr Simcha Hacohen de Dvinsk (1843-1926) : connu pour ses commentaires
sur le Mishneh Torah de Maïmonide, Ohr Somaya’h, et ses ‘hidoushim
sur la Torah.
Nahmanide ou Ramban – acronyme de R. Moïse b. Na’hman Gérondi
(Géronne 1194 – Terre d’Israël 1270) : médecin, philosophe et cabaliste,
commentateur prolifique de la Loi, il exerça des fonctions importantes à la
cour de Jacques Ier d’Aragon. En 1263, il participa à son corps défendant à
la Disputation de Barcelone, avant de devoir fuir la péninsule ibérique.
Rabbi Nathan (Babylonie et Terre d’Israël, iie siècle è.c.) : Tana ou Sage de
l’époque mishnaïque.
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Nessim de Gérone, ou Nessim b. Reuben Gérondi. (Espagne xive siècle), dont
le commentaire du traité Nedarim (Talmud de Babylone) fait autorité.
Onkelos [ou plutôt Onquélos], dit Onquélos haGuèr (Babylonie, 35-120 è.c.) :
converti au judaïsme et disciple des Tanaïm, on lui attribue la rédaction
de la traduction araméenne du Tanakh, le Targoum.
R. Ben-Sion Méïr Ouziel (1880-1953) : déjà grand rabbin séfarade (à
Rishon-le-Zion) en Palestine, il sera le premier à porter ce titre en Israël
après l’Indépendance. Décisionnaire courageux, il eut le courage de
statuer ouvertement sur des questions délicates (mariages mixtes ou
conversions).
Ovadia Sforno (Italie, c. 1470 – c. 1550) : rabbin, médecin et philosophe,
considéré comme l’un des plus importants exégètes juifs de la Bible, et
l’une des grandes figures du judaïsme italien à l’époque de la Renaissance,
connu pour ses commentaires du Chant des Chants et de l’Ecclésiaste.
Philon d’Alexandrie ou Philo Judaeus (c. 20 avant è.c. – 54 è.c.) : philosophe,
éminent représentant du judaïsme hellénistique. Auteur d’une œuvre
abondante dont une commentaire sur la Torah (en langue grecque) seuls
témoignages qui demeurent de la philosophie et de l’exégèse juives
alexandrines.
Rabba [ou Rabbah] bar Nachmani (Babylonie c. 270 – c. 330 è.c.) : Amora
ou Sage de la Guémara, abondamment cité dans le Talmud sous ce
seul titre. Issu d’une famille de prêtres et des deux académies de Soura
et Poumbedita, il prit la tête de cette dernière à la mort de Judah ben
Ezéquiel, attirant dit-on jusqu’à 12 000 étudiants certains mois. Il était
réputé résoudre les contradictions les plus insolubles – au point qu’on le
disait capable de déraciner des montagnes.
Rachi, acronyme de R. Chlomo b. Isaac (Troyes 1040-1105) : Exégète de la
lettre du Texte, il usa cependant parfois du commentaire midrashique.
Il fonda en Champagne, où il cultivait la vigne et produisait du vin, sa
propre école. Fait notable, père de trois filles, il leur dispensa son enseignement à l’égal des étudiants qui affluaient de toute l’Europe. Épousant
trois de ses disciples, ces érudites donnèrent naissance à une lignée de
commentateurs, les « Tosafistes ».
Shimon Bar Kappara (Césarée, c.180 – c.220 è.c.) : Amora de première
génération, c’est l’un des disciples de Yéhudah haNassi. Poète et conteur,
encourage l’usage du grec et l’étude des sciences, à commencer par celle
des astres.
Shmuel [ou Samuel] ben Meïr (né à Ramerupt, près de Troyes – 1083-1174) :
école de Rachi, dont il est le petit-fils. L’interprétation littérale, qu’il
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pratique résolument, ne saurait selon lui être sacrifiée à l’autorité de la
tradition orale, qui se fonde sur d’autres règles herméneutiques.
Rabbi Yonathan b. Uzziel : Tanna de la première génération, et l’un des plus
importants disciples de Hillel l’Ancien. On lui attribue la rédaction du
Targoum (traduction en araméen) sur les livres prophétiques désigné par
son nom, et serait l’auteur d’un traité kabbalistique intitulé Megadnim.

Ménorath ha-Méor (Le Candélabre illuminé), d’Israël ben Yosef
al-Naqawah.
Mekhilta deRabbi Ishmaël, [Méthode de rabbi Ishmaël], de R. Ishmaël ben
Elisha.
Meshekh’Hokhma [Au fil de la Sagesse], de Meïr Simcha Hacohen de
Dvinsk.
Mishneh Torah [Commentaire sur la Torah] de Maïmonide.
Mishpatei ha’Hérèm [Procès en bannissement], de Nahmanide.
Moreh Névourim [Guide des Égarés] de Maïmonide.
Séfer Abudhiram [Livre d’Abudhiram], de David ben Joseph Abudirham.
Séfer ha’Hinour [Livre de l’Éducation], anonyme.
Séfer haMizvoth [Livre des Commandements] de Maïmonide.
Séfer’Hassidim [Livre des Pieux], de Judah b. Samuel de Regensburg.
Torah Or ha-Haïm, [Torah, Lumière de la vie], de ‘Hayyim ben Moshé ibn
Attar.
Notes
1.
2. 178
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Les propos qui vont suivre concernent la Loi écrite, par opposition à la Loi orale
talmudique et midrashique. Il s’agit du Tanakh : acronyme couvrant l’ensemble du
canon hébraïque ou Texte [biblique] – Torah, Neviim ou Prophètes, Ktouvim ou Écrits,
également dénommé Miqra ou Lecture, qui rassemble 24 livres. Je suis bien entendu au
fait des théories selon lesquelles tous les livres du Tanakh, et en particulier ceux de la
Torah ou ‘Houmash [le Pentateuque], ont connu des étapes de rédaction complexes, et
que l’énoncé qui se trouve devant nous déploie toute la palette des sources antérieures
dont les rédacteurs disposaient. À mon sens, les implications éventuelles de ces théories
ne sont pas historiques, pour l’essentiel, et n’influent pas sur les sujets dont je traite
dans le présent article. Précisons encore que, des 81 versets du canon hébraïque où
figure le terme de guèr, les trois quarts environ (59) figurent dans les cinq livres de la
Torah, et les autres dans les dix-neuf livres restants.
L’étranger du texte biblique, c’est le GuèR, terme inusité aujourd’hui que nous avons
traduit par « étranger » – plutôt que par un hellénisme plus proche de la réalité ancienne
mais désormais péjoratif comme « métèque » (retenu par André Chouraqui dans sa
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traduction de la Bible). On trouve aussi dans cet article les vocables ZaR et NiQaR, d’un
usage plus contemporain. Faute de disposer comme en anglais de « foreign » et « alien »,
et conservant « étranger » pour zar, le plus courant (que l’on retrouve dans la locution
âvodah zara, littéralement « travail étranger », pour le service ou le culte des idoles),
nous avons tenté de restituer la nuance en usant au gré du contexte d’expressions diverses
pour niqar, ce « tiers » ou cet « autre » dissemblable… venu d’un « ailleurs » lointain,
d’une « terre autre » (naqriah elle aussi). « Autre » que celle partagée par le « citoyen »
(ezra’h, ici pris au sens de la cité ancienne) avec ses semblables. Signalons aussi que
le toshav, celui qui s’est « assis », peut (y compris de nos jours pour l’administration
israélienne) être un « résident » temporaire ou permanent, comme nous le verrons dans
cet article. [NdlT].
Cette symétrie – entre les enfants des tribus d’Israël en tant que groupe allogène en
Égypte, et les étrangers [guérim] en tant que groupe allogène en Israël – pèse lourdement
parmi les critères retenus par Matatyahu Cohen, qui estime que l’étranger biblique
n’était pas issu d’un groupe ethnique allogène. Voir : Matatyahu Cohen, « Examen
diachronique et synchronique de la notion de « guèr » dans les textes de la tradition
judaïque », Actes du Xe Congrès mondial d’Études juives, première partie, p. 11-18.
[en hébreu].
Aussi notre maître Abraham fils de rabbi Moïse ben Maïmon* a-t-il, sur la base de
cette symétrie, posé dans son commentaire d’Ex 22:20 que ce verset n’a pas trait au
converti, mais à l’étranger résidant en terre d’Israël.
Rappelons que la stricte différenciation des enfants d’Israël vis-à-vis des Égyptiens
fut également appliquée aux étrangers par les Sages du Talmud, comme le souligne le
célèbre midrash de Bar Capra, l’un des disciples de Yéhudah haNassi [ce qui nous mène
au tournant des iie et iiie siècles de notre ère] : « Un rabbin répondant au nom de Bar
Capra s’exprima en faveur des quatre préceptes révélés aux tribus d’Israël en Égypte – ne
pas changer de nom ; ne pas changer de langue ; ne pas médire ; et qu’il se ne trouve
personne parmi eux pour exhiber sa nudité. » (Shir haShirim Rabba 4 – Vilno – et de
nombreuses autres sources.)
Commentaire de R. Ezéchias ben Manoa’h sur Lv 19 : 34.
Cette expression apparaît dans les commentaires de rabbi Nathan* [Baba Metzia 59b et
autres mentions similaires], afin d’expliquer pourquoi il ne faut pas accabler l’étranger :
« Car tu fus étranger en terre d’Égypte ». Rabbi Nathan ne précise cependant pas quelle
est cette « faille », en l’étranger de son temps, qui fut celle aussi d’Israël en Égypte.
Rabbi Ezéchias ben Manoa’h fut apparemment le premier à l’identifier au culte des
idoles [âvoda zara – litt. « travail/service étranger »]. Dans la même veine, on peut
trouver dans la compilation exégétique d’un autre Sage de l’époque mishnaïque, rabbi
Ishmaël*, cette interprétation : « « Ne l’accablez pas » – dans le livre de l’Exode…
Tu ne lui diras pas : « Hier tu servais les cultes idolâtres et des porcs tétaient entre
tes dents, et maintenant tu me dénigres (!) » D’où vient que, si on l’accable, il puisse
accabler ? Le Talmud dit : « car vous avez été étrangers ». » (Mekhilta deRabbi Ishmaël,
Mishpatim, Masakhta deNeziqim 18). De cela, R. Nathan disait : « Les failles qui sont
en toi, ne les dis pas à ton ami. » Et le commentaire (sans être contraignant) explique
ainsi l’interprétation de R. Nathan concernant la Mekhilta : « Si tu humilies le guèr par
le rappel de son passé au service des idoles, lui aussi te rappellera ton humiliant passé,
quand tu étais étranger ; ce qui signifie, sans que cela soit précisé, qu’il te rappellera
ton passé d’étranger en terre d’Égypte, quand tu y pratiquais le culte des idoles. » Cette
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interprétation de la Mekhilta de R. Ishmaël correspond à celle énoncée par R. Ezéchias
ben Manoa’h dans ses commentaires de la Torah.
Voir une interprétation similaire de Lv 19 : 34 dans le célèbre commentaire de la Torah
Or ha-Haïm, de ‘Hayyim ben Moshé ibn Attar* [en hébreu].
Ou, si l’on préfère : Selon ces commentaires, l’analogie se fait entre la condition des
ancêtres du guèr (serviteurs de cultes idolâtres) et celle des ancêtres du Juif (qui servirent
en Égypte des cultes idolâtres).
Les versets qui établissent une équivalence entre les lois de la Torah envers le citoyen et
ses lois envers l’étranger ne sauraient être interprétés comme contredisant ce distinguo ;
ils posent simplement que la loi (biblique) du pays s’applique à tous ceux qui vivent
sur le territoire, qu’ils le veuillent ou non.
Qéhath fils de Lévi naquit en terre d’Israël et arriva en Égypte ; Amram [son fils, et le
père de Moïse, Aaron et Myriam] naquit et grandit en Égypte ; Moïse et Aaron naquirent
en Égypte et en sortirent (pour le désert du Sinaï – mais ils en sortirent) ; les enfants
de Moïse et Aaron, nés eux aussi ailleurs, obtinrent d’entrer en Terre promise.
Le premier écrit : « Je suis venu d’une autre terre [nakriah] pour habiter [lagour] ici, et je
me suis établi parmi vous [nithyashavti imkhem] » ; et le second, dans son commentaire
de la Torah : « guèr – qui suis venu d’une autre terre [nakriah] ; et toshav – qui ai
déterminé [dâti – qui implique une notion de conscience] de m’établir avec vous ».
Garguir [la graine], dont la racine gr-g(y)r redouble celle de guèr [l’étranger], comme
celle de gar [habite] : gr. [NdlT].
Les Amoraïm : Sages de l’époque de la Mishnah, de 20 à 200 è.c. (l’ère commune) ;
et les Tanaïm au temps de la Guémara jusque vers 500 è.c., date approximative de la
rédaction finale du Talmud de Babylone. Leur succédèrent, après le déclin des grandes
académies en terre d’Israël et en Babylonie et jusqu’au xvie siècle, les Rishonim ou
« premiers » ; puis les A’haronim ou « derniers », la catégorie des maîtres tardifs qui
englobe les commentateurs de l’époque moderne et contemporaine. [NdlT].
Sifra, traité Qdoushim, 3a-c. Le Sifra est un commentaire de la Halakhah rédigé en
Terre d’Israël, sans que la date précise en soit connue. Différents chercheurs situent
sa rédaction entre les iiie et ive siècles de l’ère commune.
Traité Yévamoth 46b – 47a.
Signalons un problème logique dans la traduction qu’Onkelos donne de ce passage :
s’il est question d’un étranger déjà converti, comment se fait-il qu’il doive se circoncire
pour partager le repas de la Pâque ? Comment est-il devenu juif sans circoncision ?
Les éléments portant sur le guèr dans la traduction des Septante se fondent en
grande partie sur l’ouvrage de Christiana van Houten, The Alien in Israelite Law,
Sheffield, 1991, où elle consacre un chapitre à ce sujet : « The Translation of ger in the
Septuagint », p. 179-183. Elle-même s’appuie sur un article de W. C. Allen, « On the
meaning of proselytos in the Septuagint », dans The Expositor 4/10, 1894, p. 264-275
[en anglais].
Thèse qui semble aller de soi aux yeux d’Emanuel Tov. Voir son ouvrage, The Greek
and Hebrew Bible : collected essays on the Septuagint, Leiden, Brill, 1999, p. 89-90
[en anglais].
Mon approche diverge quelque peu de la thèse défendue par Shaye J.D. Cohen dans The
Beginnings of Jewishness (University of California Press, 1999, p. 121 et suivantes). Cela
étant, le rejet de sa thèse concernant la tension historique entre le concept de polytheia
[la citoyenneté telle que Platon la définit dans son Polytheia – que nous connaissons
sous le titre de : La République], et celui de gyiour [la condition d’étranger], n’implique
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pas le rejet de son argument montrant une ressemblance entre : l’idée hellène, selon
laquelle l’identité grecque n’est pas fonction de l’origine ethnique ; et l’idée de gyiour
selon laquelle l’identité juive ne dépend pas de l’origine. Ce qui n’induit pas pour
autant que le concept de gyiour ne serait pas né sans la culture hellénistique, puisque
le contexte historique dans lequel celle-ci s’est développée est celui d’une vie grecque
diasporique du fait des conquêtes d’Alexandre…
Selon la formulation du Rambam, telle qu’elle figure également dans son manuscrit.
Maïmonide fait apparemment là référence au verset du Lévitique : « Ne vous lésez
point l’un l’autre entre frères » (Lv 25 : 17).
Séfer ha’Hinour [Livre de l’Éducation], éd. Mossad haRav Kook, Jérusalem [en
hébreu].
Notons que le rédacteur n’écrit pas que l’étranger est venu s’abriter « sous les ailes de
la Présence divine par amour d’elle », mais « sous les ailes d’une autre nation ». Ce qui
mériterait un débat – dont ce n’est pas le lieu.
Ainsi l’auteur étend-il cette idée à des étrangers d’une autre sorte en s’appuyant sur le
principe de moralité – qui n’est pas imposé par la Torah mais qu’il revient à l’homme
de créer.
Israël ben Yosef al-Naqawah, Ménorath ha-Méor [Le Candélabre illuminé] (Hillel
Gershom Analau, ed.), New York, 5692, IVe partie, p. 322 [en hébreu].
Ibid. p. 330-331.
Nous ne débattrons pas ici des causes de cette évolution. De manière générale, elles
semblent s’entremêler : a) le rejet des Palestiniens par les Israéliens juifs à la suite de
la deuxième intifada ; b) la montée du niveau de vie et des revenus dans le pays, si
bien que seuls peu d’Israéliens sont prêts à travailler dans l’agriculture, le bâtiment et
les services ; c) des facteurs mondiaux, dissuadant les gens des pays pauvres d’aller
travailler dans les plus riches – et fragilisant les circuits financiers et de transport leur
permettant de le faire.
Un ensemble de Lois fondamentales votées une à une tient provisoirement lieu à Israël
de la Constitution que certains milieux religieux refusent de voir promulguée, la seule
Loi qu’ils reconnaissent étant la Halakhah. [NdlT].
Concernant cette prise de position du rabbin Uziel, voir : Zvi Zohar, « A’hraiouth
haKnesseth leYîtsouv haHalakhti » [Responsabilité de la Knesseth en matière de
production halakhique], dans Menachem Mautner, Avi Sagi et Ronen Shamir (éds),
Rav Tarbouthiouth beMédinah démokratith veYéhudith – [Multiculturalisme dans
un État juif et démocratique], Tel-Aviv, Ramot Publishing House (5758), p. 301-339
[en hébreu].
Voir à ce sujet Avi Sagi et Tsvi Zohar, Gyiour veZéouth Yéhoudith [Condition d’étranger
et identité juive], Jérusalem (5755), p. 194 et suivantes [en hébreu] ; et du rabbin Haïm
Amsellem, Zêra Israel [La semence d’Israël], Jérusalem, 2010 [en hébreu].
Comme l’écrivait le Radbaz (R. David ibn Zimra)* en proposant deux interprétations
différentes de la même question : « Je t’en ai déjà donné une interprétation, mais je
reviendrai sur la question, et là aussi ta main suivra le Tanakh. » Responsa du Radbaz,
manuscrit.
El’hanan Samet, « Devant l’aveugle, ne place pas d’obstacle » – Sur les commentaires métaphoriques des Sages concernant les commandements négatifs, Parashath
Qdoushim, 2000. Voir : < http://www.vbm-torah.org/hparsha-5/26akdoshim.htm >.
Commentaire sur la Torah d’Abraham ibn Ezra, Séfer Yessod Mora veSod haTorah,
page 9 [en hébreu].
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Isaac Abravanel, Commentaire sur le Lévitique, Parashath Qdoushim.
Signalons l’un des arguments de Samet expliquant en quoi il est invraisemblable que
l’interdit biblique porte sur une embûche concrète et un aveugle de chair et d’os :
prohiber une telle conduite suppose d’en croire capables ceux auxquels l’interdit
s’adresse. Pourtant, il s’agirait là d’un acte de cruauté gratuite. C’est pourquoi les
Sages jugèrent impossible que la Torah, qui nourrit vis-à-vis de son peuple-témoin des
attentes morales d’un niveau bien supérieur, ait pu interdire pareille manifestation de
sadisme. Ils cherchèrent donc à ce verset une interprétation métaphorique. Mais voilà
qu’Abravanel n’a pas trouvé problématique que la Torah prohibe les actes sadiques des
enfants et des jeunes gens… On s’interroge sur le fond de l’argumentaire de Samet, et
sur sa méthode : que dire, si on le suit, des 24 commandements négatifs portant sur
l’inceste que Maïmonide répertorie ? Serait-ce moins grave que de faire trébucher un
aveugle ?
Séfer’Hassidim, éd. Margulies [en hébreu].
Baba Kama, 51,1.
Meshekh’Hokhma [Au fil de la sagesse] sur Lv 19:14.
En Nidah 57a, le Talmud dit que les Samaritains ne sont pas convaincus que l’interdit
« Devant l’aveugle » se rapporte à une interdiction de faire chuter autrui dans la
transgression ; Et Rachi explique que les Samaritains n’entendaient pas ce verset comme
portant sur le fait de « pousser son compagnon au péché ». En’Houlin 3a, il précise le
sens que ceux-ci lui donnaient : non « ne pas placer d’obstacle devant l’aveugle », mais
« ne pas poser de pierre sur le chemin de l’aveugle afin de le faire tomber ».
Pour autant que je puisse en juger par mes recherches, aucun commentateur n’a jugé
bon de développer ce point.
Et parmi ceux-ci le rabbin Barouch Epstein, le rabbin Yé’hezqel Landau et le rabbin
Moshe Feinstein, cités par Eliav Shochetman (Voir infra).
Nous nous fondons ici sur l’article du professeur Eliav Schoretman, « Ne mangez
pas sur le sang, sens littéral et interprétation métaphorique dans l’exégèse biblique »
[en hébreu]. < http://www.justice.gov.il/NR/rdonlyres/45760686-E7D7-4567-A5B808FF754E0BF2/10174/317.rtf >
Moreh Névourim [Guide des Égarés], chap. III (p. 615-616), éd. Mikhaël Shoretz,
Tel-Aviv, 2002.
Voir également le commentaire du Ramban [Na’hmanide] sur Dt 12:22 ; ainsi que celui
de Rabbénou Ba’hyé, sur Lv. 19 : 26.
On peut se reporter aux commentaires de Rabbénou Ba’hyé*, R. Ovadia Sforno* et
R. David Zvi Hoffmann* sur le Lévitique, et à ceux du Radaq (Rabbi David Qim’hi)*
et du Ralbag (Gersonide)* sur Samuel. S’y ajoute celui d’Abravanel sur Ézéchiel
33 : 25.
Tout cela se rapporte aux règles qui présidaient aux sacrifices. Ni leurs propriétaires,
ni les prêtres, ne devaient consommer de parties de la victime propitiatoire jusqu’à ce
que son sang ait été répandu sur l’autel et que la coupe soit vide, ce qui marquait la fin
de la cérémonie.
Le repas qui suivait traditionnellement les funérailles.
Voir Talmud de Babylone 10b.
VeYiqra Rabba, parashath Qdoushim 25 : 8.
Yévamoth 24a.
E. Schoretman observe que cette règle a été largement utilisée dans les attendus des
tribunaux israéliens interprétant littéralement la loi. Voir, par exemple, le jugement
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5105/95 de la Cour Suprême dans l’affaire Modzagabrichvili contre l’industrie
aérospatiale israélienne (alinéa 22) ; et le jugement 10834/02 sur l’ADN, dans l’affaire
Batiachvili contre l’État d’Israël, par l’autorité compétente (alinéa 6). Cela étant, on
comprendra que l’usage moderne de cette locution ne démontre rien quant à son usage
dans la littérature rabbinique classique.
David Henshke, « Il n’est Miqra qui se départe de son sens littéral », HaMayan 17/3
(5737), p. 7-19 et 17/4 p. 52-69 [en hébreu].
Talmud de Babylone, Shabbath 63a.
Notons qu’on ne trouve nulle part trace de cette interprétation midrashique-métaphorique
dans les sources des Sages ! Ce qui s’en rapproche le plus, quoique très partiellement,
figure dans le Midrash Téhilim : « Ceins ton glaive à ton côté, héros – Telle est
sa récompense pour la Torah, semblable à un glaive. » Bien plus répandus sont les
commentaires du passage où le Saint-Béni soit-Il dit à Abraham : « Ceins ton glaive »
(Midrash Tan’huma sur la Genèse chap. 22), et l’on retrouve cette même expression
à propos du regard porté par le Saint-Béni soit-Il sur son peuple : « Ceins ton glaive
à ton côté, héros. » [Mekhilta de R. Ishmaël sur Nombres, parashath Shla’h]. Rachi
est ainsi le premier à avoir pleinement énoncé l’interprétation métaphorique à laquelle
R. Kahana fait allusion.
Sanhédrin 27b. Voir aussi Baba Kama 88a.
Yévamoth 79a. L’article de David Henshke ne cite pas ces paroles des Sages, lesquelles
confortent cependant son principal argument.
Sema’hoth 14:5-6 [sur 2 Ch 25 : 3-4].
D’après Sanhédrin 34a : « Miqra e’had yotseh le kama téâmim – D’un verset peuvent
sortir plusieurs enseignements. »
David Henshke, art. cité, p.12.
Qu’il nous soit permis de rappeler à cette occasion l’une des formules du Ramban
(Na’hmanide), qui écrivait : « Il n’est pas en notre pouvoir de vider le Texte de son sens
littéral. »
Cet article ne traite pas de la question d’autoriser ou non l’entrée de tel ou tel étranger sur
le territoire pour des motifs économiques. Sur ce point, l’analogie avec le guèr-Tsèdeq
semble pertinente : les considérations portant sur l’accueil d’un individu spécifique
désireux de se convertir sont complexes et sérieuses. Mais dès lors qu’une personne
a été agréée et s’est muée en guèr-Tsèdeq – il n’y a plus à hésiter, les lois de la Torah
commandant un rapport ouvert et positif à l’égard de l’étranger s’appliquent à tous ceux
[et celles] dont on a accepté la conversion. Il en va de même concernant le guèr nakri,
l’étranger dissemblable. Les considérations portant sur l’accueil ou non sur le territoire
d’un étranger spécifique désireux d’y résider pour y gagner sa vie sont complexes et
sérieuses. Mais dès lors que cette personne a été agréée – il n’y a plus à hésiter, les lois
de la Torah commandant un rapport ouvert et positif à l’égard de l’étranger dissemblable
s’appliquent à tous ceux [et celles] que l’on a acceptés.
Zvi Zohar reprend ici la réponse attribuée par le Midrash à Hillel l’Ancien, interrogé
sur l’enseignement fondamental de la Torah, celui que l’on pourrait transmettre debout
sur un pied. Une réponse qui porte si précisément sur le contenu de cet article qu’il la
citait déjà en introduction, et la complète ici : « Ce qui t’est odieux, tu ne le feras pas
à ton prochain. À partir de là, le reste n’est que commentaire. Va et Étudie. » [NdlT]
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