Commission de déontologie de l’aide à la jeunesse Avis 133/11 A l’occasion de la visite d’une délégation de la Commission à une IPPJ, la Commission estime devoir émettre un avis d’initiative concernant le travail qui y est effectué par des professions soumises au secret professionnel tel que défini à l'art. 458 du Code pénal, comme les psychologues et les médecins. Pour ne pas se perdre dans trop de nuances, la Commission limitera ses réflexions principalement à la fonction du médecin-psychiatre de l'équipe multidisciplinaire. Actuellement, dans les IPPJ, une seule équipe médico-psycho-sociale existe, et elle fait pleinement partie de l'équipe mandatée par le juge ou le tribunal de la jeunesse pour effectuer une prise en charge dite "pédagogique" dans le jargon des IPPJ. Le mandat inclut un rapport à effectuer au juge mandant, ce qui exclut donc, pour les intervenants, le secret professionnel à l’égard de l’autorité mandante pour ce qui est pertinent dans le cadre du mandat. Or, pour un médecin, toute prise en charge est à considérer, selon le jargon médical, comme "thérapeutique" (médecin traitant, selon le vocable utilisé dans le Code de déontologie médicale), sauf exceptions clairement précisées dans ce code. Ainsi, concernant ces exceptions, le Code de déontologie médicale (articles 119 à 122) prévoit clairement la possibilité pour le médecin d'accepter une mission de type expertise juridique ou assimilée. Cette mission est cependant déontologiquement incompatible avec une fonction soignante, que ce soit avant ou après l'expertise (sauf, dans cette dernière hypothèse, après un délai de trois ans), a fortiori, pendant celle-ci (art. 121 §2. Les missions définies à l’article 119 (dont l’expertise) à l’égard d’une ou plusieurs personnes sont incompatibles avec celle de médecin traitant de ces personnes). Dans le cas de l'IPPJ, l'équipe multidisciplinaire n'est pas désignée pour une mission d'expertise stricto sensu. L’article 119 du Code de déontologie médicale est cependant d’application, car il a une portée plus large que l’expertise au sens strict : Le médecin chargé d'expertiser la capacité ou la qualification physique ou mentale d'une personne, ou de procéder à toute exploration corporelle, de contrôler un diagnostic ou de surveiller un traitement ou d'enquêter sur des prestations médicales pour compte d'un organisme assureur, est soumis aux dispositions du présent code. Il ne peut accepter de mission opposée à l'éthique médicale. En effet, dans le mandat du tribunal à l’IPPJ, s'il ne s'agit pas d'une expertise au sens strict, il y a clairement l'obligation de transmettre les renseignements pertinents recueillis lors du travail pédagogique, au magistrat mandant. Ceci empêche donc l'intervenant (médecin ou psychologue) de fonctionner dans le cadre du respect du secret professionnel du thérapeute. Or, pour la déontologie médicale, il faut choisir. Soit le praticien fonctionne comme médecin traitant, comme thérapeute donc, et est alors soumis à la déontologie thérapeutique, dont l'obligation du secret. Soit il est dans une autre fonction, mais dans ce cas, il ne peut agir comme médecin traitant puisqu'il ne peut en assurer les obligations déontologiques. 1 Donc, en IPPJ, le personnel soignant, et plus particulièrement le médecin-psychiatre, est actuellement bel et bien confronté à une double obligation: celle d'être dans l'équipe mandatée multidisciplinaire et celle d'être un membre "soignant" de l'équipe (par exemple, par des contacts individualisés avec le jeune ou par la prescription de médicaments comme les psychotropes). La Commission est bien consciente et convaincue que le travail dit pédagogique, ou psychoéducatif, dans un cadre contraint et en milieu fermé, peut, pour certains jeunes, avoir un effet positif sur leur évolution personnelle (socialisation, formation, développement émotionnel et relationnel,…). Cependant, la Commission tient ici à souligner la double contrainte légale et déontologique à laquelle sont soumis les intervenants ayant une déontologie professionnelle thérapeutique. Le Code de déontologie de l’aide à la jeunesse évoque dans plusieurs passages l’importance d’une nécessaire clarté pour les intervenants et pour les jeunes de la nature, de la fonction et de la finalité des interventions, et du rôle des intervenants. Voici ceux qui nous semblent les plus pertinents. Article 1. Sans préjudice du présent code, les intervenants veillent à respecter également les règles déontologiques spécifiques à leur profession. Art. 8. Les intervenants s'assurent que le bénéficiaire ou ses représentants apprécient en pleine connaissance de cause la nécessité, la nature et la finalité de l'aide ainsi que ses conséquences et puissent dès lors faire valoir leurs droits. Ils sont tenus de formuler leurs propositions et décisions relatives à cette aide dans un langage compréhensible et lisible énonçant, sous réserve du respect du secret professionnel et de la vie privée d'autrui, les considérations de droit et de fait qui les fondent. Ces propositions et décisions ainsi motivées doivent être notifiées aux personnes intéressées par l'aide et qui sont autorisées à introduire le recours prévu à l'article 37 du décret du 4 mars 1991 relatif à l'aide à la jeunesse. Le bénéficiaire de l'aide a droit à une information complète quant aux aides matérielles, médicales et psycho-sociales dont il est susceptible de bénéficier, notamment en fonction de l'état actuel des connaissances et des législations en vigueur. Art. 13. L'intervenant ne peut exercer à l'égard d'un même bénéficiaire de l'aide plusieurs fonctions liées à l'octroi, au refus d'octroi, ou à la mise en œuvre de l'aide. L'intervenant ne peut participer directement à la décision d'octroi ou de refus d'octroi d'une aide à un bénéficiaire s'il peut y trouver un intérêt direct ou indirect soit à titre personnel, soit au titre de mandataire ou de représentant. Enfin, outre l’article 119 du Code de déontologie médicale déjà cité, l’article 123 de ce code doit être rappelé : Le médecin chargé d'une des missions prévues par l'article 119 doit préalablement faire connaître à l'intéressé en quelle qualité il agit et lui faire connaître sa mission. L'expert judiciaire, en particulier, l'avertira qu'il est tenu de communiquer à l'autorité requérante tout ce qu'il lui confiera au sujet de sa mission. Le Code de déontologie des psychologues (articles 17 et 23) va dans le même sens : 2 Art 23, §3. Si la relation professionnelle est imposée par un tiers autorisé, le sujet ou le client doit être informé de toutes les conséquences possibles de cette relation. Le psychologue précisera au tiers et au sujet ou au client les différentes modalités et obligations auxquelles il est tenu envers l’un et envers l’autre. Le sujet ou le client a le droit d’avoir connaissance, s’il le souhaite, des éléments qui ont été utilisés dans le rapport (tels que les résultats de tests ou d’autres moyens d’évaluation) ainsi que des conclusions qui concernent sa personne. Ce droit n’emporte pas pour le sujet ou le client le droit d’exiger la communication du rapport destiné au tiers autorisé. Art. 17, alin. 2. Le psychologue expert judiciaire prévient les personnes du cadre dans lequel sa mission se déroule et informe que toutes les informations pertinentes recueillies pourront être transmises à la personne qui a demandé l’expertise. On en revient ainsi à ce qui paraît essentiel : la clarté à l’égard des jeunes. Tâche difficile, tant la confusion la plus totale règne souvent dans leur esprit quant aux positions et rôles des différents intervenants et autorités auxquels ils sont confrontés dans leur parcours. La mission pédagogique commence donc peut-être par là. °°°°°°°°°°°°°°°°°°°° Une modélisation commentée pourrait permettre d'y voir plus clair, et, à défaut de sortir de la double contrainte, permettre de trouver des positions professionnelles concrètes pour ne pas tromper les bénéficiaires. Modèle 1 : le médecin expert et le médecin traitant Dans ce modèle, il y a deux médecins, agissant dans deux champs distincts. Traitement: « Tout ce que vous dites est couvert par le secret professionnel. » Expertise: « Tout ce que vous dites est (ou plus précisément « peut être ») transmis.» Médecin-Expert Médecin traitant Quelques règles (déontologiques, pour le médecin) organisent le passage éventuel d'informations entre le médecin expert et le médecin traitant. On observera cependant que l’article 62, al. 1er, b., du Code de déontologie médicale ne permet une telle communication qu’entre ces deux instances (médecin traitant et médecin expert, ou dans le cas qui nous occupe, le médecin psychiatre d’une IPPJ) : La communication d'un diagnostic ou de renseignements médicaux peut se faire (par un médecin traitant) dans les limites strictes absolument indispensables: (…) au médecin chargé d'une mission d'expertise judiciaire lorsque la communication est limitée aux données objectives médicales en relation directe avec le but précis de l'expertise, et que le patient a donné son accord. 3 Une communication de la part d’un médecin traitant, par exemple à l’égard d’autres membres d’une équipe pédagogique faisant rapport à une autorité mandante, n’est donc pas autorisée par cette disposition. En outre, la communication visée par l’article 62 précité est soumise explicitement à la condition que le patient a donné son accord : le même article 62 mentionne en effet, en son alinéa 2, que la confidence d’un patient ne sera jamais révélée. Ce modèle 1 est donc « réservé » aux questions de communication entre médecins traitants et médecins experts, et trouve ses règles claires et précises dans le Code de déontologie médicale. La question qui nous occupe est plus complexe, d’où les modèles suivants. Modèle 2 Equipe mandatée Intervenants médico-psycho-sociaux non mandatés Nous avons ici toujours deux champs bien distincts. L'équipe mandatée travaille en parallèle avec des intervenants médico-psycho-sociothérapeutiques, qui ne font pas partie de l’équipe mandatée. Dans ce cas de figure, il peut y avoir une collaboration ponctuelle sans toutefois pouvoir parler de secret professionnel partagé, puisque l'équipe mandatée n'est pas tenue au secret à l’égard du mandant dans le cadre du mandat. Une des conditions du secret professionnel partagé (« des professionnels tenus au secret ») manque évidemment pour l’équipe mandatée. Notons que ceci se passe également dans d'autres situations, comme la collaboration éventuelle entre les intervenants médico-psy et les écoles (non tenues au secret). Pour un médecin traitant, cette forme de collaboration ne peut s’envisager qu’avec la plus grande circonspection, puisqu’elle n’est pas explicitement prévue par le Code de déontologie médicale. Il semble devoir être admis qu’il devra à tout le moins respecter par analogie les limites fixées par l’article 62 dudit code : la communication ne pourra se faire qu’avec l’accord du patient et ne pourra jamais porter sur des confidences. On le voit, ces modèles 1 et 2 peuvent être appliqués sur le terrain de façon déontologiquement correcte et cohérente, moyennant prudence et clarté entre les intervenants, et envers les bénéficiaires. Est-ce possible également pour le modèle en usage dans les IPPJ ? 4 Modèle 3 Mandat Traitement Une même équipe est chargée d'une mission sous mandat avec information et rapport au mandant (donc pas de secret professionnel à l’égard du mandant dans le cadre du mandat) et d'accompagnement pédagogique ou psycho-éducatif voire de traitement, ce qui suppose le respect du secret professionnel du thérapeute. Est-ce compatible? Ce modèle se heurte aux termes de l’article 121 du Code de déontologie médicale, déjà évoqué, et à l’article 13 du Code de déontologie de l’aide à la jeunesse : L'intervenant ne peut exercer à l'égard d'un même bénéficiaire de l'aide plusieurs fonctions liées à l'octroi, au refus d'octroi, ou à la mise en œuvre de l'aide. Certaines modalités permettraient-elles néanmoins un fonctionnement professionnel et déontologique correct ? Des « variantes du modèle 3 » le laissent supposer. Modèle 3.1 Le médecin de l’IPPJ assure des traitements et ne communique pas avec l'équipe. Pas de problème. Mais dans ce cas, le médecin devient de facto un partenaire hors du travail mandaté, où il fonctionne clairement et uniquement comme médecin traitant. Modèle 3.2 Le médecin assure un rôle de supervision des aspects médico-psychologiques dans l'équipe, et ne fait aucun traitement. Pas de problème également. 5 Modèle 3.3 Le médecin fait les deux. Assure traitement et le travail en équipe. Déontologiquement impossible. Modèle 3.4 Le médecin assure des traitements et transmet à l'équipe les infos qu'il estime nécessaires, selon les critères du secret professionnel partagé,… mais l'équipe n'est pas tenue au secret professionnel à l’égard de l’autorité mandante, dans le cadre du mandat. Donc impossible. Tout au plus peut-on imaginer une « collaboration limitée », clairement précisée aux bénéficiaires (comme lors d’une collaboration entre un médecin/un psy et une école). Cliniquement possible, avec clarté et prudence ? Pour le médecin traitant, cette forme de collaboration ne peut s’envisager qu’avec la plus grande circonspection, puisqu’elle n’est pas explicitement prévue par le Code de déontologie médicale. Comme dans le « modèle 2 », il devra à tout le moins respecter par analogie les limites fixées par l’article 62 dudit code : la communication ne pourra se faire qu’avec l’accord du patient et ne pourra jamais porter sur des confidences. 6 Modèle 3.5 Le médecin travaille prioritairement en équipe, partage ses observations avec l'équipe et assure un traitement limité éventuel, sans secret professionnel à l’égard de l’autorité mandante, dans le cadre du mandat. Déontologiquement incompatible. Cliniquement possible, avec clarté et prudence ? Un tel modèle paraît, en réalité, intenable : où se situe la frontière entre ce qui entre dans le mandat et ce qui relèverait d’une intervention médicale totalement étrangère à celui-ci ? Si, à la limite, on pourrait l’envisager pour un médecin généraliste ou spécialiste qui n’interviendrait sous l’angle du traitement que pour des affections purement physiologiques, comment cela pourrait-il se concevoir pour un psychiatre ? Modèle 3.6 Le médecin fait les deux, mais limite ce qu'il transmet à l'équipe et ce qu'il fait en thérapie. Cliniquement possible, avec clarté et prudence ? Ce modèle se heurte à l’incompatibilité édictée par l’article 121 du Code de déontologie médicale et aux mêmes limites pratiques que celui visé sous 3.5., en particulier s’agissant d’un psychiatre. Même s’il devait s’agir d’un généraliste, par exemple, comment faire la part des choses ? Comment, par exemple, exclure que ce médecin tienne compte de ce qu’il aurait appris auprès de son patient à propos de sa consommation de stupéfiants ou de sa difficulté à supporter le sevrage ? Ce médecin se trouverait lui-même placé dans un difficile conflit de loyauté : il devrait taire ces informations pour respecter son secret professionnel de médecin traitant, mais empêcherait que lesdites difficultés puissent être prises en compte dans le projet pédagogique et les décisions à prendre par l’autorité. A supposer néanmoins que ce modèle puisse être envisagé et accepté par l’Ordre des médecins, il supposerait en tout cas le respect de deux conditions : - la clarté à l’égard des jeunes concernés ; - la possibilité effective pour ceux-ci de faire appel à un médecin traitant extérieur. 7 °°°°°°°°°°°°°°°°°° La Commission arrive dès lors à la conclusion que l’incompatibilité entre travail sous mandat et position de médecin traitant est incontournable. Une certaine forme de soutien psychosocial de la part de l’équipe pédagogique – et donc du psychiatre s’il en fait partie – est néanmoins possible et même souhaitable, mais cela doit se limiter à du travail pédagogique pouvant amener le jeune à demander un suivi (psycho)thérapeutique, lequel doit alors être assumé par un intervenant extérieur à l’équipe et ne participant pas à la rédaction des rapports. D’autres professionnels, dans des contextes similaires, ont appelé cela un travail « préthérapeutique ». Ce travail peut contribuer à l’émergence d’une demande d’intervention plus clairement thérapeutique. On retrouve cette position chez des auteurs comme Siegi Hirsch. Son premier livre « Garde ton masque » (1976 pour la traduction française), a un titre tout à fait évocateur. Il montre cependant qu’il y a un espace pour un travail pédagogique qui peut amener le jeune à prendre conscience de ses difficultés et de ce qui pourrait l’aider dans un processus de changement. Telle est aussi l’approche des maisons de justice (vision « aide-contrôle », selon le concept développé par l’école de Palo Alto) : un travail social est proposé au justiciable afin de le soutenir dans la mobilisation de ses ressources (les siennes et celles de son entourage) pour l’aider à adopter un mode d’adaptation qui ne le mette plus en conflit avec la loi, mais ce travail se distingue clairement de celui d’un travailleur social d’un service d’aide aux justiciables ou d’un professionnel psychiatre et/ou psychothérapeute d’un SSM. Le travail des intervenants en IPPJ ne peut jamais « glisser » vers une relation thérapeutique, même s’il peut avoir un effet thérapeutique. Enfin, comme déjà signalé et pour conclure, les choses doivent être parfaitement claires dès le départ. Dans un article de 2012 sur le secret professionnel (« La position des différents intervenants psycho-médico-sociaux face au secret professionnel dans un contexte judiciaire - cadre modifié, principe conforté. », Revue de droit pénal et de criminologie, La Charte, juin 2012, p. 615), Lucien Nouwynck évoque le lien qui se noue entre probationnaires et agents de probation. Cette citation, reprise dans son article, est éclairante pour le sujet de cet avis : « Idéalement, un détenu libéré conditionnellement et devenu probationnaire devrait avoir une relation de confiance absolue avec son agent de probation […] Mais tous deux savent pertinemment que l’agent de probation représente l’autorité de l’Etat et ne peut donc faire autrement que de rapporter, au juge de l’application des peines, tout manquement du probationnaire aux conditions de probation. En formant des agents de probation […], il nous a semblé utile de leur recommander de dire à leurs probationnaires : ‘Vous ne devriez jamais me faire complètement confiance, ni tout me dire.’ […] La déclaration de l’agent de probation le rend digne de confiance dans la mesure où il s’est déclaré indigne de confiance, et la base d’une relation fructueuse est ainsi établie (P. Watzlawick, J. Weakland et R. Fisch, Changements : paradoxes et psychothérapie, Paris, Seuil, Points Essais, 1981, pp. 109-110). Cet avis a été donné lors de la réunion du 16 décembre 2015 de la présente Commission. 8