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tion, vu que Nietzsche n’a pas été fidèle à cette pensée, la théorie de l’Ewige Wie-
derkunft „est excentrique“.19 Une critique semblable résonne dans les analyses de
Fondane. Après La Naissance de la tragédie, Nietzsche „placera au cœur d’un
monde justifié esthétiquement sa suprême volonté de puissance. Le philosophe
était pour lui un créateur de valeurs. Du philosophe comme spectateur jusqu’au
créateur de valeurs, voilà tout ce qui sépare les deux sensibilités – l’une éthique et
l’autre spectaculaire – et les deux instincts – l’un vital et l’autre cognitif.“20
D’ailleurs, pour Gaultier, dans son apparente incohérence (célébrer à la fois le
mouvement incessant ou la fixité), Nietzsche n’imite que la vie, qui est essentielle-
ment contradiction d’elle-même. Dans une telle théorie du réel, il faut que les deux
tendances opposées se rejoignent dans un compromis, même précaire; „afin que
naisse la vie de relation, le réel“ il faut „le fait d’opposition lui-même, [et] qu’une
force soit divisée avec elle-même, qu’elle entre en antagonisme avec elle-même,
qu’elle se contredise elle-même“.21 A l’intérieur de la théorie bovaryque, qui
affirme que tout ce qui est, (en admettant qu’il y ait, pour Gaultier, quelque chose
qui est, d’une façon authentique) parce qu’il ment sur soi-même (y compris l’Etre),
la philosophie nietzschéenne démontre et illustre les modalités qui seules permet-
tent l’existence du réel.22
Donc, pour Gaultier, le rapport entre Übermensch, en tant qu’expression et ca-
pacité créatrice de la Wille zur Macht, et l’Ewige Wiederkunft reste incohérent dans
la philosophie nietzschéenne. Ce que n’empêche pas à Gaultier d’y distinguer une
signification très valable. L’idée qui soutient la lecture gaultierienne de Nietzsche
atteste que, au fond de ces deux tendances, une volonté d’illusion reste, qui peut
nourrir l’intrigue de l’immense scène de la vie. Gaultier intègre et développe les
réflexions nietzschéennes, et surtout ces dernières, pour déployer de plus en plus
sa philosophie du spectacle.
[…] le bovarysme intervient chaque fois que le sujet est placé face à lui-même en tant
qu’objet – c’est-à-dire toujours. Ce mécanisme d’illusion, dont le sujet est la victime,
mobilise l’ensemble des forces, des activités, du monde éthique: c’est un prétexte
grâce auquel le piège de la vie crée un incessant spectacle. La ‘volonté de puissance’
devient ainsi, dans la représentation des phénomènes, le moyen le plus sûr de cons-
truire le monde devant le spectateur – et on pourrait la traduire de cette façon: la vo-
lonté de créer et de faire perdurer la farce métaphysique de l’existence.23
Un autre auteur dont l’analyse marque le rapport entre Gaultier et Fondane est H.
Bergson. Dans son article de 1919, Fondane critique l’excès de vitalisme de Berg-
son qui le conduit à confondre, au niveau de sa métaphysique, le sujet et l’objet,
l’existence et la connaissance. Au contraire, Gaultier ne confondrait pas sujet et
objet; le maintien de cette distinction nette, quoique à risque de dualisme, expli-
querait d’une manière plus exacte l’impossible adaequatio du sujet à l’objet, cette
douloureuse inadéquation que Fondane „appellera plus tard ‘conscience malheu-
reuse’.“24 Contre Bergson, Fondane suit ici „la théorie spectaculaire de la connais-
sance de Gaultier“ tandis que peu après il s’en éloignera „au nom même de la
‘sensibilité messianique’ d’ordre métaphysique.“25 A ce moment, Fondane peut