Jules de Gaultier lu par Benjamin Fondane

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Dossier
Alice Gonzi
Jules de Gaultier lu par Benjamin Fondane
Prémisses
La rencontre entre Jules de Gaultier1 et le jeune Fundoianu a été littéraire avant
d’être personnelle: le critique roumain consacre au théoricien du bovarysme de
nombreux articles dans des revues roumaines,2 avant de publier un essai dans le
recueil Imagini i crti di Frana.3 Dès 1919, Fundoianu définit Gaultier comme un
„philosophe européen connu pour sa nouvelle conception de la théorie de la
connaissance“.4 A son arrivée à Paris, il rencontrera Jules de Gaultier en devenant
un assidu de son salon; c’est chez lui qu’il fera la connaissance, en 1924, de Léon
Chestov.
Achille-Jules de Gaultier de Laguionie naquit à Paris en 1858 et mourut à Boulogne-sur-mer, en 1942. Il est fort méconnu aujourd’hui, même si la notion de bovarysme est souvent utilisée et vulgarisée, souvent arbitrairement. Ses débuts
remontent à une brochure intitulée Le Bovarysme, la psychologie dans l’œuvre de
Flaubert de 1892, et à une série d’articles parus entre 1895 et 1898 dans la Revue
Blanche sous le titre d’Introduction à la vie intellectuelle. Si ces textes sont encore
empreints de l’influence schopenhauerienne (dont les échos ne disparaîtront jamais dans son œuvre), son premier livre, qui réunit une série d’articles parus à
partir du 1895 dans le Mercure de France, porte le titre de De Kant à Nietzsche
(1900; réed. 2006). Il sera suivi de l’étude Le Bovarysme: essai sur le pouvoir
d’imaginer en 1902 et de La fiction universelle en 1903 (réed. 2010).5
„Le pouvoir départi à l’homme de se concevoir autre qu’il n’est“,6 telle est la
définition du bovarysme formulée par Jules de Gaultier. Définition qui se rattache
au roman de Flaubert, mais qui est surtout philosophique: à partir de l’étude de cas
pathologiques, ce „principe funeste“ s’élargit aux sociétés, aux peuples, à
l’humanité, à l’être. Là il rejoint „le mal de la pensée“ dont parlait Paul Bourget que
Gaultier cite: „la Pensée qui précède l’expérience au lieu de s’y assujettir, le mal
d’avoir connu l’image des sensations et des émotions avant les sensations et les
émotions.“7
Certaines thématiques intéressent particulièrement Fondane dès son premier
contact avec Gaultier. Les annotations des ouvrages qui sont conservés à la Bibliothèque de Royaumont8 en témoignent:
1) la lecture gaultierienne de Nietzsche (nombreux soulignements de Fondane
là où Gaultier interprète le philosophe allemand ou en cite des passages);9
2) le bovarysme et les concepts-clés: erreur créatrice, non-vrai, illusion, critique
de la morale, interprétation esthétique;10
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3) la critique du romantisme qui est un bovarysme: il transforme des instincts
combinés et métamorphosés en des entités simples, des objets produits artificiellement (grâce à l’illusion) en existants en soi.11
Du point de vue intellectuel, une fracture se présente dans la critique fondanienne entre les premiers articles roumains et les textes en français à partir de
1928.12 Suite à une maturation intellectuelle, Fondane approfondira la perspective
de Gaultier en la discutant d’une manière toujours plus autonome, en se dépouillant de son influence première, tout en gardant à la racine de certaines de ses
idées le nœud du bovarysme et des thèmes qui lui sont liés.
Carrefours: Nietzsche, Gaultier, Chestov, Fondane
L’intérêt pour la philosophie de Nietzsche, que Fondane n’abandonnera jamais, est
orienté par la lecture de certaines des œuvres majeures de Jules de Gaultier. Si
Fundoianu lit Nietzsche attentivement, il lit simultanément l’œuvre de l’un des premiers auteurs français qui s’intéressèrent, en philosophe, à Nietzsche – et qui
participèrent activement à la première phase de la réception du philosophe allemand en France.13 Fondane est particulièrement captivé par le fait que Gaultier
met en valeur l’hypothèse nietzschéenne selon laquelle la condition de la vie n’est
pas ce qui est vrai, mais le seul apparaître, une vaste volonté d’illusion, le mensonge, bref, le non-vrai.14 En fait, dès que Gaultier s’est éloigné de Schopenhauer
pour se rapprocher de Nietzsche, il récupère un Kant plus originel, celui bien entendu de la Kritik der reinen Vernunft,15 ce qui lui permet de bâtir un système qui,
en partant de l’hypothèse bovaryque, se module en une série d’oppositions binaires. La première, entre instinct vital et instinct de connaissance, correspond à celle
entre éthique et esthétique. „Entre illusion et contemplation, entre le monde éthique et esthétique, Jules de Gaultier décrète un antagonisme inexorable. D’une
part ‘l’instinct vital’ (auquel s’applique l’idée de Nietzsche: la non-vérité, condition
de la vie), de l’autre ‘l’instinct de connaissance’. Les deux extrêmes: vouloir et
connaître.“16
Donc, chez Gaultier, la métaphysique du spectacle, la métaphysique de l’artiste
s’est développée, en devenant système, à partir de la rencontre avec Nietzsche,
qui „a eu un moment la même idée, vite abandonnée, lorsqu’il a soutenu que le
monde ne pouvait se justifier qu’en tant que phénomène esthétique. Il écrivit alors
La Naissance de la tragédie, il était spectateur.“17 Mais, selon Gaultier, au lieu de
porter à ses conséquences extrêmes l’idée d’une justification esthétique de la vie
exprimée dans Geburt der Tragödie,18 Nietzsche change de direction: en proie à
la cruauté envers soi-même et refusant l’idée qu’une hypothèse quelconque
puisse l’emporter sur les autres, supprimant ainsi les oppositions des différentes
volontés se disputant la suprématie. Vu que la théorie de l’Ewige Wiederkunft des
Gleichen exige la référence à une joie esthétique (propre au spectateur), plus profonde que la souffrance que l’homme éprouve en tant qu’acteur de la représenta203
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tion, vu que Nietzsche n’a pas été fidèle à cette pensée, la théorie de l’Ewige Wiederkunft „est excentrique“.19 Une critique semblable résonne dans les analyses de
Fondane. Après La Naissance de la tragédie, Nietzsche „placera au cœur d’un
monde justifié esthétiquement sa suprême volonté de puissance. Le philosophe
était pour lui un créateur de valeurs. Du philosophe comme spectateur jusqu’au
créateur de valeurs, voilà tout ce qui sépare les deux sensibilités – l’une éthique et
l’autre spectaculaire – et les deux instincts – l’un vital et l’autre cognitif.“20
D’ailleurs, pour Gaultier, dans son apparente incohérence (célébrer à la fois le
mouvement incessant ou la fixité), Nietzsche n’imite que la vie, qui est essentiellement contradiction d’elle-même. Dans une telle théorie du réel, il faut que les deux
tendances opposées se rejoignent dans un compromis, même précaire; „afin que
naisse la vie de relation, le réel“ il faut „le fait d’opposition lui-même, [et] qu’une
force soit divisée avec elle-même, qu’elle entre en antagonisme avec elle-même,
qu’elle se contredise elle-même“.21 A l’intérieur de la théorie bovaryque, qui
affirme que tout ce qui est, (en admettant qu’il y ait, pour Gaultier, quelque chose
qui est, d’une façon authentique) parce qu’il ment sur soi-même (y compris l’Etre),
la philosophie nietzschéenne démontre et illustre les modalités qui seules permettent l’existence du réel.22
Donc, pour Gaultier, le rapport entre Übermensch, en tant qu’expression et capacité créatrice de la Wille zur Macht, et l’Ewige Wiederkunft reste incohérent dans
la philosophie nietzschéenne. Ce que n’empêche pas à Gaultier d’y distinguer une
signification très valable. L’idée qui soutient la lecture gaultierienne de Nietzsche
atteste que, au fond de ces deux tendances, une volonté d’illusion reste, qui peut
nourrir l’intrigue de l’immense scène de la vie. Gaultier intègre et développe les
réflexions nietzschéennes, et surtout ces dernières, pour déployer de plus en plus
sa philosophie du spectacle.
[…] le bovarysme intervient chaque fois que le sujet est placé face à lui-même en tant
qu’objet – c’est-à-dire toujours. Ce mécanisme d’illusion, dont le sujet est la victime,
mobilise l’ensemble des forces, des activités, du monde éthique: c’est un prétexte
grâce auquel le piège de la vie crée un incessant spectacle. La ‘volonté de puissance’
devient ainsi, dans la représentation des phénomènes, le moyen le plus sûr de construire le monde devant le spectateur – et on pourrait la traduire de cette façon: la volonté de créer et de faire perdurer la farce métaphysique de l’existence.23
Un autre auteur dont l’analyse marque le rapport entre Gaultier et Fondane est H.
Bergson. Dans son article de 1919, Fondane critique l’excès de vitalisme de Bergson qui le conduit à confondre, au niveau de sa métaphysique, le sujet et l’objet,
l’existence et la connaissance. Au contraire, Gaultier ne confondrait pas sujet et
objet; le maintien de cette distinction nette, quoique à risque de dualisme, expliquerait d’une manière plus exacte l’impossible adaequatio du sujet à l’objet, cette
douloureuse inadéquation que Fondane „appellera plus tard ‘conscience malheureuse’.“24 Contre Bergson, Fondane suit ici „la théorie spectaculaire de la connaissance de Gaultier“ tandis que peu après il s’en éloignera „au nom même de la
‘sensibilité messianique’ d’ordre métaphysique.“25 A ce moment, Fondane peut
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l’admettre parce que, en reprenant la théorie de la connaissance de Kant,26 Gaultier bâtit le bovarysme comme une nouvelle „théorie de la connaissance intégrale“
qui a „la très nietzschéenne fonction de justification esthétique de l’existence.“ La
métaphysique de Gaultier démasque l’illusion de la perfection du sujet, de plus „le
sujet ne parvient à se connaître lui-même qu’à travers le prisme de ses propres
erreurs“27 engendrant le sourire de Gaultier et le nôtre. Tout changera par la
suite.28
En fait, ce qui intéresse Fondane, à cette époque, est justement la tentative
d’une justification esthétique de l’univers suite à l’interprétation gaultierienne de
Nietzsche. La reconnaissance de l’erreur créatrice, du non-vrai comme condition
(nietzschéenne) du réel, les couples antithétiques instinct vital/instinct de connaissance et conception éthique/conception esthétique, avec la dichotomie supplémentaire entre „philosophie de la relation“ et „pensée de l’identité“, le „principe
‘d’illusionnisme’ érigé en protestation contre la croyance à la réalité objective de
l’idée, qui seront au cœur de l’œuvre postérieure de Fondane“ sont ainsi acquis
„avant la rencontre avec l’œuvre de Chestov.“29
Désaccords: spectateur/acteur, sensibilité messianique/sensibilité
métaphysique
Fondane semble s’être détaché de certains aspects de la pensée de Jules de
Gaultier avant son arrivée à Paris.30 L’éloignement définitif remonte à 1928. En
1929, Fondane écrira: Gaultier „va donc être avec Nietzsche pour le mensonge
heureux, pour le mensonge efficace, qui entretient et attise le miracle de la vie.
Cependant voilà qu’il se dresse contre la sensibilité messianique, créatrice de ces
mensonges, et institue à la place une nouvelle sensibilité qu’il appelle ‘spectaculaire’“.31 C’est que la vraie sensibilité spectaculaire, celle qui est créatrice, serait
justement la sensibilité messianique que Gaultier vient de rejeter (dans La sensibilité métaphysique); c’est que sa nouvelle sensibilité spectaculaire côtoie trop pour
Fondane, l’idéalisme.
Le processus de maturation de Fondane est à la fois personnel et philosophique: il passe à travers la rencontre de Chestov. Quand Fondane rencontre Chestov (il avait publié une série d’articles sur Les Révélations de la mort dans Adevarul literar si artistic, 5 août-9 septembre 1923), il affirme: „mon philosophe avait été,
jusque-là, Jules de Gaultier et, à travers lui, Nietzsche, le Nietzsche de l’Origine de
la tragédie.“32
Quel est l’apport de Chestov? Avant tout, Chestov pousse Fondane à accepter,
même si à son corps défendant, la dimension de la philosophie de la tragédie; en
outre, il lui révèle un Nietzsche nouveau, „chestovisé“. Source primaire de la philosophie existentielle: le Nietzsche de Chestov, lié à Job, Pascal, Kierkegaard et
Dostoïevski (dans une lignée peut-être paradoxale mais riche d’influences potentielles)33 est un Nietzsche singulièrement chrétien, obsédé par une seule question:
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„Mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné?“ Fondane enrichit ainsi son Nietzsche,
mais il donne aussi son apport à celui de Chestov. Quand le philosophe russe
avait publié L’Idée du bien chez Tolstoï et Nietzsche, il ne pouvait pas connaître
cette phrase de Nietzsche: „La réfutation de Dieu: en somme, ce n’est que le Dieu
moral qui est réfuté“ (Œuvres posthumes, aph. 190).34 C’est précisément Fondane
qui signale à Chestov cette affirmation étonnante, l’un des axes de la lutte chestovienne contre l’idée selon laquelle Dieu est seulement le Bien moral, étant lui aussi
assujetti à la Nécessité morale, ce qui va confirmer au plus haut degré la conviction selon laquelle Nietzsche „a ouvert le chemin, il faut chercher ce qui est audessus du bien. Il faut chercher Dieu“.35 Donc, le second désaccord a directement
à faire avec les spécifiques interprétations que Gaultier et Chestov donnent de
Nietzsche.
Du reste, le rapport entre Chestov et Gaultier sera toujours entaché par une espèce de malentendu qui est le fond de leur dialogue, bien que Gaultier ait plusieurs fois réitéré son appréciation philosophique pour le Russe; il fit de nombreuses tentatives36 de démontrer que leurs philosophies sont, de son point de vue,
compatibles. Une remarque intéressante, non datée, mais remontant vraisemblablement à 1935, rappelle une conversation de Fondane avec Chestov au sujet de
la philosophie de Jules de Gaultier: la théorie du bovarysme est résumée par Fondane comme un „système spectaculaire en haine du jouir et du souffrir, et donc
des évaluations morales“.37 Suite à ces affirmations on peut présumer que le point
d’accord avec Chestov aurait pu être ce refus de l’éthique. Toutefois, celle de
Gaultier s’avère pour Chestov „une théorie moitié Kant, moitié Schopenhauer. Il a
pris chez le premier ‘le moment du désintéressement’, et chez le second, son évasion du jouir et du souffrir. Mais pourquoi n’est-il pas allé jusqu’au bout de la pensée schopenhauerienne? Il dit constamment: j’ai horreur de la morale! Mais, au
fond, il a horreur de l’existence et il aime la morale. C’est parce que l’existence ne
plaît pas à la morale, qu’il la repousse. Il aurait mieux valu aller jusqu’au bout et,
pour supprimer le jouir et le souffrir, déclarer le monde un mal et en appeler au nirvana. La morale contre la vie: c’est là le reproche que Nietzsche faisait à Schopenhauer.“38 La philosophie du spectacle gaultierienne s’avère le masque d’un mal
dissimulé, dérive idéaliste: voici comment on pourrait synthétiser les critiques majeures de Chestov. Ces critiques se retrouvent chez Fondane: bien que philosophe
de la contradiction infinie, sceptique, immoraliste, désormais au-delà de la vérité
même, Jules de Gaultier a „d’innombrables certitudes: que l’existence était un mal,
qu’elle était une illusion, qu’il fallait se dérober également à la souffrance et à la
joie et que tout essai de trouver une issue au conflit phénoménal et cognitif ne faisait que nous replonger, en tant qu’acteurs, dans le drame que l’existence se
donne à elle-même, pour rien.“39
Selon Dominique Guedj „il y a deux Gaultier: le penseur du bovarysme du début
(1898), c’est celui auquel Fondane souscrit: le penseur de l’erreur sur soi créatrice,
et le Gaultier – philosophe ‘idéaliste’ de la sensibilité spectaculaire“.40 J’ajouterai
que le second Gaultier tend à cristalliser ses intuitions antérieures dans un sys206
Dossier
tème bien plus ample. Par exemple, dans l’article nécrologique, Fondane critique
le fait que, bien que Gaultier parle de rôles, d’une humanité divisée en spectateurs
et en acteurs, dont seuls les premiers jouissent du rôle contemplatif qui intéresse
le philosophe français, il y a toujours une partie qui échappe à la contemplation, à
l’état intellectuel. „L’ermite, l’ascète et le spectateur ont beau se retirer du monde;
ils jouent encore le rôle de celui qui se retire du monde; la pièce a besoin de lui et
s’en sert, sans qu’il s’en doute.“41 Or, dans certains de ses écrits de jeunesse,
Gaultier admet et spécifie l’impossibilité de se soustraire complètement à l’instinct
vital, donc à l’acte („l’acte de regarder étant encore un acte“),42 donc au théâtre.
D’autre part, Fondane va abandonner une espèce d’élitisme de jeunesse qui
l’amenait à partager une dérive esthétique peut-être un peu grossière. „Constatons
avec joie que l’erreur combat encore les forces, pourfend l’immobilité, secoue
l’inertie et crée éternellement l’intrigue, scélérate et sanglante, qui fait se succéder
les actes, pour le triomphe et la pérennité du drame.“43 Par la suite, Fondane problématise d’une façon bien plus profonde sa réflexion sur l’art. Dans une lettre de
Gaultier à propos de Titanic, l’on peut lire: „l’orientation générale de votre sensibilité dans ces poèmes m’est, […], par instinct sympathique. Ce dégoût qui y transmute du réel actuel de l’homme, qui vous amène à douter de la réalité du réel, à
soupçonner qu’il ne s’agit là peut-être que d’un rêve à forme de cauchemar.“44 Ce
qui n’empêche pas Gaultier de critiquer ce qu’il n’accepte pas: en fait, dans les
poèmes de Fondane „la vie l’emporte sur l’art. Il ne faut pas que cela soit quand on
extériorise ses émotions en images et en représentations et non en actes.“45
Donc, en commentant le recueil poétique Titanic, Gaultier apprécie la tentative
fondanienne, l’une de plus intéressantes dans l’art moderne, d’„établir des rapports
sensibles, entre des modes de la réalité, entre lesquels le mental humain a introduit les plus grands écarts, l’abstrait et le concret, qui pour moi est à la base et
qu’il faut ressusciter dans l’abstrait.“ Il est pourtant évident que Fondane ne pouvait pas accepter la conclusion de Gaultier: la pensée a scindé en deux l’homme,
mais c’est le concret, le réel, qui a subi le processus de néantisation auquel le
poète doit faire face avec le cri et l’irrésignation, certainement pas dans l’abstraction. Ces motifs majeurs de désaccord s’intensifient dans la perspective philosophique. Dans la Conscience malheureuse, après avoir admis les conséquences du
bovarysme, Fondane refuse cette conclusion ultérieure: „l’existence est essentiellement conditionnée par la connaissance d’elle-même et […] elle ne pourrait
jamais se dérober aux perspectives de la connaissance.“46 Et Gaultier lui répond
dans une lettre du septembre 1936, en s’appuyant sur le terme essentiellement.
En effet, c’est „de l’essence de la conscience de conditionner l’existence qui sans
elle ne peut se concevoir.“47 Mais, en kantien extrême, Gaultier soutient que les
règles qui codifient la manifestation primordiale de l’Etre, loin d’être des règles absolues et universelles, n’en sont que des modes possibles. Si du point de vue humain, l’existence est le seul mode que nous en connaissons, du point de vue de
l’Etre, elle n’est qu’un mode choisi parmi les autres. L’adverbe essentiellement
s’applique à l’existence, pas à l’Etre, qui dans l’hypothèse bovaryque métaphysi207
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que précède existence et conscience, puisqu’il leur donne naissance avec sa division en un objet pour un sujet. L’adverbe ne „s’applique pas à l’être dont nous ignorons les virtualités. L’existence relève de la connaissance, l’être de l’ignorance.
Nous ne connaissons que sa représentation qui est d’ordre bovaryque.“48
Il n’en reste pas moins que Fondane ne peut pas souscrire à cette idée de
l’existence immobilisée dans les cadres de la connaissance, quand c’est précisément l’existence qui a une primauté par rapport à la réflexion sur le phénomène
existentiel. C’est que l’homme, matière existentielle primordiale, est dynamite par
respect à cette ankylose. Fondane ne peut que refuser de la manière la plus absolue la réduction de l’homme (artiste, poète, philosophe) à la seule „activité“ spectatrice, voire intellectuelle. S’il quitte Gaultier dans ses conclusions, c’est qu’elles
sont apaisantes, réconfortantes, tandis que Fondane opte pour l’„irrésignation“.
„Tant que la réalité sera telle qu’elle est, de manière ou d’autre – par le poème, par
le cri, par la foi ou par le suicide – l’homme témoignera de son irrésignation, dût
cette irrésignation être – ou paraître – absurdité et folie“.49
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Pour une introduction plus exhaustive à l’œuvre de Jules de Gaultier, voir Gonzi, Alice:
Jules de Gaultier, la filosofia del bovarismo. Un philosophe nouveau nella cultura francese del primo Novecento, Firenze, Le Cáriti Editore, 2008; Buvik, Per: Le principe bovaryque, in Gaultier, Jules de: Le Bovarysme, Paris, PUPS, 2006; Buvik, P. (éd.) Gaultier,
Jules de: Le Bovarysme. La psychologie dans l’œuvre de Flaubert, Paris, Ed. du Sandre,
2007.
Fondane, Benjamin: „De la Etica la Spectacol“, in: Mântuirea, I, 262, 1919, 1, 269, 1919,
1. „Bovarism“, in: Rampa, V, 1132, 1921, 3. : „Etica si spectacol“, in: Sburatorul literaur, I,
35,1922, 176-177.
Bucarest, Socec, 1922, tr. fr. Odile Serre: Images et Livres de France, Paris, Paris-Méditerranée, 2002.
Fondane, Benjamin: „De la Etica la Spectacol“, in: Mântuirea, I, 262, 1919,1.
Autres ouvrages: Nietzsche et la réforme philosophique, Paris, Mercure de France, 1904;
Les Raisons de l’idéalisme, Paris, Mercure de France; Le Génie de Flaubert, Paris, Mercure de France, 1913; La Philosophie officielle et la philosophie, Paris, F. Alcan, 1922,
réed.: Paris, Ed. du Sandre, 2008; La Vie mystique de la nature, Paris, Crès, 1924, La
Sensibilité métaphysique , Paris, Ed. du Siècle, 1926, rééd.: Paris, Ed. du Sandre, 2007;
Nietzsche, Paris, Ed. du Siècle, 1926.
Gaultier, Jules de: Le Bovarysme. La psychologie dans l’œuvre de Flaubert, Paris, Librairie L. Cerf, 1892, 20.
Id., 11. Gaultier en citant Paul Bourget relie deux phrases successives de l’article dédié à
Flaubert reproduit dans: Guyaux, André (éd), Bourget, Paul: Essais de psychologie
contemporaine, (1883), Paris, Gallimard, 1993, 97-98.
Je remercie Madame Nathalie Le Gonidec de la Bibliothèque de Royaumont pour son
aimable disponibilité.
Dans Nietzsche et la réforme philosophique Fondane a coché plusieurs pages du chapitre Le bovarysme de l’histoire qui portent sur Nietzsche, sur le pouvoir critique et sur le
couple mouvement/fixité; dans Comment naissent les dogmes, Paris, Mercure de France,
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1912: dans l’article où Gaultier répond à Louis Dumur au sujet de Nietzsche, 198-205,
212-213.
Par exemple, dans Gaultier, Jules de: Le Génie de Flaubert, Paris, Mercure de France,
1913, 82, 83sqq.; on retrouve aussi plusieurs annotations dans ces ouvrages sur les citations que Gaultier reprend de ses livres antérieurs.
Fondane a coché plusieurs pages dans Le Génie de Flaubert, op. cit., 143-145.
Fondane, Benjamin: „Réflexions sur le spectacle“, in: Cahiers de l’Etoile, II 8, 1929, 256257, „Réflexions sur le spectacle“ (fragments), in: Unu, II, 14, 1929, 3. „Jules de Gaultier“
(article nécrologique), in: Cahiers du Sud, XIX, 55, 1943, 318-320.
La réception française de Nietzsche offre des idées qui méritent d’être approfondies, surtout pour ce qui concerne la nature philosophique de sa première phase. En fait, au-delà
de ce qu’on pense en être l’héritage le plus considérable, c’est-à-dire, le fait d’avoir traduit Nietzsche, certaines inspirations réémergeront pendant la seconde moitié du XXe
siècle. En synthétisant de façon extrême, on peut dire qu’il y a une présence simultanée
de facteurs d’hostilité et d’accueil favorable. Cette première phase (1877-années Trente)
se meut le long des fractures à travers lesquelles certaines idées semblent se perdre,
d’autres se modifier, d’autres être apparemment oubliées, pour enfin reémerger de façon
karstique. Nietzsche est, au début XXe siècle, un auteur à la mode; entre les deux guerres, à quelques exceptions, près, on cesse de le lire ou on le lit juste comme le représentant du germanisme et de la croissante barbarie nazie. C’est un moment crucial:
d’une part, les auteurs de droite (emphase sur la volonté de puissance), de l’autre, des
interprétations antifascistes qui s’intéressent à l’idée de l’Ewige Wiederkunft et à
l’insistance (perçue comme anti-hégélienne) de Nietzsche sur l’irréductibilité des éléments de contradiction et dans la pensée et dans la vie. Le Rider, Jacques: Nietzsche en
France de la fin du XIXe siècle au temps présent, Paris, Puf, 1999, Gonzi, Alice: „Zarathustra a Parigi nel primo Novecento: Nietzsche e Jules de Gaultier“, in: Intersezioni, 1,
2007, 41-62.; Id.: Zarathustra a Parigi nel primo Novecento, Roma, Aracne, 2012.
Gaultier, Jules de: „F. Nietzsche“, in: Revue blanche, décembre 1898, 515-524.
Kant dans la première Kritik a travaillé au service d’un instinct de connaissance pur, en
dévoilant des mystères qui auraient pu endommager l’instinct vital au détriment de la vie.
Après s’être aperçu de ce risque, Kant aurait remanié ses idées, aurait trahi l’instinct de
connaissance au profit de l’instinct vital et, pour ce motif, aurait écrit la Kritik der praktischen Vernunft. Kant a eu peur du pouvoir néantisant de son œuvre, tandis que Nietzsche a poursuivi ce défi. Donc, la vraie valeur de la Kritik der reinen Vernunft c’est de
néantiser les illusions vitales et seul Nietzsche a su amener cette opération jusqu’au bout.
Fondane, Benjamin: Images et livres de France, op. cit., 204.
Id., 206.
Gaultier, J. de: Nietzsche et la réforme philosophique, op. cit., 63. Voir aussi: La Sensibilité métaphysique, op. cit., 116.
Gaultier, J. de: Comment naissent les dogmes, op. cit., 200, 206-207.
Fondane, B.: Images et livres de France, op. cit., 206-207.
Gaultier, J. de: Comment naissent les dogmes, op. cit., 196.
Id., 194 et sqq, Fondane a coché: pouvoir d’impulsion, surhumain, dionysiaque / pouvoir
d’arrêt, culture, apollinien.
Fondane, B.: Images et livres de France, op. cit., 208.
Guedj, Dominique: „ Jules de Gaultier: le bovarysme et le spectacle“, in: Cahiers B. Fondane, 5, 2001-2002, 36-49.
Idem.
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26 Fondane, B.: Images et livres de France, op. cit., 206.
27 Id., 208.
28 Dans le Faux Traité d’esthétique (1938) Bergson et Gaultier sont réunis sous la même
critique. Si le premier essaie d’opposer au „danger réel“ le rappel à la foi abolie, si Gaultier se rattache à l’art, tous deux ne s’aperçoivent pas que la menace la plus terrible vient
du pouvoir dissolvant de la faculté critique qu’ils vénèrent. Pour ce motif, „la solution qui
s’impose“ devrait être „d’abolir d’abord, ou du moins limiter fortement [ses] pouvoirs dissolvants et [ses] prestiges reconnus nuisibles.“ Id., 19.
29 Guedj, D.: „Fondane lecteur de Jules de Gaultier“, art. cit., 31.
30 Cf., Jutrin, Monique: „Une découverte: le manuscrit du Faux Traité d’esthétique de 1925”,
in: Cahiers B. Fondane, 5, 2001-2002, 56-64, 60. „Jules de Gaultier réduit le monde à un
simple jeu phénoménal sans but, à un spectacle d’art. N’exagère-t-il pas?“ (Chap. V).
31 Fondane, B.: „Réflexions sur le spectacle“, art. cit., 263.
32 Fondane, Benjamin: Rencontres avec L. Chestov, Paris, Plasma, 1982, 42.
33 Cette interprétation particulière de Nietzsche a eu beaucoup d’importance même pour la
formation philosophique de Georges Bataille (disciple de Chestov entre 1922-1923). Le
lien entre eux est profond et durable malgré les hommages contradictoires que Bataille
rendra à son ancien maître. Seul Pierre Klossowski s’était aperçu de l’importance de
Chestov dans la pensée de Bataille: son affirmation selon laquelle la mort de Dieu n’est
pas définitive, et que la conscience de sa mort n’aboutit pas à un athéisme grossier, sont
à la base de l’athéologie d’Acéphale. Klossowski, Pierre: Le peintre et son démon, Paris,
Flammarion, 1985, 177; Gonzi, Alice: „La première réception de Nietzsche en France:
Gaultier, Chestov, Bataille, Fondane“, in: Cahiers B. Fondane, 13, 2010, 91-100.
34 Fondane, B.: La Conscience malheureuse, Paris, Denoël, 1936, 287, n. 1. Voir aussi:
Rencontres avec Léon Chestov, op. cit., 117.
35 Chestov, Léon: L’Idée de bien chez Tolstoï et Nietzsche, 1902, Paris, Ed. du Siècle,
1925, 254.
36 Dès l’introduction à l’Idée de bien, jusqu’à l’article „Madame Lafarge et la lutte contre les
évidences“, de 1934.
37 Fondane, B.: Rencontres avec L. Chestov, op. cit., 77.
38 Id., 78.
39 Fondane, Benjamin: Le lundi existentiel et le dimance de l’histoire, Monaco, Ed. du Rocher, 1989, 181.
40 Guedj, D.: „Jules de Gaultier: le bovarysme et le spectacle“, art. cit., 34.
41 Fondane, B.: Le Lundi existentiel, op. cit., 183.
42 Gaultier, Jules de: „Introduction à la vie intellectuelle“, in: Revue blanche, IX, 1895, 508514, 513.
43 Fondane, B.: Images et livres de France, op. cit., 205.
44 Gaultier, Jules de: „Lettres inédites à Benjamin Fondane“, in: Le Beffroi, VI, 1988, 77-85, 78.
45 Id., 77.
46 B. Fondane: La Conscience malheureuse, op. cit., 33.
47 Gaultier, J. de: „Lettres inédites à B. Fondane“, art. cit., 84. Gaultier reproche à Fondane
de confondre raison et rationalisme, confusion qui vient de la philosophie officielle, que
Gaultier attaque. La raison n’est que „l’ensemble des perspectives, temps, espaces, que
l’expérience c’est donné, involontairement et du seul fait de sa division avec elle-même.“
Elle ne peut pas être idolâtrée. Id., 83.
48 Idem.
49 Fondane, B.: La Conscience malheureuse, op. cit., XVII.
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