202
Dossier
Alice Gonzi
Jules de Gaultier lu par Benjamin Fondane
Prémisses
La rencontre entre Jules de Gaultier1 et le jeune Fundoianu a été littéraire avant
d’être personnelle: le critique roumain consacre au théoricien du bovarysme de
nombreux articles dans des revues roumaines,2 avant de publier un essai dans le
recueil Imagini i crti di Frana.3 Dès 1919, Fundoianu définit Gaultier comme un
„philosophe européen connu pour sa nouvelle conception de la théorie de la
connaissance“.4 A son arrivée à Paris, il rencontrera Jules de Gaultier en devenant
un assidu de son salon; c’est chez lui qu’il fera la connaissance, en 1924, de Léon
Chestov.
Achille-Jules de Gaultier de Laguionie naquit à Paris en 1858 et mourut à Boulo-
gne-sur-mer, en 1942. Il est fort méconnu aujourd’hui, même si la notion de bova-
rysme est souvent utilisée et vulgarisée, souvent arbitrairement. Ses débuts
remontent à une brochure intitulée Le Bovarysme, la psychologie dans l’œuvre de
Flaubert de 1892, et à une série d’articles parus entre 1895 et 1898 dans la Revue
Blanche sous le titre d’Introduction à la vie intellectuelle. Si ces textes sont encore
empreints de l’influence schopenhauerienne (dont les échos ne disparaîtront ja-
mais dans son œuvre), son premier livre, qui réunit une série d’articles parus à
partir du 1895 dans le Mercure de France, porte le titre de De Kant à Nietzsche
(1900; réed. 2006). Il sera suivi de l’étude Le Bovarysme: essai sur le pouvoir
d’imaginer en 1902 et de La fiction universelle en 1903 (réed. 2010).5
„Le pouvoir départi à l’homme de se concevoir autre qu’il n’est“,6 telle est la
définition du bovarysme formulée par Jules de Gaultier. Définition qui se rattache
au roman de Flaubert, mais qui est surtout philosophique: à partir de l’étude de cas
pathologiques, ce „principe funeste“ s’élargit aux sociétés, aux peuples, à
l’humanité, à l’être. Là il rejoint „le mal de la pensée“ dont parlait Paul Bourget que
Gaultier cite: „la Pensée qui précède l’expérience au lieu de s’y assujettir, le mal
d’avoir connu l’image des sensations et des émotions avant les sensations et les
émotions.“7
Certaines thématiques intéressent particulièrement Fondane dès son premier
contact avec Gaultier. Les annotations des ouvrages qui sont conservés à la Bi-
bliothèque de Royaumont8 en témoignent:
1) la lecture gaultierienne de Nietzsche (nombreux soulignements de Fondane
là où Gaultier interprète le philosophe allemand ou en cite des passages);9
2) le bovarysme et les concepts-clés: erreur créatrice, non-vrai, illusion, critique
de la morale, interprétation esthétique;10
203
Dossier
3) la critique du romantisme qui est un bovarysme: il transforme des instincts
combinés et métamorphosés en des entités simples, des objets produits artificielle-
ment (grâce à l’illusion) en existants en soi.11
Du point de vue intellectuel, une fracture se présente dans la critique fonda-
nienne entre les premiers articles roumains et les textes en français à partir de
1928.12 Suite à une maturation intellectuelle, Fondane approfondira la perspective
de Gaultier en la discutant d’une manière toujours plus autonome, en se dépouil-
lant de son influence première, tout en gardant à la racine de certaines de ses
idées le nœud du bovarysme et des thèmes qui lui sont liés.
Carrefours: Nietzsche, Gaultier, Chestov, Fondane
L’intérêt pour la philosophie de Nietzsche, que Fondane n’abandonnera jamais, est
orienté par la lecture de certaines des œuvres majeures de Jules de Gaultier. Si
Fundoianu lit Nietzsche attentivement, il lit simultanément l’œuvre de l’un des pre-
miers auteurs français qui s’intéressèrent, en philosophe, à Nietzsche – et qui
participèrent activement à la première phase de la réception du philosophe alle-
mand en France.13 Fondane est particulièrement captivé par le fait que Gaultier
met en valeur l’hypothèse nietzschéenne selon laquelle la condition de la vie n’est
pas ce qui est vrai, mais le seul apparaître, une vaste volonté d’illusion, le men-
songe, bref, le non-vrai.14 En fait, dès que Gaultier s’est éloigné de Schopenhauer
pour se rapprocher de Nietzsche, il récupère un Kant plus originel, celui bien en-
tendu de la Kritik der reinen Vernunft,15 ce qui lui permet de bâtir un système qui,
en partant de l’hypothèse bovaryque, se module en une série d’oppositions binai-
res. La première, entre instinct vital et instinct de connaissance, correspond à celle
entre éthique et esthétique. „Entre illusion et contemplation, entre le monde éthi-
que et esthétique, Jules de Gaultier décrète un antagonisme inexorable. D’une
part ‘l’instinct vital’ (auquel s’applique l’idée de Nietzsche: la non-vérité, condition
de la vie), de l’autre ‘l’instinct de connaissance’. Les deux extrêmes: vouloir et
connaître.“16
Donc, chez Gaultier, la métaphysique du spectacle, la métaphysique de l’artiste
s’est développée, en devenant système, à partir de la rencontre avec Nietzsche,
qui „a eu un moment la même idée, vite abandonnée, lorsqu’il a soutenu que le
monde ne pouvait se justifier qu’en tant que phénomène esthétique. Il écrivit alors
La Naissance de la tragédie, il était spectateur.“17 Mais, selon Gaultier, au lieu de
porter à ses conséquences extrêmes l’idée d’une justification esthétique de la vie
exprimée dans Geburt der Tragödie,18 Nietzsche change de direction: en proie à
la cruauté envers soi-même et refusant l’idée qu’une hypothèse quelconque
puisse l’emporter sur les autres, supprimant ainsi les oppositions des différentes
volontés se disputant la suprématie. Vu que la théorie de l’Ewige Wiederkunft des
Gleichen exige la référence à une joie esthétique (propre au spectateur), plus pro-
fonde que la souffrance que l’homme éprouve en tant qu’acteur de la représenta-
204
Dossier
tion, vu que Nietzsche n’a pas été fidèle à cette pensée, la théorie de l’Ewige Wie-
derkunft „est excentrique“.19 Une critique semblable résonne dans les analyses de
Fondane. Après La Naissance de la tragédie, Nietzsche „placera au cœur d’un
monde justifié esthétiquement sa suprême volonté de puissance. Le philosophe
était pour lui un créateur de valeurs. Du philosophe comme spectateur jusqu’au
créateur de valeurs, voilà tout ce qui sépare les deux sensibilités – l’une éthique et
l’autre spectaculaire – et les deux instincts – l’un vital et l’autre cognitif.“20
D’ailleurs, pour Gaultier, dans son apparente incohérence (célébrer à la fois le
mouvement incessant ou la fixité), Nietzsche n’imite que la vie, qui est essentielle-
ment contradiction d’elle-même. Dans une telle théorie du réel, il faut que les deux
tendances opposées se rejoignent dans un compromis, même précaire; „afin que
naisse la vie de relation, le réel“ il faut „le fait d’opposition lui-même, [et] qu’une
force soit divisée avec elle-même, qu’elle entre en antagonisme avec elle-même,
qu’elle se contredise elle-même“.21 A l’intérieur de la théorie bovaryque, qui
affirme que tout ce qui est, (en admettant qu’il y ait, pour Gaultier, quelque chose
qui est, d’une façon authentique) parce qu’il ment sur soi-même (y compris l’Etre),
la philosophie nietzschéenne démontre et illustre les modalités qui seules permet-
tent l’existence du réel.22
Donc, pour Gaultier, le rapport entre Übermensch, en tant qu’expression et ca-
pacité créatrice de la Wille zur Macht, et l’Ewige Wiederkunft reste incohérent dans
la philosophie nietzschéenne. Ce que n’empêche pas à Gaultier d’y distinguer une
signification très valable. L’idée qui soutient la lecture gaultierienne de Nietzsche
atteste que, au fond de ces deux tendances, une volonté d’illusion reste, qui peut
nourrir l’intrigue de l’immense scène de la vie. Gaultier intègre et développe les
réflexions nietzschéennes, et surtout ces dernières, pour déployer de plus en plus
sa philosophie du spectacle.
[…] le bovarysme intervient chaque fois que le sujet est placé face à lui-même en tant
qu’objet – c’est-à-dire toujours. Ce mécanisme d’illusion, dont le sujet est la victime,
mobilise l’ensemble des forces, des activités, du monde éthique: c’est un prétexte
grâce auquel le piège de la vie crée un incessant spectacle. La ‘volonté de puissance’
devient ainsi, dans la représentation des phénomènes, le moyen le plus sûr de cons-
truire le monde devant le spectateur – et on pourrait la traduire de cette façon: la vo-
lonté de créer et de faire perdurer la farce métaphysique de l’existence.23
Un autre auteur dont l’analyse marque le rapport entre Gaultier et Fondane est H.
Bergson. Dans son article de 1919, Fondane critique l’excès de vitalisme de Berg-
son qui le conduit à confondre, au niveau de sa métaphysique, le sujet et l’objet,
l’existence et la connaissance. Au contraire, Gaultier ne confondrait pas sujet et
objet; le maintien de cette distinction nette, quoique à risque de dualisme, expli-
querait d’une manière plus exacte l’impossible adaequatio du sujet à l’objet, cette
douloureuse inadéquation que Fondane „appellera plus tard ‘conscience malheu-
reuse’.“24 Contre Bergson, Fondane suit ici „la théorie spectaculaire de la connais-
sance de Gaultier“ tandis que peu après il s’en éloignera „au nom même de la
‘sensibilité messianique’ d’ordre métaphysique.“25 A ce moment, Fondane peut
205
Dossier
l’admettre parce que, en reprenant la théorie de la connaissance de Kant,26 Gaul-
tier bâtit le bovarysme comme une nouvelle „théorie de la connaissance intégrale“
qui a „la très nietzschéenne fonction de justification esthétique de l’existence.“ La
métaphysique de Gaultier démasque l’illusion de la perfection du sujet, de plus „le
sujet ne parvient à se connaître lui-même qu’à travers le prisme de ses propres
erreurs“27 engendrant le sourire de Gaultier et le nôtre. Tout changera par la
suite.28
En fait, ce qui intéresse Fondane, à cette époque, est justement la tentative
d’une justification esthétique de l’univers suite à l’interprétation gaultierienne de
Nietzsche. La reconnaissance de l’erreur créatrice, du non-vrai comme condition
(nietzschéenne) du réel, les couples antithétiques instinct vital/instinct de connais-
sance et conception éthique/conception esthétique, avec la dichotomie supplé-
mentaire entre „philosophie de la relation“ et „pensée de l’identité“, le „principe
‘d’illusionnisme’ érigé en protestation contre la croyance à la réalité objective de
l’idée, qui seront au cœur de l’œuvre postérieure de Fondane“ sont ainsi acquis
„avant la rencontre avec l’œuvre de Chestov.“29
Désaccords: spectateur/acteur, sensibilité messianique/sensibilité
métaphysique
Fondane semble s’être détaché de certains aspects de la pensée de Jules de
Gaultier avant son arrivée à Paris.30 L’éloignement définitif remonte à 1928. En
1929, Fondane écrira: Gaultier „va donc être avec Nietzsche pour le mensonge
heureux, pour le mensonge efficace, qui entretient et attise le miracle de la vie.
Cependant voilà qu’il se dresse contre la sensibilité messianique, créatrice de ces
mensonges, et institue à la place une nouvelle sensibilité qu’il appelle ‘spectacu-
laire’“.31 C’est que la vraie sensibilité spectaculaire, celle qui est créatrice, serait
justement la sensibilité messianique que Gaultier vient de rejeter (dans La sensibi-
lité métaphysique); c’est que sa nouvelle sensibilité spectaculaire côtoie trop pour
Fondane, l’idéalisme.
Le processus de maturation de Fondane est à la fois personnel et philosophi-
que: il passe à travers la rencontre de Chestov. Quand Fondane rencontre Ches-
tov (il avait publié une série d’articles sur Les Révélations de la mort dans Adeva-
rul literar si artistic, 5 août-9 septembre 1923), il affirme: „mon philosophe avait été,
jusque-là, Jules de Gaultier et, à travers lui, Nietzsche, le Nietzsche de l’Origine de
la tragédie.“32
Quel est l’apport de Chestov? Avant tout, Chestov pousse Fondane à accepter,
même si à son corps défendant, la dimension de la philosophie de la tragédie; en
outre, il lui révèle un Nietzsche nouveau, „chestovisé“. Source primaire de la philo-
sophie existentielle: le Nietzsche de Chestov, lié à Job, Pascal, Kierkegaard et
Dostoïevski (dans une lignée peut-être paradoxale mais riche d’influences poten-
tielles)33 est un Nietzsche singulièrement chrétien, obsédé par une seule question:
206
Dossier
„Mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné?“ Fondane enrichit ainsi son Nietzsche,
mais il donne aussi son apport à celui de Chestov. Quand le philosophe russe
avait publié L’Idée du bien chez Tolstoï et Nietzsche, il ne pouvait pas connaître
cette phrase de Nietzsche: „La réfutation de Dieu: en somme, ce n’est que le Dieu
moral qui est réfuté“ (Œuvres posthumes, aph. 190).34 C’est précisément Fondane
qui signale à Chestov cette affirmation étonnante, l’un des axes de la lutte chesto-
vienne contre l’idée selon laquelle Dieu est seulement le Bien moral, étant lui aussi
assujetti à la Nécessité morale, ce qui va confirmer au plus haut degré la convic-
tion selon laquelle Nietzsche „a ouvert le chemin, il faut chercher ce qui est au-
dessus du bien. Il faut chercher Dieu“.35 Donc, le second désaccord a directement
à faire avec les spécifiques interprétations que Gaultier et Chestov donnent de
Nietzsche.
Du reste, le rapport entre Chestov et Gaultier sera toujours entaché par une es-
pèce de malentendu qui est le fond de leur dialogue, bien que Gaultier ait plu-
sieurs fois réitéré son appréciation philosophique pour le Russe; il fit de nombreu-
ses tentatives36 de démontrer que leurs philosophies sont, de son point de vue,
compatibles. Une remarque intéressante, non datée, mais remontant vraisembla-
blement à 1935, rappelle une conversation de Fondane avec Chestov au sujet de
la philosophie de Jules de Gaultier: la théorie du bovarysme est résumée par Fon-
dane comme un „système spectaculaire en haine du jouir et du souffrir, et donc
des évaluations morales“.37 Suite à ces affirmations on peut présumer que le point
d’accord avec Chestov aurait pu être ce refus de l’éthique. Toutefois, celle de
Gaultier s’avère pour Chestov „une théorie moitié Kant, moitié Schopenhauer. Il a
pris chez le premier ‘le moment du désintéressement’, et chez le second, son éva-
sion du jouir et du souffrir. Mais pourquoi n’est-il pas allé jusqu’au bout de la pen-
sée schopenhauerienne? Il dit constamment: j’ai horreur de la morale! Mais, au
fond, il a horreur de l’existence et il aime la morale. C’est parce que l’existence ne
plaît pas à la morale, qu’il la repousse. Il aurait mieux valu aller jusqu’au bout et,
pour supprimer le jouir et le souffrir, déclarer le monde un mal et en appeler au nir-
vana. La morale contre la vie: c’est là le reproche que Nietzsche faisait à Schopen-
hauer.“38 La philosophie du spectacle gaultierienne s’avère le masque d’un mal
dissimulé, dérive idéaliste: voici comment on pourrait synthétiser les critiques ma-
jeures de Chestov. Ces critiques se retrouvent chez Fondane: bien que philosophe
de la contradiction infinie, sceptique, immoraliste, désormais au-delà de la vérité
même, Jules de Gaultier a „d’innombrables certitudes: que l’existence était un mal,
qu’elle était une illusion, qu’il fallait se dérober également à la souffrance et à la
joie et que tout essai de trouver une issue au conflit phénoménal et cognitif ne fai-
sait que nous replonger, en tant qu’acteurs, dans le drame que l’existence se
donne à elle-même, pour rien.“39
Selon Dominique Guedj „il y a deux Gaultier: le penseur du bovarysme du début
(1898), c’est celui auquel Fondane souscrit: le penseur de l’erreur sur soi créatrice,
et le Gaultier – philosophe ‘idéaliste’ de la sensibilité spectaculaire“.40 J’ajouterai
que le second Gaultier tend à cristalliser ses intuitions antérieures dans un sys-
1 / 9 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !