JALONS POUR UNE HISTOIRE DES JUIFS EN ALSACE
LA COUPE D'UNE CONFRÉRIE, UNE STÈLE FUNÉRAIRE,
UN MYSTÉRIEUX MANUSCRIT.
Les premiers travaux de sociologie historique et culturelle relatifs eu
Judaisme de la campagne alsacienne que nous avons entrepris, dans le cadre
des enquêtes à vocation régionale de notre Institut de Sociologie, ne sont pas
restés sans écho. La parution d'études consacrées aux rites de naissance, au
mariage, à la conscription, à la place que les Juifs occupaient dans l'imaginaire
collectif et à leur représentation dans l'art, nous ont attiré la sympathie, puis la
collaboration, d'un certain nombre de spécialistes quelque peu découragés par
leur isolement. A nos étudiants se sont associés Monsieur le grand rabbin War-
schawski, Monsieur le rabbin S. Schlesinger, Messieurs Robert Weyl et
Salomon Picard. Ainsi notre équipe s'est renforcée et a rencontré une audience
certaine dans la population alsacienne. Nous voudrions remercier deux de nos
collaborateurs, Messieurs E. Rott et G. Westphal, spécialistes de l'histoire
d'Alsace, qui ne ménagent pas leurs efforts pour nous aider chaque fois que
nous rencontrons des difficultés dans ce domaine des plus complexe.
F. RAPHAËL
I
La Coupe de la «Hevrat Hakavranim»
(Confrérie des Enterreurs) de Colmar
F. RAPHAËL, S. PICARD
Il existe dans toutes les Communautés juives une confrérie ayant pour
charge d'assister le mourant dans ses derniers instants et d'accomplir les rites
funèbres. Cette association est souvent dénommée «Hevra Kadicha» («sainte
confrérie») ou «Hevrat Gemilout Hasidim» («Société de Bienfaisance»). La
«Hevrat Hakavranim», la «Confrérie des Enterreurs» de la communauté de
Colmar possède un joyau extrêmement original. Il s'agit d'un groupe de quatre
personnages portant sur leur épaule un brancard sur lequel repose un cercueil.
Les inscriptions gravées sur le couvercle qui s'enlève très facilement
sont les noms des membres de la confrérie. L'ensemble a une longueur totale
de 24 cm et une hauteur de 14 cm : le cercueil lui même a 15 cm de long et
5,5 cm de large, tandis que les porteurs ont une hauteur de 8 cm. Cet objet en
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argent massif a été fabriqué en 1842 par un orfèvre du nom de Kruger, et les
noms ont été gravés par Jehuda Stem, le chantre de la communauté. Les quatre
porteurs correspondent bien aux rares témoignages littéraires que nous
possédons sur le cortège funèbre juif dans la campagne alsacienne, bien que ces
descriptions se rapportent à la deuxième moitié du xixe siècle. David Stauben
relate que «quatre hommes choisis par le sort dans une société religieuse de
l'endroit, et coiffés seulement, pour toute toilette, d'un chapeau rond, portèrent
sur leurs épaules un cercueil en bois blanc, non raboté et couvert d'un drap
noir» ('). E. Coypel évoque leur «large chapeau», ainsi que la simplicité du
cortège (2). S'agit-il d'un objet purement ornemental ou bien répondait-il à un
usage précis ? Telle est la question que l'on se pose, tout en ne restant pas
insensible à la beauté même de sa facture, à l'équilibre de ses formes d'où se
dégage une grande sérénité.
Les Juifs ayant été expulsés définitivement de Colmar en 1512, il fallut at-
tendre la Révolution de 1789 pour que la ville accepte, bien malgré elle, de
leur rouvrir ses portes. Un recensement établi en 1823 fait état de 523 Juifs à
Colmar. Ceux-ci se réunissent dans des locaux de fortune, parfois une salle
d'auberge, pour y prier en commun. Ce n'est qu'en 1838 que le Comité de
Bienfaisance de la communauté obtient l'autorisation d'acheter le terrain où
s'élève encore de nos jours la synagogue. Lorsque celle-ci fut inaugurée le 15
septembre 1843 par le grand rabbin Seligmann Goudchaux la communauté
comptait 750 âmes. Il existait à Colmar une société de bienfaisance, «Bikour
Holim», dont il est fait mention en 1829 ; elle s'emploie à secourir les pauvres
en leur distribuant des «Blett», c'est à dire des billets qui leur garantissent le
couvert et parfois le gîte, à envoyer une subvention ainsi que des médicaments
aux malades et aux infirmes, à livrer du bois et des «matsoth» (pain azyme)
aux ménages nécessiteux. Quelques jeunes gens fondèrent en 1844 une
confrérie appelée «Eits Hajim» qui se fixait pour tâche d'aider les enfants
pauvres «à embrasser une carrière honnête et laborieuse dans le cas où la
société philanthrope du département n'aurait pas pu étendre ses bienfaits
jusqu'à eux». Sur la liste des juifs de Colmar qui font une souscription en
1845 afin de construire un «heqdich», un hôpital, on trouve, entre autre, un
aubergiste, un dentiste, un cordonnier, un boucher, un instituteur, un courtier
de fourrage, un marchand de bestiaux, des médecins, un tailleur, un professeur
et un corroyeur. Nous n'avons pas de renseignements sur la «Hevrat
Hakavranim» mais sur le couvercle du cercueil sont gravés les noms des 18
membres de la confrérie «de la sainte communauté de Colmar», celui de leur
(1) D. STAUBEN, Scènes de la vie juive en Alsace, Paris, 1860, p. 91.
(2) E. COYPEL, Le Judaïsme, Mulhouse, 1876, p. 153.
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rabbin, ainsi que celui du chantre, Jehuda Stern, qui y officia de 1832 à 1878.
Parmi les membres de la «hevra» mentionnons «Joseph Sopher», Joseph le
scribe, dont la tâche principale consistait à recopier scrupuleusement, en
respectant les règles de la pureté rituelle, les paroles de la Loi sur le parchemin.
Le chef spirituel de la communauté, celui «qui préside le tribunal rabbinique,
notre maître» le Rabbin Seligmann Goudchaux, était un homme modeste mais
d'une grande érudition et d'une profonde piété. Il avait d'abord exercé les fonc-
tions de précepteur dans une famille à Hechingen en Allemagne, puis celles de
rabbin successivement à Vieux-Brisach, Phalsbourg et Haguenau. En 1831 il
fut nommé grand rabbin de Strasbourg mais n'y resta que trois ans ; on lui
reprochait notamment qu'au lieu d'être «l'ami sincère de notre religion et de sa
sublime morale, en même temps qu'un protecteur éclairé pour nos institutions,
si indispensables pour achever notre régénération», d'avoir voué ses sermons
«à des dissertations talmudiques» et d'avoir fait «défense aux gardes nationaux
de Haguenau, d'aller à Strasbourg le samedi, jour de l'arrivée du Roi». Se
voyant en but aux tracasseries de ceux qui lui faisaient grief de ne pas s'être
pénétré «de l'obligation qui pèse sur lui de marcher dans l'esprit du siècle» (3),
il accepta en 1834 le poste de grand rabbin de Colmar, où il exerça son
ministère jusqu'à sa mort en 1849.
Les différents rites qui entourent la mort, l'obligation d'assister un mourant
dans son agonie, de veiller et de faire la toilette du mort, d'organiser l'en-
terrement et d'y prendre part, d'apporter la nourriture aux personnes en deuil
et de prier avec elles dans la maison du disparu, ont toujours été considérés
comme un acte de piété les plus éminents et les plus méritoires. Il semble qu'à
l'origine, tous les habitants d'une ville étaient tenus de s'occuper du mort et
d'interrompre leurs travaux jusqu'après l'enterrement. Mais le Talmud relate
déjà que la population était répartie en divers groupes qui, à tour de rôle, ac-
complissaient les devoirs funèbres afin que l'activité de la Communauté net
point paralysée («Moed Catane 27b»). A une époque plus tardive, la «Hevra
Kadicha» comprend 18 membres. Yitzhak Baer a découvert des documents at-
testant l'existence, dans l'Espagne du 13e siècle, de confréries ayant un titre,
des objectifs et des statuts identiques à ceux des « hevrot» qui se développeront
dans le reste de l'Europe au 16e siècle. C'est à cette époque, en effet, que les
confréries qui se chargent d'assister le moribond, d'effectuer la toilette
funéraire et de mettre le mort en terre, connaissent une grande extension. La
plupart d'entre elles portent la désignation de «Kavranim» ou «Kavarim»,
c'est-à-dire «Confrérie des Enterreurs». En 1562, E. Eliezer Ashkenazi fonde
la première confrérie de ce type à Prague ; il établit une réglementation très
précise qui sera amendée en 1573 par Rabbi Moses Môln (Maharil). En 1621,
(3) Cité par S.
BLOCH,
Seligmann Goudchaux, dans Le
Juif,
Strasbourg, 1919-1920.
PLANCHE I
Couvercle d'argent de la coupe de la Hevra Kadicha de Nikolsbourg
1725 (Musée Juif de Prague)
PLANCHE II
Coupe de la Hevra Kadicha de Colmar
(Photo Spiesser)
Coupe d'une Hevra Kadicha de Bohême (1692)
(The Jewish Muséum. New York)
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