Mémoire moral
Maurice Sachs
Au fait, qui donc résiste à la volupté d'être cruel ? bien plus délicate encore avec ces
êtres tendres qui sont à tous les coups épris de leurs bourreaux ? Pour ces raisons, je
me suis demandé parfois s'il était bon d'élever les jeunes Juifs avec les jeunes gentils.
Car déjà ils ne parlent en rien le même langage. Les Juifs n'entendent rien aux coups et
les gentils ne sont pas assez dialecticiens. Si bien que cette éducation commune laisse
entre les uns et les autres une peur mystérieuse de ce qu'on ne comprend pas. Et cela
persiste au cours des années. Car les Juifs redoutent toujours de voir les conflits réglés
par les coups et les gentils ne craignent rien tant que de voir un Juif ouvrir la bouche.
Je dirai même que c'est tout le différend racial : horreur des gentils pour un homme qui
ne sait ou ne veut se battre ; horreur des Juifs devant des adversaires qui se battent
avec d'autres armes que le verbe.
Pour les Juifs le verbe s'est fait chair, pour les gentils la chair s'est faite feu. Il n'y a de
vrais pacifistes que les Juifs d'abord parce qu'ils ont assez peur de se battre, ensuite
parce que leur esprit subtil leur fournit d'excellentes raisons, de courageuses raisons
pour soutenir le parti de leur peur.
Allons plus loin : est-ce que ce peuple juif n'est pas éternellement présent et témoin à
travers les âges parce qu'il ne s'est pas exterminé lui-même, parce que les pogroms ne
sont pas aussi self exterminating que les guerres, parce que les Juifs veulent vivre ?
Oh, il y a bien chez les Juifs une mystique de la souffrance, il y a bien un masochisme
par lequel ils acceptent qu'on les torture (... pour mieux redresser la tête après), parce
que le Juif a besoin d'être abaissé pour retrouver sa fierté ensuite, besoin d'être battu
pour retrouver au creux de la vengeance ses forces par trop alanguies, mais le Juif n'a
pas comme les gentils la mystique de la mort. Il ne lui serait pas possible de crier
comme un jeune milicien espagnol de la révolution de juillet 1936 : « Vive la mort ! »
Le Juif aime passionnément la vie et il la défendra toujours par toutes les astuces du
verbe.
J'étais bien juif au temps de ma jeunesse et j'aimais peut-être assez qu'on me batte mais
quel mépris et quelle rancune ne nourrissais-je point envers ces garçons peu subtils qui
réglaient à coups de poings leurs différends.
Vint l'armistice : nous défilâmes en chantant dans les rues du village ; quelques
villageois se ruèrent sur notre professeur de musique et pour fêter la paix nouvelle le
rossèrent parce qu'il portait un nom allemand : c'était Jean Wiener*.
Mémoire moral, Éditions des Cahiers de l'Herne (pp. 53-55)
*Jean Wiener (1896-1982), pianiste et compositeur français. Il fit les beaux jours du
Bœuf sur le toit dans les années 1920. Son style mêlait volontiers la musique classique
et le jazz. Auteur d'innombrables musiques de films. (NdE)
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