BRUNO DEFFAINS, SAMUEL FEREY THÉORIE DU DROIT ET

publicité
Color profile: Generic CMYK printer profile
Composite Default screen
BRUNO DEFFAINS, SAMUEL FEREY
THÉORIE DU DROIT ET ANALYSE ÉCONOMIQUE
L’analyse économique du droit est aujourd’hui un champ de tout premier
plan de la recherche en économie. Certains commentateurs y voient même l’un
des renouvellements les plus importants de la théorie économique depuis un
demi-siècle (Medema [1999]). Née aux États-Unis sous l’influence d’économistes et de juristes rattachés à l’École de Chicago, l’analyse économique du
droit contemporaine a eu un retentissement sans précédent dans ce pays. Institutionnellement, ce développement a touché aussi bien la recherche académique en économie que les pratiques des juristes eux-mêmes comme la création de cursus de Law and Economics dans les facultés de droit ou l’utilisation
de plus en plus importante d’arguments économiques par les avocats ou les
juges (Garoupa et Ulen [2006]). Ainsi, la nécessité, pour les économistes
comme pour les juristes, de participer à la construction d’un discours interdisciplinaire à la frontière de la théorie du droit et de la théorie économique est
devenue de plus en plus évidente. D’une part, la place grandissante des contentieux juridiques sur des questions économiques (droit de la concurrence, droit
des contrats, droit du travail) impose aux économistes de mieux connaître, de
mieux comprendre et de mieux expliquer le rôle des règles de droit et de leur
application au sein des économies contemporaines. D’autre part, l’effet économique des règles juridiques impose également aux juristes de mieux connaître
les conséquences économiques de chacune de leurs décisions.
Alors même que le mouvement a essaimé dans nombre de pays européens
(Allemagne, Belgique, Espagne, Pays-Bas, Italie), la situation en France est
assez en retrait dans la mesure où les juristes et les théoriciens du droit restent
extrêmement réservés sur la pertinence du projet d’analyser le droit grâce aux
outils des économistes1. Pour ce qui concerne la France, cette réserve s’exprime
1. Cette différence d’accueil réservé par les juristes à l’analyse économique du droit
a suscité de nombreuses interrogations sur les facteurs qui ont joué aux États-Unis et pas
en Europe (Garoupa [2006]). Ainsi, il est clair que l’organisation des études juridiques
aux États-Unis, le terreau jurisprudentiel sur lequel s’est développée la rencontre entre
droit et économie, la place de la common law dans le système juridique américain sont
autant de déterminants qui ont joué, à des degrés divers, un rôle important.
Droits — 45, 2007
223
S:\53775\53775.vp
mercredi 23 mai 2007 11:57:04
Color profile: Generic CMYK printer profile
Composite Default screen
224
Bruno Deffains, Samuel Ferey
de multiples façons et frôle parfois la caricature. Ainsi par exemple, pour
Legendre, la « mode passagère » de la « thématique Law and Economics » est
« censée aligner la réflexion juridique sur la théorie du marché » (Legendre
[2001], p. 189), ou, pour Supiot, l’analyse économique du droit ne serait
qu’une variante d’une théorie utilitariste et partagerait avec elle ses conséquences sacrificielles (Supiot [2005], p. 297)1 ; ou encore, pour Gaudu, les économistes feraient preuve de scientisme lorsqu’ils discutent du droit (Gaudu
[2005]). Provenant d’éminents juristes2, ces critiques peuvent cependant facilement être écartées.
D’une part, elles ne font pas droit – par ignorance sans doute – à la pluralité
des approches existantes en économie du droit (Mercuro et Medema [1997]).
Certes, on trouve des analyses économiques du droit libérales, voir ultralibérales autour de l’École autrichienne par exemple, tout comme on trouve des
recherches proches de l’utilitarisme au sein de l’école de Chicago3. Mais au
regard de la diversité des recherches menées dans ce champ, il est proprement
impossible d’assimiler analyse économique du droit et libéralisme tout comme
d’assimiler analyse économique du droit et utilitarisme. Qu’il suffise ici de rappeler, sur le premier point, que l’un des fondateurs de l’analyse économique du
droit, Ronald Coase, n’a cessé de chercher à comprendre pourquoi certains
modes de coordination non marchands pouvaient précisément être efficaces.
Qu’il suffise également de mentionner, sur le second point, qu’il ne faut pas
confondre l’utilitarisme en tant que théorie de l’action et en tant que théorie
morale. On peut tout à fait adhérer à une représentation de la théorie de
l’action en termes d’utilité sans pour autant adhérer à la théorie morale utilitariste4. On peut d’ailleurs considérer que, même en ce qui concerne la théorie de
l’action, la théorie économique a rompu avec l’utilitarisme. Et si elle a gardé la
notion d’ « utilité » pour analyser les comportements des agents, elle ne fait plus
désormais référence à un quelconque contenu psychologique.
Ainsi, l’économie du droit contemporaine est marquée au coin du pluralisme méthodologique et théorique. À côté des travaux directement inspirés de
Posner, on trouve désormais une analyse économique du droit néo-institu-
1. La critique de Supiot est d’autant plus surprenante qu’il cite dans la même page
Hayek et Posner alors que tout sépare ces deux auteurs aussi bien du point de vue de leur
représentation du droit que de leur représentation de l’économie ! Plus simplement,
Supiot adresse à l’ensemble de l’économie du droit une critique qui ne concerne que la
théorie utilitariste du droit parfois défendue par certains économistes du droit.
2. Notons sur ce point que des philosophes du droit de premier plan, comme Hart
par exemple, ont été relativement bienveillants à l’égard de l’analyse économique du droit
(voir Hart [1961] ; Hart [1977]).
3. Sur le lien extrêmement complexe de Posner et de l’utilitarisme, voir par exemple
Strowel [1992].
4. Ainsi, un auteur comme Rawls, par exemple (du moins le Rawls de la Théorie de la
justice), tente de construire une théorie de la justice explicitement anti-utilitariste sur le
fondement de la théorie du choix rationnel (Rawls [1971]). Preuve s’il en est qu’il faut se
garder de confondre la théorie de l’utilité en tant que théorie de l’action et en tant que
théorie normative.
224
S:\53775\53775.vp
mercredi 23 mai 2007 11:57:05
Color profile: Generic CMYK printer profile
Composite Default screen
Analyse économique
225
tionnaliste fondée avant tout sur l’importance des coûts de transaction, une
analyse économique du droit comportementale qui a renoncé à l’hypothèse de
rationalité parfaite au profit d’une théorie de la rationalité limitée, ou encore
des analyses directement inspirées de la théorie des jeux qui mettent l’accent
sur les asymétries informationnelles et sur les stratégies des acteurs.
Les quelques critiques à l’encontre de l’analyse économique du droit brièvement rappelées ci-dessus ne sauraient donc constituer des critiques sérieuses
contre l’économie du droit en tant que champ disciplinaire. Leur portée
concerne certains auteurs ou certains corpus particuliers de l’économie du
droit. Elles ont cependant un mérite : celui de traduire sûrement un manque
d’explication sur le statut épistémologique des recherches menées en économie
du droit. On doit d’ailleurs reconnaître que ces malentendus sont souvent le
fait des économistes du droit eux-mêmes. Ainsi, par exemple, si l’on étudie la
classification proposée par Kornhauser, et largement reprise dans les ouvrages
de présentation de l’économie du droit, les économistes du droit semblent distinguer trois statuts à leur discours : le premier est descriptif ; le second, prédictif ; et le troisième, normatif.
En tant que discours positif, l’analyse économique du droit est un discours
sur le droit. Il s’agit alors de prédire les conséquences des règles de droit (thèse
prédictive) ou, du moins, de décrire les réactions des agents aux différentes
règles de droit (thèse behavioriste). Dans les deux cas, l’hypothèse retenue pour
analyser le comportement des agents est l’hypothèse de rationalité, et la règle
de droit est représentée comme une contrainte – un prix « implicite » – pesant
sur les décisions individuelles des agents. En tant que discours normatif (thèse
normative), l’économie du droit a également un autre but, celui de défendre
l’idée que l’efficacité économique ou la maximisation du bien-être constitue un
but légitime du système juridique.
Une telle classification est très utile pour les économistes. Elle permet en
effet de bien faire le départ entre théorie positive et théorie normative. Mais,
pour le juriste, on peut raisonnablement penser qu’elle est insuffisante. En
effet, elle ne précise pas les rapports qui existent – et qui ont toujours existé
depuis la naissance du courant Law and Economics aux États-Unis au tournant
des années 1970 – entre théorie économique et théorie du droit. En effet, en
tant que théorie positive, l’analyse économique du droit semble être un discours externe au droit qui s’intéresse aux conséquences des règles de droit
comme peut le faire, par exemple, la sociologie juridique. On l’accuse alors de
rabattre systématiquement la norme sur les faits. En tant que théorie normative, l’économie du droit est une théorie morale qui, là encore, n’est que de peu
d’aide pour le juriste dès lors que les controverses sur la finalité d’un système
juridique ne relèvent pas en propre de la théorie juridique, au moins dans la tradition positiviste.
L’objet de cet article est précisément de proposer quelques pistes de
réflexion sur les rapports qui peuvent exister entre théorie du droit et théorie
économique. Nous aimerions démontrer que l’économie du droit peut être
considérée non pas seulement comme une théorie prédictive des effets des
règles de droit, mais comme une théorie de l’interprétation juridique. Les ressources qu’elle peut apporter à la théorie du droit sont alors d’autant plus pré-
225
S:\53775\53775.vp
mercredi 23 mai 2007 11:57:05
Color profile: Generic CMYK printer profile
Composite Default screen
226
Bruno Deffains, Samuel Ferey
cieuses que celle-ci est plongée depuis les années 1960 – au moins au niveau
théorique et épistémologique – dans une crise persistante de l’interprétation.
Présentée ainsi, l’économie du droit présente alors plusieurs séries d’enjeux.
D’une part, cela permet de faire un sort à un certain nombre de confusions persistantes en ce qui concerne le projet de l’économie du droit. D’autre part, une
telle perspective ouvre, à notre avis, des recherches fructueuses à l’intersection
de la théorie économique et de la théorie du droit.
Au vu de cette entreprise, il ne saurait être question de traiter de l’ensemble
de la théorie du droit contemporaine. Notre méthode est autre : elle est de partir d’une théorie du droit particulière – à savoir, le positivisme – pour construire
des relations possibles entre théorie du droit et théorie économique. Plusieurs
raisons militent pour ce choix restrictif : d’abord car le positivisme reste la
théorie spontanée des juristes pour penser leur propre pratique ; ensuite car la
théorie positiviste1 est d’emblée une théorie du droit qui vise précisément à isoler le registre juridique des autres registres de la vie sociale2 ; enfin car
l’économie du droit s’enracine profondément dans la tradition positiviste via
principalement la tradition réaliste américaine. Ainsi, tout en restant dans une
approche positiviste du droit, il est possible à notre sens de dessiner plusieurs
lignes de dialogue largement complémentaires entre analyse économique et
théorie du droit.
Nous développerons cette question en deux points. D’une part, on montre
d’abord que l’analyse économique du droit peut être comprise comme une
réponse à la crise de l’interprétation qui touche la théorie du droit, et notamment la théorie positiviste, depuis un demi-siècle (I. Analyse économique du
droit et crise de l’interprétation). C’est en tout cas ainsi que l’ont envisagée de
nombreux auteurs en économie du droit et en premier lieu Posner (Posner
[1977]). C’est d’ailleurs ainsi qu’elle a parfois été discutée par les théoriciens
du droit (Hart [1977] ; Rosenfeld [2000]). Dans un deuxième temps, nous
montrons alors quelles peuvent être les contributions de l’analyse économique
1. Nous employons ici l’expression « la théorie positiviste » sans, bien entendu, supposer que celle-ci est unifiée. Il faudrait davantage parler des positivismes tant ils peuvent
prendre des formes différentes. Cependant, ces théories sont unies par un certain nombre
de préoccupations communes et ce sont celles-ci qui nous intéressent pour le moment
(cf. Jouanjan [2000]). Mais il est clair que, au sein même des réalistes, on trouve de nombreuses variantes. Michel Troper remarque lui-même qu’il tente de construire une théorie
réaliste parmi d’autres possibles (Troper [2002-2003], p. 297). De même, l’ouvrage
publié sous la direction de Jouanjan consacré au réalisme s’intitule Théories réalistes au
pluriel.
2. Ce faisant, la Théorie pure du droit dessine deux discours assez distincts quoique
liés : le premier est la théorie générale du droit qui a vocation à expliquer tous les systèmes juridiques existant en cherchant ce qui fait la caractéristique fondamentale du phénomène juridique. La seconde est la science du droit qui a vocation à décrire des systèmes juridiques particuliers en faisant abstraction des autres discours à propos du droit.
Dans toutes ses œuvres, Kelsen a ainsi cherché à opérer des distinctions entre les phénomènes juridiques, d’une part, et les autres phénomènes sociaux (moraux, économiques,
politiques), d’autre part.
226
S:\53775\53775.vp
mercredi 23 mai 2007 11:57:06
Color profile: Generic CMYK printer profile
Composite Default screen
Analyse économique
227
du droit dans la construction d’une théorie de l’interprétation juridique1
(II. L’analyse économique du droit comme théorie de l’interprétation juridique). Cela permettra de proposer quelques pistes de recherches futures sur
les rapports qui pourraient se nouer entre économie du droit et théorie du droit
autour d’un diptyque fondamental interprétation/information.
I . ANALYSE ÉCONOMIQUE DU DROIT
I . ET CRISE DE L’INTERPRÉTATION
Comme nous l’avons dit, notre point de départ est la théorie positiviste du
droit. Ce choix peut être discuté, mais il nous semble justifié par plusieurs raisons. La première, c’est que la théorie positiviste, de par sa construction extrêmement solide, permet de faire surgir un certain nombre de distinctions structurantes en ce qui concerne l’étude des phénomènes juridiques. La seconde est
que l’analyse économique du droit comme le positivisme juridique ont, par le
biais du réalisme juridique, largement dialogué entre eux. La thèse de cette première partie est simplement que l’analyse économique du droit nous semble
être une tentative de réponse à la crise de l’interprétation qui touche la tradition
positiviste depuis les années 1960. Par « interprétation », nous entendons une
opération intellectuelle qui vise à « déterminer le sens d’un texte en vue de préciser la portée de la règle dans le contexte de son application »2 (Frydman
[2005], p. 15). Ainsi, l’interprétation est « l’ensemble traditionnel de questions
relatives aux modalités d’application d’un mot, d’une phrase ou d’un instrument particulier dans un contexte déterminé »3 (Cover [1983], p. 7). Dans un
premier temps, nous rappelons quelques éléments structurants du positivisme
juridique. Nous insistons particulièrement sur le fait que, en définissant la
norme de droit comme la signification d’un acte de volonté, le positivisme juridique se trouve devant une tâche redoutable, celle de préciser comment les
autorités chargées de l’interprétation des règles juridiques effectuent ce travail
de reconstruction du sens (A) La norme comme signification d’un acte de
volonté). Dans une seconde partie, nous voudrions alors replacer l’analyse économique du droit dans le contexte de la crise de l’interprétation qui a profondément bouleversé l’ensemble de la théorie du droit depuis les années 1960. En
insistant sur la filiation entre le réalisme juridique et l’analyse économique du
droit, il s’agira alors de montrer que l’on peut considérer l’analyse économique
du droit comme un candidat sérieux à proposer une théorie de l’interprétation
juridique (B) Théorie(s) réaliste(s) et crise de l’interprétation).
1. Nous développons infra la distinction entre théorie de l’interprétation et théorie
de l’interprétation juridique.
2. Souligné par nous. Cette notion de contexte aura une importance déterminante.
3. Ibid.
227
S:\53775\53775.vp
mercredi 23 mai 2007 11:57:07
Color profile: Generic CMYK printer profile
Composite Default screen
228
Bruno Deffains, Samuel Ferey
A) La norme comme signification d’un acte de volonté
En dépit de ses nombreuses variantes, développées aussi bien par Kelsen,
Hart ou Ross, le positivisme juridique présente un certain nombre de points
communs. Dans la mesure où nous ne cherchons pas à traiter du positivisme en
tant que tel mais à poser un certain nombre de concepts qui nous seront utiles
par la suite, nous nous en tiendrons ici à une présentation extrêmement sommaire de la doctrine positiviste. Les points retenus ont été ceux qui nous semblaient avoir une implication directe pour penser les rapports entre sciences
économiques et théorie du droit.
La première caractéristique d’une théorie positiviste à laquelle nous nous
intéresserons tient sûrement à son projet. Dans ses grandes lignes, ce projet vise
à construire une science du droit qui soit radicalement autonome par rapport
aux autres sciences sociales ou morales. C’est là le sens de l’expression kelsénienne lorsqu’il parle de « théorie pure du droit ». Cette référence à une théorie
pure – qui n’est pas sans rappeler d’ailleurs l’expression de Walras concernant
l’économie politique pure – exprime bien le postulat fondamental du positivisme : isoler la science du droit des autres sciences. Dès l’introduction de la
Théorie pure du droit, Kelsen écrit d’ailleurs qu’il convient, selon lui, de « débarrasser » la théorie du droit de « tous les éléments qui lui sont étrangers » tels la
psychologie, la sociologie, l’éthique, la théorie politique (Kelsen [1962], p. 9).
On pourrait, bien évidemment, y ajouter la théorie économique.
Cette position épistémologique – à savoir que la science du droit est une
science originale vis-à-vis de toutes les autres sciences sociales ou morales –
tient pour l’essentiel à l’objet de la science du droit. En effet, pour les positivistes, les objets de la science du droit sont les normes juridiques. La tautologie
n’est qu’apparente, car, derrière cette expression, il faut comprendre que, par
nature, les règles de droit sont des « devoir-être ». Cette distinction structurante
du positivisme est fondamentale. Les normes de droit sont en effet des prescriptions, des commandements, des obligations de faire ou de ne pas faire ou
encore des habilitations, c’est-à-dire des normes conférant des pouvoirs juridiques (Kelsen [1996]). Les normes de droit cherchent à indiquer aux agents un
certain nombre de comportements. En tant que telles, les règles de droit appartiennent donc à la catégorie générale des règles de conduite – ce dont témoigne
d’ailleurs l’étymologie des termes « règles » ou « normes »1. La science du droit
s’apparente donc, par son objet, à la morale ou à l’éthique. Comme la morale,
les règles de droit cherchent à prescrire et à diriger les conduites individuelles.
Mais les normes de droit constituent cependant une catégorie spécifique de
règles de conduite. En effet, elles sont juridiques, c’est-à-dire qu’elles n’existent
1. Étymologiquement le terme « règle » vient du latin regula signifiant « mettre à
l’équerre » puis par extension « étalon permettant de juger ». De même, le terme
« norme » vient du latin norma ( « équerre » ) et signifie par extension « régler une
conduite ». On retrouve d’ailleurs dans le terme droit lui-même cette même évocation de
la « rectitude » (directum) d’une conduite par rapport à un étalon.
228
S:\53775\53775.vp
mercredi 23 mai 2007 11:57:07
Color profile: Generic CMYK printer profile
Composite Default screen
Analyse économique
229
que parce qu’elles sont posées par des autorités habilitées à dire le droit et sanctionnées par l’autorité publique. Ainsi, tout acte de volonté cherchant à prescrire un certain comportement ne peut constituer du droit. Seuls constituent
du droit les actes de volonté qui sont reconnus comme producteurs de droit par
le système juridique. Comme l’écrit Kelsen, le droit règle sa propre création et
son application.
Ensemble de prescriptions, le droit appartient donc au devoir-être. Dès
lors, le mode d’existence d’une règle est la validité. Dire qu’une règle de droit
existe ou dire qu’elle est valide constitue un seul et même énoncé. Certes, cette
existence peut se trouver confortée par le fait que la norme se traduit effectivement par des comportements individuels conformes à ce qu’elle prescrit. Mais
cette effectivité de la règle n’est qu’une condition de son existence1. Ainsi, il
s’avère impossible de réduire l’existence de la norme à la seule existence de
conduites conformes. Le fait que des agents suivent certaines règles ne suffit
pas à créer du droit2 tout comme la violation systématique d’une règle de droit
ne suffit pas à en contester la validité et donc ne rend pas cette norme inexistante. En tant que devoir-être, la norme ne peut avoir qu’une existence
« idéelle » et non empirique3. Son existence ne peut être réduite à des faits purement matériels (conformité des comportements, etc.).
De cet ensemble de propositions, le positivisme tire un certain nombre de
conséquences. Ainsi, on comprend que le droit naturel ne puisse être qualifié
de droit par le positivisme. En effet, le droit naturel, supposé exister dans la
nature des choses, est un Sein et ne peut constituer en tant que tel un Sollen. Il
ne peut devenir du droit que si une autorité publique décidait, par un acte de
volonté, de le poser en tant que droit positif. Ce faisant, il perdrait précisément
son caractère de droit « naturel ».
Cette singularité de l’objet a des conséquences extrêmement fortes sur la
science du droit qu’il convient de préciser pour comprendre la position de
l’économie du droit. De par la séparation que le positivisme opère entre le droit
et la morale, il est clair que l’économie du droit qui se poserait d’emblée
comme une science morale – par exemple, utilitariste – n’est d’aucun secours
pour la théorie du droit. Certes, on peut très bien soutenir que le droit doit
poursuivre un but d’efficacité économique ou de maximisation du bien-être
social, mais cela relève de la science morale et non de la science du droit. Beaucoup des critiques adressées à l’économie du droit effectuent d’ailleurs cette
confusion en critiquant l’économie du droit sur le fondement de postulats
moraux (le plus souvent anti-utilitaristes). Ces critiques ne peuvent toucher
que l’analyse normative et ne préjugent en rien des liens existants entre analyse
1. Cette question divise largement les positivistes. Même chez Kelsen, la question de
l’effectivité est cruciale.
2. C’est ce qui distingue une routine d’une coutume : pour les positivistes, une coutume n’est du droit que parce qu’elle est reconnue comme telle.
3. Il convient ici de ne pas confondre existence et réalité. Le fait que les normes de
droit n’ont pas d’existence empirique ne signifie pas qu’elles sont dénuées de réalité. Si
l’on voulait parler comme Popper, on dirait que les règles de droit appartiennent au
monde 3, celui des représentations humaines (voir par ex. Grzegorczyk [2005], p. 41).
229
S:\53775\53775.vp
mercredi 23 mai 2007 11:57:08
Color profile: Generic CMYK printer profile
Composite Default screen
230
Bruno Deffains, Samuel Ferey
économique du droit et théorie du droit, puisqu’elles se situent à un niveau
autre que la théorie du droit.
À l’autre extrême, on voit bien également que la science du droit
ne peut se constituer comme une science purement empirique. Nous
aurons l’occasion dans les parties suivantes de préciser ce point. Là
encore, assimiler l’économie du droit à une science empirique du
droit revient à faire une confusion entre discours sur le droit et discours interne au droit. Pour beaucoup de critiques de l’économie du
droit, les économistes du droit traiteraient du droit sans adopter un
point de vue interne au droit et seraient donc dans l’incapacité de rien
apporter à la science du droit. Là encore, cette critique n’est qu’à
moitié pertinente. En effet, pour les positivistes, la science du droit est
bien une science « normativo-descriptive ». Elle est normative par son
objet – les règles de droit – mais elle est bien positive en ce sens
qu’elle vise précisément à décrire les normes existantes. En ce sens, le
recours à une science empirique comme l’économie pour décrire un
système de normes n’est pas, par lui-même, une contradiction dans
les termes.
Il convient ici de bien distinguer, à la suite de Kelsen, entre l’acte qui pose
la norme, la signification de cet acte et l’expression de cet acte (Kelsen [1996],
p. 200 et s.). En tant que tel, l’acte qui pose une norme est un fait de réalité :
c’est un vote par une assemblée, un jugement par une cour, etc. Du fait de la
distinction entre être et devoir-être, il est cependant impossible de considérer
que cet acte, en tant que fait réel, produise à proprement parler du devoir-être.
Ainsi, pour reprendre un célèbre exemple de Kelsen, que nous dirait une description purement factuelle du vote d’une loi ? On y verrait certains agents réunis dans une pièce levant la main, d’autres non. Or, pour le droit, une loi est
votée. La norme étant un devoir-être, on doit dire avec Kelsen qu’elle ne peut
être que la signification d’un acte de volonté.
De la même manière, on doit distinguer la norme elle-même et la manière
dont celle-ci est exprimée, l’existence de la norme et les moyens par lesquels un
individu ou un organe se représente à lui-même cette norme, la conçoit et la
transmet aux autres individus du système juridique. Ainsi, un acte qui pose une
norme peut être exprimé de multiples manières : par un texte, par un rite, par
un geste, par la référence à un principe non écrit, etc. C’est là une conséquence
nécessaire de la nature même de la norme, le fait de ne posséder qu’une existence « idéelle », de n’avoir qu’une pure existence mentale.
C’est dans ce contexte que se pose le problème de l’interprétation.
Puisque la norme est la signification d’un acte de volonté, il faut
nécessairement reconstruire cette signification lorsque l’on souhaite
appliquer une norme. Plus précisément, des auteurs comme Michel
Troper ont bien mis en évidence l’importance de cette question. En
effet, si la norme est, au sens propre du terme, la signification d’un
acte de volonté, alors le processus par lequel une autorité publique
230
S:\53775\53775.vp
mercredi 23 mai 2007 11:57:08
Color profile: Generic CMYK printer profile
Composite Default screen
Analyse économique
231
reconstruit cette signification devient crucial. C’est cette autorité
publique qui, à proprement parler, devient le réel créateur de droit,
puisque c’est elle qui reconstruit – par un acte de connaissance ou de
volonté – la signification de l’acte de volonté en question. Or, dès
lors que l’interprétation devient par lui-même suspect, que l’on reconnaît que cette opération n’a rien d’immédiat ni de transparent, c’est
toute la méthodologie positiviste traditionnelle qui se trouve mise en
cause1.
B) Théorie(s) réaliste(s) et interprétation
Les théoriciens qui s’intéressent à l’histoire des disciplines académiques
aiment souvent, peut-être trop, les « tournants » pour décrire l’évolution des
préoccupations scientifiques et des problématiques qui organisent un champ
du savoir : tournant cognitif ou informationnel en économie depuis le milieu
des années 1970, tournant pragmatique en philosophie du langage, tournant
herméneutique ou tournant interprétatif en théorie du droit. Certes, il ne faut
pas abuser de telles formulations. Pourtant, en ce qui concerne spécifiquement
la théorie du droit, il est clair que les débats nés dans les années 1960 autour de
la nature de l’interprétation juridique structurent désormais toute la réflexion
sur le droit en tant que phénomène social. Ainsi, selon Benoît Frydman,
« durant ces dernières décennies, l’interprétation a, sans aucun doute, été l’une
des questions les plus discutées de la théorie du droit » (Frydman [2005],
p. 15-16).
Or ces débats sur la nature de l’interprétation juridique se sont déroulés
dans un climat de « crise » (Frydman [2005], p. 16). Et l’on peut dire que la
théorie du droit s’est enfoncée dans une crise persistante, celle de l’interprétation (Rosenfeld [2000], p. 13 ; Frydman [2005], p. 16 ; Ackerman [1998]
(1991), p. 187 ; Horwitz [1992], p. 271-272 ; Terré [1994], p. 163). Cette
1. Cette question suscite de nombreux débats au sein de la tradition positiviste.
L’opposition se cristallise autour de la question suivante : soit l’on considère que
l’interprétation est un acte de connaissance, soit l’on considère qu’elle est un acte de
volonté (Troper [2000]). Michel Troper, est sûrement le principal représentant de
l’interprétation juridique comme un acte de volonté. La théorie tropérienne a donné lieu
à de nombreuses controverses qui tentent toutes de sauver l’interprétation comme acte
de connaissance. Comme le rappelle Troper soit l’on définit l’interprétation comme le
fait d’attribuer une signification – et, dans ce cas, on suppose implicitement qu’il existe
un sens à découvrir –, soit on la définit comme un acte de détermination de signification
– et, dans ce cas, on considère que le sens ne préexiste pas à l’interprétation qui devient
par là même un pur acte de volonté. Cette question divise aussi l’analyse économique du
droit. Selon nous, cependant, elle a tendance à proposer une autre lecture de
l’interprétation qui pourrait précisément permettre de sortir de cette opposition en considérant l’interprétation comme un effet émergent des volontés individuelles sans que pour
autant aucun agent particulier ne soit le seul maître de l’attribution – ou de la détermination – de la signification (voir seconde partie).
231
S:\53775\53775.vp
mercredi 23 mai 2007 11:57:09
Color profile: Generic CMYK printer profile
Composite Default screen
232
Bruno Deffains, Samuel Ferey
crise se traduit par un « manque de confiance par rapport à la validité de critères objectifs permettant d’attribuer des significations claires et distinctes aux
textes juridiques » (Rosenfeld [2000], p. 19 ; Unger [1983]). En tant que telle,
ces interrogations remettent en question les représentations traditionnelles que
l’on se faisait de l’activité des autorités habilitées à interpréter le droit, et
notamment les juges. C’est pourquoi cette crise est parfois présentée comme
une « crise du juge » (Lenoble [1994], p. 139). Les déterminants de cette crise
sont nombreux et ont été mis en évidence de multiples manières. Ainsi, si l’on
voulait expliquer les origines de ce tournant herméneutique en droit, il faudrait
sûrement citer les débats de théorie littéraire sur la déconstruction (Fish
[1989], Cusset [2003], Rosenfeld [2000]), les débats plus généraux sur
l’herméneutique philosophique et juridique (Ricœur [1995], Amselek (éd.)
[1995]), les débats américains sur la place du juge constitutionnel dans son
interprétation de l’ « original intent » des constituants (Lacorne [1991], Ackerman [1998]), ou encore l’influence des critiques réalistes sur des œuvres majeures de théorie du droit comme celle de Kelsen ou de Hart (Troper [1994],
[2000], Jouanjan (éd.) [2000]). La perspective retenue ici n’est pas de retracer
cette histoire mais plutôt de montrer que c’est dans ce contexte qu’il convient
de (re)placer l’économie du droit. En effet, l’analyse économique du droit est
précisément née de la crise de l’interprétation qui traversait la théorie américaine du droit dans les années 1970.
La première manifestation de la crise de l’interprétation est l’antiformalisme revendiqué par tous les nouveaux courants de théorie du droit qui
se développent au cours des années 1970. Ces années marquent ainsi la critique définitive et systématique de cette « croyance en la validité d’une méthode
déductive ou quasi déductive capable de donner des solutions déterminées à
des problèmes particuliers de choix juridiques » (Unger [1983], p. 564). C’est
principalement sur la tradition américaine du réalisme juridique que s’appuie
cette critique. Dès la fin du XIXe siècle, en effet, le juge Holmes s’attaquait aux
méthodes traditionnelles d’interprétation des règles de droit. Ce thème se
retrouvera sans discontinuer chez tous les héritiers de Holmes : de Pound fustigeant la « jurisprudence mécanique » à Llewellyn opposant les « règles en
action » aux « règles de papiers » (cité in Michaut [2000], p. 183). Le rêve formaliste s’adossait à une double représentation : d’une part, une représentation
de l’activité de juger comme une simple application syllogistique de la règle
générale à un cas particulier ; d’autre part, une conception de l’interprétation
comme une activité où le pouvoir de l’interprète se trouve limité par le sens,
supposé clair, de la règle. Cette clarté résidait à son tour soit dans la littéralité
du texte lui-même qui met en langage la norme, soit dans l’intention de
l’auteur de la règle, soit enfin dans la reconstruction rationnelle du sens de la
règle par la doctrine (Lenoble [1994], p. 140).
Ces travaux réalistes se trouvent démultipliés par la cristallisation, autour
de l’interprétation juridique, des thèmes de la « déconstruction » initialement
développés en théorie littéraire1. Il s’agit alors pour les théoriciens du droit,
1. Ainsi, en 1973, Twining pouvait écrire : « Le réalisme est mort. Nous sommes
tous des réalistes » (Twining, cité in Michaut [1994], p. 265).
232
S:\53775\53775.vp
mercredi 23 mai 2007 11:57:09
Color profile: Generic CMYK printer profile
Composite Default screen
Analyse économique
233
comme Fish par exemple, de lutter avec les nouvelles théories littéraires contre
« l’idéologie [...] de la transparence » et le « rejet minutieux du préjugé de clarté,
du postulat d’une lumière du sens » (Cusset [2003], p. 124)1. Dès lors, un texte
– fût-il de droit – n’est jamais « une pure présence qui révèle, immédiatement et
de façon transparente, une signification claire et distincte de son auteur »
(Rosenfeld [2000] (1998), p. 20)2. Il faut chercher l’au-delà du texte et explorer sa structure (Medema et Mercuro [1997], p. 169).
De ce point de vue, l’analyse économique du droit prend largement acte de
cette mort du formalisme. La position de l’un des chefs de file de l’analyse économique du droit – à savoir, le juge Posner – illustre parfaitement cette caractéristique. Pour lui, la signification d’une règle de droit n’est jamais donnée et
doit toujours être reconstruite. Que ce soit dans ses premiers articles ou dans
ses écrits plus tardifs, Posner n’a de cesse de fustiger le « rêve du juriste » d’une
science du droit intrinsèquement rationnelle (Posner [1995], p. 518). Ainsi,
dès sa recension du livre de Calabresi sur le coût social des accidents, Posner
insiste sur les « limites de l’analyse des textes, de la logique (...) comme
méthode d’enquête » pour déterminer le sens des règles de droit et appelle alors
à abandonner les méthodes traditionnelles des juristes (Posner [1970], p. 637).
Dès lors, aucune des méthodes formelles d’interprétation – littéralité du texte,
recherche d’une intentionnalité de l’auteur de la règle et doctrine analytique –
ne sont susceptibles de fournir des interprétations rationnelles.
D’une part, la littéralité du texte ne peut suffire pour déterminer le sens
d’une règle. Et cela en raison simplement de la nature du langage juridique.
Celui-ci tend le plus souvent à « la dissimulation et l’euphémisme » et est de
toute façon nécessairement « vague » (Posner [1996] (1988), p. 364 ; Posner
[1995], p. 520). C’est d’ailleurs le reproche que cet auteur adresse, dès le
milieu des années 1970, à Bentham. En supposant le langage comme « purement référentiel et transparent à la réalité », il a rendu mécanique l’interprétation et l’application du droit (Posner [1976], p. 583, p. 602-603 ; Posner
1. L’herméneutique juridique n’est en effet qu’une partie de l’herméneutique générale (Ricœur [1995], p. 177). Dans un ouvrage récent, Cusset retrace la pénétration aux
États-Unis de ce que l’on a appelé les French Theories. On y voit les facultés américaines
des années 1970 passionnées de théorie française, traduisant Barthes et Derrida et
n’ayant comme mot d’ordre que la « mort de l’auteur » et la « déconstruction du texte ».
Pour Cusset, c’est sûrement Derrida qui a eu l’influence la plus marquée (Cusset [2003],
p. 120). Le livre de Cusset traite peu du droit, mais des échanges ont incontestablement
existé entre ces débats littéraires et les débats de théorie du droit. Le parcours d’un
auteur comme Fish illustre parfaitement ces passerelles : professeur de littérature, il
devient en effet professeur de droit et sera l’une des figures de proue du courant droit et
littérature en introduisant notamment le concept de « communauté d’interprétation »
(Rosenfeld [2000] (1998), p. 40). Fish a d’ailleurs longuement critiqué la position posnérienne de l’interprétation dans Fish [1989].
2. La déconstruction, telle que la pensent les Américains, s’organise autour de quelques thèses centrales qui portent toutes sur l’interprétation et la signification. D’abord,
un texte n’a pas de signification par lui-même mais son sens doit toujours être reconstruit
en référence à d’autres textes. Ensuite, il existe toujours une discontinuité entre
l’intention de l’auteur du texte et ce que le texte est contraint de signifier.
233
S:\53775\53775.vp
mercredi 23 mai 2007 11:57:10
Color profile: Generic CMYK printer profile
Composite Default screen
234
Bruno Deffains, Samuel Ferey
[1990], p. 13-14)1. La référence au sens littéral d’un texte de droit ou d’un précédent n’a donc pas de sens pour Posner. L’activité de jugement n’est jamais
l’application stricte d’un syllogisme.
D’autre part, fonder l’interprétation sur l’intention de l’auteur de la règle
– l’intention originelle du constituant ou celle du législateur – n’est pas non
plus une justification valide pour le professeur de l’Université de Chicago. Il
faut ainsi cesser de penser que l’auteur est présent dans son texte2 (Posner
[1996] (1988), p. 247). Dans une certaine mesure, le sens de la règle dépasse
toujours son auteur et s’autonomise de la signification de l’acte de volonté qui
lui a donné naissance.
Enfin, Posner n’est pas moins sévère avec la doctrine. Les méthodes classiques d’interprétation sont pour lui source de confusion. Si « nous donnons,
écrit-il, un problème de droit à résoudre à deux juristes également distingués
choisis au hasard, nous avons de grandes chances d’avoir deux solutions
incompatibles » (Posner [1987], p. 767). Sans cesse, il s’oppose à la « doctrine
analytique » qui entend déterminer le sens des règles de droit sur le fondement
de « la lecture et de la comparaison des opinions »3 (Posner [1987], p. 762).
Posner reprend donc très largement à son compte les positions issues de la
conjugaison du réalisme juridique et de la déconstruction. L’acte d’interpréter,
effectué par le juge, ne peut être conçu comme la recherche d’une quelconque
intentionnalité de l’auteur – par exemple, un législateur – ou d’un sens qui
serait déjà là attendant simplement d’être découvert et restitué.
Du point de vue de l’analyse économique du droit, ce positionnement initial de Posner est fondamental4. En effet, il autorise, pour interpréter les normes de droit, à ne plus recourir aux concepts mêmes dans lesquels les juges
pensent leurs propres pratiques interprétatives. Il faut aller au-delà des textes et
des opinions pour trouver les vraies raisons, la vraie rationalité des décisions.
Comme l’écrit Cooter, l’analyse économique du droit « tente de déduire les
décisions judiciaires à partir de propositions qui ne sont pas énoncées dans les
1. Le terme « mécanique » utilisé par Posner fait référence à la célèbre phrase de
Pound contre la « jurisprudence mécanique ».
2. C’est d’ailleurs autour de cette question de l’intentionnalité de l’auteur que se
sont structurés les débats constitutionnels américains entre partisans et opposants de
l’ « intention originelle »(Lacorne [1991], p. 38-45). La théorie réaliste de l’interprétation
ne peut souscrire à la recherche de l’intention du constituant ou du législateur pour guider l’interprétation : ne serait-ce que parce qu’il est impossible de déterminer l’intention
d’un organe collégial (Troper [2000], p. 54-55).
3. Le terme « opinions » est ici à comprendre comme « opinions judiciaires », c’est-àdire les motivations des jugements ou même les opinions dissidentes. Celles-ci sont exposées, aux États-Unis, par les juges lorsqu’ils ne sont pas d’accord avec la décision finalement adoptée et constituent des ressources de raisonnements juridiques alternatifs à la
solution finalement retenue.
4. Dès la première édition de Economic Analysis of Law en 1973, Posner présente
l’analyse économique comme une technique interprétative ( « interpretative tool » ) pour
ajouter : « Ce livre est écrit avec la conviction que la science économique peut être un
puissant outil d’analyse d’une large série de questions ayant trait à l’interprétation juridique » (Posner [1973], p. XI, p. 1).
234
S:\53775\53775.vp
mercredi 23 mai 2007 11:57:10
Color profile: Generic CMYK printer profile
Composite Default screen
Analyse économique
235
termes des opinions des tribunaux (courts’ opinions). Si les opinions judiciaires
peuvent être expliquées sans reproduire les opinions, alors les raisons données
dans les opinions ne sont pas les vraies raisons de ces décisions » (Cooter
[1982], p. 1266). L’un des enjeux de l’analyse économique du droit n’est donc
pas seulement de prédire comment les agents peuvent répondre aux règles,
mais également de proposer une méthode d’interprétation des règles juridiques
existantes.
CONCLUSION DE LA PREMIÈRE PARTIE.
ANALYSE ÉCONOMIQUE DU DROIT
ET RÉVOLUTION(S) RÉALISTE(S)
Il est très largement reconnu aujourd’hui que l’analyse économique du
droit doit énormément à l’une des plus grandes traditions jurisprudentielles
américaines, le réalisme juridique1. Sans les nombreuses contributions réalistes
qui égrainent le XXe siècle, l’analyse économique du droit n’aurait peut-être pas
vu le jour (Posner [1990], p. XI, p. 19 ; Posner [1995], p. 2). Ainsi, on peut
affirmer avec Michaut que l’analyse économique du droit est, à l’instar des
autres grands courants contemporains de la théorie du droit américaine comme
les Critical Legal Studies ou le courant Droit et littérature, un héritier du réalisme juridique (Michaut [1992]). Mettre l’accent sur cette filiation a cependant plusieurs enjeux assez différents. Le premier est de considérer cette
influence du point de vue de la culture juridique américaine. Ce sont alors les
facteurs culturels expliquant le formidable succès de l’analyse économique du
droit aux États-Unis que l’on essaie de mettre en évidence. Ce point est extrêmement important du point de vue de l’histoire des idées (Garoupa et Ulen
[2006]) mais n’est pas en tant que tel notre objet.
Le second est de chercher les raisons théoriques et méthodologiques qui
rendent compte de cette filiation et de leurs conséquences sur les rapports entre
théorie du droit et analyse économique (Ferey [2004]). Or, de ce point de vue,
il nous semble que les commentateurs ont tendance à sous-estimer cette filiation en ne la considérant que sous l’unique angle du conséquentialisme supposé des deux approches. Selon cette lecture, le point commun qui unirait réa1. Dans toute cette partie, l’expression « théorie réaliste » fait référence au courant
de pensée issu des travaux du juge Holmes, à la fin du XIXe siècle. Influencé par le pragmatisme et les sciences sociales, le réalisme met le juge au centre de l’ordre normatif. On
distingue habituellement deux sous-écoles au mouvement réaliste : la « sociological jurisprudence » (Brandeis, Pound, Cardozo) et, légèrement plus tardif, le « legal realism » proprement dit (Franck, Llewelyn). Relativement méprisé par les philosophes du droit continentaux, il n’en a pas moins eu une importance fondamentale dans la théorie générale du
droit américaine et a d’ailleurs amené le positivisme juridique à considérablement infléchir ses positions (Hart [1976] (1961). Au point que l’on considère que Kelsen lui-même
s’est rallié, dans la seconde édition de sa Théorie pure du droit, à une position réaliste
(Troper [2000]). Reste que, comme le rappelle Michaut, le réalisme est davantage un
« programme scientifique » – à savoir, un ensemble de questions et de préoccupations
communes – que sa « mise en œuvre » effective (Michaut [1994], p. 274-275).
235
S:\53775\53775.vp
mercredi 23 mai 2007 11:57:11
Color profile: Generic CMYK printer profile
Composite Default screen
236
Bruno Deffains, Samuel Ferey
lisme juridique et analyse économique du droit est que l’un comme l’autre ne
s’intéresseraient au droit que sous l’angle des conséquences des règles de droit
(Garoupa et Ulen [2006] ; Hovenkamp [1990]). Certes, on ne saurait nier que
ce rapport existe mais il nous semble que, ce faisant, on perd de vue une caractéristique bien plus fondamentale. En effet, ce qui fait l’unité du courant réaliste, c’est la mise au premier plan, en théorie du droit, du fait que la signification d’une règle n’est jamais claire par elle-même, qu’elle nécessite toujours un
processus d’interprétation plus ou moins complexe, plus ou moins transparent,
pour être appliquée. Or, c’est précisément ce point de départ que l’analyse économique du droit partage avec le réalisme juridique, et au-delà avec de nombreuses théories contemporaines du droit. Ce point de départ explicité, il nous
faut maintenant considérer dans quelle mesure l’analyse économique du droit
peut constituer une théorie de l’interprétation juridique.
II. L’ANALYSE ÉCONOMIQUE DU DROIT
II. COMME THÉORIE DE L’INTERPRÉTATION JURIDIQUE
Les quelques brefs rappels exposés précédemment sur les tensions qui travaillent la théorie du droit contemporaine, et notamment le positivisme juridique, autour des questions d’interprétation étaient importants à un double
titre. D’abord, ils permettent de préciser ce que, du point de vue positiviste,
l’économie du droit n’est pas et ne peut pas être. Ensuite, ils permettent
d’approfondir le statut de l’économie du droit en tant que théorie de
l’interprétation en étudiant comment elle propose de résoudre un certain
nombre de difficultés que rencontre toute théorie contemporaine de l’interprétation. Sur le premier point, il est clair qu’une théorie de l’interprétation
juridique n’est ni une théorie purement normative ni une théorie purement
explicative. Nous tenterons de montrer que, même si certains économistes du
droit ont parfois tendance à considérer l’économie du droit sous ces deux
angles, cela ne saurait constituer son seul statut (A) L’analyse économique du
droit entre théorie normative et théorie explicative). Puis nous présenterons et
illustrerons notre thèse, à savoir que l’économie du droit peut constituer un
candidat sérieux à être une théorie de l’interprétation juridique (B) L’analyse
économique du droit comme théorie de l’interprétation juridique). Ces illustrations permettront alors de revenir sur le terrain de la théorie du droit. En effet,
l’une des difficultés majeures des théories contemporaines consiste en cette
interrogation : si l’interprétation est frappée au coin de l’indétermination et de
la volonté, n’est-il pas vain de chercher à construire une théorie de
l’interprétation ? Dès lors, l’interprétation risque sans cesse de verser dans le
seul pouvoir de l’interprète. En tant qu’héritière du réalisme, l’économie du
droit n’échappe pas à cette difficulté. Mais il nous semble qu’elle tente de la
résoudre d’une manière originale qui mérite d’être explorée et qui pourrait
offrir des ressources intéressantes à toutes les théories du droit qui placent en
leur cœur le tournant interprétatif 1.
1. Nous pensons notamment ici à la théorie des contraintes juridiques proposée
dans M. Troper et al. [2005].
236
S:\53775\53775.vp
mercredi 23 mai 2007 11:57:11
Color profile: Generic CMYK printer profile
Composite Default screen
Analyse économique
237
A) L’analyse économique du droit
A) entre théorie normative et théorie explicative
Comme nous l’avons rappelé en introduction, les classifications traditionnelles utilisées par les économistes du droit pour décrire le statut méthodologique de leur discours opposent souvent l’économie du droit comme théorie
normative et comme théorie explicative. Du point de vue de la théorie du droit,
aucune de ces deux caractérisations ne peut cependant être très utile. Nous
développons ci-après le sens de cette proposition en traitant successivement de
l’économie du droit comme théorie normative (1 / L’économie du droit comme
théorie normative ?) puis comme théorie explicative (2 / L’économie du droit
comme théorie explicative ?).
1 / L’économie du droit comme théorie normative
Comme on l’a dit, le positivisme juridique opère une distinction très stricte
entre ce qui relève du droit et ce qui relève de la morale (cf. infra, A). Certes,
les règles de droit comme les règles morales appartiennent à une même catégorie de règles de conduite, celle tournée vers la prescription de certains comportements dans des circonstances données. Cependant, dans la mesure où le
droit n’est créé que par une volonté reconnue comme explicitement juridique,
il est impossible de résoudre le droit dans la morale ni de réduire le phénomène
juridique à une simple mise en œuvre de la morale. Appliquée à l’économie du
droit, cette distinction est fondamentale. Le point sur lequel nous voudrions
insister est le suivant : la thèse normative – à savoir que le droit devrait poursuivre un objectif d’efficacité économique – est une thèse qui ne porte pas sur la
théorie du droit mais sur la théorie morale. En tant que telle, cette thèse est
défendable mais doit être discutée pour ce qu’elle est, une théorie morale et
non une théorie du droit. Bref, elle ne peut être que de peu d’utilité lorsque
l’on cherche à comprendre les rapports entre économie et théorie du droit.
Un jalon structurant du développement de l’économie du droit contemporaine permettra d’illustrer notre thèse. Au tournant des années 1980, on assiste
en effet à une controverse de très grande ampleur, connue sous le nom de
« controverse sur l’efficacité », au sein des théoriciens du droit américain. Elle
met aux prises un certain nombre d’économistes du droit (Posner, Kronman,
Kornhauser), des historiens du droit (Horwitz) et des philosophes du droit
(Dworkin, Coleman). Le point principal d’opposition concerne le critère d’efficacité posnérien. Tout un aspect de ce débat porte sur la signification normative de ce critère1. Posner publiera plusieurs articles où il tente, sans réellement
convaincre d’ailleurs, de justifier le caractère moral de son critère d’efficacité
1. Un autre aspect du débat porte sur la cohérence interne du critère d’efficacité
retenu par Posner. En effet, le critère d’efficacité posnérien est un critère de maximisation
de la richesse fondée sur la comparaison des disponibilités des agents à payer. Or il peut
exister un effet revenu selon que l’on possède ou non le droit qui doit être alloué. Dès
lors, les disponibilités à payer en seront affectées. Le principal reproche adressé à Posner
est donc d’utiliser un critère circulaire.
237
S:\53775\53775.vp
mercredi 23 mai 2007 11:57:12
Color profile: Generic CMYK printer profile
Composite Default screen
238
Bruno Deffains, Samuel Ferey
(Posner [1979] ; [1980] ; [1984]). Ce qui est intéressant pour notre propos,
c’est que ce débat de théorie normative se place explicitement sur le terrain de
la théorie morale. Ainsi, le titre de l’article de Posner de 1980 est bien « Fondements éthiques et politiques du critère de maximisation des richesses ». Les critiques adressées au critère posnérien ont été nombreuses et ont porté principalement sur son utilitarisme implicite. La thèse normative en économie du droit
doit ainsi être discutée sur le terrain de la morale.
Cette clarification est nécessaire à double titre. D’une part, elle incite à bien
distinguer entre les différents usages des connaissances produites au sein de ce
champ de recherche et à restituer à chacune des thèses leur portée respective.
D’autre part, cela implique également que les critiques – nombreuses – à
l’encontre de l’analyse économique du droit ne peuvent se prévaloir de la seule
critique de la thèse normative pour remettre en cause la portée descriptive ou
explicative de l’économie du droit. Enfin, et pour ce qui porte plus précisément
sur notre objet, si l’on considère avec le positivisme juridique que morale et
droit ne doivent pas être confondus, alors cela signifie qu’il nous faut chercher
ailleurs que dans cette thèse les points de contact entre théorie économique et
théorie du droit.
2 / L’économie du droit comme théorie explicative
À l’autre opposé du spectre, on peut également considérer l’analyse économique du droit comme une théorie « explicative » du droit. D’emblée, le terme
« explicative » mérite une clarification. Par « explicatif », nous entendons tout
discours ou toute science qui chercherait à identifier les causes1 des actes des
autorités publiques chargées d’interpréter les règles. Ainsi, il est clair que certains facteurs économiques, sociologiques, psychologiques peuvent jouer un
rôle dans les décisions prises par ces autorités : les contraintes qui pèsent sur les
agents « sont multiples, de sorte qu’une explication totale devrait remonter également à des causes sociologiques ou psychologiques. Il serait bien évidemment
absurde de nier que de telles causes existent » (Champeil-Desplats et Troper
[2005 a], p. 5). C’est d’ailleurs autour du projet d’identification de telles causes que le programme de recherche réaliste américain s’est historiquement
développé et a été souvent ridiculisé en disant que la décision du juge dépend
fondamentalement de la qualité de son petit déjeuner. Appliquée à l’économie
du droit, cela permet de préciser ce que signifie une « explication économique
du droit ». Un tel programme consisterait à chercher des explications économiques des décisions juridiques en s’intéressant au juge comme acteur rationnel
cherchant à maximiser un objectif (par exemple, la maximisation de son utilité
ou de ses préférences). L’objet d’une telle théorie serait les décisions ellesmêmes en essayant de remonter aux causes des décisions – en termes de maximisation de l’utilité individuelle des juges, par exemple2.
1. Le terme de « cause » est utilisé ici à la manière de Kelsen comme un enchaînement nécessaire entre deux faits.
2. Un auteur comme Posner est d’ailleurs peu clair sur cette question.
238
S:\53775\53775.vp
mercredi 23 mai 2007 11:57:12
Color profile: Generic CMYK printer profile
Composite Default screen
Analyse économique
239
Bien entendu, une analyse proprement explicative des comportements des
juridictions comporte des enjeux extrêmement forts (que l’on pense ici aux avancées effectuées dans l’explication des choix politiques d’une assemblée législative, par exemple1) et aucun positiviste ne nie l’intérêt de telles explications.
Mais, du point de vue de la théorie du droit, elle manque son objet, celui de
décrire des normes de droit. Car une telle position viole l’un des postulats du
positivisme juridique. Comme y a insisté avec beaucoup de force Kelsen, le droit
appartient au devoir-être. En tant que telle, la catégorie de « causalité » ne saurait
donc s’appliquer aux normes elles-mêmes2 mais seulement à des faits. Si l’on
veut progresser dans la compréhension des rapports entre économie du droit et
théorie du droit, il faut donc prendre au sérieux l’objet de la science du droit – les
normes juridiques et leur signification – sans les réduire aux seuls faits que sont
les décisions des organes juridiques. C’est la voie que nous suggérons.
B) L’analyse économique du droit
B) comme théorie de l’interprétation juridique
Il nous semble que l’économie du droit offre deux pistes de recherche pour
répondre à la crise de l’interprétation, l’une que nous appellerons sémantique
et l’autre que nous qualifierons de pragmatique. Cette distinction repose largement sur la distinction opérée par la théorie réaliste entre interprétation et
interprétation juridique (Troper [2002-2003], p. 306). Ainsi, les différentes
doctrines en droit sont évidemment des théories de l’interprétation. Pour
autant, elles ne constituent pas, en tant que telles, des théories de
l’interprétation juridique en ce sens qu’elles ne font que rationaliser, selon différents principes, les décisions des autorités habilitées à dire le droit mais qu’à
aucun moment elles ne sont elles-mêmes du droit.
Nous aimerions montrer que l’économie du droit peut être envisagée sous
cet angle. D’abord, l’économie du droit peut utilement être comprise comme
une théorie de l’interprétation et non simplement comme un discours radicalement externe au droit : c’est la piste sémantique. Dit autrement, l’économie du
droit n’est pas simplement un discours sur les conséquences possibles du droit
mais également sur sa rationalité interne. Ou encore, l’économie du droit est
une doctrine juridique3. Dans un deuxième temps, nous essaierons de cons1. Sur ce point, on peut se reporter à tous les travaux menés dans le cadre du Public
Choice qui tentent d’expliquer les décisions des organes juridiques – et principalement des
assemblées représentatives – sur le seul fondement des préférences des participants à ces
assemblées (Buchanan et Tullock [1962] ; Lafay [1999]). De telles analyses peuvent également rendre compte de certains phénomènes de votes au sein d’un jury, par exemple.
2. Tout au long de son œuvre, Kelsen insiste sur le fait que la causalité ne peut relier
que deux faits. Il faut donc dire avec Troper et Champeil-Desplats qu’ « il ne peut y avoir
à proprement parler de relations causales entre des normes ou entre des normes et des
faits » (Troper et Champeil-Desplats [2005 a], p. 5).
3. Nous n’affirmons pas par là que toutes les recherches en économie du droit présentent ce caractère mais que ce dernier est partagé par bon nombre d’auteurs qui prennent au sérieux les phénomènes juridiques.
239
S:\53775\53775.vp
mercredi 23 mai 2007 11:57:13
Color profile: Generic CMYK printer profile
Composite Default screen
240
Bruno Deffains, Samuel Ferey
truire une seconde piste : montrer que l’économie du droit peut aussi être utilisée comme une théorie de l’interprétation juridique. Pour ce faire, nous utiliserons notamment la théorie des contraintes juridiques telle qu’elle est présentée
dans Troper et al. [2005]. Nous essaierons alors de montrer que l’interprétation juridique peut être comprise comme un équilibre au sens économique
du terme. Une telle analyse présente deux séries d’enjeux. La première est de
clarifier la nature de la règle de droit pour l’économie du droit. Trop souvent,
en effet, on reproche à l’économie du droit de considérer uniquement la norme
de droit comme une contrainte de fait et de rabattre ainsi la norme sur le fait.
Nous montrons qu’il n’en est rien en ce sens que l’économie du droit considère
que la norme a bien une nature « idéelle » en ce qu’elle est constituée par des
croyances individuelles. La seconde série d’enjeux est programmatique et ouvre
des perspectives de recherche futures. En effet, tout l’intérêt de considérer
l’interprétation comme un équilibre est de mettre en scène les processus cognitifs par lesquels les agents comme les autorités publiques interprètent et anticipent le sens des normes. Ainsi, comme on le verra, la révolution interprétative
en théorie du droit trouve son double en économie autour de questionnements
de plus en plus en pressants sur l’information. Il nous semble alors que
l’économie du droit peut utilement dialoguer avec la théorie du droit – comme
la théorie des contraintes juridiques, par exemple – sur des questions précises
comme la théorie de l’action des acteurs du système juridique ou le caractère
stratégique de l’interprétation juridique.
1 / La piste sémantique
Selon nous, il est possible de voir dans l’analyse économique du droit une
théorie de l’interprétation. Nous appellerons cette première piste la piste
sémantique. En effet, le droit – que ce soit au travers des lois ou des décisions
de jurisprudence – présente un certain nombre de termes dont la signification
précise peut être éclairée par la théorie économique. Plus précisément, l’analyse
économique peut ici être pertinente tout à la fois pour aider au travail de qualification juridique comme d’interprétation proprement dit1. Pour ne donner que
1. Pour les réalistes, l’activité d’interprétation du juge concerne aussi bien la qualification des faits que l’interprétation des règles. Sans rentrer dans la pure technique juridique, on peut cependant distinguer dans l’activité de jugement deux opérations qui ne
sont pas, a priori, semblables. La première consiste à qualifier les faits qui sont soumis au
juge ; la seconde, à déterminer le sens de la règle. Pour certains philosophes du droit, ces
deux opérations sont radicalement différentes. L’acte d’interprétation est celui de la
reconstruction d’une signification de la norme – ou, plus précisément, de la signification
de l’acte de volonté qui a posé cette norme – tandis que la qualification est simplement la
« subsomption » d’un cas particulier sous une catégorie générale (Amselek [1995], p. 24).
La qualification serait alors radicalement différente de l’interprétation en ce qu’elle ne
vise qu’à tisser une relation entre un fait et une catégorie juridique. Cette distinction ne
peut réellement tenir aux yeux d’une théorie réaliste du droit. En effet, il n’y a jamais de
faits bruts et ceux-ci nécessitent toujours d’être interprétés. Comme l’écrit Ricœur,
« l’application d’une règle juridique est en fait une opération très complexe où
l’interprétation des faits et celle de la norme se conditionnent mutuellement » (Ricœur
240
S:\53775\53775.vp
mercredi 23 mai 2007 11:57:13
Color profile: Generic CMYK printer profile
Composite Default screen
Analyse économique
241
quelques exemples, il en va évidemment de termes comme le « marché pertinent » en droit de la concurrence qui peut être délimité grâce à des outils simples de l’analyse microéconomique comme les élasticités-prix et les élasticitésprix croisées (Combe [2005]). De même, en droit du travail, la notion de « sauvegarde de la compétitivité économique » d’une entreprise qui licencie est, par
elle-même, une invitation à en préciser les contours du point de la théorie économique (Canivet [2006]).
Au-delà de ce ces exemples évidents, on trouve également dans
d’autres branches du droit civil ou pénal des termes qui n’ont pas en
tant que telle une dimension économique et qui, pour autant, peuvent
être interprétés grâce aux outils économiques. Du point de vue de
l’analyse économique, certains aspects du droit de la responsabilité
civile peuvent être interprétés de manière téléologique comme des éléments d’un système de règles juridiques qui ont pour objet de minimiser le coût social des accidents (qui inclut le coût des dommages ainsi
que le coût des mesures prises afin de réduire le risque). Cet objectif
repose sur le constat que le droit de la responsabilité civile fournit des
incitations pour que les parties en cause modifient leurs comportements en matière de gestion des risques. Les pertes liées aux accidents
pourraient ainsi être réduites si les parties décidaient de prendre des
mesures de précaution efficaces et s’ils ne s’engageaient pas dans une
activité dangereuse au-delà d’un niveau socialement désirable.
Les principales rubriques du droit de la responsabilité civile peuvent se prêter à une lecture économique intéressante. En particulier, les tribunaux semblent parfois déterminer la faute en se référant à un calcul économique implicite. La jurisprudence considère comme constituant un comportement
imprudent la création sans nécessité d’une situation dangereuse sans prendre
des précautions de nature à éviter un dommage considérable. Cette jurisprudence comporte sans conteste des éléments de détermination d’un niveau de
précaution efficace. L’exigence de précautions adéquates renvoie ici au raisonnement marginal, puisqu’elle justifie des unités de précaution additionnelles
tant que leur coût est inférieur au coût unitaire de l’accident. On peut également mentionner les jugements qui acceptent la responsabilité dans des cas où
l’auteur du dommage aurait pu prendre des mesures de précaution relativement peu onéreuses afin de réduire facilement la probabilité de survenance
d’un accident. Évidemment, les juges ne calculent pas explicitement les coûts
et les gains marginaux des mesures de précaution. Néanmoins, leurs décisions
[1995], p. 180). Visant explicitement la common law, l’auteur reprend que « l’idée même
de cas semblables présupposés par la règle du précédent résulte de l’interprétation du
degré de ressemblance ou de dissemblance avec les cas précédents » (Ricœur [1995],
p. 180). Le pouvoir d’interprétation des juges n’est donc pas limité à la simple opération
de reconstruction d’une signification à partir de textes ou de précédents mais est toujours, aussi, une opération d’interprétation des faits (Troper [2000], p. 59).
241
S:\53775\53775.vp
mercredi 23 mai 2007 11:57:14
Color profile: Generic CMYK printer profile
Composite Default screen
242
Bruno Deffains, Samuel Ferey
paraissent fondées sur des considérations « intuitives » qui se laissent aisément
traduire en termes économiques.
L’analyse économique du droit de la responsabilité civile offre ainsi une
interprétation du recours au concept du bonus pater familias lors de
l’appréciation de la faute. Les principes sont bien connus des juristes.
L’appréciation du caractère fautif de violation d’une norme non explicitement
formulée devra se faire suivant le critère d’une personne normalement soigneuse et prudente placée dans les mêmes circonstances. Comment l’application du concept du bon père de famille peut-elle s’appuyer sur des critères
économiques ? La précaution efficace n’est pas identique pour chaque auteur
de dommage. Si le droit pouvait distinguer les différents auteurs, moyennant
des coûts relativement bas, il serait efficace d’appliquer différents étalons de
précaution. Néanmoins, les coûts de gestion d’un tel système de classification
détaillée peuvent être très élevés. L’efficacité ne sera plus favorisée si les coûts
de la classification dépassent les bénéfices de l’individualisation. Le critère du
bon père de famille peut être relié à ce raisonnement en termes d’efficacité.
Comme les coûts d’une évaluation individuelle du soin efficace sont généralement très élevés, le droit exige un degré de soin moyen. C’est précisément le
comportement d’une personne normalement soigneuse et prudente : le soin du
bon père de famille. D’autre part, si la classification peut être facilement
appliquée (à peu de frais), la jurisprudence exigera un degré de soin plus élevé
pour les auteurs qui peuvent prendre soin à des coûts inférieurs. C’est précisément ce qu’on peut constater en examinant la jurisprudence en matière de responsabilité professionnelle. Dans cette hypothèse, les comportements seront
appréciés par référence à un professionnel normalement diligent et compétent
placé dans les mêmes circonstances.
Dans tous ces exemples, et l’on pourrait en trouver d’autres, l’utilisation de
l’analyse économique est alors, pour reprendre les termes du président Canivet,
celle d’une doctrine : un discours dont l’objet est de rationaliser les décisions
judiciaires afin d’en trouver la cohérence (Canivet [2006]). Dans ce cadre,
l’analyse économique du droit peut être comparée aux autres doctrines existantes et discutée en tant que telle et non simplement en tant que discours externe
au droit.
Ce premier statut de l’économie du droit ne résout cependant pas la crise
de l’interprétation. Si l’analyse économique constitue bien une théorie de
l’interprétation, elle ne saurait devenir par ce seul statut une théorie de
l’interprétation juridique. En effet, présentée de la sorte, ne viole-t-elle pas l’un
des présupposés d’une théorie réaliste de l’interprétation, à savoir, que précisément, il n’y a pas de sens à découvrir – fût-il économique – derrière les énoncés
normatifs ? Or, nous l’avons vu, en tant que théorie de l’interprétation juridique, l’analyse économique du droit peut être considérée comme une théorie
réaliste, puisqu’elle prend acte que le sens d’une règle – ou la signification d’un
acte de volonté – n’est jamais clair par lui-même. Dans le même temps, elle
semble affirmer qu’il est possible de rationaliser les interprétations authentiques
grâce aux méthodes traditionnelles des économistes. Ce faisant, elle semble
considérer qu’il y a bien un sens « objectif » de la règle que l’analyse économique permet de découvrir. Il y a là une tension au sein même du projet de
242
S:\53775\53775.vp
mercredi 23 mai 2007 11:57:14
Color profile: Generic CMYK printer profile
Composite Default screen
Analyse économique
243
l’économie du droit1. Un auteur comme Posner illustre cette tension de
manière emblématique. En effet, tout en s’affirmant comme un héritier résolu
du réalisme juridique, il ne renonce pas dans ses différents travaux à l’horizon
d’une science du droit éclairée par la théorie économique (Posner [1990],
p. XII ; Posner [1990], p. 1 ; Posner [1973], p 98 ; Posner [1977], p. 189) 2.
Il y a là un paradoxe qui n’est pas sans rappeler en réalité tous les paradoxes
des théories de l’interprétation qui prennent acte du tournant interprétatif3.
Ainsi, par exemple, un auteur héritier de la déconstruction comme Rosenfeld
écrit, « La signification ne peut jamais être assurée (...) si l’on suit cette analyse, la
crise de l’interprétation juridique ne pourra jamais être surmontée (...). En effet,
si la recherche du sens conduit à une régression à l’infini, ceux qui disposent du
pouvoir ou de la ruse imposeront leur signification (arbitraire) et le droit se dissoudra dans la politique » (Rosenfeld [2000], p. 25). C’est donc de ce paradoxe,
et des tentatives de la théorie du droit contemporaine pour y répondre, qu’il nous
faut partir pour montrer en quoi l’analyse économique du droit peut participer à
la constitution d’une théorie réaliste de l’interprétation juridique.
2 / La piste pragmatique
La théorie réaliste de l’interprétation a toujours cherché à résoudre de front
ce problème : la théorie des contraintes juridiques en est sûrement la plus claire
illustration. Et c’est pourquoi nous nous placerons largement dans ce cadre afin
de mener notre propre démonstration. Or il nous semble que l’analyse économique peut apporter des éléments afin de progresser dans la résolution de ce
paradoxe. Cette solution, nous proposons de l’appeler, pour des raisons qui
apparaîtront plus clairement par la suite, la piste pragmatique, par opposition et
complémentarité à la piste sémantique présentée ci-dessus4.
1. Ce paradoxe a d’ailleurs des enjeux du point de vue de la représentation de
l’agent économique lui-même, puisqu’il s’agit alors d’intégrer, au sein de la théorie de
l’action, cette incertitude sur le sens des règles de droit.
2. Dans une certaine mesure, Posner est ici dans la droite ligne de la tradition réaliste américaine. C’est notamment ainsi qu’il faut comprendre la célèbre phrase du juge
Holmes : « Ce que les tribunaux décideront effectivement, et rien de plus extraordinaire,
voilà ce que j’appelle droit » (Holmes [1897], cité in Michaut [2000], p. 48). Le terme
« prédiction » doit ici être entendu au sens fort, celui qu’il prenait dans la conception de la
science du XIXe siècle. Simplement, le caractère scientifique du droit ne doit pas être
cherché dans une quelconque scientificité du syllogisme juridique ou de la méthode de
cas mais au contraire dans le recours aux sciences sociales. La figure du juge que Holmes
dessine est celle d’un juge éclairé par la science dans son travail d’application du droit
(Michaut [1994], p. 267 ; Michaut [2000], p. 55).
3. Ce paradoxe travaille également toute la théorie réaliste de l’interprétation (Troper [2000]). Et c’est à résoudre ce paradoxe que s’emploie la théorie des contraintes juridiques que nous utiliserons largement ci-dessous. En revanche, nous ne traiterons pas de
la question de savoir si la théorie des contraintes juridiques est nécessairement réaliste
(Troper [2005]).
4. Cette opposition entre sémantique et pragmatique structure fortement d’ailleurs
la théorie du langage depuis Wittgenstein. En effet, après avoir tenté de fonder une
théorie du langage sur la sémantique, le second Wittgenstein en vient à considérer que la
243
S:\53775\53775.vp
mercredi 23 mai 2007 11:57:15
Color profile: Generic CMYK printer profile
Composite Default screen
244
Bruno Deffains, Samuel Ferey
Reformulons ce paradoxe à la manière de la théorie des contraintes : en
toute logique, si l’on suit la théorie réaliste, rien n’empêche le juge de décider
de manière arbitraire et discrétionnaire. Or l’expérience juridique montre que
l’on ne doit pas s’attendre à ce que l’interprétation du juge soit le fruit de son
caprice. Le juge subit un certain nombre de contraintes1. La question qui se
pose est alors de savoir comment un sens possédant une certaine objectivité
peut « émerger » sans qu’il soit le fruit du seul caprice des agents. Certes,
l’horizon d’une interprétation totalement objective, celle de la découverte d’un
sens qui aurait une assise en dehors du processus d’interprétation lui-même, est
hors de portée mais, et c’est cela qu’il faut démontrer, cela n’a pas pour conséquence nécessaire que la signification soit complètement arbitraire. En effet,
pour que le droit puisse réellement orienter et régler le comportement des
agents, il faut que les décisions judiciaires soient relativement prévisibles.
Comme l’écrit Troper, « c’est en employant les mêmes méthodes et les mêmes
concepts que les justiciables et les autres autorités pourront espérer prévoir les
décisions juridictionnelles, connaître les règles auxquelles ils sont soumis et
ainsi régler leur propre conduite » (Troper [2000], p. 68). Ainsi, l’interprétation est bien le fruit d’un acte de volonté mais possède néanmoins une certaine autonomie par rapport à lui : la situation ainsi décrite est une situation où
la règle est prise par chacun comme un élément extérieur tout en étant faite par
les agents eux-mêmes. Venant d’une tradition différente, Rosenfeld semble
soutenir une position proche : « La signification n’est ni objective ni subjective,
elle est intersubjective » (Rosenfeld [2000], p. 28).
La figure qui se dessine ici semble relativement complexe : ce qu’il faut
chercher à comprendre, c’est la manière dont une signification peut tout à la
fois s’imposer aux agents tout en étant déterminée par eux. Or, pour l’analyse
économique, cette figure est relativement bien connue, c’est celle d’un point
fixe endogène (Dupuy [1992])2 : point fixe en ce que l’interprétation légitime
signification des termes du langage ne leur vient en réalité que des situations dans lesquels ils sont utilisés, les « jeux de langage ». On voit bien l’intérêt de cette posture pour
l’économie, puisqu’elle invite à faire le lien entre la théorie du langage et la théorie de
l’action (voir par exemple Rubinstein [2000]).
1. Une illustration empirique est donnée par l’étude menée par le Beta-Regles
(Nancy Université) pour le compte du GIP Droit et justice qui démontre l’homogénéité des
comportements des juges français en matière de fixation des pensions alimentaires pour
les enfants de parents divorcés alors même que l’image que l’on retient le plus souvent est
celle de pratiques extrêmement variées sur l’ensemble du territoire.
2. La notion d’autoréférentialité travaille de l’intérieur les théories réalistes comme
en témoigne cette citation de Ross : « La validité ne peut seulement être établie que de
façon autoréférentielle » (Ross, cité in Krawiertz [1992], p. 220). Concernant l’autoréférentialité et la question du point fixe en sciences sociales, la référence reste ici Dupuy.
Les travaux de Dupuy sont d’autant plus intéressants qu’il repère cette figure de point
fixe endogène dans des domaines aussi divers que la technique (cybernétique), la science
politique (Hobbes, Rousseau) ou encore la psychanalyse (Lacan, pour une introduction
particulièrement stimulante, voir Dupuy [1992]). À notre connaissance, il ne traite pas
en tant que tel du droit. On trouve cependant dans la théorie des systèmes autopoïétiques
cette même figure, qui plus est dans une filiation positiviste (Luhmann [1985]). Simple-
244
S:\53775\53775.vp
mercredi 23 mai 2007 11:57:15
Color profile: Generic CMYK printer profile
Composite Default screen
Analyse économique
245
est le repère sur lequel les agents peuvent compter (repère possédant une stabilité et une autonomie par rapport à leurs interprétations individuelles) ; endogène en ce que cette extériorité n’est précisément pas à chercher en dehors du
droit mais à l’intérieur même de l’organisation du système juridique, des
actions, des décisions, des représentations des participants au droit lui-même1.
Bref, pour sortir du paradoxe, il faudrait faire comme si le droit était radicalement au-dessus des hommes tout en sachant qu’il n’en est rien.
Pour l’économie, le concept le plus pertinent pour rendre compte de ce
point fixe endogène est le concept d’équilibre. Traditionnellement, en effet, un
équilibre est une situation où chacun des agents agit selon ses préférences et ses
contraintes, et, ce faisant, fait « émerger » une situation que personne n’a réellement voulue. Plus précisément, l’équilibre est généralement conçu comme une
situation où aucun des agents n’a intérêt à modifier son comportement étant
donné le comportement des autres. Un des équilibres les plus connus est sûrement l’équilibre de Nash2 que l’on peut définir comme « une liste de stratégie
(une par joueur) tel qu’aucun joueur n’est incité (...) à modifier la sienne »3
(Kreps [1999], p. 27). Le comportement des agents à l’équilibre dépend alors
non seulement de leurs préférences, des contraintes objectives qu’ils subissent
ment, cette théorie en vient à isoler le phénomène juridique par rapport à son environnement. Pour autant, le thème cher à Luhmann que le droit constitue un sous-système qui
structure les interactions communicationnelles entre les individus peut se révéler être une
piste de rapprochement avec ce que nous proposons. Mais, alors que Luhmann suggère
une distinction entre les attentes cognitives et les attentes normatives (Luhmann [1985],
p. 31-40), il nous semble qu’il faut précisément tenter de les penser ensemble.
1. La suite du texte de Rosenfeld semble d’ailleurs soutenir une telle interprétation.
Selon lui, de même que le prix sur un marché possède une objectivité qui s’impose à tous
tout en n’étant que le fruit des évaluations individuelles, de même une interprétation peut
revêtir un caractère objectif d’une telle somme des subjectivités individuelles. De ce point
de vue, de même que personne ne détermine le prix sur un marché, de même personne
n’impose sa signification aux autres individus. Ce parallèle est extrêmement précieux à
double titre. D’abord, car il autorise, qui plus est venant d’un auteur que l’on ne saurait
qualifier de partisan de l’économie du droit, un parallèle entre le mécanisme de marché et
le processus par lequel des agents ou des individus se mettent d’accord sur une interprétation légitime. D’autre part, cet exemple est à notre avis incomplet, car, pour un économiste, il prend la partie pour le tout. En effet, le marché représente simplement une catégorie particulière d’équilibre économique. Ajoutons enfin que ce parallèle entre
interprétation et marché peut légitimement surprendre venant de la tradition de la
déconstruction. Pourtant, cette référence puise très profondément dans l’influence déterminante qu’ont eue, sur la déconstruction et de manière plus générale sur l’ensemble du
structuralisme français, les premiers développements de la cybernétique traitant précisément de cette question des points fixes endogènes (voir Lévi-Strauss [1973] ; Dupuy
[1992] ; Lafontaine [2004]).
2. L’équilibre de Nash est l’un des concepts de solution les plus utilisés en théorie
économique (Kreps [1999]). Nous nous en tenons ici à une présentation intuitive. Nous
utilisons cet équilibre car il permet de représenter une situation d’interaction entre
plusieurs acteurs, ce qui correspond particulièrement bien à l’esprit de la théorie des
contraintes juridiques qui insistent avec force sur le caractère stratégique de l’interprétation juridique (voir entre autres Grzegorczyk [2005], p. 37).
3. Mathématiquement, l’équilibre de Nash est un point fixe.
245
S:\53775\53775.vp
mercredi 23 mai 2007 11:57:16
Color profile: Generic CMYK printer profile
Composite Default screen
246
Bruno Deffains, Samuel Ferey
(par exemple, en termes de coût ou de risque de sanction), mais encore et surtout des anticipations qu’ils peuvent légitimement faire sur le comportement
des autres individus. Et l’équilibre est cette situation où les anticipations des
différents agents se trouvent précisément validées. Dans le cadre de l’interprétation juridique, c’est ce troisième aspect qui nous semble déterminant. En
effet, les choix individuels (que l’individu soit juge de premier degré, juge
suprême ou simplement justiciables) concernant le sens d’un énoncé normatif
dépendent fondamentalement de l’anticipation que les agents vont construire à
propos de la manière dont les autres agents du système vont interpréter cette
norme. Ainsi, le concept d’équilibre prend sens en mettant en évidence la difficulté des acteurs à prédire le comportement de l’autre en termes d’interprétation et à agir en conséquence.
C’est là où le concept d’équilibre est crucial, puisqu’il incite à étudier de
manière précise les mécanismes cognitifs à l’œuvre dans l’interaction. Cette
remarque achève le rapprochement entre analyse économique et théorie du
droit, et, dans le même temps, ouvre sur des développements ultérieurs. En
effet, ce que les théoriciens du droit entendent par « interprétation » prend la
forme, pour les économistes du droit, d’anticipation et d’information1. Ainsi,
par exemple, certains équilibres tout comme certains processus d’interprétation
juridique reposent sur des mécanismes d’anticipation particuliers. Comme
l’écrivent Tirole et Fudenberg, il peut exister des cas où les anticipations vont
être stabilisées par « l’existence d’un mécanisme ou d’un processus qui conduit
les joueurs à anticiper le même équilibre » (Fudenberg et Tirole [1991], p. 18)
comme par exemple le fait d’extrapoler à partir du passé. Si une autorité a, par
le passé, sans cesse attribué la signification A à la norme x, ou si elle fait savoir
– de manière crédible – qu’elle décidera de toute façon A, il est probable que les
agents anticiperont A (Fudenberg et Tirole [1991], p. 23). À l’inverse, on peut
considérer des cas où ce sont les agents qui jouent en premier. Par exemple, si
cette même norme x est une coutume à laquelle on a toujours attribué la signification B, alors la Cour anticipera que les agents interpréteront B et décidera en
fonction de cette anticipation2. De même, on peut envisager des cas où les
1. Sur ce point, dans une perspective sensiblement différente de la nôtre puisqu’elle
ne traite pas du droit, voir par exemple Favereau [1998].
2. Un autre exemple d’un équilibre séquentiel peut ici être donné par les récentes
évolutions jurisprudentielles en droit du travail, notamment concernant l’interprétation
du licenciement économique. Depuis les années 1990, la jurisprudence semble hésiter
entre une définition large et une définition restrictive du licenciement économique. Ainsi,
la Cour de cassation avait volontairement restreint le sens à donner au licenciement
économique dans un arrêt de 1995 en substituant la notion de « sauvegarde de la
compétitivité » à celle d’ « intérêt de l’entreprise » (Soc., 5 avril 1995, puis Soc.,
30 novembre 1999). De l’aveu même du doyen Wacquet, elle l’avait fait dans un but de
limiter le nombre de licenciements économiques. Anticipant des interprétations restrictives, les employeurs et les salariés ont alors massivement substitué le licenciement pour
motif personnel au licenciement pour motif économique (Lambert et Ferey [2006]). Ce
qui a conduit la Chambre sociale à revenir à une interprétation plus large en 2006 (arrêt
Pages jaunes). Dans le cadre de la théorie des contraintes, on peut dire que la Cour a vu
son pouvoir sur les licenciements économiques considérablement réduit par ces compor-
246
S:\53775\53775.vp
mercredi 23 mai 2007 11:57:17
Color profile: Generic CMYK printer profile
Composite Default screen
Analyse économique
247
autorités publiques modifient de manière marginale leur interprétation afin
d’envoyer des signaux aux agents sur l’évolution probable du droit. Autrement
dit, en fonction des objets empiriques, les mécanismes cognitifs ne seront pas
nécessairement les mêmes. Les différents concepts économiques d’équilibre
permettent alors d’en préciser les caractéristiques en termes d’information,
d’anticipation et d’interprétation1. Ainsi, la manière dont les agents du système
juridique vont anticiper le choix des autres acteurs en matière d’interprétation,
régler leur propre conduite et participer ainsi à l’émergence d’un « équilibre
interprétatif » peut dépendre de différents paramètres : du degré de hiérarchisation du système juridique ou de son caractère plus décentralisé (dans les systèmes de droit civil par rapport aux système du common law), par exemple, ou
encore du pouvoir reconnu à chacun des acteurs en matière d’interprétation
qui pourra alors influencer les stratégies d’équilibres. On peut penser notamment aux célèbres exemples de « guerre entre les cours » qui peut s’apparenter
ici à un jeu stratégique entre plusieurs acteurs ayant chacun sa stratégie et dont
l’objet porte bien sur leur capacité à imposer leur interprétation.
Reformuler la question de l’interprétation juridique à partir du concept
économique d’équilibre et de ses variations présente alors deux séries d’enjeux
– méthodologiques, d’une part, et théoriques, d’autre part. Nous nous centrerons ici sur les enjeux méthodologiques et laissons pour la conclusion la discussion des enjeux théoriques.
Premièrement, l’interprétation qui prévaut finalement est le résultat, la rencontre de deux stratégies des agents concernant leur interprétation du texte
normatif. Il faut ici être précis et bien distinguer l’équilibre et le résultat de
l’équilibre. À travers cette distinction essentielle en économie, on retrouve la
distinction dont nous sommes partis entre norme et fait. L’équilibre économique est bien une pure représentation : une croyance partagée, un couple
d’anticipations mutuellement compatibles. La norme n’a pas d’existence matérielle mais uniquement une réalité idéelle : elle est constituée par les anticipations des agents. En revanche, le résultat de l’équilibre est bien de l’ordre des
faits et prend corps dans des décisions : celui d’attribuer telle ou telle significa-
tements stratégiques des agents. Le « ce qui a conduit » la Cour ne doit donc pas être
compris comme une causalité économique à proprement parler mais comme le résultat
d’une interaction entre une Cour cherchant à optimiser son pouvoir et les comportements individuels utilisant stratégiquement leurs compétences en termes d’utilisation des
règles de droit. La question qui peut se poser est alors celle de savoir si cette évolution de
la jurisprudence est suffisamment crédible pour inciter les employeurs à renoncer à ces
substitutions.
1. Dans l’ouvrage publié par Troper et al., il est tout à fait remarquable que le modèle
proposé de l’homo juridicus est explicitement l’analogue de l’homo œconomicus (ChampeilDesplats et Troper [2005 a], p. 4 ; Grzegorczyk [2005], p. 35). De plus, les auteurs insistent particulièrement sur le contexte d’interaction et d’incertitude du processus judiciaire.
Autant d’éléments dont on a vu combien ils sont déterminants au sein de l’économie du
droit. C’est d’ailleurs la piste que semble proposer Elster dans son commentaire lorsqu’il
écrit que le programme de recherche des contraintes juridiques pourrait se rapprocher du
« langage traditionnel des sciences de la décision » (Elster [2005], p. 121).
247
S:\53775\53775.vp
mercredi 23 mai 2007 11:57:17
Color profile: Generic CMYK printer profile
Composite Default screen
248
Bruno Deffains, Samuel Ferey
tion à une norme, d’agir de telle ou telle manière. Ainsi, quoi qu’en disent de
nombreux critiques de l’économie du droit, il nous semble que l’analyse économique ne rabat nullement la norme sur les faits. Elle distingue bien entre la
norme (la signification de x) et les contraintes associées à cette norme. Elle ne
place absolument pas sur le même plan le normatif et le positif, les normes et
les contraintes associées à ces normes (coûts de violer la loi, par exemple) : les
premières relèvent des capacités cognitives des agents (anticipations) ; les
secondes, de leurs capacités de calcul et d’action. Ainsi, l’économie du droit
fournit un certain nombre d’outils et de résultats permettant de préciser
l’interaction entre autorités juridiques et justiciables afin de comprendre comment un sens est « finalement donné » aux règles de droit.
Deuxièmement, le concept d’équilibre est utilisé ici pour saisir un problème
de signification. Il nous semble que, pour l’économie du droit, la signification
ne peut être pensée indépendamment de l’action des individus. En ce sens, on
peut affirmer que l’analyse économique du droit appartient aux nombreux courants héritiers du tournant pragmatique en philosophie du langage. De ce point
de vue, l’un des intérêts de l’analyse économique du droit est précisément
d’adosser explicitement une théorie de la signification et de l’interprétation
juridique à une théorie de l’action1.
Troisièmement, le concept d’équilibre permet également de dépasser
l’antinomie entre détermination et liberté. En effet, nous avons tenté de montrer qu’un sens peut être donné à la règle de droit sans que quelqu’un en particulier ne lui donne de manière arbitraire un sens. Cela pour la simple raison
que le résultat dans lequel se résout finalement l’interaction n’a pas été décidé
par quelqu’un en particulier. Autrement, dit, ce n’est ni le juge ni l’agent qui,
« en dernière instance », décident discrétionnairement de la signification de la
norme. L’équilibre présente cette immense particularité qu’il n’est le fruit
1. Un tel rapprochement entre théorie de l’équilibre et signification peut d’ailleurs
s’appuyer sur un certain nombre de travaux existants. D’une part, la théorie des jeux se
tourne de plus en plus vers l’analyse de l’apparition des normes (Mackaay [1992]). Il faut
cependant reconnaître que ces travaux ont du mal à discuter réellement avec la théorie du
droit en ce sens qu’elle reste prisonnière d’un projet : celui de penser l’émergence spontanée des normes de droit, ce que l’on peut appeler, à la suite d’Elster, le « Hayek program ». D’autre part, la théorie des jeux est également utilisée comme un outil de justification des normes (voir par exemple Rawls [1971] et le commentaire de Dworkin, in
Dworkin [1988]). Enfin, et c’est cette caractéristique qui nous intéresse particulièrement,
le concept d’équilibre est aussi utilisé en philosophie du langage pour traiter de la question de la signification. Ainsi, dans son ouvrage classique, David Lewis s’attachait à montrer que la signification des mots du langage courant pouvait être comprise comme le
résultat de jeux de coordination (Lewis [1969]). De même, pour Rubinstein, « la manière
dont un mot est communément compris peut être traitée comme le résultat d’un équilibre d’un jeu entre des personnes parlant un langage » (Rubinstein [2000], p. 37). Simplement, ces travaux utilisent principalement la théorie des jeux coopératifs en ce que les
agents veulent se coordonner sur un sens précis, tandis que, au sein de l’interprétation
juridique, les agents sont précisément en conflit sur la signification des termes juridiques.
Ainsi, il est probable que c’est davantage vers la théorie des jeux non coopératifs qui met
en scène le conflit qu’il faut se tourner pour appliquer le concept d’équilibre au droit.
248
S:\53775\53775.vp
mercredi 23 mai 2007 11:57:18
Color profile: Generic CMYK printer profile
Composite Default screen
Analyse économique
249
d’aucune volonté individuelle mais celui de la rencontre de divers choix. Dire
des autorités judiciaires qu’elles sont « contraintes » dans leur interprétation
prend alors un tout autre sens que celui qu’on attribue parfois à ce qualificatif.
« Contraint » ne signifie pas « déterminé de manière automatique » : c’est simplement un choix délibéré et libre à l’intérieur d’un système de contraintes
représenté par la structure de l’interaction1. Nous retrouvons par une autre voie
l’un des points du programme de recherche de la théorie réaliste.
CONCLUSION . PERSPECTIVES DE RECHERCHE
Au terme de notre étude, il nous semble que les voies de recherche ouvertes
par le programme Law and Economics aux États-Unis voilà quelque quarante
ans sont loin d’être closes. Dans une certaine mesure, le sens qu’il faut maintenant donner à l’économie du droit dépasse largement les objectifs initiaux de
ses promoteurs. On ne saurait s’en étonner dès lors que le sens à donner aux
théories – tout comme aux normes – dépasse souvent la seule volonté de leurs
auteurs ! L’économie du droit constitue ainsi une évolution marquante qu’il est
stérile de vouer aux Gémonies. Au fur et à mesure du temps, elle s’est à la fois
diversifiée au niveau théorique et ne peut plus désormais être assimilée à la
seule École de Chicago. Surtout, elle a évolué dans ses questionnements théoriques et méthodologiques. Parmi eux, il nous semble qu’elle peut être décrite
comme un élément de réponse à la crise de l’interprétation qui touche la
théorie du droit contemporaine. Elle le fait de deux manières. D’une part, en se
posant en doctrine2, elle peut participer aux discussions jurisprudentielles en
étant notamment construite sur une double interrogation en termes d’interprétation des règles de droit et de la manière dont les agents s’en saisissent. En
ce sens, elle constitue bien une théorie de l’interprétation mais en envisageant
l’interprétation à la fois du point de vue des destinataires et des créateurs de la
règle. Or ce statut, et c’est là le cœur de notre recherche, est renforcé par une
autre caractéristique forte de l’économie du droit : celle de proposer – dans la
filiation des théories réalistes – une théorie de l’interprétation juridique (ce que
1. En ce sens, la notion de causalité prend un sens différent en théorie économique
de celui qu’il prend traditionnellement dans la tradition réaliste. En effet, la « causalité »
en économie va du futur vers le présent et non du passé vers le présent car c’est en fonction de ce qu’il estime être le futur – ses anticipations – que l’acteur prend ses décisions
aujourd’hui. Ce n’est donc qu’en comprenant cette boucle du futur vers le présent que
l’on peut expliquer son comportement et non en cherchant à connaître des déterminations passées de l’action présente.
2. De ce point de vue, l’économie du droit ne prend sens que si elle est faite de
manière précise et si elle prend au sérieux le phénomène juridique. Il faut reconnaître que
ce n’est malheureusement pas toujours le cas de toutes les contributions en économie du
droit.
249
S:\53775\53775.vp
mercredi 23 mai 2007 11:57:18
Color profile: Generic CMYK printer profile
Composite Default screen
250
Bruno Deffains, Samuel Ferey
nous avons appelé la piste pragmatique). En effet, en utilisant le concept
d’équilibre, elle peut donner un contenu à la recherche de ce point fixe endogène autour duquel semblent tourner, sans toujours le reconnaître explicitement, les théories contemporaines de l’interprétation.
Ainsi, nous avons montré combien nombre de critiques à l’encontre de
l’économie du droit tombent lorsque l’on spécifie de la sorte ce programme de
recherche. Sur ces fondements, des discussions fructueuses à la frontière de
l’économie et du droit sont alors susceptibles d’être engagées sur deux points
principaux. Le premier point concerne la nature de l’équilibre : équilibres statique ou dynamique, équilibres unique ou multiples, équilibre avec leader et
suiveur... Ces caractéristiques peuvent contribuer, selon nous, à clarifier le
processus d’interprétation de la norme juridique. Par exemple, si l’on
considère que certains acteurs ont un avantage, une autorité particulière, en
matière d’interprétation, on peut continuer à parler d’équilibre, mais sa nature
ne sera plus la même. Cette manière d’aborder l’interprétation nous semble
plus adaptée au regard des pratiques observées tant dans les systèmes de common law que de civil law1. Autrement dit, on peut empiriquement constater
des différences selon les systèmes juridiques et selon les branches du droit,
mais les futures recherches auront intérêt à se focaliser sur des situations
de marché de petit nombre et sous influence. La notion d’équilibre
devrait s’avérer particulièrement féconde mais il nous semble que la piste à
explorer en priorité devrait se fonder sur les outils de la théorie des jeux
(Cournot-Nash, Stackelberg...). Dans le prolongement, il nous semble également que la dimension temporelle du processus d’interprétation devrait
conduire à privilégier la notion d’équilibre dynamique ou séquentiel dans la
mesure où le travail d’interprétation des juges possède intrinsèquement ce
caractère temporel.
Le deuxième point concerne la nature des processus cognitifs en jeu dans la
réalisation de l’équilibre. On a vu dans notre exemple simple que c’est là l’un
des points intéressants du recours au concept d’équilibre. La richesse conceptuelle de l’équilibre lui donne des ressources pour penser des interactions subtiles entre acteurs juridiques. Ainsi, avec l’économie du droit comportementale
par exemple (Behavioral Law and Economics, Sunstein (ed.) [2000]), on peut
montrer comment des processus autorenforçants – telles des cascades informationnelles – peuvent amener les juges à valider de mauvaises anticipations/interprétations des acteurs, décisions qui, à leur tour, renforcent encore ces erreurs
1. Le premier système est souvent décrit comme un système d’ajustement décentralisé, donc proche de l’analogie concurrentielle évoquée plus haut. Cependant, le fondement jurisprudentiel de ce système fait que les décisions de certains juges feront jurisprudence, leur conférant un avantage de « first mover ». Dans les systèmes de droit civil, la
représentation la plus évidente est celle d’un mécanisme centralisé compte tenu de la
prééminence du législatif. Il n’en demeure pas moins que le travail d’interprétation des
tribunaux est au cœur du dispositif. Mais, là aussi, force est de constater que la hiérarchie
joue le rôle essentiel dans le processus d’équilibrage à travers les décisions d’appel et de
cassation.
250
S:\53775\53775.vp
mercredi 23 mai 2007 11:57:19
Color profile: Generic CMYK printer profile
Composite Default screen
Analyse économique
251
d’interprétation. Dans le même ordre d’idées, des représentations biaisées des
agents sur la manière dont le juge va interpréter la règle peuvent entraîner des
erreurs dans leurs anticipations et les coordonner sur des équilibres qui, du
point de vue social, ont des effets pervers. Bref, en mettant l’accent sur les processus d’information et d’anticipation, et donc d’interprétation de la règle,
l’analyse économique du droit peut venir éclairer certains pans du processus
interprétatif. Ainsi, le programme de recherche de l’économie du droit pour
analyser le processus d’interprétation juridique peut être fécond dès lors que,
pour paraphraser Schelling, on met le temps de la décision rationnelle dans le
temps de l’interprétation.
BIBLIOGRAPHIE
Ackerman Bruce [1998], Au nom du peuple. Les fondements de la démocratie américaine
(trad. de We the People, Foudations. 1991), Paris, Calmann-Lévy.
Amselek Paul [1987], « Lois juridiques et lois scientifiques », Droits, no 6, p. 131-141.
Amselek Paul (éd.) [1994], Théorie du droit et science, Paris, PUF.
Amselek Paul (éd.) [1995], Interprétation et droit, Bruxelles - Aix-en-Provence, Bruylant.
Amselek Paul [1995], « L’Interprétation à tort et à travers », in P. Amselek (éd.) [1995],
p. 11-27.
Audard Catherine, Dupuy Jean-Pierre, Sève René (éd.) [1988], Individu et justice sociale.
Autour de John Rawls, Paris, Le Seuil.
Buchanan James M., Tullock Gordon [1962], The Calculus of Consent, University of
Michigan Press, Ann Arbor.
Canivet Guy [2006], « La prise en compte des facteurs économiques par la jurisprudence
de la Cour de cassation en matière de droit du travail », conférence aux Journées de
l’Association d’économie sociale, Nancy, septembre 2006.
Champeil-Desplats Véronique, Troper Michel [2005 a], « Introduction », in M. Troper et al. [2005], p. 1-7.
Champeil-Desplats Véronique, Troper Michel [2005 b], « Proposition pour une théorie
des contraintes juridiques » in M. Troper et al. [2005], p. 11-23.
Champeil-Desplats Véronique, Grzegorczyk Christophe, Troper Michel (dir.), [2005],
Théorie des contraintes juridiques, Bruxelles, Bruylant.
Coase Ronald H. [1960], « The problem of social cost », Journal of Law and Economics,
vol. 3, no 1, p. 1-44.
Coleman Jules L. [1980], « Efficiency, utility, and wealth maximisation », Hofstra Law
Review, vol. 8, no 3, p. 509-551.
Combe Emmanuel [2006], Politique et droit de la concurrence, Paris, Dalloz.
Cooter Robert D. [1982], « Law and the imperialism of economics : An introduction to
the economic analysis of law and a review of the major books », University of California Law Review, vol. 29, p. 1260-1269.
Cooter Robert D., Ulen Thomas S. [2000], Law and Economics (3e éd.), New York,
Addison Wesley Longman.
Cover Robert M. [2001], « La violence et la parole » (trad. de Violence and the Word,
1986), in F. Michaut (éd.) [2001], p. 173-210.
Cusset François [2003], French Theory, Paris, La Découverte.
Deffains Bruno [1997], « L’analyse économique de la résolution des conflits juridiques »,
Revue française d’économie, vol. 13, no 3, p. 57-101.
Deffains Bruno [2000], « L’évaluation des règles de droit : un bilan de l’analyse économique de la responsabilité », Revue d’économie politique, vol. 110, no 6, p. 751-785.
251
S:\53775\53775.vp
mercredi 23 mai 2007 11:57:19
Color profile: Generic CMYK printer profile
Composite Default screen
252
Bruno Deffains, Samuel Ferey
Deffains Bruno (dir.) [2000 b], L’analyse économique du droit dans les pays de droit civil,
Actes du Colloque organisé les 28 et 29 juin 2000 par le Centre de recherches et de
documentation économiques de l’Université de Nancy 2, Paris, Éd. Cujas.
Deffains Bruno [2002], « Richard Posner », in Xavier Greffe, Jérôme Lallement et Michel
De Vroey (éd.) [2002], p. 449-456.
Dosse François [1995], L’empire du sens, Paris, La Découverte.
Dupuy Jean-Pierre [1992], Le sacrifice et l’envie, Paris, Calmann-Lévy.
Dupuy Jean-Pierre [1992 b], Introduction aux sciences sociales, Paris, Ellipses.
Dworkin Ronald [1988], « L’impact de la théorie de Rawls sur la pratique et la philosophie du droit », in Catherine Audard, Jean-Pierre Dupuy, René Sève (éd.) [1988],
Paris, Le Seuil, p. 37-53.
Dworkin Ronald [1996], « La richesse est-elle une valeur ? » (trad. franç. de Is Wealth a
Value ?, 1980), in R. Dworkin [1996], p. 293-333.
Dworkin Ronald [1996], Une question de principe (trad. franç. de A Matter of Principle,
1985), Paris, PUF.
Dworkin Ronald [1996b], « Pourquoi l’efficacité ? » (trad. franç. de Why Efficiency ?,
1980), in R. Dworkin [1996], p. 334-364.
Elster Jon [2005], « Droit et causalité », in M. Troper et al. [2005], p. 117-121.
Favereau Olivier [1998], « Notes sur la théorie de l’information à laquelle pourrait
conduire l’économie des conventions », in P. Petit (éd.) [1998], L’économie de
l’information, Paris, La Découverte, p. 195-249.
Fish Stanley [1989], « N’approfondissons pas trop le Moyen Âge : Posner à propos du
droit et de la littérature », in S. Fish [1995], p. 149-169.
Fish Stanley [1995], Respecter le sens commun. Rhétorique, interprétation et critique en littérature et en droit, Paris, LGDJ, Story-scientia.
Ferey Samuel [2004], Histoire et fondements de l’analyse économique du droit, thèse, Paris I.
Frydman Benoît [2005], Le sens des lois, Bruxelles, Bruylant.
Fudenberg Drew, Tirole Jean [1991], Game Theory, Cambridge, The MIT Press.
Garoupa Nuno, Thomas Ulen [2006], « The market for legal innovation : Law and economics in Europe and United States », Communication au séminaire externe
du BETA, Université de Nancy 2, février 2006.
Gaudu François [2005], « Des illusions des juristes aux illusions scientistes », in A. Jeammaud [2005], p. 101-112.
Grzegorczyk Christophe [2005], « Obligations, normes et contraintes juridiques », in
M. Troper et al. [2005], p. 25-51.
Hart Herbert L. A. [1976], Le concept de droit (trad. franç. de The Concept of Law, 1961),
Bruxelles, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis.
Hart Herbert L. A. [1977], « American jurisprudence through English eyes : The nightmare and the noble dream » in H. L. A. Hart [1983], p. 123-144.
Hart Herbert L. A. [1983], Essays in Jurisprudence and Philosophy, Oxford, Oxford University Press.
Horwitz Morton [1980], « Law and economics : Science or politics ? », Hofstra Law
Review, vol. 8, no 4, p. 905-912.
Horwitz Morton [1992], The Transformation of American Law, Cambridge (Mass.),
Harvard University Press.
Hovenkamp Herbert [1990], « Positivism in law and economics », California Law Review,
vol. 78, no 4, p. 815-852.
Jeammaud Antoine (dir.), [2005], Le droit du travail confronté à l’économie, Paris, Dalloz.
Jolls Christine, Sunstein Cass, Thaler Richard [1998], « A behavioral approach to law
and economics », in C. Sunstein (ed.) [2000], p. 13-58.
Jouanjan Olivier (éd.) [2000], Théories réalistes du droit, Annales de la Faculté de droit (4)
(nouvelle série), Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg.
252
S:\53775\53775.vp
mercredi 23 mai 2007 11:57:20
Color profile: Generic CMYK printer profile
Composite Default screen
Analyse économique
253
Kelsen Hans [1962], Théorie pure du droit (trad. franç. de Reine Rechtslehre, 1960), Paris,
Dalloz.
Kelsen Hanz [1996], Théorie générale des normes (trad. franç. de Allgemeine Theorie der
Normen, 1979), Paris, PUF.
Krawietz Werner [1992], « Droit et jeu. Le point de vue de la théorie des systèmes », in
F. et M. Van de Kerchove (éd.), [1992], p. 218-234.
Kreps David M. [1999], Théorie des jeux et modélisation économique (trad. franç. de Game
Theory and Economic Modelling, 1990), Paris, Dunod.
Lacorne Denis [1991], L’invention de la République. Le modèle américain, Paris, Hachette.
Lafay Jean-Dominique [1997], « L’analyse économique de la politique : raisons d’être, vrais
problèmes, fausses critiques », Revue française de sociologie, vol. 38, no 2, p. 229-243.
Lafontaine Céline [2004], L’empire cybernétique, Paris, Le Seuil.
Lambert Ève-Angeline, Ferey Samuel [2006], Les statistiques en droit du travail : descriptions et enjeux, Documents de travail, BETA, Université de Nancy 2.
Lenoble Jacques (éd.) [1994], La crise du juge, Paris-Bruxelles, LGDJ-Bruylant.
Lenoble Jacques [1994], « Crise du juge et transformation nécessaire du droit », in Jacques Lenoble (éd.) [1994], p. 139-156.
Lévi-Strauss Claude [1973], « Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss », in M. Mauss,
[1973], Sociologie et anthropologie, Paris, PUF.
Lewis David. K. [1969], Convention : A Philosophical Study, Cambridge (Mass.), Harvard
University Press.
Luhmann Niklaus [1985], A Sociological Theory of Law, Londres, Routledge.
Mackaay Ejan [1992], « Le droit saisi par le jeu », in F. Ost et M. Van de Kerchove (éd.),
p. 81-110.
Medema Steven G., Mercuro Nicholas [1997], Economics and the Law : From Posner to
Post-Modernism, Princeton, Princeton University Press.
Medema Steven G. [1999], « Legal fiction : The place of the Coase’s theorem in law and
economics », Economics and Philosophy, vol. 15, no 2, p. 209-233.
Michaut Françoise [1985], L’école de la sociological jurisprudence et le mouvement réaliste
américain, thèse, Paris X.
Michaut Françoise [1994], « L’approche scientifique du droit chez les réalistes américains », in P. Amselek (éd.) [1994], p. 265-280.
Michaut Françoise [2000], La recherche d’un nouveau paradigme de la décision judiciaire à
travers un siècle de doctrine américaine, Paris, L’Harmattan.
Ost François, Van de Kerchove Michel [1992], Le jeu. Un paradigme pour le droit, Paris,
LGDJ.
Posner Richard A. [1970], « Review of Calabresi, the costs of accidents : A legal and economic analysis », University of Chicago Law Review, vol. 37, p. 636-648.
Posner Richard A. [1973], Economic Analysis of Law, Boston, Little, Brown.
Posner Richard A. [1975], « The economic approach to law », Texas Law Review, vol. 53,
no 4, p. 757-782.
Posner Richard A. [1976], « Blackstone and Bentham », Journal of Law and Economics,
vol. 19, no 3, p. 569-606.
Posner Richard A. [1977], Economic Analysis of Law (2e éd.), Boston, Little, Brown.
Posner Richard A. [1979], « Some uses and abuses of economics in law », University of
Chicago Law Review, vol. 46, no 2, p. 281-306.
Posner Richard A. [1979b], « Utilitarianism, economics, and legal theory », Journal of
Legal Studies, vol. 8, no 1, p. 103-140.
Posner Richard A. [1980], « The ethical and political basis of the efficiency norm in common law adjudication », Hofstra Law Review, vol. 8, no 3, p. 487-507.
Posner Richard A. [1984], « Wealth maximization and judicial decision-making », International Review of Law and Economics, vol. 4, no 2, p. 131-135.
253
S:\53775\53775.vp
mercredi 23 mai 2007 11:57:21
Color profile: Generic CMYK printer profile
Composite Default screen
254
Bruno Deffains, Samuel Ferey
Posner Richard A. [1987], « The decline of law as an autonomous discipline : 19621987 », Harvard Law Review, vol. 100, no 4, p. 761-780.
Posner Richard A. [1987 b], « The law and economics movement », American Economic
Review, Papers and Proceedings, vol. 77, no 2, p. 1-13.
Posner Richard A. [1990], The Problems of Jurisprudence, Cambridge, Harvard University
Press.
Posner Richard A. [1992], Economic Analysis of Law (4e éd.), Boston, Little, Brown.
Posner Richard A. [1994], « What do judges and justices maximize ? (The same thing
everybody else does) », Supreme Court Economic Review, vol. 3, no 1, p. 1-41.
Posner Richard A. [1995], Overcoming Law, Cambridge, Harvard University Press.
Posner Richard A. [1996], Droit et littérature (trad. franç. de Law and Literature : A
Misunderstood Relation, 1988), Paris, PUF.
Posner Richard A. [1996], Law and Legal Theory in England and America, Oxford, Clarendon Press - Oxford University Press.
Rawls John [1997], Théorie de la justice (trad. franç. de A Theory of Justice, 1971), Paris,
Le Seuil.
Ricœur Paul [1995] « Herméneutique juridique et herméneutique générale », in P. Amselek (éd.) [1995], p. 175-201.
Rosenfeld Michel [2000], Les interprétations justes (trad. franç. de Just Interpretations : Law
between Ethics and Politics, 1998), Paris, LGDJ.
Rubinstein Ariel [2000], Economics and Language, Cambridge, Cambridge University
Press.
Strowel Alain [1992], « Utilitarisme et approche économique dans la théorie du droit.
Autour de Bentham et de Posner », Archives de philosophie du droit, t. 37, p. 143-171.
Sunstein Cass (ed.) [2000], Behavioral Law and Economics, Cambridge, Cambridge University Press.
Sunstein Cass [2000], « Introduction » in C. Sunstein (ed.) [2000], p. 1-10.
Supiot Alain [2005], Homo juridicus, Paris, Le Seuil.
Terré François [1994], « Crise du juge et philosophie du droit : synthèses et perspectives », in J. Lenoble (éd.) [1994], p. 157-168.
Troper Michel [1994], Pour une théorie juridique de l’État, Paris, PUF.
Troper Michel [2000], « Une théorie réaliste de l’interprétation », in O. Jouanjan [2000],
p. 43-62.
Troper Michel [2002-2003], Réplique à Otto Pfersmann, Analisi e diritto, p. 297, 314.
Unger Roberto M. [1983], « The critical legal studies movement », Harvard Law Review,
vol. 86, no 3, p. 561-675.
Wacquet Philippe [2005], « Le droit du travail et l’économie à la Cour de cassation », in
A. Jeammaud (dir.), [2005], p. 115-124.
254
S:\53775\53775.vp
mercredi 23 mai 2007 11:57:21
Téléchargement