Les applications santé : quelle réglementation pour quelle

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VIE JURIDIQUE
LES APPLICATIONS SANTÉ : QUELLE
RÉGLEMENTATION POUR QUELLE RESPONSABILITÉ ?
Comme l’a récemment souligné
le Cnom, plus de quatre médecins sur cinq estiment que « la
santé connectée est une opportunité pour la qualité de soins »
et 91 % jugent qu’elle est « une
opportunité pour améliorer la
prévention » des maladies chez
les patients(1).
La transformation numérique
devrait en effet permettre un développement considérable de la médecine personnalisée et préventive,
avec un profond bouleversement
du système de santé en vue notamment d’une médecine potentiellement plus performante : confrontation à distance des diagnostics ;
facilitation de la circulation de l’information médicale (échange de sons
et d’images, traitement numérique
en vue d’un diagnostic ou d’un soin,
etc.) ; plus grande précocité du diagnostic et, en conséquence, des
traitements ; traitements et gestes
chirurgicaux (notamment les technologies de réalité augmentée) plus
précis, efficaces et mieux ciblés.
Si cette transformation numérique
est sans doute l’une des plus spectaculaires c’est parce qu’elle introduit
un media entre le professionnel et
l’acte médical délivré au patient. Elle
ouvre ainsi vers l’extérieur une relation profondément marquée par le
rapport direct et immédiat au corps
malade. Cette irruption de l’intermédiaire, technique ou communicationnelle, bouleverse en conséquence la
façon de concevoir les différentes
exigences juridiques.
C’est spécialement le cas pour les
applications santé dont la multiplication exponentielle (on en trouverait
déjà plus de 100 000 !) représente
un enjeu décisif de régulation. Ces
applications sont à la fois la traduction d’un phénomène caractéristique de l’économie numérique et
un instrument de santé à finalité plus
ou moins médicale. Elles rendent
encore plus prégnante la problématique du statut des produits-frontières entre la santé et le bien-être.
Mais elles posent aussi de nouvelles
questions liées à la société de l’information, notamment celle de la sécurité et de la circulation des données.
1. LE STATUT FRONTIÈRE :
APPLICATION BIEN-ÊTRE /
DISPOSITIF SANTÉ MOBILE
1.1. Les difficultés de qualification
Les applications désignées comme
« de santé » par les plateformes
(AppleStore, Google, etc.) n’ont
en réalité pas de régime juridique
propre. Elles peuvent dans certains
cas être de véritables dispositifs
médicaux soumis à ce titre à une
exigence de certification de conformité (marquage CE) et au contrôle
de l’ANSM ou au contraire ne relever que d’applications de loisir non
réglementées.
Dans certains cas, le marquage CE
et le statut de dispositif médical
peuvent être utilisés à des fins exclusivement marketing, ce qui détourne
la réglementation de sa finalité. Dans
d’autres cas, l’absence de marquage
CE, pour une finalité véritablement
médicale, empêche un contrôle
adéquat. S’ajoute enfin toute la
difficulté de qualification pour les
produits-frontières qui génère une
forte insécurité juridique. Les autorités européennes savent d’ailleurs
qu’un nombre très important d’applications ne sont pas conformes à la
réglementation européenne(2).
Une récente étude, commandée par
la CNIL, sur la finalité des applications de santé, a classé celles-ci du
plus haut risque (celles utilisées par
les professionnels de santé) au plus
bas (celles utilisées directement par
le patient avec un suivi bien-être :
nombre de pas, qualité du sommeil…). Elle conclut que chaque
catégorie nécessite un niveau de
régulation différent.
L’utilisation des dispositifs
de santé mobile (applications, objets connectés) comporte plusieurs
risques sur la qualité de
l’information fournie, la
pertinence du diagnostic,
l’efficacité des conseils
prodigués et sur la sécurité
qui entoure la collecte, le
traitement et l’éventuelle
exploitation ou ré-exploitation des données à
caractère personnel des
utilisateurs, l’impact sur le
secret médical…
L’application
bien-être
quant à elle devrait disposer d’un régime plus
souple mais sous réserve
de précautions. En effet,
l’interprétation des résultats par l’utilisateur et
l’absence de médiation du
médecin comportent de
nombreux risques du moins grave,
le mauvais aiguillage, au plus grave,
l’auto-médicamentation erronée.
La variété des problématiques, voire
des antagonismes dans certains cas,
pourrait ainsi conduire à une recomposition de l’environnement réglementaire.
1.2. Quel avenir pour la réglementation : l’hypothèse d’une certification
a priori
Aux États-Unis, la Food and Drug
Administration (FDA) a émis une
recommandation le 25 septembre
2013 (mis à jour le 9 février dernier)
précisant qu’elle serait en charge
du contrôle des applications de
m-santé(3).
En France, l’idée d’un label voire
d’une certification, permettant une
régulation des objets et applications
connectés et du phénomène du
quantified self commence à faire son
chemin.
La solution proposée par le Conseil
national du numérique serait de
mettre en place un guichet unique
Luc-Marie Augagneur
pour traiter les demandes de catégorisation (dispositif médical, application bien-être ou autre)(4).
Cette instance viserait à assurer que
le dispositif commercialisé respecte
la réglementation particulière à ce
type de dispositif en s’appuyant
sur les compétences des autorités
existantes ; ministère de la Santé
ou consortium regroupant l’ASIP
(Agence des systèmes d’informations partagées de santé), l’ANSM
(Agence Nationale de Sécurité du
Médicament), la HAS (Haute autorité de santé) et la CNIL. Ce « guichet
unique » aurait vocation à permettre
au fabricant de déclarer le dispositif
commercialisé, si celui-ci collecte des
données personnelles de bien-être,
voire de santé, alors même que ce
dernier n’analyse pas les données
ainsi collectées.
Il serait alors utile que les critères
de qualification des dispositifs de
m-Santé soient harmonisés entre les
autorités et guichets des différents
États membres.
…
VIE JURIDIQUE DU SAMEDI 25 AVRIL AU VENDREDI 1ER MAI 2015
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Vie juridique
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2. LA RESPONSABILITÉ
INDUITE PAR LES
APPLICATIONS DE SANTÉ
2.1. La gestion de données sensibles
La collecte, le partage et l’utilisation
des données personnelles et non
personnelles de santé posent avec
acuité la question du cadre juridique
à mettre en place, afin de permettre
à la fois l’innovation et la recherche
dans un souci d’intérêt général, et le
respect le plus strict de la vie privée
et des droits individuels.
Une récente étude montre d’ailleurs
que si une grande partie du public
se déclare intéressée par l’utilisation
d’objets connectés en matière de
santé, 70 % manifeste sa préoccupation à l’égard de ses données(5).
À cet égard, ainsi de nombreuses
questions déterminent le régime
applicable. Elles ont principalement
trait tant à la nature et à la qualification des données personnelles
qu’aux modalités d’information des
utilisateurs et de leur consentement.
Mais l’exploitation de ces données
et la possibilité de rendre anonymes certaines d’entre-elles dans
la mesure où elles peuvent s’avérer
utiles pour la prévention santé à
l’échelon national (cas d’épidémie
de virus par exemple) peuvent dans
certains cas, constituer un compromis entre des exigences contraires.
Pour le quantified self, il faut noter
que les données sont produites par
les utilisateurs. Pourtant, même si
ces données touchent à l’intimité, les
utilisateurs ont une large tendance à
les partager.
La CNIL s’inquiète ainsi de la sécurisation et de l’utilisation des données
par les sociétés qui les collectent(6).
Le rapport indique que les utilisateurs ont l’impression d’avoir un
rapport direct avec ces données,
« puisqu’ils en sont à l’origine », alors
que les entreprises pourraient les
céder, ou les utiliser à des fins non
connues par les utilisateurs (7).
La CNIL s’inquiète enfin de la frontière ténue entre le bien-être et la
santé. En effet, les données de santé
sont considérées comme sensibles
et font l’objet d’une réglementation
renforcée (8).
Comme il décloisonne le rapport
entre publicité et information, le
numérique reconfigure les périmètres traditionnels de la santé.
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2.2. Nouveaux risques, nouvelles
responsabilités ?
Enfin de nouveaux risques surgissent
avec ces applications entraînant bien
évidemment l’épineuse question de
la responsabilité.
En matière de sûreté, les capteurs
à partir desquels fonctionnent les
applications santé ont un degré de
précision très variable, notamment
en fonction de la finalité recherchée(9).
La fiabilité de la technologie retenue
est donc déterminante du risque
selon l’usage qui en est fait. Par
ailleurs, s’il se produit une erreur
d’algorithme dans une application
de suivi de grossesse par exemple,
la recherche de la responsabilité se
trouve largement complexifiée.
L’algorithmisation
du
monde
conduit à repenser tout le régime
de la responsabilité civile sur lequel
repose notre régulation du risque
et notre système de réparation des
dommages.
Dans notre droit actuel, la responsabilité est l’issue d’une triple démonstration : une faute, un dommage et
un lien de causalité entre eux.
La faute suppose une décision
consciente ou une négligence, en
tout cas un fait de l’homme. Mais
l’algorithme constitue une aide à la
décision, notamment par la modélisation prédictive issue des données.
Il faut donc prendre en compte cette
interaction décisionnelle pour appréhender la responsabilité et la répartir entre l’usager et celui qui devrait
éventuellement supporter le risque
porté par l’algorithme qui n’est rien
d’autre qu’un robot.
De même, la question du lien de
causalité se trouve bouleversée par
le Big Data et l’algorithmisation. La
prolifération des données et la puissance croissante des algorithmes
permettent d’établir certains types
de corrélations sans que nous
soyons capables d’en expliquer la
causalité scientifique. Si le modèle
déductif s’imposait, c’est tout le
régime de responsabilité qui changerait d’ère. Or, le domaine des applications santé constitue le terrain
le plus propice pour que cet enjeu
s’exprime.
En matière de sécurité, de nombreuses applications sont piratables
jusqu’à 90 mètres de distance comme
c’est le cas avec les pacemakers.
DU SAMEDI 25 AVRIL AU VENDREDI 1ER MAI 2015 VIE JURIDIQUE
Nicolas Martin-Teillard
Notre droit voit progressivement
émerger, dans le contexte numérique, à la fois une exigence grandissante de devoir de sécurité informatique, mais aussi une multiplication
de cybercriminalité.
Une faille de sécurité peut dans certains cas engendrer la responsabilité
pénale du gestionnaire du système.
Dans d’autres cas, elle peut restreindre très fortement son droit à
réparation en cas de cyber-attaque.
La sécurité constitue donc un enjeu
fondamental pour les applications
de santé.
L’ensemble de ces considérations
fait apparaître un besoin
de régulation nouveau, ne
serait-ce que pour assurer
un niveau de sécurité juridique satisfaisant.
Pourtant, dans le même
temps, nous assistons à un
mouvement de privatisation
des règles de fonctionnement des écosystèmes. Les
superpuissances d’Internet,
les Gafa tendent en effet à
vouloir jouer les premiers
rôles en matière de santé
connectée.
Pour le docteur Laurent
Alexandre, tout repose sur
l’idéologie transhumaniste.
Le souhait de ces géants
du web serait d’imposer
le phénomène des NBIC
(nanotechnologies, biotechnologies, informatique et
sciences cognitives) malgré
les atteintes à la vie privée
ou la mise en péril de la confidentialité des données.
Selon lui, « les «Gafa»(Google, Apple,
Facebook, Amazon) vont avoir le
monopole du contrôle de la m-santé
pour les vingt ans à venir » (10). L’enjeu
n’est pas seulement celui de la régulation technique mais aussi celui du
cadre concurrentiel.
■■ Luc-Marie Augagneur,
avocat à la cour, Associé,
Département droit économique
■■Nicolas Martin-Teillard,
avocat à la cour, Département
propriété intellectuelle
Lamy & Associés (Lyon / Paris)
(1)
http://www.latribune.fr/technos-medias/20150119tribf8387c82b/objets-connectes-lesmedecins-partages-entre-interet-et-mefiance.html
(2)
H. Guillaud, Les applications de santé en question http://internetactu.blog.lemonde.
fr/2015/03/07/les-applications-de-sante-en-questions/
(3)
http://www.fda.gov/downloads/MedicalDevices/DeviceRegulationandGuidance/GuidanceDocuments/UCM263366.pdf
(4)
https://contribuez.cnnumerique.fr/sites/default/files/media/synthese_pour_site_-_
sante_numerique_.pdf
(5)
Activité physique et prévention : des secteurs porteurs sur le marché des objets connectés, le Quotidien du Médecin, 13/03/205
(6)
http://www.cnil.fr/les-themes/sante/fiche-pratique/article/donnees-de-sante-un-imperatif-la-securite/
(7)
http://www.cnil.fr/fileadmin/documents/La_CNIL/publications/DEIP/CNIL_CAHIERS_IP2_
WEB.pdf
(8)
http://www.cnil.fr/linstitution/actualite/article/article/quantified-self-m-sante-le-corpsest-il-un-nouvel-objet-connecte/
(9)
H. Guillaud, Les applications de santé en question, http://internetactu.blog.lemonde.
fr/2015/03/07/les-applications-de-sante-en-questions
(10)
La Mort de la mort, comment la technomédecine va bouleverser l’humanité ? (Editions
JC Lattès) de Laurent Alexandre cité dans l’article de P. Cappelli, « Santé le grand vertige
numérique » - EcoFutur Libération 15 juin 2014.
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