Jean GREISCH, « RICŒUR PAUL - (1913-2005) », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 3
avril 2013. URL : http://www.universalis-edu.com/encyclopedie/paul-ricoeur/
Sommaire
RICŒUR PAUL
Introduction
« Un cogito militant et blessé »
« Le symbole donne à penser »
Le « monde du texte »
Du texte à l'action
La vie bonne, la norme morale et la sagesse pratique
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Auteur
Jean GREISCH Encyclopaedia Universalis
RICŒUR PAUL (1913-2005)
Paul Ricœur est né le 27 février 1913 à Valence (France). Orphelin de père et de mère il est initié à la
philosophie au lycée de Rennes par Roland Dalbiez. Au cours des années 1930, il poursuit son
apprentissage philosophique dans le compagnonnage de Gabriel Marcel et d'Emmanuel Mounier.
Après son retour de captivité en Poméranie (1940-1945), et au terme de trois années de retraite
dans la communauté cévenole du Chambon-sur-Lignon, il est professeur à l'université de Strasbourg
(1948-1956), puis de Paris-Sorbonne. Il est nommé à l'université de Nanterre, où il enseigne la
philosophie de 1965 à 1970, et où il est doyen de la faculté des lettres pendant les années
particulièrement turbulentes de 1969-1970. De 1970 à 1985, il enseigne à l'université de Chicago.
En 1995 la collection The Library of Living Philosophers a consacré un volume à la philosophie de Paul
Ricœur qui atteste l'écho international que rencontre la pensée du philosophe français, en même
temps qu'il permet de mesurer l'ampleur et l'originalité d'un itinéraire philosophique qui a
commencé au début des années 1950 sous le signe de la philosophie de la volonté. Au terme de
cinquante années de travail acharné, ce parcours débouche sur une philosophie de l'action,
fortement articulée sur la philosophie morale et politique, y compris le problème de la justice comme
vertu et comme institution. Le livre s'ouvre sur une autobiographie intellectuelle, publiée en français
sous le titre Réflexion faite. Ce titre marque une dette jamais reniée à l'égard de la tradition de la
philosophie réflexive française, tout en se plaçant sous la double égide de la phénoménologie et de
l'herméneutique.
« Un cogito militant et blessé »
L'autobiographie montre l'importance de la triple rupture instauratrice qui commande toute la
pensée de l'auteur. C'est à l'école de Roland Dalbiez que cet « esprit curieux et inquiet » avait appris
à résister à la prétention à l'immédiateté, à l'adéquation et à l'apodicticité, porteuse de caractères
d'universalité et de nécessité absolues, qui marquent le cogito cartésien et le « Je pense » kantien.
Encore fallait-il transformer ce réflexe en position philosophique réfléchie, en montrant pourquoi
l'immédiateté doit laisser la place à la médiation, en quel sens l'adéquation, qui a sa source dans le
jugement, peut être dépassée sans remettre en cause l'idée de vérité, comment enfin l'apodicticité
du savoir philosophique peut faire droit à l'expérience du soupçon et inclure le moment de
l'attestation.
Ce triple déplacement implique une idée déterminée du cogito que Ricœur définit comme un
« cogito militant et blessé ». La conjonction de ces épithètes, qui font rarement bon ménage, ne va
pas sans un certain nombre de tensions, à commencer par la tension de la critique et de la
conviction, dont un livre d'entretiens, publié à la suite de l'autobiographie, révèle les enjeux.
Bien des aspects de la pensée de Ricœur se laissent comprendre à la lumière de la figure
géométrique de l'ellipse à double foyer. Ses pôles furent successivement occupés par différents
noms propres : Gabriel Marcel et Edmund Husserl, puis Karl Jaspers, « interlocuteur muet » mais
d'autant plus efficace. Le regard rétrospectif sur l'œuvre y découvre une confrontation incessante qui
n'élude aucune question critique, comme le montre encore le débat avec Jean-Pierre Changeux au
sujet des neurosciences et de l'éthique (La nature et la règle, 1998). Cette ellipse implique un double
renoncement : renoncer à construire un système philosophique, en particulier sous la forme
hégélienne de la médiation parfaite ; renoncer à une philosophie qui se voudrait libre de toute
présupposition. « Qui n'a pas d'abord de sources n'a pas ensuite d'autonomie » : toute l'œuvre
ultérieure fait écho à cette conviction du jeune Ricœur dont sa philosophie herméneutique élabore la
théorie.
En quel sens peut-on parler d'un « cogito militant », alors que dans sa forme extérieure, l'écriture
philosophique de l'auteur ne relève pas du genre littéraire du pamphlet, de la diatribe ou de la
« philosophie engagée », telle qu'on l'entend habituellement ? Évoquer le compagnonnage
d'Emmanuel Mounier et du mouvement Esprit est certes important, mais insuffisant. Ricœur n'a
jamais cessé de militer en faveur d'une idée de la philosophie qui refuse de se couper des débats
scientifiques et qui s'intéresse passionnément aux problèmes de la cité et au fonctionnement des
institutions politiques, universitaires et juridiques (Histoire et vérité, 1994).
Qu'est-ce qu'un « cogito blessé ? ». Pour découvrir le sens de cette formule, il faut revenir au vaste
chantier d'une philosophie de la volonté, telle qu'elle se met en place en 1949 avec Le volontaire et
l'involontaire. La description phénoménologique de la sphère du volontaire allant du projet, du
motif, et de la motion au consentement à l'involontaire absolu qui revêt le triple visage du caractère,
de la vie et de l'inconscient se combine avec la dialectique de la maîtrise et du consentement,
apprise à l'école de Gabriel Marcel.
Dans sa réflexion sur son itinéraire, Ricœur découvre l'amorce d'une éthique implicite et inexplorée
qui ne prendra forme que bien plus tard. La philosophie de la volonté dut d'abord se donner un
soubassement ontologique et anthropologique avec les notions de disproportion et de faillibilité.
C'est pourquoi elle problématisait les trois thèmes de la fragilité (anthropologie), de la vulnérabilité
(mal moral) et de la disproportion (ontologie) qui correspondent à trois zones constitutives de
faillibilité. Ces zones sont autant d'indices de médiation imparfaite entre finitude et infinitude :
l'imagination au carrefour du perspectivisme de la perception et de la visée infinie du verbe ; le
respect à l'intersection de la finitude du caractère et de la visée infinie du bonheur ; enfin,
l'affectivité, qui scinde le cœur humain en une intimité presque ineffable du vécu et une amplitude
ontologique des affects qui nous font entrer en résonance avec l'univers entier.
La promesse de développer, à la suite de Jaspers, une philosophie de la transcendance qui soit en
même temps une poétique de la volonté engagée n'a pas été tenue. Progressivement, la pensée de
Ricœur s'est transformée en une « philosophie sans absolu ». Dans les derniers écrits, elle se
présente comme une sorte d'« agnosticisme » qui confie à l'écoute d'une autre parole que celle du
concept philosophique le discours sur l'absolu, la transcendance ou le Divin. L'effacement de plus en
plus accentué d'une notion de transcendance qui aurait pu donner naissance à une philosophie de la
religion est compensé (peut-être même « surcompensé ») par la place accordée à la fonction
poétique, cernée à travers la double analyse de l'innovation sémantique, qui caractérise la
métaphore vive, puis, au plan du récit, de la mise en intrigue narrative. Tout se passe comme si la
nature fondamentalement aporétique de la philosophie avait besoin de s'ouvrir de plus en plus aux
ressources d'une poétique.
« Le symbole donne à penser »
Au plan d'une anthropologie transcendantale, l'idée de faillibilité représente la figure initiale du
« cogito blessé ». La percée qu'effectuent L'homme faillible (1960) et La Symbolique du mal (1963)
en direction d'une philosophie herméneutique est liée à la tentative d'introduire, dans le cercle de la
réflexion, un long détour par les symboles et les mythes véhiculés par les grandes cultures. Au cogito
réflexif qui se caractérise par le triple trait de l'immédiateté, de la transparence et de l'apodicticité, le
cogito herméneutique, nécessairement blessé, oppose la médiation, l'opacité des symboles et
l'attestation.
Ricœur entre en herméneutique par la porte étroite d'une méditation sur le langage de l'aveu de la
faute, qui lui fait découvrir la possibilité, mais aussi la difficulté, d'une interprétation philosophique
des symboles de la souillure, du péché et de la culpabilité, puis d'une typologie des grands mythes
qui racontent comment le mal est entré en humanité : les mythes cosmologique, tragique, adamique,
orphique.
Cette herméneutique a pour centre de gravité le symbole comme expression à double sens. C'est
cette conception de l'interprétation que Ricœur met à l'épreuve du structuralisme, en se demandant
sous quelles conditions certains éléments de l'analyse structurale peuvent être incorporés dans la
philosophie réflexive, quitte à faire subir à celle-ci un remaniement profond. Pareillement, il
s'intéresse à la psychanalyse comme discipline herméneutique, à travers laquelle s'opère « une
véritable destitution de la problématique du sujet comme conscience » (De l'interprétation. Essai sur
Freud, 1965).
Le « monde du texte »
Dans les années 1960-1970, la figure du « cogito blessé » renvoie principalement à la thématique du
conflit des interprétations insurmontable qui oppose les herméneutiques du soupçon (Marx,
Nietzsche, Freud), aux herméneutiques qui sont à la recherche d'un surplus de sens (Hegel, Mircea
Eliade). Dans les derniers travaux, elle subit un remaniement théorique important. Vers le milieu des
années 1970, en effet, l'herméneutique des symboles se transforme en herméneutique des textes.
L'attention plus forte prêtée aux médiations textuelles ouvre la voie à de nouvelles recherches d'une
grande fécondité, aussi bien ontologique que pratique. En ancrant sa conception du texte dans la
notion de discours (« quelqu'un dit quelque chose à quelqu'un sur quelque chose »), Ricœur
découvre trois nouveaux grands chantiers philosophiques : la médiation par l'empire objectif des
signes, la reconnaissance d'autrui impliquée dans l'acte d'interlocution, le rapport au monde et à
l'être.
Du texte à l'action
Ricœur plaide vigoureusement pour une conception du langage qui rende justice à sa visée
référentielle. L'analyse des énoncés métaphoriques montre que c'est le langage le moins
directement référentiel qui dit le mieux le secret des choses. La métaphore vive rend possible un
« voir-comme » qui trouve son prolongement ontologique dans « l'être-comme » qui nous permet
d'envisager le monde comme un monde habitable. L'analyse de la fonction narrative franchit un pas
supplémentaire dans l'exploration de cette créativité du langage. Les intrigues narratives donnent un
sens humain au temps, en accomplissant une synthèse de l'hétérogène. Bien que La Métaphore vive
(1975) et Temps et récit I-III (1980-1983) soient des ouvrages jumelés, l'analyse de la fonction
narrative marque des avancées théoriques importantes. La mise en intrigue narrative des récits de
fiction, aussi bien qu'historiques, implique trois opérations conjointes : la préfiguration, la
configuration et la refiguration. C'est la troisième opération qui exprime le mieux la visée
référentielle et la portée ontologique des récits.
Autant l'adage « le symbole donne à penser » domine la première herméneutique, autant la devise
« expliquer plus, c'est comprendre mieux » joue un rôle central dans l'herméneutique du texte. Elle
présuppose une dialectique de l'explication et de la compréhension qui non seulement ouvre
l'herméneutique aux sciences du texte, mais fraie aussi la voie à une philosophie de l'action dans
laquelle l'analyse de l'agir humain occupe une position médiane entre le texte et l'histoire.
La vie bonne, la norme morale et la sagesse pratique
L'articulation entre les approches analytiques et phénoménologico-herméneutiques de l'action reçoit
son expression la plus mûre dans Soi-même comme un autre (1990). En déployant successivement
les questions : « qui parle ? », « qui agit ? », « qui se raconte ? », « qui est le sujet de l'imputation
morale ? », Ricœur laisse définitivement derrière lui la Scylla des philosophies classiques du cogito
qui accordent à celui-ci une position fondationnelle, tout en évitant la Charybde des philosophies de
l'anti-cogito. Il prend pour guide la distinction entre deux visages de l'identité : l'identité-mêmeté et
l'identité-ipséité, qui s'entrecroisent au niveau de l'identité narrative.
C'est sur cette toile de fond que peut se développer une dialectique de l'ipséité et de l'altérité. Elle
passe par une théorie de l'agir moral qui comporte une triple articulation : téléologique et fondatrice
(l'éthique axée sur le désir de la vie bonne), déontologique (la morale qui implique l'exigence de la
norme et le critère de l'universalisation), prudentielle enfin, car il appartient à la sagesse pratique de
négocier le meilleur équilibre entre l'universalité des normes et la particularité irréductible des
situations humaines. La sagesse tragique ne cesse de nous rappeler le caractère dramatique et
inéluctable des conflits que comporte tout agir humain.
C'est alors qu'émerge un ultime visage du cogito blessé. L'altérité ne s'ajoute pas du dehors au sujet,
mais est constitutive de son ipséité même. D'où la nécessité de distinguer plusieurs figures
irréductibles de la passivité-altérité : la chair, autrui, enfin la voix de la conscience morale, qui est
l'altérité la plus intime.
Jean GREISCH
Pour citer cet article
Référence numérique :
Jean GREISCH, « RICŒUR PAUL - (1913-2005) », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 3
avril 2013. URL : http://www.universalis-edu.com/encyclopedie/paul-ricoeur/
Bibliographie
Œuvres de Paul Ricœur
Philosophie de la volonté 1-2, Aubier, 1949 et 1950, Paris, 2e éd. 1988
Le Conflit des interprétations, Seuil, Paris, 1969
De l'interprétation. Essai sur Freud, ibid., 1965
La Métaphore vive, ibid., 1975
Temps et récit I-III, ibid., 1980-1983
Du texte à l'action. Essais d'herméneutique, ibid., 1986
À l'école de la phénoménologie, Vrin, Paris, 1986
Soi-même comme un autre, Seuil, 1990
Lectures 1. Autour du politique, ibid., 1991
Lectures 2. La Contrée des philosophes, ibid., 1992
Lectures 3. Aux frontières de la philosophie, ibid., 1994
Le Juste, Éd. Esprit, Paris, 1995
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