L'autobiographie montre l'importance de la triple rupture instauratrice qui commande toute la
pensée de l'auteur. C'est à l'école de Roland Dalbiez que cet « esprit curieux et inquiet » avait appris
à résister à la prétention à l'immédiateté, à l'adéquation et à l'apodicticité, porteuse de caractères
d'universalité et de nécessité absolues, qui marquent le cogito cartésien et le « Je pense » kantien.
Encore fallait-il transformer ce réflexe en position philosophique réfléchie, en montrant pourquoi
l'immédiateté doit laisser la place à la médiation, en quel sens l'adéquation, qui a sa source dans le
jugement, peut être dépassée sans remettre en cause l'idée de vérité, comment enfin l'apodicticité
du savoir philosophique peut faire droit à l'expérience du soupçon et inclure le moment de
l'attestation.
Ce triple déplacement implique une idée déterminée du cogito que Ricœur définit comme un
« cogito militant et blessé ». La conjonction de ces épithètes, qui font rarement bon ménage, ne va
pas sans un certain nombre de tensions, à commencer par la tension de la critique et de la
conviction, dont un livre d'entretiens, publié à la suite de l'autobiographie, révèle les enjeux.
Bien des aspects de la pensée de Ricœur se laissent comprendre à la lumière de la figure
géométrique de l'ellipse à double foyer. Ses pôles furent successivement occupés par différents
noms propres : Gabriel Marcel et Edmund Husserl, puis Karl Jaspers, « interlocuteur muet » mais
d'autant plus efficace. Le regard rétrospectif sur l'œuvre y découvre une confrontation incessante qui
n'élude aucune question critique, comme le montre encore le débat avec Jean-Pierre Changeux au
sujet des neurosciences et de l'éthique (La nature et la règle, 1998). Cette ellipse implique un double
renoncement : renoncer à construire un système philosophique, en particulier sous la forme
hégélienne de la médiation parfaite ; renoncer à une philosophie qui se voudrait libre de toute
présupposition. « Qui n'a pas d'abord de sources n'a pas ensuite d'autonomie » : toute l'œuvre
ultérieure fait écho à cette conviction du jeune Ricœur dont sa philosophie herméneutique élabore la
théorie.
En quel sens peut-on parler d'un « cogito militant », alors que dans sa forme extérieure, l'écriture
philosophique de l'auteur ne relève pas du genre littéraire du pamphlet, de la diatribe ou de la
« philosophie engagée », telle qu'on l'entend habituellement ? Évoquer le compagnonnage
d'Emmanuel Mounier et du mouvement Esprit est certes important, mais insuffisant. Ricœur n'a
jamais cessé de militer en faveur d'une idée de la philosophie qui refuse de se couper des débats
scientifiques et qui s'intéresse passionnément aux problèmes de la cité et au fonctionnement des
institutions politiques, universitaires et juridiques (Histoire et vérité, 1994).
Qu'est-ce qu'un « cogito blessé ? ». Pour découvrir le sens de cette formule, il faut revenir au vaste
chantier d'une philosophie de la volonté, telle qu'elle se met en place en 1949 avec Le volontaire et
l'involontaire. La description phénoménologique de la sphère du volontaire – allant du projet, du
motif, et de la motion au consentement à l'involontaire absolu qui revêt le triple visage du caractère,
de la vie et de l'inconscient – se combine avec la dialectique de la maîtrise et du consentement,
apprise à l'école de Gabriel Marcel.
Dans sa réflexion sur son itinéraire, Ricœur découvre l'amorce d'une éthique implicite et inexplorée
qui ne prendra forme que bien plus tard. La philosophie de la volonté dut d'abord se donner un
soubassement ontologique et anthropologique avec les notions de disproportion et de faillibilité.
C'est pourquoi elle problématisait les trois thèmes de la fragilité (anthropologie), de la vulnérabilité
(mal moral) et de la disproportion (ontologie) qui correspondent à trois zones constitutives de