La doctrine de l`intellection dans la philosophie de Proclus: Étude

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La doctrine de l’intellection dans la philosophie de
Proclus
Étude sur les principes de la noétique néoplatonicienne
Thèse en cotutelle
Doctorat en philosophie
François Lortie
Université Laval
Québec, Canada
Philosophiae Doctor (Ph.D.)
et
École Pratique des Hautes Études
Paris, France
Docteur
© François Lortie, 2015
RÉSUMÉ
Dans son Commentaire sur le Timée, alors qu’il analyse le lemme où apparaît le
syntagme intellection accompagnée de raison (noêsis meta logou) (Timée, 28a1-4), Proclus
s’interroge sur la nature de la connaissance par laquelle, selon le discours de Timée, l’âme
humaine peut appréhender l’Être véritable. D’après les principes dialectiques (division,
définition, démonstration et analyse) qui guident son travail de philosophe et de
commentateur, le diadoque de l’École d’Athènes présente six acceptions de l’intellection
(noêsis), parmi lesquelles il détermine, après avoir écarté les cinq autres, la seule qui puisse
convenir aux propos de Timée : i) l’intellection intelligible; ii) l’intellection qui lie
l’intellect à l’intelligible; iii) l’intellection de l’intellect divin; iv) l’intellection des intellects
particuliers; v) l’intellection de l’âme raisonnable; vi) l’intellection de l’imagination. Les
trois premières acceptions sont d’emblée rejetées, car elles transcendent la connaissance
humaine. L’intellection de l’âme raisonnable, liée au temps, est jugée inapte à saisir l’Être,
par nature éternel, alors que l’intellection imaginative, dont le corrélat est une image
particulière, ne saurait convenir à sa connaissance, l’Être étant universel et sans figure. Par
conséquent, seule l’intellection d’un intellect dit particulier peut expliquer la connaissance
que l’âme humaine peut avoir de l’Être, celle que définit l’expression noêsis meta logou.
Par l’étude des principes de la philosophie de Proclus et des sources platoniciennes,
aristotéliciennes et néoplatoniciennes de sa noétique, nous avons analysé chacune des
acceptions de la noêsis mentionnées dans son Commentaire sur le Timée, dont l’intellection
de cet intellect dit particulier, qui, en activant la puissance intellective de l’âme rationnelle,
cause l’intellection humaine au sens propre. En annexes, nous avons joint deux études sur
des thèmes déterminants pour l’élaboration de la doctrine proclienne : d’abord, une enquête
sur les rapports entre discours épistémologique et discours théologique dans le Phèdre de
Platon, qui s’intéresse à la notion d’inspiration divine en tant que fondement de la
dialectique; ensuite, un exposé sur la critique de la théorie des Idées-Nombres dans la
Métaphysique d’Aristote, une doctrine pythagorico-platonicienne que Proclus, à la suite de
Syrianus, a voulu réhabiliter et intégrer à son système.
iii
ABSTRACT
In his Commentary on the Timaeus, while analysing the passage containing the
expression “intellection accompanied by reason (noêsis meta logou)”, Proclus launches
into a discussion of the nature of the mode of knowledge by which, according to Timaeus,
the human soul can reach real Being. According to the dialectical principles (division,
definition, demonstration and analysis) that guide his work as a philosopher and
commentator, the head of the School of Athens defines six meanings for the word noêsis,
amongst which he determines, after having discarded the others, the only one that can be
meant by Timaeus in his speech: i) the intelligible intellection, ii) the intellection linking
the Intellect to the Intelligible, iii) the intellection of the divine Intellect, iv) the intellection
of the particular intellects, v) the intellection of the rational soul, vi) the intellection of the
imagination. The first three senses of ‘intellection’ are promptly set aside, as they imply an
intellection that transcends human knowledge. The intellection of the rational soul, because
of its temporal activity, is judged unable to grasp Being in its eternity, whereas imaginative
intellection, whose object is a particular image, cannot adequately grasp the universality
and shapelessness of Being. Only the intellection of a so-called particular intellect can
therefore explain the human soul’s knowledge of Being, that knowledge which Proclus
takes to be defined by the expression noêsis meta logou.
Through a study of the relevant passages in the works of Proclus and the Platonic
and Aristotelian sources of his noetics, we offer an analysis of each of the various senses of
noêsis mentioned in the Commentary on the Timaeus, including that of the particular
intellect, which, by activating the intellective potential of the rational soul, is the cause of
human intellection. By way of annex, we have added a pair of studies addressing two key
themes of the Procline doctrine of intellection. Firstly, we offer a study of the relation of
epistemological and theological discourses in Plato’s Pheadrus, a dialogue which takes a
particular interest in the notion of divine inspiration as the foundation of dialectic.
Secondly, we offer a study of the critique of the theory of ideal numbers in Aristotle’s
Metaphysics, a Pythagoro-platonic doctrine of which Proclus, following Syrianus, wished
to rehabilitate and integrate into his own thought.
v
TABLE DES MATIÈRES
RÉSUMÉ ........................................................................................................................................ iii
ABSTRACT ..................................................................................................................................... v
TABLE DES MATIÈRES ............................................................................................................. vii
REMERCIEMENTS ....................................................................................................................... xi
AVANT-PROPOS ........................................................................................................................ xiii
INTRODUCTION : LA DOCTRINE DE L’INTELLECTION DANS LA PHILOSOPHIE DE
PROCLUS. PRINCIPES EXÉGÉTIQUES ET FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES ................. 1
1. Noétique, gnoséologie et épistémologie dans la tradition platonico-aristotélicienne ................. 1
2. Les acceptions multiples de l’intellection dans l’In Timaeum de Proclus .................................. 3
3. Principes directeurs pour l’étude de la doctrine proclienne ...................................................... 13
PREMIÈRE SECTION : LA DIVISION DES FACULTÉS COGNITIVES, L’INTELLECTION DE
L’IMAGINATION ET L’INTELLECTION DE L’ÂME RATIONNELLE ................................. 17
1. Les facultés cognitives de l’âme dans la tradition platonico-aristotélicienne ........................... 17
1.1 La définition de l’Être et du Devenir dans l’In Timaeum.................................................... 17
1.2 La division des modes de connaissance chez Platon et Aristote ......................................... 21
1.3 La doctrine des facultés cognitives dans l’In Timaeum ...................................................... 24
1.4 Postérité de la doctrine proclienne chez Boèce : la distinction des modes de connaissance
en fonction des sujets connaissants dans la Consolation de Philosophie.................................. 27
1.5 Facultés et connaissance dans la tradition platonico-aristotélicienne ................................. 30
2. L’intellection de l’imagination .................................................................................................. 31
2.1 L’imagination selon Proclus : question philosophique et problème exégétique ................. 31
2.2 La notion d’imagination dans la pensée platonicienne ....................................................... 36
2.3 La nature de l’imagination dans le De anima d’Aristote : entre sensation et intellection... 38
2.4 La notion d’intellect passif d’Aristote à Ammonius ........................................................... 45
2.5 L’imagination et la connaissance de l’Être sans accompagnement de formes ou de figures :
son point de départ dans le Phèdre ........................................................................................... 58
2.6 L’intériorité de l’imagination et le véhicule de l’âme ......................................................... 59
2.7 L’imagination, l’intellection et les mythes .......................................................................... 63
3. L’intellection de l’âme rationnelle et le rôle de la dianoia ....................................................... 67
3.1 Unité et multiplicité de l’âme rationnelle ............................................................................ 67
3.2 L’âme rationnelle dans la tradition platonico-aristotélicienne ............................................ 68
vii
3.3 La dianoia et les mathématiques d’après Syrianus et Proclus............................................. 70
DEUXIÈME SECTION : L’INTELLECTION DE L’INTELLECT PARTICULIER, LA NATURE
DE L’ÂME HUMAINE ET LA NOTION D’INTUITION INTELLECTUELLE ........................85
1. L’intellect particulier dans la noétique néoplatonicienne .......................................................... 85
1.1 La notion d’intellect particulier chez Proclus ...................................................................... 85
1.2 L’intellect séparé dans la tradition antérieure à Proclus ...................................................... 88
1.3 De l’intellect imparticipé aux intellects particuliers ............................................................ 93
2. Les âmes particulières et les âmes supérieures.......................................................................... 97
2.1 Le problème philosophique de l’intermédiaire : âme non-séparée et âmes supérieures ..... 97
2.2 Les âmes particulières et leur rapport aux âmes divines et supérieures dans le Commentaire
sur le Timée ............................................................................................................................... 99
2.3 L’âme (particulière) descendue dans les Éléments de théologie ....................................... 104
3. L’intellection accompagnée de raison (noêsis meta logou)..................................................... 111
3.1 L’acte d’intellection chez Proclus et ses sources platonico-aristotéliciennes ................... 111
3.2 L’intellection et la dialectique dans les Dialogues de Platon ............................................ 113
3.3 Un équivalent aristotélicien de la noêsis meta logou : la sagesse (sophia) ....................... 114
3.4 Dialectique et intellection chez Plotin : synthèse de l’épistémologie et de la noétique
platonico-aristotéliciennes dans le Traité I, 3 [20] .................................................................. 118
4. L’intuition intellectuelle dans la tradition néoplatonicienne .................................................. 121
4.1 Remarques introductives sur l’intellection (ou l’intuition intellectuelle) .......................... 121
4.2 L’intellection chez Platon et Aristote ................................................................................ 123
4.3 L’intuition dans les Ennéades de Plotin ............................................................................ 125
4.4 L’intuition dans les Commentaires de Syrianus ................................................................ 129
4.5 L’intuition dans la pensée de Proclus ................................................................................ 131
4.6 Les intuitions simples chez Asclépius ............................................................................... 135
4.7 Remarques conclusives sur l’intuition intellectuelle ......................................................... 139
TROISIÈME SECTION : LA TRIADE DE L’INTELLECTION DIVINE, LA CONNAISSANCE
DE SOI ET LES LIMITES DE LA PENSÉE HUMAINE ..........................................................141
1. La triade de l’intellection divine ............................................................................................. 141
1.1 La structure triadique de l’intellection divine.................................................................... 141
1.2 L’intellection de l’intellect divin ....................................................................................... 157
1.3 L’intellection qui lie l’intellect à l’intelligible .................................................................. 163
1.4 L’intellection de l’intelligible divin................................................................................... 166
viii
2. L’Intellect et la connaissance de soi dans la tradition platonico-aristotélicienne ................... 169
2.1 La connaissance de soi et la noétique platonico-aristotélicienne ...................................... 169
2.2 L’objection sceptique ........................................................................................................ 170
2.3 L’argument de Plotin......................................................................................................... 172
2.4 L’intellect divin et la connaissance de soi chez Aristote................................................... 176
2.5 Quelques divergences entre Plotin et Aristote au sujet de l’Intellect ................................ 178
2.6 La multiplicité et l’unité de l’Intellect............................................................................... 181
2.7 Remarques conclusives sur la connaissance de soi ........................................................... 182
3. Les limites de la pensée humaine dans son rapport au divin................................................... 183
3.1 Une intellection humaine supérieure à la noêsis meta logou ?.......................................... 183
3.2 Les limites de la pensée humaine dans le néoplatonisme après Plotin.............................. 185
3.3 Les limites de la pensée humaine chez Jamblique et Syrianus ......................................... 187
3.4 Retour sur la hiérarchie des facultés de l’âme chez Proclus ............................................. 193
3.5 La connaissance des Formes intelligibles-et-intellectives d’après l’exégèse du Parménide
et du Phèdre ............................................................................................................................ 197
CONCLUSION : LA PROCESSION INTELLECTIVE. BILAN ET PERSPECTIVES ............ 201
1. Retour sur les antécédents de la doctrine proclienne de l’intellection .................................... 201
2. La procession intellective : de l’intelligible divin à l’imagination humaine ........................... 203
3. Importance et postérité de la noétique proclienne ................................................................... 208
ANNEXE I : DIALECTIQUE ET INSPIRATION DIVINE DANS LE PHÈDRE DE PLATON211
1. Les fondements de la dialectique dans le Phèdre : une approche interprétative ..................... 211
2. Les principes de la dialectique platonicienne.......................................................................... 214
3. La science et l’inspiration divine selon Platon ........................................................................ 226
4. Remarques conclusives : inspiration divine et interprétation néoplatonicienne ..................... 232
ANNEXE II : LA CRITIQUE ARISTOTÉLICIENNE DE LA GÉNÉRATION DES IDÉESNOMBRES ET SA RÉPONSE NÉOPLATONICIENNE ........................................................... 235
1. La question de l’enseignement oral de Platon et les agrapha dogmata .................................. 235
2. La doctrine des Idées-Nombres d’après Aristote .................................................................... 237
3. La critique de la génération des Idées-Nombres ..................................................................... 240
4. Les principes des Idées-Nombres et la participation dans les Dialogues de Platon ................ 252
5. La réception néoplatonicienne de la critique aristotélicienne ................................................. 260
ARTICLE I : INTUITION ET PENSÉE DISCURSIVE. SUR LA FONCTION DE L’EPIBOLÊ
DANS LES ENNÉADES DE PLOTIN ........................................................................................ 263
ix
1. Mise en contexte philosophique et historique de la notion d’epibolê ..................................... 263
2. Le sens philosophique d’epibolê avant Plotin ......................................................................... 265
3. L’epibolê tês dianoias dans les Ennéades ............................................................................... 269
4. L’âme, l’Intellect et l’Un-Bien ................................................................................................ 276
5. Retour sur la pensée « non-discursive » et son objet............................................................... 278
6. Remarques conclusives sur l’epibolê ...................................................................................... 280
ARTICLE II : INTELLECTION HUMAINE, INSPIRATION DÉMONIQUE ET
ENTHOUSIASME DIVIN SELON PROCLUS ..........................................................................283
1. La connaissance divine, démonique et humaine selon Proclus ............................................... 283
2. L’intellection humaine et la fonction médiatrice du démon .................................................... 285
3. L’inspiration démonique et l’enthousiasme divin ................................................................... 291
4. Remarques conclusives sur la nature de l’intellection............................................................. 296
TABLEAUX ET SCHÉMAS .......................................................................................................299
1. La place des intellects particuliers dans la procession intellective .......................................... 299
2. Les différentes acceptions de noêsis et de logos dans l’In Timaeum ...................................... 299
3. Intellect (nous) et raison (logos) dans le mythe du Phèdre ..................................................... 299
4. La division des facultés de l’âme humaine selon Jean Philopon ............................................. 300
5. L’ordre de procession des réalités dans la philosophie de Proclus.......................................... 300
BIBLIOGRAPHIE .......................................................................................................................301
x
REMERCIEMENTS
Cette thèse, élaborée dans le cadre d’une cotutelle entre l’Université Laval et
l’École Pratique des Hautes Études, doit beaucoup aux personnes qui m’ont offert leur aide,
leurs conseils, et leurs encouragements à divers moments de mon parcours universitaire.
Je remercie vivement mes deux directeurs, le professeur Jean-Marc Narbonne, à
l’Université Laval, et le professeur Philippe Hoffmann, à l’École Pratique des Hautes
Études. M. Narbonne m’a guidé dans le monde académique depuis le début de mes études
universitaires, en m’initiant d’abord à la philosophie ancienne, et plus particulièrement au
néoplatonisme, puis en acceptant de diriger mes recherches à la maîtrise et au doctorat. Il
m’importe de souligner la qualité et la constance de son accompagnement, intellectuel et
moral, aux différentes étapes de mon parcours académique. M. Hoffmann m’a
généreusement accueilli à Paris dans le cadre de ma cotutelle franco-québécoise. Son
enseignement clair et inspirant m’a permis d’affiner ma compréhension du néoplatonisme
tardif et d’aviver ma passion pour la langue grecque, dont il sait manifester la richesse et la
beauté. Je le remercie pour ses sages conseils et sa constante disponibilité tout au long de
ma cotutelle, même lorsqu’un océan nous séparait.
Je tiens également à remercier chaleureusement le professeur Claude Lafleur, qui,
en plus de m’avoir fait connaître et apprécier diverses figures de la pensée médiévale à
l’occasion de ses séminaires (qui ont été formateurs, stimulants, ouverts à la discussion),
m’a offert un soutien continu pendant mes études supérieures ainsi que sa précieuse
collaboration pour divers projets en marge de mes recherches sur le néoplatonisme.
Enfin, j’ai une pensée pour mon collègue Simon Fortier, dont les recherches
doctorales ont elles aussi porté sur l’œuvre de Proclus. Nos discussions amicales autour de
thèmes philosophiques et philologiques ont stimulé ma réflexion sur la pensée ancienne.
La poursuite de mes études aux cycles supérieurs et mes séjours universitaires à l’étranger,
notamment dans le cadre de ma cotutelle, n’auraient pas été possibles sans les bourses qui
m’ont été offertes par le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH) et
par le Fonds de recherche du Québec – Société et culture (FQRSC). Je remercie ces
organismes pour leur soutien financier.
xi
AVANT-PROPOS
Notre étude sur la noétique proclienne prend comme point de départ la section du
Commentaire de Proclus sur le Timée (I, 243, 26-246, 9) où sont définies les six acceptions
de l’intellection (noêsis). Le texte grec de ce commentaire, tel que cité en bas de page,
provient de l’édition d’E. Diehl, Procli Diodochi in Platonis Timaeum commentaria,
Leipzig, Teubner, t. 1-3, 1903-1906 (cité Proclus, In Timaeum). Dans notre texte principal,
nous citons la traduction d’A. J. Festugière, Commentaire sur le Timée, livres 1-5, Paris,
Vrin, 1966-1968. Nous avons également consulté la récente traduction anglaise sous la
direction de H. Tarrant – Commentary on Plato’s Timaeus, vols 1-4, Cambridge,
Cambridge University Press, 2007-2009 – pour confirmer, plus souvent qu’infirmer,
l’interprétation du texte grec que suggère la traduction de Festugière.
Nous avons suivi un usage analogue à celui défini par A. Lernould dans
l’« Avertissement » de sa monographie Physique et théologie. Lecture du Timée de Platon
par Proclus, en mettant une majuscule aux termes qui désignent des réalités divines ou
principielles (l’Être, l’Intelligible, le Vivant-en-soi, etc.) et à celles qui, dans l’ordre des
principes divins, occupent le premier rang (par exemple, l’Intellect divin et universel,
duquel procède une série d’intellects, d’abord divins et particuliers, puis seulement
particuliers). La complexité de la structure ontothéologique élaborée par Proclus fait
obstacle à une application uniforme de ce principe. Dans certains cas plus problématiques,
nous avons jugé pertinent de justifier nos choix en définissant la nature et le rang des
entités et principes désignés, selon les cas, par une majuscule ou une minuscule. En raison
de la spécificité de notre étude, qui cible la noétique proclienne, nous avons parfois choisi
de traduire les termes relatifs à l’intellection autrement que ne le fait A. J. Festugière, ou les
autres traducteurs cités, ce que nous avons mentionné, le cas échéant.
Nous avons voulu donner accès, dans leur langue d’origine, aux principaux concepts
et passages commentés dans notre étude en citant fréquemment, en bas de page, le texte
grec (et exceptionnellement, le texte latin) des traductions que nous reprenons et, parfois,
produisons nous-même. En dehors des citations infrapaginales, les termes grecs sont
translittérés d’après un usage conventionnel (η = ê, ω = ô, esprit rude = h, etc.).
Dans le choix des sources platoniciennes, aristotéliciennes et néoplatoniciennes,
nous avons ciblé les passages qui nous semblaient à la fois pertinents, comme principes de
la noétique proclienne, et importants comme points de référence pour mieux démarquer la
doctrine de Proclus des thèses philosophiques qu’elle critique ou cherche à concilier. Nous
n’avons fait usage que de quelques commentateurs modernes pour ces textes souvent
canoniques, dans une présentation qui cherche à mettre en avant les données qui sont les
points de départ (les aphormai dans le vocabulaire de Proclus), explicites ou implicites,
pour l’élaboration de la noétique proclienne et, plus généralement, de la gnoséologie
néoplatonicienne.
Enfin, nous présentons deux articles, légèrement remaniés, qui apportent un
éclairage supplémentaire sur la noétique néoplatonicienne : le premier distingue les
multiples acceptions de l’epibolê dans les Ennéades de Plotin, le second reconsidère les
principes de la noétique proclienne dans la perspective de la triade hommes-démons-dieux.
xiii
INTRODUCTION : LA DOCTRINE DE L’INTELLECTION
DANS LA PHILOSOPHIE DE PROCLUS. PRINCIPES
EXÉGÉTIQUES ET FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES
1. Noétique, gnoséologie et épistémologie dans la tradition platonicoaristotélicienne1
Au sein de la tradition platonico-aristotélicienne, l’enquête sur la connaissance
humaine est indissociable d’un questionnement sur la nature de la plus haute faculté
cognitive de l’âme, l’intellect (nous) ou la raison intellective (logos noeros)2, et sur les
causes de son activité, l’intellection (noêsis). Alors que Platon, dans des dialogues comme
le Timée3 et le Phèdre4, procède pour une première fois, dans l’histoire de la pensée, à
l’examen dialectique de l’intellect en tant que cause de l’ordre et de la connaissance du
monde5, ses successeurs se chargeront de critiquer et de systématiser ses réflexions
noétiques et épistémologiques. Si les représentants du moyen platonisme avaient déjà
1
Précisons d’abord le sens que nous attribuons à ces termes, auquel nous chercherons à nous tenir dans la
suite de notre exposé. La noétique est pour nous la doctrine de l’intellect : elle porte non seulement sur
l’intellect, ou la potentialité intellective, de l’âme humaine, mais aussi sur les principes intellectifs et
intelligibles qui sont séparés de celle-ci, qu’ils soient divins ou non (par exemple, les intellects particuliers
dans la tradition néoplatonicienne). Nous entendons par gnoséologie un discours raisonné sur la connaissance,
ce qui, dans la tradition platonico-aristotélicienne, se confond avec l’étude des facultés cognitives de l’âme
humaine. Nous prenons le terme épistémologie dans son sens étymologique de « discours sur la science », en
tant que la science ne comprend pas seulement les disciplines hypothétiques, telles que les mathématiques,
mais également la dialectique, qui vise l’anhypothétique et cherche à produire un discours scientifique sur
l’Être. Enfin, la tradition platonico-aristotélicienne comprend pour nous Platon, Aristote et l’ensemble des
penseurs qui se sont réclamés de leurs grands principes philosophiques et ont élaboré leurs systèmes à partir
d’une exégèse de leurs œuvres.
2
Des précisions seront apportées afin de distinguer clairement, chez Proclus, la faculté intellective de l’âme
rationnelle (logos noeros) d’un intellect (nous) qui en est séparé. Certes, Proclus peut employer le terme
intellect (nous) pour parler de la faculté intellective de l’âme humaine, mais il ne veut alors pas signifier un
intellect dont l’existence serait substantielle. L’intellect de l’homme est de l’ordre de la potentialité pour
Proclus, alors que seule la raison est substantielle en l’âme humaine, qui est essentiellement logos, ce que
nous montrerons dans la SECTION II.
3
En raison du problème de la relation entre le Démiurge et les Idées (ou Vivant-en-soi), le Timée compte
parmi les textes canoniques au fondement de la noétique néoplatonicienne. Voir A. H. Armstrong, « The
Background of the Doctrine “That the Intellegibles are not outside the Intellect” », dans Plotinian and
Christian Studies, Londres, Variorum Reprints, 1979, p. 393-413.
4
L’exégèse néoplatonicienne du Phèdre, plus particulièrement celle de la section 246e-248c, est l’une des
principales sources de la noétique proclienne. Voir l’introduction de H. D. Saffrey et L. G. Westerink dans
Proclus, Théologie platonicienne, t. IV, Paris, Belles Lettres, 1981, p. IX-XLV.
5
Même si Anaxagore nous apparaît comme le premier penseur de l’intellect (ou de l’Intellect, en tant qu’il
serait pour lui séparé et divin), ce sont Platon et Aristote, d’ailleurs critiques envers la pertinence explicative
de l’Intellect anaxagoréen, qui seront les réels fondateurs de la noétique ancienne.
1
cherché à extraire des Dialogues une doctrine au sujet de l’intellect et des Idées 6, ce sont les
commentateurs néoplatoniciens qui nous transmettront une doctrine de l’intellect
pleinement élaborée, basée sur l’exégèse des œuvres de Platon et d’Aristote, d’une noétique
dont plusieurs traditions philosophiques (byzantine, arabe, latine) seront les héritières7.
Dans le cadre d’une enquête sur les principes de la gnoséologie platonicoaristotélicienne, notre thèse portera plus particulièrement sur la doctrine de l’intellection
dans la philosophie de Proclus : nous montrerons qu’elle se fonde sur les doctrines de ses
devanciers, qu’elle se structure à partir de principes dialectiques définis dans les dialogues
de Platon, et qu’elle a eu une influence sur d’autres penseurs et commentateurs de
l’Antiquité tardive, dont son disciple Ammonius8 et, du moins indirectement, Boèce9.
Ainsi, afin de mieux saisir le sens et la pertinence des thèses de Proclus au sujet de
l’intellect, nous serons amené à étudier les doctrines de Plotin, Porphyre, Jamblique et
Syrianus, qu’il intègre, après les avoir critiquées, à sa pensée. Tout en partageant un corps
de doctrines tirées des Dialogues platoniciens, ces penseurs défendent des interprétations
qui leur sont propres au sujet des principes intelligibles et des procédés cognitifs menant à
leur appréhension. Puisque l’étude de la pensée de Proclus passe par celle de la tradition au
sein de laquelle il s’insère, notre thèse retracera les grandes étapes dans l’histoire de la
6
Voir Alcinoos, Enseignement des doctrines de Platon, introduction, texte établi et commenté
par J. Whittaker et traduit par P. Louis, Paris, Les Belles Lettres, 1990, p. 163, 11-164, 6.
7
Nous pensons à des figures telles que Michel Psellus et Isaac Comnène, dans le monde byzantin, Al-Farabi
et Avicenne, dans le monde arabe, Albert le Grand et Thomas d’Aquin, dans le monde latin, parmi d’autres
noms connus, qui définiront leurs propres thèses noétiques et gnoséologiques dans la suite du commentarisme
platonico-aristotélicien de l’Antiquité tardive. Les travaux de Gérard Verbeke donnent une idée de l’influence
qu’ont pu avoir les commentaires grecs de l’Antiquité tardive sur la philosophie médiévale : Jean Philopon,
Commentaire sur le De anima d’Aristote. Traduction de Guillaume de Moerbeke, édition critique avec
introduction sur la psychologie de Philopon, Louvain/Paris, Publications universitaires/B. Nauwelaerts, 1966.
8
En plus d’Ammonius, nous pensons aux commentateurs néoplatoniciens d’Aristote, Asclépius et Jean
Philopon, dont les écrits sont édités dans la collection des Commentaria in Aristotelem graeca. Ceux-ci sont
en grande partie tributaires des doctrines que l’on retrouve chez Proclus, mais présentent celles-ci de manière
simplifiée, en raison notamment du contexte exégétique, à savoir l’interprétation d’une œuvre d’Aristote. La
doctrine des facultés de l’âme chez Philopon, telle qu’on la retrouve dans le prologue de son commentaire sur
le De anima (p. 1-9), reprend les divisions de facultés cognitives de l’âme par Proclus dans son Commentaire
sur le Timée. Voir TABLEAUX ET SCHÉMAS, 4. La division des facultés de l’âme humaine selon Jean Philopon.
9
Nous avancerons quelques arguments en faveur d’une origine proclienne pour la doctrine gnoséologique
exposée par Boèce au livre V, chap. 4 (prose), de sa Consolation de Philosophie.
2
noétique, de Platon à Syrianus10, toujours dans le but d’éclairer les six acceptions de
l’intellection du Commentaire sur le Timée.
D’un point de vue philosophique, nous travaillerons à définir la nature de
l’intellection proprement humaine, désignée par l’expression « intuition simple » (epibolê
haplê) chez les commentateurs néoplatoniciens : ainsi, nous serons d’abord amené à
distinguer les différents procédés cognitifs qui contribuent à activer la puissance intellective
de l’âme humaine, pour ensuite montrer comment celle-ci, par sa participation à un intellect
impersonnel qui lui est supérieur, peut arriver à connaître les réalités les plus élevées, et
donc les plus universelles, dans l’ordre de l’Être. Du point de vue philologique, nous aurons
à établir dans quelle mesure le corpus proclien présente une doctrine cohérente au sujet de
l’intellection, malgré la diversité des contextes dans lesquels celle-ci se présente. Par une
analyse des passages les plus pertinents, disséminés dans l’ensemble de l’œuvre de Proclus,
nous chercherons à systématiser les différents aspects de sa doctrine noétique, en tenant à
respecter le contexte de chaque œuvre, en définissant la perspective prise par chacune sur la
notion d’intellection. Pour ce faire, nous aurons à retracer l’origine des concepts clés de la
pensée proclienne : nous analyserons ainsi, de manière diachronique, les principales notions
épistémologiques de la tradition platonico-aristotélicienne.
2. Les acceptions multiples de l’intellection dans l’In Timaeum de Proclus
Dans son commentaire aux lignes 28a1-4 du Timée, à l’occasion de l’exégèse de ce
bref passage qui synthétise les grands principes du platonisme tel qu’interprétés par la
tradition néoplatonicienne, Proclus attribue six acceptions au terme noêsis : i) l’intellection
intelligible, ii) l’intellection qui lie l’intellect à l’intelligible, iii) l’intellection de l’intellect
divin, iv) l’intellection des intellects particuliers, v) l’intellection de l’âme raisonnable, vi)
l’intellection de l’imagination11. Les définitions de chacune de ces acceptions sont
catégoriques, elles présupposent une doctrine fermement établie dont elles exposent, par
des propos parfois allusifs, les principaux éléments conceptuels. Elles constitueront le
10
Voir J. Pépin, « Éléments pour une histoire de la relation entre l’intelligence et l’intelligible chez Platon et
dans le néoplatonisme », Revue Philosophique, 146 (1956), p. 39-64.
11
Proclus, In Timaeum, I, 243, 26-246, 9 (il s’agit de la section, telle que délimitée par A. J. Festugière, qui
traite des différentes acceptions de la noêsis).
3
point de départ de notre enquête sur les différents sens pris par la noêsis dans la philosophie
de Proclus. L’expression noêsis meta logou, sur laquelle Proclus projette la riche structure
de sa noétique, s’insère dans un extrait du Timée où l’Être et le Devenir sont chacun définis
par leurs modes de connaissance respectifs, à savoir l’intellection accompagnée de raison et
l’opinion accompagnée de sensation12 :
Or, il y a lieu, à mon sens, de commencer par faire cette distinction : qu’est-ce
qui est toujours, sans jamais devenir, et qu’est-ce qui devient toujours, sans être
jamais ? De toute évidence, peut être appréhendé par l’intellect et faire l’objet
d’une explication rationnelle, ce qui toujours reste identique. En revanche, peut
devenir objet d’opinion au terme d’une perception sensible rebelle à toute
explication rationnelle, ce qui naît et se corrompt, ce qui n’est réellement
jamais13.
Sur ce court extrait d’un dialogue de Platon, le plus important après le Parménide à ses
yeux14, Proclus, à la suite des commentateurs platoniciens et néoplatoniciens dont il est
tributaire, fait reposer non seulement sa gnoséologie, mais également sa métaphysique, en
tant que celle-ci s’intéresse à la nature des principes, l’Être et le Devenir, auxquels les
facultés cognitives de l’âme sont relatives.
Notre thèse visera, dans un premier temps, à distinguer les modes de connaissance
propres à l’âme humaine. Nous traiterons d’abord des trois dernières acceptions définies
par Proclus, dans l’ordre inverse de leur présentation : l’intellection imaginative,
l’intellection de l’âme rationnelle et l’intellection de l’intellect particulier (qui, nous le
verrons, est la cause de l’intellection humaine au sens propre ou, en d’autres termes, des
intuitions simples de l’âme). Nous suivrons ainsi une voie inductive, ou analytique15, qui
12
Nous conserverons ces deux expressions qui sont le calque du grec noêsis meta logou et doxa
met’aisthêseôs, au datif dans le texte de Platon (noêsei et doxê) mais que nous présentons ici à la forme
nominative (noêsis et doxa), en conservant le complément au génitif (meta logou et met’aisthêseôs).
13
Platon, Timée, 27d-28a (trad. L. Brisson) : « Ἔστιν οὖν δὴ κατ’ ἐμὴν δόξαν πρῶτον διαιρετέον τάδε· τί τὸ
ὂν ἀεί, γένεσιν δὲ οὐκ ἔχον, καὶ τί τὸ γιγνόμενον μὲν ἀεί, ὂν δὲ οὐδέποτε; τὸ μὲν δὴ νοήσει μετὰ λόγου
περιληπτόν, ἀεὶ κατὰ ταὐτὰ ὄν, τὸ δ’ αὖ δόξῃ μετ’ αἰσθήσεως ἀλόγου δοξαστόν, γιγνόμενον καὶ
ἀπολλύμενον, ὄντως δὲ οὐδέποτε ὄν. »
14
Ou peut-être même le plus important, du moins dans une perspective pédagogique qui éviterait les
controverses et les interprétations erronées des principes théologiques, d’après ce qu’on peut lire dans ce
qu’on appelle communément la Vie de Proclus par Marinus, au tout dernier chapitre (ch. 38). Voir les notes
de H. D. Saffrey et A.-Ph. Segonds à ce propos dans Marinus, Proclus ou sur le bonheur, Paris, Les Belles
Lettres, 2002, p. 44, notes 2 et 5 (p. 181).
15
Nous comprenons ici la notion d’analyse telle que peut la définir Proclus, à savoir comme une remontée
vers les premiers principes. Voir Proclus, In Parmenidem, 1003, 16-19 (trad. G. R. Morrow et J. Dillon) :
4
nous fera remonter vers la forme la plus haute de l’intellection qui demeure proprement
humaine, l’intellection accompagnée de raison, à partir de sa forme la plus dégradée,
l’imagination, qui, par son intériorité, reste associée à la noêsis pour Proclus. Dans un
deuxième temps, nous nous intéresserons aux formes divines de l’intellection, qui décrivent
les trois premières acceptions de la noêsis, encore une fois selon un ordre ascendant :
l’intellection de l’intellect divin, l’intellection qui lie l’intellect à l’intelligible et
l’intellection intelligible.
2.1 L’intellection imaginative
Comme le note A. J. Festugière dans sa traduction du Commentaire sur le Timée16,
l’intellection imaginative, la seule dont Proclus fait une passion, pourrait avoir comme
source cette ligne du De anima d’Aristote : « si l’on pose l’imagination comme une certaine
forme
d’intellection17. »
L’épistémologie
aristotélicienne
et
ses
interprétations
péripatéticiennes ont fort probablement influencé – il restera à déterminer dans quelle
mesure – les propos de Proclus au sujet de cette intellection imaginative18. Notons
qu’Alexandre d’Aphrodise est reconnu, parmi d’autres, pour avoir systématisé et transmis
aux penseurs néoplatoniciens, dont Plotin19, les réflexions parfois aporétiques qu’offre
Aristote dans ses traités. Par ailleurs, les ouvrages didactiques du médioplatonisme20, où les
doctrines platoniciennes sont souvent exprimées au moyen de concepts aristotéliciens, ont
peut-être eux aussi préparé l’approche « conciliante » de l’exégèse proclienne21. Notre
« Again, sometimes one must make an analysis of things back to their first principles. For the transition from
the subject under investigation to everything that is not the subject sometimes proceeds by analysis to the
causes, sometimes to the accessory causes. »
16
Notes d’A. J. Festugière dans Commentaire sur le Timée, livre 2, Paris, Vrin, 1967, p. 79, n. 3.
17
Cette phrase s’insère dans ce passage d’Aristote, De l’âme, III, 10, 433a9-12 : « Φαίνεται δέ γε δύο ταῦτα
κινοῦντα, ἢ ὄρεξις ἢ νοῦς, εἴ τις τὴν φαντασίαν τιθείη ὡς νόησίν τινα· πολλοὶ γὰρ παρὰ τὴν ἐπιστήμην
ἀκολουθοῦσι ταῖς φαντασίαις, καὶ ἐν τοῖς ἄλλοις ζῴοις οὐ νόησις οὐδὲ λογισμὸς ἔστιν, ἀλλὰ φαντασία. »
18
Au sujet de l’importance de la tradition aristotélicienne pour la conception néoplatonicienne de la noétique,
voir P. Hadot, « La conception plotinienne de l’identité entre l’intellect et son objet. Plotin et le De anima
d’Aristote », dans Corps et âme. Sur le De anima d’Aristote, Paris, Vrin, 1996, p. 367-376.
19
Voir Porphyre, Vita Plotini, 14, où apparaissent entre autres les sources péripatéticiennes de Plotin.
20
Voir J. Dillon, The Middle Platonists, Londres, Duckworth, 1977.
21
Nous aurons l’occasion de faire quelques remarques, au cours de notre étude, sur l’approche parfois
« harmonisante », parfois « polémique » des commentateurs néoplatoniciens à l’égard d’Aristote. Nous
n’émettrons pas d’emblée un jugement catégorique sur l’attitude de Proclus, ou sur celle de son maître
Syrianus, à l’égard du disciple de Platon. Nous nous contenterons d’analyser les passages où les thèses
aristotéliciennes sont discutées sous l’autorité des doctrines que les néoplatoniciens attribuent à Platon.
5
enquête au sujet de cette intellection imaginative nous amènera donc revisiter les thèses
d’Aristote sur l’imagination et leur interprétation chez ses commentateurs22.
On peut se demander pourquoi Proclus fait de l’imagination une forme
d’intellection, alors que l’on tend plutôt à la considérer, dans une perspective platonicienne,
comme un obstacle à l’exercice de la pensée pure. N’est-ce pas la leçon que nous apprend,
de l’avis même des néoplatoniciens, la seconde partie du Parménide23 ? D’après Proclus,
c’est en raison de l’intériorité de son objet que l’imagination peut être comptée au nombre
des formes d’intellection. Elle se distingue en cela de la sensation, qui ne peut s’activer
sans la présence d’un objet extérieur. Toutefois, l’imagination ne permet pas à l’âme
d’appréhender une nature qui a le caractère de l’universalité, ce qui constitue la
caractéristique commune à toutes les autres formes de noêsis. Dans son Commentaire sur le
Premier Alcibiade, Proclus parle de la nécessité pour l’âme de dépasser cette forme déviée
d’intellection, conçue comme un obstacle à la conception de l’immatériel :
Il faut fuir les imaginations en tant que formatrices d’images, en tant que
particulières et en tant qu’elles introduisent une incroyable diversité, en tant
qu’elles nous empêchent de remonter vers l’indivis et l’immatériel, mais au
contraire nous entraînent dans l’intellection passive, alors que nous nous
efforçons de saisir la nature immatérielle24.
Ce passage, qui reformule les thèses du Commentaire sur le Timée concernant le rôle de
chaque faculté psychique, doit-il être interprété comme une condamnation sans appel de la
22
Au sujet du commentarisme péripatéticien, et sur l’importante figure d’Alexandre d’Aphrodise, on pourra
consulter P. Moraux, Der Aristotelismus bei den Griechen. Von Andronikos bis Alexander von Aphrodisias,
Dritter Band. Alexanders von Aphrodisias, édité par J. Wiesner, Berlin/New York, Walter de Gruyter, 2001.
Proclus ne cite pas Alexandre d’Aphrodise dans son exposé sur la noêsis dans son Commentaire sur le Timée,
mais on peut voir une influence de son interprétation de la noétique d’Aristote, certes indirecte, sur la
conception proclienne d’un intellect conçu comme séparé de l’âme.
23
Au sujet de l’imagination comme obstacle pour la dialectique dans le Parménide, voir l’introduction
générale et l’introduction propre à chacun des sept livres du Commentraire de Proclus par J. Dillon dans
Commentary on Plato’s Parmenides, traduction par G. R. Morrow et J. Dillon, Princeton, Princeton
University Press, 1987. Nous avons consulté (pour en faire un usage qui n’a pu être que limité) l’édition et la
traduction plus récentes, mais encore partielles, de ce même commentaire par C. Luna et A.-Ph. Segonds :
Proclus, Commentaire sur le Parménide de Platon, t. I-III, Paris, Les Belles Lettres, 2007-2011. Ces trois
tomes comprennent les livres I à III du Commentaire de Proclus, alors que la plupart des développements
pertinents pour notre étude (sur la gnoséologie, l’épistémologie et la dialectique) se trouvent aux livres IV et
V. Nous n’avons pas pu tenir compte de la récente parution du tome IV (sur le livre IV) dans la même édition.
24
Proclus, In Alcibiadem I, 245, 17-246, 3 (p. 293) (trad. A.-Ph. Segonds) : « φευκτέον τὰς φαντασίας ὡς
μορφωτικὰς καὶ ὡς μεριστὰς καὶ ὡς ποικιλίαν ἀμήχανον ὅσην ἐπεισαγούσας καὶ πρὸς τὸ ἀμέριστον καὶ
ἄϋλον οὐκ ἐώσας ἡμᾶς ἀναχωρεῖν, ἀλλὰ σπεύδοντας τῆς τοιαύτης οὐσίας ἀντιλαβέσθαι κατασπώσας ἐπὶ τὴν
παθητικὴν νόησιν. »
6
puissance imaginative ? En tant qu’elle est considérée par Proclus comme une forme
d’intellection, nous aurons donc à juger si, dans l’ensemble de son corpus, l’imagination
peut, d’une certaine manière, jouer un rôle positif dans la remontée vers l’intelligible, ou si
elle ne constitue qu’un obstacle à l’activation des puissances intellectives de l’âme
humaine. Nous nous intéresserons plus particulièrement à l’expression intellect passif
(nous pathêtikos), qui apparaît entre autres dans le Commentaire de Proclus sur le premier
livre des Éléments d’Euclide, qui a reçu récemment l’attention de plusieurs spécialistes du
néoplatonisme et des mathématiques dans l’Antiquité25.
2.2 L’intellection de l’âme rationnelle
L’intellection de l’âme raisonnable, quant à elle, pose un problème que n’élucide
qu’en partie le commentaire de Proclus aux lignes 28a1-4 du Timée. Si cette intuition est
discursive, si elle se produit dans le temps en ne saisissant d’un seul coup qu’une partie du
tout intelligible, celle-ci ne peut, à proprement parler, être qualifiée de « rassemblée »
(athroôs), expression qui désigne de manière propre l’intuition simple. C’est ce que note
d’ailleurs Proclus : « tantôt elle voit les Touts, mais elle ne les voit, à un seul et même
instant, que par fragments et non tout à la fois26. » Alors, pourquoi ranger l’intuition
discursive parmi les intellections, dont le critère premier demeure, dans l’ensemble de la
tradition néoplatonicienne, la simplicité et l’unité ? La proposition 176 des Éléments de
théologie peut apporter des pistes de réponse. Proclus semble y distinguer une forme
discursive d’intuition, qui n’actualise à la fois qu’une partie d’un tout, de l’intellection
proprement dite, qui appréhende de manière simple et rassemblée une totalité de Formes :
Toutes les idées de l’esprit sont intérieures les unes aux autres de façon unitaire,
et chacune est à part de façon discrète. Mais, si après ces démonstrations, on
25
Nous pensons principalement à l’ouvrage collectif : Études sur le Commentaire de Proclus au premier livre
des Éléments d’Euclide, édité par A. Lernould, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion,
2010. Sans ignorer les démonstrations des chercheurs contemporains au sujet de la notion d’intellect passif,
nous emprunterons une voie moins explorée pour retracer sa généalogie, en portant attention au Commentaire
d’Ammonius, disciple de Proclus, sur le De interpretatione d’Aristote, dont le prologue traite du nous
pathêtikos.
26
Proclus, In Timaeum, I, 244, 29-31 (trad. A. J. Festugière) : « ὅπου δὲ ὁρᾷ μὲν τὰ ὅλα, ἀλλὰ μερικῶς ἅμα
καὶ οὐκ ἀθρόως. »
7
avait besoin d’exemples, qu’on songe aux théorèmes multiples qui habitent une
seule âme27.
Proclus reprend ici une analogie chère à la tradition néoplatonicienne, celle du tout et des
parties de la science, que l’on retrouve déjà chez Plotin :
– Dans une science, dira-t-on, la partie n’est pas le tout. – Sans doute, le savant
a actuellement en vue la partie de la science dont il a besoin; cette partie est au
premier rang; mais toutes les autres s’ensuivent et y sont en puissance d’une
manière latente; ainsi toute la science est dans cette partie. Et c’est en ce sens,
sans doute, qu’on parle, dans la science, du tout et de la partie : dans la science
intelligible, tout est en acte à la fois; et c’est pourquoi elle renferme, toute prête,
chacune des parties dont vous désirez actuellement vous occuper; tout est prêt
dans chaque partie; et la partie tire force de son voisinage avec le tout28.
Dans une science, où les différents théorèmes sont comme les multiples parties d’un tout
intelligible, c’est la fonction discursive de l’âme qui permet de faire passer de la puissance
à l’acte l’une de ces parties. La remontée de l’intuition discursive, qui dans son actualité ne
peut appréhender que la partie d’un tout qu’elle cherche à connaître, à l’intuition simple et
proprement intellective demandera à l’âme de viser l’unité au principe de la multiplicité des
attributs qu’elle saisit discursivement. Notre tâche consistera donc à montrer comment, par
l’exercice de la science, le dialecticien peut arriver à transcender ses intuitions partielles et
temporelles de l’intelligible dans une visée intuitive qui s’assimile aux intelligibles, qui
sont simples et éternels. C’est ce que laisse comprendre ce passage du Commentaire de
Proclus sur le Premier Alcibiade, qui suit l’extrait précédemment cité au sujet de
l’imagination comme obstacle à la pensée (après un court développement sur l’opinion29) :
27
Proclus, Éléments de théologie, prop. 176 (trad. J. Trouillard, légèrement modifiée [nous avons changé
thèmes par théorèmes pour la traduction de theôrêmata]) : « πάντα ἄρα τὰ νοερὰ εἴδη καὶ ἐν ἀλλήλοις ἐστὶν
ἡνωμένως καὶ χωρὶς ἕκαστον διακεκριμένως. εἰ δέ τις ἐπὶ ταῖσδε ταῖς ἀποδείξεσι καὶ παραδειγμάτων δέοιτο,
τὰ θεωρήματα νοείτω τὰ ἐν μιᾷ ψυχῇ. »
28
Plotin, Traité IV, 9 [8], 5, 11-19 (trad. É. Bréhier) : « Ἀλλ’ ἐν τῇ ἐπιστήμῃ, εἴποι τις ἄν, τὸ μέρος οὐχ ὅλον.
Ἢ κἀκεῖ ἐνεργείᾳ μὲν μέρος τὸ προχειρισθὲν οὗ χρεία, καὶ τοῦτο προτέτακται, ἕπεται μέντοι καὶ τὰ ἄλλα
δυνάμει λανθάνοντα καὶ ἔστι πάντα ἐν τῷ μέρει. Καὶ ἴσως ταύτῃ ἡ ὅλη λέγεται, τὸ δὲ μέρος· ἐκεῖ μὲν οἷον
ἐνεργείᾳ ἅμα πάντα· ἕτοιμον οὖν ἕκαστον, ὃ προχειρίσασθαι θέλεις· ἐν δὲ τῷ μέρει τὸ ἕτοιμον, ἐνδυναμοῦται
δὲ οἷον πλησιάσαν τῷ ὅλῳ. ». Pour une traduction plus récente, qui reprend une interprétation semblable du
texte grec, on pourra consulter celle de L. Brisson et J.-F. Pradeau dans Plotin, Traités 7-21, Paris,
Flammarion, 2003, p. 49.
29
L’opinion, ou doxa, est parfois présentée comme un intermédiaire entre l’imagination et la science, ou
dianoia, dans la hiérarchie des facultés selon Proclus. Dans notre exposé sur l’intellection de l’âme
rationnelle, nous traiterons brièvement de cette faculté qui ne correspond à aucune des acceptions de la noêsis,
8
Et bien donc, fuyant toutes ces espèces divisées et particulières de la vie,
remontons vers la science elle-même, et là, ramenons la multitude de nos
connaissances à l’unité et embrassons d’un lien unique la multitude des
sciences. Car il n’y a ni conflit ni contradiction entre les sciences, mais toujours
les sciences de second rang servent celles qui leur sont antérieures et tiennent
leurs principes propres de celles-là. Cependant, il faut ici s’élever des sciences
multiples vers la science unique, la science anhypothétique et première, et faire
tendre toutes les autres sciences vers celle-là30.
Nous chercherons à comprendre la nature de cette intellection, en tant qu’elle décrit
l’activité de la dialectique et des sciences qui lui sont subordonnées, notamment les
mathématiques, dont l’objet, selon un schème hérité de l’Analogie de la Ligne dans la
République, est inférieur à la nature intelligible visée par l’acte d’intellection31.
2.3 L’intellection de l’intellect particulier et les intuitions simples
Puisque l’intellection discursive n’arrive pas à saisir d’un seul coup la simplicité des
intelligibles, il faudra postuler une forme d’intuition supérieure, à laquelle le logos de l’âme
humaine devra s’élever. L’intellect particulier, auquel une multiplicité d’âmes humaines
participe, apparaît alors, dans la pensée proclienne, comme la condition de possibilité de la
connaissance proprement philosophique, celle qui permet à l’âme d’atteindre l’Être. Mais,
alors que Proclus parle souvent d’une multiplicité d’intellects, dont le premier pourrait être
identifié au Démiurge du Timée, il est cette fois question, dans le passage qui nous
intéresse, d’un seul intellect dit particulier. Là où le lecteur pourrait s’attendre à une
précision sur la nature de cet intellect et sur les moyens pour l’âme de s’y unir, Proclus
rappelle qu’il a expliqué cela « en détail plus longuement ailleurs. » À l’exception de la
section consacrée à la noétique dans les Éléments de théologie (prop. 166-183), où le
concept de merikos nous, qui y apparaît, n’est d’ailleurs pas vraiment explicité, les
commentateurs, dont A. J. Festugière, n’ont pas été en mesure de repérer, dans le corpus
car elle porte essentiellement sur un universel qui apparaît dans les réalités extérieures à l’âme, alors que
l’intériorité est l’un des critères pour associer l’exercice d’une faculté à la noêsis.
30
Proclus, In Alcibiadem I, 246, 7-15 (p. 293-294) (trad. A.-Ph. Segonds) : « ταῦτα δὴ πάντα τὰ μεριστὰ καὶ
ποικίλα τῆς ζωῆς εἴδη φεύγοντες ἐπ’ αὐτὴν ἀναδράμωμεν τὴν ἐπιστήμην, κἀκεῖ τὸ πλῆθος τῶν θεωρημάτων
εἰς ἕνωσιν συναγάγωμεν καὶ τὸ πλῆθος τῶν ἐπιστημῶν ἑνὶ συνδέσμῳ περιλάβωμεν. οὔτε γὰρ στάσις οὔτε
ἐναντίωσίς ἐστιν ἐπιστημῶν πρὸς ἐπιστήμας, ἀλλ’ ἀεὶ ταῖς πρὸ αὐτῶν ὑπουργοῦσιν αἱ δεύτεραι καὶ ἔχουσι
τὰς οἰκείας ἀρχὰς ἀπ’ἐκείνων. δεῖ δὲ ὅμως ἐνταῦθα πρὸς τὴν μίαν ἐπιστήμην ἀπὸ τῶν πολλῶν ἑαυτὸν
περιάγειν, τὴν ἀνυπόθετον καὶ πρώτην, καὶ τὰς ἄλλας ἁπάσας εἰς ἐκείνην ἀνατείνειν. »
31
Nous traiterons de cette question dans la troisième partie de la SECTION I ainsi que dans l’ANNEXE II, au
sujet de la critique aristotélicienne de la théorie platonicienne des Idées-Nombres.
9
proclien tel qu’il nous a été conservé, cette exposition tant espérée sur cet intellect vers
lequel l’âme humaine doit se tourner afin de saisir l’intelligible dans sa simplicité. À ce
sujet, le rôle joué dans la noétique proclienne par les âmes démoniques et angéliques,
entités intermédiaires entre l’âme humaine et l’intellect particulier, reste encore à
déterminer. C’est ce que nous essaierons de faire.
L’illumination de l’âme par l’intellect particulier pose le problème des
intermédiaires, mais elle soulève également la question de l’individualité de l’intellect, dont
l’importance fut capitale dans la tradition platonico-aristotélicienne. L’intellect est-il
constitutif de l’âme humaine ou lui est-il ajouté du dehors ? C’est un thème qui, avec la
question du rapport de l’intellect à l’intelligible, sera abordé dans notre thèse. Dans le
passage précédemment cité de son Commentaire sur le Timée, Proclus énonce :
L’intellect particulier est établi immédiatement au-dessus de notre essence, il
l’élève et la perfectionne, lui vers lequel nous nous tournons quand nous nous
sommes purifiés par la philosophie et nous avons lié notre faculté intellective à
son intellection à lui32.
La doctrine péripatéticienne de l’intellect actif et de l’intellect passif semble avoir influencé
la pensée de Proclus, qui parle ici d’une faculté intellective de l’âme, sans établir
l’existence d’un intellect qui ferait substantiellement partie de l’âme humaine. L’activité
logique de l’âme, qui ne saurait être une pure intellection, puisqu’elle est essentiellement
discursive – et donc temporelle –, est ainsi décrite par Proclus :
Quand le logos intellige l’Être réellement être, en tant que logos, il a une
activité discursive, en tant qu’intelligeant il agit par une intuition toute simple,
puisqu’il intellige tout d’un coup chaque objet comme simple, sans pourtant
intelliger tous les objets ensemble, mais en passant de l’un à l’autre, cependant
que, au cours de ce passage, il intellige tout ce qu’il intellige comme un et
comme simple33.
32
Proclus, In Timaeum, I, 245, 13-17 (trad. A. J. Festugière, légèrement modifiée) : « ὁ γὰρ μερικὸς νοῦς
προσεχῶς ὑπερίδρυται τῆς ἡμετέρας οὐσίας, ἀνάγων αὐτὴν καὶ τελειῶν, πρὸς ὃν ἐπιστρεφόμεθα καθηράμενοι
διὰ φιλοσοφίας καὶ τὴν ἑαυτῶν νοερὰν δύναμιν τῇ ἐκείνου νοήσει συνάψαντες. » Nous ferons une analyse
plus approfondie de ce passage à la SECTION II.
33
Ibid., I, 246, 5-9 (trad. A. J. Festugière) : « ὡς ὅταν γε λόγος νοῇ τὸ ἀεὶ ὄν, ὡς μὲν λόγος ἐνεργεῖ
μεταβατικῶς, ὡς δὲ νοῶν μετὰ ἁπλότητος, ἕκαστον μὲν ὡς ἁπλοῦν ἅμα νοῶν, οὐ πάντα δὲ ἅμα, ἀλλὰ
μεταβαίνων ἀπ’ ἄλλων ἐπ’ ἄλλα, νοῶν δὲ πᾶν ὃ νοεῖ μεταβαίνων ὡς ἓν καὶ ἁπλοῦν. »
10
Nous aurons donc à déterminer, chez Proclus et ses plus illustres prédécesseurs, les moyens
par lesquels l’âme humaine peut activer ses propres puissances intellectives et saisir l’Être
par des intuitions simples. À la suite de ses propos sur l’imagination, l’opinion et la science
dans son Commentaire sur le Premier Alcibiade, Proclus nous fait ainsi comprendre que la
connaissance humaine est couronnée par l’intellection, qui est antérieure à la science et lui
fournit ses principes :
Mais après la science et l’entraînement dans la science, il faut que l’âme
abandonne les synthèses, les divisions et les discursus de toute sorte pour
émigrer vers la vie intellective et les intuitions simples. Car la science n’est pas
le sommet des connaissances, mais antérieurement à la science, il y a
l’intellect34.
Par une enquête sur la notion d’intuition simple (epibolê haplê) dans la tradition platonicoaristotélicienne35, nous chercherons à mieux saisir ce qu’est l’intellection au sens propre
selon Proclus et le sens exact que prend pour lui le syntagme noêsis meta logou.
2.4 Les intellections divines (l’intellect, l’intellection et l’intelligible), la connaissance de
soi et l’inspiration divine
Les trois autres modes d’intellection définis par Proclus se rattachent à des principes
supérieurs non seulement à l’âme humaine, mais aussi à l’intellect particulier. Ils se laissent
comprendre, selon l’interprétation d’A. J. Festugière, d’après le schème triadique Être-ViePensée (on-zôê-nous)36. La possibilité pour l’homme d’y participer semble attestée dans les
Éléments de théologie, où Proclus parle même d’une participation indirecte des âmes
particulières à l’Intellect universel et divin :
Tout intellect particulier participe à l’Hénade toute première et supérieure à
l’Intellect et à travers l’Intellect total et à travers l’hénade particulière qui lui
34
Proclus, In Alcibiadem I, 246, 18-247, 1 (p. 294) (trad. A.-Ph. Segonds) : « μετὰ δὲ τὴν ἐπιστήμην καὶ τὴν
ἐν αὐτῇ γυμνασίαν τὰς μὲν συνθέσεις καὶ τὰς διαιρέσεις καὶ τὰς πολυειδεῖς μεταβάσεις ἀποθετέον, ἐπὶ δὲ τὴν
νοερὰν ζωὴν καὶ τὰς ἁπλᾶς ἐπιβολὰς μεταστατέον τὴν ψυχήν. οὐ γάρ ἐστιν ἐπιστήμη τῶν γνώσεων καὶ
ἀκρότης, ἀλλὰ καὶ πρὸ ταύτης ὁ νοῦς. »
35
Nous avons également inclus, à la suite de notre thèse sur la doctrine de l’intellection dans la philosophie de
Proclus, un article consacré à la notion d’epibolê chez Plotin. Voir ARTICLE I.
36
Voir les notes d’A. J. Festugière dans sa traduction de l’In Timaeum, I, 243, 26-246, 9, en particulier, livre
2, p. 78, n. 3.
11
correspond. Toute âme particulière participe à l’Intellect total et à travers l’Âme
totale et à travers l’intellect particulier qui lui correspond37.
En prenant toujours comme point de référence l’intellection proprement humaine, nous
voudrons déterminer le mode par lequel l’âme de l’homme, par une inspiration divine qui
transcende l’illumination des intellects particuliers, peut atteindre une connaissance
supérieure de l’Être. L’exégèse du Parménide par Proclus, qui définit une hiérarchie entre
les êtres intelligibles38, et son interprétation du Phèdre, qui dégage un ordre de réalités
intelligibles-et-intellectives (supérieures aux principes intellectifs visés par la noêsis meta
logou), fournit un cadre métaphysique pour la distinction d’une intellection supérieure qui
pourrait s’activer dans l’âme humaine, par-delà l’intellection accompagnée de raison. Nous
nous intéresserons à la lecture de ces deux dialogues par Proclus, en plus de son
interprétation du Timée et du Premier Alcibiade, dont nous avons commencé à présenter les
thèses gnoséologiques et noétiques. Nous traiterons également de la connaissance de soi
dans la tradition platonico-aristotélicienne, dans le rapport de l’âme humaine à un Intelllect
séparé, et des limites de la connaissance humaine et son dépassement dans l’inspiration
divine.
37
Proclus, Éléments de théologie, prop. 109 (trad. J. Trouillard, légèrement modifiée) : « Πᾶς μερικὸς νοῦς
μετέχει τῆς ὑπὲρ νοῦν καὶ πρωτίστης ἑνάδος διά τε τοῦ ὅλου νοῦ καὶ διὰ τῆς ὁμοταγοῦς αὐτῷ μερικῆς
ἑνάδος· καὶ πᾶσα μερικὴ ψυχὴ τοῦ ὅλου μετέχει νοῦ διά τε τῆς ὅλης ψυχῆς καὶ τοῦ μερικοῦ νοῦ· » Voici
aussi la traduction d’E. R. Dodds, de laquelle nous sommes resté plus près pour notre traduction des termes
« techniques » de la métaphysique proclienne (Hénade et hénade, Intellect et intellect, Âme et âme) : « Every
particular intelligence participates the first Henad, which is above intelligence, both through the universal
Intelligence and through the particular henad co-ordinate with it; every particular soul participates the
universal Intelligence both through the universal Soul and throught its particular intelligence. » (trad. E. R.
Dodds, Elements of Theology, Oxford, Oxford University Press, p. 97). Notons, une fois pour toutes, que nous
reprenons les traductions françaises (et parfois anglaises) disponibles dans nos citations des œuvres de
Proclus. Nous indiquons « modifiée » ou « légèrement modifiée » lorsque le texte cité ne reprend pas
l’intégralité de la traduction, ce qui concerne presque toujours les termes techniques de la métaphysique (et de
la noétique) proclienne, que nous avons voulu traduire de manière uniforme (ce qui inclut, comme nous
l’avons mentionné dans notre AVANT-PROPOS, l’attribution la plus rigoureuse possible des majuscules et des
minuscules aux réalités divines et principielles).
38
Voir H. D. Saffrey et L. G. Westerink, « Introduction » dans Proclus, Théologie platonicienne, t. 1, Paris,
Les Belles Lettres, 1968, p. LXXV-LXXXIX.
12
3. Principes directeurs pour l’étude de la doctrine proclienne
3.1 Étude des sources platoniciennes, aristotéliciennes et néoplatoniciennes
Afin de distinguer et définir les différentes modalités de la connaissance humaine et
divine selon Proclus, nous analyserons les textes qui ont pu être déterminants pour
l’élaboration de sa doctrine de l’intellection. La multiplicité des acceptions prises par la
noêsis dans le néoplatonisme est systématisée par Proclus, mais elle est déjà présente chez
ses prédécesseurs, selon des divisions épistémologiques et métaphysiques (ou
ontothéologiques) qu’il reprendra et adaptera à ses propres schèmes théoriques. En plus du
Timée, on peut mettre au nombre des textes fondateurs de la gnoséologie néoplatonicienne
la célèbre Analogie de la Ligne dans la République, où différents modes d’appréhension du
réel sont déjà définis, dont la noêsis et la dianoia (qui se rattachent à l’intellection de l’âme
rationnelle pour Proclus). La psychologie aristotélicienne, dans la perspective naturaliste
qui la distingue de la conception platonicienne de l’âme, fournit des concepts tout aussi
importants pour la définition des facultés de l’âme dans la pensée néoplatonicienne,
notamment au sujet de l’imagination. L’étude du traité De l’âme (De anima), combinée à
celle d’autres extraits du corpus aristotélicien au sujet de la noétique, sera déterminante
pour notre compréhension des enjeux philosophiques relatifs à la notion de noêsis chez
Proclus. Nous porterons aussi notre attention sur les thèses gnoséologiques exposées dans
les Ennéades de Plotin, où l’intellection, désignée par le terme epibolê, notamment,
acquiert une multiplicité de sens, dont certains seront repris par la doctrine proclienne de la
noêsis. Nous prendrons également en considération les thèses métaphysiques des auteurs
néoplatoniciens qui, après Plotin, ont modifié les structures ontothéologiques du réel en
affectant du même coup la théorie de la connaissance qui en dépend. En plus de Jamblique,
dont les schèmes théoriques eurent une influence déterminante sur le néoplatonisme tardif,
nous porterons une attention particulière aux écrits de Syrianus, dont Proclus s’éloigne
rarement lorsqu’il commente les écrits de Platon et d’Aristote.
L’étude de textes fondateurs de la gnoséologie et de la noétique dans la tradition
platonico-aristotélicienne n’a pas pour but de réduire le système proclien aux sources
13
analysées, mais de mieux mesurer l’originalité39 de Proclus, c’est-à-dire d’apprécier la
pertinence de la doctrine qu’il élabore à partir de matériaux que l’on peut en partie, lorsque
les sources sont disponibles, identifier et analyser.
3.2 Principes philosophiques
En effectuant les recherches qui ont mené à la rédaction de notre thèse, nous avons
réfléchi aux mots de J. Trouillard en introduction dans sa monographie, L’Un est l’Âme
selon Proclos :
J’ai la naïveté de croire que si on n’est pas capable d’exposer dans un discours
bref et cohérent la démarche fondamentale d’un philosophe, la preuve est faite
qu’il nous demeure étranger. On peut sans doute connaître les conditionnements
historiques et les structures élémentaires de sa doctrine. On n’a pas saisi sa
signification. Car une pensée qui n’est pas une n’est pas une pensée40.
Sans prétendre nous être conformé à la totalité des critères d’une bonne étude
philosophique selon Trouillard, nous avons voulu saisir et exposer dans un discours
cohérent, plus ou moins bref, les principes de la philosophie de Proclus dans la perspective
gnoséologique et métaphysique définie par les acceptions multiples de la noêsis. Nous nous
sommes certes intéressé aux
« conditionnements historiques » et aux « structures
élémentaires » de sa doctrine, par l’étude de ses sources platoniciennes, aristotéliciennes et
néoplatoniciennes, mais toujours dans le but de réfléchir, avec Proclus, au problème
philosophique que pose implicitement l’exégèse des lignes 24a1-4 du Timée : la définition
du savoir philosophique et de ses conditions de possibilité.
L’examen de la tradition platonico-aristotélicienne avait pour fonction de mieux
définir les problèmes auxquels la doctrine de Proclus veut apporter une réponse, notamment
au sujet des conflits, réels ou apparents, entre les thèses platoniciennes et aristotéliciennes,
qu’elle cherche à concilier. Ce qui nous importe avant tout, dans le rapport de Proclus à la
tradition platonico-aristotélicienne (dans laquelle il s’insère, à la suite de son maître
Syrianus, dont il reprend les orientations philosophiques), c’est son application des
39
Une originalité qui est le produit d’un effort visant à concilier des traditions diverses dont Proclus cherche à
définir les principes communs, guidé par la philosophie de Platon, par la dialectique platonicienne, à laquelle
il veut rester fidèle.
40
J. Trouillard, L’Un et l’Âme selon Proclos, Paris, Les Belles Lettres, 1972, p. 1.
14
opérations fondamentales de la dialectique (division, définition, démonstration, analyse)
pour produire un discours scientifique à partir des dialogues de Platon, qui ne se présentent
pas comme une autorité scripturaire qui ne saurait être discutée41, mais comme une
référence qui fournit les points de départ (aphormai42) du savoir philosophique que chaque
âme peut reconstituer en elle-même.
Tels sont les principes, philologiques et philosophiques, qui guideront notre étude,
qui cherchera à définir et analyser les sources platoniciennes et aristotéliciennes de la
doctrine de l’intellection dans la philosophie de Proclus et, plus largement, dans la pensée
néoplatonicienne, de Plotin aux commentateurs tardo-antiques d’Aristote.
41
Par notre analyse de l’intellection humaine et de l’enthousiasme divin dans la tradition néoplatonicienne, et
par notre étude de l’inspiration divine dans son rapport à la dialectique chez Platon, notamment dans
l’ANNEXE I, qui porte plus particulièrement sur le Phèdre, nous espérons pouvoir faire contrepoids aux
interprétations qui condamneraient d’emblée l’approche des écrits de Platon par les penseurs et
commentateurs néoplatoniciens, dont Proclus. Les propos d’H. Yunis, dans sa récente édition du Phèdre, par
ailleurs remarquable, témoignent de cette opinion défavorable à l’égard du projet philosophique qu’est le
néoplatonisme. L’extrait que nous citons provient de ses notes sur la dernière section du Phèdre, au sujet du
discours écrit (274b-278e) : « Hence the Phaedrus does not constitute and does not contain a (written) technê
of rhetoric. Hence also to treat writing as scripture (as Neoplatonists did with Plato’s writings) is destructive
to the philosophical enterprise. » Pour Proclus, Platon est certes un penseur inspiré, ce qu’il rappelle dans le
prologue de ses œuvres (dont la Théologie platonicienne, I, 1, 5), mais c’est aussi un dialecticien, et donc un
penseur critique, que ses commentateurs doivent imiter à l’occasion de l’exégèse des Dialogues, aussi inspirés
et dignes de respect soient-ils.
42
Une étude de la notion d’aphormê (ou aphormai au pluriel) pourrait contribuer à une meilleure
compréhension du rapport que pouvait avoir Proclus aux œuvres de Platon et de l’approche herméneutique
par laquelle il a construit ou, plus modestement, contribué à construire, à la suite de ses prédécesseurs
néoplatoniciens, un riche et complexe système ontothéologique basé sur sa lecture des Dialogues et d’après
les principes de la dialectique. Ce terme apparaît notamment dans la Théologie platonicienne, I, 3, 12, 10 et I,
12, 55, 24.
15
PREMIÈRE SECTION : LA DIVISION DES FACULTÉS
COGNITIVES, L’INTELLECTION DE L’IMAGINATION ET
L’INTELLECTION DE L’ÂME RATIONNELLE
1. Les facultés cognitives de l’âme dans la tradition platonicoaristotélicienne
1.1 La définition de l’Être et du Devenir dans l’In Timaeum
L’exposé de Proclus sur les six acceptions de la noêsis apparaît à l’occasion de
l’exégèse des définitions de l’Être et du Devenir dans l’In Timaeum. Ces notions sont
définies à partir du mode de connaissance qui leur correspond dans le discours de Timée –
l’intellection accompagnée de raison et l’opinion accompagnée de sensation –, ce que
Proclus soutient et justifie contre des critiques et des interprétations à son avis erronées du
lemme 28a1-443 :
Or au sujet de ces définitions, on a coutume de reprocher à Platon,
premièrement, de n’avoir pas fait appel à un genre, comme le veulent les règles
des définitions, ensuite, de n’avoir pas indiqué de quelle sorte est la nature des
objets à définir eux-mêmes, mais de les avoir déterminés à partir de la
connaissance que nous en prenons : il eût fallu cependant, avant cette relation à
nous, considérer les objets eux-mêmes44.
Nous n’effectuerons pas l’analyse de la réponse de Proclus à la première critique, à savoir
celle qui reproche à Platon de ne pas avoir fait appel à un genre. Mentionnons seulement
que l’Être est la notion la plus générale que l’on puisse concevoir, et qu’il est donc
impossible de lui attribuer un genre qui lui serait supérieur et auquel il serait subordonné en
tant qu’espèce, selon les schèmes de la logique aristotélicienne. Qu’il soit pris comme
synonyme de l’être intelligible ou comme principe des puissances et des activités qui
émanent des substances, qu’il comprend également (selon la triade substance –- puissance
43
Pour un traitement de ce passage et de la manière dont il s’insère dans l’économie du livre II du
Commentaire sur le Timée, voir A. Lernould, Physique et théologie. Lecture du Timée de Platon par Proclus,
Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2001, p. 153-171.
44
Proclus, In Timaeum, I, 241, 31-242, 3 (trad. A. J. Festugière): « ὑπὲρ ὧν ἐγκαλεῖν εἰώθασι τῷ Πλάτωνι,
πρῶτον μέν, ὅτι μὴ γένος παρείληφεν, ὡς οἱ τῶν ὅρων βούλονται κανόνες, ἔπειθ’, ὅτι τὴν μὲν αὐτῶν τῶν
ὁριστῶν φύσιν οὐ δεδήλωκεν ὁποία τίς ἐστιν, ἀπὸ δὲ τῶν γνώσεων αὐτὰ τῶν ἡμετέρων ἀφωρίσατο· δεῖν δὲ
πρὸ τῆς σχέσεως ταύτης αὐτὰ καθ’ ἑαυτὰ τὰ πράγματα σκοπεῖν. »
17
– activité45), l’Être n’est subordonné à rien dans l’ordre des choses qui sont réellement. Il
ne saurait, non plus, avoir un non-être comme genre, ce qui ferait de lui quelque chose qui
n’est pas, alors qu’il est essentiellement46.
Dans le cadre de notre enquête, nous nous intéresserons au deuxième membre de la
réfutation des critiques à l’égard des définitions platoniciennes. Proclus juge que les
définitions de l’Être et du Devenir doivent être claires pour le lecteur de Platon,
puisqu’elles constituent les principes de ses démonstrations sur le Monde et ses principes
dans le Timée : il est donc juste qu’elles soient déterminées à partir des modes de
connaissance, censés nous être plus clairs que les objets qu’ils nous permettent de connaître
et dont la nature ne nous est pas d’emblée manifeste. Nous présentons ici le passage en
question, commenté en trois sections :
D’autre part, comment dire que la détermination à partir des modes de
connaissance ne convient pas à la considération actuelle prise dans son
ensemble et aux présentes définitions ? Si en effet, comme nous l’avons dit plus
haut, Platon veut se servir de ces définitions comme de propositions
principielles et fondamentales pour les démonstrations à venir, il faut bien
qu’elles nous soient familières et évidentes47.
Ces lignes ne sont pas sans rappeler les remarques introductives d’Aristote à la première
page de sa Physique, où il évoque un critère similaire de clarté et d’évidence au sujet du
cheminement de la pensée, à partir du plus connaissable pour nous vers le plus connaissable
en soi :
Or, la marche naturelle, c’est d’aller des choses les plus connaissables pour
nous et les plus claires pour nous à celles qui sont plus claires en soi et plus
connaissables; car ce ne sont pas les mêmes choses qui sont connaissables pour
nous et absolument. C’est pourquoi il faut procéder ainsi : partir des choses
45
Voir SECTION III pour l’analyse de cette triade et de son application aux trois acceptions divines de
l’intellection.
46
Proclus ne le mentionne pas ici, mais l’Un, dont il faut le principe de l’Être, ne peut pas non plus être
considéré comme son genre. En étant au-delà de l’être, et donc une forme de non-être par éminence, l’Un ne
peut pas être défini comme un genre pour l’Être.
47
Proclus, In Timaeum, I, 242, 14-19 (trad. A. J. Festugière) : « πῶς δὲ οὐ προσήκων ἐστὶ τῇ ὅλῃ θεωρίᾳ καὶ
τοῖς προκειμένοις διορισμοῖς ὁ ἀπὸ τῶν γνώσεων ἀφορισμός; εἰ γάρ, ὥσπερ ε ἴ π ο μ ε ν π ρ ό τ ε ρ ο ν
ἀξιώμασι τούτοις ἐ θ έ λ ε ι χρῆσθαι καὶ ὑποθέσεσι τῶν ῥηθησομένων ἀποδείξεων, δεῖ γνωρίμους εἶναι τὰς
ἀποδόσεις ταύτας καὶ ἐναργεῖς ἡμῖν. »
18
moins claires en soi, plus claires pour nous, pour aller vers les choses plus
claires en soi et plus connaissables48.
Le contexte est certes différent, la Physique ne s’intéresse pas à la connaissance
« abstraite » de l’Être, et les propos d’Aristote s’apparentent davantage à la conception
proclienne de l’analyse – qui chez Proclus se définit comme une remontée de l’effet à la
cause49 – qu’à un exposé épistémologique sur la définition que l’on peut obtenir d’objets
comme l’Être et le Devenir à partir de leurs modes de connaissance : le corpus aristotélicien
ne présente pas, à notre connaissance, une telle théorie de la définition. Nous n’écartons
toutefois pas totalement la possibilité que l’enseignement d’Aristote dans la Physique ait
influencé, plus par l’esprit que par la lettre, Proclus dans sa défense de la définition
platonicienne de l’Être et du Devenir dans le Timée. La suite de l’extrait permet d’apporter
un peu plus de crédibilité à l’hypothèse d’une telle influence aristotélicienne, adaptée au
contexte propre du Timée :
Or, s’il nous avait invité à poursuivre la nature des objets isolément en ellemême, il eût, à son insu, rempli d’obscurité toute la leçon. Mais puisqu’il veut,
par les définitions, nous rendre familiers et « l’Être » et « l’être qui devient »,
pour tirer ses démonstrations d’hypothèses bien connues et tout évidentes aux
auditeurs, c’est à bon droit qu’il présente la spécificité des objets à partir des
connaissances que nous en avons, car, ces connaissances une fois réveillées en
nous et menées à perfection, nous verrons plus distinctement la nature des
objets50.
La démarche définie par Proclus n’est pas exactement la même que celle d’Aristote, mais
elle a ceci en commun avec la visée aristotélicienne qu’elle cherche à fournir un point de
départ pour la poursuite de l’enquête philosophique. La nature de l’Être ne se manifeste pas
d’emblée, en tant qu’objet, à l’âme humaine : les êtres intelligibles sont séparés de nous, de
nos facultés cognitives. Notre raison intellective (logos noeros) n’est pas essentiellement et
48
Aristote, Physique, I, 1, 184a16-21 (trad. H. Carteron) : « πέφυκε δὲ ἐκ τῶν γνωριμωτέρων ἡμῖν ἡ ὁδὸς καὶ
σαφεστέρων ἐπὶ τὰ σαφέστερα τῇ φύσει καὶ γνωριμώτερα· οὐ γὰρ ταὐτὰ ἡμῖν τε γνώριμα καὶ ἁπλῶς. διόπερ
ἀνάγκη τὸν τρόπον τοῦτον προάγειν ἐκ τῶν ἀσαφεστέρων μὲν τῇ φύσει ἡμῖν δὲ σαφεστέρων ἐπὶ τὰ
σαφέστερα τῇ φύσει καὶ γνωριμώτερα. »
49
Voir Proclus, In Parmenidem, 982, 19-21.
50
Proclus, In Timaeum, I, 242, 19-27 (trad. A. J. Festugière) : « ἀλλ’ εἰ μὲν αὐτὴν ἐφ’ ἑαυτῆς τὴν τῶν
πραγμάτων φύσιν ἡμῖν παρεκελεύσατο θηρᾶν, ἔλαθεν ἂν ἀσαφείας ἐμπλήσας τὴν σύμπασαν διδασκαλίαν·
ἐπειδὴ δὲ γνώριμον ποιῆσαι βούλεται διὰ τῶν ὅρων τό τε ὂν καὶ τὸ γιγνόμενον, ἵνα ἀπὸ γνωρίμων τὰς
ἀποδείξεις προάγῃ καὶ τοῖς ἀκούουσιν ἐναργῶν ὑποθέσεων, εἰκότως ἀπὸ τῶν γνώσεων τῶν ἐν ἡμῖν οὐσῶν
τὴν ἰδιότητα παρίστησιν αὐτῶν, ἃς καὶ ἀνεγείραντες καὶ τελεωσάμενοι θεασόμεθα τὴν ἐκείνων φύσιν
τρανέστερον. »
19
perpétuellement activée par ces objets, autrement dit, elle n’est pas une intellection « en
acte » de par sa seule nature (contrairement aux intellects séparés, divins et particuliers, qui
possèdent en eux-mêmes l’objet de leur intellection et s’y identifie par une activité
intellective éternelle51). Proclus nous fait ici comprendre que par la puissance du discours,
faire mention de ces connaissances c’est en quelque sorte les éveiller en nous, et donc
activer, la potentialité de la raison intellective pour que nous soyons progressivement mené
à la noêsis des objets intelligibles ou, autrement dit, de l’Être.
Dans la conclusion de son argument, Proclus hiérarchise les facultés cognitives de
l’âme humaine d’après la distance qu’elles prennent par rapport à leur objet. C’est une
dégradation progressive de leur puissance cognitive que structure Proclus au moyen de la
triade être – avoir – voir (sur laquelle nous reviendrons dans la troisième section), selon un
ordre dégradé qui présente l’intellection, la pensée discursive (ou dianoia) et la sensation.
Nous conservons le caractère italique appliqué par A. J. Festugière aux formes conjuguées
des verbes de la triade :
Puisqu’en effet tout sujet connaissant ou bien est l’objet connu lui-même, ou
voit cet objet, ou le possède – l’intellect est l’objet intelligible, la sensation voit
le sensible, la pensée possède en elle le pensé – et puisque nous ne pouvons par
nature devenir l’intelligible lui-même, mais le connaissons grâce à la faculté,
qui est en nous, conjuguée à l’objet, c’est de cette faculté donc que nous avons
besoin, et, par elle, la nature de l’être nous devient familière52.
Il est étonnant que Proclus ne fasse pas mention ici de l’opinion, qui, avec la sensation,
forme la doxa met’aisthêseôs et définit le Devenir en tant que mode de connaissance.
L’opinion est peut-être impliquée dans la notion de sensation, lorsqu’il écrit « la sensation
voit le sensible », qui sous-entendrait alors « l’opinion accompagnée de sensation voit le
Devenir » ou « la sensation fait voir le Devenir à l’opinion ». Nous retrouverions ainsi la
triade des facultés cognitives qui portent sur l’universel, des puissances rationnelles de
51
C’est ce qu’expriment la thèse et la démonstration de la proposition 167 des Éléments de théologie (trad.
J. Trouillard, légèrement modifiée [esprit est remplacé par intellect pour traduire nous]) : « Tout intellect se
pense lui-même. Mais l’intellect primordial ne pense que lui-même, et en lui intellect et intelligible sont
numériquement un. En revanche, chacun des intellects qui viennent à sa suite pense à la fois lui-même et ce
qui le précède, et son intelligible est d’une part ce qu’il est lui-même, d’autre part ce dont il procède. »
52
Proclus, In Timaeum, I, 242, 27-243, 1 (trad. A. J. Festugière) : « ἐπεὶ γὰρ πᾶν τὸ γνωστικὸν ἢ αὐτό ἐστι τὸ
γνωστὸν ἢ ὁρᾷ ἢ ἔχει τὸ γνωστόν – νοῦς μὲν γάρ ἐστι τὸ νοητόν, αἴσθησις δὲ ὁρᾷ τὸ αἰσθητόν, διάνοια δὲ
ἔχει ἐν ἑαυτῇ τὸ διανοητόν – ἡμεῖς δὲ αὐτὸ γενέσθαι τὸ νοητὸν οὐ πεφύκαμεν, γιγνώσκομεν δὲ αὐτὸ διὰ τῆς
ἐν ἡμῖν συζύγου πρὸς αὐτὸ δυνάμεως, ταύτης οὖν δεῖ, καὶ διὰ ταύτης γνώριμος ἡμῖν ἡ τοῦ ὄντος φύσις. »
20
l’âme humaine, à savoir l’intellect, la pensée discursive et l’opinion, structurée selon la
triade être – avoir –voir, qui permet d’illustrer la distance progressive prise par le sujet
connaissant par rapport à l’être connu, l’intellection décrivant le plus haut degré d’unité
entre une puissance, la faculté intellective, et son objet, l’intelligible. Notre raison (logos)
ne peut certes pas devenir l’intelligible lui-même, précise Proclus, mais elle peut devenir
intellective, lorsque sa puissance est activée par un principe intellectif qui est lui-même déjà
en acte : l’intellect particulier, d’après le Commentaire sur le Timée. Proclus décrit ainsi
une hiérarchie descendante des facultés cognitives que l’âme peut activer, en fonction de
l’objet sur lequel porte son activité.
1.2 La division des modes de connaissance chez Platon et Aristote
L’étude de la doctrine proclienne de l’intellection, de par la multiplicité des thèses
épistémologiques auxquelles elle touche, nous amène à traiter de l’ensemble des facultés
cognitives définies dans la tradition platonico-aristotélicienne : l’intellect, la pensée
discursive, l’opinion, l’imagination et la sensation53. Toutes les formes de connaissances
humaines sont dérivées d’une forme première d’intellection et trouvent leur fondement,
par-delà l’essence de l’âme humaine, dans l’activité intellective du divin, que Proclus divise
et définit selon plusieurs schèmes métaphysiques54. Selon une dégradation continue de cette
intellection première, qui s’identifie à l’intelligible divin, apparaissent donc différents
modes de connaissances caractérisés par une perte progressive d’unité et de puissance à
mesure que l’on s’éloigne de la source ultime de toute pensée55.
Platon et Aristote n’avaient pas conceptualisé un schème théorique capable d’opérer
une déduction des différentes modalités de la connaissance à partir de sa forme première et
principielle. Ils ont tout de même produit une doctrine des facultés cognitives que les
néoplatoniciens, dont Proclus, chercheront à organiser à l’intérieur d’un cadre
53
Voir TABLEAUX ET SCHÉMA, 4. La division des facultés de l’âme humaine selon Jean Philopon, au sujet de
la division des facultés cognitives de l’âme dans le néoplatonisme tardif.
54
L’intellection de l’intellect particulier, qui n’a plus le caractère du divin, est le dernier terme de la
procession intellective, qui se situe au-delà du plan psychique. Voir SECTION II.
55
C’est ce qu’a bien montré l’étude d’A. Lernould sur la dialectique de Proclus, « La dialectique comme
science première chez Proclus », Revue des sciences philosophiques et théologiques, 71 (1987), p. 509-536, et
le chapitre qui est également consacré à cette science première dans la monographie du même auteur :
Physique et théologie. Lecture du Timée de Platon par Proclus, p. 115-125.
21
démonstratif56 qui coïncide, selon les principes de la dialectique proclienne, avec la
procession de l’Être.
Platon, et après lui Aristote, ont été confrontés à la difficulté d’établir des critères
permettant de distinguer et définir nos différents modes de connaissance : est-ce que nos
facultés cognitives sont définies en fonction des objets sur lesquels portent leur activité ou,
à l’inverse, est-ce que ces objets sont définis en fonction des facultés cognitives qui entrent
en activité lorsque ces mêmes objets sont connus ? En d’autres termes, est-ce que la nature
du sujet connaissant est définie en fonction de l’objet connu ou l’objet connu en fonction du
sujet connaissant ?
Pour Aristote (nous reviendrons sur la position de Platon par la suite), ce problème
surgit au début de son enquête sur l’âme. À la suite de Platon, il se pose la question de
l’unité et de la multiplicité de l’âme :
De plus, si l’on n’a pas affaire à plusieurs âmes, mais à des parties, doit-on
prendre, d’abord pour objet de recherche l’âme entière ou bien ses parties ?
Difficile par ailleurs de préciser quelles sont celles d’entre elles que la nature
distingue les unes des autres. Et faut-il d’abord prendre pour objet de recherche
les parties ou les opérations ? Ainsi, l’acte d’intellection ou l’intelligence ?
L’acte de sensation ou le sensitif ? Et ainsi de suite. Et il s’agit de considérer
d’abord les opérations, on peut à nouveau se demander si leurs objets ne sont
pas à considérer avant elles dans la recherche. Ainsi le sensible avant le sensitif
et l’intelligible avant l’intellectif57.
Ce passage du De anima conceptualise le problème auquel sera confronté le philosophe qui
voudra distinguer les différentes facultés cognitives de l’âme, avant même de songer à les
articuler dans un schème démonstratif, selon une procession dégradée, comme le fera
Proclus. En réponse à cette série de questions préalables à son enquête sur l’âme, Aristote,
dans la suite du De anima, partira des objets cognitifs communément distingués –
notamment le sensible et l’intelligible – pour dégager les opérations (ou activités) de l’âme,
56
Nous prenons le terme démonstration dans le sens que lui attribue Proclus, en tant que cette opération
dialectique ordonne scientifiquement les êtres dans des rapports de causes à effet selon leur ordre dans la
procession du réel. Cf. Proclus, Théologie platonicienne, I, 9, 40, 1-18
57
Aristote, De l’âme, I, 402b9-16 (trad. R. Bodéüs) : « ἔτι δέ, εἰ μὴ πολλαὶ ψυχαὶ ἀλλὰ μόρια, πότερον
δεῖζητεῖν πρότερον τὴν ὅλην ψυχὴν ἢ τὰ μόρια. χαλεπὸν δὲ καὶ τούτων διορίσαι ποῖα πέφυκεν ἕτερα
ἀλλήλων, καὶ πότερον τὰ μόρια χρὴ ζητεῖν πρότερον ἢ τὰ ἔργα αὐτῶν, οἷον τὸ νοεῖν ἢ τὸν νοῦν, καὶ τὸ
αἰσθάνεσθαι ἢ τὸ αἰσθητικόν· ὁμοίωςδὲ καὶ ἐπὶ τῶν ἄλλων. εἰ δὲ τὰ ἔργα πρότερον, πάλιν ἄν τις ἀπορήσειεν
εἰ τὰ ἀντικείμενα πρότερον τούτων ζητητέον, οἷον τὸ αἰσθητὸν τοῦ αἰσθητικοῦ, καὶ τὸ νοητὸν τοῦ νοῦ. »
22
puis il remontera jusqu’aux facultés (ou puissances), qui sont au principe de ces opérations.
Pour Aristote, l’âme se laisse connaître par ses facultés, celles-ci par leurs opérations, et ces
dernières par les objets sur lesquels elles portent58.
Sur ce point, comme sur d’autres, Aristote suit des principes heuristiques déjà
énoncés par Platon, notamment dans la République :
Dans une puissance en effet, je ne vois quant à moi aucune couleur, ni aucune
forme, ni rien de ce genre, comme on en trouve dans plusieurs autres choses.
Tout cela, je le considère de manière à distinguer pour moi-même certaines
choses et dire que les unes sont différentes des autres. Dans une puissance, par
contre, je considère seulement ceci : sur quoi elle porte et ce qu’elle effectue59.
Nous retrouvons des propos similaires ailleurs dans l’œuvre platonicienne au sujet de la
connaissance des puissances à partir des objets sur lesquels elles portent et des actions
qu’elles effectuent. Nous pensons notamment au Phèdre, où la connaissance de la nature et
des facultés de l’âme est rendue possible par celle de ses actes et passions, et où la
puissance des discours (logoi) se révèle à partir de ses effets sur l’âme, par la persuasion
qu’elle peut susciter en elle60. Notons également, dans ce passage de la République, comme
dans le mythe du Phèdre61, que la puissance, tout comme l’essence à laquelle elle se
rattache, est sans couleur et sans forme. Proclus portera une attention toute particulière à
ces attributs de l’Être, ceux-ci lui servant de critères pour mettre de côté l’imagination dans
sa recherche de l’intellection humaine véritable.
Ce bref rappel concernant les modes d’accès à la connaissance de la puissance selon
Platon et Aristote, et plus particulièrement, des puissances psychiques que sont les facultés
de l’âme humaine, permettra de mieux mettre en relief la doctrine épistémologique et, plus
58
À ce sujet, voir l’introduction de R. Bodéüs dans sa traduction du traité De l’âme, et ses notes ad locum.
Aristote, De l’âme, Paris, Flammarion, p. 58-67 et p. 80.
59
Platon, République, 477c-d (trad. G. Leroux, légèrement modifiée) : « δυνάμεως γὰρ ἐγὼ οὔτε τινὰ χρόαν
ὁρῶ οὔτε σχῆμα οὔτε τι τῶν τοιούτων οἷον καὶ ἄλλων πολλῶν, πρὸς ἃ ἀποβλέπων ἔνια διορίζομαι παρ’
ἐμαυτῷ τὰ μὲν ἄλλα εἶναι, τὰ δὲ ἄλλα· δυνάμεως δ’ εἰς ἐκεῖνο μόνον βλέπω ἐφ’ ᾧ τε ἔστι καὶ ὃ ἀπεργάζεται,
καὶ ταύτῃ ἑκάστην αὐτῶν δύναμιν ἐκάλεσα, καὶ τὴν μὲν ἐπὶ τῷ αὐτῷ τεταγμένην καὶ τὸ αὐτὸ ἀπεργαζομένην
τὴν αὐτὴν καλῶ, τὴν δὲ ἐπὶ ἑτέρῳ καὶ ἕτερον ἀπεργαζομένην ἄλλην. τί δὲ σύ; πῶς ποιεῖς. »
60
Nous ne citons aucun passage particulier pour le moment, mais nous reviendrons sur cette question dans
l’ANNEXE I.
61
Platon, Phèdre, 247c.
23
largement, gnoséologique que présente Proclus dans la suite de son Commentaire sur le
Timée.
1.3 La doctrine des facultés cognitives dans l’In Timaeum
Dans son exégèse d’un autre passage marquant du Timée (28c-d), Proclus expose sa
théorie au sujet de la distinction des modes de connaissances en fonction de la diversité des
sujets connaissants. Ces sujets comprennent, comme nous le verrons, non seulement une
multiplicité d’êtres, mais également une multiplicité de facultés (ou puissances) que
peuvent activer ces êtres, selon la nature qui leur est propre. Nous citons d’abord l’extrait
du Timée pour ensuite faire porter notre analyse sur le Commentaire de Proclus :
Si donc, Socrate, en bien des points et sur bien des questions – les dieux et la
génération de l’univers –, nous nous trouvons dans l’impossibilité de proposer
des explications qui en tous points soient totalement cohérentes avec ellesmêmes et parfaitement exactes, n’en sois pas étonné. Mais si nous proposons
des explications qui ne sont pas des images plus infidèles qu’une autre, il faut
nous en contenter, en nous souvenant que moi qui parle et vous qui êtes mes
juges sommes d’humaine nature, de sorte que, si, en ces matières, on nous
propose un mythe vraisemblable, il ne sied pas de chercher plus loin62.
Dans ce passage, où apparaît une expression, « mythe vraisemblable », qui fera couler
beaucoup d’encre, Platon souligne, comme ailleurs dans son œuvre63, les limites de la
nature humaine et du pouvoir de connaissance de l’homme. Pour Proclus, le degré de
scientificité que peut atteindre un discours sur la Nature est non seulement limité par la
faiblesse des facultés humaines, mais aussi par l’essence même des objets naturels, qui ne
possèdent pas l’universalité, l’immatérialité et l’indivisibilité des Formes intelligibles, sur
lesquelles doit porter la véritable science, à savoir la dialectique. Voilà les deux principales
62
Platon, Timée, 28c-d (trad. L. Brisson) : « ἐὰν οὖν, ὦ Σώκρατες, πολλὰ πολλῶν πέρι, θεῶν καὶ τῆς τοῦ
παντὸς γενέσεως, μὴ δυνατοὶ γιγνώμεθα πάντῃ πάντως αὐτοὺς ἑαυτοῖς ὁμολογουμένους λόγους καὶ
ἀπηκριβωμένους ἀποδοῦναι, μὴ θαυμάσῃς· ἀλλ’ ἐὰν ἄρα μηδενὸς ἧττον παρεχώμεθα εἰκότας, ἀγαπᾶν χρή,
μεμνημένους ὡς ὁ λέγων ἐγὼ ὑμεῖς τε οἱ κριταὶ φύσιν ἀνθρωπίνην ἔχομεν, ὥστε περὶ τούτων τὸν εἰκότα
μῦθον ἀποδεχομένους πρέπει τούτου μηδὲν ἔτι πέρα ζητεῖν. » Le lemme commenté par Proclus ne comprend
que la section 29c7-d2, mais nous avons également inclus le lemme qui le précède, pour donner un meilleur
accès au contexte de ce passage du Timée.
63
Voir entre autres le Phèdre (246a-b), où l’opposition entre le savoir divin et la connaissance humaine est
thématisée dans le prologue du mythe de l’attelage ailé, au sujet de la nature de l’âme (trad. Cl. Moreschini et
P. Vicaire) : « À présent voici comment on doit parler de sa nature : pour exposer ce qu’elle est, il faudrait un
art absolument divin, et ce serait fort long; mais en donner une image n’excède pas les capacités humaines et
demande moins de temps : prenons donc ce moyen. »
24
idées défendues dans les lignes qui précèdent l’important passage que nous commentons
ici :
N’allons pas nous imaginer en effet que les connaissances des dieux soient
caractérisées par la nature des objets connus, ni que ce qui n’a point de fixité
soit sans fixité aux yeux des dieux, comme le dit le philosophe Porphyre – car
cette parole aussi il l’a prononcée, « qu’il eût mieux valu n’être point dite »
(Od. XIV 466) – mais sachons que le mode du connaître varie selon la diversité
des sujets connaissants64.
La première question que nous pouvons nous poser, à la lecture de cet extrait, concerne
l’origine de cette doctrine, qui pourrait être ici attribuée, du moins en partie, à Porphyre.
A. J. Festugière ne consacre aucune note à cette question, pas plus que D. T. Runia et
M. Share, qui, dans leur récente traduction anglaise du Commentaire sur le Timée65,
semblent eux aussi suspendre leur jugement à ce propos. Trois interprétations peuvent être
envisagées : 1) la doctrine théologico-gnoséologique qu’expose Proclus dans cette section
de son Commentaire est la reprise de Porphyre, à partir d’une source qui n’est pas ailleurs
inconnue; 2) seule cette idée générale, « n’allons pas nous imaginer en effet que les
connaissances des dieux soient caractérisées par la nature des objets connus, ni que ce qui
n’a point de fixité soit sans fixité aux yeux des dieux », doit être attribuée à Porphyre;
3) seul le deuxième membre de cette phrase, « ni que ce qui n’a point de fixité soit sans
fixité aux yeux des dieux », lui est réellement dû. Quant à la citation homérique, peut-être
faisait-elle déjà partie de cet écrit de Porphyre auquel Proclus fait référence, l’autorité
d’Homère ayant pu servir à défendre une thèse au sujet du mode de connaissance
attribuable aux dieux. Le degré de technicité de la théorie exposée dans les lignes qui
suivent, à la conceptualité proclienne, caractéristique notamment des Éléments de
théologie, nous fait pencher en faveur des interprétations 2 ou 3. L’interprétation de la
seconde partie de cet extrait nous fait pencher en faveur d’une doctrine proclienne, du
moins par sa formulation :
64
Proclus, In Timaeum, I, 352, 11-16 (trad. A. J. Festugière) : « μὴ γὰρ οἰηθῶμεν, ὅτι ταῖς τῶν γνωστῶν
φύσεσιν αἱγνώσεις χαρακτηρίζονται, μηδ’ ὅτι τὸ μὴ ἀραρὸς οὐκ ἀραρός ἐστι παρὰ θεοῖς, ὥς φησιν ὁ
φιλόσοφος Π ο ρ φ ύ ρ ι ο ς – τοῦτο γὰρ αὖ ἐκεῖνος ἀνεφθέγξατο, ὅ π ε ρ τ ’ ἄ ρ ρ η τ ο ν ἄ μ ε ι ν ο ν – ἀλλ’
ὅτι ταῖς τῶν γινωσκόντων διαφοραῖς ἀλλοῖος γίγνεται τῆς γνώσεως ὁ τρόπος. » Ce passage est repris par
A. R. Sodano dans son édition des fragments du Commentaire de Porphyre sur le Timée. Voir Porphyre, In
Platonis Timaeum commentariorum fragmenta, fr. XLV, 28, 22-29, 5.
65
Proclus, Commentary on Plato’s Timaeus, vol. 2, Cambridge, Cambrige University Press, p. 210.
25
Car le même objet, le dieu le connaît sous l’aspect d’unité, l’intellect sous
l’aspect du tout, la raison sous l’aspect d’universel, l’imagination sous l’aspect
de chose configurée, la sensation sous l’aspect d’impression subie. Et il n’est
pas vrai que, parce que l’objet connu est le même, la connaissance aussi est la
même. En outre, si, dans le cas des dieux, les connaissances dérivent de
l’essence et si l’intellection n’est pas chez eux quelque chose de surajouté, tels
ils sont, telle est aussi leur façon de connaître ce qu’ils connaissent. Or ils sont
immatériels, éternels, unifiés, immarcescibles. Ils conçoivent donc à l’avance
de façon immatérielle le matériel, de façon unifiée la multiplicité dispersée, de
façon permanente et éternelle ce qui change selon le temps, de façon
immarcescible ce qui est contre nature, ténébreux et impur66.
Proclus présente une hiérarchie à cinq termes : le dieu67, l’intellect, la raison, l’imagination
et la sensation, comme sujets de la connaissance. Les deux premiers termes sont des réalités
substantielles, alors que les trois derniers sont des facultés, notamment associées à la nature
de l’âme humaine, qui est essentiellement raison, mais qui possède également ces
puissances inférieures que sont l’imagination et la sensation. Dans le cas des dieux, écrit
Proclus, « l’intellection n’est pas quelque chose en eux de surajouté (epiktêtos) ». Il
distingue ainsi l’intellection propre à la divinité, qui émane de son essence, de celle
réservée à l’homme, qui est surajoutée à sa nature essentiellement rationnelle, et dont le
mode de connaissance intellectif implique la discursivité inhérente à la raison.
L’intellection humaine, en tant qu’elle n’est pas constitutive de l’essence de l’homme,
n’aura donc pas les mêmes attributs que l’intellection divine, à laquelle elle ne pourra que
participer, sur le mode qui lui est propre, à savoir celui de la rationalité.
Les Éléments de théologie, dans la section consacrée aux dieux (ou hénades) (prop.
113-16568), démontrent ce principe dans le cadre du système déductif qu’expose l’ensemble
66
Proclus, In Timaeum, I, 352, 16-27 (trad. A. J. Festugière, légèrement modifiée) : « τὸ γὰρ αὐτὸ γινώσκει
θεὸς μὲν ἡνωμένως, νοῦς δὲ ὁλικῶς, λόγος δὲ καθολικῶς, φαντασία δὲ μορφωτικῶς, αἴσθησις δὲ παθητικῶς.
καὶ οὐχ ὅτι τὸ γνωστὸν ἕν, μία καὶ ἡ γνῶσις. ἔτι δέ, εἰ αἱ γνώσεις κατ’ οὐσίαν εἰσὶν ἐπὶ τῶν θεῶν καὶ ἔστιν
οὐκ ἐπίκτητος ἡ νόησις αὐτῶν, ὡς εἰσίν, οὕτω καὶ γιγνώσκουσιν, ἃ γινώσκουσιν· εἰσὶ δὲ ἄυλοι καὶ αἰώνιοι
καὶ ἡνωμένοι καὶ ἄχραντοι· καὶ γινώσκουσιν ἄρα ἀύλως, αἰωνίως, ἡνωμένως, ἀχράντως· τὸ ἄρα ἔνυλον
ἀύλως καὶ τὸ διεσπαρμένον πλῆθος ἑνοειδῶς καὶ τὸ κατὰ χρόνον μεταβαλλόμενον μονίμως καὶ αἰωνίως καὶ
τὸ παρὰ φύσιν πᾶν καὶ σκοτεινὸν καὶ μὴ καθαρὸν ἀχράντως προειλήφασι. »
67
Nous préférons utiliser l’expression « le dieu », au lieu de « Dieu » (que nous avons modifié dans la
traduction de Festugière), en conformité avec les autres termes énumérés (l’intellect, la raison, l’imagination,
la sensation), et parce qu’il n’est pas précisément question du Dieu premier principe, ou d’un Dieu universel
et imparticipé (selon la terminologie de Proclus), mais du divin, du dieu, de façon générale.
68
Toujours selon les divisions d’E. R. Dodds.
26
de cet ouvrage. La proposition 124, basée notamment sur la démonstration de la
proposition 11869, énonce :
Chaque dieu connaît de façon indivise les êtres divisés, de façon intemporelle
les êtres temporels, de façon nécessaire les êtres non nécessaires, de façon
immuable les êtres changeants. En un mot, il connaît tous les êtres sous un
mode supérieur à leur ordre70.
La démonstration, qui suit l’énoncé de la proposition, reprend les mêmes éléments que nous
avons vus exposés dans le passage du Commentaire sur le Timée, dans une terminologie
analogue. Notons toutefois que la hiérarchie des sujets (et facultés) connaissants n’est pas
présente dans les Éléments de théologie, dont l’exposé se limite à caractériser la
connaissance des dieux (ou hénades), alors que le Commentaire sur le Timée s’interrogeait
sur la nature et les limites de la connaissance humaine, qu’il cherchait à définir en la
distinguant du mode de connaissance réservé aux dieux.
1.4 Postérité de la doctrine proclienne chez Boèce : la distinction des modes de
connaissance en fonction des sujets connaissants dans la Consolation de Philosophie
Parmi les penseurs de l’Antiquité tardive dont les thèses sont redevables aux
doctrines épistémologiques et noétiques exposées par Proclus, notons Ammonius, qui fut
son élève direct et dont le traitement de la notion d’intellect passif est tributaire de
l’enseignement de son maître, et Boèce, qui, dans la Consolation de Philosophie, présente
une théorie analogue à la conception proclienne des modes de connaissance en fonction des
sujets connaissants71.
Le contexte dans lequel apparaît une doctrine similaire à celle de Proclus dans la
Consolation de Philosophie n’est certes pas le même – Boèce veut apporter une réponse au
problème de la providence et du destin, alors que Proclus cherche à définir la connaissance
69
Il s’agit de la seule proposition des Éléments de théologie identifiée explicitement par E. R. Dodds et
J. Trouillard comme principe de la proposition 124, bien que Dodds, dans ses notes (p. 266-267) établit
d’autres parallèles entre cette doctrine et celles exposées dans le reste du corpus proclien, dont le passage du
Commentaire sur le Timée que nous avons analysé.
70
Proclus, Éléments de théologie, prop. 124 (trad. J. Trouillard) : « Πᾶς θεὸς ἀμερίστως μὲν τὰ μεριστὰ
γινώσκει, ἀχρόνως δὲ τὰ ἔγχρονα, τὰ δὲ μὴ ἀναγκαῖα ἀναγκαίως, καὶ τὰ μεταβλητὰ ἀμεταβλήτως, καὶ ὅλως
πάντα κρειττόνως ἢ κατὰ τὴν αὐτῶν τάξιν. »
71
Au sujet des modes de connaissance au livre V, chapitre 4 de la Consolation de philosophie, voir
J. Marenbon, Boethius, Oxford, Oxford University Press, p. 130-138, consulter, en particulier, la p. 134, où
l’auteur traite des sources néoplatoniciennes de cette doctrine.
27
humaine de la Nature –, mais la hiérarchie des sujets connaissants et la description des
modes de connaissance reprennent un même schème. Nous citons ce passage, dans la
traduction de J.-Y. Guillaumin72, que nous commenterons en ayant à l’esprit l’exposé de
Proclus, à l’égard duquel nous voulons souligner les éléments de continuité et noter les
points de rupture. Dans le cadre d’un développement qui cherche à préserver la providence
et la prescience divine, Boèce réfute la thèse, conforme au sens commun, selon laquelle
« penser que les choses sont différentes de ce qu’elles sont, c’est s’écarter de l’intégrité de
la connaissance » :
La cause de cette erreur est dans l’idée commune que toute notre connaissance
des choses nous vient de leurs caractéristiques naturelles. Mais c’est tout le
contraire : car ce qui règle toujours la connaissance que l’on a de la chose, ce ne
sont pas les caractéristiques de cette chose, mais bien plutôt les facultés
cognitives73.
Le principe de la doctrine proclienne se retrouve également chez Boèce, pour lequel aussi le
« mode du connaître varie selon la diversité des sujets connaissants ». Toutefois, alors que
Proclus se positionne d’emblée du point de vue du savoir divin, dont les autres modes de
connaissance procèdent selon une « dégradation » continue, Boèce s’intéresse d’abord aux
facultés cognitives dans la perspective de la connaissance humaine. Dans une démarche que
nous pourrions qualifier d’inductive, ou analytique (telle que préalablement définie), Boèce
traitera d’abord de ce qui nous est le plus familier, à savoir les modes de la connaissance
humaine, pour progressivement s’élever, avec son lecteur, jusqu’à la compréhension du
savoir divin. C’est ce qu’illustre la suite du passage :
Prenons brièvement un exemple pour éclairer cela : un même corps sphérique
est reconnu d’une manière différente par la vue et par le toucher : la première,
grâce aux rayons qu’elle envoie, voit le corps de loin, mais tout entier en même
temps, tandis que le second, qui s’attache et s’applique à ce corps dont il fait le
tour complet, en saisit la sphéricité partie par partie. L’homme lui-même est
72
Boèce, La Consolation de Philosophie, Paris, Les Belles Lettres, 2002. Par commodité, nous citons
l’édition du texte latin dans la collection Loeb Classical Library : Boethius, The Theological Tractates. The
Consolation of Philosophy, traduit par H. F. Stewart, E. K. Rand et S. J. Tester, Cambridge/London, Harvard
University Press, 1973. On pourra aussi consulter cette édition plus récente : Boethius, De consolatione
Philosophiae. Opuscula theologica, édité par Cl. Moreschini, Munich/Leipzig, K. G. Saur, 2000.
73
Boèce, La Consolation de Philosophie, V, 4, 72-77 (trad. J.-Y. Guillaumin) : « Cujus erroris causa est, quod
omnia quae quisque nouit ex ipsorum tantum ui atque natura cognosci aestimat quae sciuntur; quod totum
contra est. Omne enim quod cognoscitur non secundum sui uim sed secundum cognoscentium potius
comprehenditur facultatem. »
28
perçu différemment par les sens, l’imagination, la raison et l’intelligence. Car
les sens évaluent seulement la forme imposée à une matière donnée, et
l’imagination seulement la forme, sans la matière. La raison transcende la
forme, et évalue par rapport à l’universel la spécificité même que présentent les
êtres pris isolément. Mais l’œil de l’intelligence voit les choses de plus haut; car
elle dépasse l’universel et contemple avec la pure vision de l’esprit la simplicité
de l’essence74.
L’argumentation de Boèce part de ce qui nous est plus familier, la diversité de nos
expériences sensitives, pour nous faire saisir une doctrine plus abstraite au sujet des facultés
cognitives de l’âme. Il donne d’abord un exemple des plus concrets, celui d’un corps
sphérique, que l’on peut percevoir par deux sens distincts, la vue et le toucher. Le corps
demeure le même, mais la connaissance que nous en avons est déterminée par le sens, ou
par la faculté sensitive particulière, qui le perçoit. Cette distinction simple, qui ressort de
l’expérience concrète, introduit la distinction des quatre modes du connaître que sont la
sensation, l’imagination, la raison et l’intelligence. Par rapport à Proclus, les distinctions et
la structure de la doctrine sont conservées, à l’exception du nombre de facultés énumérées.
La différence majeure touche à la distinction du dieu et de l’intellect chez Proclus, dans une
hiérarchie à cinq termes, alors qu’ici Boèce ne parle que de l’intelligence. Au chapitre 5 du
même livre (V), Boèce associera ce mode de connaissance à Dieu, alors que l’homme sera
défini par la raison. L’analyse de ce chapitre nous permettrait de porter un jugement sur les
impacts théologiques et épistémologiques de la synthèse du divin et du caractère intellectif
chez Proclus en un seul terme, l’intelligence chez Boèce. Notons seulement que l’essence
de la doctrine demeure la même, bien que la division du divin, et de ses attributs, n’atteigne
pas chez Boèce le même degré de sophistication que chez Proclus, et que le contexte de son
application, comme nous l’avons mentionné, n’est pas le même. Le dernier segment que
nous citons ici pointe en direction de cette continuité, malgré les différences qu’une étude
comparative plus exhaustive des deux œuvres pourrait révéler :
74
Ibid., V, 4, 77-91 (trad. J.-Y. Guillaumin) : « Nam ut hoc brevi liqueat exemplo, eandem corporis
rotunditatem aliter uisus aliter tactus agnoscit. Ille eminus manens totum simul iactis radiis intuetur; hic uero
cohaerens orbi atque coniunctus circa ipsum motus ambitum rotunditatem partibus comprehendit. Ipsum
quoque hominem aliter sensus, aliter imaginatio, aliter ratio, aliter intellegentia contuetur. Sensus enim
figuram in subiecta materia constitutam, imaginatio uero solam sine materia iudicat figuram. Ratio uero hanc
quoque transcendit speciemque ipsam quae singularibus inest uniuersali consideratione perpendit.
Intellegentiae uero celsior oculus exsistit; supergressa namque uniuersitatis ambitum ipsam illam simplicem
formam pura mentis acie contuetur. »
29
Et sur ce point, voici ce qu’il faut considérer particulièrement : la faculté de
compréhension supérieure inclut celle qui lui est inférieure, et celle qui est
inférieure ne peut en aucune manière s’élever jusqu’à celle qui lui est
supérieure. Car, en dehors de la matière, les sens n’ont aucune force;
l’imagination ne contemple pas les espèces universelles; la raison ne sait pas la
Forme simple; mais l’intelligence, si l’on peut dire, regarde d’en haut, conçoit
la Forme et distingue aussi tout ce qui lui est subordonné, mais de la manière
dont elle comprend précisément la forme, qui ne pourrait être connue par aucun
autre processus cognitif75.
Boèce annonce ici les développements de la suite du chapitre 4 et ceux du chapitre 5, qui
rejoindront les thèses de Proclus au sujet de la connaissance divine, qui « précontient », et
de laquelle procède, le reste des modes de connaissance, de la raison à la sensation.
1.5 Facultés et connaissance dans la tradition platonico-aristotélicienne
En guise d’introduction à l’étude de la doctrine proclienne de l’intellection et de la
multiplicité des facultés cognitives de l’âme, nous avons voulu donner un aperçu des
procédés par lesquels les philosophes de la tradition platonico-aristotélicienne ont cherché à
connaître et définir les multiples modes de connaissance humains et divins.
Le principe d’après lequel la recherche philosophique doit cheminer à partir de ce
qui est le plus connu pour nous vers ce qui est le plus connu en soi, énoncé à la première
page de la Physique d’Aristote, est repris, selon différentes modalités et différents
contextes, par Proclus, mais également par Boèce, dont la doctrine épistémologique du
chapitre V, 4 de la Consolation de Philosophie nous est apparue tributaire des thèses
procliennes du Commentaire sur le Timée. Si Platon et Aristote n’ont pas encore défini une
doctrine au sujet de la variation des modes du connaître selon la diversité des sujets
connaissants, on trouve chez eux les principaux concepts gnoséologiques et théologiques
auxquels Proclus (et après lui Boèce) donnera un cadre théorique permettant de structurer
les différentes puissances cognitives, dans une procession dégradée à partir du savoir divin.
De l’intellection divine (et même au-delà dans le savoir unitif qui transcende toute forme de
75
Ibid., V, 4, 92-100 (trad. J.-Y. Guillaumin) : « Nam superior comprehendendi uis amplectitur inferiorem,
inferior uero ad superiorem nullo modo consurgit. Neque enim sensus aliquid extra materiam ualet uel
uniuersales species imaginatio contuetur uel ratio capit simplicem formam; sed intellegentia quasi desuper
spectans concepta forma quae subsunt etiam cuncta diiudicat, sed eo modo quo formam ipsam, quae nulli alii
nota esse poterat, comprehendit. »
30
connaissance) à la sensation, Proclus définit une hiérarchie dans les modes de connaissance
que les six acceptions de la noêsis, dans le Commentaire sur le Timée, permettent d’étudier.
L’ordre naturel des facultés cognitives nous demanderait de faire débuter notre exposé avec
la sensation. Toutefois, conformément aux acceptions de la noêsis, nous nous intéresserons
d’abord à la doctrine de l’imagination dans la philosophie de Proclus, ainsi qu’à ses points
de départ (aphormai) dans la tradition platonico-aristotélicienne.
2. L’intellection de l’imagination
2.1 L’imagination selon Proclus : question philosophique et problème exégétique
2.1.1 L’ambivalence de l’imagination
Avant d’analyser l’intellection humaine au sens propre, dans la seconde partie de
cette étude, nous définirons les deux formes dérivées de noêsis qui, bien qu’humaines,
n’ont pas l’Être pour objet. La connaissance dont parle Timée, au début de son discours, est
relative à l’homme, c’est elle que le commentaire de Proclus cherche à définir, par l’analyse
de deux modes de connaissance qui regroupent la totalité des facultés cognitives définies
par la tradition néoplatonicienne. À la distinction fondamentale de l’Être et du Devenir
correspond la division de toute activité cognitive entre l’intellection accompagnée de raison
et l’opinion accompagnée de sensation.
Rappelons que les trois premières acceptions de la noêsis – l’intellection de
l’intelligible, l’intellection qui lie l’intellect à l’intelligible, et l’intellection de l’intellect
divin –, ne peuvent convenir à la connaissance de l’Être dont il est question dans le Timée,
puisque la connaissance y est conçue dans la perspective de l’homme, et non dans celle des
dieux. Dans la troisième section de notre étude, nous chercherons à définir le sens
qu’attribue Proclus à ces trois formes d’intellection divine en les associant aux diverses
catégories du divin (principalement à partir de la triade être-vie-pensée, qui se décline de
multiples manières dans la procession des principes ontothéologiques, en rapport avec les
différents degrés de la hiérarchie divine).
Dans notre INTRODUCTION, nous avons formulé le problème philosophique auquel
est confronté Proclus : laquelle des trois autres acceptions de la noêsis – l’intellection de
31
l’intellect particulier, l’intellect de l’âme rationnelle et l’intellection imaginative – convient
à la connaissance par laquelle Timée définit notre rapport à l’Être ? Et pourquoi deux de ces
acceptions sont disqualifiées ?
La dernière acception de la noêsis, pour nous la première, selon l’ordre ascendant,
est celle qui fait de l’imagination une forme d’intellection, la plus dégradée. Elle est tout de
même considérée comme légitime par Proclus. Pour le dire en un mot, c’est son intériorité
qui fait qu’on lui attribue ce titre : c’est ce qui la distingue de la sensation, définie par son
extériorité, que Proclus refuse, comme Aristote avant lui76, d’identifier à l’intellection (ou
de manière plus générique, à la pensée). Proclus, à la suite de l’auteur du De anima, fait de
l’imagination une faculté intermédiaire entre la raison et la sensation, dont la nature et les
activités sont définies en fonction de ces deux puissances psychiques qui la « ceinturent ».
Les questions qu’il se pose sont celles que l’on voit déjà apparaître dans le De anima :
l’imagination est-elle activité ou passivité, est-elle production ou réception d’images ? Une
réponse brève, mais à ce point de l’enquête peu éclairante, serait de dire qu’elle est les deux
à la fois selon Proclus, selon ses rapports aux autres facultés avec lesquelles elle interagit.
Comment cela est-il théoriquement possible ? Comment une seule faculté pourrait-elle
avoir deux activités distinctes, voire opposées ? Comme nous le verrons, une même
puissance ou faculté, en l’occurrence le logos, peut être le principe de multiples activités
(intellective, dianoétique, opinative) en fonction de la diversité de ses objets (Formes
intelligibles, formes intermédiaires, formes naturelles), mais il ne semble pas que cela
puisse s’appliquer à l’imagination, qui n’a que l’image pour objet de son activité et corrélat
de sa puissance. Peut-être faut-il alors poser deux imaginations, deux facultés distinctes qui
seraient comme deux espèces du même genre (ou deux espèces de genres différents, qui ne
partageraient que le nom, en tant qu’elles se rapportent à un même objet, l’image, sous
différents rapports). C’est à ces questions, qui se préciseront au cours de notre étude sur
l’imagination dans la tradition platonico-aristotélicienne, pour lesquelles nous tenterons de
76
Nous voyons là un apport de la pensée aristotélicienne qui tranche avec la doctrine de ses devanciers
présocratiques. En raison de la pauvreté ou même de l’absence de réflexion portant en propre sur
l’imagination chez Platon, les néoplatoniciens, dans leurs traités ou leurs commentaires, ont trouvé dans la
psychologie d’Aristote les matériaux conceptuels pour élaborer leur propre doctrine, en tentant, avec la
difficulté que représente cette tâche, d’harmoniser les parties de l’âme définies par Platon, sa hiérarchie des
facultés cognitives dans l’analogie de la Ligne divisée, et la théorie aristotélicienne des facultés de l’âme dans
le De anima et dans l’Éthique à Nicomaque, notamment.
32
faire valoir les réponses fournies par Proclus, et dont la définition de l’imagination comme
forme d’intellection passive dans l’In Timaeum constitue la synthèse.
2.1.2 L’imagination dans l’œuvre de Proclus
Pour définir l’imagination chez Proclus, les commentateurs se sont surtout
intéressés au second prologue du Commentaire de Proclus sur le premier livre des Éléments
d’Euclide77, sur lequel nous reviendrons au cours de cet exposé. Par sa richesse, ce texte
méritait toute l’attention qu’on lui a portée. Cependant, à lui seul, cet exposé sur
l’imagination, dans un discours épistémologique qui porte sur la nature de l’activité
psychique du géomètre, ne permet pas de comprendre comment l’imagination s’insère dans
le système des facultés de Proclus et comment elle apparaît dans des processus cognitifs
autres que ceux des sciences hypothétiques (ou dianoétiques), et, plus précisément, de la
géométrie. Bien que Proclus ne possède pas notre concept moderne d’imaginaire, le rôle de
l’imagination ne saurait être réduit à la simple production d’un réceptacle pour les formes
géométriques que notre pensée contient potentiellement. Dans le cadre de la philosophie de
Proclus, nous pensons bien entendu aux images mythiques, qui constituent en quelque sorte
la matière première de la pensée ontothéologique, à laquelle la pensée dialectique cherchera
à donner une forme78. Les trois premières acceptions de l’intellection dont nous traiterons
semblent dessiner ce mouvement dialectique, dont l’imagination serait le premier moment,
la pensée discursive le second, et la noêsis meta logou le troisième : la première ne pouvant
connaître l’Être, car il est sans image, la seconde n’arrivant à saisir que les formes qui en
sont dérivées, à savoir les formes intermédiaires.
77
Nous reprendrons, au terme de notre chapitre sur l’imagination, différentes hypothèses avancées au sujet du
statut de l’imagination par les commentateurs de Proclus, auquel nous avons déjà fait référence dans les notes
de notre INTRODUCTION.
78
Voir Proclus, Théologie platonicienne, I, 4, au sujet des modes d’enseignement théologiques : symbolique,
inspiré, imagé, et dialectique. Les trois premiers modes théologiques, d’après notre interprétation de cette
doctrine, manifestent les principes divins au moyen de la faculté imaginative (sous un mode symbolique,
inspiré ou par images), alors que le mode dialectique se définit par le travail opéré sur ces mêmes images par
la raison discursive, au moyen de ses opérations fondamentales : la division, la définition, la démonstration et
l’analyse (cf. Théologie platonicienne, I, 9, 40). Pour une étude détaillée de la question des modes
théologiques, de leur division, leur nature et leurs combinaisons dans les écrits de Platon, voir et comparer les
deux études que l’on trouve dans Proclus et la Théologie platonicienne. Actes du colloque international de
Louvain (13-16 mai 1998), Leuven/Paris, Leuven University Press/Les Belles Lettres, 2000 : J. Pépin, « Les
modes de l’enseignement théologique dans la Théologie platonicienne », p. 1-14; et S. Gersh, « Proclus’
Theological Methods. The Programme of Theol. Plat. I 4 », p. 15-27.
33
Nous pourrions être tenté de projeter une théorie de l’imaginaire sur les écrits de
Proclus, à partir des outils conceptuels dont est riche la pensée philosophique, scientifique
et littéraire du
XXe
siècle. Aussi stimulant que cet exercice puisse être, nous chercherons à
nous limiter aux textes eux-mêmes où apparaît la notion de phantasia en tant qu’elle est
considérée comme une forme d’intellection. Mais, comme la considération de l’imagination
en tant que faculté réceptrice des formes géométriques ne suffit pas pour permettre une
compréhension du rôle de l’imagination dans la connaissance de l’Être, il faudra élargir le
champ de l’enquête, et nous intéresser au rôle de l’imagination dans la pensée mythique, ou
plus largement dans le discours imagé, un questionnement qui recoupera celui sur les
quatre modes d’enseignement théologiques définis par Proclus : le mode par images, le
mode inspiré, le mode symbolique et le mode dialectique, auxquels nous avons fait
référence.
2.1.3 Éléments notionnels de la définition de l’imagination comme intellection dans
l’In Timaeum
Notre point de départ, pour acquérir une vue d’ensemble sur l’imagination chez
Proclus, sera le texte même du Commentaire sur le Timée où elle est définie. L’intellection
comme imagination est la sixième et dernière acception de la noêsis considérée par Proclus.
Ainsi se présente la dernière définition de l’intellection dans l’In Timaeum :
Sixièmement, si tu veux, celle-là aussi, la compter avec, la connaissance
imaginative est dite, par certains, « intellection », et l’imagination « intellect
passif », parce que, bien qu’elle connaisse ce qu’elle connaît avec
accompagnement de formes et de figures, cette connaissance se passe à
l’intérieur. Or c’est là précisément un attribut commun de toute intellection, le
fait de posséder l’objet connu à l’intérieur : c’est par là même, je présume, que
l’intellection diffère de la sensation79.
Trois éléments notionnels ressortent de ce passage. Ils dirigeront notre enquête en vue de
saisir les raisons pour lesquelles Proclus fait de l’imagination une forme d’intellection.
Premièrement, l’utilisation de l’expression « intellect passif » pour désigner l’imagination.
C’est sur ce syntagme, qui apparaît pour la première fois dans le De anima d’Aristote
79
Proclus, In Timaeum, I, 244, 19-24 (trad. A. J. Festugière) : « ἕκτη δέ, εἰ βούλει καὶ ταύτην συναριθμεῖν, ἡ
φανταστικὴ γνῶσις ὑπό τινων προσαγορεύεται νόησις καὶ νοῦς ἡ φαντασία παθητικός, ὅτι καὶ ἔνδον καὶ μετὰ
τύπων καὶ σχημάτων γινώσκει ὅσα γινώσκει. κοινὸν δὲ κατὰ πάσης νοήσεως αὐτὸ τοῦτο τὸ ἔνδον ἔχειν τὸ
γνωστόν· τούτῳ γὰρ δήπου καὶ διαφέρει νόησις αἰσθήσεως. »
34
(d’ailleurs la seule occurrence dans son corpus)80, que portera principalement notre enquête
dans cette section. Par une interprétation discutable de ce syntagme, qui apparaît également
dans le Commentaire sur le premier livre des Éléments d’Euclide, Proclus justifie le
caractère intellectif de l’imagination. Deuxièmement, la formule qui décrit l’imagination
comme une intellection qui connaît « avec accompagnement de formes et de figures ». Par
cette formule, comme nous le verrons, Proclus renvoie à un passage du Phèdre (247c-d) où
serait définie la véritable intellection, celle qui nous permet de connaître l’Être, une
connaissance qui en soi n’est pas accompagnée de formes ou de figures. Pour comprendre
cela, nous citerons non seulement le Phèdre, mais également l’Analogie de la Ligne dans la
République, qui permettra aussi de comprendre la cinquième acception de la noêsis en tant
que dianoia, l’intellection de l’âme rationnelle. Troisièmement, l’intériorité de
l’imagination, qui la distingue de l’opinion et de la sensation (ou de leur combinaison,
« l’opinion accompagnée de sensation », qui définit la connaissance du Devenir d’après le
discours de Timée et l’interprétation qu’en fait Proclus). Pour ce faire, nous citerons
quelques passages de l’exposé sur la sensation que l’on trouve dans la suite du
Commentaire sur le Timée.
Notre enquête au sujet des principes philosophiques de ces trois éléments
conceptuels apparaissant dans le texte de la sixième acception de la noêsis, sera précédée
d’une étude sur la notion d’imagination dans la philosophie de Platon et d’Aristote. Le De
anima constituera notre point de départ, non seulement pour l’étude de l’imagination
aristotélicienne, mais aussi pour identifier les passages du corpus platonicien où une telle
notion peut apparaître, même si le vocabulaire consacré par Aristote, autour de l’expression
phantasia, n’est pas encore formalisé. Puis, avant de récapituler l’ensemble de nos
conclusions sur l’imagination proclienne et les comparer aux résultats de la recherche
récente sur cette notion dans l’œuvre de Proclus, nous nous intéresserons à la dimension
mythique de l’imagination, dans son rapport aux principes ontothéologiques et
psychologiques du système proclien.
80
Aristote, De l’âme, III, 5, 430a20-25 : « ἡ δὲ κατὰ δύναμιν χρόνῳ προτέρα ἐν τῷ ἑνί, ὅλως δὲ οὐδὲ χρόνῳ,
ἀλλ’ οὐχ ὁτὲ μὲν νοεῖ ὁτὲ δ’ οὐ νοεῖ. χωρισθεὶς δ’ ἐστὶ μόνον τοῦθ’ ὅπερ ἐστί, καὶ τοῦτο μόνον ἀθάνατον καὶ
ἀΐδιον (οὐ μνημονεύομεν δέ, ὅτι τοῦτο μὲν ἀπαθές, ὁ δὲ παθητικὸς νοῦς φθαρτός)· καὶ ἄνευ τούτου οὐθὲν
νοεῖ. »
35
2.2 La notion d’imagination dans la pensée platonicienne
Avant d’analyser les trois éléments notionnels qui distinguent la phantasia des
autres formes d’intellection dans la sixième et dernière acception de la noêsis – le syntagme
« intellect passif », qui explicite la nature duelle de l’imagination, son mode de
connaissance avec accompagnement de formes et de figures, qui la distingue de
l’intellection véritable de l’Être, et son intériorité, par laquelle elle diffère de la sensation –,
nous retracerons les étapes marquantes de l’élaboration d’une doctrine de l’imagination
dans la tradition platonico-aristotélicienne.
Du point de vue de la pensée néoplatonicienne et, plus particulièrement, dans la
perspective de la philosophie de Proclus, qui recherche chez Platon les points de départ
théoriques pour l’élaboration de sa doctrine, nous chercherons d’abord les éléments d’une
théorie de l’imagination dans les dialogues platoniciens. Pouvons-nous clairement identifier
des passages du corpus platonicien qui développent une réflexion sur l’imagination comme
faculté cognitive de l’âme humaine ? À première vue, les dialogues de Platon ne semblent
pas avoir constitué le point de départ de la spéculation néoplatonicienne sur la faculté
imaginative de l’âme. Certains passages du corpus platonicien ont certes procuré des
matériaux conceptuels pour l’élaboration d’une doctrine de l’imagination dans la tradition
néoplatonicienne, pensons notamment à l’Analogie de la Ligne divisée dans la République
où apparaît la notion d’eikasia (que l’on pourrait traduire par représentation), mais la
structure conceptuelle, qui ressort d’une division des facultés cognitives de l’âme humaine,
est d’héritage aristotélicien, surtout en ce qui concerne la notion d’imagination81.
Du moins, les néoplatoniciens, dont Proclus, ne trouvent pas explicitement d’exposé
sur l’imagination définie comme faculté de l’âme chez Platon et leur doctrine s’est
construite surtout à partir d’une exégèse du traité De l’âme d’Aristote, enrichie par les
développements théoriques de ses nombreux commentateurs, dont Alexandre d’Aphrodise.
Nous verrons cependant que certains éléments conceptuels, tirés notamment du Timée et du
Phèdre, qui ne sont pas rattachés à une faculté que Platon nommerait « imagination », mais
à l’activité de l’âme lorsqu’elle se tourne vers le Devenir, et qui s’identifie à l’opinion
81
C’est une division à la fois aristotélicienne et platonicienne des facultés de l’âme, rappelons-le, qui après
Proclus, apparaît dans le prologue du Commentaire de Philopon sur le De anima. Cf. TABLEAUX ET SCHÉMAS,
4. La division des facultés de l’âme humaine selon Jean Philopon.
36
accompagnée de sensation du Timée, servent tout de même à la caractériser dans la
tradition néoplatonicienne.
D’après Aristote, comme nous le verrons dans notre analyse de la phantasia dans le
De anima, Platon aurait assimilé l’imagination à l’opinion accompagnée de sensation,
expression que nous retrouvons dans le Timée pour définir le mode de connaissance associé
au Devenir (alors que l’expression intellection accompagnée de raison, rappelons-le, y
définit la connaissance de l’Être). Puisque l’imagination est définie comme une forme
d’intellection par Proclus, théoriquement, elle ne saurait être assimilée ou réduite à l’un des
deux termes qui décrivent le mode de connaissance qui porte sur le Devenir. Pourtant,
Aristote semble voir dans la doxa de Platon, ou plus précisément dans la doxa
accompagnée de sensation, la définition platonicienne de l’imagination. Proclus, qui par
ailleurs ne se gêne pas pour réfuter les arguments d’Aristote, surtout lorsque les thèses
aristotéliciennes entrent en conflit avec ce qu’il voit comme les principes de la pensée de
Platon, ne critique pas, dans la section où il commente le lemme 24a1-4 du Timée, cette
assimilation de l’imagination à l’opinion accompagnée de sensation.
Dans sa traduction annotée du traité De l’âme, R. Bodéüs commente le passage
suivant : « Il est clair en tout cas que l’imagination ne peut être, ni l’opinion liée au sens, ni
conçue à travers la sensation, ni non plus un complexe d’opinion et de sensation82 ». Il note
que cette remarque additionnelle, qui apparaît après qu’Aristote ait d’abord écarté
l’opinion, prise en elle-même, comme élément définitionnel de l’imagination, prend en
compte les thèses de Platon. Il cite quatre passages des Dialogues où apparaîtraient ces
thèses : Timée, 52a, Sophiste, 264a, Théétète, 152c et Philèbe, 39b.
Le passage du Timée est sans doute le plus important des quatre références données
par Bodéüs, peut-être même la seule œuvre directement visée par Aristote, étant donné
l’importance de ce dialogue, à maintes reprises critiqué, dans l’élaboration des thèses
proprement aristotéliciennes du traité De l’âme83. Les lignes qui précèdent la section à
82
Aristote, De l’âme, III, 3, 428a24-26 (trad. R. Bodéüs, légèrement modifiée) : « φανερὸν τοίνυν ὅτι οὐδὲ
δόξα μετ’ αἰσθήσεως, οὐδὲ δι’ αἰσθήσεως, οὐδὲ συμπλοκὴ δόξης καὶ αἰσθήσεως, φαντασία ἂν εἴη, διά τε
ταῦτα καὶ διότι οὐκ ἄλλου τινὸς ἔσται ἡ δόξα, ἀλλ’ἐκείνου, εἴπερ ἔστιν, οὗ καὶ ἡ αἴσθησις. »
83
Voir la partie doxographique du De anima, I, 2-5 (selon la division traditionnelle de l’ouvrage), où le
Timée est la principale cible d'Aristote dans sa critique de la psychologie platonicienne.
37
laquelle fait référence Bodéüs reprennent, en l’explicitant, les éléments conceptuels du
lemme 24a1-4, sur lequel porte l’exposé de Proclus au sujet des facultés cognitives de
l’âme humaine. Toutefois, elle ne définit pas une notion d’imagination qui serait distincte
de l’opinion accompagnée de sensation, acte qui dans le Timée de Platon (et selon
l’interprétation de Proclus), porte sur le Devenir. Le passage que Bodéüs semble avoir à
l’esprit, lorsque nous comparons les quatre références faites à l’œuvre de Platon, serait
celui où apparaît le terme phantasma (52b), apparenté à la phantasia. Ce phantasme serait
le produit, dans l’âme, de ce qui émane de l’être en devenir (et donc le produit de l’opinion
accompagnée de sensation), qui n’est jamais véritablement, par opposition à l’être qui est
saisi par l’intellection accompagnée de raison (ou de discours84). Les trois autres exposent
sensiblement la même idée, que nous retrouverons formulée dans le De anima d’Aristote.
Nous aurions également pu songer à l’Analogie de la Ligne dans la
République (509d-511a) qui peut donner un fondement à une doctrine de l’imagination
chez Platon. Cependant, Platon ne traite pas explicitement des modes de connaissance
associés à la section inférieure de la Ligne, soit la croyance (pistis) et la représentation
(eikasia), qui tels que définis, ne peuvent pas être directement associés à l’opinion
accompagnée de raison du Timée et à l’imagination du De anima. En contrepartie,
l’Analogie de la Ligne fournira à la tradition néoplatonicienne, et plus particulièrement à
Proclus, les concepts centraux de son épistémologie, en opérant la distinction entre la
dianoia, associé au savoir mathématique, et la noêsis, qui est la forme de connaissance
proprement philosophique.
2.3 La nature de l’imagination dans le De anima d’Aristote : entre sensation et intellection
2.3.1 Remarques introductives sur l’imagination au livre III du traité De l’âme
Même si les dialogues platoniciens s’interrogent sur les rapports entre l’image et la
pensée, c’est chez Aristote que sera nettement posé le problème de la nature de
l’imagination, que sera définie la place qu’elle doit occuper dans l’économie des facultés de
84
Nous reviendrons sur cette question. Doit-on traduire logos par « raison » ou par « discours » chez Platon,
lorsqu’il est question de ce qui accompagne l’intellection dans la connaissance de l’Être ? L. Brisson et
A. J. Festugière traduisent par discours, mais la traduction par raison n’est pas exclue, en tant que la raison en
acte est discours, qu’il soit intérieur ou extérieur à l’âme.
38
l’âme, entre sensation et intellection. Notons d’emblée que la noêsis d’Aristote n’a pas la
même signification que la noêsis de Platon et des néoplatoniciens. Alors que le terme
noêsis, dans le traité De l’âme, peut être traduit par un terme générique comme pensée, la
noêsis platonicienne acquiert une signification plus spécifique lorsqu’elle renvoie à la
connaissance proprement philosophique, celle qui vise l’Être, dans le Timée, ou les
intelligibles, dans la République. Le De anima n’est pas en soi un traité d’épistémologie (ou
même de gnoséologie), bien qu’il ait servi de fondement à l’élaboration d’une théorie de la
connaissance et de la science dans la tradition néoplatonicienne.
Dès le prologue de son traité, Aristote définit la perspective qui sera la sienne, celle
du naturaliste, en la distinguant de l’approche de ses devanciers, matérialistes ou
dialecticiens85. C’est dans cette perspective qu’il pose le problème des rapports entre les
notions d’imagination et d’intellection :
Et c’est surtout l’opération de l’intelligence qui ressemble à un phénomène
propre. Néanmoins, si cette dernière constitue une sorte d’imagination ou ne va
pas sans imagination, il ne saurait être question d’admettre non plus qu’elle se
passe du corps86.
Aristote cherche à savoir s’il y a des affections de l’âme qui lui sont propres, qui sont
séparées du corps. Comme le fera Proclus dans son Commentaire sur le Timée, Aristote,
dans la suite du traité De l’âme, distinguera l’intellection de la sensation, mais restera
prudent quant au statut de l’imagination, qu’il hésite à séparer de la pensée. Nous
présenterons d’abord la doctrine de l’imagination (phantasia), dans son rapport à l’opinion,
pour ensuite analyser les passages où elle est mise en rapport avec la pensée (noêsis).
Il est maintenant temps de présenter la conception aristotélicienne de la phantasia,
plus précisément celle que l’on retrouve au livre III du De anima. Nous reprendrons
d’abord le développement argumentatif présenté par Aristote dans cette section afin de nous
donner une vue générale de ce concept. Étant donné la densité et la brièveté de cette section
du De anima, nous nous permettrons de reformuler certains arguments d’Aristote dans le
85
Ce dont Aristote traite dans le prologue du traité De l’âme, I, 1, 402a1-403b19.
Aristote, De l’âme, I, 1, 403a8-11 (trad. R. Bodéüs, légèrement modifiée) : « μάλιστα δ’ ἔοικεν ἰδίῳ τὸ
νοεῖν· εἰ δ’ ἐστὶ καὶ τοῦτο φαντασία τις ἢ μὴ ἄνευ φαντασίας, οὐκ ἐνδέχοιτ’ ἂν οὐδὲ τοῦτ’ ἄνευ σώματος
εἶναι. εἰ μὲν οὖν ἔστι τι τῶν τῆς ψυχῆς ἔργων ἢ παθημάτων ἴδιον, ἐνδέχοιτ’ ἂν αὐτὴν χωρίζεσθαι. »
86
39
but d’éclairer un style qui reste souvent trop obscur pour le lecteur. En effet, un résumé qui
ne reprendrait pas la totalité de l’argumentation ne saurait que trahir le méthodique travail
dialectique effectué par Aristote, travail qui consiste à mettre de côté les opinions fausses à
propos de l’objet d’enquête afin de parvenir à une définition juste de cet objet (dans ce casci, la définition juste de ce qu’est la phantasia). À la suite de ce travail de clarification,
consacré à la section allant de 427b15 à 429a10, nous ferons l’analyse des autres
développements pertinents concernant la phantasia dans le reste du De anima. Nous
soulèverons finalement certaines difficultés que pose l’exposition succincte que fait
Aristote du concept de phantasia dans ce traité, plus particulièrement celle de la polysémie
des termes phantasia et phantasma(ta). Ce travail nous permettra, dans la suite de notre
étude, de mieux juger de la conception proclienne de l’imagination dans le cadre de
l’exégèse d’une œuvre platonicienne, le Timée, qui fait figure de repoussoir pour Aristote
dans l’élaboration de sa propre doctrine de l’âme, et plus particulièrement, de sa faculté
imaginative.
2.3.2 La recherche d’une définition pour l’imagination
Nous faisons débuter l’argumentation d’Aristote à propos de la phantasia en
427b15. Il énonce d’abord que la phantasia se distingue de la sensation (aisthêsis) et de la
pensée (dianoia). Cette précision fait suite à la confusion entre sens et intelligence qui était
justement causée par la phantasia. En effet, celle-ci est à la charnière de ces deux facultés
essentielles à la connaissance : la phantasia dépend de la sensation, alors que la croyance
(hupolêpsis), genre commun à l’opinion (doxa) et à la science (epistêmê), dépend d’elle
(l’imagination). Cette ambivalence de la phantasia amène d’abord Aristote à la distinguer
de la croyance. Le premier argument qu’il apporte stipule que la phantasia est à notre
discrétion, tandis que l’opinion, qui est une espèce de la croyance, ne l’est pas. En effet,
nous avons la liberté de nous représenter des images comme bon nous semble, alors que
nous ne sommes pas libres de croire en une chose si nous la pensons vraie ou fausse. De
plus, la phantasia n’est jamais accompagnée d’une émotion alors que l’opinion peut l’être.
En effet, si nous nous représentons une chose que l’on pourrait considérer comme
effrayante sans avoir jugé que cette chose était en effet effrayante, c’est-à-dire sans s’être
fait une opinion sur cette chose, nous n’éprouverons aucune émotion. Le fait que l’on
40
puisse avoir peur d’une chose sur laquelle nous n’avons pas encore porté de jugement est
tout à fait inconcevable pour Aristote.
La suite de l’exposé nous amène à revenir sur le travail de division effectué par
Aristote. Nous avons mentionné que la croyance est le genre commun à la science et à
l’opinion. Aristote a également distingué la phantasia de la pensée (noêsis) et de la
croyance. Après avoir fait ces distinctions, comment peut-il affirmer que la pensée passe
pour être d’un côté la phantasia et de l’autre la croyance87 ? Comment la pensée,
qu’Aristote avait distinguée de la phantasia, pourrait-elle maintenant y être identifiée ?
Pour comprendre la logique derrière cette apparente contradiction, nous devons considérer
ce passage comme une introduction méthodologique, relative à la dialectique
aristotélicienne, ayant pour fonction de présenter la position dont il faudra montrer
l’absurdité. Dans ce cas-ci, nous serons amené à réfuter l’hypothèse qui identifie la pensée
à la phantasia.
Le passage suivant semble lui aussi en contradiction avec les conclusions
provisoirement émises à propos de la distinction entre la phantasia, la sensation et la
pensée :
Si, donc, il s’agit de la représentation en vertu de laquelle nous disons avoir une
sorte d’apparition devant nous et qu’on ne l’entend pas dans quelque sens
dérivé, c’est une quelconque de ces dispositions, facultés ou états, en vertu de
laquelle nous exerçons notre discernement pour dire, soit le vrai, soit le faux.
Or, tels sont le sens, l’opinion, l’intelligence, la science88.
En effet, ce passage suscite beaucoup de questionnements. D’abord, Aristote fait référence
à l’étymologie du terme phantasia. Selon cette étymologie, dont nous avons fait
antérieurement l’étude, nous pourrions être porté à assimiler la phantasia à la sensation. En
effet, la phantasia peut être prise comme la faculté (dunamis) ou l’état (hexis) qui reçoit ce
qui apparaît (phainein) de l’objet. Les propos d’Aristote se rapprocheraient alors de ceux de
Platon pour qui « imagination et sensation sont une même chose89 ». Mais lorsqu’il
87
Aristote, De l’âme, III, 3, 427a25-30.
Aristote, De anima, III, 3, 428a1-15 (trad. R. Bodéüs) : « εἰ δή ἐστιν ἡ φαντασία καθ’ ἣν λέγομεν
φάντασμά τι ἡμῖν γίγνεσθαι καὶ μὴ εἴ τι κατὰ μεταφορὰν λέγομεν, ἆρα μία τις ἔστι τούτων δύναμις ἢ ἕξις
καθ’ ἃς κρίνομεν καὶ ἀληθεύομεν ἢ ψευδόμεθα; τοιαῦται δ’ εἰσὶν αἴσθησις, δόξα, ἐπιστήμη, νοῦς. »
89
Platon, Théétète, 152c.
88
41
mentionne que c’est par cette faculté ou état que nous jugeons du vrai et du faux, nous
devons plutôt assimiler la phantasia à l’opinion, à l’intelligence ou à la science. Ce bref
passage soulève donc quatre hypothèses (sens, opinion, intelligence et science) auxquelles
Aristote, comme à son habitude, fera passer le test discriminant de sa méthode dialectique.
Il écartera d’abord l’hypothèse du sens en ayant recours à trois arguments. En un
premier temps, il prétendra que quelque chose peut apparaître (phainetai ti)
indépendamment de la potentialité (dunamis) ou de l’activité (energeia) du sens. Les
visions oniriques que nous avons pendant notre sommeil en sont la preuve. En effet, aucun
objet sensible n’active la potentialité de nos sens lorsque nous dormons. Les images
produites lorsque nous rêvons, qui constituent une espèce des phantasmata, ne peuvent être
produites par le sens. En un deuxième temps, Aristote fera voir que le sens est présent chez
tous les animaux, alors que la phantasia ne l’est pas chez tous. Selon lui, les insectes n’ont
pas la capacité de représentation. Ainsi, si nous acceptions d’assimiler la phantasia à la
sensation, nous devrions du même coup accepter que tous les animaux possèdent un
pouvoir de représentation, ce qui va à l’encontre des faits selon Aristote. En un troisième
temps, Aristote fait l’assertion suivante : « les sens sont toujours vrais alors que les
représentations (phantasiai) ont une allure presque toujours trompeuse90. » Selon lui, les
sens, dans leur appréhension des sensibles propres, ne sont jamais dans l’erreur, tandis que
les phantasiai, notamment celles dont sont composés nos rêves (eidôla), ne sont pas
nécessairement en adéquation avec la réalité. Cependant, ce dernier argument conserve sa
pertinence seulement s’il fait abstraction des sensibles communs, qui, selon la théorie de la
connaissance aristotélicienne, peuvent provoquer une erreur sensorielle.
Aristote mettra ensuite rapidement de côté l’hypothèse de la science ainsi que celle
de l’intelligence. En effet, puisque ces deux opérations ne s’écartent jamais de la vérité,
alors que nous savons que les phantasiai pouvaient être fausses, la phantasia ne peut pas
être assimilée à l’une d’elles.
Nous en venons enfin à la dernière hypothèse, celle de l’opinion, dont Aristote avait
proposé une première réfutation en 427b16-24. Les deux arguments proposés sont
90
Aristote, De l’âme, III, 3, 428a11-12 (trad. R. Bodéüs).
42
semblables au deuxième argument qu’a présenté Aristote pour réfuter l’hypothèse du sens :
si la phantasia est une telle chose (sens, opinion, intelligence, science), alors elle n’est
présente que chez quelques animaux, ce qui est absurde, car nous constatons qu’elle est
présente chez beaucoup plus d’entre eux. Ainsi, si la phantasia est assimilée à l’opinion, et
étant donné que l’opinion entraîne la conviction (pistis), qui se prête à nous et à aucune
autre bête, nous serions amené à conclure que la phantasia ne se prête qu’à nous, ce qui va
à l’encontre des données d’Aristote. Inutile ici de reprendre le second argument, il
emprunte le même schème que le premier, en ne faisant que remplacer la notion de
conviction par celle de raison (logos).
Pour s’assurer de la validité de ses précédentes réfutations, Aristote combinera le
sens et l’opinion, qui constituaient les deux hypothèses les plus longuement réfutées, afin
que la phantasia ne puisse être assimilée à une pareille combinaison. L’hypothèse comme
quoi le fait d’apparaître (to phainesthai) serait avoir une opinion de ce dont on a la
sensation sera vite rejetée par Aristote. L’exemple du Soleil, qui selon la sensation semble
mesurer un pied de diamètre, alors que nous avons l’opinion, sinon la conviction, qu’il est
immensément plus grand que cela, entre en contradiction avec l’hypothèse d’une
combinaison de ces deux dispositions (sens et opinion).
Puisque Aristote n’a pas réussi à identifier la nature de la phantasia en l’assimilant à
l’une des dispositions, ou opérations, sur lesquelles il avait enquêté, il cherchera à le faire
en trouvant sa cause (dia ti). Il prétendra d’abord que la phantasia semble être un
mouvement qui est engendré par un autre mouvement, celui du sens. Ce serait la
persistance du mouvement causé par la sensation, alors que l’objet qui a activé la
potentialité du sens n’est plus présent, qui constituerait la phantasia. Après une parenthèse
concernant les diverses espèces de sensibles (propres, accidentels et communs) qui sont à
l’origine du mouvement de la sensation, Aristote proposera sa définition de la phantasia :
« la représentation (phantasia) sera le mouvement qui se produit sous l’effet du sens en
activité91. »
91
Ibid., III, 3, 429a1-2.
43
Aristote complétera sa définition conceptuelle par une définition étymologique
semblable à celle que nous avons présentée au début de ce travail. Il mentionnera
également que la phantasia a pour fonction de guider dans leurs actions les animaux
dépourvus d’intelligence, ainsi que les hommes lorsque les circonstances (passion, maladie,
sommeil) les empêchent d’avoir recours à leur faculté intellective. Aristote conclut son
exposé en sous-entendant qu’il n’a pas fini d’explorer la problématique soulevée par la
phantasia : « que tant soit dit (eirêstho epi tosouton)92».
2.3.3 La phantasia ailleurs dans le De anima
C’est dans la section traitant de la faculté intellective que d’autres développements
pertinents concernant la phantasia pourront être trouvés. En 431a14-17, Aristote mentionne
que : « l’âme douée de réflexion dispose des représentations (phantasmata) qui tiennent
lieu de sensations […] Aussi l’âme ne pense-t-elle jamais sans représentation93. » Richard
Bodéüs précise que cette dépendance de l’intelligence à l’égard de la représentation est tout
aussi vraie dans l’action que dans la spéculation.
En 434a5-9, Aristote présente deux genres de la phantasia : la représentation
sensitive (aisthêtikê phantasia) et la représentation délibérative (bouleutikê phantasia),
cette dernière appartenant seulement aux animaux pourvus de raison (l’homme). Aristote en
profite alors pour expliquer comment s’effectue la délibération :
En effet, décider entre cette action-ci ou celle-là, c’est déjà une opération qui
relève du calcul et qui, nécessairement, implique toujours une unité de mesure,
puisque, de deux choses, on poursuit celle qui offre le plus d’intérêt; d’où la
capacité de faire l’unité à partir de plusieurs représentations94.
C’est grâce à cette capacité d’unir les diverses représentations sensibles que peut se
constituer l’expérience. C’est au commencement de sa Métaphysique qu’apparaissent ces
célèbres philosophèmes en théorie de la connaissance :
92
Ibid., III, 3, 429a8-9.
Ibid., III, 7, 431a14-17 (trad. R. Bodéüs).
94
Ibid., III, 11, 434a7-10 (trad. R. Bodéüs) : « πότερον γὰρ πράξει τόδε ἢ τόδε, λογισμοῦ ἤδη ἐστὶν ἔργον·
καὶ ἀνάγκη ἑνὶ μετρεῖν· τὸ μεῖζον γὰρ διώκει· ὥστε δύναται ἓν ἐκ πλειόνων φαντασμάτων ποιεῖν. »
93
44
Ainsi, les animaux autres que l’homme ne vivent que sur des représentations
sensibles et sur des souvenirs; mais ils ne profitent que médiocrement de
l’expérience, tandis que l’espèce humaine a, pour se conduire dans la vie, l’art
et la réflexion95.
Nous arrêtons ici notre enquête concernant les passages où nous retrouvons la notion de
phantasia dans le De anima. À ce point-ci de notre étude, nous avons en main les outils de
base nous permettant d’amorcer notre travail critique et interprétatif de ce concept chez
Proclus.
2.4 La notion d’intellect passif d’Aristote à Ammonius
2.4.1 La question de l’intellect passif chez Proclus et Ammonius
Nous avons vu apparaître l’expression « intellect passif » dans le Commentaire sur
le Timée, pour définir l’imagination, qui, par son intériorité, peut être assimilée à
l’intellection, mais qui, par son rapport aux sensations et aux images qui sont associées à
son activité, est qualifiée de passive. C’est chez le disciple de Proclus, Ammonius, que
nous retrouverons un des traitements les plus complets de cette notion, que nous pourrons
ensuite mieux saisir à l’intérieur de la pensée proclienne.
2.4.2 Le Commentaire d’Ammonius sur le traité De l’interprétation
Le Commentaire d’Ammonius sur le De interpretatione d’Aristote s’avère le seul
témoin direct, en langue grecque, de l’exégèse néoplatonicienne de ce traité. Écrit de la
main même d’Ammonius, contrairement aux autres ouvrages conservés sous son nom et
rédigés par ses disciples, cet écrit se fonde sur l’enseignement oral de son maître Proclus.
Ce commentaire couvre la totalité du traité aristotélicien, découpé selon la division
traditionnelle par lemmes, et est précédé d’une introduction où son auteur répond, selon les
principes de la scolastique néoplatonicienne, à cinq questions jugées préalables à
l’interprétation du texte. La troisième question concerne l’authenticité du traité, remise en
cause par le premier éditeur connu du corpus aristotélicien, Andronicus de Rhodes. La
tâche d’Ammonius y consiste à réfuter l’argument andronicien afin de justifier la place du
95
Aristote, Métaphysique, A, 1, 980a25-28 (trad. J. Tricot) : « τὰ μὲν οὖν ἄλλα ταῖς φαντασίαις ζῇ καὶ ταῖς
μνήμαις, ἐμπειρίας δὲ μετέχει μικρόν· τὸ δὲ τῶν ἀνθρώπων γένος καὶ τέχνῃ καὶ λογισμοῖς. »
45
De interpretatione au sein de l’Organon, propylées du cursus d’enseignement de l’École
néoplatonicienne.
D’après Ammonius, Andronicus de Rhodes aurait jugé le traité De l’interprétation
inauthentique en raison d’un renvoi qu’y fait son auteur au traité De l’âme, au sujet d’une
doctrine qui ne s’y retrouverait pourtant pas96. En effet, Andronicus n’aurait pas su
identifier dans le De anima un passage parallèle à celui qui, dans le De interpretatione,
énonce « que les passions de l’âme sont les mêmes pour tous, comme l’étaient déjà les
choses dont elles sont les similitudes97 ». L’authenticité du traité De l’âme étant indubitable
d’après le jugement de l’éditeur d’Aristote, le traité De l’interprétation devait être
apocryphe. On peut se questionner sur les motifs profonds derrière ce rejet en apparence
catégorique et radical par Andronicus, sur la base de ce seul passage, d’un ouvrage dont
l’esprit et la lettre semblent typiquement aristotéliciens. À ce problème, le Commentaire
d’Ammonius nous offre une piste de réponse : il nous apprend qu’Andronicus comprenait
que les notions (noêma[ta]) étaient appelées passions de l’âme (pathêmata tês psuchês) par
Aristote. Si l’on ne peut confirmer que l’auteur du De interpretatione, dans l’extrait
précédemment cité, identifie explicitement les passions de l’âme à des notions, on doit
toutefois reconnaître qu’il emploie, dans les lignes subséquentes, le terme noêma pour
désigner ce qu’il y a dans l’âme, à savoir ce que l’on combine afin d’obtenir un énoncé
susceptible de vérité ou de fausseté98. Force est donc de constater que dans le premier
chapitre du traité, passion et notion désignent une même réalité qui est d’ordre
psychologique. On comprend dès lors l’objection qui a pu venir à l’esprit d’Andronicus :
comment Aristote aurait-il pu qualifier de passion ce qu’il appelle notion (noêma), à savoir
le produit d’un intellect qui, au chapitre III, 4 du De anima, est pourtant qualifié
d’impassible99 ? Comme nous chercherons à le montrer dans cette étude, les différentes
réponses apportées à cette question, à l’occasion de l’exégèse du traité De l’âme, seront
déterminantes pour l’élaboration de la noétique ancienne et, plus particulièrement,
néoplatonicienne.
96
Ammonius, In Aristotelis de interpretatione, 5, 24-6, 4.
Aristote, De l’interprétation, I, 16a6-9 (à moins d’une mention contraire, les traductions sont de nous).
98
Cf. Aristote, De l’âme, III, 6, 430a26 sqq.
99
Ibid., III, 4, 429a15.
97
46
La réponse d’Ammonius aux doutes d’Andronicus de Rhodes se fonde sur sa
compréhension d’un syntagme dont on ne retrouve qu’une seule occurrence dans tout le
corpus aristotélicien : l’intellect passif (pathêtikos nous). Ammonius, à la suite de son
maître Proclus, identifie cet intellect à l’imagination. Bien qu’elle semble corroborée par
plusieurs passages du traité De l’âme où Aristote rapproche l’imagination de l’intellection,
cette interprétation ne s’impose pas d’emblée : en effet, elle n’a pas été adoptée par tous les
commentateurs anciens – Alexandre d’Aphrodise et Thémistius n’envisagent pas cette
possibilité100 – et peu de commentateurs modernes l’ont retenue. Le chapitre III, 5 du De
anima, où cette notion apparaît, est l’un des lieux les plus problématiques, et aussi l’un des
plus discutés, de l’œuvre d’Aristote.
Dans le cadre de notre enquête sur la conception néoplatonicienne de l’imagination
et de l’intellect passif, notamment Ammonius, l’élève de Proclus, nous chercherons d’abord
à déterminer la fonction cognitive attribuée par Aristote à cet intellect au livre III du traité
De l’âme, en tenant compte dans notre analyse du traité De la mémoire et de la
réminiscence, où l’on retrouve les exposés les plus explicites au sujet des passions de l’âme
prises comme similitudes des choses (pragma[ta]), ce dont il est précisément question au
premier chapitre du traité De l’interprétation. Nous traiterons ensuite de l’interprétation
néoplatonicienne de la nature et de la fonction de l’intellect passif, en nous basant sur les
textes des prédécesseurs immédiats d’Ammonius : Proclus et son maître Syrianus. Enfin,
nous tenterons d’identifier les raisons qui ont pu motiver Ammonius à identifier les notions
de l’âme aux passions de l’intellect passif et jugerons dans quelle mesure son exégèse est
fidèle ou non à la doctrine aristotélicienne, telle que nous la comprenons. Nous pourrons
ainsi nous servir, mutatis mutandis, de nos conclusions au sujet de l’imagination chez
Ammonius pour mieux définir les concepts relatifs à la sixième et dernière acception de
l’intellection dans le Commentaire de Proclus sur le Timée.
100
H. J. Blumenthal, Aristotle and Neoplatonism in Late Antiquity, Aristotle and Neoplatonism in Late
Antiquity. Interpretations of the De anima, Ithaca, Cornell University Press, 1996, p. 155.
47
2.4.3 L’intellect passif et l’imagination dans l’œuvre d’Aristote
2.4.3.1 L’intellect passif dans le traité De l’âme, chapitres III, 4 et 5
La seule occurrence du syntagme nous pathêtikos dans le corpus aristotélicien
apparaît au chapitre III, 5 du De anima. Dans les premières lignes de cette section, Aristote
met en application le principe selon lequel les phénomènes naturels doivent être analysés en
termes de forme et de matière, d’agent et de patient, règle à laquelle la faculté intellective
ne saurait faire exception :
Puisque dans chaque genre, comme dans la totalité de la nature, il y a d’une
part une matière (qui est en puissance toutes ces choses), et d’autre part une
cause, un agent, qui produit toutes choses, comme un art relativement à une
matière, il est aussi nécessaire que ces distinctions se retrouvent dans
l’âme101.
Ce passage succède au traitement dialectique de la faculté intellective, où Aristote discutait
les opinions de ses prédécesseurs, dont celles d’Anaxagore, et arrivait à dégager le concept
d’intellect en puissance. Même si l’on ne saurait naïvement accepter la distinction
scolastique – adoptée par J. Tricot dans sa traduction du De anima102 – qui fait de l’intellect
patient le sujet du chapitre III, 4 et de l’intellect agent celui du chapitre III, 5 – rappelons
que le syntagme nous poiêtikos n’apparaît pas avant Alexandre –, il faut reconnaître que ce
découpage suit assez fidèlement les étapes du raisonnement aristotélicien. En effet, celui-ci
pose d’abord, au chapitre III, 4, la nécessité d’une certaine communauté entre l’agent et le
patient dans l’acte d’intellection, et énonce ensuite que la faculté intellective est en
puissance ses objets, bien qu’elle ne les soit pas en acte, comme la tablette de cire qui n’a
pas encore reçu l’écriture; il lui restera donc à définir, au chapitre suivant, la nature de la
cause efficiente, celle sans laquelle l’intellect en puissance ne pourrait jamais passer à
l’acte, ce que la tradition nommera « intellect agent ». Deux points sont ici à retenir : (1) à
101
Aristote, De l’âme, III, 5, 430a10-14 (trad. J. Tricot) « Ἐπεὶ δ’ [ὥσπερ] ἐν ἁπάσῃ τῇ φύσει ἐστὶ [τι] τὸ μὲν
ὕλη ἑκάστῳ γένει (τοῦτο δὲ ὃ πάντα δυνάμει ἐκεῖνα), ἕτερον δὲ τὸ αἴτιον καὶ ποιητικόν, τῷ ποιεῖν πάντα, οἷον
ἡ τέχνη πρὸς τὴν ὕλην πέπονθεν, ἀνάγκη καὶ ἐν τῇ ψυχῇ ὑπάρχειν ταύτας τὰς διαφοράς. ». Nous reproduisons
également la traduction de R. Bodéüs, une seule traduction nous semblant insuffisante pour approcher ce texte
grec parmi les plus interprétés de la littérature philosophique antique : « Mais c’est un fait que, partout dans la
nature, une chose fait office de matière pour chaque genre et représente ce à quoi s’identifie l’ensemble des
objets potentiels du genre en question, alors qu’une autre chose tient le rôle de responsable et de producteur,
du fait qu’elle produit tous ces objets, à la manière de l’art par rapport à sa matière. Il faut donc
nécessairement que, dans l’âme aussi, se retrouvent ces différences. »
102
Aristote, De l’âme, III, 4 et 5, traduction par J. Tricot, Paris, Vrin, 1934, p. 173-183.
48
la fin du chapitre III, 4 et dans la totalité du chapitre III, 5, Aristote applique la méthode du
naturaliste en analysant la faculté intellective en termes d’agir et de pâtir, de cause
efficiente et de matière; (2) par conséquent, il emploie l’épithète pathêtikos pour qualifier
l’intellect en puissance, en prenant toutefois le soin d’accoler l’adjectif indéfini ti au verbe
paschein afin de distinguer la passivité intellective de la passivité sensitive.
Il nous reste maintenant à définir ce que peut désigner le syntagme nous pathêtikos,
qui apparaît dans la dernière phrase du chapitre III, 5. Aucun argument irréfutable ne nous
empêche d’identifier le nous pathêtikos au nous dunamei, l’analyse dichotomique de la
faculté intellectuelle par Aristote semble d’ailleurs corroborer cette identification. La
position objectant que l’intellect, en tant qu’il est séparé dans son activité de la réalité
passive qu’est le corps, ne saurait être qualifié de passif – objection que nous rencontrons
dans le commentarisme néoplatonicien pour des raisons qu’a identifiées H. J.
Blumenthal103 – est en désaccord avec les idées exprimées au chapitre III, 4. Pour Aristote,
la faculté intellectuelle est à la fois impassible, en tant qu’immatérielle et séparable du
corps dans son activité, et passible, en tant que réceptive des formes intelligibles et de la
causalité de l’intellect agent. Selon ces considérations, nous présentons une traduction que
nous jugeons cohérente de ce passage très discuté :
Séparé, il [l’intellect agent] est seulement ce qu’il est, et cela seul est
immortel et éternel (nous ne nous rappelons pas parce que celui-ci
[l’intellect agent] est impassible, tandis que l’intellect passif est corruptible)
et sans lui [l’intellect agent] rien ne pense104.
Toute traduction de cet obscur passage présuppose une interprétation philosophique de la
noétique aristotélicienne, et une reconstruction syntaxique de la prose d’Aristote. Deux
principes ont guidé notre interprétation. D’une part, Aristote semble conserver du début à la
fin du chapitre III, 5 la distinction entre un intellect agent, qui produit toutes choses, et un
intellect patient, qui devient toutes choses : il est donc inutile d’identifier le nous pathêtikos
103
H. J. Blumenthal, op. cit., p. 153.
Aristote, De l’âme, III, 5, 430a22-25 (notre traduction) : « χωρισθεὶς δ’ ἐστὶ μόνον τοῦθ’ ὅπερ ἐστί, καὶ
τοῦτο μόνον ἀθάνατον καὶ ἀΐδιον οὐ μνημονεύομεν δέ, ὅτι τοῦτο μὲν ἀπαθές, ὁ δὲ παθητικὸς νοῦς φθαρτός
καὶ ἄνευ τούτου οὐθὲν νοεῖ. » Exceptionnellement, nous avons mis de côté les parenthèses et autres signes de
ponctuation que nous trouvons dans l’édition du texte grec par Ross, puisqu’il s’agit déjà d’une interprétation
de la doctrine d’Aristote. L’édition de référence nous donne : «χωρισθεὶς δ’ ἐστὶ μόνον τοῦθ’ ὅπερ ἐστί, καὶ
τοῦτο μόνον ἀθάνατον καὶ ἀΐδιον (οὐ μνημονεύομεν δέ, ὅτι τοῦτο μὲν ἀπαθές, ὁ δὲ παθητικὸς νοῦς φθαρτός)·
καὶ ἄνευ τούτου οὐθὲν νοεῖ. »
104
49
à une faculté autre que l’intellect en puissance, une tierce faculté au sujet de laquelle
Aristote ne donnerait d’ailleurs aucune autre précision dans le reste du De anima; d’autre
part, puisque le chapitre III, 5 porte principalement sur l’intellect dit agent, ce
qu’annonçaient déjà les discussions du chapitre III, 4 en postulant la nécessité d’une cause
efficiente capable d’activer l’intellect en puissance, les pronoms de la phrase traduite, et
plus particulièrement celui de la dernière proposition, ont à notre avis l’intellect agent
comme référent : en effet, comme tout être en puissance a besoin d’un être en acte pour
s’actualiser, l’intellect en puissance a besoin d’un intellect en acte pour penser, sinon il ne
le peut tout simplement pas.
Dans son interprétation de ce passage, Ammonius identifie l’intellect passif à
l’imagination et comprend la dernière proposition de ce chapitre en ce sens : sans lui, à
savoir l’intellect passif – ou l’imagination –, on ne pense rien105. Ammonius justifie cette
exégèse en la comparant à deux autres passages du De anima où Aristote semble affirmer
qu’il n’y a pas de pensée sans image : « la faculté intellective pense donc les formes dans
des images106 » et « qu’est-ce qui distinguera les notions premières des images ? Sans
doute, elles ne sont pas des images, mais elles ne vont pas sans images107 ». Nous
reviendrons plus loin sur l’arrière-plan philosophique de l’exégèse d’Ammonius. Pour
l’instant, on peut retenir que la pensée est dans son activité nécessairement liée à
l’imagination et que les images mentales accompagnent naturellement les notions de l’âme
(bien que leur nature soit essentiellement distincte pour Aristote, ce que nous montrerons
par la suite).
La manière dont Aristote définit l’imagination au chapitre III, 3 rend à notre avis
impossible son identification à la faculté intellective, qui sous son aspect potentiel,
conserve une fonction distincte de celle de l’imagination. Rappelons que l’imagination est
définie comme « un mouvement produit par la sensation en acte108 », une définition
inapplication à l’intellect en puissance (ou à l’intellect passif, si l’on veut distinguer cette
105
Ammonius, In Aristotelis de interpretatione, 6, 17-18.
Aristote, De l’âme, III, 7, 431b2.
107
Ibid., III, 8, 432a12.
108
Ibid., III, 3, 429a2-3.
106
50
notion de celle d’« intellect en puissance »). En effet, on ne saurait définir comme
mouvement une faculté essentiellement passive.
Le pathêtikos nous ne semble donc pas pouvoir être identifié à l’imagination, bien
que son activité, la pensée en acte, dont l’intellect agent est la cause sine qua non, ne se
produise pas sans images. Comme Aristote le mentionnait déjà, les notions simples ne sont
pas des images, mais elles ne vont pas sans images : ainsi, bien que l’intellect passif ne soit
pas l’imagination, son activité en est indissociable. Pourquoi alors Aristote qualifie-t-il
l’intellect passif de corruptible, alors qu’il est immatériel et que son activité est en ellemême séparée du corps ? Deux raisons peuvent être évoquées pour rendre compte de sa
corruptibilité : (1) ce qui est en puissance est susceptible de ne pas être et est donc
essentiellement corruptible; (2) cet intellect a besoin d’images pour penser et donc des
organes sensitifs, en eux-mêmes corruptibles, qui lui fournissent ces images. Notre
interprétation de la notion nous pathêtikos se concluant ainsi, il reste maintenant à montrer
ce qui distingue le noêma du phantasma et à déterminer la nature de leur rapport aux
choses extramentales.
2.4.3.2 Les passions de l’âme dans le traité De la mémoire et de la réminiscence109
Comme nous l’avons mentionné plus haut, Aristote, dans le premier chapitre du De
interpretatione, semble désigner une même réalité psychologique par les termes noêma(ta)
et pathêmata tês psuchês, ce qu’Ammonius identifie par ailleurs aux phantasma(ta). Doiton penser qu’Aristote désigne une même chose par ces trois expressions, où doit-on
soutenir qu’il opère des distinctions, subtiles certes, mais capitales pour sa théorie de la
connaissance ? Le traité De l’âme mentionne que les notions ne sont pas des images, mais
n’y explique pas ce qui les en distingue. C’est dans le court traité De la mémoire et de la
réminiscence qu’Aristote offre les développements les plus substantiels à ce sujet. Nous
traduisons ici le passage central – où nous voyons une reprise de la notion de dianoia telle
qu’exposée dans l’Analogie de la Ligne, au livre VI de la République110– qui présente une
109
Pour une analyse détaillée et récente de ce traité d’Aristote, voir D. Bloch, Aristotle on Memory and
Recollection. Text, Translation, Interpretation, and Reception in Western Scholasticism, Leiden/Boston, Brill,
2007.
110
Platon, République, VI, 510d-511a.
51
distinction entre l’objet de la pensée intellectuelle et l’affection imaginative qui
l’accompagne :
Nous avons déjà discuté de l’imagination dans notre traité Sur l’âme : il est
impossible de penser sans images. La même passion est impliquée dans le
fait de penser comme dans celui de dessiner : en effet, bien qu’on ne fasse
aucun usage du fait que le triangle ait une grandeur limitée, nous le
dessinons avec une grandeur limitée; il en est de même pour celui qui
pense : bien qu’il ne pense pas une grandeur, il en pose une devant ses yeux,
mais ne pense pas son objet en tant que grandeur111.
Aristote poursuit en mentionnant qu’il n’y a « pas de mémoire des intelligibles sans
images » et donc que la mémoire n’est relative « à la faculté intellectuelle que par accident,
alors qu’elle se rattache essentiellement à la sensation première ». La sensation première,
ou sensation commune, est la cause de la production de l’image mentale. On comprend
ainsi que la notion (noêma), ou l’intelligible (noêton), ne puisse être pensée ou mémorisée
sans image, bien qu’elle soit en soi distincte de l’image qui l’accompagne.
Un autre passage du même traité permet d’éclairer la fonction référentielle attribuée
aux passions de l’âme dans le De interpretatione. Aristote déclare qu’une même image
mentale peut être considérée comme un objet de contemplation en soi ou comme la
représentation d’une autre chose, d’une réalité ou d’un état de fait extramental :
Tout comme ce qui est peint sur un tableau est à la fois un portrait et une
représentation, les deux consistant en une seule et même chose, bien que
leur essence ne soit pas la même, et qu’il est possible de le contempler en
tant que portrait ou en tant que représentation, de même on doit aussi
considérer l’image qui est en nous comme une même chose qui est à la fois
objet de contemplation en soi et image de quelque chose d’autre112.
En tant qu’il la considère comme une réalité référentielle, l’image est parfois appelée eikôn
par Aristote, un synonyme du terme homoiôma(ta) employé pour qualifier la relation des
111
Aristote, De la mémoire et de la réminiscence, I, 449b30-450a6 (notre traduction) : « ἐπεὶ δὲ περὶ
φαντασίας εἴρηται πρότερον ἐν τοῖς περὶ ψυχῆς, καὶ νοεῖν οὐκ ἔστιν ἄνευ φαντάσματος – συμβαίνει γὰρ τὸ
αὐτὸ πάθος ἐν τῷ νοεῖν ὅπερ καὶ ἐν τῷ διαγράφειν· ἐκεῖ τε γὰρ οὐθὲν προσχρώμενοι τῷ τὸ ποσὸν ὡρισμένον
εἶναι τοῦ τριγώνου, ὅμως γράφομεν ὡρισμένον κατὰ τὸ ποσόν, καὶ ὁ νοῶν ὡσαύτως, κἂν μὴ ποσὸν νοῇ,
τίθεται πρὸ ὀμμάτων ποσόν, νοεῖ δ’ οὐχ ᾗ ποσόν. »
112
Ibid., I, 450b20-25 (notre traduction) : « οἷον γὰρ τὸ ἐν πίνακι γεγραμμένον ζῷον καὶ ζῷόν ἐστι καὶ εἰκών,
καὶ τὸ αὐτὸ καὶ ἓν τοῦτ’ ἐστὶν ἄμφω, τὸ μέντοι εἶναι οὐ ταὐτὸν ἀμφοῖν, καὶ ἔστι θεωρεῖν καὶ ὡς ζῷον καὶ ὡς
εἰκόνα, οὕτω καὶ τὸ ἐν ἡμῖν φάντασμα δεῖ ὑπολαβεῖν καὶ αὐτό τι καθ’ αὑτὸ εἶναι καὶ ἄλλου [φάντασμα]. »
52
passions de l’âme aux choses (pragmata) dans le traité De l’interprétation. Par ailleurs,
dans le même De memoria, les images, ou passions dans l’âme, sont aussi désignées par le
terme kinêsis, ce qui certes s’accorde avec les propos tenus dans le De anima, où
l’imagination est définie comme un mouvement (kinêsis) produit par la sensation première.
Bref, malgré une variation à première vue déconcertante du vocabulaire conceptuel
employé par Aristote, sa doctrine des passions de l’âme conserve sa cohérence d’un traité à
l’autre.
À la suite de cette brève analyse des principaux passages concernant l’intellect
passif et les passions de l’âme dans le De anima et le De memoria, il nous est permis de
conclure qu’Aristote désigne une même réalité psychologique en employant les termes
pathos, kinêsis, et phantasma, et que le noêma est indissociable de cette représentation
mentale, bien qu’il en soit essentiellement distinct.
2.4.4 L’intellect passif et l’imagination chez Syrianus et Proclus
Chez les commentateurs néoplatoniciens d’Aristote, le nous pathêtikos n’est plus
considéré comme la contrepartie passive de l’intellect agent. De l’avis de H. J. Blumenthal,
ces commentateurs ne semblent pas avoir conservé la division dichotomique de l’intellect
opérée aux chapitres III, 4 et 5 du De anima : « The important point for our purposes is that
pathêtikos was no longer simply a correlative of poiêtikos, but a word that had associations
which made it unsuitable for use as a description of any purely rational or intellectual
function113. » Nous n’avons pas en main tous les matériaux textuels pour corroborer
l’interprétation de Blumenthal : les prédécesseurs de Syrianus, dont Jamblique, avaient sans
doute des raisons philosophiques et exégétiques plus précises pour identifier l’intellect
passif à l’imagination, raisons dont nous ne retrouvons plus que les reformulations
« scolaires » chez les commentateurs ultérieurs. Ce dont nous pouvons toutefois être
certain, c’est que les représentants de l’École néoplatonicienne ne considèrent plus le nous
pathêtikos comme une faculté intellective au sens propre : on peut voir là un rejet de la
démarche naturaliste d’Aristote dans son traitement de l’intellect, un refus d’accepter la
113
H. J. Blumenthal, op. cit., p. 153.
53
dimension passive de la faculté intellective dégagée par une analyse opérée d’après les
principes méthodologiques de la science physique.
Syrianus est, à notre connaissance, le premier témoin de cette exégèse
néoplatonicienne qui identifie l’intellect passif à l’imagination. Dans son Commentaire sur
la Métaphysique d’Aristote, où sa tâche consiste entre autres à réfuter les objections
aristotéliciennes à l’égard de la théorie des Formes, Syrianus accuse le Stagirite de rabaisser
indûment l’intellection au niveau de l’imagination. Il s’en prend particulièrement à
l’argument de l’unité au-delà de la multiplicité qui contraindrait les platoniciens à admettre
l’existence des Idées de choses périssables, puisque nous avons une image de celles-ci114 :
Nous disions que l’intellect vise ce qui est : les intellections de l’intellect
véritable ne sont donc pas sans substance. Et après avoir traîné l’intellect
jusqu’au niveau de l’imagination (car, dans d’autres livres, il appelle celle-ci
« intellect passif »), il [Aristote] dit qu’il pourrait y avoir une substance des
choses périssables, car on peut avoir une image d’une telle chose. Et il est
possible de comprendre, à partir de ce passage, vers quel genre d’arguments
sont forcés de se tourner ceux qui s’opposent aux Formes, en descendant des
êtres jusqu’aux privations, de l’intellect en acte jusqu’à l’imagination et
l’opinion115.
Cet extrait du Commentaire de Syrianus expose la manière dont on devait interpréter la
philosophie d’Aristote dans l’École néoplatonicienne d’Athènes. L’assurance professorale
avec laquelle Syrianus contre les critiques aristotéliciennes à l’égard de la théorie des
Formes et surtout les fines distinctions introduites entre les différentes facultés de l’âme –
l’intellect, l’imagination, l’opinion –, dont il se sert pour réfuter les arguments d’Aristote,
témoignent d’une approche exégétique vraisemblablement héritée de ses prédécesseurs. Il
est possible que cette approche polémique du De anima et de la Métaphysique d’Aristote
remonte à l’instaurateur du cursus des études néoplatoniciennes, Jamblique, pour qui la
lecture du traité De l’âme est censée introduire aux doctrines plus élevées révélées dans les
dialogues platoniciens.
114
Aristote, Métaphysique, M, 4, 1079a10 sqq.
Syrianus, In metaphysica, 110, 31-111, 4 (notre traduction) : « Ἐλέγομεν ὅτι οἷς ὁ νοῦς ἐπιβάλλει, ταῦτα
ὄντα ἐστίν· οὐ γὰρ ἀνούσιοι τοῦ ἀληθινοῦ νοῦ αἱ νοήσεις· ὁ δὲ ἐπὶ τὴν φαντασίαν ἑλκύσας τὸν νοῦν (καλεῖ
γὰρ καὶ ταύτην ἐν ἑτέροις παθητικὸν νοῦν) οὕτως ἄν, φησί, καὶ τῶν ἐφθαρμένων οὐσία εἴη· φαντασθείη γὰρ
ἄν τις καὶ τὸ ἐφθαρμένον. καὶ ἔξεστι κἀκ τούτων συνορᾶν, εἰς ποίας ἐπιχειρήσεις ἐκτρέπεσθαι
καταναγκάζονται οἱ τοῖς εἴδεσιν ἀντιλέγοντες, ἀπὸ μὲν τῶν ὄντων ἐπὶ τὰς στερήσεις ὑποφερόμενοι, ἀπὸ δὲ
τοῦ νοῦ τοῦ κατ’ ἐνέργειαν ἐπὶ φαντασίαν καὶ δόξαν. »
115
54
Dans le second prologue de son Commentaire sur le premier livre des Éléments
d’Euclide, Proclus offre à son tour un traitement plutôt scolaire de la notion d’intellect
passif, selon la méthode d’analyse qui ressort de la dialectique :
En effet, l’imagination, en raison de son mouvement formateur et de son
existence avec et dans le corps, est porteuse de figures toujours particulières,
divisées et schématisées, et tout ce qu’elle connaît se voit attribuer une telle
existence. C’est pourquoi quelqu’un a osé l’appeler « intellect passif ». Mais
si elle est un intellect, comment ne serait-elle pas impassible et
immatérielle ? Et si son activité s’accompagne de passion, comment serait-il
encore juste qu’elle soit appelée intellect ? L’impassibilité convient à
l’intellect et à la nature intellective, alors que ce qui est passif est tenu à
l’écart de cette substance. Mais je crois qu’il a voulu manifester son
caractère intermédiaire entre les connaissances premières et les dernières en
l’appelant à la fois intellect, par sa ressemblance aux premières, et passif,
par sa parenté avec les dernières116.
Ces connaissances premières et dernières dont il est ici question correspondent
respectivement aux activités de la plus haute faculté cognitive de l’âme rationnelle,
l’intellect, et à celles de la plus basse faculté cognitive de l’âme irrationnelle, la sensation.
Proclus donnera la même explication du syntagme nous pathêtikos dans son Commentaire
sur le Timée, à l’occasion de son exégèse de la fameuse formule noêsis meta logou, que
l’on retrouve aux lignes 28a1-4 de ce dialogue :
Et l’imagination [est dite] intellect passif, parce que bien qu’elle connaisse
ce qu’elle connaît avec accompagnement de formes et de figures, cette
connaissance se passe à l’intérieur. Or c’est là précisément un attribut
commun de toute intellection, le fait de posséder l’objet connu à
l’intérieur117.
Les prédécesseurs d’Ammonius, Syrianus et Proclus, s’entendent donc pour identifier
l’intellect passif à l’imagination. Syrianus, dans le contexte polémique de son Commentaire
116
Proclus, In Euclidem, 51, 20-52, 12 (notre traduction) : « καὶ γὰρ ἡ φαντασία διά τε τὴν μορφωτικὴν
κίνησιν καὶ τὸ μετὰ σώματος καὶ ἐν σώματι τὴν ὑπόστασιν ἔχειν μεριστῶν ἀεὶ καὶ διῃρημένων ἐστὶν καὶ
ἐσχηματισμένων τύπων οἰστική, καὶ πᾶν ὃ γιγνώσκει τοιαύτην ἔλαχεν ὕπαρξιν. ὅθεν δὴ καὶ νοῦν παθητικόν
τις αὐτὴν προσειπεῖν οὐκ ὤκνησεν. καίτοι γε εἰ νοῦς, πῶς οὐκ ἀπαθὴς καὶ ἄϋλος; εἰ δὲ μετὰ πάθους ἐνεργεῖ,
πῶς ἔτι νοῦς ἂν κληθείη δικαίως; ἀπάθεια μὲν γὰρ τῷ νῷ προσήκει καὶ τῇ νοερᾷ φύσει, τὸ δὲ παθητικὸν
πόρρω τῆς οὐσίας ἐκείνης. ἀλλ’ οἶμαι τὸ μέσον αὐτῆς ἐμφῆναι βουλόμενος τῶν τε πρωτίστων γνώσεων καὶ
τῶν ἐσχάτων ἅμα καὶ νοῦν αὐτὴν προσεῖπεν ὡς ἐοικυῖαν ταῖς πρωτίσταις καὶ παθητικὸν κατὰ τὴν πρὸς τὰ
ἔσχατα συγγένειαν. »
117
Proclus, In Timaeum, I, 244, 21-24 (trad. A. J. Festugière) : «καὶ νοῦς ἡ φαντασία παθητικός, ὅτι καὶ ἔνδον
καὶ μετὰ τύπων καὶ σχημάτων γινώσκει ὅσα γινώσκει. κοινὸν δὲ κατὰ πάσης νοήσεως αὐτὸ τοῦτο τὸ ἔνδον
ἔχειν τὸ γνωστόν. »
55
sur la Métaphysique, accuse Aristote d’avoir rabaissé l’intellect et son objet au niveau de
l’imagination et d’avoir fondé sa critique de la théorie des Formes sur une confusion des
facultés cognitives. Proclus, par la méthode scolastique qu’il applique pour analyser le
syntagme nous pathêtikos, semble consolider une interprétation qui, par-delà Syrianus,
remonte possiblement aux premiers commentateurs (néo)platoniciens du traité De l’âme.
2.4.5 L’intellect passif et les passions de l’âme dans le Commentaire d’Ammonius sur le
traité De l’interprétation
Dans le Commentaire d’Ammonius, le problème philosophique que révèle la
question de l’authenticité du traité De l’interprétation peut être formulé en ces termes : estce que les notions (noêmata) sont des passions de l’âme (pathêmata tês psuchês), ou, en
d’autres termes, est-ce que l’objet mental se réduit à une image ? L’analyse des quelques
extraits tirés du De anima et du De memoria montre qu’Aristote opère déjà une distinction
entre les deux aspects, notionnel et représentationnel, d’une même réalité psychologique,
une précision cruciale que risquent de masquer les nombreux passages où le noêma semble
assimilé au phantasma.
Ammonius, quant à lui, semble reprendre l’enseignement de son maître en
reproduisant, sans réelle modification, la même analyse scolaire du syntagme nous
pathêtikos. C’est en raison de son caractère passif qu’Ammonius s’autorise à rapporter les
passions de l’âme à cette faculté. Distingue-t-il pour autant les notions, produits purement
rationnels, des images produites par l’imagination, qui demeure tout de même une faculté
irrationnelle ? S’il a suivi à ce propos l’enseignement de son maître Proclus, comme ce
dernier suivait déjà celui de Syrianus, Ammonius a dû concevoir l’imagination comme le
principe matériel de la réalité intramentale, et l’image comme la matière qui reçoit la forme
projetée par la pensée discursive (dianoia), dans le cadre d’un raisonnement scientifique, ou
possiblement celle imprimée par l’opinion, qui, pour Proclus et ses successeurs, demeure
une faculté rationnelle ayant une connaissance de l’universel.
Ces subtilités
épistémologiques, que l’on retrouve notamment dans le second prologue du Commentaire
de Proclus sur les Éléments d’Euclide118, n’ont pas reçu leur place dans le Commentaire
d’Ammonius. Cette absence s’explique raisonnablement par l’objet de cet ouvrage, à savoir
118
56
Proclus, In Euclidem, 56, 1 sqq.
les doctrines du De interpretatione, qui sont censées introduire à la logique aristotélicienne.
Toutes
les
doctrines
épistémologiques
qu’ont
accumulées
les
commentateurs
néoplatoniciens auprès de leurs prédécesseurs ne pouvaient certes pas être incluses dans le
prologue d’un ouvrage censé introduire à la logique d’Aristote.
Un dernier point mérite notre attention dans la justification de l’authenticité du traité
par Ammonius. Il est cette fois question de l’intellect en puissance, qui est ici pris comme
une faculté proprement rationnelle de l’âme :
Il est clair qu’il ne refuse pas d’appeler l’intellection de la partie rationnelle
de notre âme, même lorsqu’elle se produit sans image, une passion, certes
dans un sens différent de celui dont il était déjà question, mais en raison du
fait que la puissance qui mène à cette intellection est antérieure selon le
temps à toute activité [intellective]119.
Ce passage – où l’exégète fait d’ailleurs éclater le cadre de la noétique aristotélicienne en
posant l’existence d’une forme d’intellection indépendante de l’image – confirme
qu’Ammonius, comme la plupart des commentateurs néoplatoniciens, distinguait le nous
dunamei du nous pathêtikos, une distinction qui, comme nous avons tenté de le démontrer,
n’est nullement nécessaire pour comprendre la doctrine des chapitres III, 4 et 5 du De
anima, et qui va même à l’encontre des principes méthodologiques qu’y applique Aristote.
Ce passage montre par ailleurs qu’Ammonius – ce qui remet en question l’universalité du
jugement de Blumenthal – ne refusait pas d’attribuer une forme de passivité à une faculté
purement rationnelle de l’âme, l’intellect en puissance. Il resterait maintenant à montrer,
par-delà les arguments textuels avancés par Ammonius pour identifier l’intellect passif à
l’imagination, quelles pourraient être les autres raisons, philosophiques, polémiques ou
autres, qui ont contribué à consolider cette interprétation de l’intellect passif adoptée par
Syrianus et ses successeurs néoplatoniciens.
119
Ammonius, In Aristotelis de interpretatione, 6, 33-7, 4 (notre traduction) : « δι’ ὧν δῆλός ἐστι καὶ τῆς
λογικῆς ἡμῶν ψυχῆς τὴν νόησιν, καὶ εἰ χωρὶς γίνοιτο φαντασίας, πάθος καλεῖν οὐ παραιτούμενος, οὐ κατὰ
τὴν ἔννοιαν δηλονότι τὴν προειρημένην, ἀλλὰ διὰ τὸ προϋπάρχειν ἐπ’ αὐτῆς κατὰ χρόνον ἑκάστης ἐνεργείας
τὴν ἄγουσαν ἐπ’ αὐτὴν δύναμιν. »
57
2.4.6 Réflexions conclusives sur l’imagination comme intellect passif
Cette étude d’Ammonius nous permet de mieux saisir le sens de l’intellect passif
dans le Commentaire sur le premier livre des Éléments d’Euclide et dans le Commentaire
sur le Timée, où elle qualifie l’imagination d’intellection. Quelques études, dont certaines
auxquelles nous avons déjà fait référence, ont analysé l’emploi de l’expression intellect
passif pour désigner l’imagination dans le néoplatonisme tardif120. À la lumière de notre
analyse du prologue du Commentaire d’Ammonius, nous aimerions comparer nos
conclusions à celles défendues par les auteurs de ces études. Bien que nous soyons en
accord avec celles-ci, le Commentaire de Proclus sur le Timée nous donne une autre
perspective que nous pourrions chercher à réconcilier, dans la mesure du possible, avec
celles de ces commentateurs. Toutefois, nous limiterons ici nos analyses des diverses
interprétations possibles de la notion d’intellect passif pour nous intéresser à d’autres
aspects de l’imagination chez Proclus.
2.5 L’imagination et la connaissance de l’Être sans accompagnement de formes ou de
figures : son point de départ dans le Phèdre
Après avoir assemblé les notions d’intellect et de passivité pour définir l’imagination,
selon sa propre interprétation de l’expression aristotélicienne, Proclus paraphrase un
passage du Phèdre (249c), au cœur du mythe de l’attelage ailé, pour distinguer ce mode de
connaissance de l’intellection au sens propre. Il écrit : « bien qu’elle connaisse ce qu’elle
connaît avec accompagnement de formes et de figures, cette connaissance se passe à
l’intérieur. » La seconde partie de cette phrase, qui contient deux des trois éléments
définitionnels que nous avons précédemment isolés, explicite la notion d’intellect passif :
l’intériorité, sur laquelle nous reviendrons, rattache l’imagination à l’intellection, alors que
l’accompagnement de formes et de figures rend compte de sa passivité. Après avoir redéfini
chacune des six acceptions de l’intellection à partir de la triade être-avoir-voir et avoir
rappelé la passivité de l’imagination en précisant que « cette vue s’accompagne d’un
pâtir », Proclus écarte les définitions de l’intellection qui ne peuvent convenir à la notion de
120
En plus des travaux de G. MacIsaac, qui apparaissent dans notre bibliographie, notons la récente l’étude de
D. Nikulin, « Imagination et mathématiques chez Proclus », dans Études sur le Commentaire de Proclus au
premier livre des Éléments d’Euclide, p. 139-160.
58
noêsis qui apparaît dans le discours de Timée. L’imagination, en raison de sa passivité, est
la première acception ainsi rejetée :
Maintenant il ne faut admettre ni l’intellection imaginative – elle est en effet,
par nature, incapable de connaître l’Être réellement être (car il est invisible),
parce qu’elle connaît l’objet imaginé avec accompagnement de figure et de
forme, tandis que l’Être éternel est sans figure : de façon générale d’ailleurs,
aucune connaissance irrationnelle ne peut contempler l’Être lui-même, dès là
qu’elle n’est même pas naturellement capable de saisir l’universel –121.
Proclus s’approprie un des termes, schêma, dans l’expression avec accompagnement de
figure (meta schêmatos), dont Platon se sert, sous sa forme privative (aschêmatistos), pour
caractériser l’Être véritable dans le Phèdre (247c). Voici le passage canonique de ce
dialogue, qui réapparaîtra dans la seconde partie de notre étude, au sujet cette fois de
l’intellection au sens propre :
Cet espace qui s’étend au-delà du ciel n’a jamais encore été chanté par aucun
poète d’ici-bas, et ne sera jamais chanté, d’une manière digne de lui. Or, voilà
ce qui en est – car on doit oser dire le vrai, surtout quand on parle sur la vérité.
L’essence qui n’a point de couleur ni de forme, et qu’on ne saurait toucher,
l’essence qui est réellement, que seul est capable de voir le pilote de l’âme –
l’intelligence, celle enfin qui est l’objet de la véritable science, occupe ce lieulà122.
Des trois épithètes attribuées à l’Être véritablement être dans le Phèdre – sans couleur
(achromatôs), sans figure (aschêmatistos) et intangible (anaphês) – les deux dernières sont
reprises par Proclus pour caractériser la connaissance intellective.
2.6 L’intériorité de l’imagination et le véhicule de l’âme
Alors que l’intellection accompagnée de raison vise l’Être, et l’opinion
accompagnée de sensation se tourne vers le Devenir, quel est l’objet réservé à
l’imagination ? Cette question n’est pas directement posée par Proclus, mais selon le mode
121
Proclus, In Timaeum, I, 244, 31-245, 5 (trad. A. J. Festugière) : « ληπτέον δὲ νῦν οὔτε τὴν φανταστικὴν
νόησιν· οὐ γὰρ πέφυκεν αὕτη τὸ ὄντως ὂν γιγνώσκειν· ἀόριστον γάρ, ὅτι καὶ μετὰ σχήματος καὶ μορφῆς
γινώσκει, τὸ φανταστόν, τὸ δὲ ἀεὶ ὂν ἀσχημάτιστόν ἐστι· καὶ ὅλως οὐδεμία γνῶσις ἄλογος αὐτὸ τὸ ὂν δύναται
θεωρεῖν, ἥ γε μηδὲ τὸ καθόλου πέφυκεν αἱρεῖν. »
122
Platon, Phèdre, 247c-d (trad. Cl Moreschini et P. Vicaire): « Τὸν δὲ ὑπερουράνιον τόπον οὔτε τις ὕμνησέ
πω τῶν τῇδε ποιητὴς οὔτε ποτὲ ὑμνήσει κατ’ ἀξίαν. ἔχει δὲ ὧδε – τολμητέον γὰρ οὖν τό γε ἀληθὲς εἰπεῖν,
ἄλλως τε καὶ περὶ ἀληθείας λέγοντα – ἡ γὰρ ἀχρώματός τε καὶ ἀσχημάτιστος καὶ ἀναφὴς οὐσία ὄντως οὖσα,
ψυχῆς κυβερνήτῃ μόνῳ θεατὴ νῷ, περὶ ἣν τὸ τῆς ἀληθοῦς ἐπιστήμης γένος, τοῦτον ἔχει τὸν τόπον. »
59
de connaissance qui définit l’imagination – elle connaît avec accompagnement de formes et
de figures –, et d’après l’interprétation néoplatonicienne du mythe du Phèdre, nous
comprenons pourquoi elle ne peut être considérée comme une connaissance véritable de
l’Être. Est-elle alors une connaissance du Devenir ? Non plus, en tant que cette
connaissance est définie par l’extériorité et qu’elle se rapporte à la sensation, qui de Platon
à Aristote est jugée distincte de l’imagination. Comment définir alors le mode d’intellection
que Proclus réserve à l’imagination, si son objet ne s’identifie ni à l’Être, ni au Devenir ?
Pour expliquer l’intériorité de l’imagination, Proclus ne reprend pas l’argumentation
d’Aristote, mais se base sur une conception du corps élaboré dans le néoplatonisme. Les
Éléments de théologie, dont les propositions fournissent le cadre théorique pour l’analyse
des cinq autres acceptions de l’intellection dans l’In Timaeum, ne traitent pas directement
de l’imagination. Cet ouvrage, comme son titre l’indique, porte sur les principes
théologiques : ce n’est qu’indirectement que son auteur y traite des facultés de l’âme
humaine, qui y reçoit l’appellation âme particulière, qui apparaît au terme de la procession
des réalités à partir de l’Un. À l’instar d’Aristote, Proclus fait de l’imagination une faculté
dont l’existence dépend de la relation de l’âme avec un corps. Cependant, pour Proclus, la
doctrine du corps dépasse le point de vue naturaliste d’Aristote et se fonde de mythes
platoniciens, ou un corps incorruptible est congénital à l’âme. Les propositions 196, 205,
207, 208, 209 et 210 démontrent la nécessaire liaison entre l’âme et ce véhicule, qui est le
premier corps par lequel elle est participée. Il n’est pas explicitement question de
l’imagination dans ces propositions, cette faculté ne semble donc pas apparaître par la
simple participation de ce corps premier à l’âme. Toutefois, à la proposition 209, il pourrait
être question de l’apparition de cette faculté, où Proclus traite de la descente conjointe de
l’âme et de son véhicule dans le Devenir, et, ce faisant, de l’addition de « tuniques » au
véhicule et de vies irrationnelles à l’âme, qui est en elle-même une essence rationnelle.
Proclus ne détaille pas ces vies irrationnelles – ou ces puissances irrationnelles -, mais on
peut faire l’hypothèse que l’imagination compte au nombre de celles-ci :
Le véhicule de l’âme particulière descend en s’ajoutant des tuniques
matérielles, et il remonte avec elle en retranchant tout ce qui est matériel et en
réintégrant sa propre forme, selon un processus qui correspond à celui de l’âme
dont il est l’instrument. Celle-ci, en effet, descend en s’adjoignant des vies
60
infraraisonnables, et elle remonte en se dévêtant de toutes les puissances de
génération dont elle s’était enveloppée dans sa descente, en se purifiant et en se
dépouillant de toutes les puissances qui subviennent aux nécessités du
devenir123.
Dans la note qu’il consacre à ce passage, E. R. Dodds fait remonter l’image de la tunique
(chitôn) jusqu’à Philon d’Alexandrie124. Il trouve déjà dans ses Leg allego une théorie des
facultés irrationnelles de l’âme, associées à ces tuniques, au nombre desquels comptent
l’opinion (doxa) et l’imagination (phantasia). Nous reviendrons sur la nature de l’opinion,
qui conserve chez Proclus un caractère rationnel, tant en demeurant associée à la sensation
dont le mode de connaissance qui en résulte porte sur le Devenir. Quant à elle,
l’imagination, prise comme « tunique » irrationnelle de l’âme rationnelle par Philon,
annonce la doctrine que Proclus défend à la proposition 209. Dodds émet des hypothèses,
dans sa note, mais aussi dans son « Appendix II »125, sur les différents moments d’une
histoire de cette conception des facultés irrationnelles de l’âme en relation avec la théorie
du véhicule astral, de Platon aux néoplatoniciens tardifs.
Le Commentaire sur le Timée nous offre une illustration de cette doctrine d’accrétion
de facultés irrationnelles sur les facultés rationnelles de l’âme. Dans la section qu’il
consacre à la notion d’ochêma, Proclus écrit :
Cette essence divisée, nous l’avons, c’est manifeste. Car il existe, attaché à
notre âme, comme il est attaché aux âmes divines et démoniques, un véhicule
qui fait corps avec elle, qui a sa vie propre, et c’est lui qui est l’essence divisée,
dont l’âme a assumé à l’avance le modèle, dès là qu’elle s’est proposé
l’opinion pour modèle de la sensation et sa propre faculté de choisir pour
modèle de l’impulsion inhérente à son véhicule, impulsion selon laquelle il se
meut et est poussé ici ou là126.
123
Proclus, Éléments de théologie, prop. 209 (trad. J. Trouillard) : « Πάσης μερικῆς ψυχῆς τὸ ὄχημα κάτεισι
μὲν προσθέσει χιτώνων ἐνυλοτέρων, συ<να>νάγεται δὲ τῇ ψυχῇ δι’ ἀφαιρέσεως παντὸς τοῦ ἐνύλου καὶ τῆς
εἰς τὸ οἰκεῖον εἶδος ἀναδρομῆς, ἀνάλογον τῇ χρωμένῃ ψυχῇ· καὶ γὰρ ἐκείνη κάτεισι μὲν ἀλόγους
προσλαβοῦσα ζωάς, ἄνεισι δὲ ἀποσκευασαμένη πάσας τὰς γενεσιουργοὺς δυνάμεις, ἃς ἐν τῇ καθόδῳ
περιεβάλλετο, καὶ γενομένη καθαρὰ καὶ γυμνὴ τῶν τοιούτων πασῶν δυνάμεων ὅσαι πρὸς τὴν τῆς γενέσεως
χρείαν ὑπηρετοῦσι. »
124
E. R. Dodds, « Commentary », dans Proclus, Elements of Theology, p. 306-308.
125
Ibid., p. 313-321.
126
Proclus, In Timaeum, III, 268, 25-32 (trad. A. J. Festugière) : « καὶ ἔχομεν ταύτην ἐναργῶς· ἐξήρτηται γὰρ
αὐτῆς ὄχημα συμφυές, ἔχον οἰκείαν ζωήν, ὡς καὶ τῶν θείων ψυχῶν καὶ δαιμονίων, καὶ αὕτη ἐστὶν ἡ
μερικὴ οὐσία, ἧς ἡ ψυχὴ τὸ παράδειγμα προείληφε τῆς μὲν αἰσθήσεως τὴν δόξαν, τῆς δὲ ὀρέξεως τῆς ἐν
τῷ οἰκείῳ
ὀχήματι, καθ’ ἣν ὡδὶ κινεῖται ἢ
ὡδὶ καὶ ὁρμᾷ,
τὴν
ἑαυτῆς δύναμιν
προαιρετικὴν προστησαμένη παράδειγμα. »
61
Qu’est-ce que signifie l’intériorité de l’imagination ? Deux autres passages de l’œuvre
proclienne illustrent bien le sens donné à cette expression :
Or si l’unique Démiurge donne à tous part à l’intelligence, il y a, même dans les
démons irrationnels, une trace, la dernière, de la propriété intellectuelle, dans la
mesure où ils sont prompts à imaginer – car c’est là le dernier reflet de
l’intelligence, et l’imagination est pour cela dite un « intellect passif » par
d’autres gens aussi, qui n’emploient pas un mauvais langage –, en sorte qu’il en
va de même aussi des « demi-mortels » parmi les démons proprement nommés
tels127.
Qu’en est-il maintenant de l’imaginative ? Il faut examiner de nouveau s’il faut
la poser comme entièrement identique à la sensibilité. D’une part, comme
exerçant son activité sur des objets extérieurs, elle est, pourrait-il sembler, du
sensitif : mais, en tant qu’elle conserve les impressions des choses qu’elle a
vues ou entendues ou perçues selon quelque autre sens, elle est du mémoratif.
Telle est donc l’imaginative128.
Nous avons défini l’imagination, mais nous n’avons pas parlé de ses causes. Nous nous
intéresserons maintenant à son rapport à l’intellect et au discours mythique. Cet extrait du
Commentaire sur le Timée offre un aperçu de la doctrine métaphysique derrière le discours
gnoséologique de Proclus sur l’imagination :
Mais il existe, avant celle-ci, une sensation dans le véhicule de l’âme, qui, en
comparaison de la précédente, est immatérielle et pure, qui est une
connaissance par elle-même impassible, mais qui n’est pas libre de toute forme,
parce qu’elle est elle aussi corporéiforme, dès là qu’elle a son existence dans un
corps. Cette sensation-là a la même nature que l’imagination : car le fait d’être
« communes » leur appartient à toutes deux. Mais, quand elle se porte audehors, elle se nomme « sensation », quand elle reste au-dedans et qu’au moyen
du corps pneumatique elle voit les figures et les formes, elle est dite
« imagination ». Et <dans la mesure où…, elle est imagination>, dans la mesure
où elle se divise dans le corps pneumatique, elle est sensation. Car l’opinion est
la base de la vie rationnelle, et l’imagination est le sommet de la vie
immédiatement inférieure, et opinion et imagination sont liées l’une à l’autre et
la faculté inférieure est remplie de puissances par la supérieure.
127
Ibid., III, 158, 5-11 (trad. A. J. Festugière) : « εἰ δὲ νοῦ πᾶσι μεταδίδωσιν ὁ εἷς δημιουργός, ἔστι τι καὶ ἐν
ἐκείνοις ἴχνος τῆς νοερᾶς ἰδιότητος ἔσχατον, καθόσον εἰσὶν εὐφάνταστοι (τοῦτο γάρ ἐστιν ἀπήχημα τοῦ νοῦ
τελευταῖον, καὶ νοῦς διὰ τοῦτο παθητικὸς ἡ φαντασία λέγεται καὶ ὑπ’ ἄλλων οὐ κακῶς λεγόντων), ὥστε καὶ
οἱ ἡμιθνῆται τῶν ἰδίως καλουμένων δαιμόνων. »
128
Proclus, In Rempublicam, I, 233, 3-8 (trad. A. J. Festugière) : « τὸ δὲ αὖ φανταστικὸν ζητητέον, εἰ ταὐτὸν
τῷ αἰσθητικῷ πάντως θετέον· ἔξω μὲν γὰρ ἐνεργοῦν, ὡς ἂν δόξειεν, ἐστὶν αἰσθητικόν, κατέχον δὲ ὧν εἶδεν ἢ
ἤκουσεν ἢ ἄλλην τινὰ αἴσθησιν ἔλαβεν τοὺς τύπους μνημονευτικόν. τοῦτο δὴ τὸ φανταστικόν. »
62
La sensation médiane est celle qui, dans la vie irrationnelle, tout en étant
réceptive seulement des objets du dehors et non pas des types idéaux d’en haut,
est cependant elle aussi commune, connaissant d’ailleurs le sensible au moyen
d’un affect.
La sensation matérielle ne connaît que les objets qui la heurtent du dehors et
qui l’ébranlent, et elle ne peut retenir en elle-même ce qu’elle voit, car elle est
fragmentaire et non une : elle se divise en effet selon les organes des sens129.
La suite de l’extrait propose une tripartition de la sensation dont l’imagination est le
sommet. On comprend pourquoi, à partir de ce schéma, l’imagination, qui reçoit les
principes d’en haut, peut, dans le discours mythique, fournir les principes du discours
théologique.
2.7 L’imagination, l’intellection et les mythes
Dans la La Mystagogie de Proclus, J. Trouillard remarque : « Il n’est paradoxal
qu’en apparence que cette fécondité imaginative engendre à la fois les raisons
mathématiques et les mythes. » C’est au sujet du rôle de l’imagination dans le mythe que
nous poursuivrons notre présentation sur la phantasia, avant de récapituler les principaux
éléments de la doctrine proclienne de l’imagination.
L’une des plus pertinentes justifications de l’usage des mythes par Platon se trouve
dans le Commentaire de Proclus sur la République, dans le prologue de la dissertation
(XVI) sur le Mythe d’Er. Selon un procédé méthodologique qui lui est habituel en
ouverture de ses commentaires, Proclus pose une série de questions capitales (kephalaia),
dont les réponses guideront son exégèse de l’œuvre commentée. Proclus s’y attaque aux
objections faites par un épicurien du nom de Colotès, qui reproche à Platon d’avoir mis de
129
Proclus, In Timaeum, III, 286, 20-287, 7 (trad. A. J. Festugière) : « ἄλλη δέ ἐστιν ἡ πρὸ ταύτης αἴσθησις ἐν
τῷ ὀχήματι τῆς ψυχῆς, ὡς πρὸς ταύτην ἄυλος καὶ καθαρὰ καὶ γνῶσις ἀπαθὴς αὐτὴ καθ’ ἑαυτήν, μορφῆς δὲ
οὐκ ἀπηλλαγμένη, διότι καὶ αὐτὴ σωματοειδής ἐστιν, ὡς ἐν σώματι λαχοῦσα τὴν ὑπόστασιν. καὶ ἐκείνη μὲν ἡ
αἴσθησις τῇ φαντασίᾳ τὴν αὐτὴν ἔχει φύσιν· τὸ γὰρ εἶναι κοινὸν ἀμφοῖν· ἀλλ’ ἔξω μὲν προϊοῦσα καλεῖται
αἴσθησις, ἔνδον δὲ μένουσα καὶ ἐν τῷ πνεύματι θεωροῦσα τὰς μορφὰς καὶ τὰσχήματα φαντασία, καὶ <καθ’
ὅσον μὲν *** φαντασία>, καθ’ ὅσον δὲ μερίζεται περὶ τὸ πνεῦμα, αἴσθησις· ἔστι γὰρ βάσις μὲν τῆς λογικῆς
ζωῆς ἡ δόξα, κορυφὴ δὲ ἡ φαντασία τῆς δευτέρας, καὶ συνάπτουσιν ἀλλήλαις ἥ τε δόξα καὶ ἡ φαντασία καὶ
πληροῦται δυνάμεων ἡ δευτέρα παρὰ τῆς κρείττονος. ἡ δὲ μέση <ἡ> τῆς ἀλόγου ζωῆς τῶν μὲν ἄνωθεν τύπων
ἄδεκτός ἐστι, τῶν δὲ ἔξωθεν δεκτικὴ μόνων, κοινὴ δὲ ὅμως ἐστὶ καὶ αὕτη παθητικῶς γιγνώσκουσα τὸ
αἰσθητόν. ἡ δὲ ἔνυλος αἴσθησις τῶν ἔξωθεν προσπιπτόντων ἐστὶ μόνον καὶ τῶν κινούντων αὐτήν, ἐν ἑαυτῇ τὰ
θεάματα κατέχειν οὐ δυναμένη, μεριστὴ οὖσα καὶ οὐ μία· διῄρηται γὰρ περὶ τοῖς αἰσθητηρίοις. »
63
côté l’explication scientifique en ayant recours à une fable mensongère au sujet de la justice
réservée à l’âme130.
Ce passage permet de comprendre le rôle de l’imagination dans un contexte autre
que celui des exposés offrant une analyse du savoir mathématique. Dans une autre
perspective, toujours selon la procession qui fait de l’intellect le modèle rationnel de la
faculté irrationnelle qui s’y rattache, à savoir l’imagination, ce passage offre un autre
éclairage sur la notion d’intellect passif et sur des notions connexes par lesquelles Proclus
définit la sixième acception de l’intellection de l’In Timaeum. Un peu comme le
Parménide, qui pour Proclus présente dans un unique exposé l’ensemble des processions
divines qui apparaissent de manière rhapsodique dans les autres dialogues de Platon, cet
extrait rassemble la plupart des notions relatives à l’imagination précédemment analysées
dans d’autres contextes exégétiques :
Il faut ajouter à cela que, puisque les âmes qui, de par leur être même, sont
intellectives et pleines de principes rationnels incorporels et intellectifs, ont
revêtu l’intellect imaginatif et ne peuvent vivre sans lui en ce lieu-ci de la
génésis – en sorte que, parmi les Anciens, certains disent que l’imagination est
même chose que l’intellect, et d’autres ont décidé aussi de n’admettre aucune
intellection qui ne comporte une image –, puisque ces âmes donc, comme nous
disions, sont devenues d’impassibles passibles, de non configurantes donnant
une configuration, le mode d’enseignement qui leur convient est à bon droit
celui qui procède par ces sortes de mythes. Ceux-ci contiennent sans doute en
grande part, au-dedans, la lumière intellective de la vérité, mais ils projettent
au-dehors le revêtement fictif, qui cache cette lumière grâce à une similitude,
l’imagination qui est en nous couvrant d’ombre l’intellect partiel131.
Ce texte confirme l’inclusion de l’imagination au nombre des facultés irrationnelles
« revêtues » par l’âme rationnelle dans sa descente. La terminologie n’est pas identique à
celle des Éléments de théologie, mais l’image de la « vêture » y réapparaît 132. À la
130
Proclus, In Rempublicam, II, 105, 24 sqq.
Ibid., II, 107, 14-26 (trad. A. J .Festugière) : « προσθετέον δὲ τούτοις καὶ ὅτι ταῖς ψυχαῖς νοεραῖς μὲν
οὔσαις κατὰ τὴν ἑαυτῶν ὕπαρξιν καὶ λόγων πλήρεσιν ἀσωμάτων καὶ νοερῶν, ἐνδυσαμέναις [δὲ] τὸν
φανταστικὸν νοῦν καὶ ζῆν ἄνευ τούτου μὴ δυναμέναις ἐν τῷδε τῷ τόπῳ τῆς γενέσεως (ὥστε καὶ τῶν παλαιῶν
τινας τοὺς μὲν φαντασίαν ταὐτὸν εἰπεῖν εἶναι καὶ νοῦν, τοὺς δὲ καὶ διακρίναντας ἀφάνταστον νόησιν
μηδεμίαν ἀπολείπειν) ταύταις δ’ οὖν, ὡς εἴπομεν, γενομέναις ἀπαθέσι παθητικαῖς, ἀμορφώτοις μορφωτικαῖς,
πρέπων ἐστὶν τρόπος διδασκαλίας εἰκότως ὁ διὰ τῶν τοιῶνδε μύθων· οἷς πολὺ μέν ἐστιν ἔνδον τὸ νοερὸν τῆς
ἀληθείας φέγγος, προβέβληται δὲ τὸ πλασματῶδες, ἀποκρύπτον ἐκεῖνο κατὰ μίμησιν τῆς ἐν ἡμῖν φαντασίας
ἐπιλυγαζούσης τὸν μερικὸν νοῦν. »
132
Proclus, Éléments de théologie, prop. 209.
131
64
proposition 209,
Proclus
écrit
que l’âme « descend en s’adjoignant
des
vies
infraraisonnables », ce qui s’accorde avec la thèse selon laquelle les âmes rationnelles « ont
revêtu l’intellect imaginatif et ne peuvent vivre sans lui en ce lieu-ci de la génésis »,
énoncée dans le Commentaire sur la République. La vie de l’âme rationnelle dans le
Devenir, ou la génésis, n’est donc pas indépendante de l’imagination, qu’elle « revêt »
nécessairement lors de sa descente.
Pour Proclus, l’opinion de certains Anciens au sujet de l’imagination relève d’une
conception déficiente de sa véritable nature, qu’il expose notamment dans son
Commentaire sur la République et à la proposition 209 des Éléments de théologie. C’est
pourquoi, lisons-nous dans l’In republicam, « certains disent que l’imagination est même
chose que l’intellect, et d’autres ont décidé aussi de n’admettre aucune intellection qui ne
comporte une image ». L’analyse effectuée de la phantasia aristotélicienne nous permet de
reconnaître ici une référence au traité De l’âme, où Aristote réfute l’identification de
l’intellect, entendons la pensée, à l’imagination chez certains de ses devanciers en prenant
tout de même soin de préciser que l’intellection est toujours accompagnée d’images.
Proclus (re)trouve sa doctrine de l’imagination dans les Dialogues de Platon, ou du moins
ses points de départ (aphormai), notamment dans les mythes qui illustrent la descente de
l’âme dans la génésis.
C’est un extrait du Commentaire sur la République qui nous offre une des
meilleures illustrations du rôle joué par l’imagination dans son rapport aux discours
mythiques :
D’une part, ce qui est purement fiction mythique convient seulement à ceux qui
ne vivent que selon l’imagination et qui n’ont, en tout et pour tout, que
l’intellect passible. D’autre part, l’éclat de la science, la propriété qu’a la
connaissance intellective de se révéler elle-même, conviennent à ceux qui ont
fixé toute leur activité dans des intellections pures133.
Tout en éclairant la fonction cognitive de l’intellect passible (ou passif), Proclus contraste
du même coup deux deux acceptions de l’intellection, celle de l’imagination et celle qui est
133
Proclus, In Rempublicam, II, 107, 26-108, 2 (trad. A. J. Festugière) : « τὸ μὲν γὰρ μυθῶδες πᾶν ὅσον
πέπλασται μόνον τοῖς κατὰ μόνην τὴν φαντασίαν ζῶσίν ἐστιν οἰκεῖον καὶ ὧν ἐστιν τὸ ὅλον ὁ παθητικὸς νοῦς,
τὸ δὲ φανὸν τῆς ἐπιστήμης καὶ αὐτοφανὲς τῆς νοερᾶς γνώσεως τοῖς ἱδρύσασιν ἐν νοήσεσιν καθαραῖς τὴν
ἑαυτῶν ὅλην ἐνέργειαν. »
65
au principe de la noêsis meta logou, la première pouvant être associée aux formes
symbolique et imagée134 du discours sur le divin, la seconde relavant du discours
scientifique, c’est-à-dire la dialectique. Le passage suivant poursuit l’analyse du rôle de
l’imagination dans la fiction mythique:
Quant à ce qui est à la fois extérieurement fictif, intérieurement intellectif, il
reste pour nous, je suppose, que ce soit approprié à ceux qui sont le composé
des deux, et qui ont un double intellect, celui que nous sommes vraiment et
celui que nous avons revêtu et que nous avons projeté au-dehors. C’est pour
cela aussi, je suppose, que nous prenons plaisir aussi aux mythes comme nous
étant congénères. Les deux intellects en nous y trouvent leurs délices, l’un de
nos moi, nourri par les vérités du dedans, est devenu contemplateur du vrai,
l’autre, fasciné par le revêtement extérieur, a acquis bonne disposition pour la
course vers la science. Et de même que, lors même que nous agissons selon
l’imagination, il nous faut user d’images pures, non souillées par de certains
phantasmes obscènes, de même, je suppose, convient-il aussi que les mythes
aient leur appareil extérieur ressemblant aux belles figures intellectives qui
ornent le dedans. Voilà pourquoi Platon rejetait les représentations des mythes
des poètes, parce qu’elles infectent les âmes non initiées de sous-entendus
grossiers135.
Les propos ingénieux de Proclus combinent à la fois une théorie des facultés de l’âme, qui
fait mention d’un double intellect – l’imagination et fort probablement le logos intellectif
activé par un intellect en acte et séparé – correspondant aux deux faces du mythe – le vrai et
et le vraisemblable – et une harmonisation des propos d’Aristote136 et de Platon137 sur
l’attrait et les dangers de la fiction mythique.
134
On pourrait également associer le discours inspiré à l’activation de l’intellect passif, bien que la faculté
premièrement éveillée, lorsqu’un tel discours est prononcé, soit l’un (ou l’huparxis) de l’âme. Au sujet des
discours ou modes d’enseignement théologiques chez Platon d’après Proclus, voir Théologie platonicienne, I,
4, 17, 9-23, 11.
135
Proclus, In Rempublicam, 108, 2-108, 16 (trad. A. J. Festugière) : « τὸ δὲ αὖ κατὰ μὲν τὸ ἔξω
πλασματῶδες, κατὰ δὲ τὸ ἔσω νοερὸν ἡμῖν δήπου λείπεται σύζυγον εἶναι τοῖς τὸ συναμφότερον οὖσιν καὶ
διττὸν ἔχουσι νοῦν, τὸν μὲν ὃν ἐσμέν, τὸν δὲ ὃν ἐνδυσάμενοι προβεβλήμεθα. καὶ διὰ τοῦτο δήπου καὶ
χαίρομεν ὡς συμφυέσι τοῖς μύθοις· εὐφραίνεται γὰρ ὁ διττὸς ἐν ἡμῖν νοῦς, καὶ ὃ μέν τις ἡμῶν ὑπὸ τῶν ἔνδον
τραφεὶς ἐγένετο θεατὴς τῶν ἀληθῶν, ὃ δὲ ὑπὸ τῶν ἔξω καταπλαγεὶς ἐπιτήδειος κατέστη πρὸς τὴν εἰς
ἐπιστήμην ὁδόν. ὥσπερ δὲ καὶ εἰ φανταστικῶς ἐνεργοῦμεν, ὅμως δεῖ καθαραῖς χρῆσθαι φαντασίαις ἀλλ’ οὐ
μεμιασμέναις ὑπό τινων αἰσχρῶν φαντασμάτων, οὕτω δήπου καὶ τοὺς μύθους πρέπουσαν ἔχειν προσήκει καὶ
τὴν ἔξωθεν σκευὴν τοῖς ἔνδον νοεροῖς ἀγάλμασιν. διὸ καὶ Πλάτων ἀπεσκευάζετο τὰς τῶν ποιητικῶν μύθων
διαθέσεις, ἀναπιμπλάσας τὰς ἀτελέστους ψυχὰς ὑπονοιῶν φορτικῶν. »
136
Nous pensons à cette célèbre phrase du chapitre A, 1 de la Métaphysique, 982b17-19, que Proclus a peutêtre en tête ici (trad. J. Tricot) : « Or apercevoir une difficulté et s’étonner, c’est reconnaître sa propre
ignorance (c’est pourquoi même l’amour des mythes est, en quelque manière, amour de la Sagesse, car le
mythe est un assemblage de merveilleux). »
66
L’étude de ces extraits du Commentaire sur la République complète notre
présentation de l’imagination en tant qu’elle peut être définie comme une forme
d’intellection dans la philosophie de Proclus. Nous nous intéresserons maintenant à la
seconde acception de l’intellection, dans l’ordre inductif que nous avons défini, qui
correspond à l’activité rationnelle de l’âme humaine.
3. L’intellection de l’âme rationnelle et le rôle de la dianoia
3.1 Unité et multiplicité de l’âme rationnelle
3.1.1 L’âme rationnelle
L’intellection de l’âme raisonnable, quant à elle, pose un problème que n’élucide
qu’en partie l’exégèse des lignes 28a1-4 du Timée. Si l’âme rationnelle est essentiellement
discursive, si son intellection se produit dans le temps en ne saisissant d’un seul coup
qu’une partie du tout intelligible, celle-ci ne peut, à proprement parler, être qualifiée de
« rassemblée » ou d’ « unitive » (athroôs), expression qui désigne de manière propre
l’intuition simple. C’est ce que note d’ailleurs Proclus : « tantôt elle voit les Touts, mais
elle ne les voit, à un seul et même instant, que par fragments et non tout à la fois 138 ».
Comment pourrait-on alors assimiler l’intuition discursive à une intellection au sens propre,
dont le critère premier demeure, dans l’ensemble de la tradition néoplatonicienne, la
simplicité et l’unité ? La réponse courte est que cette forme d’intellection n’est justement
pas une forme d’intellection à proprement parler, mais une forme dégradée de la noêsis,
supérieure à l’imagination, puisque la connaissance de son objet demeure rationnelle et
universelle, mais inférieure à l’intellection des intellects particuliers, en tant que celle-ci
procure à l’âme une connaissance totale, sous un mode particulier, de l’intelligible.
La cinquième acception de l’intellection concerne l’âme rationnelle elle-même et son
activité discursive :
137
Tout en réhabilitant le mythe contre une interprétation radicale de ses critiques dans la République, Proclus
doit tout de même préciser les dangers d’un discours aux « phantasmes obscènes », qui peuvent se présenter
dans un enseignement symbolique sur le divin et dont le rapport au vrai risquerait d’être mal interprété et les
images de pervertir l’âme.
138
Proclus, In Timaeum, I, 244, 29-30 (trad. A. J. Festugière) : « ὅπου δὲ ὁρᾷ μὲν τὰ ὅλα, ἀλλὰ μερικῶς ἅμα
καὶ οὐκ ἀθρόως. »
67
La cinquième intellection est celle de l’âme raisonnable. Car, de même que
l’âme raisonnable est dite un intellect, de même son mode de connaissance est
une intellection, c’est à savoir une intellection discursive, qui implique, comme
concomitant naturel, le temps139.
Comme pour l’acception qui fait de l’imagination une forme d’intellection, certains
éléments conceptuels permettent de mieux définir comment l’intellection peut être
conceptualisée comme l’activité de l’âme logique. D’abord, cette intellection n’est pas
associée à une activité particulière de l’âme logique, mais à cette âme logique en elle-même
qui, comme le définira Proclus dans les pages suivantes de son commentaire, est l’unité
d’une multiplicité d’activité, de l’intellection au sens propre à l’opinion (doxa), en passant
par la pensée dianoétique (dianoia). Ensuite, ce sont les attributs de discursivité
(metabatikê) et de temporalité (ton chronon echousa sumphuê pros heautên) qui la
disqualifient au titre d’intellection au sens propre. Ce passage précise pourquoi :
Ni l’intellection inhérente à l’âme raisonnable – car elle n’a pas la vue
d’ensemble d’un seul coup et l’étroite coordination avec les êtres éternels, mais
progresse selon le temps140.
Nous ferons maintenant une analyse partielle des sources de cette doctrine et de la nature de
l’âme rationnelle dans les pages qui suivent, en portant notre attention sur le rôle joué par la
dianoia dans la connaissance des objets mathématiques, ou des Formes intermédiaires,
selon la tradition platonicienne.
3.2 L’âme rationnelle dans la tradition platonico-aristotélicienne
3.2.1 Les sources platoniciennes
Alors que les Dialogues de Platon ne servaient pas de fondement à la doctrine
néoplatonicienne de l’imagination, sa source étant dans le De anima et dans la tradition de
ses commentateurs, c’est sur la République, et encore une fois, sur la Ligne divisée, que la
définition de la pensée discursive comme intellection trouvera sa principale source textuelle
dans l’œuvre platonicienne. Nous proposerons plus loin une analyse de la notion de
139
Ibid., I, 244, 16-19 (trad. A. J. Festugière) : « πέμπτη δ’ ἐστὶν ἡ τῆς ψυχῆς τῆς λογικῆς νόησις· ὡς γὰρ
νοῦς λέγεται ἡ λογικὴ ψυχή, οὕτω καὶ ἡ γνῶσις αὐτῆς νόησις καὶ μεταβατικὴ νόησις καὶ τὸν χρόνον ἔχουσα
συμφυῆ πρὸς ἑαυτήν. »
140
Ibid., I, 245, 6-7 (trad. A. J. Festugière) : « οὔτε τὴν ἐν τῇ λογικῇ ψυχῇ· τὸ γὰρ ἀθρόον οὐκ ἔχει καὶ τὸ τοῖς
αἰωνίοις σύστοιχον, ἀλλὰ κατὰ χρόνον πρόεισιν. »
68
dianoia et un commentaire des principaux concepts épistémologiques de la fameuse
Analogie de la Ligne à l’occasion de nos discussions sur la dialectique et la noétique dans
les Dialogues de Platon141.
3.2.2 Les sources aristotéliciennes
L’Éthique à Nicomaque VI présente la division des facultés intellectuelles selon
Aristote. Bien que nous n’ayons trouvé aucune citation directe de ce livre dans les passages
analysés de Commentaire sur le Timée, la conception aristotélicienne de la sagesse et des
autres puissances cognitives de l’âme se présente comme une des sources les plus
importantes de la psychologie et de l’épistémologie néoplatonicienne, et, plus
particulièrement, proclienne :
Ainsi donc, on a dit auparavant qu’il existe deux parties de l’âme, la partie
rationnelle et la partie irrationnelle. Mais maintenant, la partie rationnelle doit
faire l’objet d’une distinction du même genre.
Autrement dit, il faut supposer deux parties rationnelles : l’une nous permet de
considérer le genre de réalités dont les principes ne peuvent être autrement
qu’ils ne sont, tandis que l’autre nous fait considérer ce qui peut être autrement.
Car, en rapport avec ces réalités de genres différents, on trouve aussi, parmi les
parties de l’âme, une différence de genre entre celles qui sont naturellement
relatives à l’une et à l’autre, puisque c’est en vertu d’une certaine ressemblance
ou d’une affinité avec leurs objets respectifs qu’elles en ont la connaissance. On
peut d’ailleurs appeler l’une, la partie scientifique et l’autre, la partie
calculatrice142.
Le De anima n’offre pas, à notre avis, une distinction nette entre les différentes facultés
cognitives. Mais telle n’était pas sa visée. Ce traité n’a pas pour but de distinguer une
puissance rationnelle par rapport à une autre, par exemple, la saisie des premiers principes
de la connaissance par opinion, mais de distinguer la pensée rationnelle et conceptuelle de
ce avec quoi elle a pu être confondue, à savoir la sensation et l’imagination.
141
Voir SECTION II et ANNEXE I.
Aristote, Éthique à Nicomaque, VI, 1139a3-12 (trad. R. Bodéüs) : « πρότερον μὲν οὖν ἐλέχθη δύ’ εἶναι
μέρη τῆς ψυχῆς, τό τε λόγον ἔχον καὶ τὸ ἄλογον· νῦν δὲ περὶ τοῦ λόγον ἔχοντος τὸν αὐτὸν τρόπον διαιρετέον.
καὶ ὑποκείσθω δύο τὰ λόγον ἔχοντα, ἓν μὲν ᾧ θεωροῦμεν τὰ τοιαῦτα τῶν ὄντων ὅσων αἱ ἀρχαὶ μὴ ἐνδέχονται
ἄλλως ἔχειν, ἓν δὲ ᾧ τὰ ἐνδεχόμενα· πρὸς γὰρ τὰ τῷ γένει ἕτερα καὶ τῶν τῆς ψυχῆς μορίων ἕτερον τῷ γένει τὸ
πρὸς ἑκάτερον πεφυκός, εἴπερ καθ’ ὁμοιότητά τινα καὶ οἰκειότητα ἡ γνῶσις ὑπάρχει αὐτοῖς. λεγέσθω δὲ
τούτων τὸ μὲν ἐπιστημονικὸν τὸ δὲ λογιστικόν. »
142
69
3.2.3 Distinctions dans le néoplatonisme chez Plotin, Traité I, 1 [53]
Le Traité I, 1 [53] de Plotin présente l’une des meilleures problématisations des
rapports entre les différentes facultés « logiques » de l’âme humaine. Nous pouvons nous
baser sur ce traité pour comprendre la contribution que Proclus a voulu apporter à
l’élaboration et au perfectionnement d’une doctrine d’abord exposée dans l’œuvre
plotinienne. Notre étude sur Plotin, notamment dans l’ARTICLE I, présente une analyse
d’extraits de ce traité et d’autres passages pertinents des Ennéades qui ont été déterminants
comme sources de l’épistémologie néoplatonicienne tardive, telle qu’elle se manifeste dans
l’œuvre de Proclus.
Nos analyses des notions de dianoia et de logos chez Proclus et son maître Syrianus
révèlent des continuités, mais aussi des ruptures dans la tradition néoplatonicienne. Nous
allons aborder cette question à l’occasion d’une étude qui s’intéressera à la nature et au
statut de l’objet mathématique, chez Platon et Aristote, mais aussi à la faculté qui, dans une
perspective platonicienne héritée de l’Analogie de la Ligne dans la République, correspond
à la dianoia.
3.3 La dianoia et les mathématiques d’après Syrianus et Proclus143
3.3.1 Considérations introductives sur les objets mathématiques
La question du statut ontologique des objets mathématiques chez Proclus a reçu
récemment l’attention de plusieurs commentateurs. Notre but, ici, sera de comprendre
comment la connaissance des objets mathématiques sert de paradigme pour exposer
l’activité de la dianoia.
Les Formes intermédiaires, qui sont l’objet de la dianoia, ne doivent pas être
identifiées aux objets mathématiques. Les objets mathématiques sont un cas d’objets
intermédiaires et ils en constituent le paradigme, c’est-à-dire que les objets mathématiques
sont ceux qui montrent le mieux ce que sont ces Formes intermédiaires, mais elles ne leur
143
L’ANNEXE II expose une partie des fondements de la conception néoplatonicienne des êtres mathématiques
par une étude de la théorie platonicienne des Idées et des Nombres telle que présentée et critiquée par
Aristote.
70
sont pas identiques. Cette interprétation, sans être originale, ne semble pas avoir été
défendue par la plupart des commentateurs modernes de Proclus.
Notons que dans le passage qui nous intéresse du Commentaire sur le Timée, à
aucune reprise Proclus n’identifie explicitement les Formes intermédiaires aux objets
mathématiques, celles-là ayant une extension beaucoup plus grande que ceux-ci. La
quantité, qui est le principe des nombres, est une Forme parmi d’autres. Ce qui manque à la
dianoia, c’est l’unité, acquise par l’analyse qui permet de remonter à la cause.
3.3.2 Syrianus et la doctrine de l’abstraction
Dans son Commentaire sur la Métaphysique d’Aristote, Syrianus cherche à réfuter
les arguments aristotéliciens contre la théorie des Idées et des Nombres. Aux chapitres 1-3
du livre M (XIII), Aristote refuse d’accorder l’existence substantielle aux objets
mathématiques : ceux-ci n’existeraient que par abstraction, c’est-à-dire par un acte de
l’esprit portant sur certaines propriétés définies des substances sensibles. Fidèle aux
doctrines platoniciennes, Syrianus se porte à la défense de la substantialité des êtres
mathématiques : il subordonne les universaux engendrés par abstraction à ceux qu’il dit
produits par projection (probolê) des raisons-principes (logoi) de l’âme sur l’imagination.
À la théorie aristotélicienne de l’abstraction, Syrianus oppose un modèle que l’on a qualifié
de « projectionniste »144 où les universaux – ou du moins les universaux géométriques –
sont saisis par la pensée une fois déployés dans l’imagination par la raison discursive.
Au-delà d’une opposition au sujet du mode d’existence des êtres mathématiques, les
épistémologies aristotélicienne et platonicienne – ou néoplatonicienne – proposent deux
modèles explicatifs de l’origine des principes de la science. Pour sa part, Aristote cherche à
réfuter la thèse faisant des êtres mathématiques des substances séparées tout en maintenant
l’exactitude (akribeia) et la perfection de ces êtres dont le mode d’existence est abstrait;
quant à Syrianus, il soutient qu’un concept ne pourra être jugé exact, et donc scientifique, si
la seule source de sa constitution s’avère l’expérience sensible.
144
I. Mueller, « Aristotle’s doctrine of abstraction in the commentators », dans Aristotle Transformed. The
Ancient Commentators and their Influence, édité par R. Sorabji, Ithaca, Cornell University Press, 1990,
p. 463-479.
71
Afin de saisir les enjeux de ce conflit épistémologique, nous présenterons d’abord
les principaux aspects du modèle abstractionniste d’Aristote. Nous poursuivrons par
l’analyse de la théorie projectionniste de Syrianus pour ensuite montrer en quoi elle
s’oppose à la doctrine de l’abstraction. Nous traiterons enfin des difficultés posées par
l’extension du paradigme géométrique à l’abstraction – ou à la projection – de tout genre
d’universaux.
3.3.3 Le modèle abstractionniste d’Aristote
Aux chapitres 1 à 3 du livre M, Aristote pose la question du mode d’existence des
choses mathématiques (ta mathêmatika). Aristote soutient que si elles sont des réalités
propres, c’est-à-dire si elles sont en acte et substantielles, elles seront nécessairement soit
dans les êtres sensibles, soit séparées de ces mêmes êtres145.
Après avoir fourni plusieurs arguments montrant que les choses mathématiques ne
peuvent ni être immanentes aux substances sensibles ni être séparées d’elles, Aristote, pour
qui elles ne sauraient être de pures fictions – sa science serait alors amputée de son
fondement même –, émet l’hypothèse d’un troisième mode d’existence : l’être par
abstraction (to ex aphaireseôs). C’est au chapitre M, 3 qu’est exposé l’essentiel de cette
théorie :
Il y a dans les choses un grand nombre d’attributs essentiels, qui ne leur
appartiennent qu’en tant que chacun des attributs de cette sorte réside en elles :
par exemple, il y a des propriétés spéciales à l’animal en tant que femelle ou en
tant que mâle, bien qu’il n’y ait rien qui soit femelle ou mâle indépendamment
des animaux; il en résulte qu’il en est de même si on considère seulement les
choses en tant que longueurs ou en tant que surfaces. Et plus les objets de notre
connaissance ont d’antériorité logique et de simplicité, plus aussi notre savoir a
d’exactitude, l’exactitude n’étant rien d’autre que la simplicité146.
Dans ce passage, Aristote établit une corrélation entre le degré d’exactitude des objets
connus et leur degré d’antériorité logique. Nous verrons que, pour Syrianus, l’antériorité
145
Aristote, Métaphysique, M, 2, 1076a33-35.
Ibid., M, 3, 1078a5-11 (trad. J. Tricot) : « πολλὰ δὲ συμβέβηκε καθ’ αὑτὰ τοῖς πράγμασιν ᾗ ἕκαστον
ὑπάρχει τῶν τοιούτων, ἐπεὶ καὶ ᾗ θῆλυ τὸ ζῷον καὶ ᾗ ἄρρεν, ἴδια πάθη ἔστιν (καίτοι οὐκ ἔστι τι θῆλυ οὐδ’
ἄρρεν κεχωρισμένον τῶν ζῴων)· ὥστε καὶ ᾗ μήκη μόνον καὶ ᾗ ἐπίπεδα. καὶ ὅσῳ δὴ ἂν περὶ προτέρων τῷ
λόγῳ καὶ ἁπλουστέρων, τοσούτῳ μᾶλλον ἔχει τὸ ἀκριβές (τοῦτο δὲ τὸ ἁπλοῦν ἐστίν). »
146
72
logique des choses mathématiques ne suffira pas à assurer leur exactitude : du point de vue
platonicien, il faudra également accorder l’antériorité ontologique, et donc le statut de
substance séparée, aux êtres mathématiques, et plus généralement à tous les universaux,
pour en faire des objets de science.
La fin du chapitre 3 offre d’autres précisions concernant les notions impliquées dans
la doctrine de l’abstraction :
Aussi les géomètres raisonnent-ils correctement : c’est sur des êtres que roulent
leurs discussions, et les objets de leur science sont bien des êtres, car il y a deux
sens de l’Être, l’Être qui est en entéléchie et l’Être en tant que matière147.
Cette distinction entre l’être en acte – en entéléchie – et l’être en puissance – en tant que
matière – est ce qui fonde et caractérise l’épistémologie aristotélicienne. Aristote réfléchit
ici sur l’être de l’objet scientifique, son questionnement est ontologique : il cherche à savoir
quel est le mode d’existence de la chose mathématique et fait appel à l’acception de l’être
selon l’acte et la puissance pour conserver un mode d’existence minimale à l’objet de la
science, tout en évitant les apories du chapitre M, 2 concernant la substance séparée.
Après avoir appliqué les concepts d’être en puissance et d’être en acte à l’objet de la
science, Aristote donne une plus grande cohésion à sa doctrine en concevant la science
selon cette même opposition :
La science, en effet, ainsi que le terme savoir, présente une double
signification : il y a la science en puissance et la science en acte. La puissance
étant, comme matière, universelle et indéterminée, a rapport à l’universel et à
l’indéterminé, mais l’acte de la science, étant déterminé, porte sur tel objet
déterminé. […] et, dans ce cas, il n’y aura plus rien de séparé, et il n’y aura
plus de substance. Mais, évidemment, c’est en un sens que la science est
universelle; en un autre sens, elle ne l’est pas148.
147
Ibid., M, 3, 1078a28-31 (trad. J. Tricot) : « ὥστε διὰ τοῦτο ὀρθῶς οἱ γεωμέτραι λέγουσι, καὶ περὶ ὄντων
διαλέγονται, καὶ ὄντα ἐστίν· διττὸν γὰρ τὸ ὄν, τὸ μὲν ἐντελεχείᾳ τὸ δ’ ὑλικῶς. »
148
Ibid., M, 10, 1087a15-25 (trad. J. Tricot) : « ἡ γὰρ ἐπιστήμη, ὥσπερ καὶ τὸ ἐπίστασθαι, διττόν, ὧν τὸ μὲν
δυνάμει τὸ δὲ ἐνεργείᾳ. ἡ μὲν οὖν δύναμις ὡς ὕλη τοῦ καθόλου οὖσα καὶ ἀόριστος τοῦ καθόλου καὶ ἀορίστου
ἐστίν, ἡ δ’ ἐνέργεια ὡρισμένη καὶ ὡρισμένου, τόδε τι οὖσα τοῦδέ τινος, ἀλλὰ κατὰ συμβεβηκὸς ἡ ὄψις τὸ
καθόλου χρῶμα ὁρᾷ ὅτι τόδε τὸ χρῶμα ὃ ὁρᾷ χρῶμά ἐστιν, καὶ ὃ θεωρεῖ ὁ γραμματικός, τόδε τὸ ἄλφα ἄλφα·
ἐπεὶ εἰ ἀνάγκη τὰς ἀρχὰς καθόλου εἶναι, ἀνάγκη καὶ τὰ ἐκ τούτων καθόλου, ὥσπερ ἐπὶ τῶν ἀποδείξεων· εἰ δὲ
τοῦτο, οὐκ ἔσται χωριστὸν οὐθὲν οὐδ’ οὐσία. ἀλλὰ δῆλον ὅτι ἔστι μὲν ὡς ἡ ἐπιστήμη καθόλου, ἔστι δ’ ὡς
οὔ. »
73
Avec ce célèbre passage, qui conclut le livre M de la Métaphysique, nous pourrions croire
qu’Aristote a tout dit sur son modèle abstractionniste, et que le recours aux concepts d’être
en acte et d’être en puissance, tout autant pour l’objet de la science que pour la science ellemême a permis de résoudre les apories de l’épistémologie platonicienne, de proposer un
modèle qui, tout en faisant l’économie des substances séparées, prétend rendre compte de la
genèse des concepts universels de la science.
Toutefois, l’interprétation de la théorie de l’abstraction au livre M se doit d’être
complétée par la lecture d’autres passages de la Métaphysique. Le livre Θ (IX) offre un
éclairage précieux sur les arguments avancés par Aristote au moment de sa critique des
théories platoniciennes. Il y est déjà question du fonctionnement de la science du géomètre,
mais surtout, Aristote y fait clairement mention de la faculté qui permet la saisie des
universaux :
Il est donc manifeste qu’on découvre les constructions géométriques en
puissance en les faisant passer à l’acte; et la cause en est que l’intellection du
géomètre est un acte; par conséquent, c’est de l’acte que procède la puissance;
et c’est pourquoi c’est en faisant les constructions géométriques qu’on les
connaît; avec cette réserve toutefois que l’actualité particulière de la figure
géométrique est postérieure, dans l’ordre de la génération, à la puissance
particulière de cette figure149.
En restant dans le cadre de la Métaphysique, cet extrait permet d’entrevoir le sens du rôle
joué par l’intellect dans le modèle aristotélicien, ce que Syrianus ne semble pas avoir
réellement pris en considération.
3.3.4 Le modèle projectionniste de Syrianus
Le Commentaire de Syrianus ne couvre que les livres B, Γ, M et N de la
Métaphysique. Son intention est avant tout polémique : l’auteur cherche à réfuter les
arguments d’Aristote contre la théorie des Idées et des Nombres. Syrianus ne partage donc
pas le souci pédagogique des autres commentateurs néoplatoniciens de l’œuvre d’Aristote.
149
Ibid., Θ, 9, 1051a29-33 (trad. J. Tricot) : « ὥστε φανερὸν ὅτι τὰ δυνάμει ὄντα εἰς ἐνέργειαν ἀγόμενα
εὑρίσκεται· αἴτιον δὲ ὅτι ἡ νόησις ἐνέργεια· ὥστ’ ἐξ ἐνεργείας ἡ δύναμις, καὶ διὰ τοῦτο ποιοῦντες
γιγνώσκουσιν (ὕστερον γὰρ γενέσει ἡ ἐνέργεια ἡ κατ’ ἀριθμόν). » Certes, d’autres interprétations du texte
grec, ici – comme souvent ailleurs chez Aristote – très laconique, et du sens attribué aux notions d’acte et de
puissance, dont traite cet extrait, seraient possibles.
74
Contrairement à Asclépius, par exemple, qui approche la pensée métaphysique d’Aristote
en visant son harmonisation à celle de Platon, Syrianus cherche moins à expliquer Aristote
à partir d’Aristote, comme l’a fait brillamment Alexandre, qu’à montrer les failles de son
système. Par exemple, le livre Θ, où Aristote discute longuement des concepts d’acte et de
puissance, ne semble pas avoir guidé son exégèse, alors que certaines pages y sont
essentielles à la compréhension des doctrines du livre M, où ces mêmes notions structurent
la doctrine de l’abstraction.
En se portant à la défense des thèses platoniciennes critiquées par Aristote, Syrianus
expose son modèle projectionniste, censé contrer les thèses abstractionnistes :
And say that it [geometry] concerns itself with objects of the imagination,
insofar as these arise as a by-product of the essential reason-principles in the
discursive intellect, from precisely which it derives its demonstration causality,
or say rather that geometry aims to contemplate the actual partless reasonprinciples of the soul, but, being too feeble to employ intellections free of
images, it extends its powers to imaged and extended shapes and magnitudes,
and thus contemplates in them those former entities150.
Dans le modèle projectionniste, l’âme, c’est-à-dire la raison discursive, n’arrive pas à saisir
directement ses propres contenus, à savoir les logoi. Pour pouvoir appréhender les logoi,
qui constituent les véritables objets de la science, l’âme devra les projeter sur l’imagination.
Par la médiation de l’imagination, le géomètre cherchera à viser les contenus de la raison
discursive : il se servira ainsi des images créées par projection des raisons substantielles et
séparées de l’âme.
Dans un autre passage, Syrianus, cette fois plus conciliant à l’égard des thèses
aristotéliciennes, semble concevoir la projection des formes substantielles comme un
complément essentiel de l’abstraction :
For one can see figure and number and natural surface and its limits in the
sensible activities of nature; and these things also exist in our imagination and
opinion, whether they are taken by abstraction from sensibles, as Aristotle
150
Syrianus, In metaphysica, 91, 29-35 (trad. J. Dillon et D. O’Meara) : « περὶ δὲ τὰ φανταστὰ διατρίβειν
φαθί, καθόσον ταῦτα τοῖς οὐσιώδεσι λόγοις τῆς διανοίας παρυφίσταται, ἐξ ὧν καὶ τὴν ἀποδεικτικὴν αἰτίαν
κομίζεται, μᾶλλον δὲ τὴν μὲν γεωμετρίαν αὐτοὺς τοὺς ἀμερεῖς λόγους τῆς ψυχῆς βούλεσθαι θεωρεῖν,
ἀσθενοῦσαν δὲ χρῆσθαι ταῖς ἀφαντάστοις νοήσεσιν ἐκτείνειν τοὺς λόγους εἰς φανταστὰ καὶ διαστατὰ
σχήματα καὶ μεγέθη, καὶ οὕτως ἐν ἐκείνοις αὐτοὺς θεωρεῖν. »
75
thinks, or whether they are completed by us from the substantial forms of the
soul. These imagined and opined things participate in being, but they are not
substances151.
On n’a pas manqué de souligner le parallèle entre le modèle néoplatonicien, qui oppose et
articule le concept a posteriori (husterogenes) et la forme substantielle de l’âme et le
criticisme kantien où « le concept de l’entendement et l’Idée de la Raison sont à la fois
opposés et articulés152 ». Une plus grande harmonisation des doctrines aristotéliciennes sera
d’ailleurs tentée par les successeurs de Syrianus, au nombre desquels nous pouvons
compter Philopon et Simplicius.
3.3.5. Sens et portée des critiques de Syrianus à l’égard du modèle aristotélicien
Qu’est-ce que Syrianus reproche au modèle proposé par Aristote ? Certes, Aristote
rejette les acquis fondamentaux de la tradition platonicienne, dont le statut séparé des
substances intelligibles, ce qui n’est pas sans susciter la réplique d’un néoplatonicien tel
Syrianus. Avant tout, Syrianus critique l’abstraction aristotélicienne sous le prétexte qu’elle
ne peut procurer l’exactitude aux concepts universels qu’elle prétend saisir. L’essentiel des
arguments de Syrianus se concentre dans ce passage :
In view of all this, we will speak frankly to him, and declare that those who
despise the mathematical sciences derive their charge of worthlessness against
them from nothing less than the fact of not granting them a distinct reality, but
taking it that they are mere playthings of the imagination which derives them
from the sensible realm. If he himself were prepared to deny the validity of this
assumption, he would be in effect condemning those who lack any
consciousness of the beauty of the mathematical sciences, and hold opinions
about them more consonant with his own views; for in respect of entities devoid
of reality and later-born and mere likeness of sensible objects, what degree of
beauty or order could there be? For as to the dimness and worthlessness and
total unknowability of the objects of conjecture, even if we learn from nowhere
else, certainly we learn with accuracy from the division of the Line in the
Republic; and if one were to relegate the mathematical sciences to this status as
151
Syrianus, In metaphysica, 12, 29-34 (trad. I. Mueller [cette traduction est celle que propose Mueller à la
p. 471 de son article précédemment cité]) : « καὶ γὰρ ἐν τοῖς αἰσθητοῖς τῆς φύσεως ἔργοις ἴδοι ἄν τις καὶ
σχῆμα καὶ ἀριθμὸν καὶ ἐπιφάνειαν φυσικὴν καὶ ταύτης πέρατα, ἔτι δὲ καὶ ἐν τῇ φαντασίᾳ ἡμῶν καὶ ἐν τῇ
δόξῃ ταῦτα συνίσταται, εἴτε ἐξ ἀφαιρέσεως τῶν αἰσθητῶν, ὡς αὐτῷ ἀρέσκει, ληφθέντα, εἴτε καὶ τελειωθέντα
παρ’ ἡμῖν ἐκ τῶν οὐσιωδῶν τῆς ψυχῆς εἰδῶν. ταῦτα οὖν τὰ φανταστὰ καὶ τὰ δοξαστὰ τοῦ μὲν εἶναι μετέχει,
οὐσίαι δὲ οὔκ εἰσι. »
152
A. de Libera, La querelle des universaux. De Platon à la fin du Moyen Âge, Paris, Éditions du Seuil, 1996,
p. 105.
76
being mere images of sensible objects, what sort of probativeness or order or
definition or beauty could one any longer assign to them, if one wished to
maintain a coherent position153 ?
Dillon et O’Meara, dans l’introduction de leur traduction, paraphrasent un autre passage du
Commentaire qui expose clairement les raisons de la critique de Syrianus :
He complains that we do not see every shape, and that the shapes we do see are
not precise. If it be replied that they could be made precise, he has a very good
answer: how would we know what changes to make except through our
possessing precise concepts recollected in Plato’s way from before birth154 ?
Dans cette paraphrase, mais également dans la citation précédente, Syrianus fait appel aux
principes de la philosophie platonicienne pour réfuter la critique d’Aristote. Il reprend
l’Analogie de la Ligne divisée dans la République et associe le concept d’husterogenes
d’Aristote à l’image (eikasia), qui constitue, selon le schéma platonicien, l’objet le plus
dégradé de la connaissance humaine. Dans une perspective platonicienne, il s’avère absurde
de situer les objets mathématiques – dont l’exactitude, la simplicité et la beauté sont
reconnues par Aristote lui-même au livre M – au plus bas niveau de la hiérarchie des objets
de connaissance.
Le fait que l’existence soit accordée davantage au particulier qu’à l’universel, bien
que ce dernier ait plus d’exactitude et de simplicité que le particulier, pose également
problème au platonicien qu’est Syrianus. J. Tricot, dans les notes qui accompagnent sa
traduction de la Métaphysique, soutient que pour Aristote, il n’est pas besoin de postuler
l’existence de substances séparées et en soi, mais qu’« il suffit d’admettre une séparation
per solum modum cognosendi155 ». Aristote, en recentrant sa théorie sur les modes de
153
Syrianus, In metaphyisca, 100, 34-101, 8 (trad. J. Dillon et D. O’Meara) : « ἐφ’ ἅπασι δὲ τούτοις
παρρησιασόμεθα πρὸς αὐτόν, οὐκ ἀλλαχόθεν εὐτέλειαν <ἐγκαλεῖν> τοῖς μαθήμασι φήσαντες τοὺς
ὑπεριδόντας αὐτῶν ἢ ἐκ τοῦ μὴ δοῦναι αὐτοῖς οὐσίαν ἀφωρισμένην, ἀλλὰ φαντασίας ἀθύρματα τῶν
αἰσθητῶν αὐτὰ παρασπωμένης ὑπολαβεῖν εἶναι· ἣν εἰ ἀκυρώσειεν αὐτὸς ὑπόληψιν, κατεγνωκὼς ἔσται τῶν
ἀνεπαισθήτως μὲν ἐσχηκότων τοῦ κάλλους τῶν μαθημάτων, ἀκολουθότερον δὲ ταῖς ἑαυτοῦ ὑποθέσεσι περὶ
αὐτῶν δοξασάντων· περὶ ἀνούσια γὰρ πράγματα καὶ ὑστερογενῆ καὶ τῶν αἰσθητῶν ἀφομοιώματα τί ἂν εἴη
κάλλους ἢ τάξεως ἐχόμενον; τὴν γὰρ τῶν εἰκαστῶν ἀμυδρότητα καὶ οὐδένειαν καὶ ἀγνωσίαν εἰς πάντα
πάντως, εἰ καὶ μὴ ἀλλαχόθεν, ἀλλ’οὖν ἐκ τῶν ἐν τῇ Πολιτείᾳ διαιρέσεων τῆς γραμμῆς ἀκριβῶς
κατανενοήκαμεν· εἰς ἃ εἴ τις ἀποπέμψαιτο τὰ μαθήματα ὡς τῶν αἰσθητῶν εἰκόνας ὄντα, ποίαν ἔτ’ ἂν
ἀπόδειξιν ἢ τάξιν ἢ ὅρον ἢ κάλλος ἀπονείμειε τῆς πρὸς ἑαυτὸν συμφωνίας ἀντεχόμενος; »
154
J. Dillon et D. O’Meara, « Introduction », dans Syrianus, On Aristotle’s Metaphysics 13-14, p. 4
(paraphrase de la page 95, 29-35).
155
J. Tricot dans Aristote, Métaphysique, t. 2, p. 794, n. 1.
77
connaissance, plutôt que sur les objets de connaissance, pourrait alors faire l’économie des
substances séparées, tout en rendant possible la saisie du simple, du nécessaire, à savoir
l’objet véritable de la science.
Mais si c’est l’intellect qui remplit ce rôle, à savoir la saisie du simple, comment
pourra-t-il abstraire un triangle parfait d’un objet sensible quelconque s’il ne possède pas
déjà en lui le modèle de ce triangle parfait156 ? Par quoi le géomètre sera-t-il amené à fixer
son attention sur telles propriétés définies de la substance sensible s’il ne possède pas déjà
en sa raison le modèle de ces propriétés ? Pour Syrianus, la distinction de l’être en acte et
de l’être en puissance n’apparaît pas suffisante pour assurer la nécessité de l’universel.
Comment l’intelligence en acte saisira-t-elle le triangle parfait et nécessaire, celui qui
constitue l’objet de la science, si elle ne le connaît pas déjà en acte ? Même avec cette
concession au platonisme, celle qui accorde la primauté à l’intellection dans le modèle
abstractionniste, Aristote n’arriverait pas à résoudre tous les problèmes que peut poser la
théorie de l’abstraction concernant le fondement d’une science mathématique exacte, dont
les objets sont nécessaires.
Aristote soutient, dans le traité De l’âme, que « l’âme est lieu des formes, sauf qu’il
ne s’agit pas de l’âme entière, mais de l’âme intellective, et que les formes n’y sont pas
réellement, mais des formes potentielles157. » Syrianus aurait pu évoquer ce passage pour
mieux faire voir ce qui distingue son modèle projectionniste de l’abstractionnisme du
Stagirite. En effet, la noétique du De anima permet d’expliciter le modèle de l’abstraction,
ou du moins lui fournit les concepts pour qu’il prête moins le flanc aux critiques de
Syrianus.
Syrianus aurait également pu s’interroger au sujet de cette affirmation d’Aristote :
« c’est potentiellement que l’intelligence s’identifie d’une certaine façon aux intelligibles;
mais elle n’est effectivement rien avant d’opérer158. » Comment l’intelligence saisira-t-elle
cet intelligible plutôt que tel autre ? Comment saisira-t-elle cet intelligible particulier si elle
ne possède pas déjà en elle un modèle, un intelligible en acte, qui l’oriente vers sa saisie,
156
Syrianus, In metaphysica, 95, 29 sqq.
Aristote, De l’âme, III, 4, 429a27-29.
158
Ibid., III, 4, 429b31-32.
157
78
alors que cet intelligible particulier est indéfini en tant qu’il n’est potentiel ? Est-ce que la
doctrine de l’intellect agent qu’Aristote soutient en De anima III, 5 permet de saisir un
intelligible plutôt qu’un autre et de l’imprimer sur l’intellect potentiel ? C’est ce qui semble
impossible, à moins de postuler que cet intellect séparé contient actuellement toutes les
formes en acte – et aller ainsi vers une position médiane entre le platonisme et
l’aristotélisme – ce qui irait au-delà de la noétique proprement aristotélicienne, puisque
Aristote veut justement faire l’économie de ces substances éternelles, causes et modèles
pour le platonisme de nos concepts, mais également des substances sensibles, à partir
desquelles nous formons ces mêmes concepts.
L’opposition épistémologique entre la conception de l’acte et de la puissance se
transpose donc sur le plan ontologique : Aristote refuse d’accorder l’être substantiel, c’està-dire l’être en acte aux objets mathématiques, et plus généralement, aux universaux, alors
que pour Syrianus, l’universel existe en acte antérieurement. Comment la science peut-elle
être fondée dans les deux cas ? Pour Aristote, c’est le nous qui permet de saisir avec
exactitude les principes de la science, alors que pour Syrianus, c’est la projection des logoi
de la raison discursive sur l’imagination qui fournit les principes nécessaires à
l’actualisation du raisonnement scientifique. Bref, pour Aristote, c’est l’intellect agent qui
permet la science, alors que pour Syrianus, c’est la raison discursive.
3.3.6 L’universalité du modèle géométrique
De l’avis d’I. Mueller, les néoplatoniciens n’ont pas toujours clairement distingué
les universaux mathématiques et les objets mathématiques. Bien qu’il soit possible que
certains commentateurs néoplatoniciens aient entretenu, sans doute malgré eux, une telle
ambiguïté, il semble toutefois que, chez Syrianus, les distinctions soient clairement faites.
Pour Syrianus, les êtres mathématiques, en tant qu’ils sont objets de la science, sont à
compter au nombre des logoi de l’âme. Il ne faut toutefois pas confondre les objets produits
par projection des logoi sur une matière imaginative et ces logoi eux-mêmes. La
représentation que nous nous formons d’une figure géométrique ne constitue pas l’objet sur
lequel porte la démonstration, mais le moyen par lequel la pensée peut rendre disponibles
ses contenus, sinon inaccessibles.
79
Les objets mathématiques constituent-ils un genre d’universaux parmi d’autres ou
doivent-ils être pris dans une classe à part ? La classification des différents universaux peut
permettre de clarifier ce point. Pour Syrianus, du moins, les êtres mathématiques et les
universaux, ceux qu’il juge substantiels, comptent au nombre des logoi substantiels de
l’âme. On doit toutefois noter que le modèle projectionniste, du moins en tant qu’il
implique une projection des raisons de l’âme sur l’imagination, ne semble pas pouvoir
rendre compte de la production de tout genre d’universaux. En effet, en ce qui concerne
l’arithmétique, dont les objets sont plus simples, et donc plus exacts, que ceux de la
géométrie, l’imagination pourrait sembler inapte à recevoir les logoi. En effet, les objets de
la géométrie et les objets de l’arithmétique ne sont pas projetés sur la même faculté : selon
Syrianus et Proclus, c’est la doxa qui permet de penser les nombres, et non pas
l’imagination. L’opinion, qui est fréquemment présentée comme un obstacle au
développement de la pensée scientifique, se voit attribuer un rôle positif rendant possible la
connaissance arithmétique.
Peut-on aller jusqu’à affirmer que la doxa est réceptive de tous les logoi contenus
par la raison discursive, qu’ils soient quantitatifs, comme les nombres, ou qualitatifs,
comme les couleurs ? Syrianus n’est pas explicite sur ce point, mais il est fort possible que
son élève Proclus ait soutenu une telle thèse. Cependant, celui-ci, comme la lecture de son
Commentaire sur les Éléments d’Euclide le laisse voir, se limite souvent aux exemples
mathématiques pour traiter de l’activité de la doxa, ce qui nous empêche d’émettre un
jugement catégorique sur l’extension et la nature des logoi que la faculté opinative peut
contenir.
Quant à Aristote, il semble avoir voulu faire du modèle abstractionniste, comme
l’illustrent les exemples mathématiques auxquels il fait appel, la méthode à appliquer non
seulement pour les sciences particulières, mais également pour la philosophie : les sciences
étudient l’homme en tant qu’indivisible (arithmétique) et en tant que solide mathématique
(géométrie) et non en tant qu’homme, ce que fait la philosophie, elle qui étudie les choses
en elles-mêmes, le point en tant que point, la figure en tant que figure, etc. C’est ce que
confirme ce passage : « On peut même arriver, par cette méthode, à d’excellents résultats
dans l’étude de chaque question, en posant séparé ce qui n’est pas séparé, comme le font
80
précisément l’arithméticien et le géomètre159. » On voit ainsi que le modèle
abstractionniste, qui se laisse le plus clairement exposer et comprendre à l’aide d’exemples
mathématiques, peut s’appliquer à toutes les sciences ainsi qu’à la connaissance proprement
philosophique des êtres.
Un second problème se présente concernant l’extension du modèle géométrique. Il
s’agit cette fois d’une question propre à la tradition néoplatonicienne : celui des différents
genres d’objets mathématiques. En conclusion de son article, I. Mueller émet ce jugement :
Iamblichus put forward the doctrine of projectionism as an account of
Pythagorean mathematics, which he glorified at the expense of ordinary
mathematics; he was followed by Syrianus, but Proclus transformed
projectionism into an account of ordinary mathematics to which he restore its
Platonic role160.
Il semble, d’après l’analyse partielle que nous avons menée du Commentaire de Syrianus,
que celui-ci applique déjà le modèle projectionniste aux mathématiques ordinaires, à la
science mathématique qui porte sur les formes substantielles de l’âme. La méthode est
peut-être pythagoricienne, mais les mathématiques de Nicomaque et celles de Jamblique,
bien qu’elles se fondent sur une métaphysique commune, pythagorico-platonicienne, ne
semblent pas porter sur les mêmes êtres : alors que les mathématiques ordinaires portent sur
les logoi dans l’âme, on peut émettre l’hypothèse que les mathématiques pythagoriciennes
ont pour objets des êtres supérieurs, à savoir les Nombres idéaux dont il est question aux
livres M et N. Les mathématiques ordinaires, à savoir celles que l’on pourrait voir comme
une propédeutique à la philosophie, ont pour objet les logoi, pas en tant que logoi, mais en
tant que ces logoi sont projetés dans l’imagination, le produit de cette projection n’est pas
un universel substantiel pour Syrianus161, mais cet universel constitue tout de même l’objet
par lequel le géomètre peut penser les raisons-principes, auxquelles il ne peut avoir accès
sans la médiation de l’imagination. Ce « by-product », ou dérivé (du verbe paruphistastai),
même s’il n’est pas substantiel, sert de matière aux formes psychiques, de support à la
pensée scientifique qui cherche à se tourner vers les logoi, alors que les universaux qui sont
159
Aristote, Métaphysique, M, 3, 1078a21-23 (trad. J. Tricot).
I. Mueller, art. cit., p. 480.
161
Syrianus, In metaphysica, 91, 20.
160
81
abstraits des substances sensibles ne sont pas en mesure de provoquer une telle conversion
d’un point de vue platonicien.
3.3.7 Conclusion sur la dianoia et les objets mathématiques
C’est un traitement différent des concepts d’acte, de puissance, d’être en acte et
d’être en puissance qui semble le plus fondamentalement opposer Syrianus, comme déjà
Plotin avant lui, à Aristote. Pour le Stagirite, c’est l’acte qui fait apparaître la forme
géométrique : l’acte divise, il permet la saisie d’objets scientifiques appartenant en
puissance aux substances sensibles. Syrianus a donc raison d’affirmer que pour une
position épistémologique comme celle d’Aristote, que l’on peut nommer abstractionnisme,
l’actualité de la forme géométrique est postérieure dans l’ordre de la génération162 à la
potentialité de cette même forme. En effet, avant qu’il n’y ait science en acte, la forme
géométrique n’existe qu’en puissance. En apparence, Aristote s’oppose donc au principe
suivant lequel ce qui est en acte n’est porté à la perfection et à l’actualité que par ce qui en
acte. En effet, son modèle fait l’économie des formes géométriques séparées et antérieures
qui orienterait le géomètre vers la saisie ou la définition d’une forme qui, avant l’exercice
de la science, n’est que potentielle et indéterminée. Sans ces formes, il lui faut poser
l’existence d’un autre principe en acte, à savoir l’intellect, dont la nature, humaine ou
divine, est sujet de controverse dans l’interprétation du corpus aristotélicien, notamment du
chapitre III, 5 du De anima.
S’il est vrai que, chez Aristote, la forme en acte n’est pas antérieure à la forme en
puissance, on ne peut dire de même de l’intellect, du nous, qui lui est antérieur sur le plan
ontologique à tout objet de connaissance issu du monde, une antériorité qu’il partage avec
les formes substantielles de l’âme dans la tradition platonicienne. Bien que cela ne soit pas
explicite aux chapitres 1-3 du livre M, c’est bien l’intellect qui constitue cet acte permettant
d’actualiser ce qui est en puissance dans les sensibles. Pourquoi alors Syrianus ne prend-il
pas sérieusement en considération le fondement noétique de la théorie aristotélicienne de
l’abstraction ? Peut-être juge-t-il que l’intellect seul, sans postuler des êtres intermédiaires
substantiels, n’est pas en mesure de produire des concepts exacts, parfaits et nécessaires.
Peut-être croit-il que l’intellect, s’il ne dispose pas déjà de modèles en acte – à savoir les
162
82
Aristote, Métaphysique, Θ, 9, 1051a30.
Idées et les logoi dans le modèle projectionniste – n’aura aucune raison d’abstraire telle
forme plutôt qu’une autre de l’indétermination universelle, qu’on pourrait considérer, à la
suite de Mueller, comme une pure extension. Avec Syrianus, le pari de l’harmonisation des
doctrines platonicienne et aristotélicienne, l’un des principaux principes du néoplatonisme,
décliné de multiples manières selon la diversité des approches exégétiques, ne semble donc
pas avoir été complètement assumé. Syrianus, pour des raisons qui ne sont pas rendues
explicites, ne semble pas avoir voulu engager le débat autour de la noétique
aristotélicienne, là où une possible conciliation des modèles abstractionniste et
projectionniste aurait pu être envisagée.
Il restera à voir si Proclus, parmi les autres philosophes et commentateurs
néoplatoniciens de l’Antiquité tardive, a cherché à concilier ces deux modèles, dans un
contexte exégétique moins polémique, en repensant les concepts d’acte et de puissance en
lien avec la noétique platonicienne et aristotélicienne163.
163
Nous trouverons des pistes de réponse à cette question dans notre étude sur les triades procliennes, dont la
triade substance – puissance – activité, dans la première partie de la SECTION III.
83
DEUXIÈME SECTION : L’INTELLECTION DE
L’INTELLECT PARTICULIER, LA NATURE DE L’ÂME
HUMAINE ET LA NOTION D’INTUITION
INTELLECTUELLE
1. L’intellect particulier dans la noétique néoplatonicienne
1.1 La notion d’intellect particulier chez Proclus
1.1.1 Un problème philosophique et exégétique
Pour des raisons philosophiques, mais aussi exégétiques, qui reposent sur des
spéculations internes à la tradition platonico-aristotélicienne, Proclus fait de l’intellect
particulier (merikos nous) la cause de la connaissance intellective propre à l’homme. Dans
son Commentaire sur le Timée, il montre que l’intellection accompagnée de raison (noêsis
meta logou, Timée, 28a), syntagme par lequel Platon définit notre mode d’appréhension de
l’Être, est causée par l’intellection (noêsis) d’une réalité séparée de l’âme, l’intellect
particulier, qui illumine et mène à sa perfection la raison humaine (logos).
L’objet de la présente section est, d’une part, d’appréhender la nature de cet intellect
dans son rapport aux principes métaphysiques dont il dépend et, d’autre part, de définir son
rôle dans l’activation de la puissance intellective de l’âme. Pour Proclus, la vérité se révèle
à l’occasion d’une exégèse systématique de textes faisant autorité, dans un dialogue avec
ses commentateurs les plus autorisés. Sa doctrine de l’intellect particulier doit être comprise
à la lumière des thèses de ses prédécesseurs, selon les contraintes d’une interprétation
concordiste des dialogues de Platon. L’étude de la tradition platonicienne antérieure à
Proclus permet de retrouver la source doctrinale de la notion d’intellect particulier dans les
Ennéades de Plotin, dans les développements consacrés aux rapports entre le tout et les
parties au sein de l’Intellect, et sa source lexicale dans la Sentence 22 de Porphyre, où
apparaît expressis verbis le syntagme merikos nous. Bien qu’elles établissent les
fondements méréologiques de la doctrine proclienne, ces sources n’offrent qu’un faible
éclairage sur la nature de l’intellect particulier et ne justifient en rien son rang dans la
procession des réalités intelligibles. Nous ne saurions nier l’influence déterminante de la
pensée de Jamblique, et de ses successeurs au sein du mouvement néoplatonicien, sur la
85
noétique de Proclus, mais faute de sources pertinentes, c’est par la seule exégèse du corpus
proclien que nous chercherons à comprendre la place attribuée à cet intellect dans l’ordre
des principes et à en définir la nature164.
Par souci de clarté dans le traitement d’une notion sur laquelle nous ne pourrons
apporter qu’un éclairage partiel, nous ferons correspondre chacune des sections de cette
étude à l’une des questions suivantes : quelle est l’origine de la notion d’intellect
particulier ? quelle place occupe-t-il dans la procession des réalités ? comment l’âme
humaine lui est-elle reliée ? comment Proclus définit-il l’activité de cet intellect ? comment
celui-ci active-t-il la puissance intellective de l’âme humaine ? et quelle est la contribution
de l’exégèse du Phèdre à cette doctrine ?
1.1.2 Analyse de l’acception dans le Commentaire sur le Timée
Avant d’introduire la notion d’intellect particulier, rappelons son contexte
d’apparition. Dans son Commentaire sur le Timée, au fil de son analyse du passage où
apparaît le syntagme noêsis meta logou, Proclus s’interroge sur la nature de cette
intellection par laquelle Timée affirme que l’âme humaine peut appréhender l’Être. Fidèle à
l’approche « scolastique » qui caractérise l’ensemble de son Commentaire, il y définit six
acceptions du terme noêsis, parmi lesquelles il identifiera, après avoir écarté les cinq autres,
la seule qui puisse convenir au contexte du passage analysé : i) l’intellection intelligible,
ii) l’intellection qui lie l’Intellect à l’Intelligible, iii) l’intellection de l’Intellect divin,
iv) l’intellection des intellects particuliers, v) l’intellection de l’âme raisonnable,
vi) l’intellection de l’imagination. Puisque les trois premières acceptions transcendent les
modes de connaissance de l’âme humaine, celles-ci ne peuvent désigner un acte de
cognition propre à l’homme. L’intellection de l’âme raisonnable doit à son tour être rejetée,
car elle connaît son objet dans le temps, alors que l’Être est éternel et doit être saisi d’un
seul coup par la pensée. Quant à l’imagination, elle ne saurait être retenue : sa connaissance
est particulière et s’accompagne d’images, alors que l’Être est universel et sans figure.
164
Faute de sources explicites au sujet de la doctrine de l’intellect particulier chez Jamblique ou Syrianus, il
faut juger à partir du seul corpus proclien la part qui leur revient dans le développement de la noétique
néoplatonicienne. Les Éléments de théologie offrent à ce sujet l’exposé le plus explicite et le plus
systématique concernant la structure du monde intelligible selon Proclus.
86
Ainsi, seule l’intellection de l’intellect particulier peut expliquer le mode de connaissance
de l’Être défini par l’expression noêsis meta logou :
En effet l’Intellect particulier est établi immédiatement au-dessus de notre
essence, il l’élève et la perfectionne, lui vers lequel nous nous tournons quand
nous nous sommes purifiés par la philosophie et que nous avons lié notre
faculté intellective à son intellection à lui. Maintenant, quel est cet Intellect
particulier, et qu’il n’est pas distributivement un pour chaque âme
individuelle165, ni n’est participé par les âmes individuelles directement, mais
par l’intermédiaire des âmes angéliques et démoniques, qui agissent
continuellement selon cet Intellect166, et en vertu desquelles les âmes
individuelles participent aussi, quelquefois, à la Lumière intellective, on l’a
expliqué en détail plus longuement ailleurs167.
Cet extrait pose plusieurs difficultés au commentateur, au premier rang desquelles vient
l’absence, dans l’état actuel du corpus proclien, de cette explication détaillée à laquelle
Proclus renvoie ici168. La suite du commentaire comblera en partie cette lacune en nous
décrivant la raison humaine dans son rapport aux réalités intellectuelles auxquelles elle
participe et qui lui permettent de s’élever momentanément au-delà de sa propre nature :
Le quatrième rang revient à l’intellection des Intellects particuliers, puisque
chacun d’eux possède et un certain intelligible qui de toute façon fait paire avec
lui et une intellection, ou plutôt chacun d’eux possède toutes choses
partiellement, intellect, intellection, intelligible, grâce auxquels chacun de ces
Intellects lui aussi non seulement est lié aux Touts, mais encore intellige tout le
Monde intelligible169.
165
On peut identifier ici une critique de la doctrine plotinienne qui associerait à chaque âme particulière un
intellect individuel.
166
Cf. Proclus, Éléments de théologie, prop. 184.
167
Proclus, In Timaeum, I, 245, 13-22 (trad. A. J. Festugière) : « ὁ γὰρ μερικὸς νοῦς προσεχῶς ὑπερίδρυται
τῆς ἡμετέρας οὐσίας, ἀνάγων αὐτὴν καὶ τελειῶν, πρὸς ὃν ἐπιστρεφόμεθα καθηράμενοι διὰ φιλοσοφίας καὶ
τὴν ἑαυτῶν νοερὰν δύναμιν τῇ ἐκείνου νοήσει συνάψαντες. τίς δὲ ὁ μερικὸς νοῦς ἐστιν οὗτος, καὶ ὡς οὐχ εἷς
ἐστι κατὰ μίαν ψυχὴν μερικήν, οὐδὲ αὐτόθεν ὑπὸ τῶν μερικῶν μετέχεται ψυχῶν, ἀλλὰ διὰ τῶν ἀγγελικῶν καὶ
δαιμονίων ψυχῶν τῶν ἀεὶ κατ’ αὐτὸν ἐνεργουσῶν, δι’ ἃς καὶ αἱ μερικαὶ ψυχαί ποτε μετέχουσι τοῦ νοεροῦ
φωτός, διήρθρωται διὰ πλειόνων ἐ ν ἄ λ λ ο ι ς . »
168
Les nombreuses références au mythe du Phèdre que l’on retrouve dans cette section du commentaire nous
amènent à émettre l’hypothèse que Proclus renvoie à son exégèse, aujourd’hui perdue, de la Palinodie de
Socrate.
169
Proclus, In Timaeum, I, 244, 11-16 (trad. A. J. Festugière) : « τετάρτην δὲ ἔχει τάξιν ἡ τῶν μερικῶν νόων
νόησις, ἐπεὶ καὶ τούτων ἕκαστος ἔχει καὶ νοητόν τι πάντως ἑαυτῷ συζυγοῦν καὶ νόησιν, μᾶλλον δὲ ἕκαστος
πάντα ἔχει μερικῶς, νοῦν, νόησιν, νοητόν, δι’ ὧν καὶ συνάπτεται τοῖς ὅλοις καὶ τὸν ὅλον νοητὸν κόσμον νοεῖ
καὶ τούτων ἕκαστος. »
87
1.2 L’intellect séparé dans la tradition antérieure à Proclus
1.2.1 L’intellect chez Platon, Aristote et Alexandre d’Aphrodise
Peut-on trouver les prémices d’une doctrine de l’intellect particulier dans la
philosophie de Platon ? Trouvons-nous une doctrine noétique formulée et défendue par
Platon, abstraction faite du mythe de la création du Monde dans le Timée, où l’on peut voir
dans le Démiurge une figure de l’Intellect ? En prenant
une distance par rapport à
l’interprétation néoplatonicienne des Dialogues, il est difficile, voire impossible, de
répondre positivement à ces questions.
L’Analogie de la Ligne, dans la République, offre des développements majeurs sur
une forme de connaissance intellective qui dépasse la connaissance scientifique de mode
mathématique, mais Platon ne parle pas des conditions de possibilités de l’intellection ellemême. Il semble y avoir des références à l’existence d’un intellect séparé dans le Phèdre,
un intellect qui ne serait pas limité à une faculté de l’âme humaine, bien que Proclus y
reconnaisse les points de départ de sa propre doctrine. On pourrait y voir une influence de
la doctrine d’Anaxagore, qui est explicitement cité comme modèle pour la formation du
philosophe dans le même dialogue170. Même dans le Phédon171, où Platon discute
explicitement des thèses d’Anaxagore, que l’on pourra voir comme le premier penseur de
l’Intellect dans la tradition grecque, l’idée d’un intellect séparé qui serait la cause de la
connaissance humaine n’est pas développée et ne sert pas.
À la suite de Platon, c’est aussi vers Anaxagore que se tournera Aristote quand
viendra le temps de réfléchir sur la nature de l’intellect comme principe de la pensée
humaine. Aristote, tout comme Platon avant lui, est critique envers l’Intellect posé comme
raison suffisante dans la doctrine d’Anaxagore, à laquelle il reproche son manque de
puissance explicative. Les célèbres pages du livre III, chapitres 4 et 5 du traité De l’âme
(auxquelles nous avons déjà fait référence) sont construites à partir d’une exégèse de la
noétique d’Anaxagore qui, malgré les critiques qu’on pourrait lui adresser, constitue le
principal fondement de la doctrine élaborée par Aristote pour expliquer la connaissance
humaine.
170
171
88
Platon, Phèdre, 269e-270a.
Platon, Phédon, 97b-99c.
Mais la tradition platonico-aristotélicienne n’a pas abandonné la tentative
d’expliquer l’intelligibilité du monde à partir d’un principe intellectif séparé de l’âme
humaine. L’expression « intellect en acte » qui apparaît dans le De anima d’Alexandre
d’Aphrodise est reprise par Proclus lui-même :
Par conséquent l’intellect qui pense un tel objet est lui aussi incorruptible […],
mais l’intellect qui devient identique en acte à son objet quand il le pense […],
c’est-à-dire que l’intellect en acte devient cet intellect qui vient en nous du
dehors et qui est incorruptible. […] Tel est donc l’intellect que l’on considère
incorruptible – car il existe en nous un intellect séparé et incorruptible,
qu’Aristote appelle également un intellect « qui vient du dehors », c’est-à-dire
un intellect qui vient en nous de l’extérieur –, et il ne s’agit pas de la puissance
de l’âme qui se trouve en nous, ni de la disposition selon laquelle l’intellect en
puissance pense les autres formes et cet intellect. Mais il est faux que la pensée,
en tant que pensée, soit incorruptible en raison de l’objet alors pensé. C’est
pourquoi ceux qui se préoccupent d’avoir en eux-mêmes quelque chose de
divin devront veiller à pouvoir penser quelque chose qui est aussi de cette
nature172.
Ce long passage, dont nous avons tronqué quelques clauses explicatives, est d’une
importance capitale pour définir les rapports entre la puissance intellective de l’âme
humaine et un intellect qui en est séparé. Sans définir son influence possible sur les
penseurs ultérieurs, tels que Plotin, qui fut un lecteur d’Alexandre. L’exégèse grecque du
traité De l’âme, qui fait de l’intellect en acte la cause de l’intellection humaine, a certes été
marquante dans l’histoire de la noétique : elle influencera, directement ou indirectement, les
doctrines ultérieures – notamment médiévales – au sujet de l’intellect et de son activité.
172
Alexandre d’Aphrodise, De l’âme, 90, 12-91, 6 (trad. M. Bergeron et R. Dufour). Nous reproduisons le
texte grec en entier, pour donner le contexte complet de l’extrait traduit en français (90, 11-91, 6). Les
parenthèses et autres signes de ponctuation, que nous conservons de l’édition du texte grec, ne présupposent
pas notre interprétation du texte, ni celle des traducteurs que nous citons : « ἐν οἷς δὲ τὸ νοούμενον κατὰ τὴν
αὑτοῦ φύσιν ἐστὶ τοιοῦτον, οἷον νοεῖται (ἔστι δὲ τοιοῦτον ὂν καὶ ἄφθαρτον), ἐν τούτοις καὶ χωρισθὲν τοῦ
νοεῖσθαι ἄφθαρτον μένει, καὶ ὁ νοῦς ἄρα ὁ τοῦτο νοήσας ἄφθαρτός ἐστιν, οὐχ ὁ ὑποκείμενός τε καὶ ὑλικός
(ἐκεῖνος μὲν γὰρ σὺν τῇ ψυχῇ, ἧς ἐστι δύναμις, φθειρομένῃ φθείρεται, ᾧ φθειρομένῳ συμφθείροιτο ἂν καὶ ἡ
ἕξις τε καὶ ἡ δύναμις καὶ τελειότης αὐτοῦ), ἀλλ’ ὁ ἐνεργείᾳ τούτῳ, ὅτε ἐνόει αὐτό, ὁ αὐτὸς γινόμενος (τῷ γὰρ
ὁμοιοῦσθαι τῶν νοουμένων ἑκάστῳ, ὅτε νοεῖται, ὁποῖον ἂν ᾖ τὸ νοούμενον, τοιοῦτος καὶ αὐτὸς ὅτε αὐτὸ νοεῖ
γίνεται), καὶ ἔστιν οὗτος ὁ νοῦς ὁ θύραθέν τε ἐν ἡμῖν γινόμενος καὶ ἄφθαρτος. θύραθεν μὲν γὰρ καὶ τὰ ἄλλα
νοήματα, ἀλλ’ οὐ νοῦς ὄντα, ἀλλ’ ἐν τῷ νοεῖσθαι γενόμενα νοῦς. οὗτος δὲ καὶ ὡς νοῦς θύραθεν. μόνον γὰρ
τοῦτο τῶν νοουμένων νοῦς καθ’ αὑτό τε καὶ χωρὶς τοῦ νοεῖσθαι. ἄφθαρτος δέ, ὅτι ἡ φύσις αὐτοῦ τοιαύτη. ὁ
οὖν νοούμενος ἄφθαρτος ἐν ἡμῖν νοῦς οὗτός ἐστιν [ὅτι χωριστός τε ἐν ἡμῖν καὶ ἄφθαρτος νοῦς, ὃν καὶ
θύραθεν Ἀριστοτέλης λέγει, νοῦς ὁ ἔξωθεν γινόμενος ἐν ἡμῖν], ἀλλ’ οὐχ ἡ δύναμις τῆς ἐν ἡμῖν ψυχῆς, οὐδὲ ἡ
ἕξις, καθ’ ἣν ἕξιν ὁ δυνάμει νοῦς τά τε ἄλλα καὶ τοῦτον νοεῖ. ἀλλ’ οὐδὲ τὸ νόημα ὡς νόημα ἄφθαρτον διὰ τὸ
νοούμενον τότε. διὸ οἷς μέλει τοῦ ἔχειν τι θεῖον ἐν αὑτοῖς, τούτοις προνοητέον τοῦ δύνασθαι νοεῖν τι καὶ
τοιοῦτον. »
89
1.2.2 L’intellect particulier chez Plotin
Les chapitres 18 à 21 du second traité de Plotin Sur les genres de l’Être (VI, 2 [43])
peuvent être considérés comme l’une des principales sources de la doctrine proclienne de
l’intellect particulier et, plus généralement, de la méréologie néoplatonicienne173. Au cours
d’un long exposé visant à réduire une série de notions ontologiques aux cinq grands genres
(megista genê) du Sophiste (l’Être, le Mouvement, le Repos, le Même et l’Autre), Plotin
s’arrête à l’intellect, dont il expose la nature à la fois une et multiple. Au chapitre 18, il
énonce « que l’intellect est un être pensant et composé à partir de toutes choses, sans être
un genre en particulier, et que l’Intellect véritable est l’être accompagné par tous les genres
et, dès lors, la totalité des êtres, l’être en lui-même, pris en tant que genre, n’étant qu’un
élément de celui-ci174. » Pour empêcher que l’intellect, en tant que genre, ne disparaisse
dans les espèces dont il est prédiqué175, Plotin introduit une distinction, qu’il explicitera et
justifiera au chapitre 20, entre un Intellect universel, qui est toutes choses, et un intellect
particulier, qui est composé de toutes choses. C’est ainsi qu’il pourra apporter une solution
à la difficulté qui lui apparaît d’emblée : « Puisque nous avons dit que ce qui est composé
de tous les êtres est tout intellect, et posé que l’être ou la substance, qui est avant toutes
choses prises en tant qu’espèces ou parties, était un intellect, nous affirmons dès lors que
cet intellect est postérieur176. »
Confronté à cette aporie qui réduit l’Intellect véritable, au même titre que tout autre
intellect, à une réalité spécifique (et donc postérieure aux genres de l’Être), Plotin introduit
deux notions aristotéliciennes, l’en acte et l’en puissance177, afin d’exposer le rapport de
tout à parties et, du coup, de genre à espèces, entre l’Intellect universel et les intellects
particuliers : « Et tous ces intellects sont en puissance en lui, qui existe par soi et qui est en
acte toutes choses simultanément, mais en puissance chacune d’elles séparément, alors
qu’eux sont en acte ce qu’ils sont, mais en puissance, le Tout178. » Ainsi, la postériorité
173
Nous pouvons compter ce traité au nombre des sources probables des notions méréologiques exposées aux
propositions 67, 68 et 69 des Éléments de théologie.
174
Plotin, Traité VI, 2 [43], 18, 11-15 (trad. É. Bréhier).
175
Ibid., 19, 13-14 (trad. É. Bréhier).
176
Ibid., 19, 18-21 (trad. É. Bréhier).
177
Plotin emploie également la forme dunamis pour désigner la puissance active de l’Intellect. Cf. Traité
VI, 2 [43], 20, lignes 5, 14 et 26.
178
Ibid., 20, 20-22.
90
ontologique qui caractérise ses espèces ne pourra être prédiquée de l’Intellect, puisque sa
totalité est le principe, et non le produit, des parties qui le composent et dont il est la
puissance (dunamis).
Cet extrait montre que la notion d’intellect particulier est déjà conceptualisée par
Plotin à l’occasion de l’exégèse du Sophiste. Il nous reste maintenant à établir ce qu’est en
soi, indépendamment de sa relation méréologique à l’Intellect total, un intellect particulier.
Lorsqu’il emploie les expressions ekastos nous ou tis nous, Plotin renvoie-t-il aux seules
formes individuelles dont dépendent les âmes humaines179, ou a-t-il en tête, plus
généralement, toute forme au sein de l’Intellect total ? Bien que la première option soit
plausible, la partie supérieure de l’âme étant parfois définie comme une idée 180 ou un
intellect181, elle s’adapte mal au contexte de l’argument. Rappelons que les préoccupations
de Plotin au Traité VI, 2 [43] sont avant tout ontologiques, elles concernent les relations
entre les genres et espèces de l’Être, la question des rapports entre l’âme et les Formes n’y
étant discutée qu’indirectement. Comme une remarque antérieure du même traité le laissait
déjà entendre, l’intellect particulier se confond avec une idée spécifique, ou pour mieux le
dire, il est l’aspect dynamique de cette idée : « L’idée au repos est la limite de l’intellect,
l’intellect est le mouvement de l’idée182. » S’il existe au sein de l’Intellect des formes
individuelles dont dépendent les âmes particulières, comme Plotin le laisse entendre, elles
ne représentent qu’une espèce parmi d’autres intellects particuliers.
179
Plotin, Traité IV, 8 [6], 8, 16.
Plotin, Traité V, 7 [18], 1, 1-2.
181
Ce que soutient C. d’Ancona, qui semble faire des intellects particuliers des réalités relatives aux âmes. En
IV, 3 [27], 5, 9-11, Plotin énonce que « les âmes sont en ordre dépendantes de chaque intellect particulier et
sont les expressions des intellects », et en IV, 3 [27], 6, 15-17, que « l’Âme du tout regarde en direction de
l’Intellect total, alors que les âmes regardent en direction de leurs propres intellects particuliers. »
C. d’Ancona, « Les Sentences de Porphyre. Entre les Ennéades de Plotin et les Éléments de théologie de
Proclus », dans Porphyre, Sentences, t. 1, travaux édités sous la responsabilité de L. Brisson, Paris, Vrin,
p. 139-274.
182
Plotin, Traité VI, 2 [43], 8, 22-24 (notre traduction). En VI, 7 [38], 17, 27-28, les intellects particuliers (hoi
ekastoi noi) sont conçus par Plotin comme des formes internes à la Forme universelle qu’est l’Intellect.
Comme le fera plus tard Proclus (Éléments de théologie, prop. 176), Plotin prend pour paradigme la relation
entre la science et ses parties (théorèmes), pour illustrer les rapports entre le tout et les parties au sein de
l’Intellect. Plus précisément, Proclus montrera que les Formes se compénètrent tout en restant essentiellement
distinctes les unes des autres, comme les divers théorèmes d’une même science à l’intérieur de l’âme. Cf.
Traité V, 9 [5], 8, 4-6, où Plotin confirme que chaque forme est un intellect particulier (ekaston de eidos nous
ekastos).
180
91
1.2.3 L’intellect particulier chez Porphyre
La Sentence 22 de Porphyre ne fait, à notre avis, que reprendre, sous une forme plus
concise, les thèses méréologiques établies par Plotin dans le Traité VI, 2 [43] :
L’essence intellective est homéomère, de sorte que les êtres sont aussi bien
dans l’intellect particulier que dans l’intellect total; mais dans l’intellect
universel même les êtres particuliers sont sous un mode universel, tandis que
dans l’intellect particulier même les universels sont sous un mode
particulier183.
Cristina d’Ancona, dans une étude intitulée « Les Sentences de Porphyre. Entre les
Ennéades de Plotin et les Éléments de théologie de Proclus »184, laisse entendre que cette
sentence opère la synthèse d’éléments doctrinaux et lexicaux dispersés dans l’œuvre de
Plotin. Plus simplement, on peut émettre l’hypothèse, sur la base des extraits précédemment
commentés, que les chapitres 18 à 20 du Traité VI, 2 [43] peuvent fournir à eux seuls
l’essentiel des notions méréologiques et noétiques rassemblées à la Sentence 22185. C’est ce
que confirme cet autre passage, que semble calquer la deuxième partie de la sentence
porphyrienne : « Il [l’Intellect] est leur [intellects particuliers] puissance et les contient sous
un mode universel, alors qu’ils contiennent en eux-mêmes l’Intellect universel sous un
mode particulier186. »
Bien que la Sentence 22 doive être retenue comme source intermédiaire de la
doctrine proclienne de l’intellect particulier, elle ne peut rendre compte à elle seule des
démonstrations sur lesquelles reposent les propositions 170, 176, 177, 178 et 180 des
183
Porphyre, Sentence 22 (trad. coll. sous la direction de L. Brisson).
C. d’Ancona, art. cit.
185
Aucun des passages cités par C. d’Ancona ne semble apporter une contribution supplémentaire à notre
compréhension de la Sentence de Porphyre. Cf. p. 218-219. Le passage (a), V, 3 [49], 5, 3-5, où apparaît le
terme homoiomerês, est pris dans un contexte doctrinal différent et ne peut constituer, comme d’ailleurs le
reconnaît C. d’Ancona, qu’une source lexicale indirecte de la Sentence 22; le passage (i), I, 1 [53], 8, 1-8,
concerne l’âme humaine et sa relation à l’Intellect, alors que la Sentence de Porphyre ne traite que de la seule
substance intelligible (noera ousia); les passages (ii), V, 9 [5], 5, 4-16, et (iii), V, 9 [5], 8, 2-7, exposent des
lieux communs de la noétique plotinienne parfaitement intégrés à l’exposé de VI, 2 [43], 18-20; le passage
(iv), V, 9 [5], 8, 21-22, où C. d’Ancona voit dans le syntagme ho merizon nous, entendu comme activité de
l’âme humaine, une source lexicale possible de l’expression merikos nous, impose une interprétation
anthropologique (et épistémologique), donc réductrice, de la Sentence 22; le passage (v), VI, 7 [38], 17, 2732, distingue l’Intellect universel des intellects particuliers, distinction qui sera pleinement justifiée en VI, 2
[43], 20.
186
Plotin, Traité VI, 2 [43], 20, 14-15 (notre traduction) : « δύναμιν δὲ αὐτῶν εἶναι καὶ ἔχειν ἐν τῷ καθόλου
ἐκείνους, ἐκείνους τε αὖ ἐν αὐτοῖς ἐν μέρει οὖσιν ἔχειν τὸν καθόλου. »
184
92
Éléments de théologie, qui se fondent essentiellement, d’après l’analyse que nous en avons
menée, sur les spéculations du Traité VI, 2 [43]187. Certes, la noétique de Proclus ne saurait
être réduite à celle de Plotin, les néoplatoniciens à partir de Jamblique ayant fait éclater le
cadre jugé trop étroit de la seconde hypostase plotinienne; toutefois, malgré l’influence
déterminante des spéculations post-plotiniennes sur la noétique proclienne, les principes
méréologiques de celle-ci reposent ultimement sur les solutions apportées par Plotin aux
problèmes de la participation dans le Sophiste et le Parménide.
1.3 De l’intellect imparticipé aux intellects particuliers
1.3.1 L’intellect particulier dans les Éléments de théologie
Afin de saisir la fonction épistémologique attribuée aux intellects particuliers, nous
devons d’abord identifier le rang qui leur est réservé dans la hiérarchie des êtres. Proclus
distingue au moins trois genres d’intellects : d’abord, l’Intellect divin, non participé et
universel, qu’il appelle aussi la monade de l’ordre intellectif; puis, les intellects divins,
participés et particuliers; et finalement, les intellects non divins, ou seulement intellectifs
(noeros monon), participés et particuliers. Il s’agit du schéma présenté aux propositions 166
et 181 des Éléments de théologie. Cette division tripartite, qui revient fréquemment dans
l’œuvre de Proclus, doit être précédée, dans l’ordre de l’ouvrage, par une seconde division,
dichotomique cette fois, aux propositions 63 et 64.
À la proposition 63, Proclus écrit que « Tout terme imparticipé produit deux ordres
de termes participés, l’un en ce qui en participe de manière intermittente, l’autre en ce qui
en participe perpétuellement en raison de sa nature. » Il poursuit, à la proposition 64, en
énonçant que « Toute monade principielle produit deux séries, une série de substances
complètes en soi et une série d’illuminations qui acquièrent leur existence dans ce qui leur
est différent. » Une question se pose d’emblée : est-il possible de concilier la division
tripartite des propositions 166 et 181 avec la division dichotomique des propositions 63 et
64 ? Bien que Proclus n’harmonise jamais explicitement ces deux manières de diviser le
187
Le style concis des Sentences a certes dû influencer Proclus dans la rédaction des propositions de ses
Éléments de théologie; cependant, les démonstrations sur lesquelles reposent ces propositions reprennent
fréquemment un argumentaire plotinien, ce qui est d’ailleurs le cas pour notre Sentence. Nous savons par
ailleurs que Proclus fut un lecteur attentif des Ennéades, puisqu’il rédigea, selon le témoignage de Psellus, un
commentaire sur Plotin (L. G. Westerink, Exzepte aus Proklos’s Enneaden-Kommentar bei Psellos, dans Byz.
Zeitschift, 52 (1959), p. 1-10, cité dans Théologie platonicienne, I, p. LVII)
93
plan intellectif, rien ne nous empêche d’effectuer une telle harmonisation afin de cerner les
conséquences logiques de la noétique proclienne.
Reprenons d’abord les propositions 63 et 64 afin de déterminer la place que
devraient y occuper les intellects particuliers. Dans l’application de la proposition 63, fautil rapporter les intellects particuliers à l’ordre des termes participés de manière intermittente
ou à celui des termes perpétuellement participés ? D’après la proposition 184, qui présente
une tripartition des âmes, les intellects particuliers semblent pouvoir appartenir aux deux
ordres, au premier, dans la mesure où ils ne sont que ponctuellement participés par les âmes
particulières, à savoir les âmes humaines, mais aussi au second, puisqu’ils sont
perpétuellement participés par les âmes angéliques et démoniques. Le même problème se
pose en rapport à la proposition 64. On peut considérer les intellects particuliers comme des
substances complètes en soi dans la mesure où ils sont participés directement et
perpétuellement par les âmes angéliques et démoniques, tout en reconnaissant que des
illuminations intellectuelles s’en dégagent et mènent à leur perfection les âmes
particulières, qui participent ainsi de manière indirecte et intermittente à ces mêmes
intellects. Sans vouloir « sursystématiser » la métaphysique proclienne, il nous semble que
la logique interne aux propositions des Éléments de théologie nous mène à ces conclusions.
1.3.2 L’intellect particulier dans le Commentaire sur le Premier Alcibiade
D’autres extraits de l’œuvre de Proclus permettent de corroborer cette
reconstruction de la procession des réalités intellectives. Par exemple, dans le Commentaire
sur le Premier Alcibiade, nous trouvons à nouveau une division tripartite, qui inclut cette
fois les illuminations intellectuelles, mais semble ignorer la distinction entre les intellects
divins et participés et les intellects non divins et participés :
Et, de fait, dans le cas de l’intellect, autre est l’intellect imparticipé, qui
transcende la totalité des espèces particulières, autre le participé, auquel
participent même les âmes des dieux parce qu’il leur est supérieur, autre,
enfin, celui qui, à partir de celui-là, vient dans les âmes et constitue la
perfection des âmes elles-mêmes188.
188
Proclus, In Alcibiadem I, 65, 16-19 (p. 53-54) (trad. A.-Ph. Segonds) : « καὶ γὰρ ὁ νοῦς ἄλλος μὲν ὁ
ἀμέθεκτος, ἐξῃρημένος ἀφ’ ὅλων τῶν μερικῶν γενῶν, ἄλλος δὲ ὁ μεθεκτός, οὗ καὶ αἱ ψυχαὶ τῶν θεῶν
94
Par le rapprochement des propositions 63, 64, 166, 181 des Éléments de théologie et de cet
extrait du Commentaire sur le Premier Alcibiade, nous pouvons conclure que Proclus
envisage, au plus, quatre différents genres d’intellects, les trois premiers portant le titre de
substances complètes en soi (prop. 64), le dernier se constituant d’illuminations qui
requièrent la rencontre d’un substrat de rang ontologique inférieur pour exister. Le
Commentaire sur le Timée confirmera que ce substrat est l’âme, ou plus précisément, la
puissance rationnelle de l’âme humaine.
1.3.3. Le pilote de l’âme dans le Phèdre et l’intellect particulier
L’exégèse du mythe de l’attelage ailé que l’on retrouve dans le Phèdre donne lieu à
l’exposition de divers aspects de la noétique néoplatonicienne, au sujet notamment de
l’intellect particulier. Dans son Commentaire sur le Phèdre, basé sur l’enseignement de son
maître Syrianus, Hermias rapporte l’interprétation proposée par Jamblique de l’expression
« pilote de l’âme », kubernêtês tês psuchês, en 247c189. Pour Jamblique, le kubernêtês
désigne « l’un de l’âme », to hen tês psuchês, et doit être distingué de l’hêniochos, le
cocher, qui pour lui représente l’intellect de l’âme, ho nous tês psuchês. Par l’un en elle,
l’âme humaine peut s’unir aux dieux et atteindre un état de contemplation unitive de
l’intelligible, un acte que Jamblique considère supérieur à la simple intellection humaine,
qui saisit son objet dans une relation d’altérité, kath’heterota epiballei toutô tô noêtô, écrit
Hermias.
Proclus souscrit-il à cette interprétation du passage central du mythe de l’attelage
ailé ? Nous n’avons trouvé aucune confirmation textuelle à ce propos, mais l’hypothèse
demeure plausible, aucune raison apparente ne pouvant motiver un réel désaccord avec la
distinction posée par Jamblique. Cependant, pour Proclus, le pilote ne représente pas l’un
de l’âme, mais l’intellect particulier, c’est du moins ce qu’on peut comprendre à la lecture
de son Commentaire sur le Timée : « Et de même que, dans le Phèdre, il a appelé l’intellect
"pilote de l’âme" et a dit que seul l’intellect intellige l’Être190. » L’extrait se poursuit par le
passage cité dans la section précédente de notre étude au sujet de la rencontre entre
μετέχουσι κρείττονος ὄντος, ἄλλος δὲ ὁ ἀπὸ τούτου ταῖς ψυχαῖς ἐγγινόμενος, ὃς δὴ καὶ ἔστιν αὐτῶν τῶν
ψυχῶν τελειότης. »
189
Hermias, In Phaedrum, 150, 23-151, 3.
190
Proclus, In Timaeum, I, 245, 25-28 (trad. A. J. Festugière).
95
l’intellect particulier et l’âme rationnelle. Tout porte à croire que Proclus y identifie le
pilote de l’âme, en tout ou en partie, à l’intellect particulier. Cette hypothèse se voit
d’ailleurs confirmée par cet extrait du livre IV de la Théologie platonicienne, nettement
plus catégorique :
Platon dit que la classe de la science véritable est installée autour de cet être.
En effet, ces deux réalités s’élèvent jusqu’à la contemplation de cet être :
l’intellect qui est le pilote de l’âme (il s’agit de l’intellect particulier qui est
installé au-dessus des âmes et qui les élève vers le havre paternel), et la
science véritable qui est la perfection de l’âme191.
Si le pilote de l’âme représente pour lui l’intellect particulier, quelle notion Proclus
pouvait-il concevoir derrière l’image du cocher ? D’après notre étude des facultés de l’âme
humaine dans le Commentaire sur le Timée, le cocher désignerait vraisemblablement la
raison (logos) de l’âme, et sa tête (kephalê), sa puissance intellective (dunamis noera),
guidée par le pilote de l’âme, c’est-à-dire illuminée par l’intellect particulier. Bien entendu,
il ne s’agit là que d’une hypothèse que le Commentaire de Proclus sur le Phèdre nous aurait
peut-être permis de corroborer.
1.3.4 Remarques conclusives sur l’intellect particulier
Nous sommes malheureusement privés d’une bonne partie du corpus proclien, ce
qui nous empêche d’avoir une vision d’ensemble des contextes où la notion d’intellect
particulier serait apparue. Proclus attribue un rang distinct à cet intellect dans l’ordre des
réalités et expose clairement sa fonction épistémologique, toutefois, il n’en définit jamais
vraiment la nature. Cet intellect est-il une Forme intellective, ou plutôt un ensemble de
Formes, et si oui lesquelles ? Qu’est-ce qui distingue un intellect particulier d’un autre
intellect particulier ? Les sources de Proclus, notamment le Traité VI, 2 [43] de Plotin,
offrent un certain éclairage sur le rapport de ces intellects dits particuliers à l’Intellect total,
mais dans le cadre d’une pensée que fera éclater le néoplatonisme post-plotinien avec la
multiplication des divisions dialectiques à l’intérieur du plan intelligible. Comme bon
191
Proclus, Théologie platonicienne, IV, 14, 43, 14-20 (trad. H. D. Saffrey et L. G. Westerink, légèrement
modifiée) : « Τὸ τρίτον τοίνυν περὶ αὐτὴν λέγεται τ ὸ τ ῆ ς ἀ λ η θ ο ῦ ς ἐ π ι σ τ ή μ η ς γ έ ν ο ς ἱδρῦσθαι.
Δύο γὰρ ταῦτα ἄνεισιν ἐπὶ τὴν ἐκείνης τῆς οὐσίας θεωρίαν, ν ο ῦ ς ὁ κ υ β ε ρ ν ή τ η ς τῆς ψ υ χ ῆ ς (ἔστι δὲ
οὗτος ὁ μερικός, ὑπεριδρυμένος μὲν τῶν ψυχῶν, ἀνάγων δὲ αὐτὰς εἰς τὸν ὅρμον τὸν πατρικόν) καὶ ἡ
ἀ λ η θ ὴ ς ἐ π ι σ τ ή μ η , ψυχῆς οὖσα τελειότης. »
96
nombre de réalités métaphysiques, l’intellect particulier semble être défini avant tout par
ses relations à ses principes intellectifs et aux âmes qu’il illumine.
En raison de la continuité de la procession des réalités dans la philosophie de
Proclus, il est impossible de pleinement saisir la nature d’un être comme l’intellect
particulier sans connaître également celle de ces causes, mais aussi celle de ces effets, dans
l’ordre du réel. C’est pourquoi l’étude de l’âme, qu’illumine l’intellect particulier,
permettra de mieux définir ce dernier. Notre étude de la psychologie proclienne montrera
non seulement la nature du rapport entre les âmes humaines et cet intellect particulier, mais
soulignera également le rôle des âmes dites supérieures et, plus particulièrement, des
démons dans l’activation de la puissance rationnelle de l’âme humaine par la lumière
intellective.
2. Les âmes particulières et les âmes supérieures
2.1 Le problème philosophique de l’intermédiaire : âme non-séparée et âmes supérieures
La démonologie proclienne est une doctrine riche et complexe dont les sources
philosophiques et religieuses sont multiples et diverses dans la tradition grecque. En raison
de nos intérêts présents, qui sont principalement épistémologiques, nous nous limiterons
aux développements qui se rapportent essentiellement à la doctrine de l’intellection dans la
philosophie de Proclus, en mettant de côté le rôle proprement éthique ou sotériologique des
démons et des autres âmes supérieures. Nous ne traiterons pas non plus de la question du
démon de Socrate192, que Proclus cherche à identifier, parmi les différentes classes
démoniques, dans son Commentaire sur le Premier Alcibiade193.
192
Pour la question du démon de Socrate, nous renvoyons aux travaux de L.-A. Dorion, notamment à l’article
suivant, qui s’attaque à plusieurs préjugés tenaces au sujet du sens à attribuer aux termes « démonologiques »
dans le corpus platonicien : « Socrate, le daimonion et la divination », dans Les dieux de Platon. Actes du
colloque organisé à l'Université de Caen Basse-Normandie les 24, 25 et 26 janvier 2002, édité par J. Laurent,
Caen, Presses Universitaires de Caen, 2003, p. 169-192.
193
Pour une étude complète et récente au sujet du démon dans la tradition platonicienne, de Platon aux
derniers néoplatoniciens, voir A. Timotin., La démonologie platonicienne. Histoire de la notion de daimôn de
Platon aux derniers néoplatoniciens, Leiden/Boston, Brill, 2012.
97
La plupart des néoplatoniciens postérieurs à Plotin ont rejeté la doctrine voulant
qu’une partie de l’âme humaine demeure perpétuellement rattachée aux principes
intelligibles. À la suite de Jamblique, Proclus critique cette thèse plotinienne à de
nombreuses occasions, notamment dans l’ultime proposition (211) des Éléments de
théologie, qui présente la thèse centrale de la réfutation proclienne, reprise et développée
dans le reste de son corpus : « Toute âme, lorsqu’elle descend dans le devenir, y descend en
totalité, et aucune partie d’elle-même ne demeure en haut, alors qu’une autre
descendrait194 ». En décidant de rejeter la conception plotinienne de l’âme, en raison des
problèmes épistémologiques (et éthiques) qu’elle entraîne, Proclus se voit contraint
d’expliquer comment il demeure possible, pour l’homme, d’atteindre une connaissance de
l’Être, des réalités intelligibles, ce qui demeure au fondement de l’épistémologie
(néo)platonicienne.
Proclus refuse d’admettre la possibilité que l’âme humaine puisse jouir d’une
perpétuelle intellection de l’Être. S’il en était ainsi, pense-t-il, pourquoi l’âme délaisseraitelle de manière intermittente son activité purement intellectuelle pour penser de manière
transitive, en passant d’un être particulier à un autre, en cessant ainsi de saisir, d’un seul
coup, la totalité de l’Être, sous un mode certes particulier, mais éternel ? Pour Proclus, la
substance de l’âme ne peut être intellectuelle en soi : notre expérience, lorsque nous
pensons, montre qu’elle est rationnelle et discursive (c’est l’un des principes qui fondent
l’argumentation de la proposition 211 des Éléments de théologie).
Bien que l’âme humaine ne puisse en soi profiter d’une perpétuelle intellection du
monde intelligible, d’autres entités psychiques le peuvent. D’après ce qu’E. R. Dodds a
nommé « la méthode du terme intermédiaire », « the method of the mean term »195, énoncée
à la proposition 28 des Éléments de théologie, « Toute cause productrice donne l’existence
à des produits semblables à elle-même avant de la donner à ceux qui lui sont
dissemblables196 », Proclus a jugé nécessaire d’introduire des entités intermédiaires dans
son système afin de conserver une continuité dans la procession des réalités. Par son choix
194
Proclus, Éléments de théologie, prop. 211 (notre traduction). Le reste de la proposition, dont nous ne
donnons ici que la thèse, sera traduite en totalité et commentée dans la suite de notre exposé.
195
E. R. Dodds, « Commentary », dans Proclus, The Elements of Theology, p. 216.
196
Proclus, Éléments de théologie, prop. 28 (notre traduction).
98
de rejeter la doctrine plotinienne de l’âme non-descendue, il se trouvait contraint
d’introduire un intermédiaire entre la connaissance intuitive des réalités intellectives et la
connaissance discursive de l’âme rationnelle. Ce vide fut comblé par l’introduction des
âmes angéliques et démoniques auxquelles il attribue une réelle fonction épistémologique.
Mutatis mutandis, celles-ci occupent la place de la partie supérieure de l’âme humaine dans
la philosophie de Plotin et s’insèrent, en tant que moyen terme, entre la faculté rationnelle
de l’homme et les intellects séparés qui actualisent la puissance intellective du logos
humain.
Aux propositions 183 et 184 des Éléments de théologie, Proclus définit la fonction
de ces âmes supérieures, qui ne peuvent être considérées comme divines, mais qui
demeurent perpétuellement en contact avec les intellects particuliers. À la proposition 183,
il démontre la thèse suivante : « Tout intellect qui est participé, mais qui est seulement
intellectif, est participé par des âmes qui sont ni divines, ni sujettes au passage de
l’intellection à son absence197. » Il poursuit à la proposition 184 en affirmant : « Toute âme
est soit divine, soit sujette au passage de l’intellection à son absence, soit intermédiaire
entre celles-ci, toujours intelligeante198, mais inférieure aux âmes divines199. » Ces âmes,
qui sont parfois « intelligeante » en acte, parfois au repos, sont bien entendu les âmes
particulières, à savoir les nôtres. Il s’agit maintenant de montrer le rapport dynamique entre
ces différents niveaux psychiques afin de déterminer pourquoi et comment l’âme humaine
dépend des âmes supérieures pour l’activation de sa puissance intellective.
2.2 Les âmes particulières et leur rapport aux âmes divines et supérieures dans le
Commentaire sur le Timée
Comment les âmes particulières procèdent-elles des âmes supérieures tout en
demeurant rattachées à celles-ci ? Un extrait capital du Commentaire sur le Timée (III, 245,
19-246, 28) offre une vue d’ensemble de la doctrine de Proclus au sujet de l’âme humaine
et de ses rapports aux entités psychiques et noétiques qui lui sont supérieures. Nous
197
Proclus, Éléments de théologie, prop. 183 (notre traduction).
Nous traduisons par « intelligeante » au lieu de par « intelligente », pour faire ressortir la dimension active
du verbe « intelliger ».
199
Proclus, Éléments de théologie, prop. 184 (notre traduction).
198
99
découperons, pour mieux le commenter, ce passage, qui cherche à expliquer le
façonnement des âmes particulières par le Démiurge (Timée, 41d4-6) :
Nous n’accepterons donc pas ceux des Platoniciens plus récents qui déclarent
notre âme « de même dignité », ou « de même substance », ou je ne sais quoi
qu’ils veuillent dire, que l’âme divine. Qu’ils écoutent en effet Platon, qui parle
de « deuxième et troisième degré », qui sépare du Cratère les âmes partielles, et
qui les fait produire par le Démiurge selon une « deuxième » pensée, ce qui
revient à dire une pensée « plus partielle ». Celui qui parle ainsi reconnaît des
différences substantielles entre les âmes, et ne les distingue pas seulement selon
leurs activités, comme veut le montrer le divin Plotin200.
Bien que les fondements de la critique adressée par Proclus à l’endroit de Plotin (et sans
doute aussi Théodore d’Asinée, comme nous le laisse croire la suite de l’extrait) semblent
ne reposer que sur l’interprétation d’un discours imagé, le Démiurge y procédant à une
seconde création, celle-ci est en réalité tout à fait pertinente, si l’on garde à l’esprit que les
images du Timée sont la traduction métaphorique de distinctions dialectiques récurrentes
dans les Dialogues. En effet, on retrouve notamment une division analogue des types
d’âmes dans le mythe du Phèdre. Toutes les âmes ne sont pas d’une même nature et donc
leurs rapports aux principes intelligibles ne peuvent être identiques, n’en déplaise à Plotin.
Un dialecticien attentif, tel que Proclus, ne peut donc pas accepter que l’on se réclame de la
psychologie platonicienne tout en négligeant de tenir compte des distinctions
psychologiques fondamentales qu’opère Platon dans un dialogue aussi important que le
Timée (sans parler du Phèdre). La suite du commentaire de Proclus aux lignes 41d4-6 du
Timée montre que non seulement la conception plotinienne de l’âme ne se fonde pas sur
l’autorité textuelle de Platon, mais aussi qu’elle ne peut se justifier par la seule raison201 :
Admettons en effet que, parmi les âmes, les unes aient regard aux intellects
totaux, les autres aux partiels, que les unes pensent toujours purement, les
autres se détournent parfois de l’être vrai, que les unes ordonnent et organisent
toujours l’Univers, les autres n’accompagnent que par intermittences les dieux
200
Proclus, In Timaeum, III, 245, 19-27 (trad. A. J. Festugière) : « οὐκ ἄρα ἀποδεξόμεθα τ ῶ ν ν ε ω τ έ ρ ω ν
ὅσοι τὴν ἡμετέραν ψυχὴν ἰ σ ά ξ ι ο ν ἀποφαίνουσι τῆς θείας ἢ ὁ μ ο ο ύ σ ι ο ν ἢ οὐκ οἶδ’ ὅπως βούλονται
λέγειν· ἀκουέτωσαν γὰρ τοῦ Πλάτωνος δεύτερα καὶ τρίτα λέγοντος καὶ χωρίζοντος ἀπὸ τοῦ κρατῆρος τὰς
μερικὰς ψυχὰς καὶ κατὰ δευτέραν νόησιν, ὃ δὴ ταὐτὸν τῷ μερικωτέραν, ἀπὸ τοῦ δημιουργοῦ παράγοντος
αὐτάς· ὁ γὰρ ταῦτα λέγων οὐσιώδεις διαφορὰς τῶν ψυχῶν, ἀλλ’ οὐ κατὰ τὰς ἐνεργείας μόνον ὥσπερ ὁ θεῖος
ἐνδείκνυται Πλωτῖνος· »
201
Proclus applique un autre enseignement platonicien. Voir Platon, Phèdre, 270c-d, à propos de l’autorité
d’Hippocrate à laquelle il faut joindre le critère de la pure raison pour juger de la vérité de l’opinion discutée.
100
dans leurs rondes célestes, que les unes meuvent et dirigent toujours
l’Heimarménè, les autres deviennent parfois sujettes à l’Heimarménè et aux lois
fatales, que les unes marchent en tête vers l’Intelligible, les autres aient parfois
le sort d’âmes qui suivent, que les unes soient seulement divines, les autres
passent à un rang inférieur, tantôt celui-ci tantôt celui-là, d’âme démonique,
héroïque, humaine, que les unes aient leurs chevaux tous bons et issus de bons,
l’autre des chevaux de caractère mélangé, que les unes aient seulement la vie
qui leur a été adjugée par la première démiurgie, les autres aient aussi l’espèce
mortelle entretissée à l’immortelle par les dieux récents, que les unes agissent
toujours d’après toutes leurs puissances, les autres mettent en avant tantôt telle
forme de vie, tantôt telle autre202.
Les propos de Proclus au sujet de la nature des âmes particulières sont principalement tirés
du mythe de l’attelage ailé dans le Phèdre, autrement désigné comme la Palinodie de
Socrate. Ces distinctions, entre la classe des âmes humaines et celles qui leur sont
supérieures – que l’on retrouve d’ailleurs dans la dernière section des Éléments de
théologie (prop. 184-211) – sont reportées, selon les principes d’une interprétation
systématique des Dialogues de Platon, sur le discours de Timée. La rationalité de
l’argumentation ici développée resterait à être pleinement actualisée, l’autorité textuelle du
Phèdre étant davantage mise de l’avant que les fondements philosophiques de la doctrine
exposée, mais Plotin, pour qui ce dialogue est aussi d’une importance capitale comme
source de sa psychologie, ne peut que difficilement faire abstraction des distinctions que
l’on retrouve non seulement dans le Timée, mais également dans la Palinodie. Cependant,
dans la suite de ses propos, Proclus revient à l’autorité du Timée et opère des distinctions
au sujet de la rationalité (et l’irrationalité) attribuable aux différentes classes d’âmes. Ici,
comme le montreront les Éléments de théologie, c’est non seulement l’autorité de deux des
plus importants dialogues « psychologiques » de Platon qui fonde la réfutation de la
doctrine plotinienne, c’est également l’expérience des limites de notre puissance
rationnelle, qui est essentiellement distincte de la raison parfaite attribuable au divin :
202
Proclus, In Timaeum, 245, 27-246, 10 (trad. A. J. Festugière) : « ἔστωσαν γὰρ αἳ μὲν πρὸς τοὺς ὁλικοὺς
ὁρῶσαι νόας, αἳ δὲ πρὸς τοὺς μερικούς, καὶ αἳ μὲν ἀχράντοις χρώμεναι νοήσεσιν, αἳ δὲ ἀποστρεφόμεναί ποτε
τὰ ὄντα, καὶ αἳ μὲν ἀεὶ δημιουργικαὶ καὶ κοσμητικαὶ τῶν ὅλων, αἳ δὲ ποτὲ συμπεριπολοῦσαι τοῖς θεοῖς, καὶ αἳ
μὲν ἀεὶ κινοῦσαι καὶ ποδηγετοῦσαι τὴν εἱμαρμένην, αἳ δὲ ὑπὸ εἱμαρμένην ποτὲ γιγνόμεναι καὶ τοὺς
εἱμαρμένους νόμους, καὶ αἳ μὲν ἡγούμεναι πρὸς τὸ νοητόν,αἳ δὲ ἑπομένων ποτὲ λαγχάνουσαι τάξιν, καὶ αἳ
μὲν θεῖαι μόνον, αἳ δὲ εἰς ἄλλοτε ἄλλην μεθιστάμεναι τάξιν, δαιμονίαν ἡρωϊκὴν ἀνθρωπίνην, καὶ αἳ μὲν
ἵπποις χρώμεναι πᾶσιν ἀγαθοῖς καὶ ἐξ ἀγαθῶν, αἳ δὲ μεμιγμένοις, καὶ αἳ μὲν ταύτην ἔχουσαι τὴν ζωὴν μόνην,
ἣν παρὰ τῆς μιᾶς δημιουργίας εἰλήφασιν, αἳ δὲ καὶ τὸ θνητὸν εἶδος τὸ προσυφαινόμενον ἀπὸ τῶν νέων θεῶν,
καὶ αἳ μὲν κατὰ πάσας ἀεὶ τὰς ἑαυτῶν ἐνεργοῦσαι δυνάμεις, αἳ δὲ ἄλλοτε ἄλλας προβάλλουσαι ζωάς. »
101
Oui, admettons qu’existent aussi entre les âmes ces différences, il n’en reste pas
moins comme différence qui les précède toutes celle qui résulte de la substance
et la division due au Démiurge : car il a établi entre elles une séparation quant
au temps, à la cause, à la procession, au mode d’existence, à la dégradation des
espèces. Ces âmes donc, qui diffèrent par tous ces traits, quel raisonnement
pourra jamais dire qu’il les rend « consubstantielles » ? « Car jamais ne seront
semblables la race des dieux immortels et celle des hommes qui rampent sur la
terre ». Bien plus, le rationnel lui-même est en elles diffèrent. Dans les dieux, il
est de l’ordre de l’intellect, dans nos âmes il est mêlé à l’irrationnel, dans les
genres médians il est défini par sa propre médianité. Et chacune des autres
propriétés se trouve, dans les âmes divines, sous un mode divin, dans les nôtres,
sous un mode humain, qu’il s’agisse des principes créatifs, du type de la vie, de
l’intellection, du temps.
Mais en voilà assez dit contre ceux qui estiment que notre âme est
« consubstantielle » et à l’Âme du Tout et aux autres âmes, et que nous sommes
irrésistiblement toutes choses, planètes, astres fixes, tout le reste, au même titre
que ces âmes-là, comme le dit Théodore d’Asiné : un langage aussi emphatique
est bien éloigné de la doctrine de Platon203.
Proclus applique une thèse, démontrée dans les Éléments de théologie (prop. 103), aux
âmes divines (et démoniques) et aux nôtres : tout est en tout, mais en chacun sous son mode
propre 204. Ainsi, « les principes créatifs, le type de la vie, de l’intellection, du temps » sont
attribués à nos âmes, mais sous un mode proprement humain, c’est-à-dire selon la nature et
les limites inhérentes à la nature de l’homme. Parmi ces attributs, notre intellection des
principes intelligibles, comme nous en faisons l’expérience, n’est pas continue, alors que la
contemplation intellective réservée à la divinité est perpétuelle.
Pour conclure l’analyse de ce passage, notons la référence à Théodore d’Asinée.
Dans les sections du Commentaire sur le Timée où il présente les opinions de ses
203
Ibid., III, 246, 10-28 (trad. A. J. Festugière) : « ἔστωσαν μὲν οὖν αὐτῶν καὶ αὗται διαφορότητες, ἀλλὰ
προηγεῖται τούτων πασῶν ἡ κατ’ οὐσίαν ἐξαλλαγὴ καὶ ἡ δημιουργικὴ διαίρεσις· ἐχώρισε γὰρ αὐτὰς τῷ χρόνῳ
τῇ αἰτίᾳ τῇ προόδῳ τῷ τρόπῳ τῆς ὑποστάσεως τῇ τῶν γενῶν ὑφέσει. τούτοις οὖν ἅπασι διαφερούσας αὐτὰς
ποῖος ἐρεῖ λόγος ὁμοουσίους ποιεῖν; ο ὐ γ ά ρ π ο τ ε φ ῦ λ ο ν ὅ μ ο ι ο ν ἀ θ α ν ά τ ω ν τ ε θ ε ῶ ν
χ α μ α ὶ ἐ ρ χ ο μ έ ν ω ν τ ’ ἀ ν θ ρ ώ π ω ν · ἀλλὰ καὶ τὸ λογικὸν αὐτὸ διάφορόν ἐστιν· ἐν μὲν γὰρ θεοῖς
νοερόν, ἐν δὲ ταῖς ἡμετέραις ψυχαῖς τῷ ἀλόγῳ συμμιγές, ἐν δὲ τοῖς μέσοις γένεσιν κατὰ τὴν ἑαυτοῦ μεσότητα
ἀφώρισται· καὶ ἕκαστον τῶν ἄλλων θείως μέν ἐστιν ἐν ταῖς θείαις ψυχαῖς, ἀνθρωπίνως δὲ ἐν ταῖς ἡμετέραις,
οἱ λόγοι, τὸ εἶδος τῆς ζωῆς, ἡ νόησις, ὁ χρόνος. ταῦτα μὲν οὖν πρὸς τοὺς οἰομένους τὴν ἡμετέραν ψυχὴν
ὁμοούσιον εἶναι τῇ τε τε τοῦ παντὸς καὶ ταῖς ἄλλαις καὶ εἶναι ἡμᾶς πάντα ἀσχέτως, πλάνητας καὶ ἀπλανεῖς
καὶ τὰ ἄλλα, καθάπερ ἐκείνας, ὥσπερ πού φησι καὶ ὁ Ἀ σ ι ν α ῖ ο ς Θ ε ό δ ω ρ ο ς · ἡ γὰρ τοιαύτη
μεγαλορρημοσύνη πόρρω τῆς Πλάτωνός ἐστι θεωρίας. »
204
Proclus, Éléments de théologie, prop. 103 : « Πάντα ἐν πᾶσιν, οἰκείως δὲ ἐν ἑκάστῳ ». Nous reviendrons
sur le contenu de cette proposition à l’occasion de notre analyse des trois formes de l’intellection divine et de
la triade être – vie – pensée dans la troisième section de notre thèse.
102
devanciers, Proclus identifie la plupart du temps ses sources205, qu’il critique selon un
procédé semblable à celui pratiqué par Aristote dans ses traités, notamment dans le De
anima, où l’on trouve l’une des plus claires applications de sa méthode doxographique. Ici,
le nom de Théodore d’Asinée apparaît à la toute fin d’une critique qui semblait d’abord
adressée à la doctrine de Plotin, que Proclus mentionne plus haut. Nous comprenons ainsi
que les arguments procliens, tout en visant principalement la doctrine plotinienne, prennent
aussi pour cible sa reprise et vraisemblable déformation par Théodore, qui en aurait fait une
sorte de caricature aux yeux de Proclus; c’est du moins ce que semble indiquer le
vocabulaire qu’il emploie dans son Commentaire : irrésistiblement (aschetôs), langage
emphatique (megalorrêmosunê). En effet, c’est une chose de dire que notre âme est de
nature « consubstantielle » au divin, en tant qu’elle demeure toujours rattachée aux
principes dont elle provient, mais c’est autre chose de dire que notre âme est « toutes
choses, planètes, astres fixes, tout le reste ». Même le principe de la proposition 103 des
Éléments de théologie, aussi grande que puisse être son extension métaphysique, n’est pas
susceptible d’une aussi généreuse application.
À la différence des distinctions opérées par Proclus dans la dernière section des
Éléments de théologie, l’exposé du Commentaire sur le Timée présente une classification
plus complexe des âmes supérieures : alors qu’elles sont parfois associées au premier
membre de la division, faisant ainsi partie de la même classe que les âmes divines, elles le
sont aussi au second, alors qu’elles sont mises en compagnie des âmes particulières. Nous
reviendrons donc à la doctrine rigoureusement exposée dans ses traités théologiques, plus
précisément dans les Éléments de théologie, qui dans la section consacrée aux âmes (prop.
184 à 211) offrent les développements doctrinaux les plus clairs au sujet des différentes
classes d’âmes, ce qui permettra d’éclairer les propos du Commentaire de Proclus sur le
Timée.
205
Ce qui n’est pas le cas dans tous ses commentaires, notamment dans le Commentaire sur le Parménide, où
les auteurs des opinions présentées, critiquées et parfois reprises par Proclus pour l’élaboration de sa doctrine
sont beaucoup plus rarement identifiés.
103
2.3 L’âme (particulière) descendue dans les Éléments de théologie
2.3.1 Les principes théologiques de la proposition 211 des Éléments de théologie
La noêsis attribuée à l’homme est définie en fonction de l’essence de l’âme humaine,
que Proclus distingue des âmes dites supérieures et des intellects séparés, qui, de manière
conjointe, sont la cause de son intellection. Par l’ultime proposition (211) des Éléments de
théologie, Proclus démontre que l’âme particulière (ou humaine) est une entité totalement
descendue dans le Devenir (ou génération, ou génésis). Nous reprenons la traduction de
J. Trouillard en modifiant les termes en conformité avec la terminologie que nous avons
définie206 :
211. Toute âme particulière qui descend dans la génération y descend tout
entière, et il n’est aucune partie d’elle-même qui demeure en haut, alors qu’une
autre descend.
Si une partie de l’âme demeure dans l’intelligible, ou bien elle aura une
pensée toujours immuable, ou bien une pensée changeante. Mais si elle a une
pensée immuable, elle sera un intellect et non une partie de l’âme, et ainsi cette
âme particulière participera immédiatement à l’intellect, ce qui est impossible.
Et si elle a une pensée changeante, on aura une seule et même substance formée
d’un être qui pense toujours et d’un autre qui pense de façon intermittente. Ce
qui est impossible. Car ces êtres sont d’espèces différentes, comme on l’a
montré. En outre, il est absurde que la cime de l’âme, si elle est toujours
parfaite, ne maîtrise pas les autres puissances et ne les rende pas parfaites. Par
conséquent, toute âme particulière descend tout entière dans la génération207.
Nous divisons la démonstration de cette proposition en deux arguments : le premier repose
sur la distinction entre l’activité intellective des âmes particulières et celle des âmes
démoniques (qui ne sont pas expressément nommées); le second, sur la nécessité pour la
partie supérieure de l’âme, dans l’hypothèse où sa contemplation des principes intelligibles
demeure ininterrompue, d’être en mesure de maîtriser et perfectionner ses facultés
inférieures.
206
Nous reprenons la traduction de J. Trouillard en y substituant ponctuellement, en vue d’atteindre une plus
grande uniformité et cohérence avec le reste de notre exposé, le vocabulaire noétique que nous avons défini.
207
Proclus, Éléments de théologie, prop. 211 (trad. J. Trouillard, légèrement modifiée) : « Πᾶσα μερικὴ ψυχὴ
κατιοῦσα εἰς γένεσιν ὅλη κάτεισι, καὶ οὐ τὸ μὲν αὐτῆς ἄνω μένει, τὸ δὲ κάτεισιν.
εἰ γάρ τι μένοι τῆς ψυχῆς ἐν τῷ νοητῷ, ἢ ἀμεταβάτως νοήσει ἀεὶ ἢ μεταβατικῶς. ἀλλ’ εἰ μὲν ἀμεταβάτως,
νοῦς ἔσται καὶ οὐ μέρος ψυχῆς, καὶ ἔσται ἡ ψυχὴ προσεχῶς νοῦ μετέχουσα· τοῦτο δὲ ἀδύνατον. εἰ δὲ
μεταβατικῶς, ἐκ τοῦ ἀεὶ νοοῦντος καὶ <τοῦ> ποτὲ νοοῦντος μία οὐσία ἔσται. ἀλλ’ ἀδύνατον· ταῦτα γὰρ εἴδει
διαφέρει, ὡς δέδεικται, πρὸς τῷ καὶ ἄτοπον εἶναι τὸ τῆς ψυχῆς ἀκρότατον, ἀεὶ τέλειον ὄν, μὴ κρατεῖν τῶν
ἄλλων δυνάμεων κἀκείνας τελείας ποιεῖν. πᾶσα ἄρα ψυχὴ <μερικὴ ὅλη> κάτεισιν. »
104
2.3.2 Premier argument de la proposition 211
La traduction de J. Trouillard, et l’interprétation qu’elle suppose 208, semble
s’éloigner de celle d’E.R. Dodds209. Deux distinctions sont
déterminantes pour la
compréhension du premier argument développé par Proclus afin de démontrer la descente
totale de l’âme particulière dans le Devenir (la génération dans la traduction de
Trouillard) : la notion d’intellect (nous) et l’opposition entre une pensée « immuable »
(ametabatôs) et une pensée « changeante » (metabatikôs).
Le terme metabasis, et ses dérivés adverbiaux (metabatikôs et ametabatôs), signifie
communément le caractère transitif de la connaissance attribuée à l’âme, le fait qu’elle
saisit ses objets les uns après les autres; cette activité discursive, commune à toutes les
âmes210, s’oppose à l’intellection, qui est une forme de connaissance immédiate, qui exclut
toute transitivité. À la proposition 211, Proclus n’emploie pas à notre avis les dérivés de
metabasis en ce sens, puisqu’il cherche implicitement à distinguer les âmes particulières
des âmes supérieures, qui ont en commun le caractère transitif de leur activité cognitive.
Ces dernières, bien qu’elles aient une activité transitive, pensent toujours, leur pensée
intellective étant toujours activée (ou perfectionnée) par un intellect séparé, ce qui n’est pas
208
Le format choisi par J. Trouillard pour sa traduction des Éléments de théologie ne laisse place qu’à
quelques notes explicatives, ce qui, dans ce cas-ci, ne permet pas de rendre manifeste son interprétation du
texte grec, qui semble toutefois prendre ses distances par rapport à celle d’E.R. Dodds.
209
Voici la traduction intégrale de J. Trouillard : « Toute âme particulière qui descend dans la génération y
descend tout entière, et il n’est aucune partie d’elle-même qui demeure en haut, alors qu’une autre descend.
Si une partie de l’âme demeure dans l’intelligible, ou bien elle aura une pensée toujours immuable, ou bien
une pensée changeante. Mais si elle a une pensée immuable, elle sera un esprit et non une partie de l’âme, et
ainsi cette âme particulière participera immédiatement à l’esprit, ce qui est impossible. Et si elle a une pensée
changeante, on aura une seule et même substance formée d’un être qui pense toujours et d’un autre qui pense
de façon intermittente. Ce qui est impossible. Car ces êtres sont d’espèces différentes, comme on l’a montré.
En outre, il est absurde que la cime de l’âme, si elle est toujours parfaite, ne maîtrise pas les autres puissances
et ne les rende pas parfaites. Par conséquent, toute âme particulière descend tout entière dans la génération. »
Nous pouvons comparer cette traduction à celle d’E. R. Dodds, dont nous ne citons ici que la première partie
de la démonstration : « For suppose that some part of the soul remains in the intelligible. It will exercice
perpetual intellection, either without transition from object to object or transitively. But if without transition,
it will be an intelligence and not a fragment of a soul, and the soul in question will be one which directly
participates an intelligence; and this is impossible (prop. 202). And if transitively, the part which has
perpetual intellection and that which has intermittent intellection will be one substance. But this is
impossible, for they differ in kind, as has been shown. »
210
Le terme metabatikôs apparaît également à la prop. 199 (p. 174, l. 3 de l’édition Dodds) des Éléments de
théologie pour décrire le caractère transitif de l’activité de toute âme encosmique. Le terme metabatikê décrit
également la cinquième acception de l’intellection, celle de l’âme rationnelle, dans l’In Timaeum (I, 244, 19).
Les dérivés du verbe metabainô, dans la prop. 211, ont le même sens que les dérivés du verbe metaballô aux
propositions 183 et 184.
105
le cas pour les âmes particulières. En ce sens, elles peuvent être considérées comme des
intellects, en tant que leur intellection est perpétuelle, bien qu’elles ne soient pas
essentiellement intellectives. Ainsi, le terme metabasis nous apparaît ici comme un
synonyme de metabolê, qui apparaît aux propositions 183 et 184, qui fournissent à la
proposition 202 certains éléments de sa démonstration211 : « si d’autre part l’esprit qui n’est
que pensant est participé par des âmes qui ne sont ni divines ni sujettes à osciller de la
pensée à l’inconscience212. » Trouillard traduit metabolês dektikôn par sujettes à osciller à
la proposition 184, ce qui pour nous est au centre de la démonstration de la la proposition
211. Il s’agit d’une oscillation entre l’intellection (la pensée) et son absence (inconscience).
Il n’est pas question de la transitivité ou de la non-transitivité de l’activité de cette partie
supérieure de l’âme (toute âme ayant une activité transitive), mais de la distinction entre
l’âme humaine et l’âme démonique.
Le commentaire du texte, phrase par phrase, avec des références aux propositions
pertinentes des sections précédentes des Éléments de théologie, permettra de défendre notre
interprétation de la proposition 211. Nous suivrons la version légèrement modifiée de la
traduction de J. Trouillard, à partir de laquelle nous développerons notre interprétation de la
pensée de Proclus, sans présupposer qu’elle soit identique à celle du traducteur (en
l’absence de notes substantielles chez la traduction de Trouillard – ce qui est aussi le cas
dans l’édition de Dodds – il nous est impossible de nous assurer de l’interprétation du texte
grec et de sa doctrine par son traducteur)
Si une partie de l’âme demeure dans l’intelligible, ou bien elle aura une pensée
toujours immuable, ou bien une pensée changeante213. Proclus émet l’hypothèse qu’une
partie de l’âme demeure dans l’intelligible, ce dont il montrera l’absurdité. L’alternative qui
211
Nous présentons le texte grec de la proposition 202, celle-ci contenant certains des principaux éléments
doctrinaux permettant de comprendre la nature de l’intellection propre à chacune des classes d’âmes, divines,
démoniques et particulières (humaines) : « Πᾶσαι ψυχαὶ θεῶν ὁπαδοὶ καὶ ἀεὶ ἑπόμεναι θεοῖς καταδεέστεραι
μέν εἰσι τῶν θείων, ὑπερήπλωνται δὲ τῶν μερικῶν ψυχῶν.
αἱ μὲν γὰρ θεῖαι καὶ νοῦ μετέχουσι καὶ θεότητος (διὸ νοεραί τέ εἰσιν ἅμα καὶ θεῖαι) καὶ τῶν ἄλλων ψυχῶν
ἡγεμονοῦσι, καθόσον καὶ οἱ θεοὶ τῶν ὄντων ἁπάντων· αἱ δὲ μερικαὶ ψυχαὶ καὶ τῆς εἰς νοῦν ἀναρτήσεως
παρῄρηνται, μὴ δυνάμεναι προσεχῶς τῆς νοερᾶς οὐσίας μετέχειν· οὐδὲ γὰρ ἂν τῆς νοερᾶς ἐνεργείας
ἀπέπιπτον κατ’ οὐσίαν μετέχουσαι τοῦ νοῦ, καθάπερ δέδεικται πρότερον. μέσαι ἄρα εἰσὶν αἱ ἀεὶ θεοῖς
ἑπόμεναι ψυχαί, νοῦν μὲν ὑποδεξάμεναι τέλειον καὶ ταύτῃ τῶν μερικῶν ὑπερφέρουσαι, οὐκέτι δὲ καὶ θείων
ἑνάδων ἐξημμέναι· οὐ γὰρ θεῖος ἦν ὁ μετεχόμενος ὑπ’ αὐτῶν νοῦς. »
212
Proclus, Éléments de théologie, prop. 184 (trad. J. Trouillard).
213
Les extraits de la proposition 211 sont en caractère italique dans notre exposé.
106
se présente alors est celle d’une pensée immuable ou celle d’une pensée changeante. Nous
serions d’emblée tenté de comprendre ici, par pensée immuable, la pensée purement
intellective, définie par l’éternité, par l’absence de discursus, par opposition à une pensée
changeante, transitive, qui passe sans cesse d’un objet à un autre, sous un mode temporel.
C’est d’ailleurs l’interprétation que semble adopter Dodds en traduisant : « It will exercice
perpetual intellection, either without transition from object to object or transitively ». La
traduction de Trouillard ne rend pas le texte grec de la même manière, nous pourrions la
paraphraser ainsi : si une partie de l’âme demeure dans l’intelligible, il faut voir si
l’intellection de cette âme sera immuable ou changeante, à savoir si elle passe de la pensée
à l’inconscience, pour reprendre les termes français de Trouillard à la proposition 184.
Mais si elle a une pensée immuable, elle sera un intellect et non une partie de
l’âme, et ainsi cette âme particulière participera immédiatement à l’intellect, ce qui est
impossible. Lorsque Proclus affirme qu’elle sera un intellect, il ne veut pas dire qu’elle sera
substantiellement un esprit (pour reprendre la traduction de nous par Trouillard), mais que
son activité intellective sera ininterrompue et qu’elle se définira par cette activité, qu’elle
n’abandonnera jamais. C’est bien, à notre avis, de l’âme démonique dont il est ici question,
d’une âme qui peut être dite intellect en tant que son activité cognitive, bien qu’elle soit
transitive, est perpétuellement intellective, constamment activité et perfectionnée par un
intellect séparé, nommément l’intellect particulier. D’ailleurs, cette âme, comme l’a montré
Proclus, participe immédiatement à l’intellect, ce qui est impossible pour l’âme humaine,
puisque celle-ci, comme cela fut démontré (prop. 184), ne participe à l’intellect que de
manière indirecte. En parlant de l’impossibilité pour l’âme particulière, si elle était un
« intellect » (une âme constamment intellective), de participer directement à l’intellect,
Proclus sous-entend certes qu’une âme capable d’une telle participation existe, à savoir
l’âme démonique, qui, cependant, partage le caractère transitif de son activité cognitive
avec l’âme humaine, tout en demeurant constamment illuminée par l’intellect particulier.
La « pensée immuable » (ametabatôs) dont il est ici question ne décrit donc pas le caractère
transitif partagé par toutes les âmes, qui n’est pas un critère discriminant entre les âmes,
mais la participation constante à l’intellect d’une âme essentiellement intellective, à savoir
l’âme démonique.
107
Et si elle a une pensée changeante, on aura une seule et même substance formée
d’un être qui pense toujours et d’un autre qui pense de façon intermittente. Ce qui est
impossible. Car ces êtres sont d’espèces différentes, comme on l’a montré. Proclus montre
ici que si l’âme est une pensée changeante, et que l’on continue de postuler qu’une partie
d’elle-même demeure en haut, on formera une seule substance à partir d’un être qui pense
toujours, à savoir l’âme démonique, dont on peut dire qu’une partie d’elle-même demeure
constamment en haut en tant que sa pensée est immuable, et d’un autre qui pense de façon
intermittente, à savoir l’âme humaine. Puisque c’est un fait que la pensée de l’âme humaine
est changeante, on ne peut postuler qu’une partie d’elle demeure en haut, ce qui est réservé
à l’âme démonique, avec laquelle il ne faut pas la confondre. Ce n’est donc pas la
transitivité, en sens de passage d’un objet à un autre, qui définit la distinction entre les âmes
particulières et les âmes démoniques, transitivité que partagent toutes les âmes et dont il n’a
pas réellement été question d’ailleurs dans les propositions précédentes des Éléments de
théologie, mais de cette distinction entre une activité intellective continue et une activité
intellective interrompue. C’est d’ailleurs ce que confirme la dernière phrase de cet extrait,
Car ces êtres sont d’espèces différentes, comme on l’a montré, qui renvoie aux propositions
précédentes au sujet des différentes classes d’âmes, notamment les propositions 184 et 202.
Dans cette ultime proposition des Éléments de théologie, Proclus reprend
implicitement la distinction établie à la proposition 184 – et reprise à la proposition 202 –
entre l’âme particulière et l’âme démonique en démontrant l’absurdité de la « nondescente » de la totalité de l’âme dans le Devenir. La thèse d’origine plotinienne est
infirmée par l’impossibilité d’accorder à l’âme humaine une « pensée immuable », à savoir
une pensée perpétuellement intellective, réservée aux âmes qui lui sont supérieures (divines
et démoniques). Lui attribuer une intellection perpétuelle serait, d’une part, nier la
distinction entre sa nature et celle des âmes démoniques, qui participent directement à
l’intellect (prop. 202), et, d’autre part, s’opposer, à l’expérience que tout homme fait de la
nature fugitive de son intellection, qui caractérise l’activité de son âme et la distingue
essentiellement l’âme démonique. Pour que la visée de la proposition 211 demeure
cohérente avec celle des propositions précédentes, celles qui établissent les critères de
distinction entre les différentes classes d’âmes, le terme metabatikôs ne devrait pas y
désigner le caractère discursif de la pensée psychique (qui est partagé par toute âme en tant
108
qu’âme), mais le passage de l’intellection à son absence, qui distingue essentiellement la
pensée humaine de la pensée démonique.
2.3.3 Deuxième argument de la proposition 211
Le second argument qui infirme la thèse de la non-descente totale de l’âme humaine
se comprend à partir des mêmes distinctions sous-entendues par le premier argument.
Encore une fois, c’est parce que l’âme humaine ne partage pas la nature de l’âme
démonique qu’il est impossible qu’une partie d’elle-même reste « en haut ». Puisqu’elle
n’est pas perpétuellement parfaite, l’âme humaine n’a pas la constante capacité de maîtriser
ses facultés inférieures, les facultés irrationnelles de l’âme, ce que Proclus attribue plutôt
aux âmes démoniques : En outre, il est absurde que la cime de l’âme, si elle est toujours
parfaite, ne maîtrise pas les autres puissances et ne les rende pas parfaites. Par
conséquent, toute âme particulière descend tout entière dans la génération. La cime de
l’âme humaine n’est pas toujours parfaite, à savoir, comme nous le préciserons, sa
puissance intellective n’est pas toujours activée par un intellect séparé, mais celle de l’âme
démonique, qui jouit d’une participation constante, est dite parfaite (prop. 202). C’est en ce
sens aussi que Proclus, dans le premier argument, attribue à cette dernière une pensée
immuable et la participation immédiate et perpétuelle à l’intellect séparé. C’est aussi
pourquoi la cime de cette âme peut être dite un intellect, en tant que sa puissance
intellective est toujours active, ce qui n’est pas le cas pour l’âme humaine.
Il nous resterait à préciser quelle est la nature de la cime de l’âme humaine. Selon
une division des facultés de l’âme que l’on retrouve entre autres dans la Théologie
platonicienne, cette cime serait l’huparxis ou l’un de l’âme, au-dessus de toute puissance
rationnelle. Cependant, dans le cadre des Éléments de théologie, où l’âme démonique se
distingue de l’âme humaine par son intellection « immuable », la cime de l’âme semble
plus modestement désigner l’intellect de l’âme ou, plus précisément, sa puissance
intellective, la plus haute des puissances de l’âme rationnelle de l’homme, au-dessus de la
doxa et de la dianoia.
109
2.3.4 Paraphrase de la proposition 211
En conclusion de notre analyse de l’âme particulière et de sa descente, d’après la
doctrine des Éléments de théologie, nous proposons une traduction commentée – tout ce qui
n’est pas en caractère italique dans le texte constitue notre commentaire – de la proposition
211. Nous avons voulu nous limiter à l’essentiel en ce qui concerne les précisions
doctrinales et conceptuelles qui, à notre avis, permettent de rendre explicite les notions
noétiques, psychologiques et épistémologiques sur lesquelles repose la démonstration
proclienne de la descente totale de l’âme dans le monde de la génération :
Toute âme particulière qui descend dans la génération y descend tout entière, et il
n’est aucune partie d’elle-même qui demeure en haut, alors qu’une autre descend.
Si une partie de l’âme demeure dans l’intelligible, ou bien elle aura une pensée
toujours immuable (qui est toujours active, parfaite, intellective, ce qui est le cas de la
pensée de l’âme démonique), ou bien une pensée changeante (parfois active, parfaite et
intellective, parfois non, ce qui est le cas de l’âme humaine). Mais si elle a une pensée
immuable, elle sera un intellect (elle sera une âme intellective constamment actualisée, et
donc identique à l’âme démonique) et non une partie de l’âme (humaine), et ainsi cette
âme particulière participera immédiatement à l’intellect (et serait donc une âme
intellective constamment actualisée), ce qui est impossible. Et si elle a une pensée
changeante, on aura une seule et même substance formée d’un être qui pense toujours
(l’âme démonique) et d’un autre qui pense de façon intermittente (l’âme humaine). Ce qui
est impossible. Car ces êtres sont d’espèces différentes, comme on l’a montré (aux
propositions 184 et 202, notamment). En outre, il est absurde que la cime de l’âme (la
puissance intellective de la raison), si elle est toujours parfaite (toujours activée par
l’intellect particulier), ne maîtrise pas les autres puissances (irrationnelles) et ne les rende
pas parfaites. Par conséquent, toute âme particulière descend tout entière dans la
génération.
Avec ce commentaire inséré dans la traduction de Trouillard, nous concluons notre
étude des principes intellectifs et psychologiques au principe de l’intellection humaine.
Nous nous intéresserons maintenant à la notion d’intellection elle-même et à son histoire
dans la tradition platonico-aristotélicienne, de Platon à Proclus, voire au-delà. Nous ferons
110
d’abord une courte présentation de différents savoirs relatifs à la noêsis pour ensuite
retracer quelques moments dans l’histoire de la doctrine noétique par l’étude d’un concept,
l’epibolê, auquel nous avons également consacré un article214.
3. L’intellection accompagnée de raison (noêsis meta logou)
3.1 L’acte d’intellection chez Proclus et ses sources platonico-aristotéliciennes
En termes péripatéticiens, l’intellect particulier qui active la puissance intellective
de l’âme rationnelle pourrait être nommé nous poiêtikos. Pour Proclus, cet intellect est en
soi une réalité séparée à l’âme humaine, il n’est donc ni une faculté, ni une activité de l’âme
humaine. Cependant, cet intellect n’est pour lui ni unique, ni divin, bien qu’il procède de
l’Intellect universel (et divin) qui est au principe du plan intellectif, qui en est la monade,
selon un schème que Proclus définit à la proposition 108 des Éléments de théologie et qu’il
applique à la proposition 109 aux différents degrés du réel, dont le diacosme intellectif.
L’exégèse du lemme 28a1-4 dans le Commentaire sur le Timée vise à définir la
forme d’intellection réservée à l’homme. À proprement parler, l’intellection des intellects
particuliers, la quatrième acception de la noêsis selon Proclus, n’est pas l’intellection
propre à l’âme humaine, celle que définit l’expression noêsis meta logou, mais bien la
cause de celle-ci. Par ses illuminations (ellampsis) ou sa lumière (phôs), Proclus emploie
les deux termes, l’intellect particulier élève et mène à sa perfection la substance rationnelle
de l’homme, son logos. Comme pour la noêsis, Proclus distingue les différentes acceptions
du mot logos afin d’identifier le sens que Platon a pu donner à ce terme dans le syntagme
noêsis meta logou. Des logos opinatif (doxastikos), scientifique (epistêmonikos) et
intellectif (noeros), seul ce dernier peut être mené à sa perfection par l’activité rayonnante
de l’intellect particulier, puisque l’opinion (doxa) est une forme de connaissance
irrationnelle et la raison scientifique est un savoir qui, d’après l’enseignement de la
République, porte sur les formes intermédiaires, inférieures aux intelligibles (noêta) selon
l’Analogie de la Ligne (509d-511a).
214
Voir ARTICLE I.
111
La noêsis meta logou est le produit de cette rencontre entre l’intellection de
l’intellect particulier et la raison intellective (logos noeros) :
Et il semble ainsi que le présent texte, parce qu’il veut mettre sous les yeux
toute connaissance de l’Être qui est toujours, ait nommé d’abord cette
connaissance « intellectuelle », et que d’autre part, pour ne pas assumer
l’intellection seule, il lui a ajouté le logos, la notion du « discursif » servant
de caractère distinctif, en ce sens que, quand le logos intellige l’Être
réellement être, en tant que logos, il a une activité discursive, en tant
qu’intelligeant il agit par une intuition toute simple, puisqu’il intellige tout
d’un coup chaque objet comme simple, sans pourtant intelliger tous les
objets ensemble, mais en passant de l’un à l’autre, cependant que, au cours
de ce passage, il intellige tout ce qu’il intellige comme un et comme
simple215.
Bien que ce soit la puissance la plus haute de la raison, sa puissance intellective, qu’élève et
mène à sa perfection l’illumination de l’intellect particulier, l’acte cognitif qui en sera le
produit conservera un aspect transitif, la transitivité étant l’un des caractères essentiels, et
donc inaliénables, de l’âme humaine.
Une telle explication des causes de l’intellection accompagnée de raison n’apparaît
pas dans les Dialogues de Platon, n’est pas présente dans le corpus platonicien, et ne se
manifeste pas, à notre connaissance dans les Ennéades de Plotin sous la forme que lui
donne Proclus. En effet, on ne saurait trouver, même dans l’œuvre plotinienne, une
tripartition du logos humain, une définition de la nature de l’intellection et encore moins
une précision sur la fonction épistémologique (et éthique) d’une entité intermédiaire
comme l’âme démonique. Cependant, les notions de dialectique, chez Platon et Plotin, et de
sagesse, chez Aristote (et également chez Plotin), comprennent l’aspect intuitif et discursif
que définit la noêsis meta logou. L’étude de quelques extraits des œuvres platonicienne,
aristotélicienne et plotinienne permet de voir l’importance de la dimension intuitive de
l’activité philosophique, même quand l’attention porte davantage sur la nature de la science
que sur l’activité qui nous permet d’en saisir les principes, et sur laquelle d’ailleurs, des
penseurs comme Aristote avait bien peu de choses à dire (rappelons-nous l’expression
215
Proclus, In Timaeum, I, 246, 2-9 (trad. A. J. Festugière) : « καὶ ἔοικεν ὁ λόγος πᾶσαν γνῶσιν τοῦ ἀεὶ ὄντος
ἐκφαίνων νόησιν μὲν αὐτὴν εἰπεῖν τὴν πρώτην, ὅπως δὲ μὴ μόνην αὐτὴν ὑπολάβῃ, προσθεῖναι τῇ νοήσει τὸν
λόγον, τῷ μεταβατικῷ διελών, ὡς ὅταν γε λόγος νοῇ τὸ ἀεὶ ὄν, ὡς μὲν λόγος ἐνεργεῖ μεταβατικῶς, ὡς δὲ
νοῶν μετὰ ἁπλότητος, ἕκαστον μὲν ὡς ἁπλοῦν ἅμα νοῶν, οὐ πάντα δὲ ἅμα, ἀλλὰ μεταβαίνων ἀπ’ ἄλλων ἐπ’
ἄλλα, νοῶν δὲ πᾶν ὃ νοεῖ μεταβαίνων ὡς ἓν καὶ ἁπλοῦν. »
112
laconique de la fin des Seconds Analytiques, II, 19, pour décrire l’intuition intellectuelle :
nous tôn archôn).
3.2 L’intellection et la dialectique dans les Dialogues de Platon
La réflexion épistémologique dans les Dialogues de Platon porte davantage sur la
dialectique que sur la noétique. Platon ne met pas tant l’accent sur la noêsis que sur le
logos, la partie rationnelle de la division tripartite de l’âme, qui apparaît dans des dialogues
de maturité comme la République et le Phèdre. Dans la République, toutefois, cette
tripartition – que Proclus commente amplement dans la dissertation VII de son
Commentaire216 – laisse également place à une division de la faculté rationnelle en noêsis et
dianoia, ce qui fournit deux des puissances de l’âme rationnelle, auxquelles s’ajoute
l’opinion (doxa), selon une structure triadique projetée par l’interprétation néoplatonicienne
sur le texte de Platon217. C’est bien sûr dans l’Analogie de la Ligne, dont il est encore ici
question, que nous trouvons la division la plus claire des facultés rationnelles de l’âme
humaine; c’est là que la pensée néoplatonicienne trouvera ses principaux matériaux
conceptuels pour l’élaboration de ses discours épistémologique.
La réflexion épistémologique de Platon, même lorsqu’il utilise le terme noêsis, porte
rarement sur l’intellection elle-même. Il concentre son discours sur la diversité des activités
dialectiques qui peuvent exercer notre âme à saisir les principes, ou l’Être, selon la formule
que l’on retrouve dans le Timée. Lorsqu’il s’interroge sur la nature d’une intuition qui serait
indépendante de la dialectique – qui est pour lui la science véritable – Platon ne parle plus
de noêsis au sens propre, mais de quelque chose qui se rapproche de l’inspiration divine,
une forme de connaissance qui n’est pas en soi fausse, mais qui ne répond pas aux critères
définis pour le discours le discours scientifique. En effet, le discours inspiré peut dire le
vrai, mais il ne cherche pas à justifier cette vérité, à donner ses raisons, à « l’enchaîner par
un raisonnement de causalité », d’après la formule que l’on retrouve dans le Ménon218.
C’est, comme nous l’avons vu, la forme de savoir qui est à l’origine du discours
216
Proclus, In Rempublicam, I, 206, 3 sqq. (dissertation VII, livre II de la traduction d’A. J. Festugière).
Notons que la triade noêsis – dianoia – doxa, qui décrit les trois puissances de l’âme rationnelle dans
l’oeuvre de Proclus, n’apparaît pas sous cette forme dans les Dialogues, bien que ces notions soient définies
par Platon, notamment dans l’Analogie de la Ligne.
218
Platon, Ménon, 98a.
217
113
symbolique, celui des mythes, que critique Platon, sans toutefois le rejeter219. Nous
reviendrons sur cette forme d’intuition, qui dépasse l’intellection proprement humaine,
dans la troisième section de notre étude.
Sans nous lancer ici dans une analyse des différents passages du corpus platonicien
qui exposent les principes de la méthode dialectique, ce que nous réservons à une étude
ultérieure220, nous pouvons affirmer que Platon n’est pas un théoricien de la noétique. Par
cela, nous voulons dire que Platon ne s’attarde pas à distinguer les différents aspects de
l’intelligible221 afin d’expliquer précisément les causes transcendantes de l’intellection
humaine (même le démon, dans le corpus platonicien, ne semble pas se voir attribuer une
réelle fonction dans l’activation de la noêsis). Bref, Platon est un penseur de la dialectique,
et il est plus important pour lui de l’exercer que de détailler les causes qui rendent possible
l’intuition de l’Être qu’est censé produire ce même exercice.
3.3 Un équivalent aristotélicien de la noêsis meta logou : la sagesse (sophia)
3.3.1 La sagesse chez Aristote et le statut de la dialectique
Trouve-t-on un équivalent épistémologique à la noêsis meta logou chez Aristote, à
une forme de connaissance qui serait à la fois intuitive, en tant qu’elle saisit, d’un seul
coup, dans une vue d’ensemble, les principes premiers de tout savoir, et rationnelle, en tant
qu’elle comprend et explique les relations naturelles et causales entre ces différents
principes et leurs effets ? Pour les néoplatoniciens, et déjà chez Plotin (comme nous le
verrons), cette forme de savoir, qui conjugue science et saisie des principes, l’équivalent
pour eux de la dialectique platonicienne, peut se nommer la sophia, et se trouve définie
pour la première fois dans l’œuvre d’Aristote.
Si les néoplatoniciens reconnaissent la notion de sagesse et l’assimilent à leur
conception de la dialectique, en tant qu’elle est une science de l’être et des premiers
principes, Aristote, en retour, ne considère pas la dialectique comme une forme de
219
Du moins d’après Proclus, qui en fait une des quatre formes du logos théologique.
L’ANNEXE I présente notre traitement le plus complet des rapports entre la dialectique et l’inspiration
divine dans la pensée de Platon.
221
À moins bien sûr que nous lisions le Parménide de Platon de la même manière que Proclus et la tradition
néoplatonicienne postérieure à Plotin, c’est-à-dire comme un traité de théologie scientifique qui détaille les
différents niveaux dans la procession du réel, de l’Un à la matière.
220
114
connaissance scientifique. Quelle incarnation de la dialectique platonicienne avait-il en
tête ? Nous savons que les figures de la dialectique sont plurielles dans l’œuvre de Platon :
la dialectique de la division, par exemple, celle qui est pratiquée dans le Sophiste et le
Politique, est critiquée par Aristote dans les Seconds Analytiques222, alors qu’il cherche à
établir les principes du savoir scientifique. La dialectique du Phèdre, qui pourrait davantage
correspondre aux critères épistémologiques définis dans les Seconds Analytiques, ne semble
pas avoir été prise en considération par Aristote. Pour lui, la dialectique n’est pas la forme
achevée du savoir, elle peut, tout au mieux, préparer la pensée rationnelle à l’exercice de la
science. Bref, la dialectique ne serait être comptée parmi les vertus intellectuelles de l’âme
humaine; ce sont plutôt les notions de science, d’intelligence et de sagesse qui, chez
Aristote, pourront correspondre à la noêsis meta logou platonicienne, et à la dialectique
comme science, telle que la définirons les commentateurs néoplatoniciens de Platon.
3.3.2 La science, l’intelligence et la sagesse dans l’Éthique à Nicomaque
Nous retrouvons une définition de la sagesse au livre VI de l’Éthique à Nicomaque.
Dans la tradition néoplatonicienne, la sagesse aristotélicienne deviendra l’équivalent de la
dialectique platonicienne, ou de la noêsis meta logou du Timée, le mode de connaissance
propre au philosophe223. Comme l’intellection accompagnée de raison, la sagesse, telle que
la définit Aristote, rassemble un acte intuitif, l’intelligence, et une activité discursive, la
science.
Le livre VI de l’Éthique à Nicomaque a pour objet les vertus intellectuelles, dont la
science, l’intelligence et la sagesse. Ces vertus appartiennent à la partie de l’âme rationnelle
qui « nous permet de considérer le genre de réalités dont les principes ne peuvent être
autrement qu’ils ne sont224 », alors que les autres vertus intellectuelles, la sagacité et la
technique, se rapportent à ce qui peut être autrement.
222
Aristote, Seconds Analytiques, II, 5, 91b12-92a5.
C’est ce que fait d’ailleurs Plotin, dans le Traité I, 3 [20], Sur la dialectique, sur lequel portera notre
analyse.
224
Aristote, Éthique à Nicomaque, VI, 1, 1139a6-8 (trad. R. Bodéüs) : « ἓν μὲν ᾧ θεωροῦμεν τὰ τοιαῦτα τῶν
ὄντων ὅσων αἱ ἀρχαὶ μὴ ἐνδέχονται ἄλλως ἔχειν. »
223
115
Aristote définit d’abord la science, en des termes qui rappellent ceux du Timée, où
Platon fait de de la réalité éternelle qu’est l’Être l’objet de l’intellection accompagnée de
raison :
Tous en effet, nous croyons que ce que la science nous permet de savoir ne peut
être non plus autrement. Or les choses qui peuvent être autrement, une fois
qu’on cesse de les regarder, on ne sait plus si elles sont ou non. C’est donc par
nécessité qu’est ce qu’on peut connaître scientifiquement.
Donc, cet objet est éternel. Car les choses qui sont par nécessité pures et
simples sont toutes éternelles. Et celles qui sont éternelles ne peuvent ni naître
ni disparaître225.
Prises en elles-mêmes, sans avoir à l’esprit la critique de la théorie aristotélicienne des
Formes et de l’âme automotrice que l’on retrouve ailleurs dans le corpus aristotélicien, on
peut être porté, comme les néoplatoniciens, à voir ici une définition de la science qui est
dans la suite de celle proposée par Platon dans le Timée, alors qu’il parle de la noêsis meta
logou.
Aristote poursuit sa définition de la notion de science par une référence aux Seconds
Analytiques. Pour Aristote, tout comme pour Platon, le pouvoir d’être enseignée et d’être
apprise est un attribut essentiel de la science. En elle-même, la science n’a pas la capacité
de fournir les principes à partir desquels elle opère ses démonstrations :
De plus, toute science est, semble-t-il, susceptible d’enseignement et ce qu’on
sait de science peut être appris. Or tout enseignement procède de connaissances
préalables, comme nous le disons dans les Exposés de résolution, car il procède
tantôt par induction, tantôt par déduction. L’induction dès lors est son point de
départ, et conduit à l’universel, tandis que la déduction part des universels. Il y
a donc des principes qui sont à l’origine de la déduction et ne sont pas euxmêmes le résultat de la déduction. Ils sont donc le résultat d’une induction.
La science est donc un état qui permet de démontrer226.
225
Ibid., VI, 1, 1139b19-24 (trad. R. Bodéüs) : « πάντες γὰρ ὑπολαμβάνομεν, ὃ ἐπιστάμεθα, μηδ’ ἐνδέχεσθαι
ἄλλως ἔχειν· τὰ δ’ ἐνδεχόμενα ἄλλως, ὅταν ἔξω τοῦ θεωρεῖν γένηται, λανθάνει εἰ ἔστιν ἢ μή. ἐξ ἀνάγκης ἄρα
ἐστὶ τὸ ἐπιστητόν. ἀίδιον ἄρα· τὰ γὰρ ἐξ ἀνάγκης ὄντα ἁπλῶς πάντα ἀίδια, τὰ δ’ ἀίδια ἀγένητα καὶ
ἄφθαρτα. »
226
Ibid., VI, 1, 1139b25-32 (trad. R. Bodéüs) : « ἔτι διδακτὴ ἅπασα ἐπιστήμη δοκεῖ εἶναι, καὶ τὸ ἐπιστητὸν
μαθητόν. ἐκ προγινωσκομένων δὲ πᾶσα διδασκαλία, ὥσπερ καὶ ἐν τοῖς ἀναλυτικοῖς λέγομεν· ἣ μὲν γὰρ δι’
ἐπαγωγῆς, ἣ δὲ συλλογισμῷ. ἡ μὲν δὴ ἐπαγωγὴ ἀρχή ἐστι καὶ τοῦ καθόλου, ὁ δὲ συλλογισμὸς ἐκ τῶν
καθόλου. εἰσὶν ἄρα ἀρχαὶ ἐξ ὧν ὁ συλλογισμός, ὧν οὐκ ἔστι συλλογισμός· ἐπαγωγὴ ἄρα. ἡ μὲν ἄρα ἐπιστήμη
ἐστὶν ἕξις ἀποδεικτική. »
116
Aristote montre la nécessité pour la science de partir de principes préalables dans son
enseignement. Comme elle ne peut pas prouver l’universel qui est au principe de ses
déductions, la science ne suffit pas en elle-même à expliquer la connaissance nécessaire de
l’éternel. C’est par induction que la connaissance de l’universel peut être atteinte et la vertu
intellectuelle qui permettra la saisie de ces principes est pour lui l’intelligence. Est-ce que
l’intelligence est ce qui permet l’induction ou le résultat de l’induction ? Aristote ne le
précise pas, mais une chose est certaine pour lui : les principes de la science lui sont fournis
par un acte d’intellection. Avant de définir la sagesse, il lui convient donc de préciser les
limites de la science et définir la nature de l’intelligence, ou de l’acte d’intellection, qui est
au principe du savoir démonstratif :
D’un autre côté, c’est un fait que la science est une croyance portant sur les
universels et les choses qui sont par nécessité, mais aussi qu’il y a des principes
pour tout ce qui peut être démontré et pour chaque science, puisque la science
s’accompagne de raison.
Il en résulte que le principe de ce qui est connaissable scientifiquement ne
peut être objet ni de la science, ni de la technique, ni de la sagacité. Car d’une
part, ce qui est connaissable scientifiquement peut être démontré et d’autre part,
il se trouve que les deux autres états concernent les choses qui peuvent être
autrement.
Ce n’est donc pas non plus le rôle de la sagesse de saisir ces principes, car le
rôle du sage est d’administrer une démonstration sur certaines choses.
Or les moyens qui nous permettent d’énoncer la vérité sans jamais nous
tromper sur les choses (que celles-ci ne puissent pas être autrement ou même
qu’elles le puissent) sont la science, la sagacité, la sagesse et l’intelligence. Si
donc aucune des trois ne peut jouer ce rôle (je parle de la sagacité, de la science
et de la sagesse), reste alors l’intelligence : c’est elle qui saisit les principes227.
Notons que cette dernière formule – « c’est elle qui saisit les principes » –, qui traduit un
grec laconique – « noun einai tôn archôn » – trouvera son écho au dernier chapitre des
Seconds Analytiques (II, 19).
227
Ibid., VI, 6, 1140b31-1141a8 (trad. R. Bodéüs): « Ἐπεὶ δ’ ἡ ἐπιστήμη περὶ τῶν καθόλου ἐστὶν ὑπόληψις
καὶ τῶν ἐξ ἀνάγκης ὄντων, εἰσὶ δ’ ἀρχαὶ τῶν ἀποδεικτῶν καὶ πάσης ἐπιστήμης (μετὰ λόγου γὰρ ἡ ἐπιστήμη),
τῆς ἀρχῆς τοῦ ἐπιστητοῦ οὔτ’ ἂν ἐπιστήμη εἴη οὔτε τέχνη οὔτε φρόνησις· τὸ μὲν γὰρ ἐπιστητὸν ἀποδεικτόν,
αἳ δὲ τυγχάνουσιν οὖσαι περὶ τὰ ἐνδεχόμενα ἄλλως ἔχειν. οὐδὲ δὴ σοφία τούτων ἐστίν· τοῦ γὰρ σοφοῦ περὶ
ἐνίων ἔχειν ἀπόδειξίν ἐστιν. εἰ δὴ οἷς ἀληθεύομεν καὶ μηδέποτε διαψευδόμεθα περὶ τὰ μὴ ἐνδεχόμενα ἢ καὶ
ἐνδεχόμενα ἄλλως ἔχειν, ἐπιστήμη καὶ φρόνησίς ἐστι καὶ σοφία καὶ νοῦς, τούτων δὲ τῶν τριῶν μηδὲν
ἐνδέχεται εἶναι (λέγω δὲ τρία φρόνησιν ἐπιστήμην σοφίαν), λείπεται νοῦν εἶναι τῶν ἀρχῶν. »
117
Après avoir défini la science et l’intelligence, Aristote détient les éléments
conceptuels qui lui serviront à définir la sagesse. Après avoir traité de l’acception courante
de la sagesse comme savoir-faire, associée technique, vertu de la part de l’âme rationnelle
qui porte sur ce qui peut être autrement, Aristote définit la sagesse proprement théorique,
celle qui doit porter sur ce qui ne peut être autrement :
Nous croyons cependant qu’il est des personnes sages en général, qui n’ont pas
de secteur particulier et ne sont pas par ailleurs des sages dans un domaine
quelconque […]. Il est clair par conséquent que la sagesse doit être la plus
rigoureuse des sciences.
Donc, le sage doit non seulement savoir ce qui résulte des principes, mais,
quand les principes sont en jeu, atteindre encore à la vérité. Si bien que la
sagesse doit être intelligence et science; une science en quelque sorte pourvue
de tête, qui connaîtrait ce qu’il y a de plus honorable228.
Nous retrouverons ce critère de l’honorabilité dans le traité De l’âme et dans la
Métaphysique pour hiérarchiser un savoir selon la valeur de son objet.
La sagesse couronne donc toutes les sciences dans la pensée aristotélicienne, et
prend la place de la dialectique platonicienne, le terme dialectique, pour Aristote étant
réservé à une autre forme de savoir, dont il traite entre autres dans les Topiques et la
Rhétorique, et qui ne se présente plus comme une forme de connaissance scientifique, ce
qu’elle était dans l’œuvre de maturité de Platon et ce qu’elle redeviendra dans la tradition
néoplatonicienne.
3.4 Dialectique et intellection chez Plotin : synthèse de l’épistémologie et de la noétique
platonico-aristotéliciennes dans le Traité I, 3 [20]
Dans son Traité I, 3 [20], Sur la dialectique, Plotin rassemble les éléments
conceptuels des principaux exposés de Platon sur la dialectique. Aux notions
platoniciennes, ils entremêlent des concepts empruntés aux oeuvres d’Aristote, notamment
la notion de sagesse (sophia), qui apparaît comme l’équivalent aristotélicien de la science
dialectique, définie dans les Dialogues.
228
Ibid., VI, 7, 1141a12-20 (trad. R. Bodéüs): « εἶναι δέ τινας σοφοὺς οἰόμεθα ὅλως οὐ κατὰ μέρος οὐδ’
ἄλλο τι σοφούς […] ὥστε δῆλον ὅτι ἀκριβεστάτη ἂν τῶν ἐπιστημῶν εἴη ἡ σοφία. δεῖ ἄρα τὸν σοφὸν μὴ μόνον
τὰ ἐκ τῶν ἀρχῶν εἰδέναι, ἀλλὰ καὶ περὶ τὰς ἀρχὰς ἀληθεύειν. ὥστ’ εἴη ἂν ἡ σοφία νοῦς καὶ ἐπιστήμη, ὥσπερ
κεφαλὴν ἔχουσα ἐπιστήμη τῶν τιμιωτάτων. »
118
Nous nous intéresserons aux chapitres 4 et 5 de ce traité, dont nous offrirons un
commentaire partiel, toujours en lien avec la doctrine de l’intellection dans la pensée
néoplatonicienne et l’étude de ses sources dans les traditions platonicienne et
aristotélicienne. Nous verrons par la suite quelles sont les thèses plotiniennes que Proclus
fait siennes au sujet de l’intellection et de la dialectique et comme celui-ci a enrichi et
systématisé les grands principes épistémologiques que l’on retrouve chez Plotin,
notamment dans son traité Sur la dialectique.
En ouverture du traité, Plotin rappelle que la fin de la philosophie est la recherche
du Bien. À partir d’une lecture assez libre d’un passage du mythe du Phèdre où Platon
présente une hiérarchie entre les existences humaines, Plotin distingue trois types
d’hommes : le musicien, l’amoureux et le philosophe229. Après avoir parlé des études
préparatoires à l’apprentissage de la dialectique, l’enseignement mathématique, où l’on
reconnaît les activités de la pensée dianoétique dont nous avons traité dans la première
section de cette étude, Plotin définit la disposition de l’âme qu’est la dialectique et traite de
la nature de ses objets :
229
Platon, Phèdre, 248c-d (trad. Cl. Moreschini et P. Vicaire) : « Voici maintenant le décret d’Adrastée. Toute
âme qui, dans le cortège d’un dieu, aura contemplé de quelque façon les réalités véritables, est jusqu’à la
révolution suivante exempte d’épreuve, et si elle est capable de le faire toujours exempte de dommage. Mais
quand, incapable de suivre comme il faut, elle n’a pas vu, et que par quelque malchance, gorgée d’oubli et de
perversion, elle s’est alourdie, et sous l’effet de ce poids a perdu ses ailes et s’est abattue sur la terre, alors une
loi veut qu’elle ne s’implante en aucune sorte de bête à la première génération, mais que l’âme qui eut la plus
vaste vision aille dans la semence d’un homme appelé à devenir ami du savoir, ou un ami de la beauté, ou un
inspiré des Muses et de l’amour ». Le texte grec nous donne : « θεσμός τε Ἀδραστείας ὅδε. ἥτις ἂν ψυχὴ θεῷ
συνοπαδὸς γενομένη κατίδῃ τι τῶν ἀληθῶν, μέχρι τε τῆς ἑτέρας περιόδου εἶναι ἀπήμονα, κἂν ἀεὶ τοῦτο
δύνηται ποιεῖν, ἀεὶ ἀβλαβῆ εἶναι· ὅταν δὲ ἀδυνατήσασα ἐπισπέσθαι μὴ ἴδῃ, καί τινι συντυχίᾳ χρησαμένη
λήθης τε καὶ κακίας πλησθεῖσα βαρυνθῇ, βαρυνθεῖσα δὲ πτερορρυήσῃ τε καὶ ἐπὶ τὴν γῆν πέσῃ, τότε νόμος
ταύτην μὴ φυτεῦσαι εἰς μηδεμίαν θήρειον φύσιν ἐν τῇ πρώτῃ γενέσει, ἀλλὰ τὴν μὲν πλεῖστα ἰδοῦσαν εἰς
γονὴν ἀνδρὸς γενησομένου φιλοσόφου ἢ φιλοκάλου ἢ μουσικοῦ τινος καὶ ἐρωτικοῦ ». La façon dont Plotin
s’approprie ce passage du Phèdre pour introduire son exposé sur la dialectique est pour le moins étonnante.
Alors que les trois expressions employées (ou les quatre, si nous dissocions les deux membres du dernier
syntagme) – philosophou, philokalou et mousikou tinos kai erôtikou – semblent décrire trois (ou quatre)
attributs d’un même type d’âme, à la fois amie de la sagesse, amie de la beauté, d’une certaine (tinos) manière
musicienne et amante, Plotin voit trois types d’hommes, le musicien, l’amant et le philosophe. La qualité de
musicien (mousikou tinos) que mentionne le Phèdre ne correspond sans doute pas à celle du poète imitateur,
dont le type d’âme est relégué au sixième rang dans une hiérarchie descendante proposée par le mythe, mais
plutôt au dialecticien qui arrive à saisir l’harmonie entre les Formes, leurs rapports de participation. La qualité
d’amant ne semble pas plus associée à celle du séducteur qui recherche la beauté des corps et les plaisirs
charnels, mais encore une fois au dialecticien qui poursuit les formes immatérielles de la beauté pour s’élever
jusqu’au Beau en soi. Plotin ne nous semble donc pas fidèle à l’esprit du Phèdre et présente la conception
courante, pour ne pas dire vulgaire, du musicien-poète et de l’amant.
119
– Qu’est-ce donc que la dialectique qu’il faut enseigner aussi au musicien et à
l’amant ? – C’est bien sûr la disposition qui rend capable d’exprimer, par un
discours concernant chaque chose, ce qu’elle est, en quoi elle diffère des autres
et ce qu’elle a de commun avec elles; en quoi et où se situe chacune d’elles, et
si elle est ce qu’elle est; et combien il y a d’êtres, et combien, au rebours, il y a
de non-êtres qui diffèrent des êtres. La dialectique porte sur ce qui est bien et
sur ce qui n’est pas bien, elle détermine combien de choses se rangent sous le
bien, combien sous son contraire, elle s’intéresse aussi à ce qui est éternel et à
ce qui ne l’est pas, par le moyen d’une science qui porte sur toutes choses et
non par le moyen d’une opinion. Après avoir arrêté ses errances dans le
sensible, elle s’établit dans l’intelligible où, là-bas, elle exerce son activité, en
ayant écarté l’erreur et en nourrissant son âme dans la « plaine de la vérité »,
en ayant recours à la méthode de division de Platon, l’utilisant d’une part pour
distinguer les formes, l’utilisant d’autre part pour déterminer ce qu’est chaque
chose, d’autre part encore pour arriver aux genres premiers, en combinant grâce
à l’intellect les choses qui en proviennent jusqu’à ce qu’elle ait parcouru la
totalité de l’intelligible; puis, au rebours, en ayant recours à l’analyse elle
revient au principe. Alors elle reste au repos, car elle est en repos tant qu’elle
est là-bas, elle ne se préoccupe plus de rien et, parvenue en l’unité, elle peut
contempler230.
Plusieurs éléments de cette section permettent d’éclairer en amont la conception de
l’intellection chez Proclus. La suite de l’exposé reprend plusieurs éléments de
l’épistémologie aristotélicienne, telle qu’exposée dans l’Éthique à Nicomaque et dans les
Seconds Analytiques, notamment la notion d’intelligence, définie comme source des
principes de la science :
– Mais d’où la dialectique tient-elle ses principes? – C’est l’Intellect qui donne
ses principes évidents, à condition que l’âme puisse les recevoir. Ensuite elle
réunit, relie et divise, jusqu’à ce qu’elle arrive à l’Intellect parfait. Platon dit, en
effet, que la dialectique « est ce qu’il y a de plus pur dans l’intellect et dans la
réflexion ». Ainsi, de toute nécessité, puisqu’elle est la disposition la plus
précieuse parmi celles qui se trouvent en nous, elle concerne l’être et ce qu’il y
230
Plotin, Traité I, 3 [20], 4, 1-18: (trad. J.-M. Charrue) : « Τίς δὲ ἡ διαλεκτική, ἣν δεῖ καὶ τοῖς προτέροις
παραδιδόναι; Ἔστι μὲν δὴ ἡ λόγῳ περὶ ἑκάστου δυναμένη ἕξις εἰπεῖν τί τε ἕκαστον καὶ τί ἄλλων διαφέρει καὶ
τίς ἡ κοινότης· ἐν οἷς ἐστι καὶ ποῦ τούτων ἕκαστον καὶ εἰ ἔστιν ὅ ἐστι καὶ τὰ ὄντα ὁπόσα καὶ τὰ μὴ ὄντα αὖ,
ἕτερα δὲ ὄντων. Αὕτη καὶ περὶ ἀγαθοῦ διαλέγεται καὶ περὶ μὴ ἀγαθοῦ καὶ ὅσα ὑπὸ τὸ ἀγαθὸν καὶ ὅσα ὑπὸ τὸ
ἐναντίον καὶ τί τὸ ἀίδιον δηλονότι καὶ τὸ μὴ τοιοῦτον, ἐπιστήμῃ περὶ πάντων, οὐ δόξῃ. Παύσασα δὲ τῆς περὶ
τὸ αἰσθητὸν πλάνης ἐνιδρύει τῷ νοητῷ κἀκεῖ τὴν πραγματείαν ἔχει τὸ ψεῦδος ἀφεῖσα ἐν τῷ λεγομένῳ
ἀ λ η θ ε ί α ς π ε δ ί ῳ τὴν ψυχὴν τρέφουσα, τῇ διαιρέσει τῇ Πλάτωνος χρωμένη μὲν καὶ εἰς διάκρισιν τῶν
εἰδῶν, χρωμένη δὲ καὶ εἰς τὸ τί ἐστι, χρωμένη δὲ καὶ ἐπὶ τὰ πρῶτα γένη, καὶ τὰ ἐκ τούτων νοερῶς πλέκουσα,
ἕως ἂν διέλθῃ πᾶν τὸ νοητόν, καὶ ἀνάπαλιν ἀναλύουσα, εἰς ὃ ἂν ἐπ’ ἀρχὴν ἔλθῃ, τότε δὲ ἡσυχίαν ἄγουσα, ὡς
μέχρι γε τοῦ ἐκεῖ εἶναι ἐν ἡσυχίᾳ, οὐδὲν ἔτι πολυπραγμονοῦσα εἰς ἓν γενομένη βλέπει. »
120
a de plus précieux. Comme réflexion, elle porte sur l’être et comme intellect,
elle porte sur ce qui est au-delà de l’être231.
L’exposé de Plotin sur la dialectique, dont nous avons cité quelques-uns des principaux
extraits, présente une synthèse des théories et du vocabulaire conceptuel de Platon, au sujet
de la dialectique, et d’Aristote, à propos de la sagesse. Le traitement de la science et de
l’intuition intellectuelle, dans le reste de la tradition néoplatonicienne, jusqu’à
l’interprétation de la noêsis meta logou dans le Commentaire de Proclus sur le Timée,
cherchera à conjuguer ce double héritage.
La suite de notre enquête s’intéressera directement à la notion de noêsis dans la
tradition néoplatonicienne, par une étude qui cette fois ne s’intéressera pas aux formes de
connaissance connexes à l’intellection accompagnée de raison – la dialectique chez Platon,
la sagesse chez Aristote – mais à la pensée elle-même, dans sa dimension intuitive. Parmi
d’autres, l’usage du terme epibolê dans la tradition néoplatonicienne permet d’imager l’acte
intellectif au principe du discours scientifique, que l’on appelle celui dialectique ou sagesse.
L’étude des différentes occurrences de cette notion permettra de mieux définir la nature de
l’intuition intellectuelle dans la tradition platonico-aristotélicienne, et plus particulièrement
dans le néoplatonisme.
4. L’intuition intellectuelle dans la tradition néoplatonicienne232
4.1 Remarques introductives sur l’intellection (ou l’intuition intellectuelle)
L’intellection (noêsis), que Platon établit comme mode suprême de la connaissance
au livre VI de la République, est tout aussi essentielle à la philosophie d’Aristote, qui en
fait le principe de la connaissance scientifique. Une juste appréciation de la réflexion
épistémologique de ces deux penseurs doit aller au-delà d’une simple opposition entre un
idéalisme platonicien et un empirisme aristotélicien. De telles généralisations peuvent
231
Ibid., 5, 1-8 (trad. J.-M. Charrue) : « Ἀλλὰ πόθεν τὰς ἀρχὰς ἔχει ἡ ἐπιστήμη αὕτη; Ἢ νοῦς δίδωσιν
ἐναργεῖς ἀρχάς, εἴ τις λαβεῖν δύναιτο ψυχῇ· εἶτα τὰ ἑξῆς καὶ συντίθησι καὶ συμπλέκει καὶ διαιρεῖ, ἕως εἰς
τέλεον νοῦν ἥκῃ. Ἔστι γάρ, φησιν, αὕτη τ ὸ κ α θ α ρ ώ τ α τ ο ν ν ο ῦ κ α ὶ φ ρ ο ν ή σ ε ω ς . Ἀνάγκη οὖν
τιμιωτάτην οὖσαν ἕξιν τῶν ἐν ἡμῖν περὶ τὸ ὂν καὶ τὸ τιμιώτατον εἶναι, φρόνησιν μὲν περὶ τὸ ὄν, νοῦν δὲ περὶ
τὸ ἐπέκεινα τοῦ ὄντος. »
232
Cette sous-section reprend certains développements déjà présentés dans notre mémoire de maîtrise, Le
Commentaire d’Asclépius à la Métaphysique d’Aristote (livre Alpha, chapitres 1 et 2). Introduction,
traduction annotée et étude doctrinale, Québec, Université Laval (Faculté de philosophie), 2007, p. 81-95.
121
même constituer un obstacle à une compréhension authentique de ce qui unit et divise
Platon et Aristote au sujet des principes de la connaissance. À ce propos, le problème de
l’intellection s’avère une des meilleures occasions pour préciser les rapports doctrinaux
entre leurs pensées.
La question de l’intellect et de son acte, l’intellection, fut une des plus discutées
dans l’histoire de la philosophie, du moins jusqu’à la fin du Moyen Âge. Étant donné le
nombre impressionnant d’études qui y furent consacrées, notre contribution ne saurait être
que modeste. Nous croyons toutefois qu’elle pourra nous familiariser avec certains aspects
encore mal connus – notamment en raison de l’ignorance des sources grecques – de
l’interprétation néoplatonicienne de la noétique. C’est par une étude de l’epibolê, un
concept forgé par les commentateurs néoplatoniciens pour désigner l’intellection, que nous
montrerons comment leur exégèse peut enrichir notre réflexion sur cet éternel problème en
philosophie de la connaissance.
Nos recherches ont porté principalement sur les commentateurs néoplatoniciens
d’Aristote, plus particulièrement sur le Commentaire d’Asclépius (VIe siècle) sur la
Métaphysique. Par conséquent, nous avons moins cherché à relever exhaustivement les
occurrences de l’epibolê chez ses prédécesseurs, qu’à montrer en lui l’un des derniers
maillons d’une longue « chaîne exégétique ». Puisque c’est par l’étude des Anciens que les
penseurs néoplatoniciens en sont venus à forger de nouveaux concepts, nous présenterons
d’abord les textes sources de Platon et d’Aristote où la notion d’epibolê est en germe, bien
qu’elle ne soit pas littéralement exprimée. Nous définirons ensuite les deux principales
acceptions de l’epibolê chez Plotin qui, le premier, a utilisé ce terme pour l’exégèse des
doctrines platoniciennes. Nous poursuivrons notre enquête en abordant le Commentaire sur
la Métaphysique de Syrianus, où l’epibolê désigne l’intellection des principes de la science,
et en présentant certains extraits de la Théologie platonicienne de Proclus, chez qui
l’epibolê devient un véritable pollachôs legomenon. Nous conclurons en commentant les
occurrences de ce terme chez Asclépius qui, dans un contexte plus scolaire, fait figure de
modeste, mais tout de même digne héritier de cette tradition néoplatonicienne.
122
4.2 L’intellection chez Platon et Aristote
Il s’avère vain de chercher un sens technique à l’epibolê chez Platon et Aristote; à
l’instar de leurs contemporains, ils ne connaissaient que les significations courantes du
verbe epiballein et de ses dérivés : se jeter sur, lancer sur, poser sur, s’appliquer à, etc233.
Par conséquent, notre enquête devra porter sur d’autres termes, à savoir la νόησις et le νοῦς,
afin de cerner leurs thèses fondamentales sur l’intellection. Notons d’abord que ces deux
termes connotent davantage la vision, contrairement à l’epibolê qui renvoie plutôt au
toucher. Bien qu’un tel substantif tactile leur ait fait défaut pour figurer l’acte d’intellection,
Platon et Aristote ont toutefois eu recours à des verbes, notamment haptesthai et
thigganein, qui appartiennent au même champ lexical que l’epibolê. Tout comme celle-ci,
ils connotent le toucher, la saisie, le contact. Nous verrons ultérieurement comment les
commentateurs se serviront de ces outils conceptuels pour figurer, par voie d’analogie
pourrait-on dire, l’intellection.
Pour la tradition néoplatonicienne, notamment pour Proclus, le livre VI de la
République constitue l’une des principales sources de la noétique platonicienne :
Et maintenant, comprends-moi bien quand je parle de l’autre section de
l’intelligible, celle qu’atteint le raisonnement lui-même par la force du
dialogue; il a recours à la construction d’hypothèses sans les considérer comme
des principes, mais pour ce qu’elles sont, des hypothèses, c’est-à-dire des points
d’appui et des tremplins pour s’élancer jusqu’à ce qui est anhypothétique,
jusqu’au principe du tout. Quand il l’atteint, il s’attache à suivre les
conséquences qui découlent de ce principe et il redescend ainsi jusqu’à la
conclusion, sans avoir recours d’aucune manière à quelque chose de sensible,
mais uniquement à ces formes en soi, qui existent par elles-mêmes et pour
elles-mêmes, et sa recherche s’achève sur ces formes234.
Il faut porter une attention particulière au verbe atteindre, en italique dans le texte235, qui
traduit le grec haptetai, que nous pouvons aussi rendre en français par le verbe toucher.
233
Cf. Bailly, Dictionnaire grec-français, p. 741.
Platon, République, 511b-c (trad. G. Leroux), le verbe que nous traduisons par atteindre est également mis
en italique dans le texte grec : « Τὸ τοίνυν ἕτερον μάνθανε τμῆμα τοῦ νοητοῦ λέγοντά με τοῦτο οὗ αὐτὸς ὁ
λόγος ἅπτεται τῇ τοῦ διαλέγεσθαι δυνάμει, τὰς ὑποθέσεις ποιούμενος οὐκ ἀρχὰς ἀλλὰ τῷ ὄντι ὑποθέσεις,
οἷον ἐπιβάσεις τε καὶ ὁρμάς, ἵνα μέχρι τοῦ ἀνυποθέτου ἐπὶ τὴν τοῦ παντὸς ἀρχὴν ἰών, ἁψάμενος αὐτῆς, πάλιν
αὖ ἐχόμενος τῶν ἐκείνης ἐχομένων, οὕτως ἐπὶ τελευτὴν καταβαίνῃ, αἰσθητῷ παντάπασιν οὐδενὶ
προσχρώμενος, ἀλλ’ εἴδεσιν αὐτοῖς δι’ αὐτῶν εἰς αὐτά, καὶ τελευτᾷ εἰς εἴδη. »
235
Le caractère italique est toujours de nous.
234
123
Notons que pour un penseur néoplatonicien, qui voit dans ce passage la preuve d’une
distinction, voire d’une séparation, entre le monde intelligible et son principe
anhypothétique, le verbe haptesthai peut avoir deux significations: soit, pour la première
occurrence, l’intuition des intelligibles, soit, pour la seconde, la saisie du principe
anhypothétique, à savoir le Bien. Nous pouvons présumer que Plotin a vu dans ce passage
la justification textuelle lui permettant d’utiliser une seule métaphore tactile, à savoir
l’epibolê, pour illustrer à la fois l’intuition proprement intellective et la saisie du premier
principe.
Dans le cas d’Aristote, nous disposons peut-être de plus d’extraits traitant de
l’intellection, mais chacun d’eux pose ses propres difficultés d’interprétation, notamment
en raison du style elliptique propre au Stagirite. Notons qu’à l’exception du livre Λ de la
Métaphysique et du De anima, la noêsis, qui connote l’aspect dynamique de l’intellection,
apparaît plus rarement que le nous. Il se contente parfois même de cette expression qui n’a
cessé de troubler ses commentateurs : nous tôn archôn236 (intelligence des principes).
Comment interpréter le substantif nous qui, contrairement à la noêsis, connote moins
l’action, le processus de la connaissance, mais renvoie plutôt au sujet de cet acte.
Bien qu’il soit privé d’un substantif tactile pour désigner la saisie des principes par
l’intellect, Aristote se sert toutefois, à l’instar de Platon, de verbes qui connotent le toucher.
Au chapitre 10 du livre Θ de la Métaphysique, Aristote affirme que « le vrai, c’est saisir
(thigein) et énoncer ce qu’on saisit237 ». Notons que le verbe thigein, la forme aoriste de
thigganein, est un synonyme d’haptesthai, qui apparaît au livre VI de la République.
Cet aperçu des noétiques de Platon et d’Aristote nous force à reconnaître que
l’élève, du moins par son vocabulaire, ne s’est pas tant éloigné du maître. Certes, les étapes,
propres à chacun d’eux, qui mènent à l’intellection semblent irréconciliables. Tandis que la
sensation est la condition sine qua non de la connaissance pour Aristote, que c’est du
composé sensible que l’âme doit abstraire une forme intelligible, pour Platon, la sensation
n’est que l’ « occasion » d’une remontée de l’âme vers l’intelligible, qui lui, demeure
intrinsèquement séparé du monde sensible. Cela dit, le terme de l’abstraction
236
237
Aristote, Seconds Analytiques, II, 19, 100b12.
Aristote, Métaphysique, Θ, 10, 1051b24.
124
aristotélicienne, tout comme le sommet de la remontée platonicienne, est mutatis mutandis
le même, à savoir l’intellection. Ainsi, les commentateurs néoplatoniciens, en cherchant à
harmoniser les doctrines de Platon et d’Aristote, seront en droit d’employer une seule
expression, l’epibolê, pour désigner un acte d’intellection qui leur est somme toute
commun.
4.3 L’intuition dans les Ennéades de Plotin238
Pour trouver les premières occurrences philosophiques de l’epibolê, il faut attendre
la Lettre à Hérodote d’Épicure239 et, quelques siècles plus tard, les écrits de Philon
d’Alexandrie240. Ce n’est toutefois qu’au IIIe siècle apr. J.-C. que Plotin appliquera ce terme
à la noétique platonicienne. On relève seize occurrences du substantif epibolê dans les
Ennéades, en ne tenant compte ni des dérivés du verbe epiballein, ni des synonymes tels
prosbolê (qui se distingue seulement par son préfixe pros-). Doit-on dès lors attribuer une
pluralité de significations à l’epibolê plotinienne ? Notre étude des seize occurrences nous a
permis d’identifier au moins trois sens techniques de l’epibolê dans les Ennéades, que nous
désignons ainsi : 1. la saisie de l’Un, 2. l’intuition proprement intellective, 3. l’intuition
sensible qui produit l’opinion (doxa)241.
4.3.1 La saisie de l’Un
Au chapitre 39 du Traité VI, 7 [38], on retrouve pour une des rares fois dans les
Ennéades le syntagme haplê epibolê. L’epibolê, qualifiée ici de simple (haplê), y désigne
l’acte par lequel le premier principe entre en contact avec lui-même, dans un rapport à soi
au-delà de la pensée. Rappelons que Plotin, dans le cadre d’une métaphysique de
l’émanation, cherche à savoir si le premier principe se « connaît lui-même » et si oui, de
quelle manière.
238
Les analyses de cette sous-section sont en partie reprises et poursuivies dans l’ARTICLE I.
Cf. J. M. Rist, Plotinus. The Road to Reality, Cambridge, Cambridge University Press, 1967, p. 49-50.
240
Bien que la doctrine philosophique de Philon soit d’inspiration platonicienne, ce n’est pas dans le cadre
d’une exégèse de Platon qu’il emploie le terme epibolê. Certains commentateurs croient même que l’epibolê
n’a pas chez lui un sens technique. Cf. J. M. Rist, op.cit., p. 49.
241
Il ne sera pas question de ce dernier genre d’epibolê dans cette étude. Notons toutefois qu’elle apparaît au
tout début du Traité III, 7 [45], 1, 4.
239
125
Afin de faire nôtre la réflexion plotinienne, nous devons préciser quelles nuances
sémantiques distinguent la connaissance de la saisie. La connaissance, à proprement parler,
nécessite une dualité que l’Un n’a pas et ne doit pas avoir. Nous ne pourrions
qu’improprement lui accorder la connaissance de soi, puisqu’il faudrait dès lors poser en
lui un sujet et un objet, et donc une multiplicité qui, par stipulation, lui est étrangère. Mais
peut-on parler d’une saisie du premier principe ? Bien qu’il ne puisse se connaître sous le
mode d’une division sujet/objet, ce qui est le propre de l’Intellect, l’Un peut-il se
saisir préintellectuellement dans son unité ? À nouveau, il faudrait une distance entre ce qui
saisit et ce qui est saisi, et donc une certaine forme de dualité, de multiplicité242. C’est une
tangente que semble parfois prendre Plotin, bien que le postulat de l’unité absolue de son
premier principe l’amène à se raviser :
Et si le Bien se suffit à lui-même avant la pensée, se suffisant alors à lui-même
pour être Bien, on peut dire qu’il n’aura pas besoin de la pensée de lui-même,
en sorte qu’en tant que Bien, il ne se pense pas lui-même. – Mais alors, par quel
moyen se pensera-t-il lui-même ? Ne pourrait-on pas dire que rien d’autre ne
s’ajoutera à lui, mais qu’il aura une sorte de toucher immédiat de lui-même ?
– Pourtant, puisqu’il n’a aucune sorte de distance ou de différence par rapport à
lui-même, cet acte de se toucher lui-même, que peut-il être d’autre, sinon luimême243 ?
Il appert donc que l’Un, ou le Bien, peut d’une certaine manière se saisir, se toucher, à la
condition d’exclure, par un tour de force de l’imagination, toute connotation dualiste de ces
verbes. Rappelons que pour Plotin et les mystiques qui s’inspireront de sa pensée, le
langage ne peut qu’approximativement décrire l’expérience unitive. C’est en ayant à
l’esprit cette mise en garde qu’il faut aborder ce passage du Traité III, 9 [13], où certaines
expressions, prises littéralement, font croire à une dualité au sein même de l’Un, ce que la
métaphysique plotinienne ne peut évidemment pas admettre : « – Ne se pense-t-il pas luimême ? – Oui, si se posséder soi-même voulait dire penser; mais la possession de soi242
Le prédicat de la multiplicité ne peut en aucun cas être attribué à l’Un selon l’exégèse plotinienne du
Parménide : « Mais, en l’appelant l’Un dans ses écrits, il [Parménide] encourait un reproche, puisque ce
prétendu un se trouve multiple. Le Parménide de Platon est plus exact; il distingue le premier un, ou un au
sens propre, le second un, qui est une unité multiple, et le troisième qui est unité et multiplicité. » Plotin,
Traité V, 1 [10], 8, 23-26 (trad. É. Bréhier).
243
Plotin, Traité VI, 7 [38], 38, 22-39, 3 (trad. P. Hadot) : « Εἰ δ’ ἔστι πρὸ τῆς νοήσεως τὸ ἀγαθὸν αὔταρκες,
αὔταρκες ὂν αὐτῷ εἰς ἀγαθὸν οὐδὲν ἂν δέοιτο τῆς νοήσεως τῆς περὶ αὐτοῦ· ὥστε ᾗ ἀγαθὸν οὐ νοεῖ ἑαυτό.
Ἀλλὰ ᾗ τί; Ἢ οὐδὲν ἄλλο πάρεστιν αὐτῷ, ἀλλ’ ἁπλῆ τις ἐπιβολὴ αὐτῷ πρὸς αὐτὸν ἔσται. Ἀλλὰ οὐκ ὄντος
οἷον διαστήματός τινος οὐδὲ διαφορᾶς πρὸς αὐτὸ τὸ ἐπιβάλλειν ἑαυτῷ τί ἂν εἴη ἢ αὐτό. »
126
même n’est pas la pensée; penser, c’est contempler le Premier244. » Afin d’élucider le sens
de cette dernière phrase, « penser, c’est contempler le Premier », il faut revenir au Traité
VI, 7 [38], où Plotin distingue, du moins conceptuellement, deux Intellects : l’un qui
contemple les Formes – et qui constitue avec elles le monde intelligible – et l’autre, nommé
Intellect aimant, qui se retourne vers son principe, à savoir l’Un. Plotin peut difficilement
concevoir la conversion de ce qui émane du premier principe comme une connaissance, au
risque de revenir à l’opposition sujet/objet, celle qui définit précisément le rapport de
l’autre Intellect à l’égard des Idées. Il serait donc plus approprié de parler d’une saisie
préintellective du principe, une saisie à l’origine de la conversion de ce qui émane du Bien
et de la formation de la seconde hypostase. De ces deux Intellects, c’est donc l’Intellect
aimant qui, conceptuellement parlant, est mis en contact avec son principe par une « saisie
simple ». Cependant, pouvons-nous nettement distinguer l’Intellect aimant de l’Un luimême ? Est-ce l’Intellect aimant en tant que nature distincte de l’Un qui saisit son principe,
ou est-ce plutôt l’Un qui se saisit lui-même dans la « figure » de l’Intellect aimant245. Tout
comme Pierre Hadot, nous n’arrivons pas à fournir une solution définitive à ce problème.
4.3.2 L’intuition proprement intellective
C’est au Traité VI, 3 [44] qu’apparaît une autre des plus significatives occurrences de
l’epibolê. Alors qu’au Traité VI, 7 [38], le contexte était propre à la théorie plotinienne de
l’émanation, la réflexion se veut cette fois plus épistémologique : il s’agit, en fait, de la
célèbre critique de la doctrine aristotélicienne des catégories. Le vocabulaire qu’y emploie
Plotin, sans doute pour se trouver à armes égales avec son adversaire, est résolument plus
aristotélicien. Il ne faut donc pas s’étonner qu’il y fasse abstraction de la relation entre la
seconde et la première hypostase. Inutile dès lors de préciser que la signification de
l’epibolê ne pourra plus être la même qu’au Traité VI, 7 [38] :
La sensation comme l’intelligence indiquent bien que des choses sont
différentes, mais sans en donner de raison, la sensation, parce que la raison ne
lui appartient pas et qu’elle se borne à donner des indications différentes,
244
Plotin, Traité III, 9 [13], 9, 5-7 (trad. É. Bréhier).
Nous sommes tributaire de la fine analyse de l’Intellect aimant faite par P. Hadot dans le commentaire qui
fait suite à sa traduction du Traité VI, 7 [38]. Cf. p. 342.
245
127
l’intelligence, parce qu’elle est toute simple en ses intuitions et n’use pas de
raisonnements pour déclarer que tel objet est tel objet246.
C’est cette acception de l’epibolê, que nous avons qualifiée de proprement intellective, qui
sera reprise, via Syrianus, par Proclus et les commentateurs néoplatoniciens d’Aristote. Elle
deviendra alors un lieu commun de l’exégèse pour désigner la saisie des intelligibles, ou en
des termes plus aristotéliciens, des principes de la science.
Avant de passer à l’analyse de l’epibolê chez les néoplatoniciens postérieurs à
Plotin, il nous apparaît essentiel d’apporter une solution à ce problème de traduction laissé
en suspens : par quel terme devons-nous traduire l’epibolê ? En français, mais aussi en
anglais, l’intuition connote la dualité, une relation entre un sujet pensant et un objet pensé.
Ce n’est donc pas ce terme qui convient, à notre avis, pour désigner le rapport de l’Un à luimême qui est, rappelons-le, au-delà de la pensée. Dans ce cas, nous optons, à la suite de
Pierre Hadot, pour le terme saisie qui connote un aspect moins cognitif, où subsiste encore,
toutefois, une trace de dualité247. Cependant, lorsque Plotin emploie l’epibolê dans le
contexte plus aristotélicien du Traité VI, 3 [44], le terme intuition peut convenir pour
traduire epibolê, qui signifie étymologiquement, à l’instar du latin intueor, « appliquer sa
pensée sur ». Par ailleurs, les traducteurs d’Aristote rendent parfois le nous tôn archôn des
Seconds Analytiques par intuition des principes248. Nous pourrions également nous
demander pourquoi l’epibolê est parfois qualifiée de simple (haplê) par Plotin ? Son sens en
est-il modifié lorsqu’elle apparaît sans cet attribut ? Davantage que ses épithètes, c’est
généralement le contexte où ce terme se rencontre qui détermine sa signification. Précisons
toutefois que l’haplê epibolê ne peut désigner que la saisie du premier principe ou
l’intuition proprement intellective, car seuls les « objets » de ces deux « actes », à savoir
l’Un et l’intelligible, sont simples.
246
Plotin, Traité VI, 3 [44], 18, 12 (trad. É. Bréhier) : « Ἀλλὰ γάρ, ὅτι ἕτερα, ἡ αἴσθησις ἢ ὁ νοῦς ἐρεῖ, καὶ οὐ
δώσουσι λόγον, ἡ μὲν αἴσθησις, ὅτι μηδ’ αὐτῆς ὁ λόγος, ἀλλὰ μόνον μηνύσεις διαφόρους ποιήσασθαι, ὁ δὲ
νοῦς ἐν ταῖς αὐτοῦ ἐπιβολαῖς ἁπλαῖς καὶ οὐ λόγοις χρῆται πανταχοῦ, ὡς λέγειν ἕκαστον τόδε τόδε. »
247
Le terme saisie ne rend toutefois pas le sens étymologique de l’epibolê. Une alternative serait de traduire
par projection, dont la signification étymologique – un jet vers – s’apparente à l’epibolê, en gardant toutefois
à l’esprit que ce terme, dans son usage courant, connote plutôt l’extériorisation que l’union et évoque peutêtre davantage la dualité que le mot saisie.
248
Cf. P.C. Biondi, Aristotle. Posterior Analytics II. 19, p. 11.
128
4.4 L’intuition dans les Commentaires de Syrianus
4.4.1 Le Commentaire sur la Métaphysique
Pour relever d’autres occurrences significatives de l’epibolê, il faut attendre le
Ve
siècle et les commentaires des représentants de l’École d’Athènes249. Syrianus, le maître
de Proclus, a repris la notion d’epibolê, directement ou indirectement de Plotin250, dans son
Commentaire sur la Métaphysique d’Aristote. Étant donné l’objet de l’exégèse, à savoir la
doctrine aristotélicienne, nous pouvons dès lors présumer que l’epibolê y désignera
l’intuition proprement intellective des principes.
L’epibolê apparaît tout au début du commentaire de Syrianus au livre B, où Aristote
soulève différentes apories relativement à la science recherchée (hê zêtoumenê epistêmê),
c’est-à-dire la philosophie première, et à son objet :
La sagesse, dit-il, enquête-t-elle seulement sur les substances des choses ou
aussi sur leurs accidents essentiels. Nous disons qu’elle enquête et sur les
substances et sur les choses qui lui appartiennent ainsi : c’est par l’analyse
qu’elle saisit les principes de l’étant, par la division et la définition qu’elle
contemple les substances de toutes choses, par la démonstration qu’elle fait des
syllogismes sur ce qui appartient essentiellement aux substances. Mais tout cela
ne s’applique pas aux substances les plus simples et proprement intelligibles,
qui sont un tout qui est ce qu’il est (c’est pourquoi elles ne sont ni définissables
ni démontrables, mais seulement contemplées par une intuition, comme il
l’affirme lui-même à de nombreux endroits en disant : « l’intellect soit touche,
soit non » et le divin Platon « ce qui peut-être contemplé seulement par le pilote
de l’âme »), mais aux substances intermédiaires, qui sont démontrables par les
choses qui leur appartiennent251.
Cet extrait est en quelque sorte une synthèse des principaux concepts épistémologiques
d’Aristote. Pour résumer le propos de Syrianus, on doit rappeler que selon le livre VI de
249
Bien que le terme epibolê apparaisse dans les œuvres de Jamblique, il désigne principalement une intuition
divine que nous ne pouvons identifier ni à la saisie de l’Un, ni à l’intuition proprement intellective.
250
Jamblique, dans ses commentaires perdus aux traités d’Aristote, reprenait peut-être l’acception de l’epibolê
qui désigne l’intuition proprement intellective.
251
Syrianus, In metaphysica, 4, 24-24 (notre traduction) : « Ἡ σοφία, φησί, πότερον τὰς οὐσίας μόνας
ἐπισκέπτεται τῶν πραγμάτων ἢ τὰ καθ’ αὑτὰ συμβεβηκότα; φήσομεν ὅτι καὶ τὰς οὐσίας καὶ τὰ οὕτως
ὑπάρχοντα, διὰ μὲν τῆς ἀναλυτικῆς τὰς ἀρχὰς τοῦ ὄντος λαμβάνουσα, διὰ δὲ τῆς διαιρετικῆς καὶ τῆς
ὁριστικῆς τὰς οὐσίας τῶν πάντων θεωροῦσα, διὰ δὲ τῆς ἀποδεικτικῆς τὰ καθ’ αὑτὰ ταῖς οὐσίαις ὑπάρχοντα
συλλογιζομένη. τοῦτο δὲ οὐκ ἐν ταῖς ἁπλουστάταις καὶ κυρίως νοηταῖς οὐσίαις, αἳ πᾶν ὅπερ εἰσὶ τοῦτό εἰσι
(διὸ μήτε ὁρισταὶ μήτε ἀποδεικταὶ γίγνονται, μόνῃ δὲ ἐπιβολῇ θεωροῦνται, καθά φησιν αὐτός τε πολλαχοῦ
λέγων· ‘ὁ δὲ νοῦς εἴτε ἔθιγεν ἢ οὔ’, καὶ ὁ θεῖος Πλάτων· “ψυχῆς κυβερνήτῃ μόνῳ νῷ θεατή”), ἀλλ’ ἐν ταῖς
μέσαις οὐσίαις, αἳ καὶ ἀποδεικταί εἰσι κατὰ τὰ ὑπάρχοντα ἑαυταῖς. »
129
l’Éthique à Nicomaque, la sagesse (hê sophia) comprend d’une part la science (hê
epistêmê), qui procède de manière discursive – Syrianus mentionne que la science analyse,
divise, définit les substances et démontre ses attributs essentiels –, et d’autre part
l’intelligence (ho nous), qui est une saisie immédiate de la substance. En différenciant la
science de l’intelligence, Syrianus distingue du même coup deux types de substances : les
substances intermédiaires, qui sont l’objet de la science discursive, et les substances
simples et proprement intelligibles, qui sont l’objet de l’intelligence. Dans ce cadre
épistémologique, l’acte de saisie de la substance, à savoir l’epibolê, est donc préalable et
nécessaire à tout exercice de la science.
Par ailleurs, Syrianus n’attribue pas dans cet extrait la simplicité à l’epibolê ellemême, mais à son objet, la substance (tais aploustatais…ousiais). Néanmoins, puisque dans
la connaissance intellectuelle, il y a identité entre le sujet, l’objet et l’acte, l’epibolê – à
savoir l’acte – pourra être dite simple. C’est d’ailleurs ce que confirme Werner Beierwaltes,
qui a consacré plusieurs études à la pensée de Proclus, dans Denken des Einen: « Dans
l’être simple, sans parties et invariable, qui est donc seulement saisi adéquatement par des
intuitions simples (einfachen Hinblick), c’est-à-dire par une pensée […] qui (das Sein) reste
totalement en lui-même, parce que ce qui pense et ce qui est pensé forment, dans la
dimension de la pensée pure, une identité dynamique252. » L’epibolê dont il est ici question
est manifestement celle que nous avions désignée comme proprement intellective : elle ne
renvoie donc plus à la saisie de l’Un chez Plotin.
4.4.2 Le Commentaire sur le Phèdre
Dans l’extrait précédent, Syrianus citait ce fameux passage du Phèdre (247c) :
« <l’essence> que seul est capable de voir le pilote de l’âme, l’intelligence ». Le seul
commentaire antique sur le Phèdre que nous ayons, bien qu’il soit attribué à Hermias par
les manuscrits, s’avère en fait la rédaction apo phonês253 – littéralement de la voix de – du
252
W. Beierwaltes, Denken des Einen. Studien zur neuplatonischen Philosophie und ihrer
Wirkungsgeschichte, Frankfurt am Main, Klostermann, 1985, p. 271-272 : « in das einfache, teillose,
invariable Sein, welches auch nur durch den einfachen Hinblick (aplais epibolais, adiectionibus…velut
autopticis) adäquat erfaßbar ist, […] ganz bei ihr selbst bleibt, weil Denkendes und Zu-Denkendes in der
Dimension des reinen Denkens eine dynamische Identität ausmachen. »
253
Sur cette notion relative à la tradition de l’enseignement et du commentarisme dans l’Antiquité, voir
M. Richard, « Ἀπὸ φωνῆς », Byzantion, 20 (1950), p. 191-222.
130
cours de son maître Syrianus. Ce commentaire nous intéresse d’autant plus qu’on y relève
plusieurs occurrences du syntagme epibolê haplê.
Nous constatons dans ce commentaire que l’expression epibolê ne désigne plus que
l’intuition proprement intellective. Hermias précise que l’on « saisit les Idées par des
intuitions simples et non de manière discursive254 ». Comment expliquer que pour l’exégèse
d’un dialogue des plus inspirés, le commentateur emploie le vocabulaire résolument
prosaïque de l’épistémologie aristotélicienne pour expliciter la noétique de Platon ? Notre
hypothèse est la suivante. C’est, à notre avis, l’étude que les néoplatoniciens ont faite de
l’épistémologie d’Aristote, contenue notamment dans le De anima, la Métaphysique,
l’Éthique à Nicomaque et les Seconds Analytiques, qui leur a permis de mieux comprendre
et d’expliciter la fonction de l’Intellect dans les dialogues de Platon, dont le Phèdre, en la
distinguant de la fonction discursive de l’âme, à l’œuvre dans les sciences. C’est pourquoi
les commentateurs, dans un effort de clarification s’achevant dans une harmonisation des
doctrines anciennes, en sont venus à désigner par une même expression, l’epibolê, l’acte
d’intellection chez Platon et Aristote.
4.5 L’intuition dans la pensée de Proclus
Notre étude du corpus proclien, bien qu’elle ne se veuille pas exhaustive – nous y
retrouvons près de 200 occurrences du substantif epibolê –, nous a permis de dégager
quatre acceptions techniques de l’epibolê : l’intuition divine, l’intuition proprement
intellective (également dite humaine [anthropinê] par opposition à la première), l’intuition
discursive et l’intuition sensible. Nous nous concentrerons sur les deux premières qui ont
pour objet soit l’intelligible (pour l’intuition proprement intellective), soit ce qui est au-delà
ou au sommet de l’intelligible (pour l’intuition divine). L’introduction dans le système de
Proclus d’intermédiaires entre l’Intellect et l’Un, nommément les hénades, ne nous permet
pas de voir une parfaite adéquation entre la saisie de l’Un – par l’Intellect aimant ou par lui-
254
Hermias, In Pheadrum, 85, 6-7 (notre traduction).
131
même – chez Plotin et l’intuition divine255 chez Proclus. Ce dernier héritera cependant de
l’epibolê qui désigne l’intuition proprement intellective256.
L’epibolê divine se laisse difficilement saisir chez Proclus, en raison principalement
du caractère éclectique de sa pensée. Cette intuition n’est pas le propre du philosophe : elle
peut également être attribuée aux poètes qui, tel Homère, sont directement inspirés par les
dieux. De plus, la complexité du monde intelligible chez Proclus, l’introduction de
nouvelles « strates » ontologiques, fait en sorte que le rapport de l’Intellect à l’Un n’est plus
immédiat, contrairement à ce que présentait le système de Plotin. À quel niveau de la
hiérarchie intelligible devons-nous situer l’intuition divine en considérant qu’il y des dieux
sur tous les plans ? C’est un problème qui demanderait une enquête approfondie sur le
concept de divinité chez Proclus.
Nous nous limiterons ici, en reprenant la question de l’intellection divine plus loin
dans cette étude, à un extrait de la Théologie platonicienne où il est question de ces deux
types d’intuition : divine et proprement intellective. Au troisième chapitre du livre I,
Proclus précise que ce n’est pas par l’intuition (epibolê) que l’âme « saisit » l’Un, mais
plutôt par sa simple existence (hê huparxis) :
Quant à la considération qui regarde l’intellect, avec les formes et les genres
qu’il contient, Platon la juge seconde par rapport à la science qui traite des
dieux eux-mêmes, et il pense qu’elle atteint des formes encore intelligibles et
qui peuvent êtres connues par l’âme par une saisie intuitive, tandis que, au
contraire, la science qui lui est supérieure, recherche au sujet des existences
indicibles et inexprimables la manière dont elles se distinguent les unes d’avec
les autres et dont elles émergent d’une unique cause. De là vient, je crois, que
c’est la fonction proprement intellective de l’âme qui est capable de saisir les
formes de l’intellect et les différences qu’elles comportent, et que c’est le
sommet de l’intellect et, comme l’on dit, sa fleur et son existence pure qui
s’unit aux hénades de tout ce qui existe et, par leur intermédiaire, à cette Unité
cachée de toutes les hénades divines. Car il y a en nous plusieurs pouvoirs de
connaissance, mais c’est celui-là seul qui nous permet d’entrer naturellement en
255
Cette intuition divine, que nous ne retrouvons pas chez Plotin, est sans doute un héritage de Jamblique, qui
dans la Vie de Pythagore (ch. 25, section 112, ligne 11), parle d’une intuition divine, supérieure à l’intuition
humaine.
256
Quant à l’intuition discursive et à l’intuition sensible, la première est vraisemblablement une création de
Proclus alors que la seconde est une reprise de Plotin. Cette epibolê serait peut-être même la reprise
plotinienne de l’epibolê épicurienne. Cf. J. M. Rist, Plotinus : The Road to Reality, p. 49 (c’est une thèse que
Rist ne soutient pas ouvertement, mais que nous pouvons extrapoler de ses analyses).
132
relation avec le divin et d’en participer. En effet, la classe des dieux n’est
appréhendée ni par la sensation […], ni par l’activité de l’intelligence assistée
de la raison, car ce genre de connaissance est relatif aux êtres réellement êtres,
tandis que la pure existence des dieux surmonte le domaine de l’être et se
définit par cette unité elle-même, qui se rencontre dans l’ensemble de ce qui
existe. Si donc le divin peut être connu de quelque manière, il reste que ce soit
par la pure existence de l’âme qu’il soit saisi et, par ce moyen, connu pour
autant qu’il peut l’être257.
Dans ce passage, Proclus cherchait peut-être à répondre à cette question posée par Plotin au
Traité III, 8 [30] : « mais par quelle sorte d’impression pouvons-nous saisir d’un coup ce
qui dépasse la nature de l’intelligence ? – Expliquons-le, autant qu’il est possible : par ce
qui, en nous, est semblable à ce principe répondrons-nous258. » Plotin tente d’apporter une
réponse à sa propre interrogation, mais à défaut d’avoir un concept pour désigner ce par
quoi nous saisissons l’Un, il se contente de paraphrases telles « il y a en nous quelque chose
de lui » et « en lui présentant ce qui, en nous, est capable de le recevoir ». Plotin ne dispose
pas du concept d’huparxis (existence) qui chez Proclus deviendra le mode de saisie de l’Un.
Il appert donc que Proclus, dans l’extrait cité de la Théologie platonicienne, reprend le
questionnement de Plotin, en synthétisant toutefois les paraphrases plotiniennes en ce seul
concept : l’huparxis.
Dans cet extrait de la Théologie platonicienne, l’epibolê désigne la saisie intuitive
des intelligibles, donc un niveau inférieur à la saisie de l’Un. Par contre, les termes
employés pour décrire la saisie de l’Un, pour expliciter le concept d’huparxis, participent
au même champ lexical que l’epibolê; en effet, Proclus parle notamment d’un toucher unitif
(sunaptesthai). Rappelons-nous que c’est ce même verbe, le préfixe συν en moins,
257
Proclus, Théoogie platonicienne, I, 14, 21-15, 17 (trad. H. D. Saffrey et L. G. Westerink) : « τὴν δὲ περὶ
νοῦν καὶ τὰ εἴδη καὶ τὰ γένη τοῦ νοῦ στρεφομένην θεωρίαν δευτέραν εἶναι τῆς περὶ αὐτῶν τῶν θεῶν
πραγματευομένης ἐπιστήμης· καὶ ταύτην μὲν ἔτι νοητῶν ἀντιλαμβάνεσθαι καὶ τῇ ψυχῇ δι’ ἐπιβολῆς
γινώσκεσθαι δυναμένων εἰδῶν, τὴν δὲ ταύτης ὑπερέχουσαν ἀρρήτων καὶ ἀφθέγκτων ὑπάρξεων μεταθεῖν τήν
τε ἐν ἀλλήλαις [αὐτῶν] διάκρισιν καὶ τὴν ἀπὸ μιᾶς αἰτίας ἔκφανσιν. Ὅθεν οἶμαι καὶ τῆς ψυχῆς τὸ μὲν νοερὸν
ἰδίωμα καταληπτικὸν ὑπάρχειν τῶν νοερῶν εἰδῶν καὶ τῆς ἐν αὐτοῖς διαφορᾶς, τὴν δὲ ἀκρότητα τοῦ ν ο ῦ καί,
ὥς φασι, τὸ ἄ ν θ ο ς καὶ τὴν ὕπαρξιν συνάπτεσθαι πρὸς τὰς ἑνάδας τῶν ὄντων καὶ διὰ τούτων πρὸς αὐτὴν τὴν
πασῶν τῶν θείων ἑνάδων ἀπόκρυφον ἕνωσιν. Πολλῶν γὰρ ἐν ἡμῖν δυνάμεων οὐσῶν γνωριστικῶν, κατὰ
ταύτην μόνην τῷ θείῳ συγγίνεσθαι καὶ μετέχειν ἐκείνου πεφύκαμεν· οὔτε γὰρ αἰσθήσει τ ὸ θ ε ῶ ν γ έ ν ο ς
ληπτόν, […] οὔτε ν ο ή σ ε ι μ ε τ ὰ λ ό γ ο υ , τῶν γὰρ ὄντως ὄντων εἰσὶν αἱ τοιαῦται γνώσεις, ἡ δὲ τῶν θεῶν
ὕπαρξις ἐ π ο χ ε ῖ τ α ι τοῖς οὖσι καὶ κατ’ αὐτὴν ἀφώρισται τὴν ἕνωσιν τῶν ὅλων. Λείπεται οὖν, εἴπερ ἐστὶ καὶ
ὁπωσοῦν τὸ θεῖον γνωστόν, τῇ τῆς ψυχῆς ὑπάρξει καταληπτὸν ὑπάρχειν καὶ διὰ ταύτης γνωρίζεσθαι καθ’
ὅσον δυνατόν. »
258
Plotin, Traité III, 8 [30], 9, 20-22 (trad. É. Bréhier).
133
qu’employait Platon dans la République pour parler de la connaissance des intelligibles et
de la saisie du principe anhypothétique. Proclus ne peut faire autrement qu’employer à
nouveau un vocabulaire dualiste pour expliciter ce qu’il entend par la notion huparxis, qui
connote, si on la compare avec le concept epibolê, d’un progrès vers une plus grande
proximité avec le principe.
L’epibolê est un terme équivoque employé par les néoplatoniciens pour désigner
l’activité de l’âme à différents niveaux ontologiques. Précisons toutefois que lorsque
Proclus parle de l’intuition simple (haplê epibolê), il désigne un niveau inférieur à l’union
avec le premier principe, pour laquelle il privilégie l’huparxis :
Donc, il [Parménide] soutient dans le même temps et que les connaissances et
que tous les instruments de connaissance restent loin derrière la supériorité de
l’Un, et il achève enfin de belle façon sur l’ineffabilité du dieu qui est au-delà
de tout. En effet, après les activités de la science et les saisies de l’intellect (tas
noeras epibolas), vient l’union avec l’inconnaissable259.
Dans ce traité, l’union avec l’inconnaissable n’est donc plus désignée, comme elle l’était
chez Plotin, par l’epibolê.
La Vie de Proclus, rédigée par son successeur Marinus, abonde dans ce sens. En
effet, l’epibolê y désigne l’intuition proprement intellective, et non une forme d’union avec
le divin, ce qu’une des acceptions de ce terme pouvait désigner dans les Ennéades de
Plotin : « il n’en acquérait plus la science par raisonnement discursif et démonstratif, mais
contemplait comme par une vue, grâce aux saisies simples de son activité intellective, les
modèles contenus dans l’Intellect divin260. » C’est cette acception de l’epibolê, que nous
259
Proclus, Théologie platonicienne, II, 12, 73, 11-16 (trad. H. D. Saffrey et L. G. Westerink) : « Καὶ τὰς
γνώσεις τοίνυν καὶ τὰ τῶν γνώσεων ὄργανα πάντα τῆς τοῦ ἑνὸς ὑπεροχῆς ἀπολείπεσθαι κατὰ τὸν αὐτὸν
χρόνον διατείνεται, καὶ τελευτᾷ δὴ καλῶς εἰς τὸ ἄρρητον τοῦ πάντων ἐπέκεινα θεοῦ. Μετὰ γὰρ τὰς κατ’
ἐπιστήμην ἐνεργείας καὶ τὰς νοερὰς ἐπιβολὰς ἡ πρὸς τὸ ἄγνωστον ἕνωσίς ἐστιν. »
260
Marinus, Proclus ou Sur le bonheur, § 22, 9-12 (trad. H. D. Saffrey et A.-Ph. Segonds) : « οὐκέτι μὲν
διεξοδικῶς καὶ ἀποδεικτικῶς συλλογιζόμενος αὐτῶν τὴν ἐπιστήμην, ὥσπερ δὲ ὄψει, ἁπλαῖς ἐπιβολαῖς τῆς
νοερᾶς ἐνεργείας θεώμενος τὰ ἐν τῷ θείῳ νῷ παραδείγματα. » Notons que la leçon du texte de l’édition de
Saffrey et Segonds pour le syntagme ἁπλαῖς ἐπιβολαῖς τῆς νοερᾶς ἐνεργείας est distinct de celle de l’édition
italienne de ce même ouvrage (nous mettons ces termes en caractère italique) : « οὐκέτι μὲν διεξοδικῶς καὶ
ἀποδεικτικῶς συλλογιζόμενος αὐτῶν τὴν ἐπιστήμην, ὥσπερ δὲ ὄψει, ἁπλαῖς ἐπιβολαῖς ταῖς <τε> νοεραῖς
ἐνεργείαις θεώμενος τὰ ἐν τῷ θείῳ νῷ παραδείγματα », dans Marino di Neapoli. Vita di Proclo, édité par
R. Masullo, Naples, D'Auria, 1985, l. 532-535 (c’est encore l’édition que fournit la version électronique du
Thesaurus linguae graecae).
134
avons vue présente chez Plotin et Proclus, qui sera reprise par les commentateurs
néoplatoniciens d’Aristote.
Pour conclure à propos de Proclus, rappelons que par une intuition supérieure à
celle que nous avions qualifiée de proprement intellective, nous pouvons saisir les hénades,
qui sont les représentantes de l’Un, et donc nous élever légèrement au-dessus de
l’intelligible; mais ce n’est plus, dans son système, par une epibolê que nous saisissons
l’Un, mais plutôt par notre simple existence (huparxis)261.
4.6 Les intuitions simples chez Asclépius
L’École d’Alexandrie est réputée pour ses commentaires plus scolaires qui portent
principalement sur les ouvrages d’Aristote. Les commentateurs de cette école sont les
héritiers d’une longue « chaîne exégétique » qui remonte du moins jusqu’à Alexandre
d’Aphrodise. Les termes techniques qu’ils utilisent se sont enrichis d’une multiplicité de
significations : l’historien de la philosophie doit en quelque sorte se faire archéologue afin
d’identifier ces différentes « strates exégétiques ».
Contrairement aux autres commentaires néoplatoniciens présentés jusqu’à
maintenant, exception faite pour Syrianus, celui d’Asclépius de Tralles a pour objet un
traité d’Aristote, la Métaphysique. Le chapitre 1 du livre A, tout comme le célèbre chapitre
II, 19 des Seconds analytiques, fait allusion à l’intellection des principes. Asclépius, dans
son Commentaire, s’est donc naturellement servi de ce traité de l’Organon pour commenter
les premières lignes de la Métaphysique, où Aristote se montre plus discret au sujet du
mode de connaissance des principes.
Dans son Commentaire, Asclépius utilise à cinq reprises le terme epibolê262. Il s’agit
à chaque fois du syntagme haplais epibolais, le datif pluriel d’haplê epibolê, que nous nous
261
Est-ce que Syrianus, le maître de Proclus, employait déjà ce terme dans un sens technique ? Nous n’avons
relevé aucune occurrence significative de l’ ὕπαρξις dans son Commentaire à la Métaphysique et qu’une seule
dans le commentaire au Phèdre : « l’existence (ὕπαρξις) de l’âme, c’est-à-dire l’un en elle, est donc
proprement enthousiaste lorsqu’elle voit la plaine de la vérité. » Hermias (Syrianus), In Pheadrum, 152, 11
(notre traduction) : « ἡ δὲ ὕπαρξις τῆς ψυχῆς, ὅ ἐστι τὸ ἓν αὐτῆς, κυρίως τότε ἐνθουσιᾷ, ὅταν τὸ τ ῆ ς
ἀ λ η θ ε ί α ς ἴδῃ π ε δ ί ο ν . »
262
Une étude minutieuse de l’apparat critique, voire une nouvelle édition critique du commentaire, permettrait
peut-être de noter d’autres occurrences.
135
traduisons ainsi : « par des intuitions simples ». Cette expression correspond, dans le
contexte de l’exégèse d’Aristote, à l’intellection proprement intellective, présente chez tous
les commentateurs ci-dessus mentionnés.
Asclépius, tout comme Syrianus avant lui, ne fait-il pas de l’epibolê haplê un terme
équivoque en l’employant pour l’exégèse d’une pensée, celle d’Aristote, qui semble à
plusieurs égards en opposition avec celle de Platon ? Est-ce qu’un même terme peut
désigner
l’intellection
qui
chez
Aristote
s’effectue
au
terme
d’un
processus
« d’abstraction » – où une forme qui n’était pas déjà dans l’intellect est abstraite du
composé sensible – et celle qui chez Platon se comprend comme un retour à soi, une
(re)découverte ou une réminiscence d’idées innées ? C’est le pari qu’ont pris les
commentateurs comme Asclépius, ou plutôt c’est ce qui pour Asclépius est devenu un lieu
commun de l’exégèse d’Aristote. Et force est de constater que dans ce cas, contrairement à
d’autres interprétations néoplatoniciennes où le primat de l’harmonisation occulte le
caractère distinct de la pensée aristotélicienne, l’accord semble aller de soi. Pour s’en
convaincre, il suffit d’analyser ces extraits du Commentaire d’Asclépius où apparaît
l’epibolê :
De là, à partir des sensations, il remonte vers l’Intellect contemplatif. En effet,
c’est pour cela que nous connaissons les définitions, de telle sorte qu’il dit que
l’Intellect contemplatif est divin. Car certes nous saisissons les choses divines
par lui à l’aide d’intuitions simples263.
Cette exégèse n’est pas, contrairement à celle d’Alexandre d’Aphrodise, entièrement
orthodoxe. Aristote n’emploie pas l’expression choses divines (ta theia) pour désigner les
formes, pas plus que Platon, chez qui cette expression n’est pas textuellement présente pour
désigner les Idées264. Ce sont les platoniciens ultérieurs qui ont fixé l’appellation choses
divines pour désigner les Idées. Il s’agit donc ici d’une projection, faite par les
commentateurs sur la théorie des formes intelligibles d’Aristote, qui nous amène à croire
263
Asclépius, In metaphysica, 6, 19-21 (notre traduction) « Ἐντεῦθεν ἀπὸ τῶν αἰσθήσεων ἀνέρχεται μέχρι
τοῦ θεωρητικοῦ νοῦ· διὰ γὰρ τούτου τοὺς ὅρους γινώσκομεν, ὥστε θεῖον λέγει εἶναι τὸν θεωρητικὸν νοῦν,
εἴγε ἁπλαῖς ἐπιβολαῖς δι’ αὐτοῦ τὰ θεῖα λαμβάνομεν. »
264
Cf. A. J. Festugière, Contemplation et vie contemplative selon Platon, Paris, Vrin, 1967, p. 111. Festugière
considère comme un acquis platonicien l’identification des Idées aux divinités. Il cite à l’appui ce passage du
Phédon (80b) où l’identité entre le divin et l’intelligible semble confirmée par Platon : « τῷ μὲν θείῳ καὶ
ἀθανάτῳ καὶ νοητῷ καὶ μονοειδεῖ καὶ ἀδιαλύτῳ καὶ ἀεὶ ὡσαύτως κατὰ ταὐτὰ ἔχοντι ἑαυτῷ ὁμοιότατον εἶναι
ψυχή ».
136
qu’Aristote admettait l’existence d’Idées divinisées. Notons toutefois qu’en faisant
abstraction de cette terminologie théologique appliquée aux formes intelligibles d’Aristote
– ce que la lettre de certains traités d’Aristote n’exclut peut-être pas expressément – l’acte
d’intellection reste sensiblement le même chez Aristote que chez Platon. Un second extrait
soutient cette interprétation. Asclépius y commente le deuxième chapitre du livre A où
Aristote montre comment l’homme en est venu à la notion de philosophie, c’est-à-dire à
saisir – pour reprendre la terminologie néoplatonicienne – la définition de la philosophie
par des intuitions simples : « Ainsi, à partir du particulier, ils en vinrent à la notion de
philosophie et selon l’Intellect ils agirent en saisissant par des intuitions simples les
intelligibles265. » À la troisième apparition de l’epibolê, Asclépius introduit à nouveau dans
son exégèse des éléments néoplatoniciens. Bien qu’il ne trahisse pas la lettre des traités
aristotéliciens, nous ne pouvons pas dire qu’il conserve fidèlement l’esprit de la doctrine
d’Aristote :
Certes, en allant jusqu’au sommet et en se heurtant à l’Intellect et au Bien,
comme celui-ci le dit « le bien vers lequel tout s’élance », elle a en elle-même
les principes des toutes les sciences, et étant ainsi, elle démontre en ayant saisi
les étants par des intuitions simples266.
Bien que cette citation – « le bien vers lequel tout s’élance » – provienne de l’Éthique à
Nicomaque267 , son interprétation par Asclépius est tendancieusement platonicienne. En
effet, le motif de la remontée vers le sommet, vers le Bien, nous ramène émis par Socrate à
la fin du livre VI de la République, là où Platon évoquait la possibilité d’une saisie du
principe anhypothétique. Nous pourrions être tenté d’identifier ce Bien-principe à l’Intellect
aristotélicien, mais ce serait trahir la pensée d’Aristote. En effet, celui-ci s’oppose à la thèse
platonicienne d’un Bien unique, d’une Idée du Bien, participée par tous les biens
particuliers. Pour Aristote, le bien, à l’instar de l’être et de l’un, est un pollachôs
legomenon, une chose dite de manière multiple, dont la multiplicité des acceptions ne peut
265
Asclépius, In metaphysica, 11, 34-35 (notre traduction) : « οὕτως οὖν κατὰ μέρος ἦλθον εἰς ἔννοιαν τῆς
σοφίας καὶ κατὰ νοῦν ἐνήργουν ἁπλαῖς ἐπιβολαῖς ἀντιλαμβανόμενοι τῶν νοητῶν. »
266
Ibid., 15, 6-10 (notre traduction) : « ἅτε δὴ μέχρι τῆς κορυφῆς ἐλθοῦσα καὶ σύνδρομος οὖσα τοῦ νοῦ καὶ
τοῦ ἀγαθοῦ, ὥς φησιν ἐκεῖνος “τἀγαθὸν οὗ πάντα ἐφίεται”, ἔχει πασῶν τῶν ἐπιστημῶν τὰς ἀρχὰς ἐν ἑαυτῇ,
καὶ ὡς ἔχουσα ἀποδείκνυσιν αὕτη ἁπλαῖς ἐπιβολαῖς τῶν ὄντων ἀντιλαμβανομένη. »
267
Aristote, Éthique à Nicomaque, I, 1,1094a3.
137
être ramenée à l’unité du genre, mais qui ont tout de même entre elles un rapport
d’analogie :
Mais si les choses en question font partie des biens en soi, la formule qui définit
le bien devra se montrer identique dans tous les cas […] Or, honneur, sagacité
et plaisir se définissent par d’autres formules qui sont différentes lorsqu’on les
définit en tant que biens. Par conséquent, il n’y a pas à tenir le bien pour une
quelconque réalité commune et il ne répond pas à une seule forme idéale. Mais
comment alors s’entend-il ? Car il n’a pas l’allure en tout cas de ces réalités
dont l’équivocité tient au hasard. Mais ne serait-ce pas qu’elles dérivent d’un
seul bien ? Ou que toutes contribuent à un seul ? Ou plutôt qu’elles ont un
rapport d’analogie ? Comme dans le corps, en effet, c’est la vue, dans l’âme,
c’est l’intelligence et donc c’est autre chose dans chaque autre genre268.
Mise à part l’interprétation « platonisante » de ce passage de l’Éthique à Nicomaque par
Asclépius, la suite de l’exégèse reste fidèle à la doctrine des Seconds analytiques qui fait de
l’Intelligence la puissance (dunamis) par laquelle nous saisissons les principes des sciences.
En fait, Asclépius ne fait qu’ajouter l’expression intuitions simples pour expliciter la pensée
d’Aristote qui s’exprime dans un style parfois sibyllin. Et pour cause, au chapitre II, 19 des
Seconds Analytiques, il n’était question que d’une « intelligence des principes » (nous an
ein tôn archôn).
L’étude de ces extraits nous amène à soutenir qu’Asclépius a toute la légitimité
d’employer cette expression – introduite par Plotin dans le cadre d’une exégèse
platonicienne – pour désigner l’acte d’intellection chez Aristote. Cependant, Asclépius ne
peut reprendre l’acception de l’epibolê qui désigne un acte préintellectif : la saisie de l’Un
chez Plotin ou celle des hénades divines chez Proclus. Ce serait attribuer à Aristote une
hiérarchie intelligible complexe et détaillée qui sort du cadre d’une pensée qui enquête et
raisonne de manière phusikôs, à partir des faits du monde naturel, plutôt que theologikôs, de
manière abstraite (et vide dirait Aristote). L’idée d’un au-delà (epekeina) du Dieu-Intellect
n’aurait pu être thématisée par le Stagirite, la pure activité divine qu’est la pensée de la
pensée ne pouvant être conçue comme un principe second. Les commentateurs
268
Aristote, Éthique à Nicomaque, I, 1096b21-29 (trad. R. Bodéüs) : « εἰ δὲ καὶ ταῦτ’ ἐστὶ τῶν καθ’ αὑτά, τὸν
τἀγαθοῦ λόγον ἐν ἅπασιν αὐτοῖς τὸν αὐτὸν ἐμφαίνεσθαι δεήσει, καθάπερ ἐν χιόνι καὶ ψιμυθίῳ τὸν τῆς
λευκότητος. τιμῆς δὲ καὶ φρονήσεως καὶ ἡδονῆς ἕτεροι καὶ διαφέροντες οἱ λόγοι ταύτῃ ᾗ ἀγαθά. οὐκ ἔστιν
ἄρα τὸ ἀγαθὸν κοινόν τι κατὰ μίαν ἰδέαν. ἀλλὰ πῶς δὴ λέγεται; οὐ γὰρ ἔοικε τοῖς γε ἀπὸ τύχης ὁμωνύμοις.
ἀλλ’ ἆρά γε τῷ ἀφ’ ἑνὸς εἶναι ἢ πρὸς ἓν ἅπαντα συντελεῖν, ἢ μᾶλλον κατ’ ἀναλογίαν; ὡς γὰρ ἐν σώματι ὄψις,
ἐν ψυχῇ νοῦς, καὶ ἄλλο δὴ ἐν ἄλλῳ. »
138
néoplatoniciens se limiteront donc à harmoniser le Dieu aristotélicien, qui est par essence
connaissance de lui-même (hê noêsis noêseôs noêsis269), avec le second principe du
(néo)platonisme, l’Intellect total et divin.
4.7 Remarques conclusives sur l’intuition intellectuelle
En optant pour une présentation diachronique de l’epibolê, nous avons voulu fournir
une première étude générale de ses nuances sémantiques dans l’Antiquité tardive en
précisant d’abord quels sont les textes sources, de Platon et d’Aristote, qui ont permis aux
néoplatoniciens de forger un tel concept. Des recherches plus approfondies nous
permettront de préciser, chez chacun des commentateurs mentionnés, les diverses
significations que peut prendre l’epibolê ainsi que l’ensemble de ses dérivés et synonymes.
Cette étude cherchait plus particulièrement à expliciter le sens de l’epibolê proprement
intellective, qui fut moins analysée par les spécialistes du néoplatonisme.
En guise de rappel, voici un résumé des principales conclusions de notre étude de
l’epibolê dans la tradition néoplatonicienne :
1. Déjà chez Plotin, l’epibolê est un terme équivoque qui désigne notamment la saisie de
l’Un par lui-même et l’intuition des intelligibles.
2. Chez Syrianus, l’epibolê désigne exclusivement l’intuition proprement intellective qui
renvoie, pour l’exégèse de la Métaphysique d’Aristote, à la saisie des principes de la
démonstration, et pour celle du Phèdre270, à celle de l’intelligible.
3. Chez Proclus, l’epibolê redevient un terme équivoque; elle ne désignera toutefois plus la
saisie de l’Un. C’est dorénavant l’existence (huparxis) qui rend possible la saisie du
premier principe par ce qui en nous lui est semblable.
269
Aristote, Métaphysique, Λ, 9, 1074b34.
Notons que l’harmonisation de l’aristotélisme et du platonisme dans le Commentaire sur le Phèdre
rappelle une tentative de conciliation analogue dans l’Épitomé d’Albinus (IIe siècle), un résumé de la pensée
de Platon où l’auteur emploie, pour expliciter la doctrine des Dialogues, de nombreux concepts
épistémologiques tirés des œuvres d’Aristote. L’édition la plus récente, à laquelle nous avons déjà fait
référence, nous donne un nom d’auteur différent et un nouveau titre pour ce même ouvrage : Alcinoos,
Enseignement des doctrines de Platon.
270
139
4. Dans le Commentaire d’Asclépius – et en général dans les commentaires de l’École
d’Alexandrie sur Aristote –, l’epibolê est devenue un lieu commun de l’exégèse qui
désigne l’intuition proprement intellective, à savoir la connaissance de l’intelligible
ou des principes de la science.
140
TROISIÈME SECTION : LA TRIADE DE L’INTELLECTION
DIVINE, LA CONNAISSANCE DE SOI ET LES LIMITES DE
LA PENSÉE HUMAINE
1. La triade de l’intellection divine271
1.1 La structure triadique de l’intellection divine
1.1.1 Le rôle de la triade dans la pensée proclienne
Les trois premières acceptions de la noêsis définissent trois formes d’intellection
appartenant à la divinité. Notre enquête nous mènera à définir les principales triades – à
savoir les unités de trois concepts que l’on retrouve dans l’ensemble du système proclien –
qui structurent ces trois premières acceptions : i) l’intellection intelligible, ii) l’intellection
qui lie l’intellect à l’intelligible, iii) l’intellection de l’intellect divin. Nous parlons d’une
multiplicité de triades, et non d’une seule, bien qu’en réalité, celles dont nous allons traiter
sont le produit d’une seule matrice, à l’origine de la multiplicité des structures triadiques,
déclinées selon différents schèmes conceptuels principalement hérités de la tradition
platonico-aristotélicienne.
La pensée de Proclus est caractérisée, voire définie, par le nombre trois, par la
triade, qui oriente, à tort ou à raison, la plupart des opérations dialectiques – en premier
lieu, la division, mais aussi, et comme effet, la définition, la démonstration et l’analyse –
par lesquelles le philosophe « découpe », pour ainsi le connaître, le Monde et ses principes,
dans ses dimensions divines, naturelles et humaines. Les historiens de la philosophie,
notamment ceux qui se sont intéressés à l’idéalisme allemand et à la pensée hégélienne, ont
noté l’importance du schème triadique dans la philosophie de Proclus. L’œuvre du
271
Dans le cadre de cette thèse, nous limitons à l’essentiel notre analyse des trois acceptions de la noêsis
relatives aux principes divins, principalement par l’étude des différentes triades qui structurent la procession
de l’intellection divine. Un traitement plus complet demanderait une présentation plus détaillée des
hiérarchies divines dans la pensée de Proclus, à partir d’une étude comparative des Éléments de théologie, de
la Théologie platonicienne et des autres passages pertinents du Commentaire sur le Timée (ce que nous ne
ferons qu’esquisser ici). Cependant, nos recherches sur la connaissance de soi et sur les limites de la pensée
humaine dans son rapport au divin, que nous présentons dans ce chapitre, apportent un éclairage
complémentaire sur l’intellection divine, en tant qu’elles portent sur l’Intellect divin – les grands principes
philosophiques de la noétique plotinienne que nous exposons ayant été repris par Proclus – et sur l’activation
de la part divine de notre âme.
141
Diadoque est à notre connaissance la première manifestation d’une dialectique
essentiellement ternaire dans l’histoire de la pensée grecque272. Les études de
W. Beierwaltes, notamment son Proklos. Grundzüge seiner Metaphysik273, présentent des
analyses toujours pertinentes au sujet des différentes structures triadiques au fondement de
l’architecture métaphysique de la pensée proclienne. Dans sa thèse d’habilitation,
Beierwaltes énumère et définit les termes compris dans quelques-unes de ces triades, qui
décrivent la hiérarchie du Monde et de ses principes dans le système de Proclus. Nous y
trouvons entre autres cette liste, qui reprend certains des principaux concepts relatifs à la
procession de l’Être :
(1)
(2)
(3)
(4)
limite (peras) – illimité (apeiron) – mixte (mikton)
substance/être (ousia) – altérité (heterotês) – identité (tautotês)
principe (archê) – milieu (meson) – fin (telos)
intelligible (noêton) – intelligible-et-intellectif (noêton hama kai noeron) –
intellectif (noeron)
(5) substance/être (ousia) – vie (zôê) – pensée (nous)
(6) manence274 (monê) – procession (proodos) – conversion (epistrophê)275
Parmi ces triades, nous traiterons de celles dont les termes apparaissent explicitement dans
la description que fait Proclus, dans son commentaire aux lignes 28a1-4 du Timée, des six
acceptions de la noêsis, soit la triade (4) intelligible – intelligible-et-intellectif – intellectif,
et la triade (5) substance/être – vie – pensée. Mais d’abord, nous discuterons de la triade (6)
manence – procession – conversion, qui, bien qu’elle ne soit pas mise de l’avant dans
l’exégèse proclienne de ce passage du Timée, peut être conçue comme la matrice de toute
procession triadique. Deux autres triades, qui n’apparaissent pas dans la liste extraite de
l’ouvrage de Beierwaltes, nous intéresseront également, puisqu’elles structurent de manière
explicite les divisions dialectiques opérées par Proclus à cet endroit de son Commentaire
sur le Timée. D’abord, la triade substance (être) – puissance – activité, dont les principes
272
La tradition pythagoricienne, de par l’importance qu’elle consacre au nombre, a certes laissé des traces
chez Platon et les platoniciens antérieurs à Proclus, mais nous n’avons pas pu identifier un corpus où la
structure triadique était aussi nettement dominante. Certes, les Dialogues platoniciens présentent plusieurs
divisions ternaires, mais comme l’a noté J.-F. Mattéi, d’autres structures numériques, notamment celle basée
sur le nombre cinq, sont tout aussi importantes dans la pensée de Platon. Voir J.-F. Mattéi, Platon, Paris,
Presses Universitaires de France, 2005.
273
W. Beierwaltes, Proklos. Grundzüge seiner Metaphysik, Frankfurt am Main, Klostermann, 1979.
274
Bien que le terme manence ne soit pas usuel en français, c’est peut-être celui qui rend le mieux, de par sa
racine latine manere, le sens du substantif grec monê.
275
W. Beierwaltes, op. cit., p. 20.
142
philosophiques ont déjà été mis en lumière par nos analyses sur la pensée de Platon et
d’Aristote276, puis la triade être – avoir – voir, qui occupe un rôle déterminant dans la
hiérarchisation des formes d’intellection, de l’intelligible divin à l’imagination humaine. Il
sera également question de la triade intelligible – intellection – intellect, qu’il faut
distinguer de la triade intelligible – intelligible-et-intellectif – intellectif, bien que les termes
extrêmes de celles-ci – intelligible et intelligible; intellectif et intellect – soient
pratiquement de même nature, et que l’intellection s’identifie en quelque sorte à
l’intelligible-et-intellectif, en tant que la notion de noêsis décrit le mouvement de
procession, ou réciproquement de conversion, qui lie l’intellect au principe intelligible dont
il procède. Une fois ces principales triades définies, nous pourrons revenir à la définition
des trois premières acceptions de la noêsis dans le Commentaire sur le Timée en y
reconnaissant les principaux concepts qui permettent à Proclus de les analyser et distinguer
entre elles.
1.1.2 La triade manence – la procession – la conversion
La triade manence – la procession – la conversion, que l’on pourrait qualifier de
triade des triades, en tant qu’elle structure toutes les autres, décrit le mouvement ternaire de
la procession des réalités intelligibles (au sens large du terme) et éternelles, un
« mouvement immobile », comme l’a décrit S. Gersh dans ΚΙΝΗΣΙΣ ΑΚΙΝΗΤΟΣ. A Study
of Spiritual Motion in the Philosophy of Proclus277, une étude maintes fois citée dans la
littérature secondaire et l’une des plus importantes contributions philosophiques au sujet
des fondements métaphysiques du néoplatonisme tardif. Les apories relatives à la
multiplicité et au mouvement de procession des réalités divines et éternelles – auxquelles
on serait plutôt portés d’attribuer les prédicats de l’unité et l’immobilité – peuvent certes
poser problème dans l’esprit d’un lecteur critique du corpus proclien (et plus généralement
néoplatonicien), ce que nous n’essaierons pas de résoudre spécifiquement dans cette étude,
les propos de Gersh demeurant, encore à ce jour, pertinents pour trouver une justification
philosophique à la doctrine émanatiste de Proclus. Cependant, précisons que le schéma de
la procession, malgré ses apories, permet d’illustrer, d’après des notions et images qui
276
Voir SECTION I.
S. Gersh, ΚΙΝΗΣΙΣ ΑΚΙΝΗΤΟΣ. A Study of Spiritual Motion in the Philosophy of Proclus, Leiden, Brill,
1973.
277
143
conviennent plus proprement aux êtres dont l’activité s’inscrit dans le temps, le dynamisme
et la multiplicité au sein monde intelligible savamment hiérarchisé dans le néoplatonisme
tardif.
Avant d’appliquer ce schème aux triades que nous voulons analyser, un retour aux
Éléments de théologie s’impose afin de justifier les fondements et la fonction de la triade
manence – procession – conversion dans l’explication du réel. Comme l’a constaté et
identifié E. R. Dodds dans son édition de ce traité, les propositions 25 à 39, « D. Of
Procession and Reversion »278, concernent les termes de cette triade (on pourrait ajouter la
notion de manence au sous-titre donné par l’éditeur); les démonstrations de Proclus
cherchent à justifier son existence et sa place dans l’économie de la pensée métaphysique
néoplatonicienne. Toutes les propositions de cette section ont leur importance pour
comprendre la nature et les causes de la procession divine, mais l’une d’entre elles nous
apparaît plus centrale et sa démonstration plus essentielle pour comprendre et justifier
l’unité et la multiplicité, l’immobilité et le mouvement au sein des principes éternels et
divins, à savoir la proposition 35 :
Prop. 35. Tout effet à la fois demeure dans sa cause, procède d’elle et se
convertit vers elle.
Si l’effet se contentait de demeurer dans sa cause, il n’en différerait en rien et
il en serait indistinct. Car la procession va de pair avec la distinction. S’il ne
faisait que procéder, il n’aurait aucun point de coïncidence ni d’accord avec sa
cause, n’ayant avec elle rien de commun. S’il se bornait à se convertir, on
demande comment un être qui ne tiendrait pas d’un principe sa substance
pourrait orienter sa conversion substantielle vers cet étranger. S’il demeurait
dans sa cause et procédait sans se convertir, comment y aurait-il en chaque être
une aspiration de nature vers son bien et le bien et une tension vers son
générateur ? S’il procédait et se convertissait sans demeurer dans sa cause,
comment un être qui s’est écarté de sa cause chercherait-il à coïncider avec elle,
alors qu’il n’avait aucun point de coïncidence avant cet écart ? Car s’il avait un
point de coïncidence, assurément de ce point de vue il demeurerait en elle.
Enfin, s’il demeurait dans sa cause et se convertissait vers elle sans procéder,
comment un être qui est resté indistinct de sa cause pourrait-il se convertir vers
elle ? Car tout ce qui se convertit ressemble à un être qui se résout dans ce dont
il est divisé par essence.
Il faut ou bien qu’un être demeure seulement dans sa cause, ou bien qu’il se
convertisse seulement, ou bien qu’il procède seulement, ou bien qu’il conjugue
les deux extrêmes, ou bien qu’il joigne l’intermédiaire avec l’un ou avec l’autre
278
E. R. Dodds dans Proclus, Elements of Theology, p. 29 (les propositions 25 à 39 vont de la p. 29 à 43)
144
des deux extrêmes, ou enfin qu’il cumule toutes les hypothèses. Reste donc que
tout effet à la fois demeure dans sa cause, en procède et se convertisse vers
elle279.
Cette proposition, dans le détail de sa démonstration, présuppose un ensemble de notions,
postulats et thèses que nous n’aurons pas l’occasion d’analyser ici. Bien qu’E. R. Dodds
n’identifie, dans la traduction annotée du texte grec, aucune proposition antérieure dont
dépendrait la présente démonstration (J. Trouillard ne mentionnant que la proposition 30 –
« Tout ce qui est produit immédiatement par un principe demeure en lui tout en procédant
de lui280 » – sur laquelle elle se base entre autres), la fine argumentation présentée par
Proclus dépend de plusieurs propositions antérieures – non seulement celles de la section
définie par Dodds (à partir de la prop. 25) – et illustre la complexité scientifique de la
doctrine de la procession dans la pensée proclienne. Dans l’exposé de la proposition 35, on
note l’importance qu’attache Proclus à justifier l’unité de l’effet et de sa cause, malgré la
multiplicité qu’il y décrit, celle qui correspond à la triade manence – procession –
conversion. L’effet est à la fois dans sa cause, c’est le moment de la manence, elle procède
de celle-ci, la procession, et se convertir enfin vers elle, la conversion, toute autre
conception de la causalité étant démontrée absurde par Proclus.
La thèse de la proposition 35 des Éléments de théologie s’applique à l’ensemble des
triades dont les termes apparaissent dans la définition et l’analyse des différentes acceptions
de l’intellection dans l’In Timaeum. Ainsi, l’intellection de l’intellect divin, le troisième
moment de la procession de l’intellection divine, demeure dans sa cause (manence),
l’intellection intelligible, procède de celle-ci (procession), dans l’intellection qui lie
l’intellect à l’intelligible, et se convertit vers elle (conversion), de par son activité, qui est
279
Proclus, Éléments de théologie, prop. 35 (trad. J. Trouillard) : « Πᾶν τὸ αἰτιατὸν καὶ μένει ἐν τῇ αὐτοῦ
αἰτίᾳ καὶ πρόεισιν ἀπ’ αὐτῆς καὶ ἐπιστρέφει πρὸς αὐτήν.
εἰ γὰρ μένοι μόνον, οὐδὲν διοίσει τῆς αἰτίας, ἀδιάκριτον ὄν· ἅμα γὰρ διακρίσει πρόοδος. εἰ δὲ προΐοι μόνον,
ἀσύναπτον ἔσται πρὸς αὐτὴν καὶ ἀσυμπαθές, μηδαμῇ τῇ αἰτίᾳ κοινωνοῦν. εἰ δὲ ἐπιστρέφοιτο μόνον, πῶς τὸ
μὴ τὴν οὐσίαν ἀπ’ αὐτῆς ἔχον κατ’ οὐσίαν ποιεῖται τὴν πρὸς τὸ ἀλλότριον ἐπιστροφήν; εἰ δὲ μένοι μὲν καὶ
προΐοι, μὴ ἐπιστρέφοιτο δέ, πῶς ἡ κατὰ φύσιν ὄρεξις ἑκάστῳ πρὸς τὸ εὖ καὶ τὸ ἀγαθὸν καὶ ἡ ἐπὶ τὸ γεννῆσαν
ἀνάτασις; εἰ δὲ προΐοι μὲν καὶ ἐπιστρέφοιτο, μὴ μένοι δέ, πῶς ἀποστὰν μὲν τῆς αἰτίας συνάπτεσθαι σπεύδει
πρὸς αὐτήν, ἀσύναπτον δὲ ἦν πρὸ τῆς ἀποστάσεως; εἰ γὰρ συνῆπτο, κατ’ἐκεῖνο πάντως ἔμενεν. εἰ δὲ μένοι
καὶ ἐπιστρέφοιτο, μὴ προέρχοιτο δέ, πῶς τὸ μὴ διακριθὲν ἐπιστρέφειν δυνατόν; τὸ γὰρ ἐπιστρέφον πᾶν
ἀναλύοντι ἔοικεν εἰς ἐκεῖνο, ἀφ’ οὗ διῄρηται κατ’ οὐσίαν. »
ἀνάγκη δὲ ἢ μένειν μόνον ἢ ἐπιστρέφειν μόνον ἢ προϊέναι μόνον ἢ συνδεῖν τὰ ἄκρα μετ’ἀλλήλων ἢ τὸ
μεταξὺ μεθ’ἑκατέρου τῶν ἄκρων ἢ τὰ σύμπαντα. λείπεται ἄρα καὶ μένειν πᾶν ἐν τῷ αἰτίῳ καὶ προϊέναι ἀπ’
αὐτοῦ καὶ ἐπιστρέφειν πρὸς αὐτό. »
280
Ibid., prop. 30 (trad. J. Trouillard).
145
contemplation de l’intelligible divin et premier (dont l’intellect divin n’est jamais
réellement séparé). C’est ce même schéma, à portée universelle, qui sera présent dans
chacune des autres triades qui structurent les trois premières acceptions de la noêsis, les
relations causales définies et démontrées dans la proposition 35 des Éléments de théologie
étant reprises dans chacune d’elles.
1.1.3 La triade intelligible – intellection – intellect et la triade intelligible – intelligible-etintellectif – intellectif
La triade qui apparaît d’emblée dans l’extrait commenté de l’In Timaeum se présente
sous cette forme : intelligible – intellection – intellect. Les trois acceptions divines de
l’intellection définies par Proclus sont certes toutes trois des formes de la noêsis, mais seul
le terme médian de la triade peut être proprement identifié à l’intellection, de par son aspect
dynamique, qui est de l’ordre de la puissance processive et qui s’identifie au mouvement
produit à partir de l’intelligible, la source « statique » de la procession intellective, vers
l’intellect, qui est en quelque sorte le résultat achevé du processus d’intellection. Elle se
superpose à la triade intelligible – intelligible-et-intellectif – intellectif, qui n’apparaît pas
sous cette forme dans les Éléments de théologie, mais qui est nettement définie par Proclus
dans la Théologie platonicienne, notamment au premier chapitre du livre IV, qui introduit
les principes intelligibles-et-intellectifs comme entités médianes entre les intelligibles et les
intellectifs :
Nous devons mettre ici un terme au traité des dieux intelligibles, qui a déployé
l’initiation par laquelle Platon nous conduit aux mystères qui les concernent;
ensuite il faut absolument examiner de la même manière son enseignement sur
les dieux intellectifs. Mais puisque, parmi les intellectifs, les uns sont
intelligibles et intellectifs, c’est-à-dire ceux qui tout en pensant sont pensés,
comme le dit l’Oracle, les autres sont intellectifs seulement, commençons ce
traité par les dieux qui sont à la fois intellectifs et intelligibles, en définissant
d’abord ce qu’ils ont de commun entre eux, ce qui rendra plus clair
l’enseignement au sujet de chacune de leurs classes281.
281
Proclus, Théologie platonicienne, IV, 1, 1, 6-10 (trad. H. D. Saffrey et L. G. Westerink) : « Ὁ μὲν δὴ περὶ
τῶν νοητῶν λόγος ἡμῖν ἐνταῦθα περιγεγράφθω, τὴν τοῦ Πλάτωνος περὶ αὐτῶν ἀναπλώσας μυσταγωγίαν·
ἐχόμενον δέ ἐστι πάντως τὴν περὶ τῶν νοερῶν θεῶν ἀνασκέψασθαι κατὰ τὸν αὐτὸν τρόπον ὑφήγησιν. Ἀλλ’
ἐπειδὴ τῶν νοερῶν τὰ μέν ἐστι νοητὰ καὶ νοερά, ὅσα ν ο ο ῦ ν τ α ν ο ε ῖ τ α ι κατὰ τὸ λόγιον, τὰ δὲ νοερὰ
μόνον, ἀπὸ τῶν νοερῶν ἅμα καὶ νοητῶν ἀρξάμενοι λέγωμεν, τὰ κοινὰ πρῶτον περὶ αὐτῶν διοριζόμενοι, ἀφ’
ὧν καὶ τὴν περὶ ἑκάστης τάξεως διδασκαλίαν σαφεστέραν ποιησόμεθα. »
146
Dans le cadre de ce traité, Proclus s’exprime en termes théologiques, la triade intelligible –
intelligibles-et-intellectifs – intellectifs s’y présente donc sous cette forme, la relation entre
les trois termes demeurant inchangée : dieux intelligibles – dieux intelligibles-et-intellectifs
– dieux intellectifs. Il est aussi important de remarquer que les intelligibles-et-intellectifs se
trouvent au sommet de la classe générique de dieux intellectifs, qui se divise entre ces
mêmes dieux intelligibles-et-intellectifs et les dieux spécifiquement intellectifs (Proclus
écrit intellectifs seulement [noera monon]). Cette division opérée par le dialecticien, que
nous ne retrouvons pas systématiquement dans le reste du corpus proclien et qui n’est pas
présente dans la section du Commentaire sur le Timée qui nous importe, se révèle cruciale
du point de vue théologique, puisqu’elle marque le caractère transcendant de l’intelligible
par rapport aux réalités – intelligibles-et-intellectives et intellectives seulement – qui
procèdent à partir de lui. En effet, les dieux intelligibles sont dans une classe à part et
supérieure à celle qui comprend les dieux intelligibles-et-intellectifs et les dieux intellectifs,
à savoir la classe générique des dieux intellectifs.
Notre étude sur les limites de la pensée humaine dans son rapport au divin, dans la
troisième sous-section de ce chapitre, permet d’entrevoir les conséquences psychologiques
et épistémologiques de la fine division théologique opérée par Proclus, telle qu’exposée à la
première page du livre IV de la Théologie platonicienne. Si notre âme est naturellement
mise en contact avec les principes intellectifs, puisqu’elle porte en elle les traces
intellectives qui sont au principe de la réminiscence des Formes282, l’accès aux réalités
intelligibles-et-intellectives et, par-delà celles-ci, aux principes intelligibles, ne semble pas
pouvoir être acquise naturellement pour l’homme, de par la seule activation de la puissance
intellective de sa raison. La connaissance des principes intelligibles-et-intellectifs
demanderait une possession de l’âme par le divin, une forme d’enthousiasme, alors que
celle des réalités proprement intelligibles est peut-être même hors d’atteinte pour notre
âme, même lorsque celle-ci est possédée par un dieu.
282
Bien que cette doctrine au sujet de la continuité entre l’intellect et l’âme ne soit pas pleinement et
précisément exposée dans les Éléments de théologie, on peut tout de même y trouver sa thèse centrale à la
proposition 194 : « Toute âme contient toutes les formes que l’intellect contient à titre premier » (notre
traduction).
147
Si les triades intelligible – intellection – intellect et intelligible – intelligible-etintellectif – intellectif se superposent clairement dans l’exposé de Proclus sur les lignes
28a1-4 du Timée et appliquent clairement le schéma manence – procession – conversion,
d’autres triades tout aussi importantes permettent de saisir la continuité dans la procession
intellective à partir de l’intelligible divin : d’abord, la triade substance – puissance –
activité, qui illustre, à partir de concepts d’abord définis par Aristote dans le cadre de ses
recherches physiques et métaphysiques, la relation entre les différents degrés de
l’intellection divine.
1.1.4 La triade substance – puissance – activité
Les philosophes et commentateurs néoplatoniciens évitent souvent de reconnaître
ouvertement l’influence d’Aristote sur l’élaboration de leur pensée : pour eux, la plupart
des doctrines aristotéliciennes sont tributaires de la pensée platonicienne, voire de la
tradition pythagoricienne, dont se serait inspiré le fondateur de l’Académie283. Cependant,
notre analyse de la triade substance – puissance – activité, notamment dans les soussections consacrées à l’étude de la notion d’imagination dans le De anima et de la théorie
des mathématiques dans la Métaphysique284, permet de saisir l’importance des schèmes
aristotéliciens dans l’élaboration théologique de cette structure triadique chez Proclus. En
effet, bien que la relation entre la substance (ou l’être), la puissance et l’activité soit
discutée par Platon, notamment dans le passage de la République que nous avons
commenté285, c’est chez Aristote, pour la première fois, que le rapport entre ces trois
concepts est clairement théorisé et appliqué, notamment dans ses recherches sur la nature
et, plus particulièrement, dans ses écrits sur l’âme.
Proclus ne semble pas avoir extrait directement la triade substance – puissance –
activité des œuvres d’Aristote, puisque le sens qu’il lui est attribué diffère sur certains
points de celui que l’on trouve dans la pensée aristotélicienne. Cette triade a connu une
283
Sur la question de l’orthodoxie d’Aristote et de Platon par rapport à la pensée pythagoricienne, dans la
perspective néoplatonicienne, voir l’étude de D. O’Meara, Pythagoras Revived, Oxford, Oxford University
Press, 1989.
284
Voir SECTION I, mais aussi l’ANNEXE II au sujet de la critique de la théorie platonicienne des Idées et des
Nombres par Aristote.
285
Platon, République, 477c-d. Voir la SECTION I, mais aussi l’ANNEXE I.
148
longue histoire et ses termes ont subi de multiples modifications conceptuelles, en
particulier la notion de puissance (dunamis), qui par l’intermédiaire de Plotin, a acquis une
acception qu’elle n’avait pas chez Aristote, alors qu’elle prend le pas sur l’acte, ou
l’activité, au principe de toutes choses dans les Ennéades. Chez Proclus, dans le cadre de la
triade substance – puissance – activité, la dunamis décrit plutôt, comme l’étymologie du
terme français nous l’indique, le dynamisme, c’est-à-dire le mouvement, la procession qui
rattache les deux termes extrêmes de la triade, la substance (ou l’être) et l’activité.
L’intelligible est substance en soi, l’intellect est seulement activité, alors que l’intellection
est le terme intermédiaire, associé à la notion de vie, qui procède du premier au second, et
convertit ce dernier vers son principe. On comprend donc pourquoi la triade substance –
puissance – activité se superpose à la triade être – vie – pensée, en tant que la puissance a le
caractère générateur de la vie et que l’activité de l’intellect est essentiellement pensée, l’être
et la substance étant des termes interchangeables.
Il est difficile d’identifier une proposition en particulier des Éléments de théologie
qui offrirait un exposé clair et satisfaisant de la structure et des fondements de la triade
substance – puissance – activité. Dans la section intitulée « I. Of the Relation of Causes to
their Effects; and of Potency » et définie par E. R. Dodds286, qui comprend les propositions
75 à 86, on trouve les développements les plus importants de ce traité à propos du concept
de puissance (dunamis), notamment aux propositions 77 à 86 (à l’exception des
propositions 82 et 83 qui concernent plutôt la conversion). Proclus y reprend plusieurs
principes doctrinaux de la Métaphysique d’Aristote. En tant qu’elle s’applique aux réalités
qui ont leur activité dans le temps, par exemple l’âme, la théorie aristotélicienne de l’acte et
de la puissance convient tout à fait pour conceptualiser les rapports de causalité entre
différentes substances. Nous pouvons donner l’exemple de la puissance sensitive qui
appartient à la substance qu’est l’âme humaine et qui entre en activité lorsqu’elle est
stimulée par un objet sensible. Dans ce cas, la puissance est imparfaite : elle est menée à sa
perfection, dans l’activité, par un objet qui lui est extérieur. Cependant, dans le cas des
principes éternels, la puissance qui leur est attribuée ne peut être que parfaite : la divinité,
286
E. R. Dodds dans Proclus, Elements of Theology, p. 71 (les propositions 75 à 86 couvrent les p.71 à 81).
Remarquons que la proposition 86 aurait peut-être davantage sa place dans la section suivante du traité, que
l’éditeur intitule « J. Of Being, Limit and Infinitude ».
149
de par l’éternité de son être mais aussi de ses activités, ne peut être actualisée, sa puissance
étant éternellement telle qu’elle est. La proposition 78, à la suite la proposition 77 – qui est
construite à partir des notions définies par Aristote au livre Θ de la Métaphysique – effectue
la distinction entre une puissance parfaite, à partir de laquelle on peut concevoir le terme
central de toute triade associée à la procession divine, et la puissance imparfaite, qui ne
saurait être attribuée à la divinité, mais est réservée aux êtres naturels ou aux entités dont
l’activité est engagée dans le Devenir, par exemple, les âmes particulières :
Prop. 78 Toute puissance est parfaite ou imparfaite
La puissance qui confère l’actualité est parfaite, car elle rend les autres
parfaits par ses propres énergies, et ce qui est capable de parfaire les autres
possède soi-même un meilleur mode de perfection. Au contraire, la puissance
qui a besoin d’un acte distinct d’elle-même, qui lui préexiste et auquel elle
correspond en tant que puissance, est imparfaite. Car elle requiert alors pour
devenir parfaite la perfection d’un autre être à laquelle elle participe. Par ellemême donc, une telle puissance est imparfaite. En sorte que la puissance de
l’être en acte est parfaite, parce qu’elle est grosse d’actualité, tandis que celle de
l’être en puissance est imparfaite, parce qu’elle tient de l’être en acte sa
perfection287.
La puissance qui lie l’Intelligible à l’Intellect, dans le contexte de six acceptions de
l’intellection dans le Commentaire sur le Timée, ne doit donc pas être conçue comme une
potentialité actualisable, et donc imparfaite, mais bien comme le principe parfait d’une
activité dont elle est au principe, en tant que cette puissance procède de la cause,
l’Intelligible, vers laquelle se convertit l’effet, qui lui est le terme dernier de la procession
proclienne, à savoir l’Intellect divin288.
D’une part, la triade substance – puissance – activité s’applique aux êtres qui ont
leur activité dans le temps, les âmes et les corps, et reprend chez Proclus les principes de la
doctrine aristotélicienne de l’acte et de la puissance; d’autre part, elle permet d’illustrer la
287
Proclus, Éléments de théologie, prop. 78 (trad. J. Trouillard) : « Πᾶσα δύναμις ἢ τελεία ἐστὶν ἢ ἀτελής.
ἡ μὲν γὰρ τῆς ἐνεργείας οἰστικὴ τελεία δύναμις· καὶ γὰρ ἄλλα ποιεῖ τέλεια διὰ τῶν ἑαυτῆς ἐνεργειῶν, τὸ δὲ
τελειωτικὸν ἄλλων μειζόνως αὐτὸ τελειότερον. ἡ δὲ ἄλλου του δεομένη τοῦ κατ’ ἐνέργειαν προϋπάρχοντος,
καθ’ ἣν δυνάμει τι ἔστιν, ἀτελής· δεῖται γὰρ τοῦ τελείου ἐν ἄλλῳ ὄντος, ἵνα μετασχοῦσα ἐκείνου τελεία
γένηται· καθ’ αὑτὴν ἄρα ἀτελής ἐστιν ἡ τοιαύτη δύναμις. ὥστε τελεία μὲν ἡ τοῦ κατ’ ἐνέργειαν δύναμις,
ἐνεργείας οὖσα γόνιμος· ἀτελὴς δὲ ἡ τοῦ δυνάμει, παρ’ ἐκείνου κτωμένη τὸ τέλειον. »
288
Au sujet des différents sens pris par la notion de puissance dans la pensée de Proclus, voir C. Steel,
« Puissance active et puissance réceptive chez Proclus », dans Dunamis nel neoplatonismo. Atti del II
Colloquio Internazionale del Centro di Ricerca sul Neoplatonismo (Università degli Studi di Catania, 6-8
octobre 1994), édité par F. Romano et R. L. Cardullo, Florence, La Nuova Italia Editrice, 1996, p. 121-137.
150
continuité dans la procession du divin, alors que toute notion d’imperfection est évacuée de
la notion de puissance, celle-ci s’identifiant à la notion vie dans la triade à laquelle elle
s’apparente, à savoir la triade être – vie – pensée, qui dès Plotin, se présente comme une des
plus importantes structures de la métaphysique néoplatonicienne.
1.1.5 La triade être – vie – pensée
La triade être – vie – pensée s’applique aux différentes acceptions de l’intellection,
notamment celles qui concernent le divin, dans le Commentaire de Proclus sur le Timée.
Nos exposés sur la pensée de Plotin, notamment sur la connaissance de soi et l’Intellect
divin, apporteront un éclairage supplémentaire sur la nature de cette triade dans la tradition
néoplatonicienne. Les travaux de Pierre Hadot289 ont permis de mieux faire comprendre
l’importance de cette structure triadique dans la pensée plotinienne, héritière des
spéculations au sujet de l’être, de la vie et de la pensée dans les Dialogues platoniciens et
annonciatrice des efforts de systématisation dans le néoplatonisme postérieur, notamment
chez Proclus et Damascius.
Chez Proclus, l’application de cette triade au monde intelligible a pour effet de
multiplier les divisions, d’ainsi rendre manifeste la multiplicité des principes sans toutefois
porter atteinte à leur unité. La proposition 103 des Éléments de théologie, qui énonce un des
principes les plus généraux, mais aussi un des plus importants, de la métaphysique
proclienne, tout est en tout, mais en chacun sous son mode propre, est d’abord appliqué à
cette triade, être – vie – pensée, qui pénètre toutes choses, des premiers principes aux plus
humbles manifestations du divin dans le monde naturel290 :
Prop 103. Tout est en tout, mais en chacun sous son mode propre. Dans l’être,
en effet, se trouvent la vie et l’esprit, dans la vie l’être et la pensée, dans l’esprit
l’être et la vie. Mais dans un cas sous le mode noétique, dans un autre sous le
mode vital, dans un autre enfin selon le mode de l’être.
Puisque chaque ordre peut exister ou bien dans sa cause ou bien dans sa
propre subsistence ou bien dans une participation, puisque dans le premier
289
P. Hadot, « Être, vie pensée chez Plotin et avant Plotin », dans Les sources de Plotin, Genève, Fondation
Hardt, 1960, p. 107-141, repris dans Plotin, Porphyre. Études néoplatoniciennes, Paris, Les Belles Lettres,
1999, p. 127-181.
290
Ce que manifeste déjà, sans le même degré de systématicité, le Traité III, 8 (30) de Plotin, où l’on apprend
que tout contemple, autrement dit que tout pense, sous un mode qui lui est propre.
151
ordre les autres existent comme dans leur cause, puisque dans l’ordre médian le
premier existe par participation et le troisième comme dans sa cause, puisque
enfin dans le troisième ordre les deux précédents existent par participation, on
dira que dans l’être vie et esprit sont précontenus. Mais chaque ordre étant
caractérisé par sa propre subsistence et non par ce qu’il cause, puisqu’il cause
autre que soi, ni par ce dont il participe, puisqu’il tient d’un autre ses
participations, c’est le mode de l’être que la vie et la pensée existent dans l’être,
comme vie substantielle et comme esprit substantiel. On ajoutera que dans la
vie l’être existe par participation et la pensée comme dans sa cause, mais que
ces deux derniers y revêtent le mode vital, puisque telle est la manière de
subsister dans cet ordre. Enfin, dans l’esprit la vie et la substantialité existent
par participation, et chacune d’elles noétiquement. Car l’être de l’esprit est
cognitif et sa vie est connaissance291.
Appliqué à la triade de l’intellection divine, ce principe montre la cohésion, la continuité et
l’interpénétration de chacune des formes de la noêsis divine. L’intelligible précontient
l’intellection et l’intellect sous le mode qui lui être propre, selon le mode de l’être;
l’intellection possède, sous le mode vital, l’intelligible auquel elle participe et précontient
l’intellect dont elle est la cause; et l’intellect contient en lui, sous le mode propre de la
pensée, l’intelligible et l’intellection, auxquels il participe292. La proposition 103 s’inscrit
aussi dans la continuité de la proposition 35, les relations entre les termes de la triade être –
vie – pensée pouvant être compris à partir du schème de la procession exposé par la triade
manence – procession – conversion. En effet, la pensée, en tant qu’effet, demeure dans sa
cause, l’être, procède d’elle, sous un mode vital, et se convertit vers elle, de par son activité
(qui est aussi sa nature), à savoir la pensée.
Proclus se sert ainsi de la structure triadique être – vie – pensée pour montrer la
multiplicité dans l’unité de l’intellection divine, ce qu’il fera également au moyen de la
291
Proclus, Éléments de théologie, prop. 103 (trad. J. Trouillard) : « Πάντα ἐν πᾶσιν, οἰκείως δὲ ἐν ἑκάστῳ·
καὶ γὰρ ἐν τῷ ὄντι καὶ ἡ ζωὴ καὶ ὁ νοῦς, καὶ ἐν τῇ ζωῇ τὸ εἶναι καὶ τὸ νοεῖν, καὶ ἐν τῷ νῷ τὸ εἶναι καὶ τὸ ζῆν,
ἀλλ’ ὅπου μὲν νοερῶς, ὅπου δὲ ζωτικῶς, ὅπου δὲ ὄντως ὄντα πάντα.
ἐπεὶ γὰρ ἕκαστον ἢ κατ’ αἰτίαν ἔστιν ἢ καθ’ ὕπαρξιν ἢ κατὰ μέθεξιν, ἔν τε τῷ πρώτῳ τὰ λοιπὰ κατ’ αἰτίαν
ἔστι, καὶ ἐν τῷ μέσῳ τὸ μὲν πρῶτον κατὰ μέθεξιν τὸ δὲ τρίτον κατ’ αἰτίαν, καὶ ἐν τῷ τρίτῳ τὰ πρὸ αὐτοῦ κατὰ
μέθεξιν, καὶ ἐν τῷ ὄντι ἄρα ζωὴ προείληπται καὶ νοῦς, ἑκάστου δὲ κατὰ τὴν ὕπαρξιν χαρακτηριζομένου καὶ
οὔτε κατὰ τὴν αἰτίαν (ἄλλων γάρ ἐστιν αἴτιον) οὔτε κατὰ τὴν μέθεξιν (ἀλλαχόθεν γὰρ ἔχει τοῦτο, οὗ
μετείληφεν), ὄντως ἐστὶν ἐκεῖ καὶ τὸ ζῆν καὶ τὸ νοεῖν, ζωὴ οὐσιώδης καὶ νοῦς οὐσιώδης· καὶ ἐν τῇ ζωῇ κατὰ
μέθεξιν μὲν τὸ εἶναι, κατ’αἰτίαν δὲ τὸ νοεῖν, ἀλλὰ ζωτικῶς ἑκάτερον (κατὰ τοῦτο γὰρ ἡ ὕπαρξις)· καὶ ἐν τῷ
νῷ καὶ ἡ ζωὴ καὶ ἡ οὐσία κατὰ μέθεξιν, καὶ νοερῶς ἑκάτερον (καὶ γὰρ τὸ εἶναι τοῦ νοῦ γνωστικὸν καὶ ἡ ζωὴ
γνῶσις). »
292
Les termes de la triade être – avoir – voir permettront de décrire de manière encore plus précise les
différents rapports de causalité et de participation entre les termes de la triade intelligible – intellection –
intellect.
152
triade être – avoir – voir, qu’il n’appliquera pas qu’à sa seule analyse des formes divines de
la noêsis, mais qu’il étendra jusqu’aux types d’intellection qui appartiennent aux réalités
inférieures, celles des âmes supérieures et particulières, couvrant ainsi la totalité des six
acceptions de la noêsis à partir d’une « translation » de cette triade de l’intelligible divin à
l’imagination humaine.
1.1.6 La triade être – avoir – voir
La dernière triade sur laquelle nous ferons porter notre analyse n’apparaît pas
explicitement dans l’énoncé des trois premières acceptions de la noêsis, mais à la suite de la
présentation des six degrés de l’intellection, alors qu’elle ordonne, selon une dégradation de
la puissance intellective, non seulement les intellections divines, mais également les
intellections humaines. Revenons sur la dernière partie de ce passage, dont nous avons
traité en introduction de la première section de notre étude293, cette fois, en portant attention
à la triade être – avoir – voir, ou est – possède – voit, qui y apparaît :
Puisqu’en effet tout sujet connaissant ou bien est l’objet connu lui-même, ou
voit cet objet, ou le possède – l’intellect est l’objet intelligible, la sensation voit
le sensible, la pensée possède en elle le pensé – et puisque nous ne pouvons par
nature devenir l’intelligible lui-même, mais le connaissons grâce à la faculté,
qui est en nous, conjuguée à l’objet, c’est de cette faculté donc que nous avons
besoin, et, par elle, la nature de l’être nous devient familière294.
La traduction de Festugière met en relief les éléments de cette triade en utilisant le caractère
italique, conservé dans notre citation, pour les termes est, voit et possède, les deux derniers
termes de la triade, voit et possède, étant ici inversés. La triade se présente normalement
ainsi : est, possède, voit; ou à l’infinitif : être, avoir, voir. Pourquoi Proclus inverse-t-il ces
deux derniers éléments dans ce passage ? D’après notre analyse des facultés cognitives de
l’âme dans l’In Timaeum, il nous semble que ce soit pour mieux distinguer le moyen terme
entre l’intellection et la sensation, à savoir la pensée (dianoia), qui prise dans son acception
large, correspond au logos, à l’essence de l’âme humaine. Nous ne croyons donc pas qu’il
293
Voir SECTION I, au sujet des modes de connaissance dans la tradition platonico-aristotélicienne.
Proclus, In Timaeum, I, 242, 27-243, 1 (trad. A. J. Festugière) : « ἐπεὶ γὰρ πᾶν τὸ γνωστικὸν ἢ αὐτό ἐστι τὸ
γνωστὸν ἢ ὁρᾷ ἢ ἔχει τὸ γνωστόν – νοῦς μὲν γάρ ἐστι τὸ νοητόν, αἴσθησις δὲ ὁρᾷ τὸ αἰσθητόν, διάνοια δὲ
ἔχει ἐν ἑαυτῇ τὸ διανοητόν – ἡμεῖς δὲ αὐτὸ γενέσθαι τὸ νοητὸν οὐ πεφύκαμεν, γιγνώσκομεν δὲ αὐτὸ διὰ τῆς
ἐν ἡμῖν συζύγου πρὸς αὐτὸ δυνάμεως, ταύτης οὖν δεῖ, καὶ διὰ ταύτης γνώριμος ἡμῖν ἡ τοῦ ὄντος φύσις. »
294
153
soit question de la dianoia en un sens technique et restreint, telle que nous l’avons définie
dans la première section de notre étude. Bien que cet extrait ne concerne directement les
acceptions de l’intellection divine, il permet d’illustrer l’utilité de la triade être – avoir –
voir pour conceptualiser les rapports entre les différentes formes de connaissance et la
dégradation progressive de celles-ci, dans ce cas-ci, de l’intellection à la sensation, en
passant par la pensée rationnelle.
Le plus important passage qui présente cette structure triadique être – avoir – voir
apparaît après l’énumération et la définition de chacune des acceptions de l’intellection,
non seulement divine, mais aussi humaine, dans le Commentaire sur le Timée. À l’aide des
éléments de cette triade – est, possède et voit dans la traduction citée et pour laquelle nous
conservons encore ici le caractère italique – Proclus reprend les six formes d’intellection,
comme Festugière l’a clairement identifié :
Mais (1) tantôt l’intellection est l’objet connu lui-même; (2) tantôt elle est
intellection, elle possède l’Intelligible; (3) tantôt elle est intellect, elle possède
l’intellection, elle voit l’Intelligible sous un mode universel; (4) tantôt elle est
l’objet connu sous un mode partiel, mais elle voit aussi les Touts par l’intellect
partiel; (5) tantôt elle voit les Touts, mais elle ne les voit, à un seul et même
instant, que par fragments et non tout à la fois; (6) tantôt cette vue
s’accompagne d’un pâtir295.
Ce passage illustre clairement la distance de plus en plus grande prise par les formes
inférieures d’intellection par rapport à l’objet ultime de toute connaissance intellective, à
savoir l’intelligible. On peut constater que la triade s’applique très clairement aux trois
premières acceptions, un nouveau terme s’ajoutant à chaque nouvelle forme de
l’intellection : est, est et possède, puis est, possède et voit. Cependant, les trois dernières
acceptions délaissent les termes être et avoir (ou posséder) : seul l’intellect particulier est
encore l’objet connu, à savoir l’intelligible sous le mode intellectif partiel, alors que la
pensée rationnelle et l’imagination ne font que voir ces mêmes objets intelligibles, cette
dernière ne pouvant même plus être définie comme une vue proprement intellective de ces
objets, puisque sa connaissance « s’accompagne d’un pâtir ».
295
Ibid., I, 244, 25-30 (trad. A. J. Festugière) : « ἀλλ’ ὅπου μέν ἐστιν αὐτὸ τὸ γνωστὸν ἡ νόησις· ὅπου δὲ ἔστι
μὲν τὸ δεύτερον, ἔχει δὲ τὸ πρῶτον· ὅπου δὲ ἔστι μὲν τὸ τρίτον, ἔχει δὲ τὸ δεύτερον, ὁρᾷ δὲ τὸ πρῶτον
ὁλικῶς· ὅπου δὲ ἔστι μὲν τὸ γνωστὸν μερικῶς, ὁρᾷ δὲ καὶ τὰ ὅλα διὰ τοῦ μερικοῦ· ὅπου δὲ ὁρᾷ μὲν τὰ ὅλα,
ἀλλὰ μερικῶς ἅμα καὶ οὐκ ἀθρόως· ὅπου δὲ καὶ μετὰ πάθους ἡ ὅρασις. »
154
Avant de conclure la présentation de cette triade, qui se distingue des autres et qui
n’apparaît pas explicitement dans un ouvrage systématique de Proclus comme les Éléments
de théologie, nous pouvons nous poser la question de son origine. Est-ce un schème
conceptuel élaboré par Proclus, ou par son maître Syrianus ? Sa création est-elle attribuable
à un néoplatonicien antérieur ? Bien qu’aucun nom ne soit mentionné dans l’exégèse des
lignes 28a1-4 du Timée, plus loin dans le Commentaire, cette triade est ouvertement
associée au nom d’Amélius, disciple de Plotin au côté de Porphyre, appliqué à sa doctrine
du Démiurge ou, devrions-nous dire, des démiurges. Ici encore, nous conservons le
caractère italique pour identifier les termes de la triade, en reproduisant la traduction de
Festugière :
Amélius imagine le Démiurge comme triple et dit qu’il y a trois Intellects, trois
Rois, celui qui est, celui qui a, celui qui voit. Ces trois sont différents : le
Premier Intellect est réellement ce qu’il est; le Second est l’Intelligible qui est
en lui, mais il a l’Intelligible qui le précède et de toute façon participe
seulement à celui-ci, d’où vient aussi qu’il est second; le Troisième est lui aussi
l’Intelligible qui est en lui – car tout intellect est identique à l’intelligible qui
fait couple avec lui –, mais il a l’Intelligible qui est dans le Second et il voit
seulement le premier Intelligible : car, plus on s’éloigne, plus est faible la
possession296. Ces trois Intellects donc, ces trois Démiurges, Amélius assume
que ce sont aussi les trois Rois297 dont parle Platon et les trois d’Orphée,
Phanès, Ouranos et Kronos, et celui qui à ses yeux est le plus Démiurge est
Phanès298.
L’exégèse de la Lettre II et de ses trois Rois, auxquels les auteurs néoplatoniciens ont
identifié différents principes intelligibles, a connu une histoire riche et longue dans la
tradition platonicienne. En introduction au livre II de la Théologie platonicienne, H. D.
Saffrey et L. G. Westerink retracent les principaux moments de celle-ci et font entre autres
296
Tout comme la puissance de l’intellection se dégrade à mesure qu’elle s’éloigne de l’intelligible premier.
A. J. Festugière (Commentaire sur le Timée, livre II, p. 161, n. 1) a bien compris que la référence était au
texte des Lettres, II, 312 e1-4, de Platon, et non au Timée, 40e sqq., comme l’indique l’éditeur Diehl.
298
Proclus, In Timaeum, I, 306, 1-14 (trad. A. J. Festugière) : « Ἀ μ έ λ ι ο ς δὲ τριττὸν ποιεῖ τὸν δημιουργὸν
καὶ τρεῖς νοῦς, βασιλέας τρεῖς, τὸν ὄντα, τὸν ἔχοντα, τὸν ὁρῶντα. διαφέρουσι δὲ οὗτοι, διότι ὁ μὲν πρῶτος
νοῦς ὄντως ἐστὶν ὅ ἐστιν, ὁ δὲ δεύτερος ἔστι μὲν τὸ ἐν αὐτῷ νοητόν, ἔχει δὲ τὸ πρὸ αὐτοῦ καὶ μετέχει
πάντως ἐκείνου καὶ διὰ τοῦτο δεύτερος, ὁ δὲ τρίτος ἔστι μὲν τὸ ἐν αὐτῷ καὶ οὗτος· πᾶς γὰρ νοῦς τῷ
συζυγοῦντι νοητῷ ὁ αὐτός ἐστιν· ἔχει δὲ τὸ ἐν τῷ δευτέρῳ καὶ ὁρᾷ τὸ πρῶτον· ὅσῳ γὰρ πλείων ἡ ἀπόστασις,
τοσούτῳ τὸ ἔχειν ἀμυδρότερον. τούτους οὖν τοὺς τρεῖς νόας καὶ δημιουργοὺς ὑποτίθεται καὶ τοὺς παρὰ τῷ
Π λ ά τ ω ν ι τρεῖς βασιλέας καὶ τοὺς παρ’ Ὀ ρ φ ε ῖ τρεῖς, Φάνητα καὶ Οὐρανὸν καὶ Κρόνον, καὶ ὁ μάλιστα
παρ’ αὐτῷ δημιουργὸς ὁ Φάνης ἐστίν. »
297
155
porter leurs analyses sur les fragments et témoignages d’Amélius299. La triade être – avoir –
voir, qui est associée à ces trois Rois, proviendrait d’un rapprochement effectué par le
disciple de Plotin entre une phrase du Timée (39e8-9), où apparaissent ces expressions, et le
contenu théologique que l’on a trouvé dans la Lettre II. Dans son Commentaire, Proclus est
catégorique, c’est sur de ce passage du Timée qu’Amélius extrait sa triade pour ensuite la
projeter sur l’image des trois Rois de la Lettre II et y fonder sa doctrine démiurgique, en se
réclamant du même coup de l’autorité textuelle de Platon :
C’est principalement sur ce passage qu’Amélius fonde sa triade des Intellects
démiurgiques. Il dénomme le premier « celui qui est » à partir de l’expression
« le Vivant qui est », le second « celui qui a » à partir de l’expression « incluses
dans » – car ce second Intellect n’est pas, ce sont les Formes qui sont en lui –,
le troisième « celui qui voit » à partir de l’expression « voit » : cela bien que
Platon ait dit que les Formes sont dans « ce qui est le Vivant » et qu’il ne fasse
pas de distinction entre le Vivant-en-soi et le sujet dans lequel sont les Formes
des vivants, en sorte que « celui qui est » n’est pas différent de « celui qui a »,
s’il est vrai que l’un est « ce qui est le Vivant », l’autre le sujet dans lequel sont
les Formes300.
Si la lecture de cet extrait, à la lumière des analyses de Saffrey et Westerink au sujet des
sources de la triade être – avoir – voir dans la lecture comparée de la Lettre II et du Timée,
nous permet de comprendre la pertinence des rapports décrits par cette triade entre trois
niveaux du divin, une question demeure toutefois : pourquoi Proclus reprend-il cette triade
d’Amélius, qu’il critique pourtant pour l’application théologique qu’il en a faite, afin de
caractériser non seulement les trois acceptions divines de l’intellection, mais aussi les
formes humaines de la noêsis ? Notre hypothèse est que Proclus a reconnu la pertinence et
la force spéculative de cette triade, d’abord associée par Amélius – selon une interprétation
jugée inadéquate de l’esprit et de la lettre des lignes 39e8-9 du Timée – aux figures
intelligibles et démiurgiques, pour décrire la dégradation progressive et complète de
l’intellection, de son principe, dans l’intelligible divin, à sa dernière manifestation, dans
299
H. D. Saffrey et L. G. Westerink, « Introduction. 2. Histoire des exégèses de la Lettre II de Platon dans la
tradition platonicienne », dans Théologie platonicienne, II, p. XX-LIX (en particulier p. LII-LIII pour Amélius).
300
Proclus, In Timaeum, III, 103, 18-28 (trad. A. J. Festugière) : « Ἀ μ έ λ ι ο ς μὲν οὖν τὴν τριάδα τῶν
δημιουργικῶν νόων ἀπὸ τούτων μάλιστα συνίστησι τῶν ῥημάτων, τὸν μὲν πρῶτον ‘ὄντα’ καλῶν ἀπὸ τοῦ ὅ
ἐ σ τ ι ζ ῷ ο ν , τὸν δὲ δεύτερον ‘ἔχοντα’ ἀπὸ τοῦ ἐ ν ο ύ σ α ς (οὐ γὰρ ἔστιν ὁ δεύτερος, ἀλλ’ εἴσεισιν ἐν
αὐτῷ),τὸν δὲ τρίτον ‘ὁρῶντα’ ἀπὸ τοῦ κ α θ ο ρ ᾶ ν , καίτοι τοῦ Πλάτωνος ἐν τῷ ὅ ἐ σ τ ι ζ ῷ ο ν εἶναι τὰς
ἰδέας εἰπόντος καὶ οὐκ ἄλλο μὲν εἶναι τὸ αὐτοζῷον, ἄλλο δὲ τὸ ἐν ᾧ ἔνεισιν αἱ ἰδέαι τῶν ζῴων, ὥστε οὐκ
ἄλλος ἐστὶν ὁ ὢν τοῦ ἔχοντος, εἴπερ ὃ μέν ἐστι τὸ ὅ ἐ σ τ ι ζ ῷ ο ν , ὃ δὲ ἐν ᾧ ἔνεισιν αἱ ἰδέαι. »
156
l’imagination humaine. L’ingéniosité exégétique d’un devancier, même si elle produit une
interprétation fautive d’une doctrine platonicienne, peut toujours être récupérée dans un
autre cadre métaphysique, ce que Proclus se prive rarement de faire.
1.1.7 Remarques conclusives sur le rôle des triades dans la métaphysique proclienne
À l’aide des analyses que nous avons fournies de différents passages du Commentaire
sur le Timée, des Éléments de théologie et de la Théologie platonicienne, nous avons pu
constater l’importance de la structure triadique dans la pensée métaphysique de Proclus et,
plus particulièrement, dans sa conception de la nature des différentes formes de
l’intellection et des rapports, définis par la triade manence – procession – conversion, que
l’on peut établir entre elles. Nous avons anticipé plusieurs développements que l’analyse
des définitions fournies pour chacune des trois acceptions de la noêsis divine nous
demanderait de faire. Nous nous limiterons donc à présenter ces passages en gardant à
l’esprit nos exposés, et les analyses conceptuelles qu’ils contiennent, au sujet des
différentes triades qui structurent la procession de l’intellection divine, de l’intelligible à
l’intellect.
Reppelons que notre traitement des trois acceptions de l’intellection divine se fera
dans l’ordre inverse de la procession, c’est-à-dire selon le mouvement de conversion qui, à
partir de l’intellection de l’intellect divin, nous mènera jusqu’à la noêsis qui s’identifie à la
substance de l’intelligible divin. Nous traiterons brièvement des sources platonicoaristotélicienne de cette doctrine proclienne non seulement dans la suite de cette soussection, en ce qui concerne principalement la nature de l’intellect divin, mais aussi dans
notre étude de la connaissance de soi et de l’Intellect « hypostase » dans la pensée
néoplatonicienne, principalement dans l’œuvre de Plotin.
1.2 L’intellection de l’intellect divin
1.2.1 Unité et multiplicité de la notion d’intellect divin
Quand Proclus emploie l’expression intellect divin, renvoie-t-il à une réalité unique
ou à une multiplicité d’entités intellectives et divines ? Une analyse non exhaustive des
différentes occurrences de cette expression ne nous permet pas d’en arriver à un jugement
157
définitif à ce sujet, mais nous pouvons tout de même distinguer un Intellect divin unique et
principiel, que l’on peut identifier au Démiurge du Timée, et une multiplicité d’intellects
divins, qui correspondent à plusieurs figures du panthéon grec traitées au livre V de la
Théologie platonicienne. Bien que nous reprenions la traduction d’A. J. Festugière pour
l’extrait suivant, qui présente la troisième acception de la noêsis, avec la majuscule
attribuée au terme « Intellect », nous restons prudent quant à l’interprétation de la nature de
cet intellect et évitons d’attribuer la forme d’intellection décrite qu’à la cette seule entité
intellective qu’est le Démiurge, ou seul Intellect qui au principe de la procession de la
multiplicité des intellects divins301 :
En troisième lieu, il y a l’intellection conjuguée à l’Intellect Divin lui-même,
qui est activité de l’Intellect, grâce à laquelle il se saisit de l’Intelligible qui est
en lui et selon laquelle il s’intellige lui-même et perçoit en quelle manière il est
Intellect : car elle est activité et « intellection en soi », mais non plus
« Intellection intelligible », elle n’a plus valeur de Puissance, mais est
seulement activité, comme je l’ai dit, et elle est « intellection intellective »302.
Nous n’utiliserons pas l’expression Intellect Divin au singulier, puisqu’il y a, selon nous,
une multiplicité d’intellects divins, d’entités qui partagent, par participation aux hénades,
cette essence intellective et divine. Nous comprenons toutefois le choix du traducteur de
conserver la majuscule, puisqu’il est vrai que le plan intellectif forme une unité et que les
caractéristiques attribuées à la monade, à l’Intellect divin, peuvent aussi l’être aux entités
qui en procèdent.
La question de l’unité et de la multiplicité de l’intellect n’apparaît bien sûr pas avec
Proclus, elle est déjà théorisée par Plotin, qui dans de multiples traités, notamment ceux que
l’on retrouve dans la cinquième Ennéade, cherche à montrer le caractère un et multiple de
l’hypostase303 qu’est l’Intellect. Les apories au sujet de la nature de l’Intellect sont définies
par ses deux principales sources, Platon et Aristote, le premier traitant de noétique dans la
perspective du dialecticien, le second du point de vue du naturaliste. Nous ne nous
301
Voir Proclus, Éléments de théologie, prop. 181 (et les propositions dont celle-ci dépend) comme preuve de
la multiplicité des intellects divins dans la métaphysique proclienne.
302
Proclus, In Timaeum, I, 244, 6-11 (trad. A. J. Festugière) : « τρίτη δὲ ἡ ἐν αὐτῷ τῷ θείῳ νῷ σύ-ζυγος
νόησις, ἐνέργεια οὖσα τοῦ νοῦ, δι’ ἧς τὸ ἐν αὐτῷ νοητὸν συνείληφε καὶ καθ’ ἣν ἑαυτὸν νοεῖ καὶ ᾗ αὐτός
ἐστιν· ἐνέργεια γάρ ἐστι καὶ αὐτονόησις, ἀλλ’ οὐ νοητὴ νόησις, οὐδὲ ὡς δύναμις, ἀλλ’ ὡς ἐνέργεια, καθάπερ
εἴρηται, καὶ νοερὰ νόησις. »
303
Rappelons que le terme hypostase n’est pas encore employé dans ce sens technique par Plotin.
158
intéressons pas tant aux propos mêmes de ces deux autorités pour la pensée
néoplatonicienne qu’au point de vue proclien sur les divergences entre les noétiques
platonicienne et aristotélicienne, la première devant être toujours défendue contre les
critiques et les déformations que lui a fait subir la seconde.
1.2.2 Les doctrines de Platon et d’Aristote sur l’Intellect d’après Proclus
Alors qu’il traite de la relation entre l’Âme du Monde et son intellect – rappelons que
la cosmologie aristotélicienne fait l’économie de ce principe psychique universel – Proclus
contraste ainsi les conceptions théologiques et noétiques de Platon et d’Aristote dans son
Commentaire sur le Timée :
Platon donc, avec un génie tout à fait admirable, pose en principe deux
Intellects, l’un imparticipé et créateur, l’autre participé et non séparé – car ce
qui subsiste en autre chose et qui est coordonné aux réalités inférieures dépend
des réalités subsistant en elles-mêmes – et il accorde à l’Univers une double
vie, l’une qui lui est congénitale, l’autre, séparée, pour que le Monde soit vivant
par la vie qui est en lui, doué d’âme par l’Âme intellective, et doué
d’intelligence grâce au très précieux Intellect lui-même304.
Après l’éloge réservé à la doctrine de l’Intellect chez Platon, vient le blâme à l’endroit de la
noétique d’Aristote. L’essentiel de sa critique, qu’il reprend et développe plus loin dans l’In
Timaeum, se trouve dans ces quelques lignes du premier tome de son Commentaire :
Aristote, lui, a fait une soustraction par moitié dans sa propre philosophie en lui
enlevant l’Intellect imparticipé. Car, pour Aristote, le premier Intellect est celui
de la sphère des fixes. De plus, il retranche l’Âme intellective intermédiaire
entre l’Intellect et le Corps animé du Monde, et il joint directement l’Intellect à
ce Corps doué de vie305.
Plotin, au Traité V, 1 [10], avait déjà formulé une critique semblable à l’endroit de la
noétique aristotélicienne, lui reprochant d’être déterminée par la physique, une science qui
304
Ibid., I, 403, 31-404, 6 (trad. A. J. Festugière) : « ὁ μὲν οὖν Πλάτων πάνυ δαιμονίως νοῦν τε ὑποτίθεται
διττόν, τὸν μὲν ἀμέθεκτον καὶ δημιουργικόν, τὸν δὲ μεθεκτὸν καὶ ἀχώριστον — ἀπὸ γὰρ τῶν ἐν αὐτοῖς ὄντων
τὰ ἐν ἄλλοις ὄντα καὶ συντεταγμένα τοῖς ὑφειμένοις — καὶ τῷ παντὶ διττὴν ἐνδίδωσι ζωήν, τὴν μὲν
σύμφυτον, τὴν δὲ χωριστήν, ἵνα καὶ ζῷον ὁ κόσμος ᾖ διὰ τὴν ἐν αὐτῷ ζωήν, καὶ ἔμψυχον διὰ τὴν νοερὰν
ψυχήν, καὶ ἔννουν δι’ αὐτὸν τὸν πολυτίμητον νοῦν. »
305
Ibid., I, 404, 7-11 (trad. A. J. Festugière) : « ὁ δέ γε Ἀ ρ ι σ τ ο τ έ λ η ς ἐξ ἡμισείας τὸν μὲν ἀμέθεκτον νοῦν
ὑφεῖλεν τῆς αὑτοῦ φιλοσοφίας· ὁ γὰρ πρῶτος αὐτῷ νοῦς τῆς ἀπλανοῦς ἐστι· τὴν δὲ νοερὰν ψυχὴν μέσην
οὖσαν τοῦ τε νοῦ καὶ τοῦ ἐψυχωμένου σώματος ὑποτέμνεται, συνάπτει δὲ αὐτόθεν τῷ ζῶντι σώματι τὸν
νοῦν. »
159
ne saurait avoir le même degré d’exactitude que la dialectique, qui seule permet de
connaître adéquatement la nature d’une réalité éternelle, immuable et transcendante telle
que l’Intellect :
Plus tard, Aristote dit que ce qui est premier est « séparé » et « intelligible »,
mais en disant qu’il « se pense soi-même », il revient en arrière et n’en fait plus
le premier. Et en faisant de beaucoup d’autres choses des intelligibles, en aussi
grand nombre qu’il y a de sphères dans le ciel, pour faire que chaque
intelligible meuve chaque sphère, il parle de ce qui ressortit aux intelligibles
d’une autre manière que Platon, en avançant un argument qui a la force de la
probabilité et non celle de la nécessité306.
Dans le conflit opposant les deux conceptions classiques de la science de la nature, celle du
Timée de Platon à celle de la Physique d’Aristote307, l’allégeance de Plotin est manifeste.
Le dialogue platonicien nous apprend que la science de la nature n’est qu’un savoir
probable, qui ne se fonde pas sur des principes nécessaires (Timée, 29c-d). Elle ne saurait
donc en aucune manière déterminer le contenu de la doctrine noétique, alors que l’Intellect
transcendant doit être l’objet d’une science exacte, de ce savoir dialectique qui porte sur les
réalités éternelles et immuables.
À la suite de l’Alexandrin – et peut-être inspiré par sa lecture des Ennéades, qu’il a
pris le soin de commenter –, Proclus s’attaque aux incohérences de la noétique
« cosmologisée » d’Aristote :
Outre cela, il me semble encore être fautif sur un autre point. Car, après avoir
assigné des Intellects aux sphères célestes, il n’a fondé sur aucun Intellect le
Monde pris en sa totalité. Or c’est là chose tout à fait absurde. Comment en
effet le Monde est-il un, s’il n’y a pas en lui un Intellect unique qui le domine ?
Quel ordre peut-il y avoir dans la pluralité des Intellects célestes, si cette
pluralité n’est pas suspendue à une Monade propre ? Comment toutes choses
sont-elles organiquement unies en vue du bon état, s’il n’existe pas un Intellect
commun pour tous les êtres du Monde ? Or il n’y en a pas, puisque l’Intellect
de la sphère des fixes n’appartient qu’à cette sphère, et de même l’Intellect de la
306
Plotin, Traité V, 1 [10], 9, 7-12 (trad. F. Fronterotta) : « Ἀριστοτέλης δὲ ὕστερον χ ω ρ ι σ τ ὸ ν μὲν τὸ
πρῶτον καὶ ν ο η τ ό ν , ν ο ε ῖ ν δὲ αὐτὸ ἑ α υ τ ὸ λέγων πάλιν αὖ οὐ τὸ πρῶτον ποιεῖ· πολλὰ δὲ καὶ ἄλλα
νοητὰ ποιῶν καὶ τοσαῦτα, ὁπόσαι ἐν οὐρανῷ σφαῖραι, ἵν’ ἕκαστον ἑκάστην κινῇ, ἄλλον τρόπον λέγει τὰ ἐν
τοῖς νοητοῖς ἢ Πλάτων, τὸ εὔλογον οὐκ ἔχον ἀνάγκην τιθέμενος. »
307
Remarquons que le traité De l’âme, principalement dans sa partie introductive, expose sans doute mieux
les principes du naturalisme d’Aristote que la Physique, en plus de présenter la plus importante critique du
Timée dans le corpus aristotélicien.
160
sphère du soleil, celui de la lune, et pareillement pour les autres. Mais j’ai
composé un écrit particulier contre Aristote sur ces questions308.
Ce passage se base principalement sur une exégèse du chapitre Λ, 8 de la Métaphysique,
qui s’insère entre deux chapitres, Λ, 7 et 9, qui présente une noétique beaucoup plus épurée
de ses liens avec la science de la nature, et surtout de la cosmologie. Nous reviendrons sur
ces thèmes, noétiques et théologiques, dans notre étude subséquente de la connaissance de
soi chez Plotin et dans la tradition néoplatonicienne. Notons pour l’instant que les critiques
de Proclus envers la noétique d’Aristote sont multiples, certaines ayant déjà été formulées
par Plotin, d’autres dépendant directement des structures conceptuelles de sa propre
doctrine. Même s’il projette de nombreux éléments doctrinaux propres au néoplatonisme
tardif sur la noétique de Platon, faisant de celle-ci une science hypersophistiquée qu’elle
n’est pas dans les Dialogues, Proclus semble avoir bien saisi l’esprit du discours platonicien
sur l’intellect, un discours qui prend peut-être le risque de se perdre dans l’abstraction –
jusqu’à être qualifié de vide (kenos) par Aristote – mais qui évite celui d’être déterminé par
une science de la nature dont le Timée a voulu montrer les limites épistémologiques.
1.2.3 L’intellection de l’intellect divin chez Proclus
Le Timée constitue pour Proclus la source première de la doctrine de l’Intellect
divin chez Platon. Son exégèse du Timée est, avec celle de la deuxième partie du
Parménide (nous pourrions également inclure son interprétation de la Palinodie du Phèdre),
un des fondements structurels de la science du divin dans la Théologie platonicienne. Les
livres III et V portent respectivement sur les dieux intelligibles et sur les dieux intellectifs.
La place prépondérante qu’occupe l’exégèse du Timée dans ce traité s’explique par
l’importance de deux principes divins définis dans ce dialogue : le Vivant-en-soi, parmi les
dieux intelligibles, et le Démiurge, parmi les dieux intellectifs.
308
Proclus, In Timaeum, I, 404, 11-21 (trad. A. J. Festugière) : « πρὸς δὲ τούτοις καὶ ἄλλο τι πλημμελεῖν
δοκεῖ μοι. νοῦς γὰρ ἐπιστήσας ταῖς σφαίραις ὅλον τὸν κόσμον οὐκ ἐνίδρυσεν οὐδενὶ νῷ· τοῦτο δέ ἐστι
πάντων ἀτοπώτατον· πῶς γάρ ἐστιν εἷς ὁ κόσμος, εἰ μὴ νοῦς εἷς ἐν αὐτῷ κρατοίη; τίς δὲ σύνταξις τοῦ νοεροῦ
πλήθους, εἰ μὴ μονάδος οἰκείας ἐξηρτημένον εἴη; πῶς δὲ πάντα συντέτακται πρὸς τὸ εὖ, εἰ μὴ κοινός τις εἴη
τῶν ἐγκοσμίων ἁπάντων νοῦς; ὁ γὰρ τῆς ἀπλανοῦς ἐκείνης ἐστὶ τῆς σφαίρας, καὶ ὁ τῆς ἡλιακῆς καὶ ὁ τῆς
σελήνης, καὶ ἐπὶ τῶν ἄλλων ὡσαύτως. πρὸς μὲν οὖν Ἀριστοτέλη καὶ ἰδίᾳ περὶ τούτων γέγραπται. »
161
L’introduction du chapitre V, 17 de la Théologie platonicienne offre un bon
exemple de l’intégration de l’exégèse proclienne du Timée à la conception scientifique des
classes divines :
En quatrième lieu, examinons comment Timée nous révèle l’intellect
démiurgique. Ayant fait son raisonnement, il découvrit donc que, à partir des
choses visibles par nature, ne pouvait jamais se produire un ouvrage dépourvu
d’intellect qui soit plus beau que ce qui a un intellect. Quel est donc ce
raisonnement et quelle est cette découverte et d’où vient-elle ? Ainsi donc, le
raisonnement est une intellection divisée, qui regarde vers elle-même et
recherche en elle-même le bien-être. Car, quiconque raisonne passe d’une idée
à une autre, et c’est en se convertissant vers lui-même qu’il cherche le bien.
Dans la mise en ordre du tout, l’intellect démiurge se comporte donc d’une
manière analogue, en projetant d’une manière divisée les causes des êtres
encosmiques, lesquels préexistent d’une manière unifiée dans les intelligibles.
En effet, les êtres que l’intellect intelligible fait exister d’une manière unifiée et
transcendante, ces êtres-là l’intellect intellectif les engendre en les distinguant,
en les partageant et pour ainsi dire en les fabriquant de ses propres mains. Le
raisonnement donc est une plénitude de l’intelligence et une totale unité avec
lui; ce qui met aussi en évidence qu’il ne faut pas regarder le raisonnement
comme une recherche, une aporie ou une errance de l’intellect divin, mais
comme une intellection stable qui intellige les causes multiples des êtres. Car
l’intellect est toujours uni à l’intelligible et rempli de ses propres intelligibles, et
il est au même degré intellect en acte et intelligible309.
Proclus, à la suite de ses devanciers (néo)platoniciens, doit proposer une exégèse du terme
logismos qui soit en accord avec l’identification du Démiurge à un intellect, et donc une
réalité éternelle. Le logismos, à savoir le raisonnement, étant associé à l’activité discursive
de l’âme, il lui fallait proposer une interprétation imagée de ce terme pour rendre compte de
l’intellection propre au Démiurge. Cet extrait de la Théologie platonicienne rappelle non
seulement que le terme logismos n’est qu’une image servant à illustrer la multiplicité
309
Proclus, Théologie platonicienne, V, 17, 62, 4-24 (trad. H. D. Saffrey et L. G. Westerink) : « Τέταρτον
τοίνυν τὸν νοῦν τὸν δημιουργικὸν ὅπως ἡμῖν ἐκφαίνει, θεασώμεθα. Λ ο γ ι σ ά μ ε ν ο ς ο ὖ ν η ὕ ρ ι σ κ ε ν
ἐκ τῶν κατὰ φύσιν ὁρατῶν μηδὲν ἀνόητον τοῦ νοῦν ἔχοντος κάλλιον ἄν ποτε
γ ε ν έ σ θ α ι ἔ ρ γ ο ν . Τίς οὖν ὁ λογισμὸς οὗτος καὶ τίς ἡ εὕρεσις καὶ πόθεν; Οὐκοῦν ὁ μὲν λογισμὸς νόησίς
ἐστι διῃρημένη καὶ πρὸς ἑαυτὴν βλέπουσα καὶ ἐν ἑαυτῇ ζητοῦσα τὸ εὖ. Πᾶς γὰρ ὁ λογιζόμενος ἀπ’ ἄλλου
πρὸς ἄλλο μεθίσταται καὶ εἰς αὑτὸνἐπιστρεφόμενος ζητεῖ τὸ ἀγαθόν. Ταῦτ’ οὖν ἀνάλογον καὶ ὁ δημιουργὸς
νοῦς ἐν τῇ διακοσμήσει τοῦ παντὸς ἔχει, διῃρημένας αἰτίας προβάλλων τῶν ἐγκοσμίων, ἡνωμένως ἐν τοῖς
νοητοῖς προϋπαρχόντων. Ἃ γὰρ ὑφίστησιν ἑνοειδῶς καὶ ἐξῃρημένως ὁ νοητὸς νοῦς, ταῦτα ὁ νοερὸς
διακρίνων καὶ μερίζων καὶ οἷον αὐτουργῶν ἀπογεννᾷ. Ὁ μὲν οὖν λογισμὸς πλήρωσις τοῦ νοητοῦ ἐστι καὶ
ἕνωσις πρὸς αὐτὸ παντελής· ᾧ καὶ δῆλον ὅτι τὸν λογισμὸν οὐ ζήτησιν οὐδ’ ἀπορίαν οὐδὲ πλάνην τοῦ θείου
νοῦ προσήκει νομίζειν, ἀλλὰ νόησιν σταθερὰν τὰς πολυειδεῖς αἰτίας τῶν ὄντων νοοῦσαν. Ἥνωται γὰρ ἀεὶ
πρὸς τὸ νοητὸν ὁ νοῦς καὶ πεπλήρωται τῶν ἑαυτοῦ νοητῶν, καὶ τὸν ἴσον τρόπον νοῦς τε κατ’ ἐνέργειάν ἐστι
καὶ νοητόν. »
162
inhérente aux Formes à partir desquelles le Démiurge crée le Monde, mais il distingue aussi
le plan intellectif du plan intelligible, sans que cette distinction ne coupe totalement le Dieu
créateur des Formes intelligibles qu’il possède sous le mode qui lui est propre, selon
l’enseignement de la proposition 103 des Éléments de Théologie : tout est en tout, mais en
chacun sous son mode propre. L’acception suivante de l’intellection dans le Commentaire
sur le Timée, celle qui lit l’intellect à l’intelligible (et qui est d’ailleurs absente de ce
passage) aurait pour fonction de rendre encore plus manifeste la continuité entre
l’intelligible, dont le Vivant-en-soi est un des aspects, et l’intellectif, représenté par le
Démiurge.
1.3 L’intellection qui lie l’intellect à l’intelligible
Dans la remontée qui mène de l’intellection de l’intellect divin à celle de
l’intelligible, apparaît l’occurrence à notre avis la plus problématique – et la moins bien
définie dans le reste du corpus proclien, ce dont témoigne son absence dans les Éléments de
théologie – de la noêsis dans le Commentaire sur le Timée, à savoir celle qui lie l’intellect à
l’intelligible. De quels principes (ou dieux) est-elle l’intellection ? Quelle est l’origine de
cette acception de la noêsis, dont Proclus ne saurait trouver les fondements dans sa seule
lecture du Timée ? Comme le livre V de la Théologie platonicienne offrait l’exposé
systématique le plus important au sujet de l’Intellect divin (et des intellects divins), c’est au
livre IV de ce même ouvrage qu’on trouve les développements les plus complets à propos
de la nature des principes intelligibles-et-intellectifs et de leur acte d’intellection, qui
procède de l’intelligible et convertit l’intellect vers son principe. Alors que le Timée livre
un enseignement sur les dieux intelligibles et sur les dieux spécifiquement intellectifs, en
traitant respectivement du Vivant-en-soi et du Démiuge, c’est le Phèdre qui donne à
Proclus sa principale source platonicienne pour l’élaboration de sa doctrine des dieux
intelligibles-et-intellectifs, qui, rappelons-le, constituent le rang supérieur de la classe
générique des dieux intellectifs310.
310
Nous comprenons que Proclus fait référence à cette sous-classe des dieux intellectifs lorsqu’il mentionne
les différentes classes divines du Phèdre, dans la section programmatique de la Théologie platonicienne, I, 4,
18, 2-4 (trad. H. D. Saffrey et L. G. Westerink) : « il énonce de bout en bout un grand nombre de doctrines
secrètes tant au sujet des dieux intellectifs qu’au sujet de ces dieux chefs détachés du monde ».
163
La seconde acception de la noêsis, dans son rapport aux formes d’intellection entre
lesquelles elle s’insère (celles de l’intelligible et de l’intellect), se comprend à partir de la
superposition, effectuée plus haut, de la triade intelligible – intellection – intellect et à la
triade intelligible – intelligible-et-intellectif – intellectif, cette intellection étant associée à
l’activité intellective du second terme de cette triade, l’intelligible-et-intellectif. Bien que
cette intellection soit définie comme une puissance, d’après la triade substance – puissance
– activité, et comme une vie, selon la triade être – vie – pensée, elle demeure une forme
d’activité, une forme de pensée, des concepts qui s’appliquent plus spécifiquement, certes,
à l’intellect divin, mais que l’on peut aussi attribuer, de manière plus générale, à
l’intellection qui lie l’intellect à l’intelligible.
La courte définition qu’offre Proclus de l’intellection qui lie l’intellect à l’intelligible
se laisse comprendre à partir des concepts que nous avons définis dans notre étude des
triades procliennes. Comme nous l’avons mentionné, cette forme d’intellection, de par la
nature des dieux auxquels elle est associée, occupe peu de place dans l’exégèse des lignes
28a1-4 et dans le reste du Commentaire sur le Timée : l’attention de Proclus y est
concentrée sur la nature du Vivant-en-soi et sur celle du Démiurge, de même que sur les
formes de la noêsis qui leur sont associées. Notre analyse ne saurait donc aller plus loin
sans reprendre le livre IV de la Théologie platonicienne et les commentaires fragmentaires
sur le Phèdre dans les autres œuvres de Proclus, ce que nous ne ferons pas ici311. Encore
une fois, nous reprenons la traduction d’A. J. Festugière, sans émettre un jugement sur
l’unité ou la multiplicité des entités auxquelles est rattachée la deuxième forme
d’intellection présentée dans le Commentaire de Proclus sur le Timée :
En second lieu, il y a l’intellection qui lie l’Intellect à l’Intelligible, qui a pour
propriété de rassembler et réunir les deux sommets et qui est Vie et Puissance,
remplissant de l’Intelligible l’Intellect et fondant l’Intellect dans
l’Intelligible312.
311
Dans la troisième sous-section de ce chapitre, dans notre étude des limites de la pensée humaine dans son
rapport au divin, nous traiterons à nouveau de la classe des dieux intelligible-et-intellectives et donc
indirectement de la forme d’intellection qui leur est associée, bien que nos propos chercheront plutôt à définir
la forme de connaissance que notre âme peut avoir de ces principes.
312
Proclus, In Timaeaum, I, 244, 2-6 (trad. A. J. Festugière) : « δευτέρα δὲ ἡ συνάπτουσα τῷ νοητῷ τὸν νοῦν,
συνεκτικὴν ἔχουσα καὶ συναγωγὸν τῶν ἄκρων ἰδιότητα καὶ οὖσα ζωὴ καὶ δύναμις, πληροῦσα μὲν ἀπὸ τοῦ
νοητοῦ τὸν νοῦν, ἐνιδρύουσα δὲ τὸν νοῦν εἰς τὸ νοητόν.»
164
Avant de conclure notre brève description de l’intellection qui lie l’intellect à l’intelligible ,
celle que l’on a associée aux principes intelligibles-et-intellectifs de la Théologie
platonicienne, on peut se reposer la question suivante : y a-t-il une doctrine de l’intellection
en tant qu’activité d’une essence intermédiaire entre l’intelligible et l’intellect dans les
Éléments de théologie ou, autrement dit, y a-t-il un enseignement au sujet de principes
intelligibles-et-intellectifs et de leur forme de noêsis dans ce même traité ? L’apparente
absence d’une telle doctrine dans cette œuvre de Proclus pourrait nous porter à croire qu’il
s’agit d’un ouvrage de jeunesse et que cette doctrine serait progressivement apparue dans le
parcours intellectuel de Proclus à mesure qu’il affinait sa compréhension des classes
divines dans la Phèdre, dans une perspective d’harmonisation des traditions platonicienne,
orphique et chaldaïque dont le produit achevé serait le livre IV de la Théologie
platonicienne. Il nous apparaît toutefois difficile, voire impossible de souscrire à une telle
hypothèse, qui ferait alors des Éléments de théologie un ouvrage antérieur au Commentaire
sur le Timée, écrit, selon Marinus, alors que Proclus n’avait que vingt-sept ans313. La
deuxième acception de l’intellection, dont traite le Commentaire, pointe en direction de
l’existence d’une essence intermédiaire entre l’intellect divin et l’intelligible, « intelligibleet-intellective », qui n’est pas explicitement conceptualisée dans les Éléments de théologie.
Au lieu d’avoir recours à une explication « génétique » de l’œuvre de Proclus pour
expliquer l’absence ou la présence d’une doctrine dans l’un de ses ouvrages, nous pouvons
simplement émettre l’hypothèse que les Éléments de théologie, en tant que ce traité
présente les principes élémentaires de la science théologique, n’avaient pas à offrir un
enseignement précis au sujet des principes intelligibles-et-intelligibles, pas plus que le
Commentaire sur le Timée, qui n’en traite qu’indirectement, puisqu’il porte prioritairement
sur les réalités divines que sont le Vivant-en-soi et le Démiurge. À visée (skopos)
différente, propos différents. Le Commentaire perdu sur le Phèdre nous aurait sans doute
permis de vérifier l’existence de cette doctrine (et de bien d’autres) avant la rédaction de la
Théologie platonicienne, que l’on situe au terme de la production littéraire Proclus.
313
Marinus, Proclus ou sur le bonheur, § 13, 14-17 (trad. H. D. Saffrey et A. Ph. Segonds) : « à l’âge de
vingt-sept ans il avait composé bon nombre d’ouvrages, et en particulier le Commentaire sur le Timée ».
Même si les Éléments de théologie est un ouvrage antérieur au Commentaire sur le Timée, il ne peut avoir été
composé que quelques années auparavant, ce qui ne laisserait guère place à une évolution doctrinale aussi
marquée.
165
Notre enquête sur l’intellection qui lie l’intellect à l’intelligible se termine sur ce
questionnement au sujet de doctrines sur lesquels, encore une fois, l’œuvre perdue de
Proclus nous aurait sans doute fourni un enseignement plus complet.
Nous nous
intéresserons donc finalement, toujours dans les limites définies par notre étude, à la
première acception, selon l’ordre des principes, de l’intellection dans la philosophie de
Proclus : celle qui s’identifie à l’intelligible divin.
1.4 L’intellection de l’intelligible divin
La dernière acception de l’intellection, la première dans l’ordre de la procession des
réalités éternelles et dans la hiérarchie des facultés humaines, se confond avec le terme
premier de chacune des triades définies plus haut : manence, intelligible, intelligible (à
nouveau), substance, être (en tant que substantif) et être (en tant que verbe). Il s’agit de
l’intellection de l’intelligible divin, à la source de toutes les autres formes d’intellection
décrites par Proclus dans son Commentaire sur le Timée. Ici comme ailleurs, nous
reproduisons la traduction de Festugière sans supposer que la notion d’intelligible, qui
apparaît avec une majuscule (Intelligible), ne renvoie qu’à la monade intelligible qui est au
principe de toute la procession intelligible. Comme dans le cas de la noêsis de l’intellect
divin, cette définition s’applique selon nous à l’intellection de tout intelligible divin, peu
importe son rang dans la classe intelligible :
Eh bien donc, il y a d’abord l’« Intellection intelligible », qui, revenant au
même que l’Intelligible et n’étant pas autre chose que l’Intelligible, est aussi
Intellection ayant le caractère d’une substance et une « Substance en soi »,
parce que tout ce qui est dans l’Intelligible existe de cette façon, à la fois de
manière substantielle et de manière intelligible314.
En plus des triades étudiées plus haut, et dont nous avons identifié les termes premiers
associés à l’intelligible divin, notons encore une l’importance de la proposition 103 des
Éléments de théologie pour comprendre comment le principe de l’intellection, à savoir
l’intelligible, peut être, sous le mode qui lui est propre, à savoir « de manière substantielle
et de manière intelligible », définie comme une forme de noêsis.
314
Proclus, In Timaeum, I, 243, 29-244, 2 (trad. A. J. Festugière) : « πρώτη μὲν οὖν ἐστι νόησις ἡ νοητή, εἰς
ταὐτὸν ἥκουσα τῷ νοητῷ καὶ οὐχ ἕτερον οὖσα παρὰ τὸ νοητόν, ἣ καὶ οὐσιώδης ἐστὶ νόησις καὶ αὐτοουσία,
διότι πᾶν τὸ ἐν τῷ νοητῷ τοῦτον ὑφέστηκε τὸν τρόπον, οὐσιωδῶς καὶ νοητῶς. »
166
Puisque notre analyse des triades procliennes nous a déjà permis de dire l’essentiel au sujet
de la définition de la noêsis intelligible dans le Commentaire sur le Timée, nous nous
tournons à nouveau vers la Théologie platonicienne pour commenter un extrait du dernier
chapitre du livre III consacré aux dieux intelligibles, et donc à l’intellection suprême qui
leur est relative. Rappelons que ce livre reprend et systématise plusieurs éléments
doctrinaux tirés de l’exégèse du Timée, puisque le Vivant-en-soi compte au nombre des
dieux intelligibles dont traite Proclus :
Abandonnons donc la considération morcelée des intelligibles pour remonter à
la science unique et complète de ces intelligibles, et disons-nous à nous-mêmes
que cette classe intelligible des dieux transcende unitairement tous les autres
mondes de dieux, et qu’elle n’est appelée intelligible ni en tant qu’elle est
connue par un intellect particulier, ni en tant qu’elle est saisissable par une
intellection accompagnée de raison, ni non plus en tant qu’elle préexiste comme
objet de connaissance de l’intellect complet. En effet, elle transcende les êtres
intelligibles, universels et particuliers, et elle préexiste à tous les objets
d’intellection, parce qu’elle est un intelligible imparticipable et divin315.
Les thèses noétiques que Proclus résume ici, pour mieux définir de manière suréminente la
nature de l’intelligible, sont en accord avec celles dont nous avons discuté précédemment,
dans d’autres contextes, à l’occasion de l’analyse de passages relatifs à la doctrine de
l’intellection dans le corpus proclien. Le traitement y est toutefois plus théologique
qu’épistémologique, en tant qu’il concerne davantage les dieux que l’activité intellective
elle-même. Si l’extrait étudié du Commentaire sur le Timée s’intéresse à la notion
d’intellection pour elle-même, dans la multiplicité de ces formes, la Théologie
platonicienne n’y touche qu’indirectement : Proclus y cherche à exposer et à défendre une
science du divin, les considérations noétiques et épistémologiques étant secondaires et
accessoires au discours théologique.
Ce qui est marquant dans ce passage de la Théologie platonicienne, c’est l’absolue
transcendance de la classe intelligible des dieux, non seulement par rapport à l’homme,
315
Proclus, Théologie platonicienne, III, 28, 100, 1-11 (trad. H. D. Saffrey et L. G. Westerink) : « Εἶεν δὴ οὖν
πάλιν ἀπὸ τῆς διῃρημένης τῶν νοητῶν θεωρίας ἐπὶ τὴν παντελῆ καὶ μίαν αὐτῶν ἐπιστήμην ἀναδράμωμεν καὶ
πρὸς ἡμᾶς αὐτοὺς εἴπωμεν ὅτι τὸ νοητὸν τοῦτο τ ῶ ν θ ε ῶ ν γ έ ν ο ς ἐξῄρηται πάντων ἑνιαίως τῶν ἄλλων
θείων διακόσμων καὶ οὔτε ὡς τῷ μερικῷ νῷ γινωσκόμενον οὔτε ὡς ν ο ή σ ε ι μ ε τ ὰ λ ό γ ο υ
π ε ρ ι λ η π τ ὸ ν καλεῖται νοητόν, ἀλλ’ οὐδὲ ὡς τῷ παντελεῖ νῷ προϋπάρχον. Ἐκβέβηκε γὰρ ἀπό τε τῶν ὅλων
καὶ τῶν μερικῶν νοητῶν καὶ προϋπάρχει τῶν νοουμένων ἁπάντων, ἀμέθεκτον ὂν καὶ θεῖον νοητόν. »
167
mais aussi en relation avec les divinités qui apparaissent à un niveau inférieur dans la
procession divine. En effet, la classe intelligible des dieux n’est pas connaissable par notre
intellection accompagnée de raison (noêsis meta logou), ni par le principe immédiat de
celle-ci, l’intellect particulier, bien que celui-ci soit séparé de nous et transcende le plan des
âmes. Plus encore, cette classe divine est située par-delà l’objet de connaissance de
l’intellect complet, qui semble correspondre à l’intellect divin défini dans le Commentaire
sur le Timée. Nous pouvons dès lors comprendre l’éminence de la forme d’intellection
associée à l’intelligible, qui, loin d’être directement accessible à notre âme, ne constitue
même pas l’objet propre de l’intellect total et divin. Bien que cet extrait n’en fasse pas
mention, on peut comprendre l’importance d’introduire une notion telle que l’intelligibleet-intellectif dans l’économie de la pensée proclienne. En effet, pour assurer la continuité
dans la procession des principes, tout en conservant la transcendance absolue de
l’intelligible relativement aux formes inférieures de la pensée, même divine, l’intermédiaire
qu’est l’intelligible-et-intellectif est tout à fait pertinent. La forme d’intellection qu’on peut
lui associer, l’intellection qui lie l’intellect à l’intelligible dans le Commentaire sur le
Timée, offre ainsi un moyen terme entre l’intellection intelligible, qui nous est
complètement inaccessible, et la noêsis de l’intellect divin, dont nous avons en nous les
traces (comme l’enseigne la proposition 194 des Éléments de théologie). La continuité dans
la procession du réel semble ainsi assurée et les trois formes de l’intellection divine peuvent
former une belle et solide structure ternaire ou tout est en tout, mais en chacun sous son
mode propre.
Comme nous l’avons annoncé, nous nous intéresserons dans cette section de notre
thèse à la question de la connaissance de soi dans la tradition platonico-aristotélicienne,
notamment chez Plotin, qui a voulu répondre aux objections sceptiques envers la possibilité
de cette forme de connaissance, qui est non seulement au principe de la dialectique (et donc
de la philosophie dans ce qu’elle a de plus pur), mais aussi le fondement de toute doctrine
qui fait de l’intellection divine le principe de toutes les autres formes de pensée. La doctrine
de la connaissance de soi chez Plotin constitue l’une des principales sources des thèses
noétiques que défend Proclus dans sa conception de l’intellection divine.
168
2. L’Intellect et la connaissance de soi dans la tradition platonicoaristotélicienne
2.1 La connaissance de soi et la noétique platonico-aristotélicienne
Selon la légende, en visitant le sanctuaire de Delphes, les Grecs de l’époque de
Socrate pouvaient lire sur le fronton du temple d’Apollon la célèbre formule : « Connaistoi toi-même ». Ce précepte, dont la signification était alors plus religieuse que
philosophique, exhortait l’homme à ne pas commettre le crime de démesure (hubris), à ne
pas transgresser la limite qui le sépare des dieux. Cependant, cette formule fut très tôt
reprise, et adaptée aux préoccupations philosophiques, par des penseurs tels qu’Héraclite
qui firent de la connaissance de soi la condition première de tout savoir (physique,
métaphysique, éthique, etc.).
Les penseurs du courant sceptique, parmi lesquels figure le célèbre Sextus
Empiricus, ont voulu démontrer l’impossibilité de la connaissance de soi. Si une telle
connaissance constitue effectivement la condition première de tout savoir, l’entreprise
philosophique risquerait d’être condamnée par une objection qui en montrerait
l’impossibilité. Par cette étude, nous montrerons en quoi un penseur tel que Plotin a réagi à
cette objection et soutint, contrairement à ce qu’en pensent les Sceptiques, que la
connaissance de soi est possible sur le plan de l’Intellect. Pour clarifier ce qui oppose les
penseurs « dogmatiques » et les Sceptiques, nous aborderons plusieurs questions
fondamentales en philosophie : le problème de l’unité et de la multiplicité, l’opposition
entre la pensée intellectuelle et pensée discursive et la distinction entre l’ontologie et la
gnoséologie. Par le traitement de ces questions, nous montrerons en quoi l’argument de
Plotin se révèle une réplique pertinente à l’objection sceptique.
Pour commencer notre étude, nous commenterons l’objection de Sextus Empiricus
qui condamne la connaissance de soi. Nous poursuivrons notre enquête en présentant
l’argument de Plotin qui soutient la possibilité d’une connaissance de soi de l’Intellect :
nous concentrerons ainsi notre analyse sur le chapitre 5 du Traité V, 3 [49]. Nous
présenterons ensuite la démonstration de la connaissance de soi par Aristote au livre Λ
(XII) de la Métaphysique, afin de pouvoir juger de l’originalité de Plotin par rapport à sa
source principale. Nous conclurons ce travail en rappelant certains concepts centraux de
169
l’argument de Plotin et en présentant sommairement le rapport qu’entretient l’Intellect avec
son principe, l’Un.
2.2 L’objection sceptique
Sextus Empiricus, l’un des plus importants représentants du courant sceptique, a
voulu montrer l’impossibilité de la connaissance de soi. Si, comme le défendent les
philosophes dits «dogmatiques», la connaissance de soi est la condition première de toute
philosophie, les Sceptiques, s’ils en venaient à réfuter la connaissance de soi,
condamneraient du même coup l’ensemble de l’entreprise philosophique (physique,
éthique, théologie, etc.). Les défenseurs de la philosophie n’ont donc pas pris cette menace
à la légère : démontrer la possibilité de la connaissance de soi ne représentait pas pour eux
qu’un simple exercice dialectique.
L’objection de Sextus Empiricus est tirée de son ouvrage Adversus mathematicos :
Si l’intellect se saisit lui-même, soit il sera tout entier à se connaître lui-même,
soit non pas tout entier, mais en utilisant pour cela une partie de lui-même. Car
s’il est tout entier à se saisir lui-même, il sera tout entier acte de saisie et sujet
qui saisit et, puisqu’il est tout entier sujet qui saisit, l’objet saisi se réduira à
rien; or il est tout à fait absurde qu’il y ait d’un côté le sujet qui connaît sans
qu’il y ait de l’autre l’objet dont il y a saisie. Et bien sûr l’intellect ne peut pas
non plus utiliser pour cela une partie. Car la partie, elle, comment se saisira-telle elle-même ? Car si c’est tout entier, l’objet cherché se réduira à rien et si
c’est par une partie, cette partie à son tour, comment se connaîtra-t-elle ellemême ? Et ainsi de suite à l’infini316.
Cette objection est à vrai dire double : elle s’attaque aux deux façons possibles de
concevoir la connaissance de soi. La branche de l’alternative qui s’attaque à la
connaissance partie par partie ne s’applique pas directement aux arguments en faveur de la
connaissance de soi de l’Intellect. Cet argument ne fait qu’invalider la connaissance de soi
de l’âme, ou connaissance discursive, une conception que des penseurs tels qu’Aristote et
Plotin n’ont pas cru bon de soutenir317.
316
317
Sextus Empiricus, Adversus mathematicos, VII, 310-312, tiré de l’introduction au Traité 49 par B. Ham.
Les chapitres 2 à 4 du Traité V, 3 [49] montrent en quoi la connaissance de soi de l’âme est incomplète.
170
Selon Plotin, l’objection qui vise la connaissance partie par partie ne mérite pas
réellement d’être considérée, car elle suppose une division absurde de l’Intellect : « Mais,
d’abord la division de lui-même est absurde : comment divisera-t-il ? Car ce n’est pas au
hasard, je suppose; et celui qui divise, lui, qui est-il ? Celui qui se met en position de se
contempler soi-même ou celui qui se met en position d’être contemplé318 ? »
W. Beierwaltes, dans un article intitulé Le vrai soi, mentionne que l’objection sceptique ne
s’applique qu’à la connaissance discursive, qu’à la pensée de l’âme, et non à celle de
l’Intellect : « L’objection sceptique à la possibilité d’une connaissance de soi suit le modèle
de la pensée discursive progressive et ne concerne donc pas, au moins, la pensée absolue et
exempte de temporalité du Noûs319. » Est-ce que cette critique s’applique aux deux
branches de l’objection sceptique, c’est-à-dire autant à celle visant la connaissance partie
par partie qu’à celle s’en prenant à la connaissance du tout par le tout ? Est-ce que
Beierwaltes considère que ces deux objections sont construites sur le modèle de la pensée
discursive ?
L’objection à la connaissance du tout par le tout est de loin la plus percutante : elle
s’attaque directement à la thèse soutenue par Plotin. Cependant, selon Beierwaltes, cette
objection est elle aussi construite sur le modèle d’une « pensée discursive progressive ».
Exposons d’abord en quoi consiste cette objection afin de voir la pertinence de cette
critique qui lui est adressée. Cette branche de l’objection défend que si, d’un côté, la totalité
de l’Intellect est sujet et acte de connaissance, de l’autre, il ne restera plus rien à connaître.
Comment l’Intellect pourrait-il alors se connaître lui-même s’il ne peut se prendre comme
objet de sa propre intellection ?
Si l’objection à la connaissance partie par partie posait une division ontologique au
sein de l’Intellect – division dont Plotin a souligné l’absurdité – l’objection à la
connaissance du tout par le tout pose également une division, que nous nommerons
« division gnoséologique ». Nous montrerons que pour Plotin, cette division, lorsqu’elle est
correctement conçue, n’invalide pas la connaissance de soi de l’Intellect. Il doit y avoir une
318
Plotin, Traité V, 3 [49], 5, 7-10 (trad. B. Ham). À moins d’une indication contraire, nous renvoyons
toujours à la traduction de ce traité par B. Ham.
319
W. Beierwaltes, « Le vrai soi. Rétractations d'un élément de pensée par rapport à l'Ennéade V 3. Et
remarques sur la signification philosophique de ce traité dans son ensemble », dans La connaissance de soi.
Études sur le traité 49 de Plotin, édité par M. Dixsaut, Paris, Vrin, 2003, p. 15.
171
division au sein de l’Intellect, une certaine forme de multiplicité qui le distingue du premier
principe. Cette multiplicité n’invalide pas pour autant la connaissance de soi, elle est plutôt
essentielle pour qu’il y ait un acte d’intellection.
Selon B. Ham, qui reprend l’argument de Plotin320, le fractionnement de l’Intellect
par les deux branches de l’objection sceptique – connaissance partie par partie et
connaissance du tout par le tout – ne possède d’ailleurs aucune validité. À son avis,
l’attention que les sceptiques portent à la multiplicité de l’Intellect est exagérée et tend à
nous faire oublier l’unité que conserve la seconde hypostase : « Plus on voit alors la
multiplicité pénétrer la structure profonde de l’Intellect, plus elle apparaît finalement
compatible avec l’unité, plus elle assure la coïncidence de l’objet et du sujet dans la pensée
et moins on est tenté de se représenter l’Intellect, à la façon du sceptique, comme un
composé fractionnable : l’Intellect est “un-tout” “un partout” et “tout réuni”321 ».
2.3 L’argument de Plotin
L’objection sceptique pose le problème de l’unité et de la multiplicité. Ce problème,
que nous retrouvions dans le Philèbe de Platon, est présent dans l’ensemble de la tradition
philosophique grecque : pensons notamment aux livres M (XIII) et N (XIV) de la
Métaphysique d’Aristote où cette question est longuement discutée.
L’intellect est à la fois un et multiple (hen polla322). Sa faille, ce que les sceptiques
ont eu tôt fait d’exploiter, est bien entendu sa multiplicité. Sa chance de salut, c’est son
unité, celle qu’elle reçoit de l’Un (dans le système plotinien des hypostases). L’Intellect estil « assez un » pour arriver à se connaître lui-même, ou est-il « trop multiple » pour résister
à l’objection sceptique ? Nous mettrons l’accent sur ce qui constitue l’unité de l’Intellect :
l’identité de l’Être et de la Pensée, une des contributions originales de Plotin à la solution
du problème de la connaissance de soi.
Selon Plotin, la multiplicité de l’Intellect, qui le distingue essentiellement de son
principe, n’invalide pas la connaissance de soi. La multiplicité attribuée à l’Intellect n’est
320
Cf. Plotin, Traité V, 3 [49], 15, 19-25.
B. Ham, « Introduction au Traité 49 », dans Plotin, Traité 49, p. 24.
322
Voir la deuxième partie du Parménide où sont présentées les différentes hypothèses sur l’« un ».
321
172
pas celle de l’Âme. À son avis, l’objection sceptique, qui serait pertinente si elle ne
s’adressait qu’à la connaissance discursive, devient impertinente lorsqu’elle vise l’Intellect.
Cependant, si Plotin n’avait pas mis l’accent sur l’unité ontologique de l’Intellect, s’il ne
s’était attardé qu’à la multiplicité de la Pensée, son argument n’aurait pu résister à
l’objection sceptique visant la connaissance du tout par le tout.
Ses considérations préliminaires nous amènent maintenant à considérer l’argument du
chapitre 5 en lui-même. Dans la première section, consacrée au commentaire de l’objection
sceptique, nous avons traité sommairement des problèmes discutés aux lignes 1 à 20. C’est
cependant à partir de la ligne 21 que Plotin répond réellement aux attaques de Sextus
Empiricus; c’est dans ce passage qu’il identifie ouvertement l’Être, l’Intellect et
l’intelligible :
S’il en est ainsi, il faut que la contemplation soit la même chose que le
contemplé et que l’Intellect soit la même chose que l’intelligible. Car, si ce
n’est pas la même chose, il n’y aura pas de vérité : ce sera une empreinte que
possédera celui qui possède les étants, une empreinte différente des étants, ce
qui justement n’est pas la vérité. Donc la vérité ne doit pas être la vérité d’autre
chose, mais ce qu’elle dit, il faut aussi qu’elle le soit. Ainsi donc, l’Intellect,
l’intelligible et l’Étant sont un, et c’est le premier Étant et également le premier
Intellect qui possède les étants, ou plutôt qui est identique aux étants. Mais si la
pensée et l’intelligible sont un, comment cela implique-t-il que ce qui pense se
pense soi-même ? Car la pensée embrasse bien l’intelligible ou sera la même
chose que l’intelligible, mais il n’est pas encore évident que l’Intellect se pense
lui-même323.
Dans cet extrait, Plotin cite implicitement Parménide (Fragment B, 3) en affirmant que
l’Être et la Pensée sont identiques. Plotin interprète à sa manière cette identité reprise et
interprétée de manières diverses par un nombre considérable de penseurs antiques. L. P.
Gerson laisse entendre que Plotin citait directement le texte de Parménide324. Même s’il
connaissait, selon Gerson, le poème où nous retrouvons la célèbre thèse éléate, son
interprétation n’est toutefois pas libre, c’est plutôt par l’intermédiaire du Sophiste que
Plotin fait sienne l’identité de l’Être et de la Pensée.
323
Plotin, Traité V, 3 [49], 5, 21-32 (trad. B. Ham).
L. P. Gerson, « Being and Knowing in Plotinus », dans Neoplatonism and Indian Philosophy, édité par
P. Gregorios, Albany, State University of New York Press, 2002, p. 107.
324
173
Nous en sommes maintenant à la dernière section du chapitre 5 (l. 32-48). Notons
d’abord que pour en comprendre l’argument, nous devons être familiers avec les concepts
d’acte et de puissance auxquels Plotin a fondamentalement recours. Ces concepts sont bien
entendu aristotéliciens, et sont définis notamment au livre Θ (IX) de la Métaphysique. Nous
allons cependant nous référer ici au Traité II, 5 [25], intitulé De la puissance et de l’acte,
puisque Plotin y applique ces concepts directement à l’Intellect :
L’Intelligence ne passe pas de la puissance à l’acte, d’un état où elle est capable
de penser à un état où elle pense effectivement (car il faudrait alors avant elle
une autre intelligence qui ne fût pas passée de la puissance à l’acte); mais le
tout de son être est en elle325.
Il faut également porter attention dans cette section au concept de substance. L’essence de
la substance qu’est l’Intellect est de penser. Il n’y a pas eu un moment où il ne pensait pas,
où il était Pensée en puissance.
Voyons maintenant comment Plotin combine ces différents concepts, qui constituent
la force de son argument :
Mais si la pensée et l’intelligible sont la même chose, – puisque l’intelligible est
un acte : il n’est évidemment pas puissance ni bien sûr sans intelligence ni privé
de vie, et la vie et la pensée ne sont pas introduites de l’extérieur dans quelque
chose d’autre comme pour une pierre ou un être inanimé – l’intelligible est
aussi la substance première. Si donc il est acte, le premier acte et bien sûr le
plus beau, il sera pensée et pensée substantielle; car c’est aussi la plus vraie; eh
bien, une telle pensée qui est première et à titre premier sera l’Intellect premier.
Car cet Intellect n’est pas en puissance, il n’est pas, lui, quelque chose et la
pensée autre chose : car alors, cela reviendrait à dire que ce qui fait sa substance
serait en puissance. Si donc il est acte et sa substance acte, il sera une seule et
même chose que l’acte; or l’être et l’intelligible sont un avec l’acte; tout en
même temps sera un Intellect, pensée, intelligible326.
Nous tenons à mentionner que, dans ce seul extrait, nous recensons sept occurrences du
terme energeia ainsi que trois occurrences du terme dunamis. C’est grâce à ces concepts
que Plotin pourra confirmer à la ligne 45 la triple identité de l’Intellect, de l’intellection et
de l’intelligible :
325
326
Plotin, Traité II, 5 [25], 3, 25-28 (trad. É. Bréhier).
Plotin, Traité V, 3 [49], 5, 32-45 (trad. B. Ham).
174
Si donc sa pensée est l’intelligible et si l’intelligible c’est lui, il se pensera donc
lui-même : il pensera par la pensée qui est exactement lui-même et il pensera
l’intelligible qui est exactement lui-même. Selon les deux points de vue il se
pensera donc lui-même : selon que la pensée est lui-même et selon que
l’intelligible est lui-même, exactement ce qu’il pense par la pensée, ce qui est
lui-même327.
Nous devons surtout retenir de ces deux derniers extraits que l’intelligible est lui aussi en
acte : il est acte d’intellection, et donc identique à l’Intellect et à la Pensée. L’Intellect se
pense totalement, car ce qu’il pense est identique à lui-même. L’Intellect est identique à la
Pensée qui tous les deux sont identiques à l’intelligible.
L. Lavaud rappelle que l’objectif de Plotin dans ce chapitre est de montrer l’unité de
l’Intellect : « tout le chapitre cinq a pour but de démontrer l’unité de l’intelligence, ainsi
qu’en témoigne ces deux affirmations : “l’intelligence, l’intelligible et l’être sont un328” et
“l’intelligence, l’intellection et l’intelligible ne font qu’un329”330. » Cette unité de l’Intellect
sera d’ailleurs confirmée dans la suite du traité par l’exposition du rapport entre la seconde
et la première hypostase.
Contrairement à Lavaud et à Beierwaltes, qui sont plus critiques à l’égard de
l’objection des sceptiques qu’envers l’argument de Plotin, Wilfried Kühn, dans un article
au titre d’ouverture polémique, Comment il ne faut pas expliquer la connaissance de soimême, souligne le manque de clarté du chapitre 5. Selon Kühn, l’argument de Plotin
manque de précision :
Comme c’est souvent le cas dans les Ennéades, le texte nous fournit non pas la
clé de sa compréhension, mais uniquement quelques éléments dont on peut tirer
une hypothèse. Tout d’abord, il y a lieu de supposer que Plotin utilise le terme
« connaissance de soi-même » de façon polysémique et, plus précisément, en
un sens propre, principal, et en un sens dérivé331.
327
Ibid., 5, 45-48 (trad. B. Ham)
Ibid., 5, 26.
329
Ibid., 5, 43.
330
L. Lavaud, « Structure et thèmes du Traité 49 », dans La connaissance de soi. Études sur le traité 49 de
Plotin, édité par M. Dixsaut, Paris, Vrin, 2002, p. 196.
331
W. Kühn, « Comment il ne faut pas expliquer la connaissance de soi-même (Enn. V 3 [49], 5, 1-17) »,
dans La connaissance de soi. Études sur le traité 49 de Plotin, p. 237.
328
175
Plotin utilise peut-être certains termes de façon polysémique, mais c’est, selon nous, pour
mieux s’adapter à l’objection sceptique qui est elle-même polysémique. Qu’est-ce que
l’Intellect pour Sextus Empiricus ? Il ne s’agit certainement pas de l’Intellect
néoplatonicien. Plotin n’a d’autre choix que d’utiliser un vocabulaire polysémique en
voulant répliquer à une objection dont les termes ne sont pas clairement définis. Quant à
affirmer que le texte du chapitre 5 ne « nous fournit pas la clé de sa compréhension, mais
uniquement quelques éléments dont on peut tirer une hypothèse », c’est à notre avis juger
trop sévèrement un passage tout de même assez clair, surtout si l’on connaît les sources
auxquelles il renvoie332. En jugeant l’exposé de Plotin relativement à celui d’Aristote au
livre Λ (XII) de la Métaphysique, nous ne pouvons que constater la complétude et la clarté
du chapitre 5.
Kühn reproche également à Plotin de ne pas reprendre fidèlement l’objection
sceptique333. L’objection de Sextus Empiricus n’a pas été formulée dans un vocabulaire
néoplatonicien, Plotin se devait de la reformuler pour mieux y répondre.
2.4 L’intellect divin et la connaissance de soi chez Aristote
Nous concluons ainsi notre bref commentaire du chapitre 5 du Traité V, 3 [49].
Nous allons maintenant nous concentrer sur la conception aristotélicienne de l’Intellect
développée principalement au livre Λ de la Métaphysique. Il nous faut auparavant noter que
l’argument d’Aristote est moins explicite que celui de Plotin, principalement pour cette
raison : Aristote n’a pas été confronté à l’objection sceptique telle que formulée par Sextus
Empiricus, il n’a donc pas été porté, comme l’a été Plotin, à expliciter sa pensée afin de
répliquer aux sceptiques. L’argument n’est pas invalidé pour autant, il est seulement plus
complexe de montrer en quoi il résiste à l’objection sceptique.
Dans le cas d’Aristote, nous pouvons citer trois passages de la Métaphysique où la
connaissance de soi de l’Intellect est défendue. Le premier est tiré du chapitre 7, alors que
les deux suivants le sont du chapitre 9 :
332
333
Comme nous l’avons mentionné, ces sources sont aristotéliciennes, sceptiques et platoniciennes.
W. Kühn, art. cit., p. 232.
176
L’intelligence se pense elle-même en saisissant l’intelligible, car elle devient
elle-même intelligible, en entrant en contact avec son objet et en le pensant, de
sorte qu’il y a identité entre l’intelligence et l’intelligible, car le réceptacle de
l’intelligible et de l’essence, c’est l’intelligence, et l’intelligence en acte est
possession de l’intelligible334.
Il est à noter qu’Aristote fait intervenir la notion d’acte qui occupe également une place
centrale dans l’argument de Plotin.
Le second passage est l’un des plus cités du corpus aristotélicien : « L’intelligence
suprême se pense donc elle-même, puisqu’elle est ce qu’il y a de plus excellent, et sa
Pensée est pensée de pensée335. » Malgré la postérité historique de cet extrait, ce n’est pas
ce passage de la Métaphysique dont Plotin s’est principalement inspiré pour son Traité V, 3
[49]. C’est plutôt cet autre extrait du chapitre 9 qui est à la base de l’argument plotinien :
« Puis donc qu’il n’y a pas de différence entre ce qui est pensé et la pensée pour les objets
immatériels, la Pensée divine et son objet seront identiques, et la pensée sera une avec
l’objet de la pensée336. »
Nous pouvons comparer ce passage à celui du De anima où est posée l’identité entre
le sujet et l’objet dans l’acte d’intellection : « Par ailleurs, elle est, elle aussi, intelligible, au
même titre que les intelligibles, car, dans le cas des choses immatérielles, il y a identité du
sujet intelligent et de l’objet intelligé. La science de nature spéculative et l’objet de cette
science sont, en effet, identiques337. » Nous verrons que cette manière de concevoir
l’identité entre le sujet et l’objet de l’intellection fut critiquée par Plotin.
Selon Aristote, c’est donc l’immatérialité de l’Intellect, de la Pensée et de
l’intelligible qui rend possible la connaissance de soi. Sextus Empiricus sous-entend qu’une
différence entre la pensée et ce qui est pensé est inhérente à l’Intellect; il ignore qu’une telle
différence ne peut pas s’appliquer, selon Aristote, à un être immatériel, divin et indivisible.
L’argument de l’immatérialité de l’Intellect, dont Aristote se sert pour démontrer la
possibilité de la connaissance de soi, ne sera toutefois pas suffisant aux yeux de Plotin pour
résister à l’objection sceptique.
334
Aristote, Métaphysique, Λ, 7, 1072b19-23 (trad. J. Tricot).
Ibid., Λ, 9, 1074b32-33 (trad. J. Tricot).
336
Ibid., Λ, 9, 1075a4-5 (trad. J. Tricot).
337
Aristote, De l’âme, III, 4, 430a2-5 (trad. R. Bodéüs).
335
177
2.5 Quelques divergences entre Plotin et Aristote au sujet de l’Intellect
Cette présentation de la connaissance de soi chez Aristote n’est que sommaire. Nous
avons fait cette digression seulement afin de nous familiariser avec la source principale
dont s’inspire Plotin au chapitre 5 du Traité V, 3 [49]. Comme nous avons pu le constater,
l’argument plotinien est, sur de nombreux points, presque identique à celui d’Aristote.
Cependant, Plotin, en plus de proposer un argument plus explicite que celui d’Aristote,
apporte quelques éléments conceptuels originaux. Nous avons noté quatre divergences
entre les deux démonstrations visant à assurer la possibilité de la connaissance de soi de
l’Intellect.
1. Nous pouvons d’abord nous poser la question suivante : est-ce que l’immatérialité
de l’Intellect est un argument suffisant pour se débarrasser de l’objection sceptique ? Est-ce
que l’identité de l’Intellect et de l’intelligible prouve que l’Intellect se pense lui-même ?
Selon Plotin, cet argument de l’immatérialité de l’âme ne suffit pas : « Car la pensée
embrasse bien l’intelligible ou sera la même chose que l’intelligible, mais il n’est pas
encore évident que l’Intellect se pense lui-même338. »
2. Le deuxième point sur lequel insister porte sur la différence entre la formule
aristotélicienne du noêsis noêseôs noêsis et l’identification du noûs, de la noêsis du noêton
et de l’on chez Plotin. Aristote laisse de côté l’aspect subjectif de la connaissance de soi,
pour se concentrer sur l’acte de connaissance lui-même. Oosthout, dans son étude sur le
Traité V, 3 [49], souligne en quoi Plotin se distingue d’Aristote sur ce point :
Aristotle does not fully work out this argument. To him, the identity of the
mind and its object is sufficiently explained by the fact that the mind is
immaterial, and therefore indivisible. The mind, he argues (1072b), is itself a
«thing that can be thought » (noêton); therefore it is able to « think itself ». For
Plotinus, however, the single identity of the act of thinking and the object of
thought entails the disappearance of the subject-aspect. The mind’s selfknowledge, being based on the identity of the act of thinking and the object of
thought, appears to allow no room for a thinking subject339.
338
Plotin, Traité V, 3 [49], 5, 30-32 (trad. B. Ham).
H. Oosthout, Modes of knowledge and the transcendental. An introduction to Plotinus Ennead 5.3 (49)
with a commentary and translation, Amsterdam/Philadephia, R. B. Grüner, 1991, p. 105-106.
339
178
Encore une fois, l’exposé de Plotin est plus complet que celui d’Aristote : il présente plus
distinctement le sujet, l’acte et l’objet de l’intellection afin de montrer, par la suite,
pourquoi ils sont tous identiques. Aristote ne fait pas mention de cette triple identité, il
préfère plutôt attirer notre attention sur l’acte d’intellection en lui-même, sur
l’autoréflexivité de la Pensée.
3. Ce qui distingue également l’argument de Plotin de celui d’Aristote est le rôle qu’y
joue l’Être. La réflexion d’Aristote est avant tout gnoséologique (de l’ordre de la
connaissance), alors que celle de Plotin n’est pas seulement gnoséologique, mais aussi
ontologique (de l’ordre de l’être). C’est sur ce point que l’influence de Parménide (pour qui
Être et Pensée sont identiques) et de Platon (pour qui les réalités intelligibles sont les êtres
véritables) est la plus marquée. On ne voit pas chez Aristote une identification explicite de
l’Être et de la Pensée, contrairement à ce que l’on constate aisément au chapitre 5 du Traité
V, 3 [49]. Nous ne prétendons pas que cette identité n’est pas présupposée par Aristote,
mais seulement qu’elle n’est pas explicitement mentionnée.
Selon l’analyse de L. P. Gerson, le concept d’ousia, d’étant, est même central dans
tout l’argument du chapitre 9 du livre Λ (XII). En effet, alors qu’Aristote parle de
puissance et d’acte, il renvoie constamment à l’être, l’ousia, qui peut être dit en acte ou en
puissance :
Viewed form the Eleatic perspective, it is indeed strange that Aristotle should
endorse the indentification of being and knowing. That he does so on the basis
of explicitly anti-Platonic principles indicates the strength of the claim. The
unmoved mover, putatively being in the primary sense, is identical with a pure
activity which is nothing but noesis340.
Le fait qu’Aristote n’identifie pas explicitement l’Être et la Pensée, comme le fait Plotin au
chapitre 5, ne signifie pas que cette identité n’est pas constitutive de l’argument. Cela
n’enlève cependant rien à l’originalité de Plotin : Aristote, comme l’explique Gerson,
identifie l’Être et la Pensée d’une manière antiplatonicienne, « anti-Platonic »;
contrairement à Plotin, il ne réfère pas aux dialogues platoniciens du Sophiste et du
340
L. P. Gerson, art. cit., p. 110.
179
Parménide341 pour conceptualiser cette identité. L’originalité de Plotin par rapport à
Aristote – bien que les concepts d’acte et de puissance soient repris au chapitre 5 – se
trouve dans les références implicites qu’il fait aux dialogues de Platon sur l’Être et la
Pensée.
4. Nous notons une quatrième et dernière divergence au sujet de l’Intellect entre
Plotin et Aristote, ou, plus précisément entre la pensée plotinienne et une interprétation de
la pensée aristotélicienne que l’on retrouve dans le Supplément au livre sur l’âme342,
ouvrage attribué à Alexandre d’Aphrodise. Dans ce livre, la connaissance de soi de
l’Intellect y est décrite comme l’abstraction d’une forme intelligible de la matière. Le
modèle de l’abstraction ne satisfaisait pas Plotin. Que l’Intellect pense un objet intelligible
ne signifie pas pour autant qu’il se pense lui-même.
Cette présentation des divergences entre le Traité V, 3 [49] et le livre Λ (XII) de la
Métaphysique, sans se vouloir exhaustive, permet cependant de saisir en quoi l’argument de
Plotin se distingue de celui d’Aristote, tout en lui étant redevable de plusieurs concepts.
Bien que nous reviendrons sur la question de la première hypostase dans la section
suivante, nous n’avons pas voulu insister sur cette originalité de la métaphysique de Plotin
par rapport au système d’Aristote. Laurent Lavaud convient avec nous des similitudes entre
la pensée des deux philosophes. Il souligne toutefois qu’à partir du chapitre 6, les concepts
du système aristotélicien sont moins présents; Plotin cherchera alors à assurer la
connaissance de soi de l’Intellect en précisant la nature du rapport qu’il entretient avec son
principe, l’Un : « L’enjeu est alors de montrer en quoi cette structure métaphysique de la
“pensée de la pensée” héritée de la Métaphysique, semble insuffisante à Plotin pour assurer
les conditions de toute intelligibilité. L’intelligence devra à son tour être référée à un
principe supérieur ultime343. »
L’intelligible, dans le système aristotélicien, n’est pas aussi bien défini que dans la
métaphysique plotinienne. Il n’y a pas à proprement parler de monde, ou de lieu intelligible
chez Aristote, à moins que l’on parle du Dieu, premier moteur, ou de la connaissance
341
Cf. Platon, Sophiste, 245d, et Parménide, 142b.
Voir H. Oosthout, op. cit., p. 109-110.
343
L. Lavaud, art. cit., p. 196.
342
180
intellectuelle telle qu’elle est présentée dans le De anima. Par conséquent, il serait
impertinent de pousser plus loin la comparaison entre deux systèmes qui se conforment à
des paradigmes différents.
2.6 La multiplicité et l’unité de l’Intellect
Après avoir ainsi mentionné ce qui distingue et rapproche Platon d’Aristote quant à
la question de la connaissance de soi de l’Intellect, il nous faut finalement juger si sa
démonstration du chapitre 5 résiste à l’objection sceptique.
Le but de Plotin était de montrer l’unité de l’Intellect. Bien entendu, l’Intellect est
également multiple, ce que Plotin n’oserait pas nier – rappelons-nous l’en polla (unmultiple) du Parménide –, mais ce n’est pas seulement par sa multiplicité qu’il arrive à se
connaître, mais également, et surtout, par son unité. Si, dans le système que Plotin défend,
l’Un est « un » et l’Intellect « un et multiple », les sceptiques ont eu tort d’affirmer que la
connaissance de soi de l’Intellect est impossible en raison de sa multiplicité. Ils ont négligé
son unité : « La Pensée, qui rend l’Intellect multiple (10, 28-30), ne peut saisir l’être qu’en
vertu de sa multiplicité. Mais en même temps elle réunifie la multiplicité de l’Être en
assurant la cohésion de l’un-tout344. »
Selon les arguments de Plotin, la division sceptique traduit une incompréhension de
la nature de la Pensée et de l’Être : Sextus prend la multiplicité, qui est la conséquence de la
connaissance de soi, pour invalider cette même connaissance. Ian Crystal souligne en quoi
cette multiplicité ne peut constituer un argument valable, une faille à exploiter pour les
sceptiques : « For a start, that the activity of the intellect is constitutive of multiplicity
within itself is clear. Plotinus speaks of there being a sort of internal occurrence when the
intellect thinks itself, and it is this which makes it, the intellect, many345. » P. Hadot partage
l’opinion de Crystal et précise que pour Plotin, l’Être précède la Pensée :
Pour lui, la pensée ne peut précéder l’Être, mais ce sont l’Être et la forme qui
précèdent la pensée, parce qu’ils sont la trace de l’Un, trace qui permet à
344
345
B. Ham., op. cit., p. 25.
I. Crystal, « Plotinus on the Structure of Self-Intellection », Phronêsis, 43, 3 (1998), p. 279.
181
l’Intellect, prenant cette trace pour son objet, de se constituer précisément
comme Intellect en se pensant comme identique à l’objet de sa pensée346.
Si l’Être précède la Pensée, l’unité précède donc la multiplicité. Les sceptiques n’avaient
sans doute pas pris en considération cette conception de l’Intellect avant de formuler leur
objection.
E. K. Emilsson défend lui aussi la conception plotinienne de l’Intellect contre
l’objection sceptique. Sa critique ne concerne pas l’incompréhension de ce qu’est l’Intellect
par les sceptiques, de sa multiplicité gnoséologique et de son unité ontologique première,
elle s’attaque plutôt au fait qu’ils aient négligé la distinction entre la pensée discursive et la
pensée intellectuelle. Il défend que, selon Plotin, la pensée divine, celle de l’Intellect, ne
peut être représentée : « However, Plotinus may well have believed that if divine thought
is non-representational, it must be non-propositional347. » L’objection sceptique essaie
pourtant de représenter la pensée divine : elle pose d’un côté le sujet de l’autre l’objet, elle
divise en fait une réalité qui ne saurait être divisée.
Plotin cherche à démontrer que l’Intellect se connaît lui-même pour les raisons
mentionnées au chapitre 5. Cependant, pour assurer la sauvegarde de la connaissance de soi
de l’Intellect, Plotin cherchera à montrer que celui-ci se pense lui-même en se retournant
vers son principe, l’Un. Par ce retournement vers « l’unité en elle-même », Plotin s’écartera
du péril de la multiplicité qu’Aristote n’a pu complètement éviter en n’ayant pas posé un
principe antérieur à l’Intellect. Ceci ne constitue pas pour autant un désaveu de sa
démonstration du chapitre 5 : le reste du traité doit plutôt être interprété comme une
explicitation de cet argument.
2.7 Remarques conclusives sur la connaissance de soi
L’argument de Plotin résiste-t-il à l’objection sceptique ? La multiplicité présente
dans l’Intellect – rappelons que l’Intellect est dit en polla (un-multiple) – constitue-t-elle la
346
P. Hadot, « La conception plotinienne de l’identité entre l’intellect et son objet. Plotin et le De anima
d’Aristote », dans Corps et âme. Sur le De anima d’Aristote, Paris, Vrin, 1996, p. 376.
347
E. K. Emilsson, « Plotinus on the Objects of Thought », Archiv für Geschichte der Philosophie, 77, 1,
(1995), p. 31. Les conclusions de cet article sont reprises par l’auteur et intégrées aux développements que
l’on retrouve dans une monographie qu’il consacre à l’Intellect plotinien : Plotinus on Intellect, Oxford,
Oxford University Press, 2007.
182
faille de toute démonstration de la connaissance de soi ? Si l’Intellect est multiple, comme
le croient les sceptiques, il sera divisible, et s’il est divisible, nous en revenons aux deux
branches de l’objection sceptique. Mais la multiplicité, que la Pensée, ou l’acte
d’intellection, apporte à l’Intellect, n’est qu’un moment de la connaissance de soi : la
Pensée ramène ultimement l’Être de l’Intellect à l’unité.
Du point de vue de la connaissance, les sceptiques ont raison d’affirmer que
l’Intellect est multiple, et donc divisible : il faut bien poser qu’il y ait un sujet connaissant
et un objet connu, et donc une division, pour qu’il y ait connaissance. Cette division n’est
cependant pas ontologique selon Plotin, Beierwaltes dirait même qu’elle ne s’applique pas
à la pensée absolue348 : nous représentons un Intellect divisé afin de comprendre en quoi
cette réalité qui nous est supérieure se connaît elle-même, mais nous ne la divisons pas pour
autant dans son être. Plotin, et c’est là sa plus grande originalité par rapport à Aristote, met
l’accent sur l’unité ontologique de l’Intellect et sur l’identité, héritée de Parménide, entre
l’Être et la Pensée.
Bien entendu, les philosophes « dogmatiques » doivent conserver à tout prix l’unité
de l’Intellect afin de résister aux attaques des sceptiques; il leur faut montrer en quoi une
division ne peut être que de l’ordre de la connaissance, et non de l’être. Bien que l’Intellect
soit en polla, il conserve l’unité suffisante, celle que lui procure l’identité de l’Être et de la
Pensée, afin de sauvegarder la connaissance de soi.
3. Les limites de la pensée humaine dans son rapport au divin
3.1 Une intellection humaine supérieure à la noêsis meta logou ?
À partir d’un travail dialectique sur les principes métaphysiques, à l’aide de
schèmes théoriques progressivement élaborés et affinés par la tradition platonicoaristotélicienne, Proclus définit trois grandes catégories de l’Être, et donc du divin,
l’intelligible, l’intelligible-et-intellectif et l’intellectif, auxquelles il rattache trois formes
d’intellection qui transcendent les limites de la connaissance humaine.
348
Voir W. Beierwaltes, art. cit., p. 15.
183
Il est toutefois difficile, comme nous l’avons reconnu, d’associer ces trois formes
d’intellections divines aux diverses entités que définit Proclus, d’abord dans les Éléments
de théologie, mais surtout dans la Théologie platonicienne, où la multiplicité des
perspectives théologiques empêche, à notre avis, toute association qui serait réductrice pour
la philosophie de Proclus. Par prudence, nous avons voulu nous limiter aux schèmes
théologiques des Éléments de théologie, en élargissant à la Théologie platonicienne :
De même en effet que par la vie qui leur est propre les corps sont conjoints à
l’âme et que par leur part intellective propre les âmes sont tendues vers
l’intellect universel et l’intellection toute première, de même, je pense, les êtres
réellement êtres eux aussi, par l’un qui leur est immanent, sont élevés jusqu’à
l’unité transcendante et, par suite, sont inséparables de la cause toute
première349.
Nous poursuivons avec un passage tiré du même livre, au chapitre 14 :
Quant à l’intellect, qui possède l’acte de vivre dans l’éternité, qui par essence
est un acte et qui a fixé son acte d’intellection en l’immobilisant dans le présent
d’une totale simultanéité, il est divinisé totalement par le ministère de la cause
qui lui est supérieure350.
Selon ce schème, où la dialectique est reine, où le philosophe semble être celui qui, par le
perfectionnement de son logos, de sa rationalité, peut s’élever de la dianoia à la noêsis meta
logou, par un long et patient entraînement, en empruntant un chemin long et tortueux,
comment rendre compte de la possibilité d’une forme intellection supérieure pour l’homme,
qu’elle soit celle du philosophe parfait ou celle d’une âme inspirée qui n’a pas
nécessairement réussi à parfaire ses vertus intellectuelles et morales. Si l’un des dieux est
supérieur à l’intellect qui en émane, est-il possible pour l’homme d’entrer en contact avec
l’unité divine s’il n’a pas d’abord parfait son intellect ? L’âme humaine peut-elle, même si
elle n’a pas su cultiver la sagesse par l’exercice de sa raison et la pratique des vertus,
atteindre une connaissance véritable du divin ? La théorie de l’inspiration divine et
l’enseignement au sujet des différentes formes de discours théologiques chez Proclus nous
349
Proclus, Théologie platoniciennne, I, 12, 57, 2-7 (trad. H. D. Saffrey et L. G. Westerink) : « Ὡς γὰρ τὰ
σώματα τῇ ἑαυτῶν ζωῇ συνάπτεται πρὸς τὴν ψυχήν, καὶ ὡς αἱ ψυχαὶ τῷ ἑαυτῶν νοητικῷ πρὸς τὸν ὅλον νοῦν
ἀνατείνονται καὶ τὴν πρωτίστην νόησιν, οὕτω δήπου καὶ τὰ ὄντως ὄντα τῷ ἑαυτῶν ἑνὶ πρὸς τὴν ἐξῃρημένην
ἕνωσιν ἀνῆκται καὶ ταύτῃ τῆς πρωτίστης αἰτίας ἐστὶν ἀνεκφοίτητα. »
350
Ibid., I, 14, 66, 23-26 (trad. H. D. Saffrey et L. G. Westerink) : « νοῦς δὲ ἐν αἰῶνι τὸ ζῆν ἔχων καὶ τ ῇ
ο ὐ σ ί ᾳ ὢ ν ἐ ν έ ρ γ ε ι α καὶ πᾶσαν ὁμοῦ τὴν νόησιν ἐν τῷ νῦν ἑστῶσαν πηξάμενος ἔνθεός ἐστι διὰ τὴν πρὸ
αὐτοῦ πάντως αἰτίαν. »
184
apprend qu’une telle connaissance du divin est possible, tout en précisant que le véritable
savoir, celui qui unit toutes les autres formes de connaissance sur le divin, demeure la
science dialectique, qui permet l’activation de la plus haute faculté proprement humaine de
notre âme, à savoir la noêsis meta logou.
3.2 Les limites de la pensée humaine dans le néoplatonisme après Plotin
Les célèbres études d’E. R. Dodds, rassemblées sous le titre The Greeks and the
Irrational351, ont bien montré la part que les penseurs grecs réservaient à l’inspiration
divine dans leur conception de la sagesse humaine. On ne saurait penser la philosophie
grecque, du moins celle de ceux qui acceptent l’existence et la providence des dieux,
comme une démarche qui ne fait appel qu’à la rationalité humaine, indépendamment de
toute relation avec le divin. Plusieurs dialogues platoniciens témoignent des bienfaits de
l’inspiration divine sur l’humanité, au premier rang desquels figure le Phèdre352. Dans son
second discours, sa Palinodie, où il fait l’éloge d’Éros, Socrate montre que l’homme inspiré
par le(s) dieu(x) est à l’origine de plus grands bienfaits, pour lui et son aimé, que l’homme
tempéré. Ce principe est appliqué successivement aux quatre espèces de folies –
divinatoire, initiatique, musicale et amoureuse –, mais Socrate consacre la presque totalité
de son discours au délire amoureux, dans le but de persuader Phèdre qu’il est préférable
d’accorder ses faveurs à celui qui est possédé par l’amour divin qu’à celui qui ne l’est pas.
Dans la suite de sa palinodie, Socrate relate le parcours de l’âme de l’amant divinement
inspiré – ou du dialecticien, avec qui la figure de l’amant semble se confondre – dans son
élévation vers la Beauté intelligible. Toutefois, dans la seconde partie du dialogue, Socrate
relativise le caractère mystique de son second discours en précisant que l’essentiel y
concernait les divisions et les rassemblements qu’il y a opérés. Doit-on déceler ici une part
d’ironie visant à faire ressortir la supériorité du dialecticien sur l’homme possédé par les
dieux ou plutôt mettre l’inspiration divine au principe même de l’activité dialectique ? La
comparaison avec le reste du corpus rend problématique toute assertion catégorique au sujet
des rapports entre la philosophie et l’inspiration divine. En effet, des dialogues de jeunesse
351
E. R. Dodds, The Greeks and the Irrational, Berkeley, University of California Press, 1966.
Nous renvoyons à notre ANNEXE I pour une analyse plus complète du rôle de la folie divine dans l’œuvre
de Platon, notamment dans le Phèdre. Nos propos à ce sujet, dans cette sous-section n’ont pour but que
d’introduire à la conception néoplatonicienne des limites de la pensée humaine dans son rapport aux principes
divins.
352
185
comme l’Ion et le Ménon semblent opposer l’inspiration divine à la science véritable, à
savoir la dialectique, qui lui est supérieure par son universalité. Cependant, dans le Phèdre,
mais aussi dans le Timée, l’assistance divine, à laquelle Timée et Socrate font appel en
commençant leurs exposés sur l’âme ou sur le Monde, apparaît comme la condition de
possibilité de leur discours, comme la cause motrice permettant d’opérer les divisions et les
rassemblements qui révèlent l’essence des choses.
Alors que la position de Platon sur la fonction cognitive de l’inspiration divine reste
peut-être insaisissable, l’ironie socratique et le changement de thème d’un dialogue à
l’autre nous la dissimulant, la doctrine néoplatonicienne de l’enthousiasme, de l’activation
des puissances de l’âme humaine sous l’effet d’une grâce divine, est présentée de manière
nettement plus systématique. Chez Proclus, la multiplication des divisions opérées à
l’intérieur du monde intelligible ainsi que les fines distinctions introduites entre les facultés
de l’âme rendent possible l’identification des limites de la pensée humaine dans son rapport
au divin. Par les seules forces de sa pensée, l’homme ne peut espérer atteindre que la
connaissance des Formes intellectives, à la marge inférieure du plan intelligible, lui-même
situé entre l’ordre proprement divin, l’Un et ses hénades, et la série psychique, s’étendant
des Âmes divines aux âmes humaines. Réparties de manière hiérarchique selon la triade
Être-Vie-Pensée, les Formes intelligibles peuvent être associées à l’Être, les Formes
intelligibles-et-intellectives à la Vie et les Formes intellectives à la Pensée, la connaissance
de ces deux premiers ordres n’étant réservée qu’à un petit nombre d’élus touchés par la
grâce divine. Alors que le Timée, de l’avis de Proclus, traite de la connaissance des Formes
intellectuelles, coordonnées à l’Intellect démiurgique, le Phèdre, dans le Second discours
de Socrate, et le Parménide, dans son traitement des apories de la participation, porteraient
sur les Formes intelligibles-et-intellectives.
Même s’il est impossible d’atteindre une parfaite systématicité dans la présentation
des doctrines de Proclus, et ce malgré le caractère fondamentalement scolastique de ses
traités et commentaires, il nous est toutefois possible d’abstraire et d’énoncer les principes
généraux qui structurent sa théorie de la connaissance. Bien qu’elle fasse preuve
d’inventivité dans sa réflexion philosophique et surtout dans son approche exégétique, la
pensée de Proclus reste avant tout tributaire d’une tradition scolaire : elle se présente
186
comme la reprise des enseignements de son maître Syrianus et, par-delà, des principes de la
théologie élaborée par Jamblique. Conscient de l’influence des prédécesseurs de Proclus sur
son oeuvre, nous commenterons d’abord des extraits du De Mysteriis de Jamblique et de
l’In Phaedrum d’Hermias – qui rapporte l’enseignement de son maître Syrianus –, où leurs
auteurs déterminent la part de l’initiative humaine et celle de la grâce divine relativement à
la connaissance des dieux et des intelligibles. Nous présenterons ensuite deux extraits où
Proclus hiérarchise les facultés de l’âme humaine : nous pourrons ainsi porter un jugement
sur la cohérence interne du corpus proclien et sur les rapports avec les doctrines de ses
devanciers. Nous conclurons notre enquête par l’analyse d’un passage de l’In Parmenidem
où Proclus distingue les Formes intellectives, que nous avons en soi la capacité de
connaître, des Formes intelligibles-et-intellectives, rendues uniquement connaissables pour
nous par une illumination divine.
3.3 Les limites de la pensée humaine chez Jamblique et Syrianus
Plusieurs extraits du De Mysteriis esquissent les limites de la pensée humaine.
Puisqu’il s’agit d’une œuvre polémique, d’une argumentation ad hominem – rappelons que
Jamblique réfute les objections formulées par Porphyre dans sa lettre à Anébon –, cet
exposé ne présente pas le même degré de systématicité que les commentaires de Proclus.
Certes, Jamblique mobilise nombre d’éléments doctrinaux qui révèlent une approche
systématique de la théologie, il prétend d’ailleurs pouvoir viser une science divine353, mais
la finalité de son ouvrage reste de lever les apories porphyriennes. Nous ne retrouvons donc
pas dans l’œuvre conservée de Jamblique, du moins dans le De Mysteriis, de ces
présentations scolaires, omniprésentes chez Proclus, où les facultés de l’âme et leurs objets
seraient clairement distingués, à l’exception peut-être de ce passage, où l’on peut voir la
matrice de la doctrine proclienne au sujet de l’inspiration divine :
Ainsi donc aux immortels compagnons des dieux correspondra la perception
innée que nous en avons; de même qu’ils ont eux-mêmes l’être d’une manière
constamment identique, de même l’âme humaine doit s’attacher à eux, en vertu
du même principe, par la connaissance, et sans poursuivre d’aucune façon par
la conjecture, l’opinion ou un raisonnement quelconque, qui prennent leur point
de départ dans le temps, l’essence supérieure à tous ces modes de connaissance;
353
Jamblique, De Mysteriis, I, 8, 29, 12.
187
c’est par les intellections pures et irréprochables reçues des dieux de toute
éternité qu’elle se reliera à eux354.
Ce passage s’insère dans l’argument visant à montrer que nous n’avons pas une
connaissance extérieure des dieux et des êtres supérieurs – les démons, les héros, les âmes
immaculées –, mais une connaissance inhérente à notre âme ou, à plus proprement parler,
un contact continuel avec le divin. Des différentes activités cognitives de l’âme définies par
Platon dans l’Analogie de la Ligne, Jamblique reprend la conjecture, l’opinion et le
raisonnement, et montre qu’en raison de leur assise temporelle elles sont inadéquates pour
décrire notre relation avec les dieux. Dans la terminologie platonicienne, seule l’intellection
convient pour décrire notre appréhension du divin, mais celle-ci est soigneusement
qualifiée « de pure et d’irréprochable » par Jamblique, sans doute pour la distinguer d’une
intellection proprement humaine qui lui serait inférieure, probablement celle dont il est
question en Timée 28a1-4 : l’intellection accompagnée de raison. La suite du passage
complète la réfutation des objections porphyriennes en distinguant la science divine des
sciences humaines :
Mais toi, tu as l’air de croire que « la même connaissance vaut pour les choses
divines et pour les autres quelles qu’elles soient », et que « les contraires
fournissent le membre opposé, comme c’est l’ordinaire dans les problèmes
dialectiques »; en réalité, ce n’est pas du tout pareil; la connaissance des dieux
est à part, séparée de toute opposition, et elle ne consiste pas dans le fait qu’on
la concède maintenant ou qu’elle prend naissance : de toute éternité, elle
coexistait dans l’âme en une forme unique. Voilà donc ce que je te dis du
premier principe en nous, d’où doivent partir ceux qui disent ou entendent quoi
que ce soit au sujet des êtres qui nous sont supérieurs355.
Ce qui apparaît dans ce passage, ce qui sera d’ailleurs repris et développé par Proclus, c’est
une nette opposition entre théologie et philosophie. Les procédés de la dialectique,
notamment la connaissance par les contraires, ne s’appliqueraient pas, selon Jamblique, à
354
Ibid., I, 3, 30-38 (trad. E. des Places) : « Ἐοικέτω δὴ οὖν τοῖς ἀιδίοις τῶν θεῶν συνοπαδοῖς καὶ ἡ σύμφυτος
αὐτῶν κατανόησις· ὥσπερ οὖν αὐτοὶ τὸ εἶναι ἔχουσιν ἀεὶ ὡσαύτως, οὕτω καὶ ἡ ἀνθρωπίνη ψυχὴ κατὰ τὰ
αὐτὰ τῇ γνώσει πρὸς αὐτοὺς συναπτέσθω, εἰκασίᾳ μὲν ἢ δόξῃ ἢ συλλογισμῷ τινι, ἀρχομένοις ποτὲ ἀπὸ
χρόνου, μηδαμῶς τὴν ὑπὲρ ταῦτα πάντα οὐσίαν μεταδιώκουσα, ταῖς δὲ καθαραῖς καὶ ἀμέμπτοις νοήσεσιν αἷς
εἴληφεν ἐξ ἀιδίου παρὰ τῶν θεῶν, ταύταις αὐτοῖς συνηρτημένη. »
355
Ibid., I, 3, 38-46 (trad. E. des Places) : « σὺ δ’ ἔοικας ἡγεῖσθαι τὴν αὐτὴν εἶναι τῶν θείων καὶ τῶν ἄλλων
ὁποιωνοῦν γνῶσιν, δίδοσθαί τε ἀπὸ τῶν ἀντικειμένων τὸ ἕτερον μόριον, ὥσπερ εἴωθε καὶ ἐπὶ τῶν ἐν ταῖς
διαλέκτοις προτεινομένων· τὸ δ’ οὐκ ἔστιν οὐδαμῶς παραπλήσιον· ἐξήλλακται γὰρ αὐτῶν ἡ εἴδησις,
ἀντιθέσεώς τε πάσης κεχώρισται, καὶ οὐκ ἐν τῷ συγχωρεῖσθαι νῦν ἢ ἐν τῷ γίγνεσθαι ὑφέστηκεν, ἀλλ’ ἦν ἐξ
ἀιδίου μονοειδὴς ἐπὶ τῇ ψυχῇ συνυπάρχουσα. »
188
l’appréhension des dieux. L’union continuelle de notre âme avec le divin n’est rendue
possible que par un principe divin qui est en nous. Dans la suite du De Mysteriis, Jamblique
reprendra le principe empédocléen selon lequel le semblable est connu par le semblable
pour justifier cette doctrine :
En effet, après avoir dit « les intellects purs inflexibles et non mêlés à du
sensible », tu te demandes avec encore plus d’hésitation « s’il faut les prier ».
Pour moi, je vais jusqu’à penser qu’il n’en faut pas prier d’autres. Car ce qui en
nous est divin, intelligent et un, ou, si tu préfères l’appeler ainsi, intelligible,
s’éveille alors manifestement dans la prière; en s’éveillant, cet élément aspire
supérieurement à l’élément semblable et s’unit à la perfection en soi356.
Ces passages n’indiquent pas que l’âme humaine est en soi incapable de s’unir avec le
divin, mais seulement que les facultés cognitives qui lui sont propres sont inadéquates pour
cette union. Toutefois, Jamblique précisera plus loin que le principe qui en nous permet
l’union avec les dieux est de nature divine, et que son activation ne relève pas de l’initiative
humaine. Nous sommes ici au cœur de la défense jamblichéenne de l’art hiératique contre
les attaques porphyriennes, où est réfutée l’idée voulant que la théurgie consiste à agir sur
les dieux :
Ce n’est pas non plus l’acte de penser qui unit aux dieux les théurges; car alors
qu’est-ce qui empêcherait ceux qui philosophent théorétiquement d’arriver à
l’union avec les dieux ? Mais la vérité est tout autre : c’est l’accomplissement
religieux des actions ineffables dont les effets dépassent toute intellection, ainsi
que le pouvoir des symboles muets, entendus des dieux seuls, qui opèrent
l’union théurgique. C’est pourquoi ce n’est pas notre pensée qui opère ces
actes; car alors leur efficacité serait intellectuelle et dépendrait de nous […]
Nos pensées ne provoquent donc pas, en les prévenant, les causes divines à
s’exercer; mais elles doivent, avec toutes les dispositions excellentes de l’âme
et avec notre pureté, préexister comme causes auxiliaires; ce qui éveille
proprement le vouloir divin, ce sont les signes divins eux-mêmes; et ainsi le
divin est déterminé par le divin et ne reçoit d’aucun des êtres inférieurs un
principe quelconque de son action propre357.
356
Ibid., I, 15, 19-25 (trad. E. des Places) : « Ἔτι γὰρ μᾶλλον ἀκλίτους καὶ ἀμιγεῖς αἰσθητοῖς εἰπὼν εἶναι τοὺς
καθαροὺς νόας ἀπορεῖς, εἰ δεῖ πρὸς αὐτοὺς εὔχεσθαι. Ἐγὼ δ’ οὐδ’ ἄλλοις τισὶν ἡγοῦμαι δεῖν εὔχεσθαι. Τὸ γὰρ
θεῖον ἐν ἡμῖν καὶ νοερὸν καὶ ἕν, ἢ εἰ νοητὸν αὐτὸ καλεῖν ἐθέλοις, ἐγείρεται τότε ἐναργῶς ἐν ταῖς εὐχαῖς,
ἐγειρόμενον δὲ ἐφίεται τοῦ ὁμοίου διαφερόντως καὶ συνάπτεται πρὸς αὐτοτελειότητα. »
357
Ibid., II, 11, 16-37 (trad. E. des Places) : « οὐδὲ γὰρ ἡ ἔννοια συνάπτει τοῖς θεοῖς τοὺς θεουργούς· ἐπεὶ τί
ἐκώλυε τοὺς θεωρητικῶς φιλοσοφοῦντας ἔχειν τὴν θεουργικὴν ἕνωσιν πρὸς τοὺς θεούς; νῦν δ’ οὐκ ἔχει τό γε
ἀληθὲς οὕτως· ἀλλ’ ἡ τῶν ἔργων τῶν ἀρρήτων καὶ ὑπὲρ πᾶσαν νόησιν θεοπρεπῶς ἐνεργουμένων
τελεσιουργία ἥ τε τῶν νοουμένων τοῖς θεοῖς μόνον συμβόλων ἀφθέγκτων δύναμις ἐντίθησι τὴν θεουργικὴν
ἕνωσιν. Διόπερ οὐδὲ τῷ νοεῖν αὐτὰ ἐνεργοῦμεν· ἔσται γὰρ οὕτω νοερὰ αὐτῶν ἡ ἐνέργεια καὶ ἀφ’ ἡμῶν
189
Jamblique poursuit en affirmant que l’union active avec le divin implique la connaissance,
mais qu’elle ne lui est pas identique. Les facultés cognitives de l’âme ou celle de sa partie
supérieure, l’intellect, ne permettent donc pas à l’homme de s’unir avec le divin ou, en
d’autres termes, d’en être possédé. C’est ce que confirme cet autre extrait du De Mysteriis :
Mais on aurait tort d’attribuer l’enthousiasme à l’âme ou à quelqu’une de ses
puissances, à l’intellect ou à quelqu’une de ses puissances ou activité, ou à une
faiblesse physique ou à l’absence de celle-ci, et on n’aurait pas raison de
supposer qu’il en va ainsi; car la théophorie n’est pas œuvre humaine ni ne tient
toute son efficacité de parties ou d’activités de l’homme358.
L’essentiel de la position jamblichéenne au sujet des limites de la pensée humaine est
concentré dans les extraits que nous avons présentés. Comme nous pourrons le constater,
les distinctions opérées par Jamblique entre les classes de dieux et les facultés ou activités
de l’âme humaine sont moins nombreuses que celles que l’on voit apparaître chez Proclus.
Toutefois, ce dernier se limite souvent aux divisions jamblichéennes lorsqu’il présente, de
manière schématique, les principes de sa théologie, par exemple dans l’introduction de sa
Théologie platonicienne. Malgré les précisions qu’il apportera, Proclus conservera ces deux
principes de la théologie jamblichéenne : l’existence d’un principe divin dans l’âme par
lequel l’homme peut s’unir aux dieux et l’incapacité pour celui-ci de connaître le divin à
l’aide de ses propres facultés cognitives.
Les limites de la pensée humaine seront plus clairement définies dans l’œuvre de
Proclus que dans le De Mysteriis, jugement que nous pourrions étendre à la pensée de
Jamblique dans son ensemble si cette œuvre en est réellement représentative. Cela
s’explique par le développement et la systématisation de la science théologique chez ses
successeurs, dont Syrianus, qui apportera de nouvelles distinctions au sein des classes
divines dans son exégèse du Parménide. De l’œuvre philosophique de Syrianus, la tradition
manuscrite n’a conservé que son Commentaire sur les livres B, Γ, M et N de la
Métaphysique d’Aristote et les notes rédigées par son disciple Hermias à partir de son
ἐνδιδομένη`[…]. Ὅθεν δὴ οὐδ’ὑπὸ τῶν ἡμετέρων νοήσεων προηγουμένως τὰ θεῖα αἴτια προκαλεῖται εἰς
ἐνέργειαν· ἀλλὰ ταύτας μὲν καὶ τὰς ὅλας τῆς ψυχῆς ἀρίστας διαθέσεις καὶ τὴν περὶ ἡμᾶς καθαρότητα ὡς
συναίτια ἄττα προϋποκεῖσθαι χρή. »
358
Ibid., III, 7, 15-21 (trad. E. des Places) : « Ψυχῆς μὲν οὖν καί τινος τῶν ἐν αὐτῇ δυνάμεων, ἢ νοῦ καί τινος
τῶν ἐν αὐτῷ δυνάμεων ἢ ἐνεργειῶν, ἢ σωματικῆς ἀσθενείας ἢ ἄνευ ταύτης οὐκ ἄν τις ὑπολάβοι δικαίως τὸν
ἐνθουσιασμὸν εἶναι, οὐδ’ ἂν οὕτω γίγνεσθαι εἰκότως ἂν ὑπόθοιτο· οὔτε γὰρ ἀνθρώπινόν ἐστι τὸ τῆς
θεοφορίας ἔργον, οὔτε ἀνθρωπίνοις μορίοις ἢ ἐνεργήμασι τὸ πᾶν ἔχει κῦρος. »
190
enseignement sur le Phèdre de Platon. L’In Phaedrum s’avère un témoin précieux de
l’interprétation néoplatonicienne du Phèdre, et plus particulièrement de la palinodie de
Socrate, où Proclus, et sans doute déjà Syrianus, voyait un exposé théologique sur la classe
des dieux intelligibles-et-intellectifs. Ce qui nous intéresse dans l’immédiat, c’est
l’interprétation néoplatonicienne de l’enthousiasme divin dont Socrate fait l’éloge dans son
second discours. Par son exégèse, Syrianus prend le relais de Jamblique – le De Mysteriis
se fondant en partie sur une interprétation des idées du Phèdre –, mais ne se refuse pas à
corriger son estimé prédécesseur. En effet, alors que Jamblique subordonne
catégoriquement la pensée humaine à l’inspiration divine, le maître de Proclus distingue
plusieurs formes d’enthousiasme qu’il hiérarchise selon les parties de l’âme auxquelles
elles sont relatives, ce qu’expose ce passage :
L’enthousiasme qui vient des dieux, celui qui est premier, propre et vrai, touche
à l’un de l’âme, qui est au-delà de la pensée discursive et de l’intellect en elle.
C’est le même un qui en un autre temps semble être en attente ou s’être
endormi. Cependant, lorsque cet un est illuminé, toute la vie l’est aussi, tout
comme l’intellect, la pensée discursive et la partie irrationnelle de l’âme, une
trace de cet enthousiasme se rendant même jusqu’au corps. Il y a donc d’autres
enthousiasmes qui touchent aux autres parties de l’âme, mue par certains
démons ou par des dieux accompagnés de ces démons. En effet, on dit aussi
que la pensée discursive est enthousiaste lorsqu’elle découvre des sciences et
des théorèmes instantanément en montrant sa supériorité sur les autres
hommes359.
De même, il y a un enthousiasme relatif à l’opinion, à l’imagination, à l’ardeur et même au
désir, ce qui couvre la presque totalité des facultés de l’âme distinguées par la tradition
platonico-aristotélicienne. Cette section du Commentaire d’Hermias, qui traite de manière
exhaustive de l’enthousiasme divin et des quatre formes de folie divine, est d’une densité
conceptuelle remarquable et renferme encore plusieurs énigmes pour les érudits.
L’opposition tranchée entre inspiration divine et pensée humaine, présente chez Jamblique,
s’y transforme en une sorte de panthéisme, l’enthousiasme divin n’étant plus seulement
359
Hermias, In Phaedrum, 85, 14-23 (notre traduction) : « Ὁ οὖν πρώτως καὶ κυρίως καὶ ἀληθῶς ἐκ θεῶν
ἐνθουσιασμὸς κατὰ τὸ ἓν τοῦτο γίνεται τῆς ψυχῆς, ὅ ἐστιν ὑπὲρ τὴν διάνοιαν καὶ ὑπὲρ τὸν ἐν αὐτῇ νοῦν· ὅπερ
ἓν ἐν τῷ ἄλλῳ χρόνῳ παρειμένῳ καὶ καθεύδοντι ἔοικε· τούτου μέντοι τοῦ ἑνὸς καταλαμφθέντος πᾶσα ἡ ζωὴ
καταλάμπεται καὶ ὁ νοῦς καὶ ἡ διάνοια καὶ ἡ ἀλογία, καὶ μέχρι καὶ αὐτοῦ τοῦ σώματος ἴνδαλμα τοῦ
ἐνθουσιασμοῦ ἐνδίδοται. Γίνονται μὲν οὖν καὶ ἄλλοι ἐνθουσιασμοὶ περὶ τὰ ἄλλα μέρη τῆς ψυχῆς δαιμόνων
τινῶν αὐτὴν κινούντων ἢ καὶ θεῶν οὐκ ἄνευ δαιμόνων· καὶ γὰρ ἡ διάνοια ἐνθουσιᾶν λέγεται ὅταν ἐπιστήμας
καὶ θεωρήματα ἐξευρίσκῃ ἐν ἀκαρεῖ χρόνῳ καὶ ὑπὲρ τὸν ἄλλον ἄνθρωπον. »
191
relatif à la partie divine de l’âme humaine, l’un en elle, mais à la totalité de ses facultés, et
même au corps. Mais si cet enthousiasme se décline selon toutes les facultés de l’âme, il en
demeure toutefois que l’enthousiasme au sens propre ne touche que l’un de l’âme et qu’il
est le seul permettant à l’homme de s’unir aux dieux. Malgré les innovations exégétiques
qu’on peut lui attribuer, Syrianus est en ce sens fidèle à la doctrine exposée par Jamblique
dans le De Mysteriis.
L’auteur de l’In Phaedrum tient d’ailleurs compte explicitement de l’exégèse
jamblichéenne dans une autre section de son Commentaire. Au moment d’interpréter le
passage central du mythe de l’attelage ailé, où Platon énonce que « l’essence véritable ne
peut être contemplée que par le pilote de l’âme, l’intellect » (Phèdre, 247c), Syrianus
rappelle l’interprétation proposée par Jamblique :
Le divin Jamblique entend par « pilote » l’un de l’âme, et par le « conducteur »
son intellect. Le terme « contemplée » n’est pas employé pour signifier qu’elle
vise cet intelligible en tant qu’altérité, mais qu’elle est unie à lui et en tire ainsi
profit. Cela montre en effet que le pilote est une réalité plus parfaite que le
conducteur et ses chevaux, car l’un de l’âme est naturellement uni aux dieux360.
Cet extrait montre que pour Jamblique, le lexique de l’intellection peut être employé, au
sens large, pour signifier l’union avec le divin, ce qui apparaissait d’ailleurs dans le De
Mysteriis. Tout en reconnaissant la supériorité du pilote sur le conducteur, Proclus ne
partagera toutefois pas l’exégèse jamblichéenne de ce passage du Phèdre et identifiera le
pilote à l’Intellect particulier, qui rend possible l’intellection humaine, et le conducteur,
selon toute vraisemblance, à la faculté rationnelle l’âme.
Bref, malgré quelques divergences mineures, Syrianus reprendra l’essentiel de la
doctrine jamblichéenne au sujet de l’enthousiasme humain et des limites de la pensée
humaine. Proclus sera tributaire de l’enseignement de son maître en multipliant les
distinctions à l’intérieur du plan intelligible pour cerner plus précisément l’objet ultime que
peut appréhender la connaissance humaine.
360
Ibid., 150, 24-28 (notre traduction) : « Ὁ θεῖος Ἰάμβλιχος κυβερνήτην τὸ ἓν τῆς ψυχῆς ἀκούει· ἡνίοχον δὲ
τὸν νοῦν αὐτῆς· τὸ δὲ θ ε α τ ῇ οὐχ ὅτι καθ’ ἑτερότητα ἐπιβάλλει τούτῳ τῷ νοητῷ ἀλλ’ ὅτι ἑνοῦται αὐτῷ καὶ
οὕτως αὐτοῦ ἀπολαύει· τοῦτο γὰρ δηλοῖ τὸν κυβερνήτην τελειότερόν τι τοῦ ἡνιόχου καὶ τῶν ἵππων· τὸ γὰρἓν
τῆς ψυχῆς ἑνοῦσθαι τοῖς θεοῖς πέφυκεν. »
192
3.4 Retour sur la hiérarchie des facultés de l’âme chez Proclus
Se poser la question des limites de la raison humaine revient à se poser celle de
l’objet et de la nature de la sagesse humaine. Alors que pour Plotin, la philosophie, dans ses
dimensions éthique et contemplative, demeure la voie royale pour s’élever jusqu’au
Premier principe, dans le néoplatonisme post-plotinien, une opposition s’est installée entre
la philosophie et l’art théurgique, consacrée par cette formule de Damascius, le dernier
diadoque de l’École d’Athènes :
Quelques-uns préfèrent la philosophie, comme Porphyre, Plotin, et beaucoup
d’autres philosophes; d’autres, l’art hiératique361, comme Jamblique, Syrianus,
Proclus, en un mot tous les hiératiques. Platon, de son côté, ayant discerné les
nombreux arguments en faveur de chacune des deux opinions, les a réunies en
une seule vérité, ce qu’il exprime en appelant le philosophe un Bacchant362.
À la suite d’Anne Sheppard363, Philippe Hoffmann soutient que pour Proclus, la sagesse
humaine est inférieure à la folie amoureuse, à la divine philosophie et à la puissance
théurgique, conçues comme trois moyens distincts, mais équivalents, d’union avec les
dieux364. Proclus demeure ainsi fidèle au paradigme théologique instauré par Jamblique et
dont le De Mysteriis témoigne explicitement. Le problème reste toutefois entier : il faut
distinguer la nature de la divine philosophie de celle de la sagesse humaine et montrer
quelles sont les facultés et les activités cognitives que chacune de ces formes de
connaissance implique.
La hiérarchie des facultés de l’âme présentées dans le De Mysteriis est reprise par
Proclus, avec quelques modifications, dans l’introduction programmatique de sa Théologie
platonicienne :
361
Au sujet de l’art hiératique, c’est-à-dire la théurgie, dans la tradition néoplatonicienne, voir le livre de
C. van Liefferinge, La théurgie. Des Oracles chaldaïques à Proclus, Liège, Centre International d’Étude de la
Religion Grecque Antique, 1999.
362
Damascius, In Phaedonem, I §, 172, 1-5 (trad. Ph. Hoffmann) : « Ὅτι οἱ μὲν τὴν φιλοσοφίαν προτιμῶσιν,
ὡς Πορφύριος καὶ Πλωτῖνος καὶ ἄλλοι πολλοὶ φιλόσοφοι· οἱ δὲ τὴν ἱερατικήν, ὡς Ἰάμβλιχος καὶ Συριανὸς
καὶ Πρόκλος καὶ οἱ ἱερατικοὶ πάντες. ὁ δὲ Πλάτων τὰς ἑκατέρωθεν συνηγορίας ἐννοήσας πολλὰς οὔσας εἰς
μίαν αὐτὰς συνήγαγεν ἀλήθειαν, τὸν φιλόσοφον ‘Βάκχον’ ὀνομάζων. »
363
A. Sheppard, « Proclus’ Attitude to Theurgy », The Classical Quarterly, 32, 1 (1982), p. 218-220.
364
Ph. Hoffmann, « La triade chaldaïque erôs, alêtheia, pistis : de Proclus à Simplicius », dans Proclus et la
Théologie platonicienne. Actes du colloque international de Louvain (13-16 mai 1998), édité par A.-Ph.
Segonds et C. Steel, Leuven/Paris, Leuven University Press/Les Belles Lettres, 2000, p. 475, n. 85.
193
De là vient, je crois, que c’est la fonction proprement intellective de l’âme qui
est capable de saisir les formes de l’intellect et les différences qu’elles
comportent, et que c’est le sommet de l’intellect et, comme l’on dit, sa fleur et
son existence pure qui s’unit aux hénades de tout ce qui existe et, par leur
intermédiaire, à cette Unité cachée de toutes les hénades divines. Car il y a en
nous plusieurs pouvoirs de connaissance, mais c’est celui-là seul qui nous
permet d’entrer naturellement en relation avec le divin et d’en participer. En
effet, la classe des dieux n’est appréhendée ni par la sensation, puisqu’elle
transcende tout ce qui est corporel, ni par l’opinion ou le raisonnement, car ce
sont des opérations divisibles en partie et adaptées aux réalités multiformes, ni
par l’activité de l’intelligence assistée par la raison, car ce genre de
connaissance est relatif aux êtres réellement êtres, tandis que la pure existence
des dieux surmonte le domaine de l’être et se définit par cette unité elle-même,
qui se rencontre dans l’ensemble de ce qui existe. Si donc le divin peut être
connu de quelque manière, il reste que ce soit par la pure existence de l’âme
qu’il soit saisi et, par ce moyen, connu pour autant qu’il puisse l’être. En effet, à
tous les degrés nous disons que le semblable est connu par le semblable :
autrement dit la sensation connaît le sensible, l’opinion l’objet d’opinion, le
raisonnement le rationnel, l’intellect l’intelligible, de telle sorte que c’est par
l’un aussi que l’on connaît le suprême degré de l’Unité et par l’indicible
l’Indicible365.
Selon Christian Guérard366, ce passage nous permettrait de distinguer la fleur de l’intellect,
par laquelle l’âme pour s’unir au Père intelligible, et la fleur ou l’un de l’âme, rendant
possible l’union avec l’Un par l’intermédiaire des hénades, tous deux constituant des
moments successifs dans l’activation de l’existence pure de l’âme. Nous devons certes
reconnaître que la pensée de Proclus multiplie les divisions conceptuelles (la division étant
pour lui l’opération première de la dialectique), et qu’une distinction entre deux fleurs,
basée sur une exégèse fine des Oracles chaldaïques, est une hypothèse plausible. Toutefois,
il faut à notre avis résister à la tentation de systématiser à outrance la pensée proclienne
365
Proclus, Théologie platonicienne, I, 3, 15, 1-21 (trad. H. D. Saffrey et L. G. Westerink) : « Ὅθεν οἶμαι καὶ
τῆς ψυχῆς τὸ μὲν νοερὸν ἰδίωμα καταληπτικὸν ὑπάρχειν τῶν νοερῶν εἰδῶν καὶ τῆς ἐν αὐτοῖς διαφορᾶς, τὴν
δὲ ἀκρότητα τοῦ ν ο ῦ καί, ὥς φασι, τὸ ἄ ν θ ο ς καὶ τὴν ὕπαρξιν συνάπτεσθαι πρὸς τὰς ἑνάδας τῶν ὄντων καὶ
διὰ τούτων πρὸς αὐτὴν τὴν πασῶν τῶν θείων ἑνάδων ἀπόκρυφον ἕνωσιν. Πολλῶν γὰρ ἐν ἡμῖν δυνάμεων
οὐσῶν γνωριστικῶν, κατὰ ταύτην μόνην τῷ θείῳ συγγίνεσθαι καὶ μετέχειν ἐκείνου πεφύκαμεν· οὔτε γὰρ
αἰσθήσει τ ὸ θ ε ῶ ν γ έ ν ο ς ληπτόν, εἴπερ ἐστὶ σωμάτων ἁπάντων ἐξῃρημένον, οὔτε δόξῃ καὶ διανοίᾳ,
μερισταὶ γὰρ αὗται καὶ πολυειδῶν ἐφάπτονται πραγμάτων, οὔτε ν ο ή σ ε ι μ ε τ ὰ λ ό γ ο υ , τῶν γὰρ ὄντως
ὄντων εἰσὶν αἱ τοιαῦται γνώσεις, ἡ δὲ τῶν θεῶν ὕπαρξις ἐ π ο χ ε ῖ τ α ι τοῖς οὖσι καὶ κατ’ αὐτὴν ἀφώρισται τὴν
ἕνωσιν τῶν ὅλων. Λείπεται οὖν, εἴπερ ἐστὶ καὶ ὁπωσοῦν τὸ θεῖον γνωστόν, τῇ τῆς ψυχῆς ὑπάρξει καταληπτὸν
ὑπάρχειν καὶ διὰ ταύτης γνωρίζεσθαι καθ’ ὅσον δυνατόν. Τ ῷ γ ὰ ρ ὁ μ ο ί ῳ πανταχοῦ φ α μ ὲ ν τ ὰ
ὅ μ ο ι α γ ι ν ώ σ κ ε σ θ α ι · τῇ μὲν αἰσθήσει δηλαδὴ τὸ αἰσθητόν, τῇ δὲ δόξῃ τὸ δοξαστόν, τῇ δὲ διανοίᾳ τὸ
διανοητόν, τῷ δὲ νῷ τὸ νοητόν, ὥστε καὶ τῷ ἑνὶ τὸ ἑνικώτατον καὶ τῷ ἀρρήτῳ τὸ ἄρρητον. »
366
C. Guérard, « L’hyparxis de l’âme et la fleur de l’intellect dans la mystagogie de Proclus », dans Proclus,
lecteur et interprète des Anciens, Paris, Éditions du CNRS, 1987, p. 344-345.
194
lorsque les textes eux-mêmes ne semblent pas l’exiger, surtout à partir de passages où elle
s’exprime en des termes plus généraux – et donc par des divisions plus génériques – où elle
reprend à son compte les grands principes de la théologie jamblichéenne. L’introduction de
la Théologie platonicienne fait à notre avis partie de ces passages : elle ne confirmerait
donc en rien l’interprétation de Guérard. En effet, dans la hiérarchie des facultés de l’âme
où il applique l’antique principe selon lequel le semblable est connu par le semblable367,
Proclus n’introduit pas une faculté intermédiaire entre l’intellect et l’un, comme on aurait
pu s’y attendre si la fleur de l’intellect avait été une faculté distincte de l’un de l’âme. À
notre avis, Proclus conserve ici l’ambivalence terminologique présente dans le De Mysteriis
et continue d’employer le vocabulaire de la noétique, avec l’expression « fleur de
l’intellect », pour désigner la capacité d’union avec le divin. Pour autant, nous ne rejetons
pas la possibilité que Proclus ait défini une faculté ou une activité de l’âme humaine par
laquelle l’homme peut appréhender les dieux intelligibles ou intelligibles-et-intellectifs, et
qui serait donc supérieure à l’intellection proprement humaine, mais inférieure à l’un de son
âme.
Au fil de son exégèse du Parménide, au sujet du passage où Parménide et Socrate
discutent des apories de la participation (130c4-135b2), Proclus présente une hiérarchie des
facultés cognitives légèrement différente de celle qui se trouve en introduction de sa
Théologie platonicienne :
Cela, je veux dire la Bonté et la Beauté, se retrouvent sous une mode caché et
unifié dans les premiers êtres, tandis qu’elles changent en étant coordonnées à
chacune des autres séries. Par conséquent, il n’est pas étonnant qu’une certaine
beauté soit connaissable par la seule sensation, une autre connue par l’opinion,
une autre contemplée par l’intellection discursive, une autre par l’intellection
accompagnée de raison, une autre par l’intellection pure, une autre
inconnaissable, en tant qu’elle est complètement transcendante et qu’elle ne
peut être vue que par sa seule lumière368.
367
D’après le témoignage d’Aristote, dans son traité De l’âme (cf. I, 2, 404b11-15) on peut faire remonter ce
principe au moins jusqu’à Empédocle. Il réapparaît, dans différents contextes, chez Platon, Aristote et chez les
penseurs néoplatoniciens.
368
Proclus, In Parmenidem, IV, 951, 10-19 (notre traduction) : « Ταῦτ’ οὖν, τὸ ἀγαθὸν λέγω καὶ τὸ καλὸν,
κρυφίως μὲν ἔστι καὶ ἑνοειδῶς ἐν τοῖς πρώτοις, συστοίχως δὲ λοιπὸν ἑκάστοις ἐν ταῖς διαφόροις τάξεσι
συνεξαλλάττεται· ὥστ’ οὐ θαυμαστὸν εἰ ἔστι τι καλὸν αἰσθήσει μόνῃ γνωστὸν, ἄλλο δὲ δόξῃ γνωριζόμενον,
ἄλλο δὲ διανοήσει θεωρούμενον, ἄλλο δὲ νοήσει μετὰ λόγου, ἄλλο δὲ νοήσει καθαρᾷ, ἄλλο δὲ καὶ ἄγνωστον,
καθ’ αὑτὸ παντελῶς ἐξῃρημένον καὶ τῷ ἑαυτοῦ φωτὶ μόνῳ καθορᾶσθαι δυνάμενον. »
195
Alors que Proclus désignait, dans son Commentaire sur le Timée, l’intellection
accompagnée de raison comme la plus haute forme de cognition proprement humaine, il
postule ici l’existence d’une intellection pure, puis d’une beauté qui ne peut être
contemplée que par sa propre lumière. Si, comme l’a reconnu Proclus dans son
Commentaire sur le Timée, l’intellection accompagnée de raison permet d’atteindre la
connaissance des Formes intellectuelles par l’union de l’âme à un Intellect dit particulier,
par l’intermédiaire d’âmes démoniques et angéliques, on peut se demander quel peut être
l’objet de l’intellection pure et où situer la beauté inconnaissable qui lui est supérieure.
Puisque cette Beauté se retrouve d’abord au sommet du monde intelligible, comme Proclus
le mentionne en commentant le lemme 134b-c du Parménide, et que cette Beauté est
inconnaissable et cachée, on peut émettre l’hypothèse qu’on la retrouve sur le plan des
Formes intelligibles ou intelligibles-et-intellectives, qui sont en soi inconnaissables par les
facultés cognitives de l’âme humaine. Il nous resterait alors à faire de l’intellection pure la
dimension purement intuitive de la connaissance humaine, à savoir ce qui rend possible
l’intellection accompagnée de raison des Formes intellectuelles, ce que nous tenterons de
confirmer dans la suite de cette étude en soulignant l’importance de l’exégèse du Phèdre et
du Timée dans l’élaboration de la gnoséologie proclienne.
À partir de la lecture et de l’analyse des deux extraits que nous avons sélectionnés
parmi d’autres dans le corpus proclien, on peut conclure que les exposés de Proclus au sujet
des facultés de l’âme humaine ne présentent pas toujours le même degré de systématicité.
Cela s’explique, comme nous l’avons montré, par le contexte littéraire dans lequel on
trouve ces passages – l’exégèse du Parménide demande une plus grande précision
conceptuelle que l’introduction générale de la Théologie platonicienne – et par la reprise de
principes théologiques formulés par Jamblique, ceux-ci, lorsqu’ils sont traités par Proclus,
ajoutant une plus grande complexité au discours proclien. Tout jugement catégorique sur la
doctrine des facultés de l’âme et des limites de la raison devrait donc prendre en
considération le changement de registre d’une œuvre à l’autre à l’intérieur du corpus
proclien.
196
3.5 La connaissance des Formes intelligibles-et-intellectives d’après l’exégèse du
Parménide et du Phèdre
Un autre passage du Commentaire sur le Parménide permet d’identifier plus
clairement les limites de la raison humaine selon Proclus. Cette doctrine s’est
principalement élaborée à partir de l’exégèse du Phèdre et du Timée, évoquée par Proclus
alors qu’il commente les apories de la participation :
En effet, elles ne peuvent être contemplées que par l’Intellect divin. Et il en est
de même pour toutes les Formes, mais plus spécialement pour toutes celles qui
sont au-delà des dieux intellectifs. En effet, ni la sensation, ni la connaissance
opinative, ni la pure raison, ni notre connaissance intellective unit notre âme à
ces Formes, mais seule l’illumination qui provient des dieux intellectifs nous
rend capable de nous unir à ces Formes intelligibles-et-intellectives, comme le
disait d’ailleurs quelqu’un d’inspiré. La nature de ces Formes nous est donc
inconnaissable, en tant qu’elle est supérieure à notre intellection et aux visées
particulières de notre âme. C’est pourquoi le Socrate du Phèdre, comme nous
l’avons déjà mentionné, compare leur contemplation aux rites, aux initiations et
aux révélations, conduisant les âmes jusqu’à la voûte subcéleste, au ciel et au
lieu supracéleste, appelant ces objets de contemplation visions pures,
invariables, simples et heureuses. Nous avons certes déjà montré, dans nos
écrits sur la Palinodie, que toutes ces séries sont intermédiaires entre les dieux
intellectifs et les premiers dieux intelligibles, comme je le crois, par des
explications tout à fait claires. Il est donc manifeste que ce qui est dit ici
contient un certain degré de vérité. Comme il a été mentionné auparavant, le
Démiurge et Père des âmes a lui-même mis en nous la connaissance des Formes
intellectives; mais la connaissance de celles qui sont supérieures à l’Intellect,
telles que le sont les Formes qui sont dans ces séries, transcende nos visées
cognitives, et vient d’elle-même, n’étant connaissable que pour les seules âmes
touchées par l’enthousiasme369.
369
Ibid., 949, 20-950, 10 (notre traduction) : « νῷ γὰρ μόνῳ τῷ θείῳ θεατά ἐστι· καὶ πάντα μὲν τὰ εἴδη,
διαφερόντως δὲ ὅσα καὶ τῶν νοερῶν ἐστιν ἐπ’ ἐκεῖνα θεῶν· οὔτε γὰρ ἡ αἴσθησις, οὔτε ἡ δοξαστικὴ γνῶσις,
οὔτε ὁ καθαρὸς λόγος, οὔτε ἡ νοερὰ γνῶσις ἡ ἡμετέρα συνάπτει τὴν ψυχὴν τοῖς εἴδεσιν ἐκείνοις, μόνη δὲ ἡ
ἀπὸ τῶν νοερῶν θεῶν ἔλλαμψις δυνατοὺς ἡμᾶς ἀποφαίνει συνάπτεσθαι τοῖς νοητοῖς ἐκείνοις καὶ νοεροῖς
εἴδεσιν, ὥς πού φησί τις λέγων ἐνθέως. Ἄγνωστος οὖν ἡμῖν ἡ φύσις τῶν εἰδῶν ἐκείνων, ὡς κρείττων τῆς
ἡμετέρας νοήσεως καὶ τῶν μεριστῶν ἐπιβολῶν τῆς ἡμετέρας ψυχῆς· διὸ καὶ ὁ ἐν Φαίδρῳ Σωκράτης, ὡς
προείπομεν, τελεταῖς ἀπεικάζει καὶ μυήσεσι καὶ ἐποπτείαις τὴν ἐκείνων θεωρίαν, ἀνάγων τὰς ψυχὰς εἰς τὴν
ὑπ’ οὐρανὸν ἁψῖδα καὶ τὸν οὐρανὸν καὶ τὸν ὑπερουράνιον τόπον, ὁλόκληρα καὶ ἀτρεμῆ φάσματα καὶ ἁπλᾶ
καὶ εὐδαίμονα καλῶν αὐτῶν ἐκείνων τὰ θεάματα. Δεδείχαμεν γοῦν πάλαι διὰ τῶν εἰς τὴν παλινῳδίαν
γραφέντων, ὅτι πᾶσαι αἱ τάξεις ἐκεῖναι μέσαι τῶν νοερῶν εἰσι θεῶν καὶ τῶν πρώτων νοητῶν, ὡς οἶμαι, δι’
ἐναργεστάτων ἐφόδων· ὥστε δῆλον ὅπως ἔχει τινὰ καὶ τὸ νῦν λεγόμενον ἀλήθειαν. Τῶν οὖν νοερῶν εἰδῶν,
ὅπερ εἴρηται καὶ πρότερον, τὴν γνῶσιν αὐτὸς ἡμῖν ἐνέθηκεν ὁ δημιουργὸς καὶ πατὴρ τῶν ψυχῶν· τῶν δὲ ὑπὲρ
νοῦν, οἷα δή ἐστι τὰ εἴδη τὰ ἐν ἐκείναις ταῖς τάξεσιν, ἡ γνῶσις ἐξῄρηται τῶν ἡμετέρων ἐπιβολῶν, καὶ ἔστιν
αὐτοφυὴς, αὐταῖς μόναις γνώριμος ταῖς ἐνθεαστικαῖς ψυχαῖς. »
197
Ce passage confirme que les Formes intelligibles-et-intellectives sont en soi
inconnaissables pour l’homme : elles ne peuvent être appréhendées ni par l’intellection
accompagnée de raison ni, semble-t-il, par l’intellection pure. Comme l’avait montré
l’exégèse du Timée, le Démiurge rend possible pour l’âme humaine la connaissance des
Formes intellectuelles : cette connaissance étant innée en l’âme, elle ne demande qu’à être
activée par un processus de réminiscence. La doctrine psychologique défendue par Proclus
pour rendre compte de notre connaissance des Formes, dont les principes apparaissaient
déjà dans la pensée Jamblique, se distingue des thèses plotiniennes sur l’âme dans son
rapport aux principes intelligibles, comme l’illustre ce passage adjacent de l’In
Parmenidem :
Notre science est différente de la science divine, mais nous pouvons remonter
jusqu’à elle par son intermédiaire. Et il ne faut ni postuler que le monde
intelligible est en nous, comme certains l’affirment, afin que nous puissions
connaître en nous les intelligibles […] ni dire qu’une partie de l’âme demeure
en haut, afin que nous soyons en contact avec l’intelligible […] Mais il faut dire
qu’en restant dans notre propre ordre et en possédant les images essentielles de
tous les Êtres, nous nous convertissons grâce à ces images vers ces Êtres, et
nous les connaissons à partir des symboles que nous en avons, sans leur être
coordonnés, mais de manière dérivée selon la valeur qui est la nôtre370.
Sur un ton polémique qui vise entre autres Plotin (et sans doute aussi Théodore d’Asinée,
dont nous ne connaissons la pensée que par fragments et témoignages) et sa doctrine de
l’âme non-descendue, Proclus montre qu’il est possible pour l’homme d’atteindre une
connaissance l’Être, mais dans la mesure la puissance propre à l’âme humaine, dont
l’activité est essentiellement discursive. L’homme peut atteindre au moyen de la
réminiscence, par le passage de la copie au modèle intelligible, une connaissance des Êtres
tels qu’ils peuvent être connus sur le plan intellectif, celui auquel le Démiurge a donné
370
Ibid., 948, 12-36 (notre traduction) : « Ἔστι μὲν οὖν ἡ παρ’ ἡμῖν ἐπιστήμη τῆς θείας ἐξηλλαγμένη, διὰ δὲ
ταύτης ἐπ’ ἐκείνην ἄνιμεν· καὶ οὔτε τὸν νοητὸν κόσμον ἐν ἡμῖν δεῖ τιθέναι, καθάπερ λέγουσί τινες, ἵνα
γιγνώσκωμεν ἐν ἡμῖν ὄντα τὰ νοητά· ἐξῄρηται γὰρ ἡμῶν καὶ αἰτία ἐστὶ τῆς ἡμετέρας οὐσίας· οὔτε μένειν τι
τῆς ψυχῆς ἄνω ῥητέον, ἵνα δι’ ἐκείνου τὴν πρὸς τὰ νοητὰ συνάφειαν ἔχωμεν· τὸ γὰρ ἄνω μένον ἀεὶ τῷ
ἀφισταμένῳ τῆς οἰκείας νοήσεως οὐκ ἄν ποτε γένοιτο σύζυγον, οὐδ’ ἂν τὴν αὐτὴν συμπληρώσειεν οὐσίαν·
οὔτε ὁμοούσιον τὴν ψυχὴν ὑποθετέον τοῖς θεοῖς· καὶ γὰρ τὴν ἐξ ἀρχῆς ἡμῶν ὑπόστασιν ἐκ δευτέρων καὶ
τρίτων παρήγαγεν ὁ γεννήσας πατήρ· τοιαῦτα γάρ τινες ἠναγκάσθησαν θέσθαι δόγματα, ζητοῦντες ὅπως
ἡμεῖς οἱ πεσόντες εἰς τόνδε τὸν τόπον τὰ ὄντα γιγνώσκομεν, καὶ ταῦτα τῆς ἐκείνων γνώσεως οὐ πεσόντων
οὔσης, ἐγερθέντων δὲ καὶ νηψάντων ἀπὸ τῆς πτώσεως· ἀλλὰ μένοντας ἡμᾶς ἐν τῇ οἰκείᾳ τάξει, καὶ εἰκόνας
ἔχοντας οὐσιώδεις τῶν ὅλων, διὰ τούτων ἐπιστρέφειν εἰς ἐκεῖνα λεκτέον, καὶ νοεῖν ἀφ’ ὧν ἔχομεν
συνθημάτων τὰ ὄντα συστοίχως μὲν οὖσι, δευτέρως δὲ καὶ κατὰ τὴν ἑαυτῶν ἀξίαν. »
198
accès aux hommes, mais il ne peut connaître l’Être intelligible tel qu’il est en lui-même par
ses propres efforts.
En revenant sur le précédent passage, on peut constater que les limites de la pensée
humaine y étaient assez clairement définies : l’homme, s’il peut espérer atteindre par un
effort de réminiscence, au moyen des opérations de la science dialectique, une connaissance
relative de l’Être en remontant, au moyen des images qui sont en lui, aux Formes
intellectuelles, il ne peut toutefois connaître les Formes intelligibles-et-intellectives par ses
propres efforts intellectuels, mais doit pour ce faire bénéficier d’une grâce divine, réservée
qu’à un petit nombre d’élus parmi lesquels Proclus mentionne Pythagore, Parménide et
bien sûr Platon.
3.6 Remarques conclusives sur les limites de la pensée humaine
Les passages que nous avons cités et commentés nous ont permis d’esquisser,
d’après les doctrines des philosophes néoplatoniciens sur lesquelles nous avons fait porter
nos analyses, les limites que peut atteindre la pensée humaine dans son effort de connaître
le Monde et les dieux. Malgré la perte regrettable pour l’histoire des idées du Commentaire
de Proclus sur le Phèdre, et l’état fragmentaire de l’œuvre de Syrianus et Jamblique, nous
pouvons voir se dessiner une évolution dans l’élaboration de la théologie néoplatonicienne
et ainsi reconnaître plus précisément la teneur des rapports entre la raison humaine et
l’inspiration divine.
Cette étude a entre autres permis de montrer le rôle déterminant qu’a pu avoir le
Phèdre sur l’élaboration des doctrines théologiques, psychologiques et épistémologiques
dans le néoplatonisme, plus particulièrement chez les penseurs postérieurs à Plotin. Dès
Jamblique, ce dialogue donne une justification aux défenseurs de la supériorité de l’art
hiératique sur la sagesse humaine, une opinion qui sera reprise et adaptée selon des
distinctions conceptuelles nouvelles dans le néoplatonisme tardif de Syrianus et Proclus.
Ceux-ci reconnaissent certes que la pensée humaine a ses limites, mais présenteront, grâce
à la multiplication de divisions conceptuelles à l’intérieur de leur système métaphysique,
une doctrine beaucoup plus élaborée que celle que nous retrouvons, par exemple dans les
199
Mystères d’Égypte, et dont nous espérons avoir défini les grands principes par une étude
des extraits que nous ont semblé pertinents.
200
CONCLUSION : LA PROCESSION INTELLECTIVE. BILAN
ET PERSPECTIVES
1. Retour sur les antécédents de la doctrine proclienne de l’intellection
La doctrine de l’intellection dans la philosophie de Proclus s’est élaborée dans un
dialogue avec les grandes figures de la tradition platonico-aristotélicienne. Notre étude
avait pour but de montrer comment, à partir des premières réflexions grecques sur
l’intellection (celles de Platon et d’Aristote), Proclus, dans la tradition philosophique
néoplatonicienne, a voulu apporter ses solutions aux difficultés laissées par ses illustres
devanciers. Une interprétation adéquate des Dialogues platoniciens, qui chez Proclus
représente le point de départ (aphormê) de la spéculation philosophique, au sujet
notamment de la plus haute activité cognitive de l’âme humaine, l’intellection, peut
produire un savoir systématique qui met en accord les différentes données de la noétique
grecque.
Les Dialogues de Platon, par la vue synoptique qu’ils dégagent, et par leur caractère
inspiré371, seraient pour Proclus la source potentielle de la totalité du savoir sur la
connaissance humaine et sur son activité rationnelle suprême, l’intellection. Le Timée, par
le caractère catégorique que Proclus lui reconnaît, contient une somme sur la nature du
Monde et de ses principes. L’exégèse du lemme qui condense les principales divisions de la
gnoséologie platonicienne (Timée, 28a1-4), est l’occasion pour Proclus d’un exposé qui
cherche à montrer l’accord entre les thèses épistémologiques dont il hérite de ses
prédécesseurs et qu’il contribue à systématiser en fonction d’une exégèse qui doit non
seulement montrer la cohérence de la pensée platonicienne, mais aussi intégrer les
contributions pertinentes de la tradition philosophique, d’Aristote à Syrianus.
Nous avons vu que la psychologie et la gnoséologie d’Aristote ont joué un rôle de
premier plan dans le développement et l’enrichissement de la noétique dans la tradition
371
Il resterait à déterminer, de manière plus précise, le sens que Proclus attribue au discours inspiré, qu’il
retrouve notamment chez Platon, ce dont nous n’avons traité qu’indirectement dans la troisième partie de
notre étude au sujet des formes de connaissance supérieures à l’intellection accompagnée de raison. Notre
ANNEXE I traite de la notion d’inspiration dans les Dialogues de Platon, sans toutefois caractériser le discours
inspiré en tant que tel.
201
néoplatonicienne. Bien qu’il n’offre pas un enseignement catégorique sur l’imagination (ou
la représentation) et sur l’intellect au troisième livre de son traité De l’âme, qu’il y cherche
plutôt à montrer la nécessaire existence de ces facultés, à distinguer de la sensation, qu’à
définir leur essence et leurs activités, Aristote offre les principaux matériaux conceptuels
qui permettront aux néoplatoniciens d’enrichir leur exégèse systématique des Dialogues, et
de répondre, à la place de Platon, aux critiques que l’illustre disciple a adressées à son
maître. Les interprétations de l’énigmatique « intellect agent », sur lequel Aristote dit bien
peu de choses, discutées par la tradition platonico-aristotélicienne depuis Alexandre
d’Aphrodise, seront pour Proclus et ses prédécesseurs néoplatoniciens l’occasion
d’expliquer le rapport de l’âme à ses principes, pour tenter non seulement de rendre compte
de la possibilité d’une intellection humaine, mais aussi pour expliquer les limites de nos
capacités intellectuelles, qui ne peuvent être continuellement en activité.
La noétique de Plotin et les divisions de sa métaphysique ont eu un impact
déterminant sur le développement des théories de la connaissance chez ses successeurs.
Nous avons marqué les éléments de continuité au sein de la tradition néoplatonicienne
jusqu’à Proclus, notamment au sujet de la dialectique et de la division des facultés de
l’âme, où s’opère une synthèse des psychologies platonicienne et aristotélicienne.
Cependant, c’est le point de rupture au sujet du statut de l’âme qui mérite le plus d’être
rappelé, puisque Plotin, sur cette question, s’oppose à l’interprétation orthodoxe dans la
tradition platonicienne au sujet du statut de l’âme dans le Devenir (ce qui demeure le point
de départ de la spéculation pour son éventuel statut lorsqu’elle serait séparée de ce
Devenir). La doctrine de l’intellect particulier et des âmes supérieures (démoniques et
autres) que propose Proclus, dans une tentative de rationalisation et de systématisation des
maigres données de la démonologie platonicienne, cherche à rendre compte des activités de
l’âme humaine. Ce sont ces activités qui, a posteriori, nous révèlent, comme l’a montré
Aristote, les facultés de l’âme, puis indirectement, son essence, et permettent ainsi de
définir le cadre métaphysique nécessaire pour expliquer l’expérience humaine.
En regard de la doctrine de Plotin, Proclus partage une position analogue à celle de
Jamblique, et critiquera également les thèses de Théodore, qu’il range au côté des vues
plotiniennes comme interprétation inadéquate de la nature de l’âme dans son rapport aux
202
principes intellectifs. Proclus reprendra également de Jamblique une division nette entre les
êtres intellectifs, d’une part, et les êtres intelligibles de l’autre, une distinction qui reviendra
fréquemment dans ses écrits, bien que la division tripartite du plan noétique en êtres
intelligibles, intelligibles-et-intellectifs et intellectifs s’impose à lui comme le schème
métaphysique le plus précis et le plus conforme à la structuration triadique du Monde et de
ses principes.
Des principales doctrines de son maître Syrianus, Proclus reprendra à peu près tout.
Nous n’avons pas cherché à préciser les différences mineures entre les deux penseurs.
L’œuvre conservée de Syrianus et la diversité des contextes exégétiques ne permettent pas,
à notre avis, d’établir de réelles distinctions entre les éléments de leurs noétiques, mais
plutôt des continuités assez claires, manifestées par un vocabulaire conceptuel dont les
variations s’expliquent par différentes circonstances de rédaction.
2. La procession intellective : de l’intelligible divin à l’imagination
humaine
Notre étude des différentes acceptions de l’intellection a suivi une démarche que
l’on pourrait qualifier d’inductive, ou plus précisément d’analytique, selon le sens que
Proclus attribue à la notion d’analyse dans son Commentaire sur le Parménide : une
remontée de l’effet à la cause. Nous voudrions maintenant, en guise de conclusion,
parcourir le chemin inverse, sous la forme d’une déduction, ou plutôt, d’une démonstration
(selon la distinction des opérations de la dialectique d’après Proclus), en suivant la
procession des réalités, du premier principe de l’intellection, l’intelligible divin, jusqu’à sa
manifestation dernière, l’imagination humaine.
D’abord, il faut reconnaître la part de reconstruction théorique dans un tel exercice,
qui ne se présente pas sous la forme d’une démonstration rigoureuse dans les écrits de
Proclus. L’auteur du Commentaire sur le Timée ne cherche pas tant à montrer la continuité
de la procession intellective (ou celle des essences ou facultés qui sont au principe des
multiples formes prises par l’intellection), qu’à cerner l’acception de la noêsis qui lui
permettra d’analyser le syntagme noêsis meta logou au lemme 24a1-4 du Timée. Certes, la
203
thèse de la continuité dans la procession du réel, démontrée dans les Éléments de théologie
(prop. 28), sert à structurer l’ensemble de son système métaphysique, mais la déduction des
activités intellectives demanderait un exposé plus complet que celui que l’on retrouve dans
l’In Timaeum, qui ne fait que définir et brièvement qualifier chacune des acceptions de
l’intellection. Toutefois, le vocabulaire employé par Proclus lorsqu’il introduit ses
différentes acceptions pointe en direction d’une structure démonstrative, même si celle-ci
n’est pas explicitée et ne reçoit pas un traitement scientifique comparable à celui que nous
retrouvons dans les Éléments de théologie. Rappelons que, Proclus, en présentant les
multiples sens pris par le terme noêsis, veut littéralement traiter de la « procession
complète » de l’intellection372. Nous ne ferons ici qu’une esquisse de la démonstration qui
correspond à cette procession intellective, celle que nous permettent d’induire les six
acceptions de la noêsis dans le Commentaire de Proclus.
Pour la première partie de cette procession, celle qui concerne l’intellection des
réalités divines, c’est dans la Théologie platonicienne que nous trouvons la démonstration
la plus achevée et la plus continue, celle que l’on trouve aux livres III à VI, à partir d’un
exposé sur l’Intelligible, au livre III, où apparaît la première forme d’intellection selon
Proclus, jusqu’à l’intellection des intellects divins particuliers, au livre VI, à savoir
l’intellection des dieux hypercosmiques et hypercosmiques-encosmiques (les dieux
encosmiques étant absents de l’exposé de Proclus dans l’état actuel du traité transmis par la
tradition textuelle). Cette procession n’est pas incompatible avec celle que l’on peut
reconstituer à partir de quelques propositions des Éléments de théologie. La Théologie
platonicienne, selon notre interprétation, reprend les structures premières des Éléments de
théologie et vise à renforcer la continuité du système, par l’intégration et l’harmonisation
d’une multiplicité de discours sur le divin, orphiques, chaldaïques, mais avant tout
platoniciens.
La première forme d’intellection, celle de l’intelligible divin, se confond avec
l’Être, qui apparaît au principe des multiples structures triadiques de la métaphysique
372
A. J. Festugière ne semble pas avoir voulu donner un sens technique aux termes sullogisômetha et
proodous en traduisant καὶ τὰς ὅλας αὐτῆς συλλογισώμεθα προόδους par : « faisons le compte complet des
sens où il apparaît ». Nous hésitons à donner un sens technique à ces termes, mais la conception proclienne de
la démonstration, qui reflète scientifiquement la procession des êtres à partir des principes, nous y invite.
204
proclienne. Selon la triade Être-Vie-Pensée, cette intellection constitue la source de toutes
les autres formes de cognition relatives auxquelles peut être attribué le caractère de
l’intériorité. Ces formes de connaissance intellectives, de par l’intériorité de leur activité, ne
dépendent que d’elles-mêmes pour s’activer, ce qui disqualifie d’emblée l’opinion et la
sensation, les deux seules puissances cognitives de l’âme que Proclus refuse de compter au
nombre des acceptions de l’intellection. Aristote avait déjà fourni, dans son traité De l’âme,
un schème qui anticipait la triade proclienne en concevant l’âme selon une structure
analogue à celle que l’on retrouve chez Proclus dans la triade Être-Vie-Pensée, en
distinguant son essence, ses puissances et ses activités. C’est à partir de ses activités (ou
opérations), que les puissances (ou facultés) psychiques peuvent être connues, alors que
celles-ci contribuent à la définition de l’être (ou substance), à savoir l’âme, dont elles sont
les attributs. Dans la perspective du théologien (ou du dialecticien), ce schème triadique
s’applique à la connaissance des attributs et de la nature de l’âme parce qu’il dérive des
principes divins que sont l’Être, la Vie et la Pensée (que l’on retrouve également dans
différentes formes de discours théologiques [catégorique, symbolique, imagé et dialectique]
recueillis par Proclus, notamment dans la Théologie platonicienne). L’important est ici de
voir que ce schème triadique, qui trouve son analogue dans l’enquête du naturaliste, celle
d’Aristote dans le De anima, permet de structurer les premières acceptions de l’intellection
et trouve son fondement non seulement dans une perspective dialectique, mais également
du point de vue du naturaliste.
D’après le second élément de la triade divine, la Vie, Proclus conçoit l’intellection
qui lie l’Intellect à l’Intelligible. La Vie correspond à la Puissance, qui émane de l’être
qu’est l’intelligible, au principe d’une procession qui s’étendra jusqu’aux dernières
manifestations de la pensée divine. Proclus n’est pas explicite au sujet de cette forme
d’intellection qui, dans les Éléments de théologie, n’apparaît pas distincte de la noêsis
associée aux principes intelligibles, d’une part, et aux principes intellectifs, d’autre part,
alors qu’elle assure, dans le Commentaire sur le Timée et ailleurs dans le corpus proclien, la
continuité entre intelligible et l’intellectif. Les expressions qu’il emploie permettent
toutefois de concevoir clairement la nécessité de ce principe intermédiaire, qui, tel le
moyen terme d’un raisonnement syllogistique, rattache la conclusion à la prémisse,
l’activité à l’essence par l’intermédiaire de la puissance.
205
L’intellection intellective, le troisième moment de cette triade, correspond
proprement à la Pensée, qui émane de l’Être et se convertit vers lui par l’intermédiaire de la
Vie. La proposition 103 des Éléments de théologie a montré l’unité de cette triade, être –
vie – pensée, malgré la multiplicité des moments de sa procession, dont la Pensée divine est
le dernier moment. Cette intellection est également associée à l’Activité (energeia) pour
Proclus – elle est seulement activité écrit Proclus – en tant qu’elle procède de la Puissance,
d’une manière analogue aux activités cognitives des facultés de l’âme humaine, dont elle
est le principe. Elle apparaît ainsi au terme de la procession des intellections divines et
totales qui transcendent la connaissance humaine et auxquelles nos âmes particulières ne
peuvent participer qu’indirectement, par une série d’intermédiaires plus particuliers, de
natures noétique et psychique. Parmi ces intellects divins, il faut mentionner l’Intellect du
Démiurge, qui a ensemencé nos âmes, mais nous nous devons également de penser à la
multiplicité des intellects divins dont Proclus traite au livre VI de la Théologie
platonicienne.
Les intellects particuliers, qui en quelque sorte représentent le « fractionnement »
des intellects divins et totaux, apparaissent comme la cause transcendante qui permet à
l’homme d’actualiser en lui sa faculté d’intellection. Leur nature n’est pas explicitée par
Proclus, qui ne donne pas d’exemples d’intellects particuliers. On peut toutefois
comprendre que ces intellects, qui activent la plus haute potentialité de l’âme rationnelle,
font connaître les formes les plus universelles, celles que vise la dialectique, et qui se
manifestent à l’homme dans la multiplicité des objets saisis successivement par sa pensée,
puisque la nature de son âme est essentiellement discursive et ne peut saisir qu’un objet à la
fois. C’est l’intellection des intellects particuliers qui rend donc possible l’intellection
proprement humaine (la noêsis meta logou n’étant pas, à proprement parler, l’une des six
intellections énumérées par Proclus), qui rend possible la plus haute forme de cognition
accessible à l’homme, dans la mesure de ses propres forces, lorsque la plus haute
potentialité rationnelle de l’âme est activée.
L’intellection dianoétique, qui semble a priori se confondre avec la noêsis meta
logou, en raison du caractère discursif de leur activité, se distingue toutefois de la plus
haute forme de l’intellection humaine, qui lui est supérieure et dont elle est, selon les
206
principes platoniciens hérités de la République, l’image. Proclus reste fidèle aux
distinctions effectuées par Platon dans l’Analogie de la Ligne : pour lui, si la connaissance
dianoétique peut être qualifiée de scientifique, puisqu’elle donne le « pourquoi » des
choses, elle porte tout de même sur des formes intermédiaires, définies comme des objets
mathématiques, ou du moins, comme des objets pour lesquelles l’être mathématique nous
offre le meilleur paradigme. Ainsi, sa connaissance, bien que scientifique et, en ce sens,
formellement analogue à la noêsis meta logou, reste hypothétique et ne cherche pas à
connaître l’essence des choses, elle ne se tourne pas vers les Formes intelligibles que vise la
connaissance dialectique ou l’intellection accompagnée de raison, mais porte sur les images
de celles-ci.
La dernière forme d’intellection, l’imagination, ne peut être dite noêsis que par
l’intériorité de son activité. Si on ne peut lui attribuer le postulat de l’universalité qui
revient à la pensée dianoétique, et même celle de l’opinion (qui ne saurait être considérée
comme une forme d’intellection par Proclus en raison de son extériorité, par le fait qu’elle
dépend de la sensation, selon l’expression du Timée : doxa met’aisthêseôs) elle demeure
tout de même, pour des raisons philosophiques renforcées par l’exégèse du De anima
d’Aristote, une forme d’intellection, ou plus précisément, l’état le plus dégradé de
l’intellection première, celle qui s’identifie à l’intelligible divin. Elle conserve le caractère
intuitif de la noêsis qui fonde l’intellection accompagnée de raison, mais sans sa dimension
rationnelle, sans cette rationalité, ou cette discursivité, qui définit les facultés scientifiques
de l’âme construites autour du logos. Elle est en ce sens une émanation de la noêsis et
partage avec elle l’intériorité de l’acte de la connaissance, sans qu’on puisse lui attribuer le
caractère de l’universalité qui revient des intellections proprement rationnelles.
La procession intellective se conclut ainsi, du plus grand degré d’unité, dans
l’intelligble divin, à la dernière trace laissée par la lumière de l’intellection divine dans la
faculté imaginative de l’âme humaine. Par les outils conceptuels de sa philosophie,
notamment par ses triades, qui se chevauchent, se superposent, se multiplient, Proclus a
voulu rendre manifeste la continuité que l’on retrouve entre les différentes acceptions de la
noêsis.
207
3. Importance et postérité de la noétique proclienne
La doctrine proclienne de l’intellection se présente dans l’histoire des idées comme
un des grands efforts de systématisation des formes de la connaissance humaine et des
principes divins à la source de tout savoir humain. En accordant aux Dialogues de Platon
une forme d’autorité textuelle afin de structurer sa doctrine, Proclus a su intégrer les thèses
de la gnoséologie antique, notamment celles de la pensée aristotélicienne – définies dans la
perspective du naturaliste – pour enrichir la doctrine platonicienne de l’âme, à laquelle
Aristote reprochait, peut-être pas sans raison, de s’être trop éloignée des faits naturels, dans
l’abstraction du discours dialectique, qualifié de « vide », de « creux », par le plus illustre
disciple de l’Académie.
L’exégèse antique du Timée, dont le Commentaire de Proclus présente le
témoignage le plus complet conservé par la tradition textuelle, fut l’occasion de riches
débats philosophiques au sujet de la nature de l’intellection, comme l’illustrent les noms
des prédécesseurs, notamment platoniciens, dont les thèses sont discutées au fil de
l’exégèse proclienne. Les noms de Plotin, de Porphyre, mais également d’Amélius,
apparaissent parmi d’autres sous la plume du commentateur érudit qu’est Proclus; chacun
d’entre eux a contribué à l’enrichissement conceptuel d’un dialogue au contenu physique et
théologique déjà extrêmement dense. Ammonius, l’élève direct de Proclus, reprendra les
thèses de son maître – dont certaines étaient sans doute déjà des doctrines transmises depuis
des siècles dans une longue tradition scolaire et académique, pour commenter les œuvres
d’Aristote. Boèce, sans que nous ne puissions défendre un jugement catégorique sur son
rapport à l’œuvre proclienne, s’inspirera à son tour des thèses que l’on retrouve dans le
Commentaire de Proclus sur le Timée pour opérer une distinction entre différents modes de
connaissance en fonction des sujets connaissants, une doctrine que la Consolation de
Philosophie léguera au Moyen Âge.
Nous nous arrêtons ici, sans mentionner les héritiers immédiats de Proclus, les
derniers philosophes et commentateurs néoplatoniciens de l’Antiquité tardive, qui auront
bien sûr pris en compte sa doctrine de l’intellection, pour fournir un cadre théorique à leurs
commentaires d’œuvres classiques de Platon et d’Aristote, ou pour définir une noétique
208
plus précise en fonction de difficultés qui n’auraient pas trouvé leurs pleines solutions dans
les écrits de Proclus.
Par cette étude, nous avons voulu montrer l’importance et la cohérence de la
contribution proclienne à l’établissement d’une noétique qui se veut scientifique, à savoir
qui se présente comme un discours rationnel répondant au principe de continuité dans la
procession du réel.
209
ANNEXE I : DIALECTIQUE ET INSPIRATION DIVINE
DANS LE PHÈDRE DE PLATON
1. Les fondements de la dialectique dans le Phèdre : une approche
interprétative
Pour Platon, le philosophe doit-il l’acquisition de sa science (epistêmê), de la seule
véritable science, celle qui porte l’Être373, qu’à ses seuls efforts en vue de parfaire sa
raison ? Ne reconnaît-il pas, au contraire, que l’âme humaine est incapable d’atteindre, par
ses propres forces, une telle forme de connaissance, et qu’elle doit se tourner vers une cause
qui la transcende, vers le divin, pour fonder sa connaissance de l’Être ? Nous pourrions
ainsi formuler la question des fondements de la science selon Platon, dont la réflexion sur
les conditions de possibilité du savoir dialectique conjugue des considérations
épistémologiques, psychologiques et théologiques. Ce questionnement complexe apparaît
dans le Phèdre, dialogue qui souligne les limites de la raison et s’interroge sur les rapports
entre la connaissance humaine et l’inspiration divine, cette folie (mania) bénéfique qui,
sous différentes formes, est offerte aux hommes par les dieux.
Le Phèdre nous enseigne que tout discours qui se veut utile et beau doit être
composé en fonction du destinataire à persuader ou, encore mieux, à éduquer374. Dans ce
dialogue, Platon fournit à son lecteur les moyens pour interpréter son œuvre, les principes
herméneutiques permettant d’accéder aux idées essentielles d’une pensée qui s’exprime
dans la forme du dialogue littéraire. Une lecture attentive du Phèdre nous fait comprendre
que les formes variées de discours déployées par Platon dans ses dialogues se comprennent
en fonction des types d’interlocuteurs qui y sont représentés, de leurs types d’âmes, parmi
lesquels le lecteur trouve celui, ou ceux, auxquels sa « personnalité » s’apparente. Ainsi, le
discours de Socrate dans le Phèdre, ou plutôt ses discours, car ils sont multiples et variés375,
373
Pour cette étude, nous nous baserons sur les passages du corpus platonicien (dont le mythe du Phèdre) qui
font de la connaissance de l’Être véritable (immuable, toujours identique à soi, éternel, etc.) l’objet de la
dialectique, autrement dit, la science véritable.
374
Nous proposons ici les lignes directrices de notre interprétation des dialogues de Platon à partir des propos
de Socrate sur la rhétorique et l’écrit dans la deuxième partie du Phèdre.
375
Pour une division des parties du Phèdre, et donc des différents types de discours qui se rattachent à
chacune de ces parties, voir H. Yunis, Phaedrus, Cambridge, Cambridge University Press, 2011, p. 250-251.
Comme dans bon nombre de dialogues platoniciens, les deux grands types de discours qui se succèdent sont
211
sont adaptés à l’âme de Phèdre, son interlocuteur, qui elle aussi est multiple et variée376,
afin d’y susciter un désir de conversion vers la philosophie.
C’est à partir de leur représentation dans les dialogues qu’il nous est possible de
cerner le caractère de chacun des personnages que Platon met en scène. Les données
biographiques fournies par des sources extérieures au corpus platonicien ne contribuent
qu’accessoirement à notre compréhension du discours psychagogique377 de Platon, bien
qu’elles nous permettent, lorsqu’elles sont suffisantes, d’apprécier la vraisemblance du
tableau dramatique dépeint. C’est surtout à partir de la dynamique des échanges mis en
scène dans chaque dialogue qu’on peut arriver à définir le type de personnalité, dirionsnous aujourd’hui, le type d’âme, dirait Platon, à laquelle on a affaire, et donc au discours
qui lui est adapté. Toute entreprise visant à harmoniser les éléments doctrinaux exposés
dans différents dialogues doit tenir compte de la souplesse d’une pensée qui varie sans
cesse ses discours afin de les adapter aux multiplicités des configurations de l’âme
humaine.
Par ces réflexions sur l’art d’interpréter les dialogues platoniciens à partir des lignes
directrices laissées par Platon lui-même dans le Phèdre, nous avons voulu exposer l’un des
principaux obstacles que nous aurons à surmonter dans notre traitement du rapport entre la
dialectique et l’inspiration divine dans le Phèdre, soit celui de la mise en contexte des idées
introduites et défendues par Socrate. Est-ce que Platon croit vraiment que l’enthousiasme
est au principe de la pensée philosophique, de l’exercice dialectique, du travail discursif
effectué par divisions et rassemblements ? D’après son traitement de l’inspiration divine
dans l’Ion, où il expose l’ignorance des poètes inspirés, et dans le Ménon, où il assimile le
prétendu savoir des hommes politiques aux intuitions des devins, d’aucuns s’attendraient à
le discours mythique, sous la forme d’une narration continue, et le discours dialectique, qui est un dialogue
entre les interlocuteurs, dans ce cas-ci Socrate et Phèdre.
376
Chaque âme est à la fois une et multiple pour Platon. Mais cette multiplicité, qui s’explique d’abord par les
multiples facultés que chaque âme humaine possède essentiellement, se comprend ensuite en fonction du type
d’âmes, dans une hiérarchie à neuf degrés allant du philosophe au tyran, auquel chacune de ces âmes
appartient et qui est déterminé d’après la qualité de sa contemplation de l’intelligible avant sa chute dans le
corps, selon le mythe du Phèdre. Platon ne rationalise pas cette composante du mythe dans la seconde partie
du Phèdre, mais en reprend le schème pour définir les grandes lignes d’une rhétorique qui se fonde sur la
connaissance de l’âme.
377
Littéralement : « qui guide l’âme ». C’est ainsi que Platon conçoit la rhétorique philosophique dans le
Phèdre, comme une puissance capable de guider l’âme vers la connaissance et le Bien ou, autrement dit, vers
la vie philosophique.
212
ce que cette forme de connaissance – si elle en est véritablement une – reçoive un
traitement similaire dans le Phèdre, qu’elle y soit condamnée ou, du moins, qu’elle y soit
jugée déficiente par rapport au véritable savoir philosophique. Pourtant, Socrate, qui y
prend un ton catégorique et inspiré auquel le corpus platonicien n’offre aucun parallèle, y
avoue ne pas détenir de savoir technique et que seules les divinités de l’endroit, les Muses
et les Nymphes, lui soufflent ses discours. Est-ce que Socrate ironise du début à la fin du
dialogue en se jouant de la crédulité d’un Phèdre trop superstitieux, attaché à une
conception inspirée et poétique du savoir ? Peut-on douter de la piété dont le maître de
Platon semble honnêtement témoigner envers les divinités évoquées tout au long du
dialogue ? À notre avis, aucun indice probant ne permet de remettre en cause la sincérité de
Socrate lorsqu’il honore et invoque les dieux associés à la campagne athénienne, sur les
rives de l’Ilissos, du moins, aucun élément interne au dialogue ne nous contraint à réduire
l’inspiration divine à une métaphore vide de sens, à un artifice servant à mieux convertir un
Phèdre trop superstitieux, et le lecteur qui se reconnaîtra en lui, à la vie philosophique.
Malgré la part de jeu dans les discours du Phèdre, ce que Socrate est le premier à
reconnaître, la question de l’inspiration divine doit à notre avis être prise au sérieux. Nous
chercherons donc à la définir dans son rapport à l’activité dialectique dont Platon définit les
principes dans ce dialogue.
Pour amener Phèdre à se détourner d’une fausse rhétorique, celle de Lysias 378, afin
de le convertir à la vraie rhétorique, celle que veut fonder Platon, Socrate montre que l’art
de persuader doit se baser sur une connaissance réelle des êtres et se structurer à partir de
ces activités essentielles de la pensée que sont le rassemblement et la division. Nous
montrerons que l’inspiration divine est conçue par Platon comme la « condition de
possibilité » du discours vrai, qu’elle accompagne une pensée qui rassemble et divise les
Formes, ou les Idées.
Seul un commentaire suivi du Phèdre, où chacun des passages où la notion
d’inspiration divine serait mise en contexte, permettrait de confirmer notre thèse et de
378
Ou celle d’Isocrate ? Ce rival de Platon est mentionné à la fin du dialogue (278e), sans doute pour montrer
que le réel adversaire de Platon n’est pas tant Lysias, contemporain du Socrate mis en scène dans le dialogue,
qu’Isocrate, dont la manière de concevoir l’éducation entrait en conflit avec la sienne. À travers le personnage
de Phèdre, et celui de Lysias (257b), ce sont sans doute Isocrate et ses disciples que Platon cherchait à
convertir à la philosophie.
213
rejeter toute interprétation visant à réduire la notion d’inspiration à une simple figure de
style, introduite de manière ironique par le Socrate de Platon pour mieux charmer son
interlocuteur. Comme ce projet outrepasse le cadre de la présente étude, nous nous
limiterons à défendre, par l’exégèse des passages que nous jugeons les plus pertinents, la
cohérence d’une interprétation voulant que la pratique de la dialectique dépende d’une
inspiration venant des dieux, ou en des termes plus épistémologiques, d’une intuition de
l’Être, d’une vision synoptique des Formes à rassembler et à diviser. Pour défendre cette
lecture, nous traiterons d’abord des deux opérations philosophiques exposées dans le
Phèdre, soit le rassemblement et la division, et attribuerons une portée universelle à cette
conception de la dialectique, bien qu’elle soit développée dans le contexte particulier d’une
discussion au sujet des fondements de la rhétorique. Par l’analyse des discussions relatives
à l’inspiration divine dans l’Ion et dans le Ménon, où elle est presque assimilée à une forme
d’ignorance, puis dans le Phèdre, où elle est réhabilitée à titre de principe de la
connaissance, nous montrerons que les discussions aporétiques visant à définir la science
(epistêmê) trouvent leur réponse dans le mythe de l’attelage ailé, où s’harmonisent
l’intuition de l’Être et les procédés discursifs de la dialectique, le rassemblement et la
division, et dans la figure du Socrate poète et de devin, esquissée dans le Phédon.
2. Les principes de la dialectique platonicienne
Dans un premier temps, nous chercherons à montrer que le Phèdre offre un
enseignement clair et cohérent au sujet de la dialectique et que les principes
méthodologiques qui y sont énoncés, bien qu’ils soient appliqués à un art particulier, la
rhétorique, conservent une portée universelle. Pour ce faire, nous commenterons la section
265c-266d de ce dialogue, où sont définis les procédés dialectiques du rassemblement et de
la division, afin de les comparer aux principes épistémologiques enseignés dans la
République. Nous analyserons ensuite un second extrait du Phèdre, 270c-271b, où Platon
récapitule la marche à suivre dans l’application de la méthode dialectique. Nous
poursuivrons notre enquête en nous interrogeant sur l’universalité ou la particularité de la
méthode dialectique exposée dans le Phèdre en la comparant à la dialectique, telle que
214
présentée par Platon dans la République. Enfin, nous montrerons que Platon met réellement
en pratique, dans la première partie du Phèdre, les procédés qu’il expose dans la seconde.
2.1 Rassemblement et division (Phèdre, 265c-266d)
Le Phèdre semble être le premier dialogue, selon un ordre chronologique qui le juge
antérieur à des œuvres comme le Sophiste et Politique, où Platon définit les procédés de la
dialectique, le rassemblement et la division. Il faut toutefois attendre la seconde moitié du
dialogue pour rencontrer ces définitions, la première présentant une succession de discours
sur l’amour.
Rappelons la délicate mise en scène de Platon, qui n’est pas sans importance sur les
thèses philosophiques introduites dans le dialogue. Hors des murs d’Athènes, Socrate
rencontre Phèdre, qui porte avec lui un écrit. À la demande de Socrate, Phèdre se met à lire
le texte qu’il a en main : son auteur, le rhéteur Lysias, cherche à nous persuader qu’il est
préférable d’accorder ses faveurs à celui qui n’aime pas plutôt qu’à celui qui aime. Inspiré
par la passion de Phèdre pour ce discours, Socrate en reprend la thèse, selon laquelle la
passion amoureuse entraînerait des conséquences néfastes pour l’être aimé, mais,
contrairement à Lysias, en prenant soin de définir d’entrée de jeu ce qu’est l’amour.
Honteux d’avoir prononcé un discours rendant Érôs, un dieu, responsable de maux pour
l’homme, Socrate s’empresse de composer une palinodie, un chant de rétractation, où il fait
cette fois un éloge de l’amour. À cette occasion, il nous rapporte le fameux mythe de
l’attelage ailé : il décrit ainsi, par une image, la nature de l’âme et de ses puissances. Ce
n’est qu’après avoir conclu ce long récit que Socrate énonce, au fil de son dialogue avec
Phèdre, les principes méthodologiques qui ont structuré ses deux discours.
Avant de commenter le célèbre passage où Platon définit les procédés de
rassemblement et de division, voici ce qu’en dit Monique Dixsaut, dans Métamorphoses de
la dialectique dans les dialogues de Platon :
Refuser de voir dans les deux discours de Socrate l’application de la méthode
qu’il énonce me semble être l’indice de la lecture réellement perverse que ce
texte semble susciter : on commence par le prendre pour ce qu’il n’est pas,
c’est-à-dire l’énoncé d’une méthode universelle. On décide ensuite que Socrate
définit deux procédés, rassemblement et division, que tout examen dialectique,
215
ou en tout cas que tout exposé de la méthode dialectique, ne pourra que
reprendre et appliquer. Moyennant quoi on est nécessairement amené à récuser
le fait que les discours précédents aient appliqué une telle méthode, puisque
celle-ci n’existe que dans l’esprit des commentateurs379.
Pour l’essentiel, ce que Dixsaut reproche aux commentateurs modernes du Phèdre, c’est de
ne pas avoir saisi que rassemblement et division sont des termes équivoques dans le corpus
platonicien, et parfois à l’intérieur d’un même dialogue. Dixsaut soutient que l’on a mal
compris en quoi consistent le rassemblement et la division dans le Phèdre : plusieurs
commentateurs auraient interprété l’application qu’on y fait de ces procédés à partir de ce
que Platon en dit dans des dialogues comme le Sophiste, où serait exposé un autre procédé,
celui de la division dichotomique, qui n’est jamais vraiment pratiqué dans le Phèdre. On
aurait ainsi voulu abstraire des dialogues de vieillesse une méthode, qui n’existerait que
dans l’esprit des commentateurs, pour ensuite s’étonner que Platon ne l’ait pas appliquée
dans le Phèdre, dans les deux discours qu’il met dans la bouche de Socrate. Nous ne
pouvons que partager la critique de Dixsaut à l’égard de ceux qui confondent la division
telle que pratiquée dans le Sophiste avec celle dont traite le Phèdre. Cependant, nous nous
refusons à condamner a priori toute tentative d’universalisation des procédés de la méthode
dialectique exposés dans le Phèdre, bien que nous reconnaissions avec Dixsaut que
plusieurs éléments méthodologiques sont propres à la rhétorique philosophique que veut y
fonder Platon. L’exégèse que nous proposons des lignes 270c-271b visera à justifier cette
position.
L’erreur commise au sujet du rassemblement et de la division dans le Phèdre consiste
à extraire ces deux procédés du contexte dans lequel ils sont définis et employés. Rien ne
nous empêche de comparer leurs définitions, en 265c-266d, avec ce que Platon dit de la
méthode dialectique dans d’autres dialogues; cependant, il convient d’abord de saisir
comment les principes méthodologiques énoncés dans ce passage s’appliquent
concrètement au sujet traité par le Phèdre, à savoir la rhétorique. Socrate définit d’abord ce
qu’il entend par rassemblement :
– Pour moi, c’est évident, tout le reste en fait n’a été qu’un jeu; mais dans ce
qu’un heureux hasard nous a fait dire, il y a deux procédés dont il ne serait pas
379
M. Dixsaut, Métamorphoses de la dialectique dans les dialogues de Platon, Paris, Vrin, p. 111.
216
sans intérêt de pouvoir étudier, techniquement, la fonction. – Lesquels ? – Tout
d’abord, saisir d’une seule vue, et ramener à une forme unique, les notions
éparses de tous côtés, afin de rendre clair en le définissant chaque point sur
lequel on veut faire porter l’instruction. Ainsi, tout à l’heure, à propos de
l’amour, la définition que nous avons donnée fut bonne ou mauvaise : en tout
cas elle a permis à notre discours d’atteindre à la clarté et à l’accord avec soimême380.
La discursivité philosophique a pour fondement une vue synoptique des différentes Formes
qu’il faut relier à l’Idée que l’on cherche à définir. Le lecteur familier avec des dialogues
comme le Parménide saura que cette vision d’ensemble ne peut être atteinte qu’au terme
d’un long entraînement, exigeant de faire et de refaire rassemblements et divisions381. Ces
exercices, dont la visée ultime est de permettre à celui qui les pratique d’acquérir une
compréhension claire et complète de son objet, ont souvent pour effet plus immédiat de
purifier l’âme, de lui faire prendre conscience de son ignorance. Le vieux Parménide
enseigne au jeune Socrate que la vérité ne pourra être atteinte qu’au prix des longs et
pénibles exercices logiques, par l’émission d’hypothèses provisoires, desquelles on déduira
des conclusions qui, à nouveau, amèneront à redéfinir de nouvelles hypothèses, et ainsi de
suite, jusqu’au moment où l’âme, purifiée de ses erreurs et disposée à saisir en toute clarté
les Formes et leurs liens de participation, effectuera des rassemblements justes et produira
une définition adéquate à son objet. C’est alors que le dialecticien pourra diviser, c’est-àdire distinguer les différentes Formes qui dépendent de celle qu’il aura définie :
– Et le second procédé, quel est-il, Socrate ? – Il consiste, en retour, à pouvoir
détailler par espèces suivant les articulations naturelles, en tâchant de ne briser
aucune partie comme le ferait un mauvais découpeur de viande. C’est ainsi que
nous avons procédé tout à l’heure : nos deux discours ont ramené le trouble de
l’esprit à l’unité d’une forme commune382.
380
Platon, Phèdre, 265c-d (trad. Cl. Moreschini et P. Vicaire) : « Ἐμοὶ μὲν φαίνεται τὰ μὲν ἄλλα τῷ ὄντι
παιδιᾷ πεπαῖσθαι· τούτων δέ τινων ἐκ τύχης ῥηθέντων δυοῖν εἰδοῖν, εἰ αὐτοῖν τὴν δύναμιν τέχνῃ λαβεῖν
δύναιτό τις, οὐκ ἄχαρι. Τίνων δή; Εἰς μίαν τε ἰδέαν συνορῶντα ἄγειν τὰ πολλαχῇ διεσπαρμένα, ἵνα ἕκαστον
ὁριζόμενος δῆλον ποιῇ περὶ οὗ ἂν ἀεὶ διδάσκειν ἐθέλῃ. ὥσπερ τὰ νυνδὴ περὶ Ἔρωτος – ὃ ἔστιν ὁρισθέν – εἴτ’
εὖ εἴτε κακῶς ἐλέχθη, τὸ γοῦν σαφὲς καὶ τὸ αὐτὸ αὑτῷ ὁμολογούμενον διὰ ταῦτα ἔσχεν εἰπεῖν ὁ λόγος. »
381
Nous reprenons, en les paraphrasant, les éléments méthodologiques exposés dans la première partie du
Parménide, plus particulièrement tirés de la section 135a-136e.
382
Platon, Phèdre, 265d-266a (trad. Cl. Moreschini et P. Vicaire) : « Τὸ δ’ ἕτερον δὴ εἶδος τί λέγεις, ὦ
Σώκρατες; Τὸ πάλιν κατ’ εἴδη δύνασθαι διατέμνειν κατ’ ἄρθρα ᾗ πέφυκεν, καὶ μὴ ἐπιχειρεῖν καταγνύναι
μέρος μηδέν, κακοῦ μαγείρου τρόπῳ χρώμενον· ἀλλ’ ὥσπερ ἄρτι τὼ λόγω τὸ μὲν ἄφρον τῆς διανοίας ἕν τι
κοινῇ εἶδος ἐλαβέτην. »
217
Après avoir saisi l’Idée et les Formes qui en participent, le dialecticien sera en mesure de
diviser les différentes espèces qui composent le genre en question. Ainsi, dans sa Palinodie,
après avoir exposé la nature de l’âme en général, Socrate y distingue les différentes classes
d’âmes sous lesquelles se rangent les âmes particulières.
Le passage en question n’expose donc pas les principes d’une dialectique en quête
de savoir, il n’y est pas question de cet art maïeutique pratiqué dans ces dialogues où
aucune définition positive n’est produite. Dans ces entretiens, les interlocuteurs de Socrate,
et peut-être Socrate lui-même, ne prétendent nullement posséder cette disposition
permettant la saisie des Formes, alors que dans le Phèdre, Socrate, grâce à une inspiration
divine – et en raison d’une existence consacrée au développement de ses facultés
dialectiques, motivé par les conseils fictifs ou réels du vieux Parménide –, expose de
manière catégorique sa connaissance des Formes, dont celle de l’âme, par un mythe que
structure une suite de rassemblements et de divisions.
2.2 L’Analogie de la Ligne dans la République
L’Analogie de la Ligne peut nous permettre de mieux saisir ce qui caractérise la
dialectique pratiquée par Socrate dans le Phèdre, par opposition à une dialectique que l’on
pourrait qualifier d’heuristique, de maïeutique ou de zététique, à savoir celle pratiquée par
une âme en quête de la connaissance. Nous nous rapportons au passage concernant la
section supérieure de la ligne, qui représente la réalité intelligible :
Et maintenant, comprends-moi bien quand je parle de l’autre section de
l’intelligible, celle qu’atteint le raisonnement lui-même par la force du
dialogue; il a recours à la construction d’hypothèses sans les considérer comme
des principes, mais pour ce qu’elles sont, des hypothèses, c’est-à-dire des points
d’appui et des tremplins pour s’élancer jusqu’à ce qui est anhypothétique,
jusqu’au principe du tout383.
Dans ce passage, est-il implicitement question de rassemblements ou de divisions ? Si l’on
compare ce qui y est énoncé avec l’application que peut en faire Platon dans des dialogues
comme le Parménide et le Théétète, il semble que oui. La dialectique, contrairement aux
383
Platon, République, 511b (trad. G. Leroux) : « Τὸ τοίνυν ἕτερον μάνθανε τμῆμα τοῦ νοητοῦ λέγοντά με
τοῦτο οὗ αὐτὸς ὁ λόγος ἅπτεται τῇ τοῦ διαλέγεσθαι δυνάμει, τὰς ὑποθέσεις ποιούμενος οὐκ ἀρχὰς ἀλλὰ τῷ
ὄντι ὑποθέσεις, οἷον ἐπιβάσεις τε καὶ ὁρμάς, ἵνα μέχρι τοῦ ἀνυποθέτου ἐπὶ τὴν τοῦ παντὸς ἀρχὴν ἰών. »
218
sciences, comme la géométrie, qui lui sont inférieures, considère que ses hypothèses ne
sont que des hypothèses, des principes provisoires qui doivent être remis en question afin
de progresser dans la compréhension de la nature de l’objet à saisir. Mais qu’est-ce au juste
qu’une hypothèse pour un dialecticien ? C’est minimalement l’attribution d’un prédicat à
un sujet, par exemple « l’un est384 », qui est l’une des neuf hypothèses du Parménide, ou
« la science est une opinion droite385 », qui est l’une de celles émises par Théétète dans le
dialogue éponyme.
Au cœur du mythe du Phèdre, Platon interrompt son discours sur la destinée des
âmes pour une thèse épistémologique qu’explicitera la tradition platonico-aristotélicienne,
en commençant par Aristote386 :
Il faut en effet que l’homme saisisse le langage des Idées, lequel part d’une
multiplicité de sensations et trouve l’unité dans l’acte de raisonnement. Or, il
s’agit là d’une réminiscence des réalités jadis vues par notre âme, quand elle
suivait le voyage du dieu, et que dédaignant ce que nous appelons à présent des
êtres réels, elle levait la tête pour contempler l’être véritable387.
Le problème qui s’est posé aux commentateurs de cette formule laconique touche à la
nature de ce qui est rassemblé : la réminiscence est-elle le simple rassemblement de
sensations éparses en une notion mentale, la structuration de ces notions, acquises par
expérience, au moyen du raisonnement, ou la totalité de ce processus, qui à partir des
sensations parvient à l’unité du savoir scientifique par l’exercice de la dialectique ? Nous
penchons vers cette dernière possibilité. Peut-on trouver dans ce passage un écho des
propos de la République concernant la remontée vers l’intelligible à partir d’hypothèses.
Sans doute, si nous voyons dans le raisonnement (logismos) mentionné un équivalent de la
dialectique ascendante. Ce qui semble commun aux deux dialogues, c’est le rôle joué par le
384
Platon, Parménide. 137c sqq.
Platon, Théétète, 187a sqq.
386
On peut voir au chapitre II, 19 des Seconds Analytiques, dans un contexte qui est autre, une description
analogue d’un processus cognitif qui part de la multiplicité des sensations pour trouver l’unité intuitive au
fondement de la science. Cf. P. C. Biondi, op. cit., pour une analyse détaillée de ce chapitre.
387
Platon, Phèdre, 249b-c (trad. Cl. Moreschini et P. Vicaire) : « δεῖ γὰρ ἄνθρωπον συνιέναι κατ’ εἶδος
λεγόμενον, ἐκ πολλῶν ἰὸν αἰσθήσεων εἰς ἓν λογισμῷ συναιρούμενον· τοῦτο δ’ ἐστὶν ἀνάμνησις ἐκείνων ἅ
ποτ’ εἶδεν ἡμῶν ἡ ψυχὴ συμπορευθεῖσα θεῷ καὶ ὑπεριδοῦσα ἃ νῦν εἶναί φαμεν, καὶ ἀνακύψασα εἰς τὸ ὂν
ὄντως. »
385
219
logos, ou logismos388, dans la recherche de l’unité, selon les propos du Phèdre, ou dans la
remontée vers l’anhypothétique, d’après l’exposé de la République. Certes, le
rassemblement que vise à effectuer le dialecticien est un rassemblement de Formes autour
de l’Idée qu’il cherche à saisir et à définir, mais rien ne l’empêche de se servir de ses
sensations (aisthêsis), et des expériences qu’elles lui procurent, afin de constituer une
hypothèse, un premier rassemblement qui servira de tremplin à la pensée pour s’élever vers
l’anhypothétique. L’hypothèse préliminaire peut ainsi se constituer à partir des expériences
fournies par nos sensations, à partir de nos conjectures sur ce qu’est une chose, par
exemple, l’âme conçue comme une harmonie, qui est l’une des hypothèses du Phédon389.
Cependant, le véritable rassemblement, celui qu’on pourrait qualifier de scientifique, est
celui qu’effectue le dialecticien lorsqu’il accède enfin à une vue synoptique des Formes,
lorsqu’il atteint l’anhypothétique, dans la mesure du possible pour l’homme.
Aux lignes suivantes de la République, Platon nous introduit à la méthode qu’exerce
le dialecticien après s’être élevé jusqu’à l’anhypothétique :
Quand il l’atteint, il s’attache à suivre les conséquences qui découlent de ce
principe et il redescend ainsi jusqu’à la conclusion, sans avoir recours d’aucune
manière à quelque chose de sensible, mais uniquement à ces formes en soi, qui
existent par elles-mêmes et pour elles-mêmes, et sa recherche s’achève sur ces
formes390.
Dans la descente, ou dans la déduction des Formes à partir de l’Idée visée, Platon nous
enseigne que le dialecticien ne doit plus avoir recours au sensible. Cette précision indique
qu’au contraire, dans la remontée vers l’anhypothétique, l’homme peut et doit se servir du
sensible, des sensations, qui selon le Phèdre, peuvent mener, grâce à l’activité de la pensée
discursive, à la réminiscence des Idées (249b-c). Le sensible n’est donc pas complètement
disqualifié du point de vue épistémologique, mais il faut reconnaître qu’il est relégué au
second plan et que le raisonnement doit en corriger les imprécisions afin de permettre à
l’âme de s’élever vers l’intelligible.
388
Ces deux termes semblent signifier la pensée raisonnante. Nous n’attribuons donc pas un sens technique à
logismos qui se distinguerait de logos.
389
Platon, Phédon, 85e.
390
Platon, République, 511b-c (trad. G. Leroux) : « ἁψάμενος αὐτῆς, πάλιν αὖ ἐχόμενος τῶν ἐκείνης
ἐχομένων, οὕτως ἐπὶ τελευτὴν καταβαίνῃ, αἰσθητῷ παντάπασιν οὐδενὶ προσχρώμενος, ἀλλ’ εἴδεσιν αὐτοῖς δι’
αὐτῶν εἰς αὐτά, καὶ τελευτᾷ εἰς εἴδη. »
220
C’est donc ce second passage qui définirait le plus clairement la dialectique que
pratique Socrate dans le Phèdre. Possédé par les dieux, Socrate détient un savoir ou, du
moins, possède cette vue synoptique que cherche à acquérir l’apprenti dialecticien, cette
saisie, d’un seul coup, d’une Idée et de son « réseau logique ». Le Phèdre, contrairement à
la plupart des dialogues socratiques, pratique une dialectique « descendante » qui, à partir
d’une intuition des principes, expose la nature et les puissances de l’âme. Les deux discours
de Socrate sur l’amour ne sont donc pas des exercices de rassemblement et de division en
vue de produire la réminiscence, bien qu’ils présupposent ces procédés comme conditions
d’accès à la connaissance de l’Être. L’inspiration divine dont jouit Socrate, celle que Platon
réserve à l’amant du Beau véritable, nous apparaît comme la fin du patient travail mené par
le philosophe en empruntant « la longue et tortueuse route » de la formation dialectique, sur
laquelle les rassemblements et les divisions visent à activer une faculté dialectique qui n’est
que potentiellement présente en tout homme.
Bref, ce qui a été défini dans le Phèdre, ce sont le rassemblement et la division
relatifs à la rhétorique philosophique, ce sont les procédés que doit suivre le pédagogue, ou
le psychagogue (celui qui guide les âmes), afin de rendre son discours persuasif et éducatif.
Le Phèdre n’expose donc pas les principes d’une dialectique heuristique, d’une méthode
permettant de développer la vue synoptique de la structure intelligible. Cet exposé n’en
conserve pas moins une portée universelle, car il décrit la méthode qu’emploie le
dialecticien pour discourir sur les êtres, ce qui constitue en soi la fin et le critère de
l’éducation philosophique.
2.3 Puissance et participation dans le Phèdre (270c-271b)
Dans un article consacré à la dialectique dans le Phèdre, Maria Isabel Santa Cruz
propose une comparaison entre ce dialogue et le Sophiste :
Il n’y a pas pleine coïncidence entre le Phèdre et le Sophiste sur la manière de
caractériser la dialectique : tandis que dans le Sophiste (253a-254a) il y a une
description complexe de la dialectique comme un savoir discerner les
combinaisons licites entre formes, dans le Phèdre il est seulement dit qu’il
221
convient de donner le nom de dialecticien à celui qui possède la capacité de
saisir l’unité et la multiplicité naturelles391.
Alors que Santa Cruz juge que le Phèdre n’offre aucun enseignement explicite sur la nature
des relations entre les Formes, ce dialogue nous apparaît au contraire comme l’un des plus
clairs à ce sujet. En 270c-271b, après une digression où sont énumérées les parties
traditionnelles du discours rhétorique, Platon revient sur les principes de sa méthode
dialectique afin de les appliquer à l’art de la persuasion. Après avoir évoqué l’autorité
d’Hippocrate, qui aurait appliqué les procédés de la dialectique à sa propre discipline, la
médecine, Platon défend l’universalité de sa méthode en prétendant refonder la rhétorique
sur ses principes. Alors qu’en 265c, il exposait pour une première fois, et sans grande
précision il faut le noter, les procédés dialectiques du rassemblement et de la division, cette
fois, il énonce les conditions de leur exercice, à savoir la saisie des relations entre les
Formes. Certes, l’exemple canonique de la participation entre les Formes est tirée du
Sophiste, où l’Étranger d’Élée sauve le discours vrai en montrant la possibilité d’une
communication entre genres suprêmes que sont l’Être, le Repos, le Mouvement, le Même et
l’Autre (251e sqq.). Mais cette doctrine de la participation est déjà traitée par le Phèdre,
alors qu’il est question des relations entre les discours et les âmes, ce qui constitue, il faut le
reconnaître, un exemple beaucoup plus concret pour un Grec de l’époque classique que la
communication entre les genres abstraits du Sophiste.
Dans le chapitre qu’elle consacre à la dialectique dans le Phèdre, Monique Dixsaut
n’offre aucune analyse de la section 270c-271b, alors que Socrate y récapitule, on ne peut
plus clairement, les principes de la méthode sur lesquels se fonde la rhétorique
philosophique. Pourquoi si peu d’attention à ce passage qui semble pourtant définir les
fondements d’une dialectique traitée dans des dialogues plus tardifs comme le Sophiste ?
L’exégèse du passage en question en fournira sans doute la réponse.
Par l’application de sa méthode, telle que présentée en 270c-271b, le philosophe
cherche à se faire une idée adéquate de la nature de son objet. Comme nous l’avons montré,
cela ne se fait qu’au terme d’un long processus heuristique de divisions et de
391
M. I. Santa Cruz, « Division et dialectique dans le Phèdre », dans Understanding the Phaedrus.
Proceedings of the II Symposium Platonicum, Sankt Augustine, Academia Verlag, 1992, p. 253.
222
rassemblements, ce que présuppose l’enseignement de Socrate. Quelques lignes plus bas,
Platon écrit « qu’il faut d’abord commencer par décrire l’âme avec toute l’exactitude
possible, et par faire voir si, de sa nature, elle est une et homogène ou si, comme la forme
corporelle, elle est complexe. C’est cela que nous appelons montrer la nature d’une chose. »
(271a). La première étape consiste à montrer si sa nature est simple ou multiple. La suite
nous informe sur la seconde étape de la procédure : « En second lieu, il décrira ce qui
permet naturellement à l’objet de produire une action, et quelle action; de subir passivement
une action, et sous l’effet de quel agent » (271a). La dialectique doit remonter aux causes
de l’agir et du pâtir, c’est-à-dire aux puissances de l’agent et du patient, dont la rencontre
constitue un événement, un fait qui s’avère le point de départ de la réminiscence. Mais
comment peut-on connaître la puissance d’une nature telle que l’âme, comment arrive-t-on
à acquérir une connaissance à propos de ce qu’on ne peut se représenter ? Platon est
conscient de cette difficulté, puisqu’il la soulève dans la République :
Dans une puissance en effet, je ne vois quant à moi aucune couleur, ni aucune
forme, ni rien de ce genre, comme on en trouve dans plusieurs autres choses.
Tout cela, je le considère de manière à distinguer pour moi-même certaines
choses et dire que les unes sont différentes des autres. Dans une puissance, par
contre, je considère seulement ceci : sur quoi elle porte et ce qu’elle effectue392.
Quant à l’application de la méthode dialectique dans le Phèdre, on peut dire que ce sur quoi
porte la « puissance active » du discours est l’âme, « puissance passive » qui reçoit ce
discours afin que se produise la persuasion. Le discours est l’agent de la persuasion, l’âme
en est le patient.
C’est sans doute la troisième étape de la méthode qui se rapproche le plus de ce qui
est présenté dans le Sophiste, à savoir la théorie de la participation entre les genres :
En troisième lieu, il classera les espèces de discours et d’âmes, et leurs divers
états, et il fera la revue des relations causales; il établira un lien de chaque genre
à chaque genre, et enseignera par quelle cause, dans le cas d’une âme de quelle
392
Platon, République, 477c-e (trad. G. Leroux, légèrement modifiée) : « δυνάμεως γὰρ ἐγὼ οὔτε τινὰ χρόαν
ὁρῶ οὔτε σχῆμα οὔτε τι τῶν τοιούτων οἷον καὶ ἄλλων πολλῶν, πρὸς ἃ ἀποβλέπων ἔνια διορίζομαι παρ’
ἐμαυτῷ τὰ μὲν ἄλλα εἶναι, τὰ δὲ ἄλλα· δυνάμεως δ’ εἰς ἐκεῖνο μόνον βλέπω ἐφ’ ᾧ τε ἔστι καὶ ὃ
ἀπεργάζεται.. »
223
nature, il est nécessaire que telle âme soit persuadée, et que telle autre ne le soit
pas393.
La cause (aitia) est la puissance d’une Forme, c’est elle qui est responsable des affections
(pathêmata) de la nature qui en participe, ou qui communique avec elle. Dans le monde du
devenir, ou les relations sont à l’image de la communication entre les réalités intelligibles,
les affections (pathê) résultent des actions (erga) qu’une puissance peut exercer sur une
autre. Le dialecticien-pédagogue du Phèdre, mais aussi le philosophe-roi de la République,
qui possède la capacité de saisir les relations entre les Formes intelligibles, sera aussi
capable de reconnaître leurs copies sensibles afin de pouvoir guider les âmes dans le monde
du devenir.
L’importance accordée au concept de puissance là où, dans le Sophiste, Platon
présente sa méthode dialectique à son plus haut degré d’abstraction, apporte un éclairage
supplémentaire sur la dialectique du Phèdre, plus précisément, sur ce qu’en dit Platon en
270c-271b. Platon y récapitule les procédés de sa méthode, il met ainsi en application la
règle rhétorique voulant que l’orateur, ou le pédagogue, reprenne succinctement chacun des
éléments de son discours (une règle qu’a d’ailleurs suivie Socrate dans ses deux discours
sur l’amour). Ainsi, dans sa totalité, le Phèdre se veut l’application de cette rhétorique
philosophique qui, par tous les moyens pertinents (la démonstration, le mythe, le dialogue,
la récapitulation…), cherche à rendre clairs les principes de la méthode dialectique, ainsi
que la nature des objets sur lesquels elle s’exerce, à savoir l’âme et les discours.
2.4 Application de la méthode dialectique dans le Phèdre
À la lumière de cet exposé portant sur les principes de la méthode dialectique,
méthode qui sert davantage à l’exposition qu’à la recherche, que peut-on répondre aux
commentateurs qui soutiennent que Platon omettrait d’appliquer à ses propres dialogues les
procédés dialectiques qu’il y enseigne ? En gardant à l’esprit que la dialectique rhétorique,
ou psychagogique, correspond à la dialectique descendante de la République, qui
présuppose que le dialecticien possède une vue synoptique de la structure intelligible, de
393
Platon, Phèdre, 271b (trad. Cl. Moreschini et P. Vicaire) : « Τρίτον δὲ δὴ διαταξάμενος τὰ λόγων τε καὶ
ψυχῆς γένη καὶ τὰ τούτων παθήματα δίεισι πάσας αἰτίας, προσαρμόττων ἕκαστον ἑκάστῳ καὶ διδάσκων οἵα
οὖσα ὑφ’ οἵων λόγων δι’ ἣν αἰτίαν ἐξ ἀνάγκης ἡ μὲν πείθεται, ἡ δὲ ἀπειθεῖ. »
224
ses Formes et des relations qui se tissent entre elles, la relecture des deux discours de
Socrate sur l’amour nous force à admettre que Platon applique concrètement les procédés
de sa méthode.
Pour corriger Lysias, qui n’a jamais défini l’objet de son discours, à savoir l’amour,
Socrate propose d’établir, d’un commun accord avec son interlocuteur, « ce qu’est l’amour,
et quelle est sa puissance » (237c). Comme l’a enseigné Platon dans la République, on ne
connaît une puissance qu’en considérant « ce sur quoi elle porte et ce qu’elle effectue »
(477d). Dans son premier discours, malgré l’impiété dont il se rend coupable envers Érôs,
Socrate procède en bon dialecticien, puisqu’il propose d’emblée une définition de son
objet, l’amour; ainsi, par une vue synoptique, il a rassemblé des Formes éparses qu’il a
ramenées à l’unité de l’Idée à définir. Si la connaissance de la nature d’un objet passe par
celle de ses puissances, comme l’enseigne Socrate dans la seconde partie du dialogue, un
discours sur l’amour devrait prendre en considération la nature de l’âme, puisque c’est sur
elle qu’il exerce sa puissance. C’est ce que le premier discours de Socrate ne fait
qu’imparfaitement : certes il montre les conséquences néfastes de l’amour, tant au niveau
psychologique, que physique et matériel, mais il omet d’exposer la nature de ce à quoi
l’amour est relatif, à savoir l’âme humaine.
Le second discours remédie aux manques du premier en exposant, par une
démonstration et un mythe, la nature et les puissances de l’âme. Après avoir défini l’amour
comme un délire divin, Socrate illustre par un récit mythique la nature de l’âme, en
considérant ses états (pathê) et ses actes (erga), conformément aux principes qui seront
énoncés en 270c-271b.
Les discours de Socrate mettent en pratique l’art de la division, qui contrairement à
ce que Platon enseigne dans le Sophiste, n’a pas à procéder systématiquement de manière
dichotomique, mais doit impérativement suivre les articulations naturelles des Formes
intelligibles. Ainsi, Socrate divise la folie divine en quatre espèces – la folie divinatoire, la
folie initiatique, la folie poétique et la folie amoureuse –, et les âmes en neuf classes, celles
des philosophes, celle des rois jusqu’à celle des tyrans. La division dichotomique a certes
sa fonction dans la pensée platonicienne, mais celle-ci est heuristique, elle est un mode de
225
recherche et non d’exposition : son rôle consiste à fournir des notions éparses au
dialecticien afin qu’il puisse par la suite procéder à leur rassemblement.
À la lumière de ces analyses, peut-on affirmer que le Phèdre s’avère un dialogue de
référence au sujet des procédés dialectiques ? En partie, puisqu’il offre un enseignement
explicite sur la méthode d’exposition du savoir philosophique. Contrairement au Théétète,
où Socrate et son interlocuteur cheminent ensemble vers l’anhypothétique en se servant
d’hypothèses comme de tremplins vers l’intelligible (pour paraphraser l’Analogie de la
Ligne dans la République), la dialectique du Phèdre, du moins celle dont Socrate prétend
appliquer les principes dans ses deux discours, se fonde sur une connaissance prétendument
réelle des relations entre les Formes et s’enseigne par les procédés discursifs du
rassemblement et de la division. Nous croyons avoir montré que Platon offre un exposé
cohérent au sujet de la dialectique et qu’il applique de manière conséquente les principes de
cette méthode dans le Phèdre. Il reste maintenant à montrer que la science dialectique ne
s’oppose pas à l’inspiration divine, mais qu’elle en dépend en tant qu’elle en est le
déploiement discursif.
3. La science et l’inspiration divine selon Platon
Bien que le Phèdre en offre le traitement le plus détaillé dans l’œuvre de Platon, la
notion d’inspiration divine apparaît également dans des dialogues qui lui sont antérieurs et
postérieurs. On la retrouve, sous différentes expressions (part divine, enthousiasme, folie,
don…) de manière récurrente dans le corpus platonicien. À défaut d’effectuer une étude
exhaustive des passages où Platon traite de l’inspiration divine, nous nous limiterons à deux
dialogues, jugés antérieurs au Phèdre, où Platon discute explicitement de cette idée : l’Ion
et le Ménon. Nous reprendrons ensuite quelques idées présentées dans la section précédente
au sujet du rapport entre la méthode dialectique et l’inspiration divine et conclurons cette
étude en analysant la figure du Socrate inspiré présentée dans le Phédon.
226
3.1 La critique de l’inspiration divine dans l’Ion et dans le Ménon
L’Ion est un court dialogue mettant en scène Socrate et Ion d’Éphèse, un rhapsode
qui se consacre à la narration et à l’exégèse des œuvres d’Homère. Dans la suite des propos
tenus par le Socrate de l’Apologie (22a-b), Platon y montre que les poètes ne possèdent
aucune science. Non seulement ils ne peuvent prétendre à cette connaissance universelle
que, selon une certaine tradition, des poètes comme Homère et Hésiode auraient transmise
dans leurs œuvres – en ce qui concerne notamment un savoir-faire politique et militaire –,
ils ne peuvent même pas se targuer de posséder un art poétique. Selon Platon, seule
l’inspiration des dieux, par l’intermédiaire de celle des poètes – selon l’analogie de la pierre
d’Héraclée qui transmet sa puissance magnétique à une série d’anneaux métalliques
(533d-e) –, permet au rhapsode d’interpréter et de réciter correctement la poésie des
Anciens :
Le poète en effet est chose légère, chose ailée, chose sainte, et il n’est pas
encore capable de créer jusqu’à ce qu’il soit devenu l’homme qu’habite un
Dieu, qu’il ait perdu la tête, que son propre esprit ne soit plus en lui ! Tant que
cela au contraire sera sa possession, aucun être humain ne sera capable ni de
créer ni de vaticiner. Ainsi donc, en tant que ce n’est pas par un effet de l’art
qu’ils disent tant et de si belles choses sur les sujets dont ils parlent (ainsi que tu
le fais, toi, sur Homère), mais par l’effet d’une grâce divine, chacun d’eux n’est
capable d’une belle création que dans la voie sur laquelle l’a poussé la Muse394.
Deux points sont à noter dans cet extrait en rapport avec les propos tenus par Socrate dans
le Phèdre. Premièrement, le poète pris par le délire divin a perdu la tête, il n’est plus maître
de lui-même. Deuxièmement, l’homme inspiré des dieux ne possède aucun art, ce n’est
qu’en tant qu’il est possédé par les dieux qu’il est capable de créer, s’il est poète, ou de
prophétiser, s’il est devin. Si le premier point est repris tel quel dans le Phèdre, Socrate y
soulignant que l’homme affecté par la folie divine n’est plus dans son état mental habituel,
qu’il devient insensé, le second est modifié, du moins en ce qui concerne la figure du
philosophe. Certes, Socrate prétend ne pas posséder l’art qu’est la rhétorique, mais ce n’est
que pour faire valoir sa possession d’un art qui lui est supérieure, la dialectique. Celle-ci
394
Platon, Ion, 534b-c (trad. L. Robin) : « κοῦφον γὰρ χρῆμα ποιητής ἐστιν καὶ πτηνὸν καὶ ἱερόν, καὶ οὐ
πρότερον οἷός τε ποιεῖν πρὶν ἂν ἔνθεός τε γένηται καὶ ἔκφρων καὶ ὁ νοῦς μηκέτι ἐν αὐτῷ ἐνῇ· ἕως δ’ ἂν τουτὶ
ἔχῃ τὸ κτῆμα, ἀδύνατος πᾶς ποιεῖν ἄνθρωπός ἐστιν καὶ χρησμῳδεῖν. ἅτε οὖν οὐ τέχνῃ ποιοῦντες καὶ πολλὰ
λέγοντες καὶ καλὰ περὶ τῶν πραγμάτων, ὥσπερ σὺ περὶ Ὁμήρου, ἀλλὰ θείᾳ μοίρᾳ, τοῦτο μόνον οἷός τε
ἕκαστος ποιεῖν καλῶς ἐφ’ ὃ ἡ Μοῦσα αὐτὸν ὥρμησεν. »
227
n’est pas un art au sens commun du terme, elle n’est pas un ensemble de connaissances
techniques extérieures à l’âme humaine, mais une disposition, que Socrate assimile à une
grâce divine, qui permet d’opérer des rassemblements et des divisions à partir des Formes
et à travers elles. La dialectique est science, car elle peut justifier ses opinions et peut
s’enseigner.
La critique des hommes politiques dans le Ménon s’effectue dans un contexte
semblable. Dans un dialogue qui allie la recherche de la vertu à celle de la science, Platon
conclut que les hommes politiques, par leur incapacité à transmettre leur savoir, sont privés
de science, ou de vertu, et que leurs accomplissements ne peuvent être dus qu’à une forme
d’inspiration divine :
Ce n’est donc pas grâce au savoir qu’ils possèdent, ce n’est pas non plus parce
qu’ils étaient savants que pareils hommes ont été les guides de leurs cités – je
parle des Thémistocle et autres, que celui-là, Anytos, a mentionnés tout à
l’heure. L’absence d’un tel savoir est aussi la raison pour laquelle ils ne sont
pas capables de rendre d’autres hommes pareils à eux-mêmes. En effet, ce
qu’ils sont, ils ne le doivent pas à une connaissance395.
Dans le contexte de la discussion, Socrate montre que les hommes politiques ne sont pas
ces maîtres de vertu que l’on recherche, la preuve en étant qu’ils sont incapables de
transmettre leur prétendu savoir. La suite de l’entretien les assimilera à ces autres hommes
« divins », mais ignorants, que sont les poètes et les devins :
N’aurait-on pas raison d’appeler divins tous ceux dont nous venons de parler,
prophètes, devins et poètes. Et des hommes politiques, nous dirons qu’ils ne
sont pas moins que ceux-là des hommes divins, nous dirons qu’un dieu les
habite, et que lorsqu’ils prononcent bien des choses d’importance et en
accomplissent autant, mais sans savoir de quoi ils parlent, ils sont inspirés et
possédés par le dieu396.
Est-ce que Platon veut réellement signifier que l’inspiration divine est la cause des
accomplissements que l’on reconnaît aux hommes politiques, ou ne fait-il que se moquer
395
Platon, Ménon, 99b (trad. M. Canto-Sperber) : « Οὐκ ἄρα σοφίᾳ τινὶ οὐδὲ σοφοὶ ὄντες οἱ τοιοῦτοι ἄνδρες
ἡγοῦντο ταῖς πόλεσιν, οἱ ἀμφὶ Θεμιστοκλέα τε καὶ οὓς ἄρτι Ἄνυτος ὅδε ἔλεγεν· διὸ δὴ καὶ οὐχ οἷοί τε ἄλλους
ποιεῖν τοιούτους οἷοι αὐτοί εἰσι, ἅτε οὐ δι’ ἐπιστήμην ὄντες τοιοῦτοι. »
396
Ibid., 99c-d (trad. M. Canto-Sperber) : « Ὀρθῶς ἄρ’ ἂν καλοῖμεν θείους τε οὓς νυνδὴ ἐλέγομεν
χρησμῳδοὺς καὶ μάντεις καὶ τοὺς ποιητικοὺς ἅπαντας· καὶ τοὺς πολιτικοὺς οὐχ ἥκιστα τούτων φαῖμεν ἂν
θείους τε εἶναι καὶ ἐνθουσιάζειν, ἐπίπνους ὄντας καὶ κατεχομένους ἐκ τοῦ θεοῦ, ὅταν κατορθῶσι λέγοντες
πολλὰ καὶ μεγάλα πράγματα, μηδὲν εἰδότες ὧν λέγουσιν. »
228
d’eux en les rabaissant au rang des prophètes, devins et poètes et en les qualifiant
ironiquement de « divins » ? Comme dans l’Ion, Platon ne semble pas faire de l’inspiration
divine une notion vide, elle est certes une forme d’ignorance, mais relative à la réelle
connaissance qu’apporte la philosophie. Platon reconnaît que les hommes politiques, tout
comme les devins et les poètes, sont parfois en mesure d’accomplir de grandes choses et
sont à l’origine de bienfaits pour l’humanité. Il lui faut alors attribuer une cause aux effets
dont ils sont à l’origine, cause que Platon ramène, faute de mieux, à une inspiration divine.
Certes, Platon ne prend pas le temps de définir la nature de cette inspiration. Peut-être la
concevait-il comme une vague intuition ne pouvant se justifier par le discours, le logos,
mais possédant tout de même un certain rapport avec la vérité.
3.2 L’inspiration divine dans le Phèdre
Le traitement positif de l’inspiration divine dans le Phèdre pointe-t-il en direction
d’un développement dans la pensée de Platon, d’une modification de l’opinion tenue à
l’égard de l’inspiration divine dans des dialogues comme l’Ion et le Ménon ? Nous devons
à notre avis relativiser le caractère apparemment négatif de la critique de l’inspiration dans
ces dialogues. Certes, Platon cherche à y montrer que le philosophe possède une
connaissance supérieure à celle du poète ou de l’homme politique, mais il se garde de
refuser au dialecticien l’accès à la grâce divine.
Notre but n’est pas ici de commenter chacun des extraits où Socrate fait l’éloge de la
folie, où il remercie les dieux du don qui lui ont offert, à savoir cette capacité à définir, à
rassembler et diviser ses idées afin de produire un discours clair, persuasif et éducatif. Des
expressions relatives à l’inspiration divine apparaissent au fil du dialogue, mais Platon
n’offre jamais de définition claire de celle-ci. D’ailleurs, aucune définition de l’inspiration
divine n’avait été proposée dans l’Ion ou dans le Ménon, où cette notion était introduite
pour caractériser une forme de connaissance dont on sait qu’elle est privée de science.
Certes, Platon nous informe quant à son origine, les dieux, et à ses effets, les
accomplissements des hommes inspirés, qu’ils soient poètes ou politiques, mais il ne la
définit jamais en elle-même. Le pouvait-il ? Lui était-il possible de définir ce qui dans le
Phèdre apparaît comme la source de la pensée discursive avec les outils mêmes du logos ?
229
Peut-être, mais pour le paraphraser, cela aurait exigé un long discours, presque divin,
demandant beaucoup de temps et d’efforts397. C’est sans doute pourquoi il se sert du mythe
comme véhicule pour décrire l’expérience vécue par la philosophie alors qu’il est pris par la
folie divine. C’est au cœur du mythe de l’attelage ailé que Platon nous offre, dans les
limites du possible pour l’homme, une description de la contemplation de l’Être, dont il fait
le principe de la connaissance dialectique :
Cet espace qui s’étend au-delà du ciel n’a jamais encore été chanté par aucun
poète d’ici-bas, et ne sera jamais chanté, d’une manière digne de lui. Or, voici
ce qui en est – car on doit oser dire le vrai, surtout quand on parle sur la vérité.
L’essence qui n’a point de couleur ni de forme, et qu’on ne saurait toucher,
l’essence qui est réellement, que seul est capable de voir le pilote de l’âme –
l’intelligence, celle enfin qui est l’objet de la véritable science, occupe ce lieulà398.
Cette section du mythe, que nous avons déjà analysé dans une perspective
néoplatonicienne, peut être interprétée de plusieurs façons. Est-il question ici de la vision
« béatifique » réservée à l’âme une fois séparée du corps, après la mort ? Est-ce que cette
connaissance est déjà accessible pour une âme incarnée capable de sublimer son amour
pour le porter vers les objets en soi les plus désirables, soit le Beau, le Bon, le Vrai, la
Justice, etc. ? Plusieurs interprétations concurrentes du mythe semblent possibles. En ce qui
concerne notre lecture du dialogue, que nous subordonnons à la question de l’inspiration
divine, ce mythe semble nous enseigner que le philosophe peut et doit s’assimiler au divin
pour jouir, pour un moment, alors qu’il est inspiré, de cette connaissance de l’Être, qu’il
aura par ailleurs préparée et cultivée par la dialectique. À défaut de pouvoir constamment
contempler les Formes dans cette vie présente, le philosophe peut bénéficier
momentanément de cette connaissance synoptique des êtres dont les dieux jouissent
perpétuellement.
397
Nous paraphrasons le Phèdre, 246a.
Platon, Phèdre, 247c-d (trad. Cl. Moreschini et P. Vicaire) : « Τὸν δὲ ὑπερουράνιον τόπον οὔτε τις ὕμνησέ
πω τῶν τῇδε ποιητὴς οὔτε ποτὲ ὑμνήσει κατ’ ἀξίαν. ἔχει δὲ ὧδε – τολμητέον γὰρ οὖν τό γε ἀληθὲς εἰπεῖν,
ἄλλως τε καὶ περὶ ἀληθείας λέγοντα – ἡ γὰρ ἀχρώματός τε καὶ ἀσχημάτιστος καὶ ἀναφὴς οὐσία ὄντως οὖσα,
ψυχῆς κυβερνήτῃ μόνῳ θεατὴ νῷ, περὶ ἣν τὸ τῆς ἀληθοῦς ἐπιστήμης γένος, τοῦτον ἔχει τὸν τόπον. »
398
230
3.3 La figure du Socrate inspiré : le Phédon
Les commentateurs modernes s’entendent pour faire du Phédon un dialogue
contemporain du Phèdre. Il n’est donc pas étonnant d’y retrouver la figure d’un Socrate
inspiré, non seulement philosophe, mais aussi poète et devin. Avec le Phèdre, ce dialogue
contribue à la réhabilitation de l’inspiration divine, que l’Ion et le Ménon présentaient
comme un pis-aller à la science, et qui maintenant est associée à la dialectique. Dans un
contexte tout à fait différent – dans le Phédon, Socrate est emprisonné dans l’attente de son
exécution, alors que dans le Phèdre, il se promène librement, inspiré par les lieux
bucoliques de la campagne athénienne –, le thème de l’inspiration divine réapparaît et les
figures du poète et du devin sont encore une fois attribuées à Socrate. À quelques heures de
sa mort, Socrate justifie ainsi sa vocation philosophique :
Voici ce qu’il en était : souvent tout au long de ma vie, le même rêve m’a
visité; ce que je voyais dans mon rêve pouvait varier d’une fois à l’autre, mais
ce qu’il disait, c’était toujours la même chose : « Socrate, disait-il, fais une
œuvre d’art, travaille ». Et moi, du moins dans le passé, je croyais comprendre
ce que je faisais, c’était ce à quoi le rêve m’incitait et qu’il m’encourageait à
poursuivre comme lorsqu’on acclame les coureurs le long de la piste; ainsi, le
rêve m’encourageait à continuer exactement ce que j’étais en train de faire, une
œuvre d’art. Car, dans mon esprit, la philosophie était l’œuvre d’art la plus
haute, et c’était elle que je pratiquais399.
Le Phédon confirme, ou anticipe, cette conception unificatrice des différentes espèces de la
folie divine que l’on retrouve dans le Phèdre et que théoriseront par la suite les
commentateurs néoplatoniciens. S’il y a vraiment un développement dans la pensée de
Platon au sujet de l’inspiration divine, il se manifeste par l’unification des différentes
formes de folie sous l’égide de la philosophie. Cette idée n’entre pas en contradiction avec
les propos critiques de l’Ion et du Ménon, mais nous ne pouvons affirmer qu’elle soit déjà
présente dans ces dialogues, même potentiellement, à notre avis. En affirmant que la
philosophie est la seule réelle musique, Platon ne laisse plus aucune place aux disciplines
qui lui sont concurrentes au titre de savoir véritable : les poètes qui ne sont pas philosophes
399
Platon, Phédon, 60e-61a (trad. M. Dixsaut) : « πολλάκις μοι φοιτῶν τὸ αὐτὸ ἐνύπνιον ἐν τῷ παρελθόντι
βίῳ, ἄλλοτ’ ἐν ἄλλῃ ὄψει φαινόμενον, τὰ αὐτὰ δὲ λέγον, “Ὦ Σώκρατες,” ἔφη, “μουσικὴν ποίει καὶ ἐργάζου.”
καὶ ἐγὼ ἔν γε τῷ πρόσθεν χρόνῳ ὅπερ ἔπραττον τοῦτο ὑπελάμβανον αὐτό μοι παρακελεύεσθαί τε καὶ
ἐπικελεύειν, ὥσπερ οἱ τοῖς θέουσι διακελευόμενοι, καὶ ἐμοὶ οὕτω τὸ ἐνύπνιον ὅπερ ἔπραττον τοῦτο
ἐπικελεύειν, μουσικὴν ποιεῖν, ὡς φιλοσοφίας μὲν οὔσης μεγίστης μουσικῆς, ἐμοῦ δὲ τοῦτο πράττοντος. »
231
sont relégués au rang de vulgaires imitateurs, loin dans la hiérarchie des âmes définie
catégoriquement dans le mythe du Phèdre. Celle-ci est non seulement la reine dans le
domaine du discours, après avoir détrôné la rhétorique de ses contemporains, elle devient la
plus haute forme d’art inspiré. Le philosophe n’a donc rien à envier aux poètes, aux devins
et aux hommes politiques, car il bénéficie non seulement de la grâce des dieux, mais il
possède en propre la seule véritable forme de savoir que l’homme puisse posséder sur
l’Être, celle qui peut se justifier et s’enseigner.
4. Remarques conclusives : inspiration divine et interprétation
néoplatonicienne
Bien qu’il révèle l’incohérence de la prétention au savoir des poètes et des hommes
politiques dans l’Apologie de Socrate, l’Ion et le Ménon, Platon, en présentant Socrate
comme un homme inspiré, dans le Phèdre et le Phédon, n’invalide pas en soi la source
divine du savoir dialectique. La question de l’inspiration divine est posée dans différents
contextes dans les dialogues de Platon : tout jugement quant à sa nature et à ses effets doit
tenir compte de l’adaptabilité de la pensée platonicienne aux problèmes qu’il se pose. Sans
pour autant faire l’hypothèse d’un développement de la réflexion platonicienne au sujet de
l’inspiration divine, on peut noter que c’est à partir du Phèdre que celle-ci semble
revalorisée sur le plan philosophique, davantage par le mythe et le discours imagé, il faut le
reconnaître, que par une démonstration destinée aux « esprits forts400. » L’apparente
opposition entre la science et l’inspiration divine dans des dialogues antérieurs au Phèdre
semble dissipée par les propos de Socrate, qui montre que la dialectique et ses procédés, le
rassemblement et la division, dépendent d’une inspiration divine, encore à définir, au
principe et à la fin du savoir dialectique.
La notion d’inspiration divine, que l’on peut mettre au fondement de la science
véritable, de la connaissance de l’Être, sera « démythologisée » par les commentateurs
400
La seconde partie du dialogue, qui succède à la Palinodie de Socrate, se centre sur la question des
fondements dialectiques de la rhétorique et sur le statut de l’écrit. Platon n’y offre aucun exposé théorique
satisfaisant sur les rapports entre la raison dialectique et l’inspiration divine.
232
néoplatoniciens401, qui chercheront à la comprendre par la dialectique, par une division
adéquate des principes métaphysiques, par leur définition, leur démonstration et leur
analyse. La doctrine de l’intellection dans la philosophie de Proclus représente l’un de ces
efforts spéculatifs pour expliquer la relation de la pensée humaine à ce qui la dépasse, ce
que les Grecs appelaient le divin. Va-t-elle à l’encontre des principes qui guident la
réflexion platonicienne au sujet de l’inspiration divine et de la dialectique dans le Phèdre ?
Dénature-t-elle la pensée de Platon au sujet des limites de la pensée humaine et des rapports
entre la raison qui possède les hommes et la folie qui leur vient des dieux ? Nous espérons
que notre étude sur la noétique proclienne et ses réflexions sur les fondements de la science
dans le Phèdre ont pu montrer les éléments de continuité dans la tradition platonicienne, de
Platon à ses derniers commentateurs, qui ont vu dans ce dialogue, les points de départ pour
l’élaboration d’une doctrine qui, tout en donnant le rôle directeur et régulateur au savoir
dialectique, sait s’ouvrir à différents modes de connaissance du divin.
401
En fait, sa « vêture » mythologique sera doublée, voire triplée, au livre IV de la Théologie platonicienne
par Proclus, dans sa tentative d’harmonisation des doctrines de Platon avec les traditions orphique et
chaldaïque. Cette superposition de discours mythologiques à la doctrine du Phèdre, qui est déjà présentée
dans un discours imagé, fait peut-être écran, comme laisse entendre C. Steel dans un contexte semblable (« Le
Parménide est –il le fondement de la Théologie platonicienne ? », dans Proclus et la Théologie platonicienne,
Actes du colloque international de Louvain [13-16 mai 1998], p. 373-397), au travail dialectique que mène
Proclus, pour qui cette science est le principe structurant de la diversité des discours théologiques.
233
ANNEXE II : LA CRITIQUE ARISTOTÉLICIENNE DE LA
GÉNÉRATION DES IDÉES-NOMBRES ET SA RÉPONSE
NÉOPLATONICIENNE
1. La question de l’enseignement oral de Platon et les agrapha dogmata
Depuis la parution au début du siècle dernier de La théorie platonicienne des Idées
et des Nombres d’après Aristote par Léon Robin, les spécialistes de l’aristotélisme et du
platonisme ont cherché à préciser la nature et l’origine des doctrines visées par les critiques
d’Aristote aux livres M et N de la Métaphysique. Ces deux livres, auxquels s’ajoute une
série de passages tirés des livres A et Λ, nous offrent le plus important témoignage au sujet
des thèses ontologiques et mathématiques qui ont pu être défendues par Platon et ses
successeurs au sein de l’Académie. L’ouvrage de Robin participa à l’essor d’un des
principaux champs de recherche du
XXe
siècle en histoire de la philosophie ancienne :
l’enquête sur l’existence et la nature de doctrines non écrites (agrapha dogmata),
irréductibles aux thèses discutées dans les Dialogues402, que le fondateur de l’Académie
aurait communiquées oralement à ses disciples, notamment dans ses leçons Sur le Bien403.
Dans la perspective de nos recherches sur les fondements platonicien et aristotélicien de la
noétique proclienne, c’est aussi la question du sujet et de l’objet de la pensée que mettent
en jeu ces doctrines, puisque les Idées et les Nombres, réinterprétés à partir des schèmes
théoriques néoplatoniciens, demeurent les conditions de possibilité de la connaissance pour
Proclus et son maître, Syrianus.
La Métaphysique d’Aristote demeure notre principal témoignage sur l’existence
d’une doctrine platonicienne des principes premiers. Étant donné la complexité et la densité
de l’argumentation développée aux livres M et N, que les commentateurs récents ont
contribué à clarifier404, nous nous limiterons ici à un aspect de la critique aristotélicienne.
Nous chercherons à comprendre, pour ensuite porter sur elles un jugement critique, les
402
Nous ne nous pencherons pas ici sur le cas du Timée, qui est l’une des cibles principales des critiques
qu’Aristote formule ailleurs, notamment dans la partie doxographique du traité De l’âme, à l’égard des
doctrines platoniciennes.
403
M.-D. Richard, L’enseignement oral de Platon, Paris, Les Éditions du Cerf, 1986, p. 70-80.
404
Soulignons entre autres la contribution de J. Annas, Aristotle’s Metaphysics, Oxford, Clarendon Press,
1976.
235
principales raisons invoquées par Aristote pour réfuter la doctrine de la génération des
Idées-Nombres à partir de l’Un et de la Dyade indéfinie du Grand et du Petit. Notre travail
consistera principalement à expliciter l’argumentation d’Aristote en rappelant les postulats,
souvent implicites, sur lesquels elle se fonde. Alors que Robin a voulu circonscrire son
enquête aux seuls propos aristotéliciens, nous prendrons aussi en considération certains
passages du corpus platonicien qui, parmi d’autres, nous semblent pertinents afin de mieux
cerner l’objet des critiques aristotéliciennes.
Dans un premier temps, nous commenterons les quelques extraits de la
Métaphysique où la paternité de la doctrine des Idées-Nombres est attribuée à Platon. Nous
préciserons alors s’il y a lieu de distinguer les Nombres des Idées et discuterons de leur
mode de génération. Dans un deuxième temps, nous présenterons les principales raisons
pour lesquelles, selon Aristote, la génération des Idées-Nombres est absurde (atopos). Nous
aborderons ce qui constitue, à notre avis, les quatre principaux thèmes de cette critique :
l’association du Bien et du Mal aux principes, la relation entre les contraires, les principes
conçus comme éléments et le concept de participation. C’est à ce dernier problème que sera
consacré le plus long développement. Nous approfondirons la critique aristotélicienne de la
participation et ses non-dits, non pas de la participation des choses sensibles aux Idées, dont
Robin a très bien défini les enjeux dans la première partie de son ouvrage405, mais d’une
participation qui serait à l’origine des Idées-Nombres. Dans un troisième temps, nous
confronterons le témoignage d’Aristote sur la doctrine des Idées-Nombres aux dialogues de
Platon. Nous identifierons les passages qui nous laissent croire que Platon fait allusion à
une telle doctrine. Nous pourrons ainsi juger si ces dialogues contiennent des arguments,
des concepts ou des thèses permettant de contrer la critique formulée en Métaphysique.
Dans un quatrième et dernier temps, nous traiterons de la réception de ces critiques dans la
tradition néoplatonicienne. En lien avec les thèses gnoséologiques analysées dans notre
étude sur la doctrine de l’intellection dans la tradition platonico-aristotélicienne, notamment
au sujet de l’imagination, de la pensée discursive et de l’intellection, nous définirons les
principes de la réfutation de cette critique chez Syrianus, puis chez Proclus. Nous
montrerons ainsi que la gnoséologie néoplatonicienne cherche à désamorcer les attaques
405
L. Robin, La théorie platonicienne des Idées et des Nombres d’après Aristote, Paris, F. Alcan, 1908, p. 73120.
236
contre ce que le néoplatonisme considère au fondement même de la pensée platonicienne,
soit la théorie des Idées et sa version pythagorisante, notamment exposée dans le Timée : la
théorie des Nombres.
2. La doctrine des Idées-Nombres d’après Aristote
2.1 Les Idées et les Nombres
Dans son célèbre ouvrage, L. Robin a précisé la signification des concepts d’Idée et
de Nombre. La principale difficulté de ce travail de définition était due à la multiplicité des
doctrines au sein de l’Académie – celles de Platon, de Speusippe et de Xénocrate – au sujet
des Idées, et surtout des Nombres. Comme ailleurs dans son corpus, Aristote reste souvent
allusif quant à l’origine des doctrines dont il fait l’objet de ses critiques. Alors que la thèse
en question peut nous sembler proprement platonicienne, Aristote peut se référer à
Speusippe ou à Xénocrate tout autant qu’à Platon.
Dans l’ensemble, Aristote laisse entendre que Platon identifie les Idées aux
Nombres : « En effet, ceux qui admettent l’existence des Idées, disent que les Idées sont
nombres, et les nombres sont, pour eux, tantôt infinis, tantôt limités à la Décade406. ». Il
précise que Platon se distingue en cela de ses successeurs Speusippe et Xénocrate en
séparant les Nombres idéaux des nombres mathématiques, ces derniers étant désignés par le
l’expression ta metaxu (les intermédiaires) : « Certains philosophes [Platon]407 prétendent
ainsi qu’il y a deux espèces de nombres : les nombres dans lesquels il y a de l’antérieur et
du postérieur, ce sont les Nombres idéaux, et le nombre mathématique, en dehors des Idées
et des choses sensibles, ces deux sortes de nombres étant d’ailleurs également séparés du
sensible408. » Aristote garde-t-il une certaine réserve concernant cette distinction entre
Nombres et Idées ? « Mais si les Idées ne sont pas des Nombres, il n’est absolument pas
possible qu’elles existent, car de quels principes viendraient les Idées ? Le Nombre, en
effet, procède de l’Un et de la Dyade indéfinie, et ces principes des Idées sont aussi appelés
406
Aristote, Métaphysique, Λ, 8, 1073a18. La Décade est le nombre parfait des pythagoriciens: « Par
exemple, comme la Décade semble être un nombre parfait et embrasser toute la nature des nombres, ils disent
que les Corps célestes en mouvement sont au nombre de dix » (A, 5, 986a8).
407
Nous avons indiqué le nom des philosophes dont parle implicitement Aristote en suivant les indications de
Tricot dans sa traduction de la Métaphysique.
408
Aristote, Métaphysique, M, 6, 1080b11-14.
237
éléments du nombre, mais alors il n’y a aucune raison de placer les Idées avant ou après les
Nombres409. » Ce passage n’invalide donc en rien l’identification des Nombres aux Idées
chez Platon. Aristote n’y distingue provisoirement les Nombres des Idées que pour mieux
les identifier. D’ailleurs, plusieurs autres extraits témoignent en faveur de la thèse selon
laquelle Platon, d’après Aristote, n’aurait pas distingué les Idées des Nombres : « Et celui
[Platon] qui, le premier posa l’existence des Idées et des Nombres, sépara avec raison les
choses mathématiques410 [mathematica] des Idées411. » Bien que les Nombres ne soient pas
identifiés explicitement aux Idées dans ce passage, cette identification y est contenue
implicitement. En effet, ce ne sont pas les Nombres et les Idées qui s’opposent entre eux, ce
sont plutôt les choses, ou nombres, mathématiques, qui doivent être conçues séparément
des Idées-Nombres.
En se basant sur d’autres témoignages antiques que ceux d’Aristote, notamment sur
ceux des commentateurs néoplatoniciens412, les représentants de l’École de Tubingen, qui
ont soutenu la primauté de l’enseignement oral de Platon sur les dialogues, ont cherché à
définir les différents niveaux ontologiques du monde intelligible platonicien. Ils ont apporté
une distinction entre des Idées supérieures, identifiées aux Nombres idéaux de la Décade,
et des Idées particulières qui sont «définies par des rapports intervenant dans la division
dichotomique des genres413. » Une telle distinction, même si elle n’est pas formulée dans
409
Ibid., M, 7, 1081a12-17 (trad. J. Tricot).
En traduisant mathematica par Nombres, Tricot crée à notre avis une confusion pour son lecteur, puisque
dans sa traduction, Nombres, avec majuscule, désigne habituellement les Nombres idéaux, par opposition à
nombres, avec minuscule, qui renvoie aux nombres mathématiques. Par ailleurs, Tricot n’est pas constant
dans sa traduction du syntagme mathematicoi arithmoi; en effet, il utilise sans distinction la majuscule et la
minuscule (cf. 1086a7-9). Il avait traduit mathematica par Choses mathématiques en 1086a2. Nous devrions
donc rendre mathematica en 1086a12 par Choses mathématiques pour ne pas que la traduction laisse croire
que Platon ait opéré une distinction entre les Nombres idéaux et les Idées. Par ailleurs, la construction de la
phrase pose problème en raison des deux εἶναι : « ὁ δὲ πρῶτος θέμενος τὰ εἴδη εἶναι καὶ ἀριθμοὺς τὰ εἴδη καὶ
τὰ μαθηματικὰ εἶναι εὐλόγως ἐχώρισεν ». La traduction de Ross, « And he who first supposed that the Forms
exist and that the Forms are numbers and that the objects of mathematics exist, naturally separated the two. »
(W. D. Ross, The Works of Aristotle, vol. VIII, Metaphysica, ad locum), est par ailleurs moins précise que
celle proposée dans son édition commentée de la Métaphysique : « He who first posited that the Ideas were
also numbers naturally separated the Ideas and the mathemathical objects » (W. D. Ross, Aristotle’s
Metaphysics, t. 2, p. 460). Cette traduction n’est toutefois possible que si nous suivons la suggestion de
W. Christ – voir commentaires de Ross ad locum – d’omettre le second εἶναι et d’ainsi donner τὰ εἴδη καὶ τὰ
μαθηματικὰ pour complément à ἐχώρισεν.
411
Aristote, Métaphysique, M, 9, 1086a12-13 (trad. J. Tricot).
412
Cf. M.-D. Richard, op. cit., p. 243-381. M.-D. Richard a recueilli dans ces pages le témoignage de
nombreux penseurs antiques au sujet de l’enseignement oral de Platon.
413
Ibid., p. 233.
410
238
ces termes chez Aristote, permet de définir plus précisément l’objet de sa critique. Ce qu’il
cherche principalement à réfuter aux livres M et N, c’est la génération des Idées
supérieures, que nous appelons Idées-Nombres et qu’Aristote désigne fréquemment par le
syntagme Nombres idéaux, par opposition à la production des Idées particulières, par
exemple l’Idée de l’homme ou du cheval, par division des Idées supérieures.
2.2 La génération des Idées-Nombres
Maintenant, après avoir clarifié sommairement la notion d’Idées-Nombres, ou
Nombres idéaux, nous abordons l’épineux problème de leur génération. Selon Aristote, les
principes des Idées-Nombres sont l’Un et la Dyade indéfinie du Grand et du Petit : d’une
part, l’Un joue le rôle de la cause formelle, qui est principe de détermination, d’autre part,
la Dyade, qui subit cette détermination, représente la cause matérielle. C’est au livre A
qu’Aristote parle pour la première fois d’une génération des Idées, bien qu’il ne les associe
pas encore aux Nombres de la Décade :
Les Idées étant les causes des autres êtres, il estima que leurs éléments sont les
éléments de toutes choses; ainsi comme matière, les principes des Idées sont le
Grand et le Petit et, comme forme, c’est l’Un, car c’est à partir du Grand et du
Petit, et par participation du Grand et du Petit à l’Un, que naissent les Nombres
idéaux414.
Les considérations qui précèdent montrent avec évidence qu’il ne s’est servi
que de deux causes : de la cause formelle et de la cause matérielle (en effet, les
Idées sont causes de l’essence pour le monde sensible, et l’Un, à son tour, est
cause pour les Idées415); et cette matière, qui est substrat (et de laquelle se
414
Aristote, Métaphysique, A, 6, 987b18-22 (trad. J. Tricot) : « ἐπεὶ δ’ αἴτια τὰ εἴδη τοῖς ἄλλοις, τἀκείνων
στοιχεῖα πάντων ᾠήθη τῶν ὄντων εἶναι στοιχεῖα. ὡς μὲν οὖν ὕλην τὸ μέγα καὶ τὸ μικρὸν εἶναι ἀρχάς, ὡς δ’
οὐσίαν τὸ ἕν· ἐξ ἐκείνων γὰρ κατὰ μέθεξιν τοῦ ἑνὸς [τὰ εἴδη] εἶναι τοὺς ἀριθμούς. »
415
Dans son commentaire, Alexandre cite une leçon divergente de ce passage. Paul Moraux réfute
l’hypothèse selon laquelle Eudore, un médioplatonicien, aurait voulu falsifier le texte pour le faire concorder
avec son système moniste d’inspiration pythagoricienne et faire de l’Un la cause de la matière. Cf. Alexander
of Aphrodisias, On Aristotle’s Metaphysics 1, p. 88, note 187. Outre la leçon de la Métaphysique, dans
l’édition de Ross, nous avons plusieurs leçons pour le texte grec suivant: «τὰ γὰρ εἴδη τοῦ τί ἐστιν αἴτια τοῖς
ἄλλοις, τοῖς δ’ εἴδεσι τὸ ἕν » que nous traduisons par « les formes sont les causes de l’essence pour les autres
choses, et l’Un pour les formes » 1. Alexandre d’Aphrodise, In metaphysica commentaria, p. 59 : « En effet,
les formes sont les causes de l’essence pour les autres, tandis que pour ceux qui savent, c’est l’Un aussi pour
la matière » 2. Ibid., p. 60 : « En effet, les formes sont les causes de l’essence pour les autres choses, et l’Un
pour les formes. » 3. Asclépius, In metaphysica commentaria, p. 52 : « En effet, les formes sont les causes de
l’essence pour les autres choses, et l’Un pour les formes. » Le second extrait d’Alexandre, celui d’Asclepius,
et la majorité des manuscrits sont conformes à la leçon du texte de la Métaphysique édité par Ross. La
logique syntaxique nous amène aussi à croire que la leçon eidesi (pour les formes) est la bonne, mais la leçon
239
disent les Idées, pour les choses sensibles, et l’Un, pour les Idées), c’est la
Dyade du Grand et du Petit. – Platon a encore placé, dans l’un de ces deux
principes, la cause du Bien, et dans l’autre, celle du Mal, ce qui avait déjà été,
avons-nous dit, l’objet des recherches de certains philosophes antérieurs, tels
qu’Empédocle et Anaxagore416.
La critique des chapitres 6 et 9 du livre A vise la participation du sensible aux Idées, et non
la participation de la Dyade à l’Un. Toutefois, Aristote y jette les bases de sa réfutation de
la génération des Idées-Nombres en soutenant que les Idées et les choses sensibles
proviennent d’un même principe matériel, la Dyade. Nous verrons comment Aristote
concevra la Dyade platonicienne et comment elle sera, à son avis, ce qui entraînera les
conséquences absurdes de la doctrine platonicienne des principes.
3. La critique de la génération des Idées-Nombres
3.1. Critique axiologique
L’un des principaux problèmes identifiés par Aristote dans sa critique de la
génération des Idées-Nombres est d’ordre axiologique. À son avis, en associant le Bien au
premier principe, l’Un, Platon se voit contraint d’associer son contraire, le Mal, au second,
la Dyade417.
Ce sont là des conséquences absurdes. En voici une autre. Le principe opposé à
l’Un, qu’il soit le Multiple [Speusippe], ou l’Inégal [Platon], savoir le Grand et
le Petit, sera le Mal en soi. Aussi un philosophe [Speusippe] a-t-il évité de
mettre le Bien dans l’Un, parce que, la génération se faisant, dans cette
doctrine, à partir des contraires, on serait contraint d’admettre que l’autre
contraire, savoir le Multiple, a pour nature le Mal. Il en est d’autres pour qui
c’est l’Inégal qui est le Mal [Platon et Xénocrate]; mais de toute façon, il résulte
que tous les êtres participeront du Mal418 [sauf Speusippe], sauf l’Un qui est
qui nous donne eidosi (pour ceux qui savent), bien qu’elle soit fautive, peut avoir été très « inspirante » pour
les lecteurs néoplatoniciens et néopythagoriciens de la Métaphysique, surtout pour ceux qui auraient été tentés
d’attribuer aux agrapha dogmata la paternité de la doctrine de l’engendrement de la matière à partir de l’Un.
416
Aristote, Métaphysique, A, 6, 988a8-17 (trad. J. Tricot) : « φανερὸν δ’ἐκ τῶν εἰρημένων ὅτι δυοῖν αἰτίαιν
μόνον κέχρηται, τῇ τε τοῦ τί ἐστι καὶ τῇ κατὰ τὴν ὕλην (τὰ γὰρ εἴδη τοῦ τί ἐστιν αἴτια τοῖς ἄλλοις, τοῖς δ’
εἴδεσι τὸ ἕν), καὶ τίς ἡ ὕλη ἡ ὑποκειμένη καθ’ ἧς τὰ εἴδη μὲν ἐπὶ τῶν αἰσθητῶν τὸ δ’ἓν ἐν τοῖς εἴδεσι λέγεται,
ὅτι αὕτη δυάς ἐστι, τὸ μέγα καὶ τὸ μικρόν, ἔτι δὲ τὴν τοῦ εὖ καὶ τοῦ κακῶς αἰτίαν τοῖς στοιχείοις ἀπέδωκεν
ἑκατέροις ἑκατέραν, ὥσπερ φαμὲν καὶ τῶν προτέρων ἐπιζητῆσαί τινας φιλοσόφων, οἷον Ἐμπεδοκλέα καὶ
Ἀναξαγόραν. »
417
Cf. L. Robin, op. cit., p. 571-580.
418
On pourrait distinguer deux formulations légèrement différentes pour parler de la participation. Nous
distinguons participer à : prendre part à, avoir part à quelque chose (on dit, par exemple, que le sensible
240
l’Un en soi; en outre, les Nombres participeront du Mal en soi plus
complètement que les Grandeurs; il en résulte aussi que le Mal sera le lieu du
Bien, qu’il participera du Bien et même désirera le recevoir, quoique le Bien
soit sa propre destruction, puisque le contraire est destructif du contraire. Et si,
comme nous l’avons établi, la matière de chaque être est ce que cet être est en
puissance, par exemple le feu, en puissance est la matière du feu en acte, alors
le Mal sera le Bien même, en puissance. – Toutes ces conséquences résultent,
d’une part de ce que les platoniciens prennent chaque principe au sens
d’élément; d’autre part, de ce que les principes sont des contraires; d’autre part
encore, de ce que le principe est l’Un; enfin, de ce que les nombres sont des
substances premières, des réalités séparées et des Idées419.
Nous pouvons ainsi reformuler l’argument axiologique d’Aristote. Si les principes de tous
les êtres, et a fortiori, des Idées, sont l’Un et la Dyade, et si le Bien est associé à l’Un et le
Mal à la Dyade, tous les êtres participeront du Mal, à l’exception de l’Un420. Les IdéesNombres participeront donc du Mal; plus encore, puisqu’elles sont plus près des principes
que les réalités inférieures, par exemple les Grandeurs, elles participeront, de l’avis
d’Aristote, davantage du Mal que celles-ci421. Ainsi, seul Speusippe échapperait à ces
conséquences absurdes en évitant de « mettre le Bien dans l’Un » et, conséquemment, « le
Mal dans la Dyade ».
Bien qu’il semble impossible de contester une association entre le Bien et l’Un – il
faudrait alors s’opposer non seulement aux propos mêmes d’Aristote, mais aussi aux
participe aux Idées) et participer de : tenir de la nature de (on dira plutôt participer du mal : car on ne peut
dire que l’on participe aux Idées, qui sont des paradigmes, des modèles, comme on participe au Mal, celui-ci
ne pouvant être conçu comme un paradigme. Tricot semble donc avoir choisi l’expression participer de pour
désigner ce second genre de participation. Bien entendu, il s’agit d’un choix avant tout conventionnel.
419
Aristote, Métaphysique, N, 4, 1091b30-1092a8 (trad. J. Tricot, légèrement modifiée) : « ταῦτά τε δὴ
συμβαίνει ἄτοπα, καὶ τὸ ἐναντίον στοιχεῖον, εἴτε πλῆθος ὂν εἴτε τὸ ἄνισον καὶ μέγα καὶ μικρόν, τὸ κακὸν
αὐτό (διόπερ ὁ μὲν ἔφευγε τὸ ἀγαθὸν προσάπτειν τῷ ἑνὶ ὡς ἀναγκαῖον ὄν, ἐπειδὴ ἐξ ἐναντίων ἡ γένεσις, τὸ
κακὸν τὴν τοῦ πλήθους φύσιν εἶναι· οἱ δὲ λέγουσι τὸ ἄνισον τὴν τοῦ κακοῦ φύσιν)· συμβαίνει δὴ πάντα τὰ
ὄντα μετέχειν τοῦ κακοῦ ἔξω ἑνὸς αὐτοῦ τοῦ ἑνός, καὶ μᾶλλον ἀκράτου μετέχειν τοὺς ἀριθμοὺς ἢ τὰ μεγέθη,
καὶ τὸ κακὸν τοῦ ἀγαθοῦ χώραν εἶναι, καὶ μετέχειν καὶ ὀρέγεσθαι τοῦ φθαρτικοῦ· φθαρτικὸν γὰρ τοῦ
ἐναντίου τὸ ἐναντίον. καὶ εἰ ὥσπερ ἐλέγομεν ὅτι ἡ ὕλη ἐστὶ τὸ δυνάμει ἕκαστον, οἷον πυρὸς τοῦ ἐνεργείᾳ τὸ
δυνάμει πῦρ, τὸ κακὸν ἔσται αὐτὸ τὸ δυνάμει ἀγαθόν. ταῦτα δὴ πάντα συμβαίνει, τὸ μὲν ὅτι ἀρχὴν πᾶσαν
στοιχεῖον ποιοῦσι, τὸ δ’ ὅτι τἀναντία ἀρχάς, τὸ δ’ ὅτι τὸ ἓν ἀρχήν, τὸ δ’ ὅτι τοὺς ἀριθμοὺς τὰς πρώτας οὐσίας
καὶ χωριστὰ καὶ εἴδη. »
420
Aristote associe à deux autres reprises, dans la Métaphysique, la Mal à la Dyade : « Platon a encore placé,
dans l’un de ces deux principes, la cause du Bien, et dans l’autre, celle du Mal » (A, 6, 988a8). « La matière
indéterminée n’est le contraire de rien. D’ailleurs, tout alors participera du Mal, hormis l’Un, car le Mal est
lui-même l’un des deux éléments » (Λ, 10, 1075a32).
421
Nous concevons mal en quoi ce qui est plus près des principes participera davantage de la Dyade, puisque
les réalités inférieures aux Idées-Nombres participeront tout autant qu’elles de la Dyade, celle-ci étant le
principe matériel de toute réalité, à l’exception de l’Un. Cf. A, 6, 988a8.
241
arguments avancés par tradition platonicienne – avons-nous des raisons suffisantes pour
affirmer que Platon a également associé le Mal en soi à la Dyade ? Aristote se base-t-il sur
le témoignage des dialogues ou des leçons Sur le Bien pour faire cette association, ou la
conçoit-il comme une simple conséquence logique de celle entre le Bien et l’Un ? Selon
Robin, l’identification du second principe au Mal ne serait que la simple conséquence,
déduite par Aristote, de ces deux thèses, à savoir : la contrariété des principes et l’identité
de l’Un et du Bien. Selon H. J. Krämer, fondateur avec K. Gaiser de l’École de Tübingen,
la Dyade est principe du mal pour cette raison que le principe de l’Illimité et du Démesuré
est le principe de tout ce qui mérite le nom de mal. Il émet toutefois la réserve que la Dyade
du Grand et du Petit n’agit pas à tous les niveaux en tant que Mal422. Faire de la Dyade la
cause du mal dans les choses sensibles, ce n’est pas l’identifier au Mal en soi.
Quant à la doctrine non écrite, si elle fait de l’Un le Bien en soi, la Dyade doit-elle
être nécessairement identifiée au Mal en soi ? Robin entrevoit la possibilité que le Dyade ne
soit pas le Mal en soi, mais qu’elle soit tout de même la cause des maux :
Nous sommes en droit de nous demander si la pensée du Maître n’a pas été
forcée et si cette idée, que le principe de toute indétermination et de toute
diversité est aussi le principe du Mal dans les choses, n’a pas été transformée en
cette autre, que ce principe est le Mal lui-même, le Mal absolu et en soi. […] et
si, d’autre part, le second principe se définit par l’Indétermination et par la
possibilité indéfinie de l’accroissement et du décroissement, il ne semble pas
que ce dernier principe puisse être autre chose qu’un terme indifférent au Bien,
mais capable de le recevoir, comme il est capable de recevoir la Forme, qui
détermine et qui unifie. Il n’est donc pas le Mal. Cependant, s’il y a du mal, ce
ne peut-être que par lui et en raison de ce que, au lieu de posséder le bien en luimême, il est l’indétermination à l’égard du Bien. Par conséquent, il faudrait dire
que, pour Platon et Aristote, le Mal n’est pas dans les principes, mais seulement
le Bien423.
Les Idées-Nombres, en étant produites à partir de la Dyade, ne participeraient donc pas
nécessairement du Mal, mais du principe des maux, qui serait en soi qu’un principe
indifférent au Bien. Tout en conservant son économie de principes, Platon pourrait donc,
d’une part, engendrer la multiplicité des Idées-Nombres à partir de l’Un et de la Dyade, en
422
M.-D. Richard, op.cit., p. 228, n. 145, qui résume la position de L. Robin, op. cit., SS 277 et 288, et celle
de H. J. Krämer, Arete bei Platon und Aristoteles. Zum Wesen und zur Geschichte der platonischen
Ontologie, Amsterdam, P. Schippers, 1967, p. 279, n. 79.
423
L. Robin, op. cit., p. 578-579.
242
tant qu’elle est l’« Indétermination en soi », mais non le Mal en soi, et, d’autre part,
expliquer le mal dans le monde sensible comme l’effet de cette Dyade indéterminée,
réfractaire à sa détermination par les Idées. La critique d’Aristote ne peut donc être valable
que si Platon a identifié le Mal en soi à la Dyade424.
Dans son Commentaire sur la Métaphysique, Syrianus défend cette interprétation du
mal dans le système platonicien. Il le conçoit comme un effet, comme un produit de causes
antérieures, et non comme un principe originel :
Le mal n’a pas été chassé autrefois de la seule substance intelligible, mais de
l’éther total, il court autour de la nature mortelle et se tient aux côtés des biens
particuliers après avoir chuté de ceux-ci. Ils nous transmirent donc correctement
les principes, et dirent que l’Un est davantage le Bien que l’Intelligence. Celui
qui dit que l’Un en soi est le Bien absolu, considère que seul, il est Bon. En
effet, l’Un ne consent pas à être uni à quelque chose. Tandis que celui qui traite
de l’Intellect n’en fait pas seulement un bien; S’il est aussi vivant, être et
intelligible, il est clair qu’en descendant du Bien vers les choses qui ont la
forme de Bien, et en s’étant échappé de l’Un véritable, il distribua l’unmultiple425.
Sur un ton polémique, Syrianus se porte à la défense des fondements de la doctrine
platonico-pythagoricienne contre les attaques d’Aristote et s’oppose à l’association du Mal
à la Dyade. À son avis, le Mal n’est pas un principe originel, mais un « sous-produit » qui a
fui de l’éther, un mal qui subsiste auprès de la nature mortelle. C’est ici au Théétète (176a)
que Syrianus renvoie implicitement.
Syrianus précise également le rôle des principes et leur nombre. Les principes dont
il est question dans la Métaphysique, l’Un, qu’Aristote confond avec la Monade selon
424
Cette hypothèse, qui fait du mal un effet plutôt qu’une cause semble correspondre à l’hypothèse de Proclus
dans son De malorum existentia. Il ne faudrait donc pas faire de la Dyade-Matière le Mal en soi, mais la
cause du mal au niveau du monde sensible. Ce serait alors seulement la Dyade, en tant qu’elle est
l’Indétermination en soi, et non le Mal en soi, qui permettrait la génération d’une multiplicité d’IdéesNombres. Celles-ci ne participeraient donc pas du Mal en soi, mais seulement de l’Indétermination en soi, qui
est en elle-même indifférente au Bien. Les paragraphes suivants montreront qu’une telle interprétation du mal
était déjà chez Syrianus, le maître de Proclus.
425
Syrianus, In metaphysica, 185, 19-27 (notre traduction) : « τοῦ κακοῦ πεφυγαδευμένου πάλαι οὐκ ἐκ τῆς
νοητῆς μόνης οὐσίας ἀλλὰ καὶ ἐκ τοῦ σύμπαντος αἰθέρος, ἐνταῦθα δὲ περὶ τὴν θνητὴν φύσιν περιπλανωμένου
καὶ παρυφισταμένου τοῖς μερικωτέροις τῶν ἀγαθῶν κατὰ τὴν ἐξ αὐτῶν ἀπόπτωσιν. καλῶς οὖν ἀπεδόθησαν αἱ
ἀρχαί, καὶ ἄμεινον τἀγαθὸν ἓν λέγειν ἢ νοῦν· ὁ μὲν γὰρ ἓν αὐτὸ καλῶν ἄκρατον τἀγαθὸν φυλάττει καὶ μόνως
ἀγαθόν. τὸ γὰρ ἓν οὐκ ἐθέλει συνδυάζεσθαί τινι· ὁ δὲ νοῦν καλῶν οὐ μόνον ἀγαθὸν ποιεῖ· ἐὰν δὲ καὶ ζῷον
καὶ ὂν καὶ νοητόν, δῆλός ἐστιν ἀπὸ τἀγαθοῦ ἐπὶ τὸ ἀγαθοειδὲς ἀποφερόμενος, καὶ τοῦ μὲν ὄντως ἑνὸς
ἀποτετυχηκώς, ἐπὶ δὲ τὸ ἓν πολλὰ κατανείμας. »
243
Syrianus, et la Dyade, sont seconds par rapport à un principe plus originel, qui est l’Un
premier :
Aussi, quelle nécessité y a-t-il, alors que l’Un est bon, que l’autre principe soit
mauvais ? En effet, ils affirment d’abord que cet Un est le Bien, qui transcende
toute composition avec autre chose et qui est au-delà des deux principes qui
viennent après lui; et même s’ils affirmaient que le principe premier, le plus
divin des deux, qu’ils appellent Monade, est le Bien, il ne suivrait pas de cela
que la Dyade, même si elle était opposée à la Monade, soit dite mauvaise. En
effet, les choses divines ne sont pas engendrées et ne procèdent par à partir
d’une telle opposition, mais de ce qui est totalement bon et pur, le Bien426.
Selon Syrianus, les choses divines (ta theia), auxquelles nous faisons correspondre les
Idées-Nombres, ne proviennent donc pas des deux principes identifiés par Aristote, soit de
l’Un-Monade et la Dyade, mais de l’Un qui est le Bien pur (akratôs). Elles n’ont donc pas
part au Mal. Nous pouvons ainsi conclure, provisoirement, que Syrianus ne réfute pas la
critique d’Aristote, mais qu’il interprète différemment la doctrine platonicienne des
principes d’après un paradigme néopythagoricien – l’Un premier principe de l’Un-Monade
et de la Dyade – qu’Aristote n’avait pu prendre en considération en Métaphysique.
3.2 Critique des principes contraires
Au chapitre 4 du livre N, d’où nous avons extrait la critique axiologique, Aristote
s’oppose également à la possibilité d’une génération quelconque à partir de contraires. Pour
Aristote, les contraires n’ont pas d’action réciproque. Cette critique excède donc le cadre
axiologique, car non seulement la génération des Idées-Nombres à partir du Bien et du Mal,
abstraction faite de leur contrariété, mène à la conclusion absurde que ces mêmes Idées
auraient part au Mal, mais la génération d’une chose quelconque à partir de contraires
quelconques est en soi irrecevable, comme Aristote le soutient à plusieurs reprises dans la
Métaphysique et dans la Physique. Aristote s’oppose à l’idée que l’Un et la Dyade, qui sont
à son avis des contraires, puissent avoir une action l’un sur l’autre :
426
Ibid., 184, 8-15 (notre traduction) : « τίς δὲ ἀνάγκη καὶ τοῦ ἑνὸς ἀγαθοῦ ὄντος τὴν ἑτέραν ἀρχὴν κακὸν
εἶναι; πρῶτον μὲν γὰρ ἐκεῖνο τὸ ἓν λέγουσιν εἶναι τἀγαθόν, ὃ ἐξῄρηται πάσης τῆς πρὸς ἕτερον συντάξεως καὶ
ἔστιν ἐπέκεινα καὶ τῶν μετ’ αὐτὸ δυεῖν ἀρχῶν· κἂν τὴν προτέραν δὲ καὶ θειοτέραν τῶν δυεῖν ἀρχῶν, ἣν
μονάδα καλοῦσι, τὸ ἀγαθὸν εἶναι λέγωσιν, οὐχ ἕπεται αὐτοῖς τὴν δυάδα, κἂν ἄλλην ἀντίθεσιν ἔχῃ πρὸς τὴν
μονάδα, κακὸν λέγειν· οὐ γὰρ ἐκ τοιαύτης ἀντιθέσεως τὰ θεῖα γεννᾶται καὶ πρόεισιν, ἀλλ’ ἐκ παναρίστου καὶ
ἀκράτως ἐχούσης τὸ ἀγαθόν. »
244
Tous les philosophes font partir toutes choses des contraires. Mais les termes
« toutes choses » et « des contraires » sont mal posés; d’ailleurs les choses dans
lesquelles existent les contraires, comment proviendraient-elles des contraires ?
C’est ce qu’ils n’expliquent pas, car les contraires n’ont pas d’action les uns sur
les autres427 . Mais, pour nous, la difficulté est résolue tout naturellement, par
l’existence d’un troisième terme. Il y a des philosophes [platoniciens] qui font
de la matière même un des deux contraires, tels ceux qui opposent l’inégal à
l’égal, et le Multiple à l’Un. Cette doctrine aussi se réfute de la même manière.
La matière indéterminée n’est le contraire de rien. D’ailleurs, tout alors
participera du Mal, hormis l’Un, car le Mal est lui-même l’un des deux
éléments428.
Nous sommes cependant en droit de nous demander quel est le fondement de cette assertion
selon laquelle « les contraires n’ont pas d’action les uns sur les autres ». Est-ce le terme
d’un syllogisme explicité ailleurs par Aristote, une conclusion à laquelle on ne peut
parvenir qu’à partir de prémisses conceptuelles propres de son système ? ou s’agit-il plutôt
d’un axiome, d’un principe indémontrable qui devrait être au fondement de tout système
philosophique, incluant celui de Platon ? Nous verrons, en effet, que Platon avait déjà
admis un postulat semblable dans le Phédon :
Ce ne sont évidemment pas les premiers contraires qui sont les seuls à ne pas se
recevoir mutuellement, mais aussi tous ces termes qui, sans être mutuellement
contraires, possèdent toujours ces contraires; termes vraisemblablement
incapables, eux aussi, de recevoir la nature essentielle contraire de celle qui leur
est inhérente, mais qui, à l’approche de la première, ou bien périssent, ou bien
cèdent la place429.
Même si le maître et son élève semblent admettre ce même postulat, il reste à savoir si
l’extension du concept de contraire est pour eux la même. Est-ce que Platon conçoit la
Dyade comme le contraire de l’Un ? Nous reviendrons ultérieurement sur la solution
platonicienne à cet apparent problème des contraires.
427
Ce même postulat avait été affirmé en Physique, I, 7, 190b32 : « il ne peut y avoir de passion réciproque
entre les contraires. ».
428
Aristote, Métaphysique, Λ, 10, 1075a28-36 (trad. J. Tricot, légèrement modifiée) : « πάντες γὰρ ἐξ
ἐναντίων ποιοῦσι πάντα. οὔτε δὲ τὸ πάντα οὔτε τὸ ἐξ ἐναντίων ὀρθῶς, οὔτ’ ἐν ὅσοις τὰ ἐναντία ὑπάρχει, πῶς
ἐκ τῶν ἐναντίων ἔσται, οὐ λέγουσιν· ἀπαθῆ γὰρ τὰ ἐναντία ὑπ’ ἀλλήλων. ἡμῖν δὲ λύεται τοῦτο εὐλόγως τῷ
τρίτον τι εἶναι. οἱ δὲ τὸ ἕτερον τῶν ἐναντίων ὕλην ποιοῦσιν, ὥσπερ οἱ τὸ ἄνισον τῷ ἴσῳ ἢ τῷ ἑνὶ τὰ πολλά.
λύεται δὲ καὶ τοῦτο τὸν αὐτὸν τρόπον· ἡ γὰρ ὕλη ἡ μία οὐδενὶ ἐναντίον. ἔτι ἅπαντα τοῦ φαύλου μεθέξει ἔξω
τοῦ ἑνός· τὸ γὰρ κακὸν αὐτὸ θάτερον τῶν στοιχείων. »
429
Platon, Phédon, 104b-c (trad. L. Robin) : « ἔστιν δὲ τόδε, ὅτι φαίνεται οὐ μόνον ἐκεῖνα τὰ ἐναντία ἄλληλα
οὐ δεχόμενα, ἀλλὰ καὶ ὅσα οὐκ ὄντ’ ἀλλήλοις ἐναντία ἔχει ἀεὶ τἀναντία, οὐδὲ ταῦτα ἔοικε δεχομένοις ἐκείνην
τὴν ἰδέαν ἣ ἂν τῇ ἐν αὐτοῖς οὔσῃ ἐναντία ᾖ, ἀλλ’ ἐπιούσης αὐτῆς ἤτοι ἀπολλύμενα ἢ ὑπεκχωροῦντα. »
245
La solution d’Aristote pour expliquer le changement, tout en conservant ce postulat
selon lequel « le contraire est destructif du contraire », sera de poser un troisième terme,
substrat des contraires : la matière430. Alors que les platoniciens identifiaient la matière à ce
qu’Aristote identifie comme un contraire, la Dyade, Aristote la dissocie, que de manière
conceptuelle toutefois, du contraire « négatif » de la forme, c’est-à-dire la privation, et
l’autonomise. C’est une distinction conceptuelle et non réelle, pourrions-nous dire, puisque
dans la matière est toujours « privée » de quelque forme.
Donc, si l’Un et la Dyade sont des contraires, ils ne peuvent avoir une action l’un
sur l’autre. Mais il reste à voir si, chez Platon, ils peuvent réellement être traités comme des
contraires. Nous verrons d’ailleurs que la contrariété est un pollachôs legomenon pour
Aristote et qu’il ne convient peut-être pas d’appliquer certaines acceptions de ce terme aux
principes que sont l’Un et la Dyade.
3.3 Critique des principes pris au sens d’éléments
De l’avis d’Aristote, les platoniciens confondent les principes premiers et les
éléments : « Toutes ces conséquences résultent, d’une part de ce que les platoniciens
prennent chaque principe au sens d’élément431. » C’est une autre des raisons qui, à son
avis, rendent leurs thèses absurdes. Pour juger de la valeur de l’argument d’Aristote, il faut
d’abord se défaire de l’homonymie, ou, en des termes plus techniques, de l’équivocité des
termes. Quelle est l’acception précise, dans ce passage, des concepts de principe (archê) et
d’élément (stoicheion) ? Dans le livre Δ, le livre des acceptions multiples, Aristote propose
deux définitions du principe pouvant convenir à la critique du chapitre N, 4 : (1) « Le
principe est encore l’élément premier et immanent de la génération 432 », qu’il fait suivre de
cette seconde acception (2) « Principe se dit aussi de la cause primitive et non immanente
de la génération, du point de départ naturel du mouvement ou du changement433 ». Quant
au concept d’élément, son sens premier, selon Aristote, est le suivant : « Élément se dit du
premier composant immanent d’un être, et indivisible en partie spécifiquement
430
Aristote, Physique, A, 9.
Aristote, Métaphysique, N, 4, 1092a5.
432
Ibid., Δ, 1, 1013a4.
433
Ibid., Δ, 1, 1013a7.
431
246
différente434. » Une précision est par ailleurs apportée au livre Z : « Un élément, d’autre
part, c’est ce en quoi une chose se divise, et qui la constitue comme matière 435. » Nous
devons donc retenir que l’élément peut être conçu comme une matière.
Si Aristote reproche aux platoniciens de prendre chaque principe au sens d’élément,
ce ne peut être que dans la mesure où ils conçoivent leurs principes d’après la première
acception, comme un « élément premier et immanent de la génération » et non au sens de la
seconde qui fait du principe la « cause primitive et non immanente de la génération ». Pour
Aristote, les principes premiers doivent correspondre à la seconde définition et non à la
première. Le premier moteur d’Aristote constitue l’exemple par excellence d’un principe
conçu comme une cause primitive et non immanente. S’il avait cru, au contraire, que les
platoniciens concevaient leurs principes comme des causes non immanentes, Aristote
n’aurait eu aucune raison de formuler cette critique.
Quant à savoir maintenant si les platoniciens considéraient réellement que les
principes premiers étaient des éléments, et donc des causes immanentes, il nous est permis
d’en douter. Il est vrai que la Dyade, en tant qu’elle est le principe matériel pour les
platoniciens, est en quelque sorte un élément, dans le sens vu au chapitre Z, 17 où l’élément
est « ce en quoi une chose se divise, et qui la constitue comme matière », mais le concept
de Dyade ne peut pas être identifié à celui d’élément, tel que ce dernier est défini par
Aristote. En effet, la Dyade n’est pas définie comme le premier niveau de détermination de
la matière. A fortiori, en ce qui concerne l’Un, il ne peut plus être question d’un principe
pris au sens d’élément, au sens de cause immanente, à moins de dénaturer la doctrine de la
participation. Puisque l’Un joue le rôle du principe formel à l’égard des Idées, identique à
celui que les Idées jouent à l’égard des choses sensibles, et que les Idées, comme le
soutiendrait tout bon platonicien, ne sont pas immanentes aux choses sensibles – ce qui
causerait d’ailleurs les difficultés soulevées dans le Parménide –, l’Un ne peut donc pas
être considéré comme un principe immanent, c’est-à-dire comme un élément des Idées. Les
propos d’Aristote seraient eux-mêmes absurdes s’ils faisaient de l’Un, un élément des
Idées, et donc, en quelque sorte, une matière, ainsi que l’élément est défini en Z, 17.
434
435
Ibid., Δ, 1, 1014a26.
Ibid., Z, 17, 1041b31.
247
Aristote entrerait d’ailleurs en contradiction avec lui-même, puisqu’il a déjà admis que l’Un
est la quiddité des Idées, comme celles-ci sont la quiddité des êtres sensibles :
En effet, ils ne voient pas dans les Idées la matière du monde sensible, ni dans
l’Un, la matière des Idées, et ce n’est pas non plus pour eux, le principe de
mouvement (ce seraient plutôt, disent-ils, des causes d’immobilité et de repos);
ils présentent les Idées comme la quiddité de chacune des autres choses, et l’Un
comme la quiddité des Idées436.
Si les Idées, en étant la quiddité des êtres sensibles, ne sont pas immanentes à ceux-ci, et ne
sont donc pas des éléments pris au sens aristotélicien, l’Un, qui est la quiddité des Idées, ne
peut donc pas être pensé comme un élément de celles-ci.
En résumé, les platoniciens identifieraient donc l’élément, qu’il définit comme le
premier niveau de détermination de la matière, et le principe pris comme cause non
immanente du changement. La Dyade platonicienne serait à la fois principe non immanent
et élément, et dans une moindre mesure, l’Un également. Il est donc difficile de
comprendre cet argument d’Aristote dont l’incohérence est due, à notre avis, à
l’homonymie des termes ou à une mauvaise interprétation du rôle des principes dans la
génération des Idées-Nombres par participation.
3.4 Critique de la participation
Nous ne pouvons comprendre pourquoi Aristote a formulé ces trois critiques que si
nous supposons qu’il a déjà rejeté la doctrine de la participation. C’est parce qu’il ne
considère plus la génération des Idées-Nombres sous le mode d’une participation, mais
plutôt sous celui d’un contact, d’une fusion des principes, qu’il en vient à formuler ces
critiques. Ainsi conçue, la génération des Idées-Nombres, prête le flanc à toutes les attaques
orchestrées par Aristote.
Mais pourquoi, aux livres M et N, Aristote ne considère-t-il plus la participation
comme mode de génération des Idées-nombres ? Rappelons, avant de tenter d’apporter une
436
Aristote, Métaphysique, A, 7, 988b1-7 (trad. J. Tricot) : « οὔτε γὰρ ὡς ὕλην τοῖς αἰσθητοῖς τὰ εἴδη καὶ τὸ
ἓν τοῖς εἴδεσιν οὔθ’ ὡς ἐντεῦθεν τὴν ἀρχὴν τῆς κινήσεως γιγνομένην ὑπολαμβάνουσιν – ἀκινησίας γὰρ αἴτια
μᾶλλον καὶ τοῦ ἐν ἠρεμίᾳ εἶναι φασιν – ἀλλὰ τὸ τί ἦν εἶναι ἑκάστῳ τῶν ἄλλων τὰ εἴδη παρέχονται, τοῖς
δ’εἴδεσι τὸ ἕν. »
248
réponse à cette question, que la doctrine de la participation avait été critiquée par Platon luimême dans la première partie du Parménide. Les arguments qu’il met dans la bouche du
vieux Parménide faisant la leçon au jeune Socrate seront repris en grande partie par
Aristote, au chapitre A, 9 de la Métaphysique. L’originalité de la critique aristotélicienne de
la participation du sensible aux Idées est donc relative. Cependant, Platon n’a pas formulé,
dans ses dialogues, une critique de la participation comme mode d’explication de la
génération des Idées-Nombres à partir des principes. Dans les quelques passages du Philèbe
et du Sophiste où nous identifions des allusions à une telle doctrine, Platon n’émet aucune
réserve. Son exposé n’est toutefois pas explicite. La participation de la Dyade à l’Un estelle de même nature que la participation du sensible aux Idées ? Platon ne se prononce pas
sur cette possible identité, et Aristote, notre seul témoin direct, mais souvent peu charitable,
semble limiter sa critique à la participation déjà critiquée par Platon, celle du monde
sensible aux Idées.
Au livre A, Aristote affirme que la participation n’est qu’une métaphore; cette
condamnation a pour motif son incapacité à expliquer le changement, ou plus précisément,
la génération : « Quant à dire que les Idées sont des paradigmes et que les autres choses en
participent, c’est prononcer des mots vides et faire des métaphores poétiques437. » La
participation est vide de sens, car les êtres qui participent aux paradigmes que seront les
Idées ne peuvent être engendrés sans que soit aussi postulée une cause efficiente de cet
engendrement : « Dans le Phédon, il est dit que les causes de l’être et du devenir sont les
Idées; pourtant, même en admettant l’existence des Idées, les êtres participés ne sont pas
engendrés sans l’intervention d’une cause motrice438. » Cette critique de la participation est
réitérée ailleurs dans la Métaphysique, d’abord au livre A :
D’une façon générale, alors que la Philosophie a pour objet la recherche de la
cause des phénomènes, c’est précisément ce que nous, platoniciens, laissons de
côté (car nous ne disons rien de la cause qui est le principe du changement), et,
croyant expliquer la substance des êtres sensibles, nous posons l’existence
d’autres espèces de substances. Mais quant à expliquer comment ces dernières
437
438
Aristote, Métaphysique, A, 9, 991a20.
Ibid., A, 9, 991b3-6.
249
sont les substances des précédentes, nous nous contentons de paroles creuses :
car « participer » comme nous l’avons dit plus haut, ne signifie rien439.
Puis nous trouvons un passage analogue, cette fois au livre Λ :
En outre, pourquoi y aura-t-il toujours génération ? Personne ne le dit. Ceux qui
admettent deux contraires comme principes doivent nécessairement reconnaître
l’existence d’un autre principe, supérieur; il en est de même des partisans des
Idées, qui doivent admettre aussi un principe supérieur aux Idées. En effet,
pourquoi y a-t-il eu, ou y a-t-il participation440 ?
Aristote est-il en droit d’affirmer l’absence chez Platon d’une cause efficiente à l’origine de
la génération des êtres sensibles ? Nous pouvons en douter. Pourquoi Aristote, qui était
pourtant familier avec le Timée de Platon, comme le prouve la critique virulente qu’il en
fait dans son De anima, n’a pas jugé bon de considérer l’Âme du Monde comme cause
efficiente du changement dans le monde sensible. À notre connaissance, Aristote ne fournit
aucune justification valable dans la Métaphysique. Croit-il véritablement que Platon
n’aurait même pas conçu la nécessité d’une cause explicative du changement. Nous devons
toutefois concéder à Aristote que même si nous pouvions expliquer la génération des êtres
sensibles par une cause efficiente telle que l’Âme du Monde, elle ne serait pas en mesure
d’expliquer la génération des Idées-Nombres, qui sont ontologiquement supérieures à cette
Âme.
Aristote ne considère jamais, aux livres M et N de la Métaphysique, la participation
comme mode d’explication légitime de la génération des Idées-Nombres, ne serait-ce que
pour en offrir une réfutation digne de ce nom; il ne prend même pas la peine, de réitérer,
afin de la critiquer, son assertion du chapitre A, 6, où il était pourtant question d’une telle
participation : « car c’est à partir du Grand et du Petit, et par participation du Grand et du
Petit à l’Un, que naissent les Nombres idéaux441. » Aristote a peut-être toujours à l’esprit le
postulat selon lequel un contraire (la Dyade, l’Inégal) ne peut subir l’action de son contraire
439
Aristote, Métaphysique, A, 9, 992a24-29 (trad. J. Tricot) : « ὅλως δὲ ζητούσης τῆς σοφίας περὶ τῶν
φανερῶν τὸ αἴτιον, τοῦτο μὲν εἰάκαμεν (οὐθὲν γὰρ λέγομεν περὶ τῆς αἰτίας ὅθεν ἡ ἀρχὴ τῆς μεταβολῆς), τὴν
δ’ οὐσίαν οἰόμενοι λέγειν αὐτῶν ἑτέρας μὲν οὐσίας εἶναί φαμεν, ὅπως δ’ ἐκεῖναι τούτων οὐσίαι, διὰ κενῆς
λέγομεν· τὸ γὰρ μετέχειν, ὥσπερ καὶ πρότερον εἴπομεν, οὐθέν ἐστιν. »
440
Aristote, Métaphysique, Λ, 10, 1075b16-20 (trad. J. Tricot) : « ἔτι διὰ τί ἀεὶ ἔσται γένεσις καὶ τί αἴτιον
γενέσεως, οὐδεὶς λέγει. καὶ τοῖς δύο ἀρχὰς ποιοῦσιν ἄλλην ἀνάγκη ἀρχὴν κυριωτέραν εἶναι, καὶ τοῖς τὰ εἴδη
ἔτι ἄλλη ἀρχὴ κυριωτέρα· διὰ τί γὰρ μετέσχεν ἢ μετέχει; »
441
Ibid., A, 6, 987b21-22.
250
(l’Un, l’Égal), et qu’il est nécessaire de poser un troisième terme substrat de ces
contraires442.
Au chapitre N, 5, Aristote ne fait donc plus mention de la participation, sans autre
raison apparente que celles fournies au livre A; il ne considère que le contact, le mélange et
la juxtaposition comme modes d’explication de la génération des Idées-Nombres :
« L’unification se fait encore tantôt par contact, tantôt par mélange, tantôt par
juxtaposition443. » Robin propose une intéressante discussion des arguments d’Aristote à ce
sujet, mais il n’émet aucune hypothèse pour expliquer son rejet de la participation444. Nous
pourrions comprendre que la critique, formulée aux chapitres A, 6 et 9, concernant la
participation des choses sensibles aux Idées s’applique dans l’esprit d’Aristote à la
participation de la Dyade à l’Un. Aristote ne le mentionne toutefois pas explicitement, et
nous sommes en droit de le lui reprocher. En effet, les critiques d’Aristote à l’égard de la
participation étaient principalement basées sur son incapacité à expliquer le changement, sa
causalité étant uniquement formelle. Cette critique est fort pertinente lorsqu’elle s’applique
aux êtres sensibles dont il faut fournir une cause du changement445; mais en ce qui concerne
les Idées-Nombres, qui sont en soi immobiles et éternelles, pouvons-nous réellement parler
de changement ? Devons-nous concevoir la génération des Idées-Nombres comme un
changement ? Nous pouvons certes parler d’une « génération logique » à partir de l’Un et
de la Dyade. En effet, Platon a besoin de ces deux principes pour expliquer, d’une part, la
multiplicité des Idées-Nombres et, d’autre part, l’unicité de chacune d’elles, mais cette
génération n’est qu’un homonyme de la génération propre au sensible et qui a stimulé la
critique d’Aristote à l’égard de la participation. Alors que le changement, le devenir du
monde sensible, nécessite, il est vrai, une cause efficiente, et que l’explication de ce
changement par le concept de participation est, selon Aristote, que des « paroles vides »,
nous pouvons nous demander si nous avons besoin d’une telle cause pour rendre compte de
l’existence d’Idées éternelles et immuables. La seule cause formelle semble suffire dans ce
cas, puisque nous n’avons pas à identifier une cause motrice à l’origine de cette génération.
442
Nous verrons toutefois qu’il ne faut pas, de l’avis même de Platon, considérer la Dyade, prise comme
réceptacle, comme un contraire.
443
Aristote, Métaphysique, M, 7, 1082a20.
444
L. Robin, op.cit., p. 378.
445
En plus de la critique du livre A, voir M, 5.
251
En effet, les Idées sont éternelles, et donc « inengendrées », en comparaison des choses
sensibles, qui elles sont sujettes à la génération et à la corruption. La génération des Idées
n’est donc qu’un homonyme de la génération dans le monde sensible. La critique que
formule Aristote à l’égard de la participation « sensible » ne peut donc pas être identique à
celle qu’il pourrait sous-entendre aux livres M et N à l’égard de la participation
« intelligible ».
Nous devons cependant concéder à Aristote que l’engendrement des Idées-Nombres
de la Décade pose d’autres problèmes que ceux reliés à la participation, qui d’ailleurs sont
abordés aux chapitres M, 7 à 9. En effet, même si les raisons de rejeter la participation
comme mode d’explication de la génération des Idées-Nombres devaient être invalidées,
faute d’être explicitées, la doctrine des Idées-Nombres aurait toutefois à contrer les
nombreux autres arguments du livre M446.
4. Les principes des Idées-Nombres et la participation dans les Dialogues
de Platon
Depuis Schleiermacher, l’existence d’un enseignement oral de Platon, ou plutôt la
primauté de cet enseignement sur la doctrine des dialogues, ne fait pas l’unanimité dans la
communauté scientifique. Il n’est pas question ici d’entrer dans les détails du débat
opposant les partisans de Schleiermacher et de Cherniss, à ceux de l’École de Tübingen,
mais d’en voir l’impact sur notre traitement de la critique aristotélicienne en Métaphysique.
La question que nous posons est la suivante : la critique que fait Aristote de la doctrine de
la participation s’applique-t-elle uniquement aux Dialogues de Platon ou concerne-t-elle
une participation propre aux doctrines non écrites ? Nous sortirons donc des limites du
corpus aristotélicien, auquel a voulu se limiter L. Robin, et nous confronterons le
témoignage d’Aristote à quelques passages pertinents du corpus platonicien. Nous
montrerons en quoi la thèse de Cherniss, qui soutient qu’Aristote prend pour objet, dans sa
critique des Idées-Nombres, des doctrines tirées des dialogues, ne suffit pas à rendre
446
C’est d’ailleurs ce que Syrianus cherchera à faire dans son Commentaire sur la Métaphysique.
252
compte de la complexité et de la précision de la critique élaborée par Aristote447. Nous
verrons toutefois qu’en incluant les dialogues dans notre étude sur la génération des IdéesNombres par participation, nous pourrons voir que Platon nous fournit, par ses oeuvres, une
réplique aux critiques d’Aristote.
Nous pouvons identifier trois espèces de participation chez Platon : les deux
premières sont présentées dans les dialogues, tandis que la troisième nous est rapportée que
par les témoignages d’Aristote et des commentateurs antiques. La première participation,
qui nous est la plus familière, a pour rôle d’expliquer la relation entre les choses sensibles
et les Idées. Cette doctrine est discutée dans plusieurs dialogues (Phédon, République,
Timée), et notamment dans le Parménide (131a) où Platon, par l’entremise de Parménide,
en fait lui-même la critique.
Le Sophiste nous introduit à la seconde espèce de participation, où il n’est plus
question d’une relation entre le sensible et l’intelligible, mais d’une participation des Idées
entre elles, ou plus particulièrement, des Genres suprêmes : l’Être, le Mouvement, le
Repos, le Même et l’Autre. C’est le « mélange réglé » de ces genres qui est à l’origine de la
multiplicité des « Idées particulières », pour reprendre ici les expressions de l’École de
Tübingen :
Mais quoi ? puisque nous sommes tombés d’accord que les genres, eux aussi,
comportent de la même façon un mutuel mélange, n’est-il pas forcé que celui
qui voudra voir correctement lesquels, parmi les genres, sont concertants et
avec lesquels, lesquels ne s’acceptent pas l’un l’autre; n’est-il pas forcé que
celui-là s’accompagne d’une certaine connaissance dans la route qu’il suit à
travers ses propos ? et, comme de juste, en supposant qu’il y a certains genres
qui, circulant à travers la totalité des autres, servent de traits d’union pour
donner à ceux-ci une possibilité de se mêler, et en supposant inversement, dans
447
H. Cherniss, The Riddle of the Ancient Academy, Los Angeles, University of California Press, 1945, p. 60 :
« That the theory of idea-numbers which Aristotle ascribes to Plato is just Aristotle’s own interpretation of the
necessary consequences implied in the doctrine of the Platonic dialogues; that it was this doctrine of the
dialogues and not some different system taught orally by Plato which Speusippus rejected when he rejected
the theory of ideas; that it was the dialogues of Plato to which Xenocrates appealed and into which he tried to
read his own compromise between Speusippus and Plato, all this bears significantly upon the nature of the
Academy in its first generation, upon the question of Plato’s activity there, and of his relation to these men
who are usually called his pupils. »
253
le cas où les genres se séparent, qu’ils sont par ailleurs, à travers des ensembles
entiers, des causes de cette séparation448.
Quelques lignes plus bas, Platon identifie ces diverses opérations qui portent qui sur les
genres définis comme étant la science dialectique :
Diviser selon les genres et ne point juger la même une nature qui est autre, ni
une autre celle qui est la même, n’affirmerons-nous pas que cela est du ressort
de la connaissance dialectique449 ?
Nous retrouvons plus loin dans le même dialogue le célèbre passage où Platon s’interroge
sur l’être des autres genres que l’Être, et sur leur nécessaire non-être, rendu nécessaire par
leur différence par rapport à l’Être, dont ils participent toutefois :
Sur ce, qu’on ne dise pas que c’est de l’audace, à nous qui dans le Non-être
manifestons un contraire de l’Être, de dire qu’il « est ». Il y a en effet une
certaine contrariété à l’égard de l’Être, de laquelle nous disons depuis
longtemps que nous nous désintéressons, quant à la question de savoir si cette
contrariété est réelle ou si elle ne l’est pas, si elle se justifie ou si elle est, et
même totalement, injustifiable. Quant à ce en quoi nous venons à présent de
faire consister l’existence du Non-être, ou bien qu’on nous convainque, après
nous avoir réfutés, de l’inexactitude de notre conception; ou bien, tant qu’il
arrivera qu’on y soit impuissant, alors il faudra que l’on s’exprime aussi comme
nous le faisons nous-mêmes : « Les genres, devra-t-on dire avec nous, se mêlent
entre eux; l’Être et l’Autre circulent à travers tous et ces deux genres à travers
l’un l’autre; l’Autre, participant à l’Être, « est », non qu’il soit cependant ce
dont il participe, mais autre chose, et, d’autre part, étant autre chose que l’Être,
forcément il est en toute certitude non-être. Quant à l’Être, puisque à son tour il
participe à l’Autre, il doit être autre que le reste des genres450.
448
Platon, Sophiste, 253b-c (trad. L. Robin) : « Τί δ’; ἐπειδὴ καὶ τὰ γένη πρὸς ἄλληλα κατὰ ταὐτὰ μείξεως
ἔχειν ὡμολογήκαμεν, ἆρ’ οὐ μετ’ ἐπιστήμης τινὸς ἀναγκαῖον διὰ τῶν λόγων πορεύεσθαι τὸν ὀρθῶς μέλλοντα
δείξειν ποῖα ποίοις συμφωνεῖ τῶν γενῶν καὶ ποῖα ἄλληλα οὐ δέχεται; καὶ δὴ καὶ διὰ πάντων εἰ συνέχοντ’ ἄττ’
αὔτ’ἐστιν, ὥστε συμμείγνυσθαι δυνατὰ εἶναι, καὶ πάλιν ἐν ταῖς διαιρέσεσιν, εἰ δι’ ὅλων ἕτερα τῆς διαιρέσεως
αἴτια; »
449
Ibid., 253d (trad. L. Robin) : « Τὸ κατὰ γένη διαιρεῖσθαι καὶ μήτε ταὐτὸν εἶδος ἕτερον ἡγήσασθαι μήτε
ἕτερον ὂν ταὐτὸν μῶν οὐ τῆς διαλεκτικῆς φήσομεν ἐπιστήμης εἶναι; »
450
Ibid., 258d-259b (trad. L. Robin) : « Μὴ τοίνυν ἡμᾶς εἴπῃ τις ὅτι τοὐναντίον τοῦ ὄντος τὸ μὴ ὂν
ἀποφαινόμενοι τολμῶμεν λέγειν ὡς ἔστιν. ἡμεῖς γὰρ περὶ μὲν ἐναντίου τινὸς αὐτῷ χαίρειν πάλαι λέγομεν, εἴτ’
ἔστιν εἴτε μή, λόγον ἔχον ἢ καὶ παντάπασιν ἄλογον· ὃ δὲ νῦν εἰρήκαμεν εἶναι τὸ μὴ ὄν, ἢ πεισάτω τις ὡς οὐ
καλῶς λέγομεν ἐλέγξας, ἢ μέχριπερ ἂν ἀδυνατῇ, λεκτέον καὶ ἐκείνῳ καθάπερ ἡμεῖς λέγομεν, ὅτι
συμμείγνυταί τε ἀλλήλοις τὰ γένη καὶ τό τε ὂν καὶ θάτερον διὰ πάντων καὶ δι’ ἀλλήλων διεληλυθότε τὸ μὲν
ἕτερον μετασχὸν τοῦ ὄντος ἔστι μὲν διὰ ταύτην τὴν μέθεξιν, οὐ μὴν ἐκεῖνό γε οὗ μετέσχεν ἀλλ’ ἕτερον,
ἕτερον δὲ τοῦ ὄντος ὂν ἔστι σαφέστατα ἐξ ἀνάγκης εἶναι μὴ ὄν· τὸ δὲ ὂν αὖ θατέρου μετειληφὸς ἕτερον τῶν
ἄλλων ἂν εἴη γενῶν. »
254
Le non-être dont il est ici question dans le Sophiste n’est donc pas le contraire de l’être,
mais seulement autre que l’être pris comme genre suprême et auquel ce non-être participe.
De là, le parricide à l’égard de Parménide : pour Platon, le non-être est. Par ailleurs, les
contraires, sur ce plan ontologique, semblent pouvoir participer l’un à l’autre, puisque le
Même participe à l’Autre, en tant qu’il est différent des autres genres, et l’Autre au Même,
en tant qu’il est identique à lui-même. Mais peut-être n’est-il pas permis de qualifier de
contraires les genres suprêmes. Si nous suivons la théorie d’Aristote, le contraire est un
pollachôs legomenon, quelque chose qui se dit de manières multiples, et si on entend par
contraire la définition principale qu’il en donne – ce ne sont pas les genres qui sont
contraires au sens premier, mais les espèces les plus opposées à l’intérieur d’un même
genre451 – il nous est donc impossible d’appliquer aux principes des genres suprêmes, ou
dans le vocabulaire des doctrines non écrites, aux principes des Idées-Nombres, la notion
de contrariété, car l’Un et la Dyade sont au-delà des genres, puisqu’ils en sont en vérité les
principes. Quant à savoir si les genres suprêmes du Sophiste correspondent aux IdéesNombres dont parle Aristote, nous ne pouvons pas apporter de confirmation. Il semble
qu’une correspondance exacte soit inconcevable, puisque les Idées supérieures sont au
nombre de dix, c’est la Décade héritée des pythagoriciens, alors que les genres se limitent à
cinq452.
Quant à la troisième espèce de participation, celle de la Dyade indéfinie à l’Un,
pouvons-nous dire qu’elle soit représentée dans les dialogues. Nous n’avons que quelques
allusions à ces deux principes dans l’ensemble de l’œuvre de Platon, mais aucun
développement suivi et argumenté qui soutiendrait une doctrine de la génération des IdéesNombres. Bien entendu, la seconde partie du Parménide parle d’une opposition entre l’un
et le multiple, le Philèbe, d’une opposition entre le fini et l’infini, entre le limité et
l’illimité :
En outre, les Anciens, qui nous étaient supérieurs et dont l’existence était plus
proche des Dieux, nous ont, comme une révélation, transmis cette vérité, que ce
dont, chaque fois, on dit qu’il existe, se compose d’un et de plusieurs, et,
451
Cf. Aristote, Métaphysique, Δ, 10.
Il n’est cependant pas impossible que des commentateurs anciens du Parménide et du Sophiste aient tenté
d’harmoniser la Décade de la Leçon sur le Bien et les cinq genres suprêmes du Sophiste. Mais ceci constitue
un autre sujet d’enquête.
452
255
d’autre part, possède en soi, lié à sa nature propre, limite et illimitation; que par
conséquent nous devons, du moment que les choses sont organisées de cette
manière, admettre en chaque cas pour toute chose l’existence d’une nature
unique et la chercher sans répit; que, puisqu’elle y est immanente, nous la
trouverons en effet453.
Le dialogue se poursuit, après un bref échange entre les interlocuteurs, par une critique
adressée par Socrate envers les prétendus savants qui sont ses contemporains, des hommes
de science qui sont en réalité privés de cette délicatesse nécessaire au dialecticien dans son
approche du réel454 :
Mais les doctes du monde d’aujourd’hui font « un » au petit bonheur, et
« plusieurs » trop vite ou trop lentement, passant immédiatement de l’un à
l’infini, tandis que les intermédiaires leur échappent : ce qui différencie la façon
dialectique455 et, inversement, la façon disputeuse, « éristique », dont sont
menées les discussions que nous avons les uns avec les autres456.
Bien que ces dialogues traitent des différences entre l’unité et le fini, des attributs de l’Un,
et le multiple et l’infini, prédiqués de la Dyade, il n’y est pas clairement question d’une
participation entre ces principes comme mode de génération des Idées-Nombres. Qu’en estil toutefois de ce passage du Phédon où les concepts de participation et de dualité sont
réunis ? Devons-nous y reconnaître la Dyade (hê duas) dont parle Aristote en
Métaphysique ? Bien qu’il s’agisse en effet du même terme grec, hê duas, le sens qui lui est
attribué dans le contexte de ce dialogue est-il pour autant identique à celui défini dans la
Métaphysique, alors qu’il est question d’une doctrine ésotérique à laquelle Platon ne fait
jamais ouvertement référence ? Notre analyse de l’extrait penche davantage en faveur d’une
notion distincte de celle traitée par Aristote :
453
Platon, Philèbe, 16c-d (trad. L. Robin) : « καὶ οἱ μὲν παλαιοί, κρείττονες ἡμῶν καὶ ἐγγυτέρω θεῶν
οἰκοῦντες, ταύτην φήμην παρέδοσαν, ὡς ἐξ ἑνὸς μὲν καὶ πολλῶν ὄντων τῶν ἀεὶ λεγομένων εἶναι, πέρας δὲ
καὶ ἀπειρίαν ἐν αὑτοῖς σύμφυτον ἐχόντων. δεῖν οὖν ἡμᾶς τούτων οὕτω διακεκοσμημένων ἀεὶ μίαν ἰδέαν περὶ
παντὸς ἑκάστοτε θεμένους ζητεῖν – εὑρήσειν γὰρ ἐνοῦσαν –.»
454
Platon critique aussi ailleurs ces prétendus sages pour leur manque de finesse dans l’approche des discours,
notamment dans le Phèdre, au début de la Palinodie de Socrate (245c).
455
La dialectique prend en considération les intermédiaires (τὰ δὲ μέσα αὐτοὺς), qui ne sont pas pris au sens
technique qu’attribue Aristote aux τὰ μεταξὺ de la Métaphysique (qui désignent les choses mathématiques),
mais au sens d’Idées dont les combinaisons sont l’objet de la science du dialecticien (cf. Sophiste 253 b). Les
Idées seraient donc des intermédiaires entre l’un et l’infini. Il n’est cependant pas dit explicitement que l’un et
l’infini engendrent ces intermédiaires.
456
Platon, Philèbe, 16e-17a (trad. L. Robin) : «οἱ δὲ νῦν τῶν ἀνθρώπων σοφοὶ ἓν μέν, ὅπως ἂν τύχωσι, καὶ
πολλὰ θᾶττον καὶ βραδύτερον ποιοῦσι τοῦ δέοντος, μετὰ δὲ τὸ ἓν ἄπειρα εὐθύς, τὰ δὲ μέσα αὐτοὺς ἐκφεύγει
– οἷς διακεχώρισται τό τε διαλεκτικῶς πάλιν καὶ τὸ ἐριστικῶς ἡμᾶς ποιεῖσθαι πρὸς ἀλλήλους τοὺς λόγους. »
256
Mais quoi ? lorsqu’une unité est adjointe à une unité, que cette adjonction soit
la cause de la production du 2, ou, si l’unité est fractionnée, que ce soit ce
fractionnement, ne te garderais-tu pas de le dire ? À grands cris tu proclamerais
en outre que, à ta connaissance, il n’y a pour chaque chose pas d’autre façon de
commencer d’exister, que de participer à ce qui est en propre la réalité de ce à
quoi, en chaque cas, elle participe; que dans ces deux cas, tu ne possèdes pas
d’autre cause, expliquant que 2 commence d’exister, sinon sa participation à la
Dualité, et que doivent en participer aussi tous les 2 futurs; sinon enfin la
participation à l’Unité pour tout ce qui doit être unité457.
Cet extrait du Phédon ne traite donc qu’en apparence de la Dyade de la Métaphysique. La
Dualité est seulement prise comme un exemple d’Idée à laquelle participe une pluralité
sensible. Platon prend l’exemple du deux en soi, de la Dualité, mais il aurait pu prendre
n’importe quelle autre Idée, si cet extrait du dialogue n’avait pas porté sur l’arithmétique.
La Dyade ne peut donc pas être conçue, dans ce dialogue, comme un principe. Puisque
nous ne trouvons pas, dans les œuvres de Platon, une exposition claire sur la génération des
Idées-Nombres, la critique d’une participation de la Dyade à l’Un, à moins de suivre
l’hypothèse de Cherniss, ne peut donc avoir pour objet que des enseignements que Platon
n’aurait pas mis par écrit.
Nous devons cependant concéder à Cherniss, que le célèbre passage du Timée où il
est question de la chôra, du réceptacle, peut avoir inspiré en partie cette critique d’Aristote
à l’égard des principes :
Mais de toute façon, il résulte que tous les êtres participeront du Mal, sauf l’Un
qui est l’Un en soi; en outre, les Nombres participeront du Mal en soi plus
complètement que les Grandeurs; il en résulte aussi que le Mal sera le lieu
[chôra] du Bien, qu’il participera du Bien et même désirera le recevoir, quoique
le Bien soit sa propre destruction, puisque le contraire est destructif du
contraire458.
457
Platon, Phédon, 101b-c (trad. L. Robin) : « Τί δέ; ἑνὶ ἑνὸς προστεθέντος τὴν πρόσθεσιν αἰτίαν εἶναι τοῦ
δύο γενέσθαι ἢ διασχισθέντος τὴν σχίσιν οὐκ εὐλαβοῖο ἂν λέγειν; καὶ μέγα ἂν βοῴης ὅτι οὐκ οἶσθα ἄλλως
πως ἕκαστον γιγνόμενον ἢ μετασχὸν τῆς ἰδίας οὐσίας ἑκάστου οὗ ἂν μετάσχῃ, καὶ ἐν τούτοις οὐκ ἔχεις ἄλλην
τινὰ αἰτίαν τοῦ δύο γενέσθαι ἀλλ’ ἢ τὴν τῆς δυάδος μετάσχεσιν, καὶ δεῖν τούτου μετασχεῖν τὰ μέλλοντα δύο
ἔσεσθαι, καὶ μονάδος ὃ ἂν μέλλῃ ἓν ἔσεσθαι. »
458
Aristote, Métaphysique, N, 4, 1091b35-1092a3 (trad. J. Tricot) : « συμβαίνει δὴ πάντα τὰ ὄντα μετέχειν
τοῦ κακοῦ ἔξω ἑνὸς αὐτοῦ τοῦ ἑνός, καὶ μᾶλλον ἀκράτου μετέχειν τοὺς ἀριθμοὺς ἢ τὰ μεγέθη, καὶ τὸ κακὸν
τοῦ ἀγαθοῦ χώραν εἶναι, καὶ μετέχειν καὶ ὀρέγεσθαι τοῦ φθαρτικοῦ· φθαρτικὸν γὰρ τοῦ ἐναντίου τὸ
ἐναντίον. »
257
Aristote utilise le même terme chôra que Platon employait pour désigner le réceptacle des
Idées, c’est-à-dire la Dyade. Bien plus, il affirme que le Mal sera ce lieu et qu’il recevra le
Bien pour générer les Idées-Nombres.
Pour le moment donc, il faut se mettre dans la tête qu’il y a trois choses : ce qui
devient, ce en quoi cela devient, et ce à la ressemblance de quoi naît ce qui
devient. Et tout naturellement il convient de comparer le réceptacle à une mère,
le modèle à un père, et la nature qui tient le milieu entre les deux à un enfant459.
Il est probable que ce soit également ce passage du Timée, où le réceptacle est identifié à la
mère, et donc au principe féminin de la génération, qui fasse l’objet de la critique d’Aristote
à l’égard de la possibilité de produire une multiplicité d’êtres à partir de la Dyade, alors que
la matière, dans la perspective aristotélicienne, demeure une cause indéterminée qui ne peut
expliquer en elle-même la diversité du réel :
De la matière il fait sortir, en effet, une multiplicité de choses, tandis que l’Idée
n’engendre qu’une seule fois; pourtant il est manifeste que, d’une seule matière,
on ne tire qu’une seule table, tandis que, une Idée étant donnée, cette Idée,
quoiqu’unique, produit plusieurs tables. Il en est de même du mâle par rapport à
la femelle : celle-ci est fécondée par un seul accouplement, mais le mâle
féconde plusieurs femelles; c’est là pourtant une image du rôle que jouent ces
principes460.
Par ailleurs, le Timée pourrait fournir une solution au problème des contraires, ce
qu’Aristote semble avoir négligé, consciemment ou non, de prendre en considération, sa
critique envers ce dialogue étant sans concession :
En effet, si le réceptacle ressemblait à l’une des choses qui y entrent, chaque
fois que des choses dotées d’une nature contraire ou radicalement hétérogène à
celle-là se présenteraient, le réceptacle en prendrait mal la ressemblance, étant
donné qu’il montrerait en même temps l’aspect qui est le sien. Voilà pourquoi
459
Platon, Timée, 50c-d (trad. L. Brisson) : «ἐν δ’ οὖν τῷ παρόντι χρὴ γένη διανοηθῆναι τριττά, τὸ μὲν
γιγνόμενον, τὸ δ’ ἐν ᾧ γίγνεται, τὸ δ’ ὅθεν ἀφομοιούμενον φύεται τὸ γιγνόμενον. καὶ δὴ καὶ προσεικάσαι
πρέπει τὸ μὲν δεχόμενον μητρί, τὸ δ’ ὅθεν πατρί, τὴν δὲ μεταξὺ τούτων φύσιν ἐκγόνῳ. »
460
Aristote, Métaphysique, A, 6, 988a2-7 (trad. J. Tricot) : «οἱ μὲν γὰρ ἐκ τῆς ὕλης πολλὰ ποιοῦσιν, τὸ δ’
εἶδος ἅπαξ γεννᾷ μόνον, φαίνεται δ’ ἐκ μιᾶς ὕλης μία τράπεζα, ὁ δὲ τὸ εἶδος ἐπιφέρων εἷς ὢν πολλὰς ποιεῖ.
ὁμοίως δ’ ἔχει καὶ τὸ ἄρρεν πρὸς τὸ θῆλυ· τὸ μὲν γὰρ ὑπὸ μιᾶς πληροῦται ὀχείας, τὸ δ’ ἄρρεν πολλὰ πληροῖ·
καίτοι ταῦτα μιμήματα τῶν ἀρχῶν ἐκείνων ἐστίν. »
258
il faut que soit dépourvue de toutes caractéristiques ce qui recevra en elle des
choses de tout genre461.
D’après cet extrait, la matière, ou Dyade, n’est pas définie comme un contraire, elle est
plutôt réceptive des contraires, à l’instar de la matière chez Aristote. Elle peut recevoir des
formes qui sont contraires entre elles. Elle joue donc le rôle du troisième terme, celui du
sujet des contraires. Platon pourrait donc expliquer la génération des Idées-Nombres et, par
la suite, celle du monde sensible, en ne se servant que de ces deux principes : l’Un et la
Dyade indéfinie du Grand et du Petit.
Quelles conclusions pouvons-nous tirer de cette confrontation de la critique
aristotélicienne aux exposées doctrinaux des Dialogues platoniciens ? Est-ce qu’Aristote
s’abstient de traiter de la participation comme hypothèse pour la génération des IdéesNombres parce qu’elle n’est pas présente dans les Dialogues ? Si elle n’est pas présente
dans l’œuvre de Platon, est-elle du moins présente dans l’enseignement oral du maître ? Et
si oui, y est-elle argumentée ? Nous ne pouvons répondre de manière conclusive à ces
questions, faute de témoignage. Impossible aussi de savoir si Platon a distingué trois
niveaux de participation et si Aristote a suivi cette distinction dans ses critiques adressées
envers cette doctrine.
Quand Aristote critique la participation, c’est celle du sensible aux Idées qu’il a en
tête. Rien ne nous laisse croire qu’il se prononce sur la seconde, celle des Formes entre
elles, ou sur la troisième, celle de la Dyade à l’Un. Pouvons-nous supposer que les critiques
adressées à la première forme de participation s’appliquent aux deux autres ? C’est ce que
laisse entendre les livres M et N, car bien qu’Aristote ait parlé au livre A de la participation
de la Dyade à l’Un, il n’en fait pas mention alors qu’il traite explicitement de la génération
des Idées-Nombres. Nous avons d’ailleurs vu pour quelles raisons, à notre avis, Aristote n’a
pas la pleine légitimité pour rejeter l’hypothèse de la participation sans justifier clairement
ses motifs, qui dépendent souvent de catégories fermées aux principes de la pensée
platonicienne, ou de présupposés méthodologiques, ceux du naturaliste, qui n’invalident
461
Platon, Timée, 50e (trad. L. Brisson) : « ὅμοιον γὰρ ὂν τῶν ἐπεισιόντων τινὶ τὰ τῆς ἐναντίας τά τε τῆς τὸ
παράπαν ἄλλης φύσεως ὁπότ’ ἔλθοι δεχόμενον κακῶς ἂν ἀφομοιοῖ, τὴν αὑτοῦ παρεμφαῖνον ὄψιν. διὸ καὶ
πάντων ἐκτὸς εἰδῶν εἶναι χρεὼν τὸ τὰ πάντα ἐκδεξόμενον ἐν αὑτῷ γένη. »
259
pas en soi la démarche du dialecticien, aussi abstraite et vide qu’elle puisse paraître pour le
Stagirite.
5. La réception néoplatonicienne de la critique aristotélicienne
La critique aristotélicienne de l’engendrement des Idées-Nombres peut sembler
difficilement réfutable si nous faisons abstraction de tout autre témoignage au sujet de cette
doctrine, et surtout, si nous concédons à Aristote les postulats, théorèmes et définitions –
souvent propres à la pensée aristotélicienne et absents du corpus platonicien – sur lesquels
elle se fonde (et qui entrent en conflit avec les divisions essentielles du platonisme, au sujet
notamment du statut des objets mathématiques). Mais, puisque nous ne savons pas à quel
point Aristote est resté fidèle à un enseignement oral de Platon sur le Bien et sur ce qu’il est
convenu d’appeler, d’après le titre de l’imposant ouvrage de L. Robin, la théorie
platonicienne des Idées et des Nombres, en étant conscient qu’il aborde les principes de
cette doctrine à partir de ses propres catégories conceptuelles, en facilitant ainsi la critique,
nous devons rester vigilants par rapport à sa validité en tant réfutation d’un platonisme
ésotérique, dont l’histoire ne peut être établie qu’à partir de témoignages indirects et
souvent peu charitables.
En ne rapportant que certains aspects des doctrines présocratiques au livre A de la
Métaphysique, Aristote a su construire une critique de ses devanciers dont la cohérence
interne est remarquable, mais dont la probité est discutable. A-t-il fait de même avec les
agrapha dogmata ? Si nous avons des témoignages autres que ceux d’Aristote, par exemple
les extraits des présocratiques chez Simplicius, pour juger si le traitement doxographique
qu’il fait de l’œuvre philosophique de ses devanciers est fidèle, nous n’avons pas la même
chance en ce qui concerne la doctrine non-écrite au sujet du Bien et de la génération des
Idées-Nombres, Aristote en étant le seul doxographe. Nous avons vu que les dialogues
platoniciens sont peu diserts au sujet d’une doctrine de la génération des Idées par
participation à la Dyade et l’Un. Bien que les allusions à une telle doctrine soient peu
nombreuses, comme nous l’avons constaté, et qu’elles ne permettent pas d’offrir un
contrepoids assuré à la totalité des critiques formulées par d’Aristote – notons que nous
n’avons pas traité de l’ensemble des problèmes soulevés aux livres M et N de la
260
Métaphysique –, elles fournissent les assises d’une contre-argumentation platonicienne, qui
recevra une structure théorique forte dans la pensée néoplatonicienne, notamment chez
Syrianus et son disciple Proclus.
261
ARTICLE I : INTUITION ET PENSÉE DISCURSIVE. SUR
LA FONCTION DE L’EPIBOLÊ DANS LES ENNÉADES DE
PLOTIN462
1. Mise en contexte philosophique et historique de la notion d’epibolê
Au cœur des préoccupations épistémologiques de la tradition platonicoaristotélicienne se pose le problème de la relation entre la pensée et son objet. Le théoricien
de la connaissance doit non seulement expliquer comment la pensée arrive à appréhender
son objet de manière claire et distincte, mais aussi identifier ce qui lui permet de le définir
sous une forme propositionnelle, dans un discours à valeur scientifique. À ces problèmes,
dont la portée philosophique transcende le cadre antique, Plotin a apporté ses propres
réponses, en mobilisant des concepts aux origines diverses, tout en restant fidèle à l’esprit
du platonisme.
C’est par l’analyse d’un concept fondamental de la pensée néoplatonicienne que
nous aborderons la question des rapports entre l’intuition et la pensée discursive (dianoia)
dans les Ennéades463. Par l’étude de la notion d’epibolê, nous espérons contribuer à la
clarification de certains aspects de cette problématique464. Plotin n’est pas le premier
philosophe à avoir employé le terme epibolê pour signifier la visée d’un objet cognitif par
la pensée : ce sens est déjà attesté chez Épicure et Alexandre d’Aphrodise. Toutefois, il est
462
Nous présentons ici une version légèrement remaniée de notre article : « Intuition et pensée discursive : sur
la fonction de l’ἐπιβολή dans les Ennéades de Plotin », Laval théologique et philosophique, 66, 1 (2010),
p. 45-59.
463
Parmi les nombreux articles et chapitres de monographie consacrés à cette question au cours des dernières
décennies, voir notamment A. C. Lloyd, « Non-Discursive Thought – An Enigma of Greek Philosophy »,
Proceedings of the Aristotelian Society, 70 (1970), p. 261-274; H. J. Blumenthal, Plotinus’ Psychology, La
Hague, Martinus Nijhoff, 1971, p. 100-111; R. Sorabji, « Myths about Non-Propositional Thought » dans
Language and Logos, éd. par M. Schofield and M. C. Nussbaum, Cambridge, Cambridge University Press,
1982, p. 295-314; M. R. Alfino, « Plotinus and the Possibility of Non-Propositional Thought », Ancient
Philosophy, 8 (1989), p. 273-284; J. Bussanich, « Non-discursive Thought in Plotinus and Proclus »,
Documenti e studi sulla tradizione filosofica medievale, 8 (1997), p. 191-210; E. K. Emilsson, Plotinus on
Intellect, Oxford, Oxford University Press, 2007, p. 176-213.
464
Les études consacrées à l’ἐπιβολή ont principalement porté sur son acception « mystique », qui renvoie à
la conversion de l’âme humaine – ou de l’Intellect hypostase – vers son principe ultime, l’Un-Bien. À ce
sujet, voir J. M. Rist, Plotinus : The Road to Reality, Cambridge, Cambridge University Press, 1967, p. 48-52;
J. Bussanich, The One and its Relation to Intellect in Plotinus, Leiden/New York, Brill, 1988, p. 94 sqq.;
J. F. Phillips, « Plotinus and the ‘Eye’ of Intellect », Dionysius, 14 (1990), p. 79-103; M. Harrington, « The
Drunken Epibole of Plotinus and its Reappearance in the Work of Dionysius the Areopagite », Dionysius,
23 (2005), p. 117-138. À la différence de ces commentateurs, nous nous intéresserons principalement à
l’ἐπιβολή associée à la pensée proprement humaine (διάνοια).
263
le premier à avoir intégré ce concept à un système philosophique répondant à des principes
essentiellement platoniciens. C’est en comparant le premier sens philosophique attribué à
epibolê aux nouvelles acceptions que ce terme acquiert dans les Ennéades que l’on arrivera
à mieux saisir sa fonction dans l’économie de la pensée plotinienne.
Plusieurs traductions françaises ont été offertes pour rendre manifeste la
signification philosophique du terme epibolê, chacune révélant une interprétation plus ou
moins adéquate de la fonction conceptuelle qui lui est propre. En choisissant par exemple
de traduire par intuition, on perdra de vue l’image concrète que continue d’évoquer ce
concept, celle d’une visée ou plus littéralement d’une pro-jection de la pensée sur son
objet (le préfixe epi- indiquant une direction, vers ou sur; le radical -bolê signifiant un jet).
L’inclusion d’epibolê dans le lexique traditionnel de la noétique – aux côtés des noein,
lambanein, aptesthai, thigganein et de leurs formes nominales – risque donc de susciter un
contresens entraînant une compréhension inadéquate de sa fonction épistémologique. En
effet, ce terme ne renvoie pas spécifiquement à la saisie claire et distincte d’un objet
intelligible, mais plus généralement à la visée et à la représentation de cet objet par la
pensée, que celle-ci lui soit adéquate ou non465.
Pour Plotin, la faculté proprement humaine de l’âme, la pensée discursive (dianoia),
opère une double activité : tout en contemplant les formes inhérentes à la partie supérieure
de l’âme humaine – dont l’activité est constamment dirigée vers la réalité intelligible –,
elle porte ses jugements sur les données fournies par la sensation. C’est précisément à cette
faculté « bicéphale », la dianoia, que l’epibolê se voit le plus souvent rattachée, comme
l’attestent les nombreuses occurrences de l’expression epibolê tês dianoias dans les
Ennéades. Notre étude montrera que l’epibolê plotinienne renvoie en premier lieu à la visée
des notions inhérentes à l’âme humaine ainsi qu’à leur représentation par la pensée. C’est
par analogie avec cette activité, que l’on pourrait qualifier d’intentionnelle, que Plotin
attribuera à l’Intellect hypostase une forme d’epibolê supérieure à l’activité de la pensée
465
Par sa dimension noétique, l’intention husserlienne peut être rapprochée de l’ἐπιβολή plotinienne. Pour une
présentation synthétique de l’histoire de cette notion, voir A. de Libera, « Intention », dans Vocabulaire
européen des philosophies, sous la direction de B. Cassin, Paris, Éditions du Seuil/Dictionnaire le Robert,
2004, p. 608-619. À l’instar d’ἐπιβολή, notons aussi que le terme latin intentio peut signifier la visée d’un
objet et sa similitude, c’est-à-dire sa représentation par la pensée (ibid., p. 610).
264
proprement humaine466. Afin de mieux distinguer les différentes acceptions de l’epibolê
dans les Ennéades, nous traiterons d’abord de sa fonction épistémologique dans les écrits
d’Épicure et les commentaires d’Alexandre d’Aphrodise, qui s’avèrent aujourd’hui les
seuls témoignages significatifs d’un usage philosophique de ce terme avant Plotin.
2. Le sens philosophique d’epibolê avant Plotin
2.1 Épicure et l’épicurisme
C’est dans les écrits d’Épicure que le terme epibolê prend pour la première fois un
sens technique dans le corpus philosophique grec : on le rencontre, sous différentes formes,
dans la Lettre à Hérodote et dans les Kuriai doxai467. Étant donné l’état fragmentaire du
corpus épicurien et la concision avec laquelle les doctrines y sont exposées, peu de
commentateurs ont osé fournir une justification philosophique de sa fonction
épistémologique. Ce concept n’en constitue pas moins un des fondements de la pensée
épicurienne. En effet, aux critères de vérité définis par leur maître – la sensation (aisthêsis),
la préconception (prolêpsis) et l’affection (pathos) – les épicuriens ont jugé bon d’ajouter
l’epibolê tês dianoias468. Précisons que cette notion est bien présente dans les écrits
d’Épicure, mais qu’elle n’y compte pas au nombre des critères de vérité qui y sont
énumérés469.
L’epibolê épicurienne se définit généralement comme la visée, consciente ou non470,
d’un objet par les sens (aisthêtêria) ou par la pensée (dianoia). C’est en référence à cette
466
Le terme ἐπιβολή renvoie aussi à la visée cognitive de la faculté perceptive; tout comme le terme
προσβολή, dont il est alors synonyme, ἐπιβολή peut désigner par analogie l’activité de l’Intellect hypostase.
Voir J. F. Phillips, art. cit., p. 81 sqq.
467
Dans Diogène Laërce, Vitae philosophorum, X. Pour les occurrences du terme ἐπιβολή employé seul, cf. §
35, 36 (deux fois), 69, 70, 83 dans la Lettre à Hérodote; pour l’expression ἐπιβολὴ τῆς διανοίας et ses formes
dérivées, cf. § 35, 38, 50 (deux fois), 51 (deux fois), 62 dans la Lettre à Hérodote et Κύριαι δόξαι XXIV.
Toutes les références renvoient à l’édition de H. S. Long : Diogène Laërce, Vitae philosophorum, 2 t., Oxford,
Clarendon Press, 1964.
468
Diogène Laërce, op. cit., X, § 31.
469
Sur les raisons pour lesquelles Épicure n’aurait pas compté l’ἐπιβολὴ τῆς διανοίας au nombre des critères
de vérité, voir C. Bailey, « On the meaning of ἐπιβολὴ τῆς διανοίας », dans Epicurus : The Extant Remains,
Oxford, Clarendon Press, 1926, p. 271-272.
470
Au sujet du caractère conscient et volontaire de l’ἐπιβολή, voir C. Bailey, art. cit., p. 259-274, dont les
conclusions ont été critiquées entre autres par D. J. Furley, Two Studies in the Greek Atomists, Princeton,
Princeton University Press, 1967, p. 206-208 et J. M. Rist, Epicurus. An Introduction, Cambridge, Cambridge
265
seconde acception que les épicuriens auraient élevé l’epibolê au rang de critère de vérité, en
créant ainsi un concept, l’epibolê tês dianoias, destiné à être récupéré par la tradition
platonico-aristotélicienne, d’Alexandre d’Aphrodise à Jean Philopon.
Dans les écrits d’Épicure, le lexique de l’imagination – phantasia, phantasma, etc. –
accompagne généralement l’expression epibolê tês dianoias. Ainsi, la dianoia prendrait
pour objet des images qui en raison de leur trop grande subtilité n’auraient pas été saisies
par les sens, et auraient ainsi outrepassé l’intermédiaire de la sensation pour venir se fixer
directement dans la pensée. Pour Épicure, ces images seraient notamment celles des dieux
et des morts, imperceptibles aux sens, mais accessibles à la pensée, entre autres par la voie
des rêves471. Si réellement l’epibolê ne renvoie qu’à une perception sensible ou à une saisie
d’images subtiles et oniriques par la pensée, on arrive difficilement à comprendre la
fonction épistémologique propre que lui réservaient les épicuriens; en effet, d’aucuns
pourraient objecter qu’elle redouble inutilement ces autres critères de vérité que sont la
sensation et la préconception. C’est contre ce genre d’objections que C. Bailey, dans une
étude faisant suite à sa traduction des fragments d’Épicure, a voulu prémunir la pensée
épicurienne. Il y attribue un sens proprement épistémologique à l’epibolê tês dianoias, la
définissant comme la saisie immédiate et intuitive de concepts, en particulier des concepts
évidents de la pensée scientifique472. Par la juxtaposition de notions claires préalablement
saisies (prolêpsis), la pensée arriverait à produire une nouvelle notion, à son tour
appréhendée par l’acte cognitif qu’est l’epibolê. C’est alors qu’une connaissance
scientifique viendrait se substituer à une opinion fausse, causée par une combinaison
inadéquate de notions, en elles-mêmes vraies, issues de la sensation. Ainsi, bien que nos
sens soient en eux-mêmes inaptes à saisir des notions telles que l’atome ou le vide, par une
juxtaposition adéquate de concepts plus élémentaires acquis via nos sensations, et par la
visée cognitive du résultat de cette synthèse, il nous serait possible d’en avoir une
connaissance certaine, et donc scientifique.
University Press, 1972, p. 25, et partiellement réhabilitées par E. Asmis dans une monographie portant sur
l’épistémologie épicurienne, Epicurus’ Scientific Method, Ithaca, Cornell University Press, 1984, p. 125-126.
471
Diogène Laërce, op. cit., X, § 50, 51.
472
C. Bailey, art. cit., p. 260; voir p. 267-274 pour la démonstration.
266
Aussi convaincante qu’elle puisse sembler, on peut douter, à la suite de plusieurs
spécialistes actuels de l’épicurisme, que l’interprétation proposée par Bailey reflète
authentiquement la doctrine épistémologique d’Épicure. Toutefois, en dépit des critiques
qui peuvent lui être adressées, le modèle interprétatif défendu par Bailey conserve ce mérite
indéniable : il fournit une justification à la thèse épicurienne voulant que des notions
complexes comme le vide et l’atome puissent acquérir une certitude scientifique pour la
pensée. Comme la suite de notre étude le montrera, l’interprétation de l’epibolê tês dianoias
proposée par Bailey convient peut-être moins au sens qu’Épicure a pu lui attribuer qu’à la
fonction qu’elle acquerra chez Plotin, qui s’en servira pour conceptualiser le passage d’une
opinion confuse et injustifiée – par exemple, l’idée que chacun peut se faire de la notion de
temps – à une connaissance claire et certaine, pouvant être exposée dans un discours
scientifique.
2.2 Alexandre d’Aphrodise
Dans son Commentaire sur la Métaphysique d’Aristote, Alexandre d’Aphrodise
emploie à son tour le terme epibolê, en reprenant littéralement la formule apparue dans le
corpus épicurien : epibolê tês dianoias473. Davantage que sa signification dans les écrits
d’Épicure, c’est le sens que cette expression prend pour Alexandre qui permettra d’éclairer
l’usage qu’en fera Plotin. Le syntagme apparaît dans l’exégèse de ce locus classicus du
livre Γ (IV) de la Métaphysique474 : « Maintenant, si l’être et l’unité sont une même chose,
c’est-à-dire une même nature, au sens où ils sont associés l’un à l’autre comme le principe
et la cause, mais non au sens où ils seraient signifiés par une seule définition (logos)
[…]475 ». Pour illustrer son propos, Aristote montre que les expressions « un homme » et
« homme » renvoient à un même sujet, tout comme « homme existant » et « homme », qui
ont le même référent; par conséquent, les prédicats un et existant ne peuvent être distingués
473
Il nous a été impossible de déterminer si Alexandre reprend le syntagme ἐπιβολὴ τῆς διανοίας directement
des écrits d’Épicure, ou indirectement par l’entremise d’intermédiaires textuels qui nous sont aujourd’hui
inconnus.
474
Notons que le terme réapparaît ailleurs dans les commentaires d’Alexandre (édités dans la collection des
Commentaria in Aristotelem graeca [CAG]), où il garde sensiblement la même signification. Cf. In
metaphyica (CAG, I), 384, 21; In topicorum (CAG, II, 2), 233, 5; 392, 2; 409, 28.
475
Aristote, Métaphysique Γ, 2, 1003b22-26 (notre traduction) : « εἰ δὴ τὸ ὂν καὶ τὸ ἓν ταὐτὸν καὶ μία φύσις
τῷ ἀκολουθεῖν ἀλλήλοις ὥσπερ ἀρχὴ καὶ αἴτιον, ἀλλ’ οὐχ ὡς ἑνὶ λόγῳ δηλούμενα (διαφέρει δὲ οὐθὲν οὐδ’ ἂν
ὁμοίως ὑπολάβωμεν, ἀλλὰ καὶ πρὸ ἔργου μᾶλλον). » Pour une interprétation philosophique et philologique de
ce passage, voir W. D. Ross, Aristotle’s Metaphysics, t. 1, Oxford, Clarendon Press, 1953 (2), p. 257-258.
267
en tant qu’ils désignent une seule et même réalité substantielle, par exemple, tel homme.
Aristote en conclut que l’unité n’est pas une nature distincte de l’être. L’argument montre
ainsi que sur le plan ontologique, l’être et l’unité ont un même référent, et partagent ainsi
une même nature, alors que du point de vue logique, chacun se voit attribuer une définition
(logos) qui lui est propre. En effet, on ne saurait définir l’être de la même manière que
l’unité.
C’est probablement en raison de l’équivocité du terme logos, qui apparaît dans
l’extrait commenté, qu’Alexandre a jugé bon d’introduire la notion d’epibolê tês dianoias :
Il dit que l’unité est la même chose que l’être, tout comme le principe et la
cause sont une même chose; en effet, ils sont associés l’un à l’autre et sont
prédiqués d’un même sujet (car ce qui est principe est aussi cause, et ce qui est
cause est aussi principe). Cependant, la définition (logos) de ce sujet et sa visée
par la pensée (epibolê tês dianoias) diffèrent en tant qu’il est dit principe ou
cause (en effet, il est dit principe en tant qu’il est premier par rapport à ce dont
il est principe, et en tant que provient de lui ce dont il est principe; alors qu’il
est dit cause en tant qu’il est ce par quoi ce dont il est la cause existe : ce dont
une chose provient diffère de ce par quoi cette chose existe), il en est donc
ainsi, dit-il, du rapport entre l’être et l’unité476.
Selon l’interprétation alexandrinienne, un sujet qui est principe est également cause, tout
comme une chose qui existe est également une; cependant, selon le prédicat visé, on
proposera telle ou telle définition (logos) de ce même sujet. C’est ici qu’Alexandre
introduit le concept d’epibolê. L’analyse syntaxique du passage en question montre que la
conjonction καί, qui précède le syntagme epibolê tês dianoias, a une fonction explicative.
Pour Alexandre, le logos se définit comme ce qui est dit d’un sujet en tant qu’un de ses
prédicats est visé par la pensée : l’epibolê tês dianoias vient donc expliciter la notion de
visée relative au concept de logos. En effet, cette expression renvoie à la visée cognitive
d’un des prédicats du sujet à définir, autrement dit, c’est le point de vue à partir duquel ce
sujet sera défini. Bref, l’epibolê désigne la saisie intuitive et simple de son objet par la
pensée, alors que le logos renvoie à son expression propositionnelle et dès lors complexe.
476
Alexandre d’Aphrodise, In metaphysica, 247, 8-16 (notre traduction) : « λέγει δὲ τὸ ἓν τῷ ὄντι οὕτω
ταὐτὸν εἶναι ὡς ἔστι ταὐτὰ ἀρχή τε καὶ αἴτιον. ὡς γὰρ ταῦτα ἀμφότερα μὲν ἀκολουθεῖ τε ἀλλήλοις καὶ κατὰ
τοῦ αὐτοῦ κατηγορεῖται (ὃ γὰρ ἀρχή, τοῦτο καὶ αἴτιον, καὶ ὃ αἴτιον, τοῦτο καὶ ἀρχή), ἄλλος μέντοι λόγος
αὐτοῦ καὶ ἄλλη ἐπιβολὴ τῆς διανοίας καθὸ ἀρχὴ λέγεται καὶ ἄλλος καθὸ αἴτιον (ἡ μὲν γὰρ ἀρχὴ καθὸ πρῶτόν
ἐστι τοῦ οὗ ἐστιν ἀρχή, καὶ καθὸ ἐξ αὐτοῦ τὰ ὧν ἐστιν ἀρχή, τὸ δὲ αἴτιον καθό ἐστι δι’ αὐτὸ τὸ οὗ αἴτιον·
ἄλλο δὲ τὸ ἐξ οὗ ἐστι καὶ ἄλλο τὸ δι’ ὅ), οὕτω δή φησιν ἔχειν πρὸς ἄλληλα τό τε ὂν καὶ τὸ ἕν. »
268
Dans le cadre d’un autre modèle, celui de l’innéisme plotinien, l’epibolê tês
dianoias conservera somme toute la même fonction que chez Alexandre; toutefois, la
pensée discursive (dianoia) n’y visera plus l’un des prédicats du sujet à définir, mais une
notion inhérente à l’âme humaine en tant qu’elle est tournée vers une réalité intelligible qui
la transcende.
3. L’epibolê tês dianoias dans les Ennéades
3.1 La nature et les activités de la pensée discursive (dianoia)
En milieu du
IIIe
siècle de notre ère, alors que Plotin entreprend la rédaction de son
œuvre, le terme epibolê a depuis longtemps acquis un sens technique en philosophie, ce que
l’auteur des Ennéades, par une connaissance probable de la doxographie épicurienne477, ou
plus vraisemblablement par un accès direct aux commentaires d’Alexandre478, ne pouvait
ignorer.
Avant d’amorcer l’étude de l’epibolê tês dianoias dans l’œuvre de Plotin, il
convient d’abord de définir cette faculté, la dianoia, à laquelle l’epibolê se voit
fréquemment rattachée. Au Traité V, 3 [49], Plotin livre un de ses plus brillants exposés sur
la nature de la pensée discursive (dianoia) : il en fait le siège de la cognition humaine en la
distinguant de l’Intellect, dont elle accueille les impressions, et de la sensation, dont elle
reçoit les images. C’est ce qu’illustre cette métaphore, à valeur proverbiale pour la tradition
néoplatonicienne : « la sensation est notre messager, mais l’Intellect est notre roi »479.
Contrairement à l’Intellect, la dianoia ne saisit pas la totalité de son contenu d’un seul
477
Sur les rapports entre Plotin et l’épicurisme, voir J. M. Charrue, « Plotin et Épicure », Emerita, 74, 2
(2006), p. 289-320. Ajoutons que l’on retrouve plusieurs occurrences du terme ἐπιβολή dans l’œuvre de
Sextus Empiricus – que Plotin aurait connue – et notamment l’expression ἐπιβολὴ τῆς διανοίας (Adversus
mathematicos, 3, 54, 6-7).
478
D’après le témoignage de Porphyre (Vita Plotini, § 14, 5-7), Plotin aurait condensé la Métaphysique
d’Aristote dans ses écrits. De plus, il aurait fait usage des commentaires d’Alexandre dans ses cours, ce qui
nous amène à lui attribuer une bonne connaissance de son commentaire à la Métaphysique (et a fortiori du
présent passage, où Aristote anticipe involontairement le problème fondamental du néoplatonisme : celui de la
distinction entre l’un et l’être). Sur l’influence qu’a pu avoir Alexandre sur la pensée de Plotin, voir
P. L. Donini, Tre studi sull’aristotelismo nel II secolo d.C., Torino, Paravia, 1974, p. 5-62.
479
Plotin, Traité V, 3 [49], 3, 44-45. Toutes les références aux traités de Plotin, ainsi qu’à la Vie de Plotin par
Porphyre, se rapportent à l’édition critique (editio minor) établie par P. Henry et H.-R. Schwyzer, Plotini
Opera, Oxford, Clarendon Press, 1964-1982.
269
coup, mais de manière discursive, par passage (diexodos) ou transition (metabasis) d’un
concept à un autre480.
En tant que puissance intermédiaire entre la sensation et l’Intellect, c’est à la faculté
discursive que l’homme s’identifie essentiellement. C’est ce que confirmera le Traité I, 1
[53]481, où Plotin fait correspondre le nous (hêmeis) – où l’on peut voir une lointaine
anticipation du sujet moderne – aux activités de la pensée discursive. Il y énonce que
l’homme véritable, ce que nous sommes par essence, correspond à notre faculté rationnelle
(hê logikê psuchê)482. À la suite de H. J. Blumenthal, on considère communément que les
termes dianoia et logos renvoient à une même faculté483. Toutefois, si cette faculté, la plus
haute de l’âme humaine, reste une, ses activités sont quant à elles multiples. Leur
distinction s’avèrera d’ailleurs fondamentale pour comprendre la fonction propre
qu’attribue Plotin à l’epibolê tês dianoias.
Au chapitre 7 du Traité I, 1 [53], Plotin énonce que la perception des choses
extérieures est en réalité l’image d’une contemplation intérieure, celle des formes
intelligibles par l’âme. Non seulement ces formes rendent possible l’activité perceptive,
mais elles sont aussi à la source de ces trois activités rationnelles, propres à l’homme : le
raisonnement (dianoia), l’opinion (doxa) et l’intuition (noêsis)484. Alors que l’opinion et,
dans une certaine mesure, le raisonnement portent sur les images issues de la sensation485,
on peut s’interroger sur la nature et l’objet de l’intuition. En effet, l’analyse des Traités V, 3
[49] et I, 1 [53] montre que noêsis est un terme équivoque dans les Ennéades. Au chapitre 8
du Traité I, 1 [53], Plotin énonce que nous possédons les formes (eidê) de deux manières :
480
Plotin, Traité IV, 4 [28], 1, 15-16. C’est à ce type de discursivité que renvoie le syntagme pensée
discursive, que nous avons choisi pour traduire le terme διάνοια. Pour Plotin, la pensée discursive n’est pas
d’emblée propositionnelle, même si la pensée propositionnelle relève effectivement de l’activité logique de la
διάνοια.
481
Pour un traitement complet des doctrines épistémologiques exposées dans le Traité I, 1 [53], voir
G. Aubry, Plotin. Traité 53 (I, 1), Paris, Les Éditions du Cerf, 2004.
482
Plotin, Traité I, 1 [53], 7, 21-24.
483
H. J. Blumenthal, op. cit., p. 100 sqq. Notons toutefois que Plotin n’est pas toujours rigoureux dans l’usage
qu’il fait de ces termes : selon les contextes, le terme διάνοια peut signifier le jugement porté sur les images
sensibles, celui porté sur les impressions intelligibles, et même l’activité intuitive de la pensée, comme dans
l’expression ἐπιβολὴ τῆς διανοίας. Si le λόγος se confond le plus souvent avec la διάνοια, au sens où ils
désignent tous deux la faculté supérieure de l’âme humaine, Plotin semble également prendre λόγος, terme
polysémique par excellence, plus spécifiquement au sens d’expression propositionnelle – ou de la faculté qui
rend possible cette expression – de l’activité intuitive de la διάνοια.
484
Plotin, Traité I, 1 [53], 7, 14-17.
485
Ibid., 9, 4-12.
270
déployées et séparées dans notre âme, et rassemblées dans l’Intellect. L’âme supérieure,
que Plotin identifie à la pensée véritable (hê dianoia hê alêthês), saisit l’intelligible par une
multiplicité d’actes intuitifs486. Sommes-nous cette âme pour Plotin ? Oui, mais seulement
lorsque nous avons une appréhension consciente (antilêpsis) des formes qu’elle contemple
et qui lui sont dès lors inhérentes. En référence à Aristote487, Plotin énonce que nous
touchons ou nous ne touchons pas aux intelligibles qui sont dans l’Intellect, ou plutôt à
ceux qui sont en nous, à savoir dans notre âme488. Bien que nous les possédions tous en
puissance, nous ne les appréhendons en acte que lorsque notre pensée en fait l’objet de sa
visée (epibolê).
Si les formes psychiques sont séparées les unes des autres, comment la dianoia, qui
les saisit une à une, arrivera-t-elle à les relier entre elles afin de produire un discours
(logos) ? La solution plotinienne à ce problème peut être trouvée au chapitre 5 du Traité IV,
9 [8]489. Plotin y fait l’analogie suivante : une âme particulière est à l’Âme universelle ce
qu’un théorème est à sa science, soit une partie dont l’existence et l’intelligibilité dépendent
du tout auquel elle se rattache. Par exemple, la totalité de la science du géomètre est
contenue potentiellement dans le théorème particulier sur lequel porte sa démonstration, ce
qui signifie que la résolution de ce théorème présuppose la connaissance des principes
généraux et spécifiques de cette science, ces principes contenant en puissance la totalité des
théorèmes que le géomètre peut démontrer. Plus généralement, on peut dire que la pensée
humaine ne vise en acte qu’une forme particulière, bien que par sa participation à
l’Intellect – qui rassemble la totalité des formes en une unité conservant leurs différences –,
elle ait accès, en puissance, à l’ensemble des formes intelligibles. Pour qualifier cette
saisie compréhensive du tout intelligible, Plotin emploiera le terme athroos490. Ainsi, en
tant qu’il se rapporte à l’âme humaine, le syntagme epibolê athroa désignera une visée
cognitive qui porte en acte (energeia) sur une notion particulière, mais qui comprend, en
486
Ibid., 9, 20-23.
Aristote, Métaphysique, Θ, 10, 1051b23-26.
488
Plotin, Traité I, 1 [53], 9, 12-15.
489
Plotin, Traité IV, 9 [8], 5, 1-28.
490
Ce terme, qui pose une difficulté particulière au traducteur, peut être opposé à l’étalement (διάστημα)
temporel et/ou notionnel; joint à l’ἐπιβολή, il signifie que la pensée comprend d’un seul coup l’ensemble des
attributs de la notion qu’elle vise. Par ailleurs, notons que ce terme apparaît déjà dans la Lettre à Hérodote
(§ 35) : l’ἐπιβολὴ ἀθρόα y désigne une notion philosophique universelle que le philosophe en herbe doit
assimiler afin de porter un jugement adéquat sur les cas particuliers qui se présenteront à lui. Mutatis
mutandis, l’ἐπιβολή plotinienne aura la même fonction.
487
271
puissance (dunamei), l’ensemble des attributs qui serviront à la définir (d’où notre
traduction par visée compréhensive). Ainsi, c’est au moyen des concepts aristotéliciens de
l’en acte et l’en puissance que la notion épicurienne d’epibolê sera repensée par Plotin491.
Avant de conclure cette brève présentation des activités de la διάνοια, il convient de
revenir sur le concept de jugement (krisis). Juger, pour la pensée discursive, consiste à
rassembler (sunagein) et à diviser (diairein) les impressions qu’elle reçoit, de la sensation,
certes, mais aussi de l’Intellect492. Alors que la plupart des hommes ne portent leurs
jugements que sur les images laissées par leurs sensations, le philosophe est apte à recevoir
les impressions des intelligibles : celles-ci constituent même les principes (archê) de sa
science, la dialectique493. Dans les Traités V, 3 [49] et I, 1 [53], Plotin soutient que
l’homme s’identifie essentiellement à sa faculté discursive, dont l’activité est à la fois
raisonnante et intuitive : « c’est nous-mêmes qui raisonnons (logizomenoi) et nous-mêmes
qui avons l’intuition (nooumen) des notions de notre pensée discursive »494. L’epibolê
correspond à l’acte intuitif de la dianoia, alors que le raisonnement (logos) constitue
l’expression propositionnelle de cet acte. Mutatis mutandis, l’epibolê conservera pour
Plotin la fonction qu’elle avait déjà pour Alexandre, celle de principe du discours (logos).
3.2 La clarification de la visée cognitive
Les premières lignes du Traité III, 7 [45], Sur l’éternité et le temps, offrent sans
doute l’illustration la plus évocatrice de la fonction attribuée à l’epibolê dans les Ennéades.
Plotin y montre comment l’homme peut passer de l’opinion à la science par une réflexion
sur ses propres pensées. Son traitement des notions d’éternité et de temps, avec lesquelles
chacun se croit familier, lui fournit l’occasion d’illustrer les procédés et la fin de la méthode
dialectique :
L’éternité et le temps, disons-nous, sont deux choses différentes : l’éternité se
rapporte à la nature qui est perpétuelle, le temps, à ce qui devient et à ce monde.
Spontanément, comme si nous avions une visée compréhensive de leur notion
491
Sur l’usage que fait Plotin de ces notions, voir les notes et commentaires de J.-M. Narbonne dans Plotin,
Traité 25 (II, 5), Paris, Les Éditions du Cerf, 1998.
492
Plotin, Traité V, 3 [49], 2, 7-13.
493
Plotin, Traité I, 1 [53], 5, 1-5.
494
Plotin, Traité V, 3 [49], 3, 35-36.
272
(tais tês ennoias athroôterais epibolais), nous croyons en avoir une impression
claire dans nos âmes, puisque nous en parlons toujours et à propos de tout.
Cependant, lorsque nous tentons de les examiner, comme si nous nous
rapprochions de nos pensées, nous sommes dans l’embarras […]495.
Ce passage confirme ce que nous avons mentionné au sujet de la double activité de la
pensée discursive. Selon Plotin, tout homme, à partir des notions qu’il possède, porte un
jugement sur les données de son expérience. Ainsi, c’est en ayant une certaine idée du
temps qu’il arrive à prévoir la durée de ses activités, à fixer un rendez-vous, etc.;
cependant, cette connaissance pratique, essentielle à l’action humaine, n’implique en rien
une connaissance théorique de la nature du temps. Tout comme le fera saint Augustin au
livre XI de ses Confessions, Plotin témoigne déjà, dans les premières lignes du Traité III, 7
[45], de l’étonnement qui surgit en chaque homme lorsqu’il est amené à définir ce qu’est le
temps. Spontanément, il pensera en avoir une idée claire, pouvant être exprimée dans une
proposition du genre : le temps, c’est […]. Toutefois, en rapportant son attention sur cette
notion qu’il croyait naguère évidente, il ne pourra que constater son ignorance. Privé de la
visée compréhensive (epibolê athroa) de ses attributs, il n’aura à l’esprit qu’une idée vague,
inexprimable dans un discours clair, précis et structuré. Pour Plotin, cette connaissance,
dont la plupart des hommes sont privés, ne peut être atteinte que par le véritable philosophe
qui, au terme du long exercice qu’est la dialectique, peut espérer parvenir à une intelligence
parfaite de son objet496. Son discours (logos), par exemple celui que livre Plotin tout au
long du Traité III, 7 [45], ne sera que l’expression propositionnelle de cette visée intuitive,
par laquelle il saisit d’un seul coup l’ensemble des attributs de la notion traitée.
Ainsi, lorsqu’elle est qualifiée d’athroa, l’epibolê désigne une saisie claire et distincte
d’une notion, et de ses attributs, par la pensée. D’autres occurrences montreront que le
terme epibolê, lorsqu’il apparaît sans l’épithète athroa, ne renvoie pas forcément à la
connaissance adéquate des multiples attributs compris dans l’unité du concept. Au
Traité V, 3 [49], Plotin rappelle que l’activité de la διάνοια porte d’une part sur les images
495
Plotin, Traité III, 7 [45], 1, 1-8 (notre traduction) : « Τὸν αἰῶνα καὶ τὸν χρόνον ἕτερον λέγοντες ἑκάτερον
εἶναι καὶ τὸν μὲν περὶ τὴν ἀίδιον εἶναι φύσιν, τὸν δὲ χρόνον περὶ τὸ γινόμενον καὶ τόδε τὸ πᾶν, αὐτόθεν μὲν
καὶ ὥσπερ ταῖς τῆς ἐννοίας ἀθροωτέραις ἐπιβολαῖς ἐναργές τι παρ’ αὐτοῖς περὶ αὐτῶν ἐν ταῖς ψυχαῖς ἔχειν
πάθος νομίζομεν λέγοντές τε ἀεὶ καὶ παρ’ ἅπαντα ὀνομάζοντες. Πειρώμενοι μὴν εἰς ἐπίστασιν αὐτῶν ἰέναι
καὶ οἷον ἐγγὺς προσελθεῖν πάλιν αὖ ταῖς γνώμαις ἀποροῦντες. »
496
Plotin, Traité I, 3 [20], 5, 3-4.
273
produites par la sensation et, d’autre part, sur les impressions qu’elle reçoit de l’Intellect.
Les images sensibles, avec lesquelles la pensée discursive est naturellement plus familière,
constituent un obstacle à sa visée compréhensive des formes intelligibles. Afin d’acquérir
une réelle connaissance de ces notions, l’homme devra d’abord se détourner des images qui
le trompent. C’est ce que rappelle Plotin en conclusion du Traité IV, 6 [41] :
Il n’est pas étonnant qu’en général tout ce qui se rapporte à l’âme soit différent
de ce que les hommes en ont cru, par manque d’examen, et des représentations
immédiates (procheiroi autois epibolai) qui leur sont venues des objets
sensibles et les ont trompés par leur ressemblance497.
Pour Plotin, les hommes sont naturellement trompés par leurs sensations : les images
qu’elles produisent amènent la pensée à concevoir les réalités incorporelles, telles que
l’âme et ses facultés, sur le modèle des objets sensibles. Comme le laisse entendre Plotin en
tête du Traité III, 7 [45], chaque homme doit prendre conscience que ses représentations
(procheiroi autois epibolai) sont trompeuses afin que naisse en lui le désir de réexaminer
ces notions mêmes qu’il croyait naguère connaître. Cependant, la démarche réflexive ne
suscite pas d’emblée l’intuition claire et distincte de celles-ci. Au Traité VI, 2 [43], Plotin
précise que la première représentation « critique » de l’âme (hôs doxei tê prôtê tês dianoias
epibolê) reste inadéquate, bien que la pensée se soit déjà détournée de ses modèles
sensibles et des images qui en proviennent498. Pour saisir clairement et distinctement la
nature de l’âme, la pensée doit non seulement la concevoir comme simple et immatérielle,
mais aussi reconnaître la multiplicité de ses attributs. En effet, une visée compréhensive
(epibolê athroa) de la nature de l’âme implique la connaissance de ses multiples puissances
(dunamis). Voilà précisément en quoi consiste la tâche du dialecticien – déjà présentée par
Platon dans le Phèdre (265d-e) et reformulée par Plotin au Traité I, 1 [20] –, à savoir
diviser son objet selon ses multiples puissances pour ensuite rassembler cette multiplicité
dans l’unité du concept.
497
Plotin, Traité IV, 6 [41], 3, 71-74 (notre traduction) : « Καὶ ὅλως τὰ περὶ ψυχὴν πάντ’ οὐ θαυμαστὸν ἄλλον
τρόπον ἔχειν, ἢ ὡς ὑπειλήφασιν ὑπὸ τοῦ μὴ ἐξετάζειν ἄνθρωποι, ἢ ὡς πρόχειροι αὐτοῖς ἐπιβολαὶ ἐξ αἰσθητῶν
ἐγγίνονται δι’ ὁμοιοτήτων ἀπατῶσαι. »
498
Plotin, Traité VI, 2 [43], 4, 21-24.
274
Bref, le philosophe doit rendre sa visée intuitive semblable à son objet, qui est à la
fois simple et multiple499. En cela, Plotin se conforme au principe selon lequel le semblable
est connu par le semblable500 : la visée de la pensée doit être à la fois simple, puisqu’elle ne
porte en acte que sur une seule notion, et multiple, puisqu’elle contient en puissance la
totalité de ses attributs. Il reste maintenant à déterminer si l’ensemble des objets de la
pensée (dianoia) peuvent être ainsi conçus, ou si certains restent essentiellement
insaisissables et indéfinissables.
3.3 La pensée de l’indéfini (aoristos) : le cas de la matière
Dans les extraits précédemment commentés, Plotin montre comment l’homme, en
se détournant des images qui le trompent, en prenant conscience de son ignorance et en
cherchant à redéfinir ses notions par les procédés de la dialectique, peut espérer acquérir
une connaissance adéquate de son objet. Cependant, l’intuition des notions telles que le
temps, l’éternité et l’âme ne constitue pas pour lui le terme de la quête philosophique : pour
Plotin, le but ultime de l’âme demeure l’union avec l’Un-Bien, le principe ultime de toutes
choses, au-delà des êtres (epekeina tôn ontôn) visés par la pensée. En tant qu’il est au-delà
de l’être, comment l’Un peut-il alors être pensé ? En effet, comment peut-on penser ce qui,
pour Plotin, est au-delà de l’être, et donc n’est pas ?
La même question se pose au sujet de la matière (hulê), qui elle reste toujours en
deçà de l’être. La dianoia semble a priori incapable de la concevoir, en raison de sa nature
essentiellement indéfinie. En effet, l’âme est naturellement portée à projeter les formes
qu’elle contient sur ce qui se présente à elle501, et donc à définir son objet. Au traité II, 4
[12], Sur les deux matières502, Plotin discute de la difficulté inhérente à la conception de la
matière par l’âme humaine. En référence au Timée (52b), où Platon affirme qu’elle ne peut
être saisie que par un raisonnement bâtard (nothô logismô), Plotin fait appel au concept
499
L’ἐπιβολή est qualifiée de simple (ἁπλῆ) dans un autre passage des Ennéades (VI, 3 [44], 18, 11-13), où il
est question du νοῦς de l’âme humaine – et non du νοῦς séparé – en tant qu’elle saisit ses objets par des
intuitions simples (ἐπιβολαῖς ἁπλαῖς) et non par des raisonnements (οὐ λόγοις). Notons que le syntagme
ἐπιβολὴ ἁπλῆ sera repris par la tradition néoplatonicienne, et notamment par les commentateurs alexandrins
d’Aristote, pour caractériser l’activité intellective de l’âme humaine.
500
D’après le témoignage d’Aristote (De l’âme, I, 2, 404b8-19), on peut faire remonter cette doctrine jusqu’à
Empédocle.
501
Plotin, Traité VI, 6 [34], 3, 32-35.
502
Voir J.-M. Narbonne, Plotin. Les deux matières [Ennéade II, 4 (12)], Paris, Vrin, 1993.
275
d’epibolê pour montrer comment la matière peut malgré tout être pensée et faire l’objet
d’un discours :
Comment concevrai-je l’absence de grandeur dans la matière ? Comment peuton concevoir quelque chose qui soit sans qualité ? De quel genre sera notre
intuition ou la visée de notre pensée (tês dianoias hê epibolê) ? S’il est vrai que
le semblable est connu par le semblable, l’indéfini sera connu par l’indéfini. Le
concept de l’indéfini sera donc défini, mais sa visée (epibolê) indéfinie503.
En reprenant l’axiome selon lequel le semblable est connu par le semblable, Plotin montre
comment la matière peut être conçue : par l’indéfinition inhérente à l’âme. En outre, il
définit dans ce passage les fonctions respectives du logos et de l’epibolê, qui relèvent tous
deux de la διάνοια. En s’inspirant d’un autre passage canonique du Timée (28a), il rappelle
que chaque chose est connue par la définition (logô) et l’intuition (noêsei) que nous en
avons. À la suite d’Alexandre, Plotin fait ainsi du logos l’expression propositionnelle de la
visée intuitive (epibolê), que son objet soit défini, comme le temps, l’éternité et l’âme, ou
indéfini, comme la matière.
4. L’âme, l’Intellect et l’Un-Bien
Plusieurs études ont récemment porté sur les rapports entre l’Intellect et l’Un. Notre
but n’est pas ici de redéfinir cette relation en elle-même504, mais plutôt de justifier l’usage
que fait Plotin du concept d’epibolê, d’abord associé à la dianoia, pour caractériser
l’activité de l’Intellect (qui constitue, après l’Un-Bien, le second principe du système
plotinien).
En quoi l’activité de l’Intellect se distingue-t-elle de celle de la dianoia ? Aux deux
premiers chapitres du Traité IV, 4 [28], Plotin formule cette question en des termes
différents : il n’y traite pas directement de la dianoia, mais de la partie de l’âme qui reste
auprès de l’Intellect. Contrairement à la pensée discursive, qui saisit ses objets dans le
temps, en passant d’une notion à une autre, l’âme supérieure a un accès immédiat à la
503
Plotin, Traité II, 4 [12], 10, 1-5 (notre traduction) : « Τί οὖν νοήσω ἀμέγεθες ἐν ὕλῃ; Τί δὲ νοήσεις ἄποιον
ὁπωσοῦν; Καὶ τίς ἡ νόησις καὶ τῆς διανοίας ἡ ἐπιβολή; Ἢ ἀοριστία· εἰ γὰρ τῷ ὁμοίῳ τὸ ὅμοιον, καὶ τῷ
ἀορίστῳ τὸ ἀόριστον. Λόγος μὲν οὖν γένοιτο ἂν περὶ τοῦ ἀορίστου ὡρισμένος, ἡ δὲ πρὸς αὐτὸ ἐπιβολὴ
ἀόριστος. »
504
À ce sujet, nous partageons les conclusions de J. F. Phillips (art. cit.).
276
totalité des formes intelligibles505. Plotin prend toutefois le soin de distinguer son activité
de celle de l’Intellect; en effet, alors que cette âme saisit ses objets par une multiplicité
d’actes intuitifs, l’Intellect a une visée simple et compréhensive (epibolên athroan athroôn)
de l’ensemble des formes qui le constituent506. La supériorité de l’Intellect sur l’âme
s’explique donc par la plus grande simplicité de son activité. Quant à la pensée discursive,
on peut affirmer que son activité imite celle de l’âme supérieure, qui n’est pas descendue
vers le monde sensible : toutefois, en raison de sa nature discursive, cette pensée ne vise
(epiballôn) en acte qu’une seule forme à la fois507. Ainsi, l’activité de la dianoia relève à la
fois de l’âme supérieure, par la multiplicité de ses actes intuitifs, et de l’Intellect, par sa
visée compréhensive du tout intelligible508.
Contrairement à la pensée discursive, l’Intellect n’est pas à la recherche de son
objet : il possède en acte la totalité de ses formes. En tant qu’il est Intellect, sa visée
compréhensive (epibolê athroa) est donc purement actuelle : il ne connaît pas la potentialité
inhérente à la pensée humaine et n’a donc pas à actualiser son contenu. Cependant, la
connaissance parfaite et totale que l’Intellect a de lui-même n’est rendue possible que par
son désir d’union avec le principe dont il procède. Pour faire comprendre cette tension de
l’Intellect vers l’Un-Bien, Plotin introduit la notion d’Intellect aimant, d’une puissance
supra-intellectuelle qui demande à être actualisée par le principe dont elle émane. Cette
doctrine est exposée au chapitre 35 du Traité VI, 7 [38]509. Plotin s’y inspire librement du
récit de Poros, tiré du Banquet (203b) de Platon, pour concevoir la procession première
menant à la formation de l’Intellect. À cette même réalité, il attribue ces deux puissances :
l’une par laquelle elle contemple son propre contenu intelligible, l’autre par laquelle elle
vise et reçoit (epibolê tini kai paradochê) ce qui est au-delà d’elle-même510. Pour Plotin,
c’est cette seconde activité qui rend possible la première, non pas chronologiquement, mais
ontologiquement. Dans ce contexte, l’emploi du pronom indéfini tini pour qualifier
505
Plotin, Traité IV, 4 [28], 1, 20-25.
Ibid., 1, 19-20.
507
Plotin, Traité V, 1 [10], 4, 16-20.
508
Sur le plan de l’Intellect, la pensée et l’être ne font qu’un, alors qu’au niveau de la pensée discursive, la
définition (λόγος) et la visée intuitive (ἐπιβολή) restent distinctes de leur objet (πρᾶγμα) (VI, 6 [34], 6, 2426).
509
En plus des commentaires de J. Bussanich et J. F. Phillips, voir ceux de P. Hadot dans Plotin, Traité 38
(VI, 7), Paris, Les Éditions du Cerf, 1987, p. 197-201.
510
Plotin, Traité VI, 7 [38], 35, 19-25.
506
277
l’epibolê – littéralement, par une sorte de visée (epibolê tini)511 – pointe en direction d’un
usage analogique de l’epibolê tês dianoias : tout comme la pensée discursive ne peut
raisonner qu’en visant ce qui est au-delà d’elle-même, l’intelligible, l’Intellect ne peut se
connaître qu’en visant ce qui le transcende, l’Un-Bien. En bon platonicien, Plotin se sert
donc d’un concept associé à l’activité humaine, l’epibolê, pour traiter des réalités divines, à
savoir l’Intellect et son principe.
Par-delà l’Intellect, peut-on attribuer à l’Un une sorte de connaissance de soi ?
Certains passages des Ennéades semblent a priori corroborer cette idée. Certes, Plotin
s’interroge sur cette possibilité; dans un de ses premiers traités, il va même jusqu’à doter
l’Un d’une forme de conscience de soi (sunaisthêsis)512. En réponse à des critiques
péripatéticiennes jugeant absurde l’idée que le premier principe soit incapable de se penser
lui-même, l’auteur des Ennéades a peut-être voulu présenter sa doctrine de l’Un en se
servant des concepts mêmes de ses détracteurs. Toutefois, si dans ses premiers traités,
Plotin expose sa pensée hénologique en des termes qui lui sont encore impropres, s’il se
sent contraint de présenter son premier principe comme une réalité consciente d’elle-même,
il prendra par la suite soin d’évacuer toute forme de multiplicité au sein de l’Un513. Ce
dernier ne se connaîtra donc plus en lui-même, par-delà toute altérité, mais seulement par la
médiation de l’Intellect, qui en se retournant vers la réalité dont il émane, parviendra à se
connaître. Bref, à la question : peut-on attribuer à l’Un une sorte de visée simple (haplê tis
epibolê) de lui-même514, la réponse de Plotin sera négative.
5. Retour sur la pensée « non-discursive » et son objet
L’analyse des occurrences du terme epibolê dans les Ennéades nous a permis de
distinguer quatre genres d’intuition : l’intuition de la pensée discursive, l’intuition de l’âme
supérieure, l’intuition de l’Intellect séparé et l’intuition de l’Intellect aimant. En négligeant
511
Le même adjectif indéfini qualifie l’ἐπιβολή dans le Traité III, 8 [30], 9, 19-22, ce qui corrobore
l’hypothèse d’un usage analogique de ce terme lorsqu’il est appliqué à l’Intellect.
512
Plotin, Traité V, 4 [7], 2, 17-19.
513
Dans le Traité V, 3 [49], rédigé au moment où sa doctrine hénologique est déjà fermement établie, Plotin
exhausse l’Un au-delà de toute connaissance de soi.
514
Plotin, Traité VI, 7 [38], 39, 1-5.
278
de faire une telle distinction, on ne peut que difficilement apporter une solution viable au
problème des rapports entre l’intuition et la discursivité chez Plotin.
A. C. Lloyd et R. Sorabji, deux éminents spécialistes de la pensée philosophique
grecque, sont les protagonistes du débat concernant l’objet de la pensée intuitive selon
Plotin515. Pour Lloyd516, la pensée « non-discursive », non-discursive thought, (1)
n’implique aucune transition d’un concept à l’autre, (2) aucune distinction entre le sujet
connaissant et l’objet connu (3) et exige que l’on pense tout du même coup. De fait,
l’ensemble de ces caractéristiques peuvent être attribuées à la pensée intuitive en général.
Cependant, l’intuition est pour Plotin un terme aux acceptions multiples : elle doit donc être
définie plus spécifiquement en fonction de la faculté dont elle est l’activité. En ne prenant
pas le soin de distinguer ces différentes facultés, dont la dianoia – à laquelle se voit
notamment associée l’epibolê –, Lloyd ne rend pas explicitement compte du passage de la
simplicité de l’intuition à la complexité de la pensée discursive. En fait, l’exposition de la
visée intuitive en raisonnements propositionnels est rendue possible parce que ces deux
activités relèvent d’une même faculté, la dianoia, qui saisit les attributs des notions
inhérentes à l’âme supérieure pour ensuite les combiner au moyen de sa puissance logique,
par le logos.
Contrairement à Lloyd, R. Sorabji517 a cherché à prouver que l’objet de l’intuition
est non seulement complexe, mais qu’il est déjà en soi propositionnel. Selon Sorabji, Plotin
distingue trois niveaux d’expérience : celle de la pensée discursive, celle de l’Intellect, qui
est non-discursive, et celle de l’Un, qui est au-delà de la pensée. Sorabji soutient avec
raison que par son activité temporelle, la διάνοια se distingue de l’Intellect. Toutefois, la
διάνοια doit elle aussi se voir attribuer une activité intuitive, puisqu’elle contemple, comme
Sorabji l’admet lui-même518, les formes qui sont inhérentes à l’âme. En soutenant que la
515
Au sujet des autres contributions relatives à la pensée non-discursive chez Plotin, voir note ci-dessus.
Notons que la plupart des commentateurs ont cherché à défendre une position intermédiaire entre celles de
Lloyd et Sorabji. Toutefois, aucun d’entre eux ne s’est à notre connaissance servi du concept d’ἐπιβολή pour
le faire.
516
A. C. Lloyd, art. cit., p. 262 sqq. En réponse aux critiques de Sorabji, A. C. Lloyd publia un second article,
« Non-propositional Thought in Plotinus », Phronesis, 31 (1986), p. 258-265, où il établit cette fois une
distinction claire entre l’Intellect séparé et l’intellect de la pensée humaine (διάνοια).
517
R. Sorabji, art. cit., p. 309-314.
518
Ibid., p. 310.
279
pensée intuitive appréhende un réseau de concepts définissables en termes de genre et
d’espèce, Sorabji attribue à l’Intellect ce qui relève, à notre avis, de la double activité de la
pensée humaine (dianoia), à savoir viser de manière compréhensive la multiplicité
contenue par son objet pour ensuite l’exposer de manière propositionnelle dans un discours.
En effet, le logos a pour fonction de traduire sous forme propositionnelle la visée de la
pensée, l’epibolê tês dianoias. La visée intuitive de la διάνοια – et a fortiori celles de l’âme
supérieure et de l’Intellect – n’est donc pas en soi propositionnelle, bien qu’elle contienne
en puissance la totalité des concepts actualisables et énonçables par le logos. Bref, si les
Anciens avaient une idée de la propositionnalité telle que nous la concevons aujourd’hui,
c’est par la notion de logos qu’ils pouvaient le mieux l’exprimer.
6. Remarques conclusives sur l’epibolê
Notre étude de l’epibolê tês dianoias dans les Ennéades a montré la fonction
essentielle que remplit ce concept dans l’épistémologie plotinienne; héritière du sens que
lui avaient donné Épicure et Alexandre, l’epibolê y désigne la visée d’une notion inhérente
à l’âme supérieure par la pensée. Grâce aux procédés de la dialectique, par la division et le
rassemblement des notions appréhendées par la pensée, l’homme peut espérer atteindre une
connaissance parfaite de son objet. Ainsi, par-delà la notion particulière qu’elle appréhende,
la pensée humaine conserve un accès potentiel à la totalité des attributs de son objet, ce qui
lui permet d’en discourir. Comme nous l’avons montré, c’est par analogie avec la visée de
la pensée discursive que Plotin emploiera le concept d’epibolê pour caractériser la double
activité de l’Intellect : sa conversion vers l’Un-Bien et la connaissance de soi qui en résulte.
L’analyse des différentes acceptions de l’epibolê plotinienne permet d’en arriver à
cette conclusion. Entre la position d’A. C. Lloyd, pour qui l’intuition se comprend comme
une contemplation simple et indéterminée de l’intelligible, et celle de R. Sorabji, pour qui
la pensée intuitive est essentiellement propositionnelle, notre étude de l’epibolê tês
dianoias permet d’introduire une tierce conception de l’objet de la pensée humaine. C’est
cette notion qui permet à Plotin de rendre compte du passage de la simplicité de la visée
intuitive à la complexité propositionnelle de la pensée discursive. En repensant le concept
épicurien d’epibolê à partir des notions aristotéliciennes d’energeia et de dunamei, Plotin
280
apporte sa propre solution aux problèmes de l’épistémologie classique. La pensée peut ainsi
porter en acte sur une notion particulière, tout en conservant en puissance un accès à la
multiplicité de ses attributs, ce que dans un langage plus moderne nous nommerions son
contenu intensionnel. Pour Plotin, c’est cette visée compréhensive, qui saisit d’un seul coup
une notion et ses attributs, qui rend possible le raisonnement scientifique, à savoir le
passage nécessaire d’un concept à un autre à partir de principes premiers saisis
intuitivement. Bref, l’intuition, lorsqu’elle appréhende adéquatement son objet, est pour lui
le principe même du discours scientifique.
281
ARTICLE II : INTELLECTION HUMAINE, INSPIRATION
DÉMONIQUE ET ENTHOUSIASME DIVIN SELON
PROCLUS519
1. La connaissance divine, démonique et humaine selon Proclus
Dans la dernière section des Éléments de théologie (prop. 184 à 211)520, Proclus
présente, dans un mode d’exposition inspiré des Éléments d’Euclide, les principes de sa
doctrine de l’âme. D’après un schème tripartite, il y définit l’essence, les puissances et les
activités des âmes humaines, démoniques et divines, ainsi que leurs relations aux principes
qui leur sont supérieurs (les hénades et les intellects) et inférieurs (les corps) dans la
procession du réel. Cette section (et l’ensemble du traité) se conclut par la réaffirmation de
la descente totale de l’âme humaine dans le Devenir (prop. 211). S’opposant à Plotin, pour
qui la partie supérieure de notre âme demeure « en haut », toujours rattachée aux principes
intelligibles, Proclus s’appuie sur des raisons épistémologiques et éthiques pour réfuter la
thèse plotinienne et, par conséquent, démontrer la sienne521. Pour sauvegarder la possibilité
d’une intuition intellectuelle, que d’aucuns mettraient au fondement de l’épistémologie
(néo)platonicienne, il doit dès lors en redéfinir les conditions. La solution proclienne
consiste à introduire une cause médiatrice, le démon, entre l’Être intelligible et l’âme
humaine. Privé d’une relation immédiate et continue aux principes intelligibles, l’homme
ne peut les saisir que par l’intermédiaire d’êtres supérieurs, les âmes démoniques, dont
l’activité intellective est perpétuelle; inspirée par ces démons, la raison humaine, dont
l’activité est essentiellement discursive, peut actualiser sa puissance intellective, son logos
noeros, et appréhender « l’Être qui est toujours » par noêsis meta logou (Timée 28a), par
intellection accompagnée de raison.
519
Cette version légèrement remaniée d’un article qui sera publié dans les Actes du colloque Langage des
hommes, langage des démons, langage des dieux, Institut protestant de théologie, Paris, 25-26 novembre
2010, reprend, dans la perspective thématique de ce colloque, certains développements des SECTIONS II et III
de notre thèse.
520
Notre ouvrage de référence pour les Éléments de théologie est l’édition, traduite et commentée,
d’E. R. Dodds : Proclus, The Elements of theology, Oxford University Press, 1963.
521
Pour les références à la doctrine plotinienne dans les Ennéades, et pour l’influence de sa critique
jamblichéenne sur les idées ici défendues par Proclus, voir le commentaire d’E. R. Dodds, op. cit., p. 309-310,
ainsi que son introduction, p. XX.
283
Dans cet exposé des principes de sa psychologie, où la méthode du géomètre fournit
un cadre déductif et démonstratif aux doctrines de la tradition platonicienne, Proclus traite
de l’essence des âmes particulières (ou humaines) et de leurs relations aux dieux (ou
hénades), aux intellects, aux autres âmes (divines et démoniques) et aux corps. Cependant,
il n’y expose jamais vraiment ce qui dispose l’homme à recevoir l’inspiration démonique,
posée comme condition de l’intellection humaine. Ses Commentaires sur le Timée et sur le
Premier Alcibiade offrent certes de plus amples précisions sur les rapports entre l’âme
humaine et son démon, mais ils n’apportent qu’un éclairage partiel sur les causes pratiques
de la noêsis meta logou : l’homme active-t-il sa faculté intellective en s’exerçant à la
dialectique, en pratiquant la vertu, en accomplissant certains rites ? Bien que le
Commentaire de Proclus sur le Phèdre soit perdu – œuvre à laquelle le reste de son corpus
renvoie parfois lorsqu’il est question de psychologie (et de démonologie)522 – on retrouve
chez son maître Syrianus, dont l’exégèse du Phèdre fut conservée par Hermias (condisciple
de Proclus), l’arrière-plan théorique de la doctrine proclienne de l’inspiration divine (et
démonique). Dans son commentaire, Syrianus traite des effets de l’enthousiasme sur les
différentes parties de l’âme humaine, en y distinguant l’enthousiasme au sens propre, qui
touche à l’un de l’âme, de ses formes dérivées, qui se rapportent aux autres facultés
psychiques. Dans des contextes exégétiques et littéraires différents, Proclus défendra
essentiellement la même doctrine au sujet de l’intellection humaine, de l’inspiration
démonique et de l’enthousiasme divin.
Dans le cadre d’une recherche s’intéressant aux rapports entre les hommes, les
démons et les dieux, notre étude portera sur l’un des principaux problèmes
épistémologiques (et éthiques) posés par la psychologie néoplatonicienne : comment la
pensée intellective est-elle possible pour une âme totalement descendue dans le devenir et,
par conséquent, entièrement séparée des principes intelligibles ? Dans son commentaire aux
lignes 28a1-4 du Timée, Proclus traite de la notion d’intellection en définissant les
différentes acceptions du terme noêsis523. L’étude de ce texte, dans le cadre de la
522
Nous reviendrons plus tard sur ces raisons, lorsqu’il sera question, entre autres, de la doctrine du démon
dans le Commentaire de Proclus sur le Premier Alcibiade.
523
Proclus, In Timaeum, I, 243, 26-246, 9 (le texte de référence demeure celui édité par E. Diehl, Procli
Diadochi in Platonis Timaeum commentaria, t. I-III, Leipzig, Teubner, 1903-1906). Nos citations proviennent
de la traduction annotée d’A. J. Festugière : Proclus, Commentaire sur le Timée, livre II, Paris, Vrin, 1967.
284
psychologie (et de la démonologie) exposée dans les Éléments de théologie, nous permettra
de situer l’âme démonique dans la hiérarchie métaphysique du système proclien et de
définir son rôle dans l’activation de la puissance intellective de l’âme humaine. Le
Commentaire de Proclus sur le Premier Alcibiade524, dans la section consacrée au démon
de Socrate, apportera de plus amples précisions sur la fonction de cette entité psychique,
distincte à la fois de notre âme et des principes intelligibles qui la transcendent. Enfin, le
Commentaire d’Hermias sur le Phèdre – d’après l’enseignement de son maître
Syrianus525 – et l’exposé sur la prière dans le Commentaire de Proclus sur le Timée526 nous
amèneront à préciser la nature de l’inspiration démonique, dans son rapport à
l’enthousiasme divin, afin d’entrevoir les moyens par lesquels l’homme peut disposer son
âme à saisir « l’Être qui est toujours ».
2. L’intellection humaine et la fonction médiatrice du démon
2.1 La noêsis meta logou dans le Commentaire de Proclus sur le Timée
Le Commentaire de Proclus sur le Timée comprend un exposé systématique sur
l’intellection (noêsis) où il est incidemment fait mention du démon et de sa fonction
médiatrice dans l’illumination intellective de la raison humaine. Au moment d’analyser le
syntagme noêsis meta logou, Proclus énumère et définit les multiples significations du
terme noêsis. Une seule de ses acceptions, présentées selon un ordre hiérarchique
descendant, convient à la noêsis telle que la conçoit Timée dans l’extrait commenté :
l’intellection intelligible, l’intellection qui lie l’intellect à l’intelligible, l’intellection de
l’intellect divin, l’intellection des intellects particuliers, l’intellection de l’âme
raisonnable527 et l’intellection imaginative. Selon la même méthode, Proclus décline le
524
Nous nous référons à l’édition d’A.-Ph. Segonds : Proclus, Sur le Premier Alcibiade de Platon, t. I, Paris,
Les Belles Lettres, 2003.
525
Nous traduisons le texte édité par P. Couvreur, Hermiae Alexandrini in Platonis Phaedrum scholia, Paris,
Bouillon, 1901. Notons qu’une nouvelle édition de ce commentaire a été récemment publiée par
C. M. Lucarini et Cl. Moreschini (De Gruyter, coll. « Bibliotheca Teubneriana », 2012).
526
Proclus, In Timaeum, I, 206, 26-214, 12.
527
À défaut de pouvoir mieux définir la nature de cette intellection, étant donné les limites qu’impose l’objet
de notre étude, mentionnons que le λόγος de la νόησις μετὰ λόγου et le λόγος de la διάνοια relèvent d’une
même faculté générique de l’âme, son λόγος, qui se décline spécifiquement en fonction de l’objet de son
activité. Proclus semble baser sa distinction sur la fameuse image de la Ligne divisée dans la République
285
second terme du syntagme, logos528, en raison intellective, raison discursive (ou
scientifique) et raison opinative529. En combinant les deux acceptions retenues, il entend
définir par ses causes, intellective et psycho-logique, l’activité cognitive signifiée par
l’expression noêsis meta logou.
Proclus se base sur différents critères pour écarter les acceptions de noêsis qu’il juge
hors propos. D’une part, puisque l’objet de l’intellection accompagnée de raison est l’Être,
qui est défini comme éternel et invisible, son intellection ne pourra s’effectuer dans le
temps ou s’accompagner d’images : les deux dernières acceptions, relatives à la discursivité
et à l’imagination, sont ainsi rejetées530. D’autre part, puisque la noêsis en question se
rapporte à l’homme (car c’est de connaissance humaine dont parle Timée), elle ne pourra
signifier un mode d’intellection réservé aux dieux : les trois premières acceptions, relatives
à la divinité, sont à leur tour disqualifiées531. La combinaison de ces critères permet donc de
dégager l’unique sens attribuable, dans le présent contexte exégétique, au terme νόησις, à
savoir l’intellection des intellects particuliers, grâce à laquelle la plus haute faculté
cognitive de l’âme humaine, la raison intellective, ou logos noeros – l’acception de logos
ici retenue par le commentateur –, s’actualisera en noêsis meta logou532. Dans la suite de
son commentaire, Proclus, dont les propos sur les intellects particuliers restent ici
allusifs533, rappellera que cette intellection n’est rendue possible que par l’intermédiaire
d’une tierce entité, le démon (ou l’ange534) :
(509d-511a), où les Formes intelligibles (objets de la νόησις) sont distinguées des Formes intermédiaires
(objets de la διάνοια).
528
Comme l’a souligné A. J. Festugière dans ses notes (Proclus, Commentaire sur le Timée, livre II, p. 80,
n. 5), la traduction du terme λόγος dans l’expression νόησις μετὰ λόγου pose problème. Festugière croit que le
sens platonicien de λόγος en Timée 28a est « définition », et juge que Proclus y voit une faculté discursive (le
λόγος) qui se fait intuitive (noeros) lorsqu’elle entre en activité. À notre avis, le λόγος de νόησις μετὰ λόγου
peut signifier une forme cognitive de « définition » pour Proclus, ce dont rend compte, dans l’acte intuitif
qu’est la νόησις μετὰ λόγου, la faculté discursive qui est activée, à savoir le λόγος (qui est la cause « passive »
de l’intellection accompagnée de raison, alors que l’intellect particulier en est la cause « active »).
529
Proclus, In Timaeum, I, 246, 10-248, 6.
530
Ibid., 245, 1-8.
531
Ibid., 245, 8-9.
532
En rapport avec nos remarques antérieures, précisons que la νόησις de la νόησις μετὰ λόγου n’est pas à
proprement parler l’intellection des intellects particuliers, mais bien le résultat de l’illumination du λόγος
νοερός de l’âme humaine par ces intellects qui en sont séparés.
533
Les principes de la méréologie de Proclus, à savoir sa théorie des rapports entre un tout et ses parties, que
l’on retrouve dans les Éléments de théologie (aux prop. 66 à 74, d’après les divisions de Dodds, mais aussi
ailleurs dans le reste du traité), et qui y sont appliqués aux intellects (aux prop. 166 à 183, encore une fois
selon la section délimitée par Dodds), nous permettent de reconstruire une doctrine de l’intellect particulier,
286
Maintenant, quel est cet Intellect particulier535, et qu’il n’est pas
distributivement un pour chaque âme individuelle, ni n’est participé par les
âmes individuelles directement, mais par l’intermédiaire des âmes angéliques et
démoniques, qui agissent continuellement selon cet Intellect, et en vertu
desquelles les âmes individuelles participent aussi, quelquefois, à la Lumière
Intellective, on l’a expliqué en détail plus longuement ailleurs536.
À notre connaissance, l’exposé détaillé auquel Proclus renvoie ici ne se retrouve dans
aucune de ses œuvres conservées537. Étant donné l’importance de l’exégèse du Phèdre dans
le développement de la psychologie (et de la démonologie) néoplatonicienne, il est
probable qu’un tel exposé soit apparu dans son Commentaire perdu sur la Palinodie de
Socrate538, œuvre à laquelle Proclus renvoie dans son Commentaire sur le Parménide alors
qu’il est question d’enthousiasme539. Dans l’état actuel du corpus proclien, nous pouvons
néanmoins nous référer aux Éléments de théologie, où sont condensées les doctrines que la
tradition néoplatonicienne a voulu abstraire du Phèdre.
2.2 Les classes psychiques et l’intellect particulier dans les Éléments de théologie
Le démon, en tant qu’intermédiaire entre l’âme humaine à l’intellect particulier,
constitue la solution apportée par Proclus aux difficultés épistémologiques (et éthiques)
inhérentes à la doctrine plotinienne de l’âme. Se voulant fidèle à la doctrine authentique de
doctrine qui n’est jamais formellement exposée, du moins à notre connaissance (et à notre satisfaction), dans
l’état actuel du corpus proclien.
534
À la suite de Jamblique (voir Mystères d’Égypte), mais selon une reconfiguration qui semble originale,
Proclus (et probablement déjà Syrianus) distingue différentes entités intermédiaires entre les dieux et les
hommes, selon la triade anges, démons, héros. Nous nous limiterons à employer le terme démon, qui vaut
génériquement, dans le cadre des Éléments de théologie, pour les trois termes de cette triade.
535
Nous ne modifions pas le texte traduit : toutes les traductions qui ne sont pas les nôtres demeurent
inchangées. Nous conservons donc ici les majuscules dans la traduction de certains termes de la noétique
proclienne par A. J. Festugière. Dans le corps de notre étude, nous avons cependant attribué des minuscules
initiales à ces mêmes termes, lorsqu’ils désignent, selon nous, des principes qui ne sont pas uniques, mais
pluriels.
536
Proclus, In Timaeum, I, 245, 17-22 (trad. A. J. Festugière) : « τίς δὲ ὁ μερικὸς νοῦς ἐστιν οὗτος, καὶ ὡς οὐχ
εἷς ἐστι κατὰ μίαν ψυχὴν μερικήν, οὐδὲ αὐτόθεν ὑπὸ τῶν μερικῶν μετέχεται ψυχῶν, ἀλλὰ διὰ τῶν ἀγγελικῶν
καὶ δαιμονίων ψυχῶν τῶν ἀεὶ κατ’ αὐτὸν ἐνεργουσῶν, δι’ ἃς καὶ αἱ μερικαὶ ψυχαί ποτε μετέχουσι τοῦ νοεροῦ
φωτός, διήρθρωται διὰ πλειόνων ἐ ν ἄ λ λ ο ι ς . »
537
Nous partageons la déception de Festugière qui n’a pas su trouver, ailleurs dans le corpus proclien, une
« doctrine précise et complète sur le μερικὸς νοῦς » (op. cit., p. 81, n. 5).
538
On pense à ce célèbre passage du Phèdre (246e sqq.) où Socrate parle d’une armée de dieux et de démons
qui s’élancent, à la suite du grand Zeus, vers les hauteurs de la voûte céleste.
539
Proclus, In Parmenidem, 949, 31-950, 3. Nous citons à partir de l’édition de Carlos Steel, Procli in
Platonis Parmenidem commentaria, t. II, Oxford, Oxford University Press, 2008.
287
Platon, qu’il interprète à partir de schèmes métaphysiques hérités de Jamblique540, Proclus
maintient une distinction nette entre la classe des âmes et celle des intellects. Pour lui,
l’âme, et a fortiori l’âme humaine, ne peut en aucun cas être identifiée à un intellect : par
essence, elle est distincte et séparée du plan intelligible (ou, plus précisément, du plan
intellectif). Elle ne peut activer sa puissance intellective que par participation à un intellect
séparée d’elle-même, qui ne se réduit pas à une disposition, une faculté ou une partie de
l’âme541.
Les propositions 183 et 184 des Éléments de théologie introduisent des distinctions
essentielles dans la classe des âmes et contribuent à définir la relation épistémologique
entre les âmes humaines et l’intellect particulier, par l’intermédiaire des démons :
Prop. 183. Tout intellect qui est participé, mais qui est seulement intellectif, est
participé par des âmes qui ne sont ni divines ni soumises au changement de
l’intelligence à l’inintelligence.
Prop. 184. Toute âme est soit divine, soit soumise au changement de
l’intelligence à l’inintelligence, soit intermédiaire entre celles-ci et toujours
intelligente, quoiqu’inférieure aux âmes divines542.
En rapprochant les développements doctrinaux des Éléments de théologie de ceux du
Commentaire sur le Timée, on peut ainsi résumer la doctrine proclienne de l’intellection.
L’intellect particulier est le terme ultime de la procession des réalités éternelles
constitutives de « l’Être qui est toujours543 ». Bien qu’il ne soit pas divin – car il ne
participe pas aux hénades divines (prop. 181) – il possède, sous un mode plus particulier
(ou moins universel) que les intellects divins, la totalité des Formes (prop. 177). Grâce à la
lumière (phôs) de cet intellect, l’âme humaine, dont l’activité intellective est transitoire,
parvient à connaître « l’Être qui est toujours », mais n’y arrive que par l’intermédiaire des
540
À ce propos, voir la section consacrée aux principes de la métaphysique jamblichéenne par J.-M. Narbonne
(avec la coll. de M. Achard) dans son introduction générale aux Œuvres complètes de Plotin, t. I, v. I, Paris,
Les Belles Lettres, 2012, p. CLXXV-CCXLVIII.
541
En raison sans doute d’un manque de clarté des passages où apparaît l’expression μερικὸς νοῦς, et peutêtre d’une influence inconsciente de doctrines noétiques antérieures (notamment celle de Plotin), certains
commentateurs ont identifié l’intellect particulier de Proclus à l’intellect humain (cf. Festugière, op. cit.,
p. 237, n. 4).
542
Proclus, Éléments de théologie, prop. 183-184 (notre traduction) : « Πᾶς νοῦς μετεχόμενος μέν, νοερὸς δὲ
μόνον ὤν, μετέχεται ὑπὸ ψυχῶν οὔτε θείων οὔτε νοῦ καὶ ἀνοίας ἐν μεταβολῇ γινομένων.
Πᾶσα ψυχὴ ἢ θεία ἐστίν, ἢ μεταβάλλουσα ἀπὸ νοῦ εἰς ἄνοιαν, ἢ μεταξὺ τούτων ἀεὶ μὲν νοοῦσα,
καταδεεστέρα δὲ τῶν θείων ψυχῶν. »
543
Proclus, In Timaeum, I, 256, 13-18.
288
démons, qui en dépendent directement et dont l’intellection est perpétuelle. Les âmes
démoniques assurent ainsi la continuité dans la procession du réel (prop. 28 et 29) tout en
expliquant comment l’âme humaine, séparée dans sa descente des principes intelligibles
(prop. 211), peut activer sa puissance intellective.
Cette présentation schématique des causes et principes de l’intellection humaine,
recomposée à partir d’éléments abstraits des Éléments de théologie et du Commentaire sur
le Timée, se voit confirmée par l’exposé consacré au démon de Socrate dans le
Commentaire sur le Premier Alcibiade (où la science démonologique, mentionnons-le déjà,
est nettement plus élaborée).
2.3 Le démon et l’intellect particulier dans le Commentaire de Proclus sur le Premier
Alcibiade
Dans la section du Commentaire sur le Premier Alcibiade consacrée au démon de
Socrate, Proclus distingue d’abord les différentes classes génériques de démons pour
ensuite définir le démon « qui nous a reçu en lot544 ». Afin d’exposer adéquatement la
nature de ce démon, tout en corrigeant les erreurs de ses prédécesseurs laissés ici
anonymes, Proclus distingue cette entité psychique de ce qu’elle n’est pas, à savoir une âme
(humaine), une partie de l’âme, un intellect particulier. À la lumière des précisions
apportées au sujet de l’intellect particulier, les idées défendues dans cette section du
Commentaire se laissent plus facilement saisir :
Enfin, tous ceux qui identifient l’intellect particulier avec le démon qui a reçu
l’homme en lot, me semblent avoir tort de confondre la propriété intellective
avec l’existence démonique. Tous les démons, en effet, subsistent dans le plan
de l’âme et sont inférieurs aux âmes divines; or, la classe intellective est
différente de la classe psychique et ni leur essence ni leurs puissances ni leurs
actes ne sont identiques. Contre cette thèse, il faut encore dire que les âmes ne
jouissent de l’intellect que lorsqu’elles se convertissent vers lui, reçoivent la
lumière qui vient de lui et unissent leur acte à l’intellect, tandis que nous avons
part au soin du démon pendant toute notre vie […] Et en tant qu’âmes, nous
dépendons de l’intellect seulement, mais en tant qu’âmes usant d’un corps, nous
544
Proclus, In Alcibiadem I, 71, 1-78, 6 (p. 53-63) (trad. A.-Ph. Segonds). Nous nous limitons à parler
« génériquement » du démon, bien que cela puisse occasionner quelques imprécisions, étant donné la
complexité de la doctrine démonologique exposée dans le commentaire sur le Premier Alcibiade par rapport à
la simplicité de celle présentée dans les Éléments de théologie (dont nous avons fait le cadre de référence pour
notre étude).
289
avons besoin d’un démon. C’est pourquoi Platon appelle l’intellect pilote de
l’âme (visible au seul pilote de l’âme, dit-il en effet) et le démon éphore et
tuteur des hommes545.
Si notre âme ne dépend en elle-même que de l’intellect particulier, tandis qu’en tant
qu’homme (en tant qu’âme usant d’un corps) nous dépendons du démon, ce dernier a-t-il
encore un rôle à jouer dans l’activation de l’intellection humaine ? En effet, si l’âme ne
dépend en elle-même que de l’intellect, quelle fonction épistémologique le démon peut-il
conserver ? Dans les lignes qui suivent, Proclus précise que le démon « parfait la raison,
mesure les passions546 » : il dispose ainsi l’âme, descendue dans un corps, à recevoir
l’illumination de l’intellect particulier. S’il n’est pas la cause essentielle de l’intellection de
l’âme rationnelle, ce que Proclus réserve en propre à l’intellect particulier, il en demeure
toutefois, comme cause auxiliaire, une condition sine qua non, en tant que l’existence de
l’âme incarnée demeure guidée par son démon. Par la perfection de son intellection, le
démon purifie l’âme humaine de son irrationalité et la dispose à recevoir la lumière de
l’intellect particulier.
Cet extrait du Commentaire sur le Premier Alcibiade nous ramène ainsi à l’ultime
proposition des Éléments de théologie, où la descente totale de l’âme humaine est justifiée
non seulement par sa nécessaire subordination à un être supérieur, mais aussi par son
incapacité factuelle à maîtriser, par elle-même, ses autres facultés.
545
Proclus, In Alcibiadem I, 76, 20-77, 13 (p. 62-63) (trad. A.-Ph. Segonds) : « Καὶ μὴν καὶ ὅσοι τὸν νοῦν
τὸν μερικὸν εἰς ταὐτὸν ἄγουσι τῷ λαχόντι δαίμονι τὸν ἄνθρωπον οὐ καλῶς δοκοῦσί μοι συγχεῖν τὴν νοερὰν
ἰδιότητα πρὸς τὴν δαιμονίαν ὕπαρξιν. ἅπαντες γὰρ οἱ δαίμονες ἐν τῷ πλάτει τῶν ψυχῶν ὑφεστήκασι καὶ
δεύτεροι τῶν θείων εἰσὶ ψυχῶν· ἄλλη δὲ ἡ νοερὰ τάξις τῆς ψυχικῆς καὶ οὔτε οὐσίαν ἔλαχον τὴν αὐτὴν
οὔτεδύναμιν οὔτε ἐνέργειαν. ἔτι δὲ πρὸς τοῦτο κἀκεῖνο ῥητέον ὅτι νοῦ μὲν ἀπολαύουσιν αἱ ψυχαὶ τότε μόνον,
ὅταν πρὸς αὐτὸν ἐπιστραφῶσι καὶ δέξωνται τὸ ἐκεῖθεν φῶς καὶ συνάψωσι τὴν ἑαυτῶν ἐνέργειαν ἐκείνῳ· τῆς
δὲ τοῦ δαίμονος ἐπιστασίας κατὰ πᾶσαν ἡμῶν <τὴν> ζωὴν […]. kαὶ ὡς μὲν ψυχαὶ τοῦ νοῦ μόνον ἐξηρτήμεθα,
ὡς δὲ ψυχαὶ σώματι χρώμεναι τοῦ δαίμονος δεόμεθα. διὸ καὶ ὁ Πλάτων τὸν μὲν νοῦν ‘ψ υ χ ῆ ς κ υ β ε ρ ν ή τ η ν ’ ἀποκαλεῖ (‘ψ υ χ ῆ ς ’ γάρ φησι ‘κ υ β ε ρ ν ή τ ῃ μ ό ν ῳ θ ε α τ ὴ ν ῷ ’), τὸν δὲ δαίμονα ἀνθρώπων
‘ἔ φ ο ρ ο ν ’καὶ ‘ἐ π ί τ ρ ο π ο ν ’. »
546
Ibid., 78, 1-2 (p. 63).
290
3. L’inspiration démonique et l’enthousiasme divin
3.1 L’enthousiasme dans le Commentaire d’Hermias (Syrianus) sur le Phèdre
La noêsis meta logou n’est pas la plus haute activité de l’âme humaine, mais elle
constitue le sommet de la connaissance fondée sur l’essence de l’homme, le logos. Dans
son Commentaire sur le Parménide, Proclus mentionne un mode de connaissance supérieur
à l’intellection accompagnée de raison, à savoir l’intellection pure547. Selon la
compréhension que nous avons de ce passage, en rapport à la section qui le précède548, cette
connaissance permettrait à l’homme, divinement inspiré, d’appréhender des Formes
autrement accessibles qu’à la seule Science divine (Epistêmê), qui dans le Phèdre (247c-e),
tout comme dans le Parménide (134b), est coordonnée aux Formes dites intelligibles-etintellectives (qui sont supérieures aux Formes intellectives, dont traite principalement le
Timée, toujours selon Proclus). D’après les Commentaires sur le Timée et sur le Premier
Alcibiade, mais aussi selon les Éléments de théologie, la connaissance à laquelle accède
l’âme, par l’intermédiaire de son démon, se limite à celle des Formes intellectives. La
distinction entre différents genres de Formes introduit de facto une distinction entre une
inspiration supérieure (divine) permettant l’appréhension de Formes plus universelles
(intelligibles-et-intellectives), et une inspiration inférieure (démonique), donnant accès à
des Formes plus particulières (intellectives). Notre but n’est pas ici d’établir un accord
systématique entre cette doctrine et celles déjà exposées dans cette étude, mais plutôt de
voir comment s’est justifiée, à partir d’une exégèse du Phèdre, la subordination d’une
forme d’inspiration (démonique) à une autre (divine).
Alors qu’il traite de la folie divine dans son exégèse du Phèdre549, Syrianus opère
essentiellement les mêmes distinctions conceptuelles que celles retrouvées dans l’œuvre de
son disciple, Proclus, au sujet de l’âme; son interprétation tient elle aussi compte du rôle
des démons dans la transmission de l’enthousiasme divin qui s’étend, par leur
intermédiaire, jusqu’aux facultés irrationnelles de l’âme humaine, voire en deçà :
L’enthousiasme, au sens premier, propre et véritable, celui qui vient des dieux,
se produit en rapport avec l’un de l’âme, qui est au-delà de la pensée discursive
547
Proclus, In Parmenidem, 951, 13.
Ibid., 949, 10 sqq.
549
Hermias (Syrianus), In Phaedrum, 83-87.
548
291
et de l’intellect qui est en elle. Cet un même, à un autre moment, semble inerte
et inactif; pourtant, lorsqu’il est illuminé, c’est toute la vie qui l’est aussi, tout
comme l’intellect, la pensée discursive et la partie irrationnelle de l’âme, une
trace de cet enthousiasme se rendant même jusqu’au corps. D’autres formes
d’enthousiasme se produisent donc en rapport avec les autres parties de l’âme,
que mettent en mouvement certains démons ou plutôt des dieux non sans ces
démons550.
La dernière phrase de cet extrait présente les démons comme les vecteurs d’une inspiration
qui illumine non seulement la faculté intellective (nous) de l’âme humaine, mais aussi ces
autres facultés que sont la pensée discursive (dianoia), l’opinion (doxa), l’imagination
(phantasia), l’ardeur (thumos) et le désir (epithumia). Syrianus précise que ces formes
dérivées d’enthousiasme, transmises par les démons, proviennent ultimement des dieux. On
peut se demander, à la lecture de cet extrait, si le démon contribue à susciter l’enthousiasme
au sens « premier, propre, véritable et divin », celui qui éveille l’un de l’âme, qui est aussi
désigné par le terme huparxis chez Proclus551. Bien que Syrianus reconnaisse la fonction
médiatrice du démon en tant que vecteur d’un enthousiasme supérieur, cet enthousiasme,
qu’on le conçoive comme une intellection pure ou comme une union au divin, transcende la
noêsis meta logou que ce démon peut inspirer, et n’est plus, à proprement parler,
démonique, mais bien divin.
Dans son Commentaire sur le Premier Alcibiade, Proclus reprend à son compte la
doctrine démonologique de son maître. À la suite de Syrianus, il y soutient que l’inspiration
démonique se transmet aux multiples facultés de l’âme humaine :
Il faut dire que c’est primordialement dans son intelligence et dans sa science
des êtres que Socrate bénéficiait de l’inspiration de son démon, qui le mouvait à
l’amour divin, et que secondairement, même dans le cas des choses de la vie,
son démon redressait et mettait en ordre son soin provident pour les êtres plus
imparfaits. D’autre part, en ce qui concerne l’action même du démon, il faut
550
Ibid., 85, 14-21 (notre traduction) : « Ὁ οὖν πρώτως καὶ κυρίως καὶ ἀληθῶς ἐκ θεῶν ἐνθουσιασμὸς κατὰ
τὸ ἓν τοῦτο γίνεται τῆς ψυχῆς, ὅ ἐστιν ὑπὲρ τὴν διάνοιαν καὶ ὑπὲρ τὸν ἐν αὐτῇ νοῦν· ὅπερ ἓν ἐν τῷ ἄλλῳ
χρόνῳ παρειμένῳ καὶ καθεύδοντι ἔοικε· τούτου μέντοι τοῦ ἑνὸς καταλαμφθέντος πᾶσα ἡ ζωὴ καταλάμπεται
καὶ ὁ νοῦς καὶ ἡ διάνοια καὶ ἡ ἀλογία, καὶ μέχρι καὶ αὐτοῦ τοῦ σώματος ἴνδαλμα τοῦ ἐνθουσιασμοῦ
ἐνδίδοται. Γίνονται μὲν οὖν καὶ ἄλλοι ἐνθουσιασμοὶ περὶ τὰ ἄλλα μέρη τῆς ψυχῆς δαιμόνων τινῶν αὐτὴν
κινούντων ἢ καὶ θεῶν οὐκ ἄνευ δαιμόνων. »
551
Ce terme apparaît à de multiples reprises dans le corpus proclien, mais l’une des occurrences qui en
éclairent le mieux le sens se retrouve dans l’introduction programmatique de la Théologie platonicienne, t. I,
3, 15, 1-21 (nous nous référons, évidemment, à l’édition d’H. D. Saffrey et L. G. Westerink : Proclus,
Théologie platonicienne, t. I, Paris, Les Belles Lettres, 2003 [2]).
292
dire qu’il ne recevait pas seulement avec son intelligence ou avec ses
puissances opinatives la lumière qui procède de cette source, mais aussi avec
son pneuma, car l’illumination démonique d’étendait immédiatement à travers
toute son âme et mettait dès lors en branle la sensation elle-même552.
Il n’est pas fait mention dans ce passage de la plus haute faculté de l’âme, l’huparxis selon
Proclus, ni d’une forme d’intuition supérieure à la noêsis meta logou (bien que nous ne
puissions pas strictement l’exclure, le démon de Socrate étant divin553). La fonction
providentielle du démon, en tant qu’il préside à la destinée de l’homme, à savoir d’une âme
faisant usage d’un corps, ne semble s’étendre qu’aux facultés proprement humaines, dont le
sommet est la raison intellective. Encore une fois, bien que les différents contextes
exégétiques, avec les visées qui leur sont propres, s’avèrent un obstacle à la reconstruction
systématique de sa doctrine, Proclus nous semble avoir distingué, tout comme son maître,
l’inspiration démonique d’une inspiration qui lui est supérieure et qui élève l’âme vers la
pensée divine.
3.2 Le rôle de la prière dans le Commentaire sur le Timée
Dans une section de son Commentaire sur le Timée qui précède l’analyse du
syntagme noêsis meta logou, Proclus réserve un long traitement à la notion de prière, en
distinguant les étapes qui mènent celui qui prie à s’unir avec le divin554. En énumérant les
bienfaits que la prière apporte aux hommes, il précise qu’elle « conjoint l’intellect des
dieux aux raisons de ceux qui prient555 ». La nature de cet intellect attribué aux dieux pose
problème. Il ne saurait être question ici des intellects dits particuliers, qui, selon la
proposition 181 des Éléments de théologie, sont inférieurs aux intellects divins. Il pourrait
s’agir d’intellects supérieurs au Démiurge, qui contient en lui, sous un mode qui lui est
552
Proclus, In Alcibiadem I, 80, 4-13 (p. 65) (trad. A-Ph. Segonds) : « λεκτέον δὴ ὅτι πρώτως μὲν κατὰ τὴν
ἑαυτοῦ διάνοιαν ὁ Σωκράτης καὶ τὴν τῶν ὄντων ἐπιστήμην ἀπήλαυε τῆς ἐπιπνοίας τοῦ δαίμονος ἀνακινούσης
αὐτὸν ἐπὶ τὸν ἔρωτα τὸν θεῖον, δευτέρως δὲ καὶ ἐπὶ τοῖς κατὰ τὸν βίον πράγμασιν ἀνώρθου καὶ διεκόσμει τὴν
πρόνοιαν αὐτοῦ τὴν περὶ τοὺς ἀτελεστέρους, καὶ κατ’αὐτὴν τοῦ δαίμονος τὴν ἐνέργειαν οὐ τῇ διανοίᾳ μόνον
οὐδὲ ταῖς δοξαστικαῖς δυνάμεσιν ὑπεδέχετο τὸ ἐκεῖθεν προϊὸν φῶς, ἀλλὰ καὶ τῷ πνεύματι, διὰ πάσης αὐτοῦ
τῆς ζωῆς χωρούσης ἐξαίφνης τῆς δαιμονίας ἐλλάμψεως καὶ αὐτὴν ἤδη τὴν αἴσθησιν κινούσης. »
553
Ibid., 78, 11-12 (p. 64).
554
Au sujet de la doctrine de la prière dans l’In Timaeum et de ses sources dans la tradition néoplatonicienne,
voir Ph. Hoffmann, « Erôs, Alètheia, Pistis… et Elpis : Tétrade chaldaïque, triade néoplatonicienne (Fr. 46
des Places, p. 26 Kroll) », dans H. Seng et M. Tardieu (éd.), Die Chaldaeischen Orakel : Kontext –
Interpretation – Rezeption, Heidelberg, Universitätsverlag Winter, 2011, p. 255-324, en particulier p. 287301.
555
Proclus, In Timaeum, I, 211, 4-5 (trad. A. J. Festugière).
293
propre, tous les principes qui le précèdent dans l’ordre de la procession divine556. Toutefois,
il nous paraît plus vraisemblable que Proclus fasse référence à des intellects qui lui sont
inférieurs, à savoir ceux des dieux hypercosmiques, hypercosmiques-et-encosmiques et
encosmiques, et dont dépendent, sous différents rapports, les âmes divines, démoniques et
humaines. Certes, celui qui à la suite de Timée cherchera à connaître l’Univers par ses
causes voudra adresser sa prière au dieu qui en est « le Créateur et le Père » (Timée, 28c),
au Démiurge. Mais, plus modestement, il se tournera vers les dieux qui procèdent de
l’Artisan divin, notamment vers les douze dieux « séparés du Monde » (hypercosmiques-etencosmiques) identifiés aux dieux du Phèdre (246e sqq.)557, afin de s’élever à un niveau
plus universel dans sa compréhension du Monde.
Si ses étapes sont respectées, la prière est censée mener à l’union avec le divin et,
par conséquent, à une compréhension plus universelle de l’Être, supérieure à celle de
l’intellection proprement humaine. Comme l’enthousiasme des facultés rationnelles et
irrationnelles de l’âme humaine était subordonné, chez Syrianus, à l’enthousiasme
proprement divin, l’inspiration démonique, qui rend possible l’intellection humaine, le sera,
chez Proclus, à « l’union qui fixe l’un de l’âme dans l’un même des dieux558 ». D’ailleurs,
556
Mais Proclus ferait plutôt référence à des intelligibles divins, puisque les divinités supérieures au
Démiurge (Zeus), à l’exception de Cronos et Rhéa, sont de l’ordre des intelligibles (ou des intelligibles-etintellectifs). Les différentes acceptions de νόησις dans l’In Timaeum manifestaient d’ailleurs une hiérarchie
descendante dans l’ordre divin, de l’intellection des intelligibles (divins), en passant par l’intellection qui lie
l’intellect à l’intelligible, jusqu’à l’intellection des intellects divins (parmi lesquels nous comptons, d’après
notre compréhension de ce passage, l’intellect du Démiurge et ceux des dieux qui lui sont subordonnés).
557
À propos des dieux « séparés du monde », ou hypercosmiques-et-encosmiques, voir Théologie
platonicienne, t. VI, ch. 15-24, en particulier les ch. 17-18 pour l’exégèse du Phèdre (toujours dans l’édition
d’H. D. Saffrey et L. G. Westerink, Paris, Les Belles Lettres, 2003 [2]).
558
Proclus, In Timaeum, I, 211, 24-25 (trad. A. J. Festugière). L’enseignement de Proclus au sujet de cette
cinquième et dernière étape de la prière dans le Commentaire sur le Timée se présente ainsi dans sa totalité,
toujours dans la traduction de Festugière : « Enfin l’union qui fixe l’un de l’âme dans l’un même des dieux et
fait une seule activité de la nôtre et de celle des dieux, selon laquelle nous ne nous appartenons plus à nousmêmes, mais aux dieux, dès là que nous demeurons dans la divine Lumière et que nous sommes encerclés par
elle. Et c’est bien là le terme suprême de la prière, afin qu’elle rattache le retour à la permanence initiale,
qu’elle rétablisse dans l’unité du Divin tout ce qui en est sorti, qu’elle enveloppe de la Lumière divine la
lumière qui est en nous. » Le texte grec rend manifeste les similitudes entre le vocabulaire employé ici par
Proclus pour caractériser notre union avec le divin, notamment par l’image de la lumière, et celui que nous
retrouvons dans les Éléments de théologie pour décrire les rapports de participation, les mouvements de
procession et de conversion entre différents niveaux ontologiques, Ibid., I, 211, 24-212, 1 : « τελευταία δὲ ἡ
ἕνωσις, αὐτῷ τῷ ἑνὶ τῶν θεῶν τὸ ἓν τῆς ψυχῆς ἐνιδρύουσα καὶ μίαν ἐνέργειαν ἡμῶν τε ποιοῦσα καὶ τῶν θεῶν,
καθ’ ἣν οὐδὲ ἑαυτῶν ἐσμεν, ἀλλὰ τῶν θεῶν, ἐν τῷ θείῳ φωτὶ μένοντες καὶ ὑπ’ αὐτοῦ κύκλῳ περιεχόμενοι.
καὶ τοῦτο πέρας ἐστὶ τὸ ἄριστον τῆς ἀληθινῆς εὐχῆς, ἵνα ἐπισυνάψῃ τὴν ἐπιστροφὴν τῇ μονῇ καὶ πᾶν τὸ
προελθὸν ἀπὸ τοῦ τῶν θεῶν ἑνὸς αὖθις ἐνιδρύσῃ τῷ ἑνὶ καὶ τὸ ἐν ἡμῖν φῶς τῷ τῶν θεῶν φωτὶ περιλάβῃ. »
294
les hommes ne visent pas les démons par leurs prières; comme Proclus le mentionne, les
destinataires de cet exercice spirituel sont les dieux et les déesses :
C’est donc à bon droit que celui qui veut traiter de l’Univers invoque les dieux
et déesses à partir desquels et desquelles l’Univers se trouve être complètement
achevé, leur demandant que ce qui doit être dit « soit avant tout conforme à
leur pensée ». Tel est en effet le terme suprême de la spéculation
philosophique : s’élever vers l’Intellect divin et disposer son discours sur le
Réel en accord avec la vue unique que cet Intellect s’est donnée d’avance de
toutes choses. Au second rang et en conséquence de ce premier vient le fait de
conduire tout l’exposé conformément à l’intelligence humaine et à la lumière de
la science. Car ce qui est complet, parfait, unifique, préexiste dans l’Intellect
divin : ce qui est partiel en revanche, et déficient eu égard à la simplicité divine,
est du ressort de l’intellect humain559.
Cette opposition entre la connaissance possédée par l’intellect divin et celle atteinte par
l’intellect humain révèle une tension épistémologique. Certes, par la prière, notre âme doit
poursuivre le terme de la spéculation philosophique, en assimilant son intellection à celle
des dieux, mais elle ne peut le faire que dans les limites imposées par sa propre nature, en
tant que son essence est rationnelle et sa pensée discursive. La connaissance qui « ressort de
l’intellect humain » vient « au second rang » : bien qu’elle puisse participer, entre autres
par la prière, à la pensée intellective des dieux, la vue que l’âme conserve de la totalité
intelligible reste malgré tout partielle. En postulant l’efficacité de la prière, telle que la
conçoit Proclus, attribuons à Timée, par sa raison inspirée des dieux, la connaissance la
plus universelle qu’un homme puisse acquérir de l’Univers, connaissance dont son discours
nous offre l’image vraisemblable.
C’est en visant la pensée universelle de l’intellect divin et en suivant les étapes de la
prière que l’homme peut bonifier sa connaissance intellective du Monde et de ses causes. Il
doit tendre vers le divin, dans le but de s’y unir et d’ainsi élargir la vision particulière de
l’Être que lui procure son démon. C’est par cet enthousiasme premier, celui qui touche à
559
Ibid., I, 220, 28-221, 8 (trad. A. J. Festugière) : « εἰκότως ἄρα ὁ τοὺς περὶ τοῦ παντὸς λόγους ποιεῖσθαι
μέλλων θεοὺς ἐπικαλεῖται καὶ θεάς, ἀφ’ ὧν ἑκατέρων συμπεπλήρωται τὸ πᾶν, κατὰ νοῦν αὐτοῖς διαφερόντως
τοῖς θεοῖς λεχθῆναι τὰ μέλλοντα λέγεσθαι. τοῦτο γάρ ἐστι τὸ ἀκρότατον θεωρίας τέλος, τὸ εἰς τὸν θεῖον
ἀναδραμεῖν νοῦν, καὶ ὡς ἐκείνῳ πάντα προείληπται ἑνοειδῶς, οὕτω τὸν περὶ τῶν πραγμάτων· διαθεῖναι
λόγον. δεύτερον δὲ δὴ καὶ ἑπόμενον τούτῳ τὸ κατὰ τὸν ἀνθρώπινον νοῦν καὶ τὸ τῆς ἐπιστήμης φῶς
διαπεράνασθαι τὴν ὅλην θεωρίαν. τὸ γὰρ ὅλον καὶ τέλεον καὶ μονοειδὲς ἐν τῷ θείῳ νῷ προϋπάρχει, τὸ δὲ
μερικὸν καὶ ἀπολειπόμενον τῆς θείας ἁπλότητος *** περὶ τὸν θνητόν ἐστι νοῦν. »
295
l’un de l’âme, que la raison, par l’intermédiaire du démon qui l’inspire, peut espérer
atteindre une compréhension plus universelle de l’Univers.
4. Remarques conclusives sur la nature de l’intellection
Pour qu’il y ait intellection accompagnée de raison de « l’Être qui est toujours »,
pour que la puissance intellective de l’âme humaine soit activée par un intellect qui en est
séparé, l’âme doit-elle être directement possédée par les dieux ou, plus modestement, ne
recevoir que l’inspiration de son démon ? À la suite de son maître, Proclus montre que
l’enthousiasme proprement divin est à distinguer de l’inspiration démonique, et qu’une âme
illuminée par les dieux saisit l’Être plus universellement qu’une âme inspirée par son seul
démon. L’enthousiasme au sens propre, celui qui affecte la faculté unitive de l’âme – et que
peut éveiller une prière parfaitement accomplie – amène l’homme à transcender les limites
de sa connaissance et l’élève, pour un moment, au niveau de la pensée divine. Mais les
effets de la possession divine ne touchent pas qu’à l’un (ou l’huparxis) de l’âme, mis en
contact avec le divin, ils s’étendent aussi, par l’intermédiaire des démons, aux autres
facultés psychiques, rationnelles et irrationnelles – celles de l’âme en tant qu’elle fait usage
d’un corps, selon le Commentaire sur le Premier Alcibiade –, notamment à la raison
intellective (logos noeros). Bref, c’est en se tournant vers les dieux que l’homme peut
espérer actualiser pleinement les potentialités de son âme, par l’effet de l’inspiration divine
(sur l’un de l’âme) et par l’intermédiaire du démon qui guide la totalité de son existence.
La doctrine néoplatonicienne enseigne que les dieux sont partout et que leurs
bienfaits sont toujours à la portée de qui se dispose à les recevoir. Si notre âme peut
s’élever à une contemplation partielle de l’Être sous l’inspiration de son démon, elle peut
davantage, lorsqu’elle s’unit aux dieux et élargit ainsi l’horizon de sa propre perspective sur
l’Univers. En distinguant, dans l’œuvre de Proclus et de son maître, l’inspiration
démonique, qui met la raison au contact d’un intellect particulier, et l’enthousiasme divin,
qui l’unit à l’intellect des dieux, peut-être avons-nous donné un sens plus concret – voire un
296
fondement spéculatif – aux épithètes attribuées jadis aux fondateurs de l’Académie et du
Lycée, au divin Platon et au démonique Aristote560.
560
Nous avons ici à l’esprit une note d’H. D. Saffrey et L. G. Westerink dans Théologie platonicienne, t. I,
p. 141 (p. 35 de la traduction, n. 5), au sujet de la distinction entre theios et daimonios.
297
TABLEAUX ET SCHÉMAS
1. La place des intellects particuliers dans la procession intellective
a) Division triadique des intellects (Éléments de théologie, prop. 166 et 181)
1. Intellect divin, universel et imparticipé (= Monade)
2. Intellect divin, particulier et participé
3. Intellect particulier (seulement particulier, non divin) et participé
b) Division binaire des intellects (Éléments de théologie, prop. 63)
1. Intellect perpétuellement participé (participé par les âmes divines et supérieures)
2. Intellect participé de manière intermittente (participé par les âmes humaines)
c) Division binaire des intellects (Éléments de théologie, prop. 64)
1. Intellect complet et substantiel (participé par les âmes divines et supérieures)
2. Illuminations intellectives (perfectionnent l’âme humaine)
d) Division triadique des intellects (Commentaire sur le Premier Alcibiade, p. 65, 17-22)
1. Intellect imparticipé
2. Intellect participé
3. Intellect immanent qui perfectionne les âmes
2. Les différentes acceptions de noêsis et de logos dans l’In Timaeum
1. Intellection intelligible
1. Raison opinative
2. Intellection qui lie l’intellect à l’intelligible
2. Raison scientifique
3. Intellection de l’intellect divin
3. Raison intellective
4. Intellection de l’intellect particulier
5. Intellection de l’âme rationnelle
Intellection accompagnée de raison
6. Intellection de l’imagination
3. Intellect (nous) et raison (logos) dans le mythe du Phèdre
Mythe du Phèdre
Jamblique (dans le
Commentaire
d’Hermias)
Proclus
« capitaine » de l’âme
(kubernêtês)
un de l’âme
(hen tês psuchês)
pilote de l’âme
(hêniochos)
intellect de l’âme
(nous tês psychês)
intellect particulier
(merikos nous)
Puissance intellective de l’âme
rationnelle ? (logos noeros) ?
299
4. La division des facultés de l’âme humaine selon Jean Philopon
(d’après le prologue de son Commentaire sur le De anima d’Aristote, CAG, XV, p. 1-9)
5. L’ordre de procession des réalités dans la philosophie de Proclus
(basé sur le schéma d’E. R. Dodds, The Elements of Theology, p. 282)
300
BIBLIOGRAPHIE
I. Ouvrages de référence
BAILLY, A., Dictionnaire grec-français, édition revue et corrigée par L. Séchan et
P. Chantraine, Paris, Hachette, 2000 (éditions précédentes : 1894, 1950, 1963).
LIDDELL, H. G., SCOTT, R. et STUART JONES H., A Greek-English Lexicon, Oxford,
Clarendon Press, 1940 (9e édition), avec « revised supplement », 1996. Également
consulté dans sa version électronique sur le site http://www.tlg.uci.edu/lsj/.
SMYTH, H. W., Greek Grammar, Cambridge, Harvard University Press, 1984.
Thesaurus linguae graecae, consulté à l’adresse : http://www.tlg.uci.edu/.
II. Sources (éditions et traductions)
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et notes par G. R. Morrow, Princeton, Princeton University Press, 1992 (2).
–, Commentaire sur la République, t. 1-3 (dissertation I-XXVII), traduction et notes par
A. J. Festugière, Paris, Vrin, 1970.
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texte établi, traduit et annoté par C. Luna et A.-Ph. Segonds, Paris, Les Belles Lettres,
2007-2011.
–, Commentaire sur le Timée, livres 1-5 (t. I-III), traduction et notes par A. J. Festugière,
Paris, Vrin, 1966-1968.
–, Commentary on Plato’s Parmenides, traduction par G. R. Morrow et J. Dillon, Princeton,
Princeton University Press, 1987.
–, Commentary on Plato’s Timaeus, vols. 1-4, traduction, introduction et notes par
H. Tarrant (vol. 1), D. T. Runia et M. Share (vol. 2), D. Baltzly (vols. 3-4),
Cambridge, Cambridge University Press, 2007-2009.
–, Éléments de Théologie, traduction, introduction et notes par J. Trouillard, Paris, Éditions
Montaigne, 1965.
–, Élements of Theology, édition, traduction et commentaire par E. R. Dodds, Oxford,
Oxford University Press, 1963.
–, In Platonis Parmenidem commentaria, t. 1-3 (livres I-VII), édition sous la direction de
C. Steel, Oxford, Oxford University Press, 2007-2009.
301
–, In Platonis rem publicam commentarii, t. 1-2, édition par W. Kroll, Leipzig, Teubner,
1899-1901.
–, In Platonis Timaeum commentarii, t. 1-3, édition par E. Diehl, Leipzig, Teubner,
1903-1906.
–, In primum Euclidis elementorum librum commentarii, édition par G. Friedlein, Leipzig,
Teubner, 1873.
–, Sur le premier Alcibiade de Platon, t. 1-2, texte établi et traduit par A.-Ph. Segonds,
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