La doctrine de l’intellection dans la philosophie de Proclus Étude sur les principes de la noétique néoplatonicienne Thèse en cotutelle Doctorat en philosophie François Lortie Université Laval Québec, Canada Philosophiae Doctor (Ph.D.) et École Pratique des Hautes Études Paris, France Docteur © François Lortie, 2015 RÉSUMÉ Dans son Commentaire sur le Timée, alors qu’il analyse le lemme où apparaît le syntagme intellection accompagnée de raison (noêsis meta logou) (Timée, 28a1-4), Proclus s’interroge sur la nature de la connaissance par laquelle, selon le discours de Timée, l’âme humaine peut appréhender l’Être véritable. D’après les principes dialectiques (division, définition, démonstration et analyse) qui guident son travail de philosophe et de commentateur, le diadoque de l’École d’Athènes présente six acceptions de l’intellection (noêsis), parmi lesquelles il détermine, après avoir écarté les cinq autres, la seule qui puisse convenir aux propos de Timée : i) l’intellection intelligible; ii) l’intellection qui lie l’intellect à l’intelligible; iii) l’intellection de l’intellect divin; iv) l’intellection des intellects particuliers; v) l’intellection de l’âme raisonnable; vi) l’intellection de l’imagination. Les trois premières acceptions sont d’emblée rejetées, car elles transcendent la connaissance humaine. L’intellection de l’âme raisonnable, liée au temps, est jugée inapte à saisir l’Être, par nature éternel, alors que l’intellection imaginative, dont le corrélat est une image particulière, ne saurait convenir à sa connaissance, l’Être étant universel et sans figure. Par conséquent, seule l’intellection d’un intellect dit particulier peut expliquer la connaissance que l’âme humaine peut avoir de l’Être, celle que définit l’expression noêsis meta logou. Par l’étude des principes de la philosophie de Proclus et des sources platoniciennes, aristotéliciennes et néoplatoniciennes de sa noétique, nous avons analysé chacune des acceptions de la noêsis mentionnées dans son Commentaire sur le Timée, dont l’intellection de cet intellect dit particulier, qui, en activant la puissance intellective de l’âme rationnelle, cause l’intellection humaine au sens propre. En annexes, nous avons joint deux études sur des thèmes déterminants pour l’élaboration de la doctrine proclienne : d’abord, une enquête sur les rapports entre discours épistémologique et discours théologique dans le Phèdre de Platon, qui s’intéresse à la notion d’inspiration divine en tant que fondement de la dialectique; ensuite, un exposé sur la critique de la théorie des Idées-Nombres dans la Métaphysique d’Aristote, une doctrine pythagorico-platonicienne que Proclus, à la suite de Syrianus, a voulu réhabiliter et intégrer à son système. iii ABSTRACT In his Commentary on the Timaeus, while analysing the passage containing the expression “intellection accompanied by reason (noêsis meta logou)”, Proclus launches into a discussion of the nature of the mode of knowledge by which, according to Timaeus, the human soul can reach real Being. According to the dialectical principles (division, definition, demonstration and analysis) that guide his work as a philosopher and commentator, the head of the School of Athens defines six meanings for the word noêsis, amongst which he determines, after having discarded the others, the only one that can be meant by Timaeus in his speech: i) the intelligible intellection, ii) the intellection linking the Intellect to the Intelligible, iii) the intellection of the divine Intellect, iv) the intellection of the particular intellects, v) the intellection of the rational soul, vi) the intellection of the imagination. The first three senses of ‘intellection’ are promptly set aside, as they imply an intellection that transcends human knowledge. The intellection of the rational soul, because of its temporal activity, is judged unable to grasp Being in its eternity, whereas imaginative intellection, whose object is a particular image, cannot adequately grasp the universality and shapelessness of Being. Only the intellection of a so-called particular intellect can therefore explain the human soul’s knowledge of Being, that knowledge which Proclus takes to be defined by the expression noêsis meta logou. Through a study of the relevant passages in the works of Proclus and the Platonic and Aristotelian sources of his noetics, we offer an analysis of each of the various senses of noêsis mentioned in the Commentary on the Timaeus, including that of the particular intellect, which, by activating the intellective potential of the rational soul, is the cause of human intellection. By way of annex, we have added a pair of studies addressing two key themes of the Procline doctrine of intellection. Firstly, we offer a study of the relation of epistemological and theological discourses in Plato’s Pheadrus, a dialogue which takes a particular interest in the notion of divine inspiration as the foundation of dialectic. Secondly, we offer a study of the critique of the theory of ideal numbers in Aristotle’s Metaphysics, a Pythagoro-platonic doctrine of which Proclus, following Syrianus, wished to rehabilitate and integrate into his own thought. v TABLE DES MATIÈRES RÉSUMÉ ........................................................................................................................................ iii ABSTRACT ..................................................................................................................................... v TABLE DES MATIÈRES ............................................................................................................. vii REMERCIEMENTS ....................................................................................................................... xi AVANT-PROPOS ........................................................................................................................ xiii INTRODUCTION : LA DOCTRINE DE L’INTELLECTION DANS LA PHILOSOPHIE DE PROCLUS. PRINCIPES EXÉGÉTIQUES ET FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES ................. 1 1. Noétique, gnoséologie et épistémologie dans la tradition platonico-aristotélicienne ................. 1 2. Les acceptions multiples de l’intellection dans l’In Timaeum de Proclus .................................. 3 3. Principes directeurs pour l’étude de la doctrine proclienne ...................................................... 13 PREMIÈRE SECTION : LA DIVISION DES FACULTÉS COGNITIVES, L’INTELLECTION DE L’IMAGINATION ET L’INTELLECTION DE L’ÂME RATIONNELLE ................................. 17 1. Les facultés cognitives de l’âme dans la tradition platonico-aristotélicienne ........................... 17 1.1 La définition de l’Être et du Devenir dans l’In Timaeum.................................................... 17 1.2 La division des modes de connaissance chez Platon et Aristote ......................................... 21 1.3 La doctrine des facultés cognitives dans l’In Timaeum ...................................................... 24 1.4 Postérité de la doctrine proclienne chez Boèce : la distinction des modes de connaissance en fonction des sujets connaissants dans la Consolation de Philosophie.................................. 27 1.5 Facultés et connaissance dans la tradition platonico-aristotélicienne ................................. 30 2. L’intellection de l’imagination .................................................................................................. 31 2.1 L’imagination selon Proclus : question philosophique et problème exégétique ................. 31 2.2 La notion d’imagination dans la pensée platonicienne ....................................................... 36 2.3 La nature de l’imagination dans le De anima d’Aristote : entre sensation et intellection... 38 2.4 La notion d’intellect passif d’Aristote à Ammonius ........................................................... 45 2.5 L’imagination et la connaissance de l’Être sans accompagnement de formes ou de figures : son point de départ dans le Phèdre ........................................................................................... 58 2.6 L’intériorité de l’imagination et le véhicule de l’âme ......................................................... 59 2.7 L’imagination, l’intellection et les mythes .......................................................................... 63 3. L’intellection de l’âme rationnelle et le rôle de la dianoia ....................................................... 67 3.1 Unité et multiplicité de l’âme rationnelle ............................................................................ 67 3.2 L’âme rationnelle dans la tradition platonico-aristotélicienne ............................................ 68 vii 3.3 La dianoia et les mathématiques d’après Syrianus et Proclus............................................. 70 DEUXIÈME SECTION : L’INTELLECTION DE L’INTELLECT PARTICULIER, LA NATURE DE L’ÂME HUMAINE ET LA NOTION D’INTUITION INTELLECTUELLE ........................85 1. L’intellect particulier dans la noétique néoplatonicienne .......................................................... 85 1.1 La notion d’intellect particulier chez Proclus ...................................................................... 85 1.2 L’intellect séparé dans la tradition antérieure à Proclus ...................................................... 88 1.3 De l’intellect imparticipé aux intellects particuliers ............................................................ 93 2. Les âmes particulières et les âmes supérieures.......................................................................... 97 2.1 Le problème philosophique de l’intermédiaire : âme non-séparée et âmes supérieures ..... 97 2.2 Les âmes particulières et leur rapport aux âmes divines et supérieures dans le Commentaire sur le Timée ............................................................................................................................... 99 2.3 L’âme (particulière) descendue dans les Éléments de théologie ....................................... 104 3. L’intellection accompagnée de raison (noêsis meta logou)..................................................... 111 3.1 L’acte d’intellection chez Proclus et ses sources platonico-aristotéliciennes ................... 111 3.2 L’intellection et la dialectique dans les Dialogues de Platon ............................................ 113 3.3 Un équivalent aristotélicien de la noêsis meta logou : la sagesse (sophia) ....................... 114 3.4 Dialectique et intellection chez Plotin : synthèse de l’épistémologie et de la noétique platonico-aristotéliciennes dans le Traité I, 3 [20] .................................................................. 118 4. L’intuition intellectuelle dans la tradition néoplatonicienne .................................................. 121 4.1 Remarques introductives sur l’intellection (ou l’intuition intellectuelle) .......................... 121 4.2 L’intellection chez Platon et Aristote ................................................................................ 123 4.3 L’intuition dans les Ennéades de Plotin ............................................................................ 125 4.4 L’intuition dans les Commentaires de Syrianus ................................................................ 129 4.5 L’intuition dans la pensée de Proclus ................................................................................ 131 4.6 Les intuitions simples chez Asclépius ............................................................................... 135 4.7 Remarques conclusives sur l’intuition intellectuelle ......................................................... 139 TROISIÈME SECTION : LA TRIADE DE L’INTELLECTION DIVINE, LA CONNAISSANCE DE SOI ET LES LIMITES DE LA PENSÉE HUMAINE ..........................................................141 1. La triade de l’intellection divine ............................................................................................. 141 1.1 La structure triadique de l’intellection divine.................................................................... 141 1.2 L’intellection de l’intellect divin ....................................................................................... 157 1.3 L’intellection qui lie l’intellect à l’intelligible .................................................................. 163 1.4 L’intellection de l’intelligible divin................................................................................... 166 viii 2. L’Intellect et la connaissance de soi dans la tradition platonico-aristotélicienne ................... 169 2.1 La connaissance de soi et la noétique platonico-aristotélicienne ...................................... 169 2.2 L’objection sceptique ........................................................................................................ 170 2.3 L’argument de Plotin......................................................................................................... 172 2.4 L’intellect divin et la connaissance de soi chez Aristote................................................... 176 2.5 Quelques divergences entre Plotin et Aristote au sujet de l’Intellect ................................ 178 2.6 La multiplicité et l’unité de l’Intellect............................................................................... 181 2.7 Remarques conclusives sur la connaissance de soi ........................................................... 182 3. Les limites de la pensée humaine dans son rapport au divin................................................... 183 3.1 Une intellection humaine supérieure à la noêsis meta logou ?.......................................... 183 3.2 Les limites de la pensée humaine dans le néoplatonisme après Plotin.............................. 185 3.3 Les limites de la pensée humaine chez Jamblique et Syrianus ......................................... 187 3.4 Retour sur la hiérarchie des facultés de l’âme chez Proclus ............................................. 193 3.5 La connaissance des Formes intelligibles-et-intellectives d’après l’exégèse du Parménide et du Phèdre ............................................................................................................................ 197 CONCLUSION : LA PROCESSION INTELLECTIVE. BILAN ET PERSPECTIVES ............ 201 1. Retour sur les antécédents de la doctrine proclienne de l’intellection .................................... 201 2. La procession intellective : de l’intelligible divin à l’imagination humaine ........................... 203 3. Importance et postérité de la noétique proclienne ................................................................... 208 ANNEXE I : DIALECTIQUE ET INSPIRATION DIVINE DANS LE PHÈDRE DE PLATON211 1. Les fondements de la dialectique dans le Phèdre : une approche interprétative ..................... 211 2. Les principes de la dialectique platonicienne.......................................................................... 214 3. La science et l’inspiration divine selon Platon ........................................................................ 226 4. Remarques conclusives : inspiration divine et interprétation néoplatonicienne ..................... 232 ANNEXE II : LA CRITIQUE ARISTOTÉLICIENNE DE LA GÉNÉRATION DES IDÉESNOMBRES ET SA RÉPONSE NÉOPLATONICIENNE ........................................................... 235 1. La question de l’enseignement oral de Platon et les agrapha dogmata .................................. 235 2. La doctrine des Idées-Nombres d’après Aristote .................................................................... 237 3. La critique de la génération des Idées-Nombres ..................................................................... 240 4. Les principes des Idées-Nombres et la participation dans les Dialogues de Platon ................ 252 5. La réception néoplatonicienne de la critique aristotélicienne ................................................. 260 ARTICLE I : INTUITION ET PENSÉE DISCURSIVE. SUR LA FONCTION DE L’EPIBOLÊ DANS LES ENNÉADES DE PLOTIN ........................................................................................ 263 ix 1. Mise en contexte philosophique et historique de la notion d’epibolê ..................................... 263 2. Le sens philosophique d’epibolê avant Plotin ......................................................................... 265 3. L’epibolê tês dianoias dans les Ennéades ............................................................................... 269 4. L’âme, l’Intellect et l’Un-Bien ................................................................................................ 276 5. Retour sur la pensée « non-discursive » et son objet............................................................... 278 6. Remarques conclusives sur l’epibolê ...................................................................................... 280 ARTICLE II : INTELLECTION HUMAINE, INSPIRATION DÉMONIQUE ET ENTHOUSIASME DIVIN SELON PROCLUS ..........................................................................283 1. La connaissance divine, démonique et humaine selon Proclus ............................................... 283 2. L’intellection humaine et la fonction médiatrice du démon .................................................... 285 3. L’inspiration démonique et l’enthousiasme divin ................................................................... 291 4. Remarques conclusives sur la nature de l’intellection............................................................. 296 TABLEAUX ET SCHÉMAS .......................................................................................................299 1. La place des intellects particuliers dans la procession intellective .......................................... 299 2. Les différentes acceptions de noêsis et de logos dans l’In Timaeum ...................................... 299 3. Intellect (nous) et raison (logos) dans le mythe du Phèdre ..................................................... 299 4. La division des facultés de l’âme humaine selon Jean Philopon ............................................. 300 5. L’ordre de procession des réalités dans la philosophie de Proclus.......................................... 300 BIBLIOGRAPHIE .......................................................................................................................301 x REMERCIEMENTS Cette thèse, élaborée dans le cadre d’une cotutelle entre l’Université Laval et l’École Pratique des Hautes Études, doit beaucoup aux personnes qui m’ont offert leur aide, leurs conseils, et leurs encouragements à divers moments de mon parcours universitaire. Je remercie vivement mes deux directeurs, le professeur Jean-Marc Narbonne, à l’Université Laval, et le professeur Philippe Hoffmann, à l’École Pratique des Hautes Études. M. Narbonne m’a guidé dans le monde académique depuis le début de mes études universitaires, en m’initiant d’abord à la philosophie ancienne, et plus particulièrement au néoplatonisme, puis en acceptant de diriger mes recherches à la maîtrise et au doctorat. Il m’importe de souligner la qualité et la constance de son accompagnement, intellectuel et moral, aux différentes étapes de mon parcours académique. M. Hoffmann m’a généreusement accueilli à Paris dans le cadre de ma cotutelle franco-québécoise. Son enseignement clair et inspirant m’a permis d’affiner ma compréhension du néoplatonisme tardif et d’aviver ma passion pour la langue grecque, dont il sait manifester la richesse et la beauté. Je le remercie pour ses sages conseils et sa constante disponibilité tout au long de ma cotutelle, même lorsqu’un océan nous séparait. Je tiens également à remercier chaleureusement le professeur Claude Lafleur, qui, en plus de m’avoir fait connaître et apprécier diverses figures de la pensée médiévale à l’occasion de ses séminaires (qui ont été formateurs, stimulants, ouverts à la discussion), m’a offert un soutien continu pendant mes études supérieures ainsi que sa précieuse collaboration pour divers projets en marge de mes recherches sur le néoplatonisme. Enfin, j’ai une pensée pour mon collègue Simon Fortier, dont les recherches doctorales ont elles aussi porté sur l’œuvre de Proclus. Nos discussions amicales autour de thèmes philosophiques et philologiques ont stimulé ma réflexion sur la pensée ancienne. La poursuite de mes études aux cycles supérieurs et mes séjours universitaires à l’étranger, notamment dans le cadre de ma cotutelle, n’auraient pas été possibles sans les bourses qui m’ont été offertes par le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH) et par le Fonds de recherche du Québec – Société et culture (FQRSC). Je remercie ces organismes pour leur soutien financier. xi AVANT-PROPOS Notre étude sur la noétique proclienne prend comme point de départ la section du Commentaire de Proclus sur le Timée (I, 243, 26-246, 9) où sont définies les six acceptions de l’intellection (noêsis). Le texte grec de ce commentaire, tel que cité en bas de page, provient de l’édition d’E. Diehl, Procli Diodochi in Platonis Timaeum commentaria, Leipzig, Teubner, t. 1-3, 1903-1906 (cité Proclus, In Timaeum). Dans notre texte principal, nous citons la traduction d’A. J. Festugière, Commentaire sur le Timée, livres 1-5, Paris, Vrin, 1966-1968. Nous avons également consulté la récente traduction anglaise sous la direction de H. Tarrant – Commentary on Plato’s Timaeus, vols 1-4, Cambridge, Cambridge University Press, 2007-2009 – pour confirmer, plus souvent qu’infirmer, l’interprétation du texte grec que suggère la traduction de Festugière. Nous avons suivi un usage analogue à celui défini par A. Lernould dans l’« Avertissement » de sa monographie Physique et théologie. Lecture du Timée de Platon par Proclus, en mettant une majuscule aux termes qui désignent des réalités divines ou principielles (l’Être, l’Intelligible, le Vivant-en-soi, etc.) et à celles qui, dans l’ordre des principes divins, occupent le premier rang (par exemple, l’Intellect divin et universel, duquel procède une série d’intellects, d’abord divins et particuliers, puis seulement particuliers). La complexité de la structure ontothéologique élaborée par Proclus fait obstacle à une application uniforme de ce principe. Dans certains cas plus problématiques, nous avons jugé pertinent de justifier nos choix en définissant la nature et le rang des entités et principes désignés, selon les cas, par une majuscule ou une minuscule. En raison de la spécificité de notre étude, qui cible la noétique proclienne, nous avons parfois choisi de traduire les termes relatifs à l’intellection autrement que ne le fait A. J. Festugière, ou les autres traducteurs cités, ce que nous avons mentionné, le cas échéant. Nous avons voulu donner accès, dans leur langue d’origine, aux principaux concepts et passages commentés dans notre étude en citant fréquemment, en bas de page, le texte grec (et exceptionnellement, le texte latin) des traductions que nous reprenons et, parfois, produisons nous-même. En dehors des citations infrapaginales, les termes grecs sont translittérés d’après un usage conventionnel (η = ê, ω = ô, esprit rude = h, etc.). Dans le choix des sources platoniciennes, aristotéliciennes et néoplatoniciennes, nous avons ciblé les passages qui nous semblaient à la fois pertinents, comme principes de la noétique proclienne, et importants comme points de référence pour mieux démarquer la doctrine de Proclus des thèses philosophiques qu’elle critique ou cherche à concilier. Nous n’avons fait usage que de quelques commentateurs modernes pour ces textes souvent canoniques, dans une présentation qui cherche à mettre en avant les données qui sont les points de départ (les aphormai dans le vocabulaire de Proclus), explicites ou implicites, pour l’élaboration de la noétique proclienne et, plus généralement, de la gnoséologie néoplatonicienne. Enfin, nous présentons deux articles, légèrement remaniés, qui apportent un éclairage supplémentaire sur la noétique néoplatonicienne : le premier distingue les multiples acceptions de l’epibolê dans les Ennéades de Plotin, le second reconsidère les principes de la noétique proclienne dans la perspective de la triade hommes-démons-dieux. xiii INTRODUCTION : LA DOCTRINE DE L’INTELLECTION DANS LA PHILOSOPHIE DE PROCLUS. PRINCIPES EXÉGÉTIQUES ET FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES 1. Noétique, gnoséologie et épistémologie dans la tradition platonicoaristotélicienne1 Au sein de la tradition platonico-aristotélicienne, l’enquête sur la connaissance humaine est indissociable d’un questionnement sur la nature de la plus haute faculté cognitive de l’âme, l’intellect (nous) ou la raison intellective (logos noeros)2, et sur les causes de son activité, l’intellection (noêsis). Alors que Platon, dans des dialogues comme le Timée3 et le Phèdre4, procède pour une première fois, dans l’histoire de la pensée, à l’examen dialectique de l’intellect en tant que cause de l’ordre et de la connaissance du monde5, ses successeurs se chargeront de critiquer et de systématiser ses réflexions noétiques et épistémologiques. Si les représentants du moyen platonisme avaient déjà 1 Précisons d’abord le sens que nous attribuons à ces termes, auquel nous chercherons à nous tenir dans la suite de notre exposé. La noétique est pour nous la doctrine de l’intellect : elle porte non seulement sur l’intellect, ou la potentialité intellective, de l’âme humaine, mais aussi sur les principes intellectifs et intelligibles qui sont séparés de celle-ci, qu’ils soient divins ou non (par exemple, les intellects particuliers dans la tradition néoplatonicienne). Nous entendons par gnoséologie un discours raisonné sur la connaissance, ce qui, dans la tradition platonico-aristotélicienne, se confond avec l’étude des facultés cognitives de l’âme humaine. Nous prenons le terme épistémologie dans son sens étymologique de « discours sur la science », en tant que la science ne comprend pas seulement les disciplines hypothétiques, telles que les mathématiques, mais également la dialectique, qui vise l’anhypothétique et cherche à produire un discours scientifique sur l’Être. Enfin, la tradition platonico-aristotélicienne comprend pour nous Platon, Aristote et l’ensemble des penseurs qui se sont réclamés de leurs grands principes philosophiques et ont élaboré leurs systèmes à partir d’une exégèse de leurs œuvres. 2 Des précisions seront apportées afin de distinguer clairement, chez Proclus, la faculté intellective de l’âme rationnelle (logos noeros) d’un intellect (nous) qui en est séparé. Certes, Proclus peut employer le terme intellect (nous) pour parler de la faculté intellective de l’âme humaine, mais il ne veut alors pas signifier un intellect dont l’existence serait substantielle. L’intellect de l’homme est de l’ordre de la potentialité pour Proclus, alors que seule la raison est substantielle en l’âme humaine, qui est essentiellement logos, ce que nous montrerons dans la SECTION II. 3 En raison du problème de la relation entre le Démiurge et les Idées (ou Vivant-en-soi), le Timée compte parmi les textes canoniques au fondement de la noétique néoplatonicienne. Voir A. H. Armstrong, « The Background of the Doctrine “That the Intellegibles are not outside the Intellect” », dans Plotinian and Christian Studies, Londres, Variorum Reprints, 1979, p. 393-413. 4 L’exégèse néoplatonicienne du Phèdre, plus particulièrement celle de la section 246e-248c, est l’une des principales sources de la noétique proclienne. Voir l’introduction de H. D. Saffrey et L. G. Westerink dans Proclus, Théologie platonicienne, t. IV, Paris, Belles Lettres, 1981, p. IX-XLV. 5 Même si Anaxagore nous apparaît comme le premier penseur de l’intellect (ou de l’Intellect, en tant qu’il serait pour lui séparé et divin), ce sont Platon et Aristote, d’ailleurs critiques envers la pertinence explicative de l’Intellect anaxagoréen, qui seront les réels fondateurs de la noétique ancienne. 1 cherché à extraire des Dialogues une doctrine au sujet de l’intellect et des Idées 6, ce sont les commentateurs néoplatoniciens qui nous transmettront une doctrine de l’intellect pleinement élaborée, basée sur l’exégèse des œuvres de Platon et d’Aristote, d’une noétique dont plusieurs traditions philosophiques (byzantine, arabe, latine) seront les héritières7. Dans le cadre d’une enquête sur les principes de la gnoséologie platonicoaristotélicienne, notre thèse portera plus particulièrement sur la doctrine de l’intellection dans la philosophie de Proclus : nous montrerons qu’elle se fonde sur les doctrines de ses devanciers, qu’elle se structure à partir de principes dialectiques définis dans les dialogues de Platon, et qu’elle a eu une influence sur d’autres penseurs et commentateurs de l’Antiquité tardive, dont son disciple Ammonius8 et, du moins indirectement, Boèce9. Ainsi, afin de mieux saisir le sens et la pertinence des thèses de Proclus au sujet de l’intellect, nous serons amené à étudier les doctrines de Plotin, Porphyre, Jamblique et Syrianus, qu’il intègre, après les avoir critiquées, à sa pensée. Tout en partageant un corps de doctrines tirées des Dialogues platoniciens, ces penseurs défendent des interprétations qui leur sont propres au sujet des principes intelligibles et des procédés cognitifs menant à leur appréhension. Puisque l’étude de la pensée de Proclus passe par celle de la tradition au sein de laquelle il s’insère, notre thèse retracera les grandes étapes dans l’histoire de la 6 Voir Alcinoos, Enseignement des doctrines de Platon, introduction, texte établi et commenté par J. Whittaker et traduit par P. Louis, Paris, Les Belles Lettres, 1990, p. 163, 11-164, 6. 7 Nous pensons à des figures telles que Michel Psellus et Isaac Comnène, dans le monde byzantin, Al-Farabi et Avicenne, dans le monde arabe, Albert le Grand et Thomas d’Aquin, dans le monde latin, parmi d’autres noms connus, qui définiront leurs propres thèses noétiques et gnoséologiques dans la suite du commentarisme platonico-aristotélicien de l’Antiquité tardive. Les travaux de Gérard Verbeke donnent une idée de l’influence qu’ont pu avoir les commentaires grecs de l’Antiquité tardive sur la philosophie médiévale : Jean Philopon, Commentaire sur le De anima d’Aristote. Traduction de Guillaume de Moerbeke, édition critique avec introduction sur la psychologie de Philopon, Louvain/Paris, Publications universitaires/B. Nauwelaerts, 1966. 8 En plus d’Ammonius, nous pensons aux commentateurs néoplatoniciens d’Aristote, Asclépius et Jean Philopon, dont les écrits sont édités dans la collection des Commentaria in Aristotelem graeca. Ceux-ci sont en grande partie tributaires des doctrines que l’on retrouve chez Proclus, mais présentent celles-ci de manière simplifiée, en raison notamment du contexte exégétique, à savoir l’interprétation d’une œuvre d’Aristote. La doctrine des facultés de l’âme chez Philopon, telle qu’on la retrouve dans le prologue de son commentaire sur le De anima (p. 1-9), reprend les divisions de facultés cognitives de l’âme par Proclus dans son Commentaire sur le Timée. Voir TABLEAUX ET SCHÉMAS, 4. La division des facultés de l’âme humaine selon Jean Philopon. 9 Nous avancerons quelques arguments en faveur d’une origine proclienne pour la doctrine gnoséologique exposée par Boèce au livre V, chap. 4 (prose), de sa Consolation de Philosophie. 2 noétique, de Platon à Syrianus10, toujours dans le but d’éclairer les six acceptions de l’intellection du Commentaire sur le Timée. D’un point de vue philosophique, nous travaillerons à définir la nature de l’intellection proprement humaine, désignée par l’expression « intuition simple » (epibolê haplê) chez les commentateurs néoplatoniciens : ainsi, nous serons d’abord amené à distinguer les différents procédés cognitifs qui contribuent à activer la puissance intellective de l’âme humaine, pour ensuite montrer comment celle-ci, par sa participation à un intellect impersonnel qui lui est supérieur, peut arriver à connaître les réalités les plus élevées, et donc les plus universelles, dans l’ordre de l’Être. Du point de vue philologique, nous aurons à établir dans quelle mesure le corpus proclien présente une doctrine cohérente au sujet de l’intellection, malgré la diversité des contextes dans lesquels celle-ci se présente. Par une analyse des passages les plus pertinents, disséminés dans l’ensemble de l’œuvre de Proclus, nous chercherons à systématiser les différents aspects de sa doctrine noétique, en tenant à respecter le contexte de chaque œuvre, en définissant la perspective prise par chacune sur la notion d’intellection. Pour ce faire, nous aurons à retracer l’origine des concepts clés de la pensée proclienne : nous analyserons ainsi, de manière diachronique, les principales notions épistémologiques de la tradition platonico-aristotélicienne. 2. Les acceptions multiples de l’intellection dans l’In Timaeum de Proclus Dans son commentaire aux lignes 28a1-4 du Timée, à l’occasion de l’exégèse de ce bref passage qui synthétise les grands principes du platonisme tel qu’interprétés par la tradition néoplatonicienne, Proclus attribue six acceptions au terme noêsis : i) l’intellection intelligible, ii) l’intellection qui lie l’intellect à l’intelligible, iii) l’intellection de l’intellect divin, iv) l’intellection des intellects particuliers, v) l’intellection de l’âme raisonnable, vi) l’intellection de l’imagination11. Les définitions de chacune de ces acceptions sont catégoriques, elles présupposent une doctrine fermement établie dont elles exposent, par des propos parfois allusifs, les principaux éléments conceptuels. Elles constitueront le 10 Voir J. Pépin, « Éléments pour une histoire de la relation entre l’intelligence et l’intelligible chez Platon et dans le néoplatonisme », Revue Philosophique, 146 (1956), p. 39-64. 11 Proclus, In Timaeum, I, 243, 26-246, 9 (il s’agit de la section, telle que délimitée par A. J. Festugière, qui traite des différentes acceptions de la noêsis). 3 point de départ de notre enquête sur les différents sens pris par la noêsis dans la philosophie de Proclus. L’expression noêsis meta logou, sur laquelle Proclus projette la riche structure de sa noétique, s’insère dans un extrait du Timée où l’Être et le Devenir sont chacun définis par leurs modes de connaissance respectifs, à savoir l’intellection accompagnée de raison et l’opinion accompagnée de sensation12 : Or, il y a lieu, à mon sens, de commencer par faire cette distinction : qu’est-ce qui est toujours, sans jamais devenir, et qu’est-ce qui devient toujours, sans être jamais ? De toute évidence, peut être appréhendé par l’intellect et faire l’objet d’une explication rationnelle, ce qui toujours reste identique. En revanche, peut devenir objet d’opinion au terme d’une perception sensible rebelle à toute explication rationnelle, ce qui naît et se corrompt, ce qui n’est réellement jamais13. Sur ce court extrait d’un dialogue de Platon, le plus important après le Parménide à ses yeux14, Proclus, à la suite des commentateurs platoniciens et néoplatoniciens dont il est tributaire, fait reposer non seulement sa gnoséologie, mais également sa métaphysique, en tant que celle-ci s’intéresse à la nature des principes, l’Être et le Devenir, auxquels les facultés cognitives de l’âme sont relatives. Notre thèse visera, dans un premier temps, à distinguer les modes de connaissance propres à l’âme humaine. Nous traiterons d’abord des trois dernières acceptions définies par Proclus, dans l’ordre inverse de leur présentation : l’intellection imaginative, l’intellection de l’âme rationnelle et l’intellection de l’intellect particulier (qui, nous le verrons, est la cause de l’intellection humaine au sens propre ou, en d’autres termes, des intuitions simples de l’âme). Nous suivrons ainsi une voie inductive, ou analytique15, qui 12 Nous conserverons ces deux expressions qui sont le calque du grec noêsis meta logou et doxa met’aisthêseôs, au datif dans le texte de Platon (noêsei et doxê) mais que nous présentons ici à la forme nominative (noêsis et doxa), en conservant le complément au génitif (meta logou et met’aisthêseôs). 13 Platon, Timée, 27d-28a (trad. L. Brisson) : « Ἔστιν οὖν δὴ κατ’ ἐμὴν δόξαν πρῶτον διαιρετέον τάδε· τί τὸ ὂν ἀεί, γένεσιν δὲ οὐκ ἔχον, καὶ τί τὸ γιγνόμενον μὲν ἀεί, ὂν δὲ οὐδέποτε; τὸ μὲν δὴ νοήσει μετὰ λόγου περιληπτόν, ἀεὶ κατὰ ταὐτὰ ὄν, τὸ δ’ αὖ δόξῃ μετ’ αἰσθήσεως ἀλόγου δοξαστόν, γιγνόμενον καὶ ἀπολλύμενον, ὄντως δὲ οὐδέποτε ὄν. » 14 Ou peut-être même le plus important, du moins dans une perspective pédagogique qui éviterait les controverses et les interprétations erronées des principes théologiques, d’après ce qu’on peut lire dans ce qu’on appelle communément la Vie de Proclus par Marinus, au tout dernier chapitre (ch. 38). Voir les notes de H. D. Saffrey et A.-Ph. Segonds à ce propos dans Marinus, Proclus ou sur le bonheur, Paris, Les Belles Lettres, 2002, p. 44, notes 2 et 5 (p. 181). 15 Nous comprenons ici la notion d’analyse telle que peut la définir Proclus, à savoir comme une remontée vers les premiers principes. Voir Proclus, In Parmenidem, 1003, 16-19 (trad. G. R. Morrow et J. Dillon) : 4 nous fera remonter vers la forme la plus haute de l’intellection qui demeure proprement humaine, l’intellection accompagnée de raison, à partir de sa forme la plus dégradée, l’imagination, qui, par son intériorité, reste associée à la noêsis pour Proclus. Dans un deuxième temps, nous nous intéresserons aux formes divines de l’intellection, qui décrivent les trois premières acceptions de la noêsis, encore une fois selon un ordre ascendant : l’intellection de l’intellect divin, l’intellection qui lie l’intellect à l’intelligible et l’intellection intelligible. 2.1 L’intellection imaginative Comme le note A. J. Festugière dans sa traduction du Commentaire sur le Timée16, l’intellection imaginative, la seule dont Proclus fait une passion, pourrait avoir comme source cette ligne du De anima d’Aristote : « si l’on pose l’imagination comme une certaine forme d’intellection17. » L’épistémologie aristotélicienne et ses interprétations péripatéticiennes ont fort probablement influencé – il restera à déterminer dans quelle mesure – les propos de Proclus au sujet de cette intellection imaginative18. Notons qu’Alexandre d’Aphrodise est reconnu, parmi d’autres, pour avoir systématisé et transmis aux penseurs néoplatoniciens, dont Plotin19, les réflexions parfois aporétiques qu’offre Aristote dans ses traités. Par ailleurs, les ouvrages didactiques du médioplatonisme20, où les doctrines platoniciennes sont souvent exprimées au moyen de concepts aristotéliciens, ont peut-être eux aussi préparé l’approche « conciliante » de l’exégèse proclienne21. Notre « Again, sometimes one must make an analysis of things back to their first principles. For the transition from the subject under investigation to everything that is not the subject sometimes proceeds by analysis to the causes, sometimes to the accessory causes. » 16 Notes d’A. J. Festugière dans Commentaire sur le Timée, livre 2, Paris, Vrin, 1967, p. 79, n. 3. 17 Cette phrase s’insère dans ce passage d’Aristote, De l’âme, III, 10, 433a9-12 : « Φαίνεται δέ γε δύο ταῦτα κινοῦντα, ἢ ὄρεξις ἢ νοῦς, εἴ τις τὴν φαντασίαν τιθείη ὡς νόησίν τινα· πολλοὶ γὰρ παρὰ τὴν ἐπιστήμην ἀκολουθοῦσι ταῖς φαντασίαις, καὶ ἐν τοῖς ἄλλοις ζῴοις οὐ νόησις οὐδὲ λογισμὸς ἔστιν, ἀλλὰ φαντασία. » 18 Au sujet de l’importance de la tradition aristotélicienne pour la conception néoplatonicienne de la noétique, voir P. Hadot, « La conception plotinienne de l’identité entre l’intellect et son objet. Plotin et le De anima d’Aristote », dans Corps et âme. Sur le De anima d’Aristote, Paris, Vrin, 1996, p. 367-376. 19 Voir Porphyre, Vita Plotini, 14, où apparaissent entre autres les sources péripatéticiennes de Plotin. 20 Voir J. Dillon, The Middle Platonists, Londres, Duckworth, 1977. 21 Nous aurons l’occasion de faire quelques remarques, au cours de notre étude, sur l’approche parfois « harmonisante », parfois « polémique » des commentateurs néoplatoniciens à l’égard d’Aristote. Nous n’émettrons pas d’emblée un jugement catégorique sur l’attitude de Proclus, ou sur celle de son maître Syrianus, à l’égard du disciple de Platon. Nous nous contenterons d’analyser les passages où les thèses aristotéliciennes sont discutées sous l’autorité des doctrines que les néoplatoniciens attribuent à Platon. 5 enquête au sujet de cette intellection imaginative nous amènera donc revisiter les thèses d’Aristote sur l’imagination et leur interprétation chez ses commentateurs22. On peut se demander pourquoi Proclus fait de l’imagination une forme d’intellection, alors que l’on tend plutôt à la considérer, dans une perspective platonicienne, comme un obstacle à l’exercice de la pensée pure. N’est-ce pas la leçon que nous apprend, de l’avis même des néoplatoniciens, la seconde partie du Parménide23 ? D’après Proclus, c’est en raison de l’intériorité de son objet que l’imagination peut être comptée au nombre des formes d’intellection. Elle se distingue en cela de la sensation, qui ne peut s’activer sans la présence d’un objet extérieur. Toutefois, l’imagination ne permet pas à l’âme d’appréhender une nature qui a le caractère de l’universalité, ce qui constitue la caractéristique commune à toutes les autres formes de noêsis. Dans son Commentaire sur le Premier Alcibiade, Proclus parle de la nécessité pour l’âme de dépasser cette forme déviée d’intellection, conçue comme un obstacle à la conception de l’immatériel : Il faut fuir les imaginations en tant que formatrices d’images, en tant que particulières et en tant qu’elles introduisent une incroyable diversité, en tant qu’elles nous empêchent de remonter vers l’indivis et l’immatériel, mais au contraire nous entraînent dans l’intellection passive, alors que nous nous efforçons de saisir la nature immatérielle24. Ce passage, qui reformule les thèses du Commentaire sur le Timée concernant le rôle de chaque faculté psychique, doit-il être interprété comme une condamnation sans appel de la 22 Au sujet du commentarisme péripatéticien, et sur l’importante figure d’Alexandre d’Aphrodise, on pourra consulter P. Moraux, Der Aristotelismus bei den Griechen. Von Andronikos bis Alexander von Aphrodisias, Dritter Band. Alexanders von Aphrodisias, édité par J. Wiesner, Berlin/New York, Walter de Gruyter, 2001. Proclus ne cite pas Alexandre d’Aphrodise dans son exposé sur la noêsis dans son Commentaire sur le Timée, mais on peut voir une influence de son interprétation de la noétique d’Aristote, certes indirecte, sur la conception proclienne d’un intellect conçu comme séparé de l’âme. 23 Au sujet de l’imagination comme obstacle pour la dialectique dans le Parménide, voir l’introduction générale et l’introduction propre à chacun des sept livres du Commentraire de Proclus par J. Dillon dans Commentary on Plato’s Parmenides, traduction par G. R. Morrow et J. Dillon, Princeton, Princeton University Press, 1987. Nous avons consulté (pour en faire un usage qui n’a pu être que limité) l’édition et la traduction plus récentes, mais encore partielles, de ce même commentaire par C. Luna et A.-Ph. Segonds : Proclus, Commentaire sur le Parménide de Platon, t. I-III, Paris, Les Belles Lettres, 2007-2011. Ces trois tomes comprennent les livres I à III du Commentaire de Proclus, alors que la plupart des développements pertinents pour notre étude (sur la gnoséologie, l’épistémologie et la dialectique) se trouvent aux livres IV et V. Nous n’avons pas pu tenir compte de la récente parution du tome IV (sur le livre IV) dans la même édition. 24 Proclus, In Alcibiadem I, 245, 17-246, 3 (p. 293) (trad. A.-Ph. Segonds) : « φευκτέον τὰς φαντασίας ὡς μορφωτικὰς καὶ ὡς μεριστὰς καὶ ὡς ποικιλίαν ἀμήχανον ὅσην ἐπεισαγούσας καὶ πρὸς τὸ ἀμέριστον καὶ ἄϋλον οὐκ ἐώσας ἡμᾶς ἀναχωρεῖν, ἀλλὰ σπεύδοντας τῆς τοιαύτης οὐσίας ἀντιλαβέσθαι κατασπώσας ἐπὶ τὴν παθητικὴν νόησιν. » 6 puissance imaginative ? En tant qu’elle est considérée par Proclus comme une forme d’intellection, nous aurons donc à juger si, dans l’ensemble de son corpus, l’imagination peut, d’une certaine manière, jouer un rôle positif dans la remontée vers l’intelligible, ou si elle ne constitue qu’un obstacle à l’activation des puissances intellectives de l’âme humaine. Nous nous intéresserons plus particulièrement à l’expression intellect passif (nous pathêtikos), qui apparaît entre autres dans le Commentaire de Proclus sur le premier livre des Éléments d’Euclide, qui a reçu récemment l’attention de plusieurs spécialistes du néoplatonisme et des mathématiques dans l’Antiquité25. 2.2 L’intellection de l’âme rationnelle L’intellection de l’âme raisonnable, quant à elle, pose un problème que n’élucide qu’en partie le commentaire de Proclus aux lignes 28a1-4 du Timée. Si cette intuition est discursive, si elle se produit dans le temps en ne saisissant d’un seul coup qu’une partie du tout intelligible, celle-ci ne peut, à proprement parler, être qualifiée de « rassemblée » (athroôs), expression qui désigne de manière propre l’intuition simple. C’est ce que note d’ailleurs Proclus : « tantôt elle voit les Touts, mais elle ne les voit, à un seul et même instant, que par fragments et non tout à la fois26. » Alors, pourquoi ranger l’intuition discursive parmi les intellections, dont le critère premier demeure, dans l’ensemble de la tradition néoplatonicienne, la simplicité et l’unité ? La proposition 176 des Éléments de théologie peut apporter des pistes de réponse. Proclus semble y distinguer une forme discursive d’intuition, qui n’actualise à la fois qu’une partie d’un tout, de l’intellection proprement dite, qui appréhende de manière simple et rassemblée une totalité de Formes : Toutes les idées de l’esprit sont intérieures les unes aux autres de façon unitaire, et chacune est à part de façon discrète. Mais, si après ces démonstrations, on 25 Nous pensons principalement à l’ouvrage collectif : Études sur le Commentaire de Proclus au premier livre des Éléments d’Euclide, édité par A. Lernould, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2010. Sans ignorer les démonstrations des chercheurs contemporains au sujet de la notion d’intellect passif, nous emprunterons une voie moins explorée pour retracer sa généalogie, en portant attention au Commentaire d’Ammonius, disciple de Proclus, sur le De interpretatione d’Aristote, dont le prologue traite du nous pathêtikos. 26 Proclus, In Timaeum, I, 244, 29-31 (trad. A. J. Festugière) : « ὅπου δὲ ὁρᾷ μὲν τὰ ὅλα, ἀλλὰ μερικῶς ἅμα καὶ οὐκ ἀθρόως. » 7 avait besoin d’exemples, qu’on songe aux théorèmes multiples qui habitent une seule âme27. Proclus reprend ici une analogie chère à la tradition néoplatonicienne, celle du tout et des parties de la science, que l’on retrouve déjà chez Plotin : – Dans une science, dira-t-on, la partie n’est pas le tout. – Sans doute, le savant a actuellement en vue la partie de la science dont il a besoin; cette partie est au premier rang; mais toutes les autres s’ensuivent et y sont en puissance d’une manière latente; ainsi toute la science est dans cette partie. Et c’est en ce sens, sans doute, qu’on parle, dans la science, du tout et de la partie : dans la science intelligible, tout est en acte à la fois; et c’est pourquoi elle renferme, toute prête, chacune des parties dont vous désirez actuellement vous occuper; tout est prêt dans chaque partie; et la partie tire force de son voisinage avec le tout28. Dans une science, où les différents théorèmes sont comme les multiples parties d’un tout intelligible, c’est la fonction discursive de l’âme qui permet de faire passer de la puissance à l’acte l’une de ces parties. La remontée de l’intuition discursive, qui dans son actualité ne peut appréhender que la partie d’un tout qu’elle cherche à connaître, à l’intuition simple et proprement intellective demandera à l’âme de viser l’unité au principe de la multiplicité des attributs qu’elle saisit discursivement. Notre tâche consistera donc à montrer comment, par l’exercice de la science, le dialecticien peut arriver à transcender ses intuitions partielles et temporelles de l’intelligible dans une visée intuitive qui s’assimile aux intelligibles, qui sont simples et éternels. C’est ce que laisse comprendre ce passage du Commentaire de Proclus sur le Premier Alcibiade, qui suit l’extrait précédemment cité au sujet de l’imagination comme obstacle à la pensée (après un court développement sur l’opinion29) : 27 Proclus, Éléments de théologie, prop. 176 (trad. J. Trouillard, légèrement modifiée [nous avons changé thèmes par théorèmes pour la traduction de theôrêmata]) : « πάντα ἄρα τὰ νοερὰ εἴδη καὶ ἐν ἀλλήλοις ἐστὶν ἡνωμένως καὶ χωρὶς ἕκαστον διακεκριμένως. εἰ δέ τις ἐπὶ ταῖσδε ταῖς ἀποδείξεσι καὶ παραδειγμάτων δέοιτο, τὰ θεωρήματα νοείτω τὰ ἐν μιᾷ ψυχῇ. » 28 Plotin, Traité IV, 9 [8], 5, 11-19 (trad. É. Bréhier) : « Ἀλλ’ ἐν τῇ ἐπιστήμῃ, εἴποι τις ἄν, τὸ μέρος οὐχ ὅλον. Ἢ κἀκεῖ ἐνεργείᾳ μὲν μέρος τὸ προχειρισθὲν οὗ χρεία, καὶ τοῦτο προτέτακται, ἕπεται μέντοι καὶ τὰ ἄλλα δυνάμει λανθάνοντα καὶ ἔστι πάντα ἐν τῷ μέρει. Καὶ ἴσως ταύτῃ ἡ ὅλη λέγεται, τὸ δὲ μέρος· ἐκεῖ μὲν οἷον ἐνεργείᾳ ἅμα πάντα· ἕτοιμον οὖν ἕκαστον, ὃ προχειρίσασθαι θέλεις· ἐν δὲ τῷ μέρει τὸ ἕτοιμον, ἐνδυναμοῦται δὲ οἷον πλησιάσαν τῷ ὅλῳ. ». Pour une traduction plus récente, qui reprend une interprétation semblable du texte grec, on pourra consulter celle de L. Brisson et J.-F. Pradeau dans Plotin, Traités 7-21, Paris, Flammarion, 2003, p. 49. 29 L’opinion, ou doxa, est parfois présentée comme un intermédiaire entre l’imagination et la science, ou dianoia, dans la hiérarchie des facultés selon Proclus. Dans notre exposé sur l’intellection de l’âme rationnelle, nous traiterons brièvement de cette faculté qui ne correspond à aucune des acceptions de la noêsis, 8 Et bien donc, fuyant toutes ces espèces divisées et particulières de la vie, remontons vers la science elle-même, et là, ramenons la multitude de nos connaissances à l’unité et embrassons d’un lien unique la multitude des sciences. Car il n’y a ni conflit ni contradiction entre les sciences, mais toujours les sciences de second rang servent celles qui leur sont antérieures et tiennent leurs principes propres de celles-là. Cependant, il faut ici s’élever des sciences multiples vers la science unique, la science anhypothétique et première, et faire tendre toutes les autres sciences vers celle-là30. Nous chercherons à comprendre la nature de cette intellection, en tant qu’elle décrit l’activité de la dialectique et des sciences qui lui sont subordonnées, notamment les mathématiques, dont l’objet, selon un schème hérité de l’Analogie de la Ligne dans la République, est inférieur à la nature intelligible visée par l’acte d’intellection31. 2.3 L’intellection de l’intellect particulier et les intuitions simples Puisque l’intellection discursive n’arrive pas à saisir d’un seul coup la simplicité des intelligibles, il faudra postuler une forme d’intuition supérieure, à laquelle le logos de l’âme humaine devra s’élever. L’intellect particulier, auquel une multiplicité d’âmes humaines participe, apparaît alors, dans la pensée proclienne, comme la condition de possibilité de la connaissance proprement philosophique, celle qui permet à l’âme d’atteindre l’Être. Mais, alors que Proclus parle souvent d’une multiplicité d’intellects, dont le premier pourrait être identifié au Démiurge du Timée, il est cette fois question, dans le passage qui nous intéresse, d’un seul intellect dit particulier. Là où le lecteur pourrait s’attendre à une précision sur la nature de cet intellect et sur les moyens pour l’âme de s’y unir, Proclus rappelle qu’il a expliqué cela « en détail plus longuement ailleurs. » À l’exception de la section consacrée à la noétique dans les Éléments de théologie (prop. 166-183), où le concept de merikos nous, qui y apparaît, n’est d’ailleurs pas vraiment explicité, les commentateurs, dont A. J. Festugière, n’ont pas été en mesure de repérer, dans le corpus car elle porte essentiellement sur un universel qui apparaît dans les réalités extérieures à l’âme, alors que l’intériorité est l’un des critères pour associer l’exercice d’une faculté à la noêsis. 30 Proclus, In Alcibiadem I, 246, 7-15 (p. 293-294) (trad. A.-Ph. Segonds) : « ταῦτα δὴ πάντα τὰ μεριστὰ καὶ ποικίλα τῆς ζωῆς εἴδη φεύγοντες ἐπ’ αὐτὴν ἀναδράμωμεν τὴν ἐπιστήμην, κἀκεῖ τὸ πλῆθος τῶν θεωρημάτων εἰς ἕνωσιν συναγάγωμεν καὶ τὸ πλῆθος τῶν ἐπιστημῶν ἑνὶ συνδέσμῳ περιλάβωμεν. οὔτε γὰρ στάσις οὔτε ἐναντίωσίς ἐστιν ἐπιστημῶν πρὸς ἐπιστήμας, ἀλλ’ ἀεὶ ταῖς πρὸ αὐτῶν ὑπουργοῦσιν αἱ δεύτεραι καὶ ἔχουσι τὰς οἰκείας ἀρχὰς ἀπ’ἐκείνων. δεῖ δὲ ὅμως ἐνταῦθα πρὸς τὴν μίαν ἐπιστήμην ἀπὸ τῶν πολλῶν ἑαυτὸν περιάγειν, τὴν ἀνυπόθετον καὶ πρώτην, καὶ τὰς ἄλλας ἁπάσας εἰς ἐκείνην ἀνατείνειν. » 31 Nous traiterons de cette question dans la troisième partie de la SECTION I ainsi que dans l’ANNEXE II, au sujet de la critique aristotélicienne de la théorie platonicienne des Idées-Nombres. 9 proclien tel qu’il nous a été conservé, cette exposition tant espérée sur cet intellect vers lequel l’âme humaine doit se tourner afin de saisir l’intelligible dans sa simplicité. À ce sujet, le rôle joué dans la noétique proclienne par les âmes démoniques et angéliques, entités intermédiaires entre l’âme humaine et l’intellect particulier, reste encore à déterminer. C’est ce que nous essaierons de faire. L’illumination de l’âme par l’intellect particulier pose le problème des intermédiaires, mais elle soulève également la question de l’individualité de l’intellect, dont l’importance fut capitale dans la tradition platonico-aristotélicienne. L’intellect est-il constitutif de l’âme humaine ou lui est-il ajouté du dehors ? C’est un thème qui, avec la question du rapport de l’intellect à l’intelligible, sera abordé dans notre thèse. Dans le passage précédemment cité de son Commentaire sur le Timée, Proclus énonce : L’intellect particulier est établi immédiatement au-dessus de notre essence, il l’élève et la perfectionne, lui vers lequel nous nous tournons quand nous nous sommes purifiés par la philosophie et nous avons lié notre faculté intellective à son intellection à lui32. La doctrine péripatéticienne de l’intellect actif et de l’intellect passif semble avoir influencé la pensée de Proclus, qui parle ici d’une faculté intellective de l’âme, sans établir l’existence d’un intellect qui ferait substantiellement partie de l’âme humaine. L’activité logique de l’âme, qui ne saurait être une pure intellection, puisqu’elle est essentiellement discursive – et donc temporelle –, est ainsi décrite par Proclus : Quand le logos intellige l’Être réellement être, en tant que logos, il a une activité discursive, en tant qu’intelligeant il agit par une intuition toute simple, puisqu’il intellige tout d’un coup chaque objet comme simple, sans pourtant intelliger tous les objets ensemble, mais en passant de l’un à l’autre, cependant que, au cours de ce passage, il intellige tout ce qu’il intellige comme un et comme simple33. 32 Proclus, In Timaeum, I, 245, 13-17 (trad. A. J. Festugière, légèrement modifiée) : « ὁ γὰρ μερικὸς νοῦς προσεχῶς ὑπερίδρυται τῆς ἡμετέρας οὐσίας, ἀνάγων αὐτὴν καὶ τελειῶν, πρὸς ὃν ἐπιστρεφόμεθα καθηράμενοι διὰ φιλοσοφίας καὶ τὴν ἑαυτῶν νοερὰν δύναμιν τῇ ἐκείνου νοήσει συνάψαντες. » Nous ferons une analyse plus approfondie de ce passage à la SECTION II. 33 Ibid., I, 246, 5-9 (trad. A. J. Festugière) : « ὡς ὅταν γε λόγος νοῇ τὸ ἀεὶ ὄν, ὡς μὲν λόγος ἐνεργεῖ μεταβατικῶς, ὡς δὲ νοῶν μετὰ ἁπλότητος, ἕκαστον μὲν ὡς ἁπλοῦν ἅμα νοῶν, οὐ πάντα δὲ ἅμα, ἀλλὰ μεταβαίνων ἀπ’ ἄλλων ἐπ’ ἄλλα, νοῶν δὲ πᾶν ὃ νοεῖ μεταβαίνων ὡς ἓν καὶ ἁπλοῦν. » 10 Nous aurons donc à déterminer, chez Proclus et ses plus illustres prédécesseurs, les moyens par lesquels l’âme humaine peut activer ses propres puissances intellectives et saisir l’Être par des intuitions simples. À la suite de ses propos sur l’imagination, l’opinion et la science dans son Commentaire sur le Premier Alcibiade, Proclus nous fait ainsi comprendre que la connaissance humaine est couronnée par l’intellection, qui est antérieure à la science et lui fournit ses principes : Mais après la science et l’entraînement dans la science, il faut que l’âme abandonne les synthèses, les divisions et les discursus de toute sorte pour émigrer vers la vie intellective et les intuitions simples. Car la science n’est pas le sommet des connaissances, mais antérieurement à la science, il y a l’intellect34. Par une enquête sur la notion d’intuition simple (epibolê haplê) dans la tradition platonicoaristotélicienne35, nous chercherons à mieux saisir ce qu’est l’intellection au sens propre selon Proclus et le sens exact que prend pour lui le syntagme noêsis meta logou. 2.4 Les intellections divines (l’intellect, l’intellection et l’intelligible), la connaissance de soi et l’inspiration divine Les trois autres modes d’intellection définis par Proclus se rattachent à des principes supérieurs non seulement à l’âme humaine, mais aussi à l’intellect particulier. Ils se laissent comprendre, selon l’interprétation d’A. J. Festugière, d’après le schème triadique Être-ViePensée (on-zôê-nous)36. La possibilité pour l’homme d’y participer semble attestée dans les Éléments de théologie, où Proclus parle même d’une participation indirecte des âmes particulières à l’Intellect universel et divin : Tout intellect particulier participe à l’Hénade toute première et supérieure à l’Intellect et à travers l’Intellect total et à travers l’hénade particulière qui lui 34 Proclus, In Alcibiadem I, 246, 18-247, 1 (p. 294) (trad. A.-Ph. Segonds) : « μετὰ δὲ τὴν ἐπιστήμην καὶ τὴν ἐν αὐτῇ γυμνασίαν τὰς μὲν συνθέσεις καὶ τὰς διαιρέσεις καὶ τὰς πολυειδεῖς μεταβάσεις ἀποθετέον, ἐπὶ δὲ τὴν νοερὰν ζωὴν καὶ τὰς ἁπλᾶς ἐπιβολὰς μεταστατέον τὴν ψυχήν. οὐ γάρ ἐστιν ἐπιστήμη τῶν γνώσεων καὶ ἀκρότης, ἀλλὰ καὶ πρὸ ταύτης ὁ νοῦς. » 35 Nous avons également inclus, à la suite de notre thèse sur la doctrine de l’intellection dans la philosophie de Proclus, un article consacré à la notion d’epibolê chez Plotin. Voir ARTICLE I. 36 Voir les notes d’A. J. Festugière dans sa traduction de l’In Timaeum, I, 243, 26-246, 9, en particulier, livre 2, p. 78, n. 3. 11 correspond. Toute âme particulière participe à l’Intellect total et à travers l’Âme totale et à travers l’intellect particulier qui lui correspond37. En prenant toujours comme point de référence l’intellection proprement humaine, nous voudrons déterminer le mode par lequel l’âme de l’homme, par une inspiration divine qui transcende l’illumination des intellects particuliers, peut atteindre une connaissance supérieure de l’Être. L’exégèse du Parménide par Proclus, qui définit une hiérarchie entre les êtres intelligibles38, et son interprétation du Phèdre, qui dégage un ordre de réalités intelligibles-et-intellectives (supérieures aux principes intellectifs visés par la noêsis meta logou), fournit un cadre métaphysique pour la distinction d’une intellection supérieure qui pourrait s’activer dans l’âme humaine, par-delà l’intellection accompagnée de raison. Nous nous intéresserons à la lecture de ces deux dialogues par Proclus, en plus de son interprétation du Timée et du Premier Alcibiade, dont nous avons commencé à présenter les thèses gnoséologiques et noétiques. Nous traiterons également de la connaissance de soi dans la tradition platonico-aristotélicienne, dans le rapport de l’âme humaine à un Intelllect séparé, et des limites de la connaissance humaine et son dépassement dans l’inspiration divine. 37 Proclus, Éléments de théologie, prop. 109 (trad. J. Trouillard, légèrement modifiée) : « Πᾶς μερικὸς νοῦς μετέχει τῆς ὑπὲρ νοῦν καὶ πρωτίστης ἑνάδος διά τε τοῦ ὅλου νοῦ καὶ διὰ τῆς ὁμοταγοῦς αὐτῷ μερικῆς ἑνάδος· καὶ πᾶσα μερικὴ ψυχὴ τοῦ ὅλου μετέχει νοῦ διά τε τῆς ὅλης ψυχῆς καὶ τοῦ μερικοῦ νοῦ· » Voici aussi la traduction d’E. R. Dodds, de laquelle nous sommes resté plus près pour notre traduction des termes « techniques » de la métaphysique proclienne (Hénade et hénade, Intellect et intellect, Âme et âme) : « Every particular intelligence participates the first Henad, which is above intelligence, both through the universal Intelligence and through the particular henad co-ordinate with it; every particular soul participates the universal Intelligence both through the universal Soul and throught its particular intelligence. » (trad. E. R. Dodds, Elements of Theology, Oxford, Oxford University Press, p. 97). Notons, une fois pour toutes, que nous reprenons les traductions françaises (et parfois anglaises) disponibles dans nos citations des œuvres de Proclus. Nous indiquons « modifiée » ou « légèrement modifiée » lorsque le texte cité ne reprend pas l’intégralité de la traduction, ce qui concerne presque toujours les termes techniques de la métaphysique (et de la noétique) proclienne, que nous avons voulu traduire de manière uniforme (ce qui inclut, comme nous l’avons mentionné dans notre AVANT-PROPOS, l’attribution la plus rigoureuse possible des majuscules et des minuscules aux réalités divines et principielles). 38 Voir H. D. Saffrey et L. G. Westerink, « Introduction » dans Proclus, Théologie platonicienne, t. 1, Paris, Les Belles Lettres, 1968, p. LXXV-LXXXIX. 12 3. Principes directeurs pour l’étude de la doctrine proclienne 3.1 Étude des sources platoniciennes, aristotéliciennes et néoplatoniciennes Afin de distinguer et définir les différentes modalités de la connaissance humaine et divine selon Proclus, nous analyserons les textes qui ont pu être déterminants pour l’élaboration de sa doctrine de l’intellection. La multiplicité des acceptions prises par la noêsis dans le néoplatonisme est systématisée par Proclus, mais elle est déjà présente chez ses prédécesseurs, selon des divisions épistémologiques et métaphysiques (ou ontothéologiques) qu’il reprendra et adaptera à ses propres schèmes théoriques. En plus du Timée, on peut mettre au nombre des textes fondateurs de la gnoséologie néoplatonicienne la célèbre Analogie de la Ligne dans la République, où différents modes d’appréhension du réel sont déjà définis, dont la noêsis et la dianoia (qui se rattachent à l’intellection de l’âme rationnelle pour Proclus). La psychologie aristotélicienne, dans la perspective naturaliste qui la distingue de la conception platonicienne de l’âme, fournit des concepts tout aussi importants pour la définition des facultés de l’âme dans la pensée néoplatonicienne, notamment au sujet de l’imagination. L’étude du traité De l’âme (De anima), combinée à celle d’autres extraits du corpus aristotélicien au sujet de la noétique, sera déterminante pour notre compréhension des enjeux philosophiques relatifs à la notion de noêsis chez Proclus. Nous porterons aussi notre attention sur les thèses gnoséologiques exposées dans les Ennéades de Plotin, où l’intellection, désignée par le terme epibolê, notamment, acquiert une multiplicité de sens, dont certains seront repris par la doctrine proclienne de la noêsis. Nous prendrons également en considération les thèses métaphysiques des auteurs néoplatoniciens qui, après Plotin, ont modifié les structures ontothéologiques du réel en affectant du même coup la théorie de la connaissance qui en dépend. En plus de Jamblique, dont les schèmes théoriques eurent une influence déterminante sur le néoplatonisme tardif, nous porterons une attention particulière aux écrits de Syrianus, dont Proclus s’éloigne rarement lorsqu’il commente les écrits de Platon et d’Aristote. L’étude de textes fondateurs de la gnoséologie et de la noétique dans la tradition platonico-aristotélicienne n’a pas pour but de réduire le système proclien aux sources 13 analysées, mais de mieux mesurer l’originalité39 de Proclus, c’est-à-dire d’apprécier la pertinence de la doctrine qu’il élabore à partir de matériaux que l’on peut en partie, lorsque les sources sont disponibles, identifier et analyser. 3.2 Principes philosophiques En effectuant les recherches qui ont mené à la rédaction de notre thèse, nous avons réfléchi aux mots de J. Trouillard en introduction dans sa monographie, L’Un est l’Âme selon Proclos : J’ai la naïveté de croire que si on n’est pas capable d’exposer dans un discours bref et cohérent la démarche fondamentale d’un philosophe, la preuve est faite qu’il nous demeure étranger. On peut sans doute connaître les conditionnements historiques et les structures élémentaires de sa doctrine. On n’a pas saisi sa signification. Car une pensée qui n’est pas une n’est pas une pensée40. Sans prétendre nous être conformé à la totalité des critères d’une bonne étude philosophique selon Trouillard, nous avons voulu saisir et exposer dans un discours cohérent, plus ou moins bref, les principes de la philosophie de Proclus dans la perspective gnoséologique et métaphysique définie par les acceptions multiples de la noêsis. Nous nous sommes certes intéressé aux « conditionnements historiques » et aux « structures élémentaires » de sa doctrine, par l’étude de ses sources platoniciennes, aristotéliciennes et néoplatoniciennes, mais toujours dans le but de réfléchir, avec Proclus, au problème philosophique que pose implicitement l’exégèse des lignes 24a1-4 du Timée : la définition du savoir philosophique et de ses conditions de possibilité. L’examen de la tradition platonico-aristotélicienne avait pour fonction de mieux définir les problèmes auxquels la doctrine de Proclus veut apporter une réponse, notamment au sujet des conflits, réels ou apparents, entre les thèses platoniciennes et aristotéliciennes, qu’elle cherche à concilier. Ce qui nous importe avant tout, dans le rapport de Proclus à la tradition platonico-aristotélicienne (dans laquelle il s’insère, à la suite de son maître Syrianus, dont il reprend les orientations philosophiques), c’est son application des 39 Une originalité qui est le produit d’un effort visant à concilier des traditions diverses dont Proclus cherche à définir les principes communs, guidé par la philosophie de Platon, par la dialectique platonicienne, à laquelle il veut rester fidèle. 40 J. Trouillard, L’Un et l’Âme selon Proclos, Paris, Les Belles Lettres, 1972, p. 1. 14 opérations fondamentales de la dialectique (division, définition, démonstration, analyse) pour produire un discours scientifique à partir des dialogues de Platon, qui ne se présentent pas comme une autorité scripturaire qui ne saurait être discutée41, mais comme une référence qui fournit les points de départ (aphormai42) du savoir philosophique que chaque âme peut reconstituer en elle-même. Tels sont les principes, philologiques et philosophiques, qui guideront notre étude, qui cherchera à définir et analyser les sources platoniciennes et aristotéliciennes de la doctrine de l’intellection dans la philosophie de Proclus et, plus largement, dans la pensée néoplatonicienne, de Plotin aux commentateurs tardo-antiques d’Aristote. 41 Par notre analyse de l’intellection humaine et de l’enthousiasme divin dans la tradition néoplatonicienne, et par notre étude de l’inspiration divine dans son rapport à la dialectique chez Platon, notamment dans l’ANNEXE I, qui porte plus particulièrement sur le Phèdre, nous espérons pouvoir faire contrepoids aux interprétations qui condamneraient d’emblée l’approche des écrits de Platon par les penseurs et commentateurs néoplatoniciens, dont Proclus. Les propos d’H. Yunis, dans sa récente édition du Phèdre, par ailleurs remarquable, témoignent de cette opinion défavorable à l’égard du projet philosophique qu’est le néoplatonisme. L’extrait que nous citons provient de ses notes sur la dernière section du Phèdre, au sujet du discours écrit (274b-278e) : « Hence the Phaedrus does not constitute and does not contain a (written) technê of rhetoric. Hence also to treat writing as scripture (as Neoplatonists did with Plato’s writings) is destructive to the philosophical enterprise. » Pour Proclus, Platon est certes un penseur inspiré, ce qu’il rappelle dans le prologue de ses œuvres (dont la Théologie platonicienne, I, 1, 5), mais c’est aussi un dialecticien, et donc un penseur critique, que ses commentateurs doivent imiter à l’occasion de l’exégèse des Dialogues, aussi inspirés et dignes de respect soient-ils. 42 Une étude de la notion d’aphormê (ou aphormai au pluriel) pourrait contribuer à une meilleure compréhension du rapport que pouvait avoir Proclus aux œuvres de Platon et de l’approche herméneutique par laquelle il a construit ou, plus modestement, contribué à construire, à la suite de ses prédécesseurs néoplatoniciens, un riche et complexe système ontothéologique basé sur sa lecture des Dialogues et d’après les principes de la dialectique. Ce terme apparaît notamment dans la Théologie platonicienne, I, 3, 12, 10 et I, 12, 55, 24. 15 PREMIÈRE SECTION : LA DIVISION DES FACULTÉS COGNITIVES, L’INTELLECTION DE L’IMAGINATION ET L’INTELLECTION DE L’ÂME RATIONNELLE 1. Les facultés cognitives de l’âme dans la tradition platonicoaristotélicienne 1.1 La définition de l’Être et du Devenir dans l’In Timaeum L’exposé de Proclus sur les six acceptions de la noêsis apparaît à l’occasion de l’exégèse des définitions de l’Être et du Devenir dans l’In Timaeum. Ces notions sont définies à partir du mode de connaissance qui leur correspond dans le discours de Timée – l’intellection accompagnée de raison et l’opinion accompagnée de sensation –, ce que Proclus soutient et justifie contre des critiques et des interprétations à son avis erronées du lemme 28a1-443 : Or au sujet de ces définitions, on a coutume de reprocher à Platon, premièrement, de n’avoir pas fait appel à un genre, comme le veulent les règles des définitions, ensuite, de n’avoir pas indiqué de quelle sorte est la nature des objets à définir eux-mêmes, mais de les avoir déterminés à partir de la connaissance que nous en prenons : il eût fallu cependant, avant cette relation à nous, considérer les objets eux-mêmes44. Nous n’effectuerons pas l’analyse de la réponse de Proclus à la première critique, à savoir celle qui reproche à Platon de ne pas avoir fait appel à un genre. Mentionnons seulement que l’Être est la notion la plus générale que l’on puisse concevoir, et qu’il est donc impossible de lui attribuer un genre qui lui serait supérieur et auquel il serait subordonné en tant qu’espèce, selon les schèmes de la logique aristotélicienne. Qu’il soit pris comme synonyme de l’être intelligible ou comme principe des puissances et des activités qui émanent des substances, qu’il comprend également (selon la triade substance –- puissance 43 Pour un traitement de ce passage et de la manière dont il s’insère dans l’économie du livre II du Commentaire sur le Timée, voir A. Lernould, Physique et théologie. Lecture du Timée de Platon par Proclus, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2001, p. 153-171. 44 Proclus, In Timaeum, I, 241, 31-242, 3 (trad. A. J. Festugière): « ὑπὲρ ὧν ἐγκαλεῖν εἰώθασι τῷ Πλάτωνι, πρῶτον μέν, ὅτι μὴ γένος παρείληφεν, ὡς οἱ τῶν ὅρων βούλονται κανόνες, ἔπειθ’, ὅτι τὴν μὲν αὐτῶν τῶν ὁριστῶν φύσιν οὐ δεδήλωκεν ὁποία τίς ἐστιν, ἀπὸ δὲ τῶν γνώσεων αὐτὰ τῶν ἡμετέρων ἀφωρίσατο· δεῖν δὲ πρὸ τῆς σχέσεως ταύτης αὐτὰ καθ’ ἑαυτὰ τὰ πράγματα σκοπεῖν. » 17 – activité45), l’Être n’est subordonné à rien dans l’ordre des choses qui sont réellement. Il ne saurait, non plus, avoir un non-être comme genre, ce qui ferait de lui quelque chose qui n’est pas, alors qu’il est essentiellement46. Dans le cadre de notre enquête, nous nous intéresserons au deuxième membre de la réfutation des critiques à l’égard des définitions platoniciennes. Proclus juge que les définitions de l’Être et du Devenir doivent être claires pour le lecteur de Platon, puisqu’elles constituent les principes de ses démonstrations sur le Monde et ses principes dans le Timée : il est donc juste qu’elles soient déterminées à partir des modes de connaissance, censés nous être plus clairs que les objets qu’ils nous permettent de connaître et dont la nature ne nous est pas d’emblée manifeste. Nous présentons ici le passage en question, commenté en trois sections : D’autre part, comment dire que la détermination à partir des modes de connaissance ne convient pas à la considération actuelle prise dans son ensemble et aux présentes définitions ? Si en effet, comme nous l’avons dit plus haut, Platon veut se servir de ces définitions comme de propositions principielles et fondamentales pour les démonstrations à venir, il faut bien qu’elles nous soient familières et évidentes47. Ces lignes ne sont pas sans rappeler les remarques introductives d’Aristote à la première page de sa Physique, où il évoque un critère similaire de clarté et d’évidence au sujet du cheminement de la pensée, à partir du plus connaissable pour nous vers le plus connaissable en soi : Or, la marche naturelle, c’est d’aller des choses les plus connaissables pour nous et les plus claires pour nous à celles qui sont plus claires en soi et plus connaissables; car ce ne sont pas les mêmes choses qui sont connaissables pour nous et absolument. C’est pourquoi il faut procéder ainsi : partir des choses 45 Voir SECTION III pour l’analyse de cette triade et de son application aux trois acceptions divines de l’intellection. 46 Proclus ne le mentionne pas ici, mais l’Un, dont il faut le principe de l’Être, ne peut pas non plus être considéré comme son genre. En étant au-delà de l’être, et donc une forme de non-être par éminence, l’Un ne peut pas être défini comme un genre pour l’Être. 47 Proclus, In Timaeum, I, 242, 14-19 (trad. A. J. Festugière) : « πῶς δὲ οὐ προσήκων ἐστὶ τῇ ὅλῃ θεωρίᾳ καὶ τοῖς προκειμένοις διορισμοῖς ὁ ἀπὸ τῶν γνώσεων ἀφορισμός; εἰ γάρ, ὥσπερ ε ἴ π ο μ ε ν π ρ ό τ ε ρ ο ν ἀξιώμασι τούτοις ἐ θ έ λ ε ι χρῆσθαι καὶ ὑποθέσεσι τῶν ῥηθησομένων ἀποδείξεων, δεῖ γνωρίμους εἶναι τὰς ἀποδόσεις ταύτας καὶ ἐναργεῖς ἡμῖν. » 18 moins claires en soi, plus claires pour nous, pour aller vers les choses plus claires en soi et plus connaissables48. Le contexte est certes différent, la Physique ne s’intéresse pas à la connaissance « abstraite » de l’Être, et les propos d’Aristote s’apparentent davantage à la conception proclienne de l’analyse – qui chez Proclus se définit comme une remontée de l’effet à la cause49 – qu’à un exposé épistémologique sur la définition que l’on peut obtenir d’objets comme l’Être et le Devenir à partir de leurs modes de connaissance : le corpus aristotélicien ne présente pas, à notre connaissance, une telle théorie de la définition. Nous n’écartons toutefois pas totalement la possibilité que l’enseignement d’Aristote dans la Physique ait influencé, plus par l’esprit que par la lettre, Proclus dans sa défense de la définition platonicienne de l’Être et du Devenir dans le Timée. La suite de l’extrait permet d’apporter un peu plus de crédibilité à l’hypothèse d’une telle influence aristotélicienne, adaptée au contexte propre du Timée : Or, s’il nous avait invité à poursuivre la nature des objets isolément en ellemême, il eût, à son insu, rempli d’obscurité toute la leçon. Mais puisqu’il veut, par les définitions, nous rendre familiers et « l’Être » et « l’être qui devient », pour tirer ses démonstrations d’hypothèses bien connues et tout évidentes aux auditeurs, c’est à bon droit qu’il présente la spécificité des objets à partir des connaissances que nous en avons, car, ces connaissances une fois réveillées en nous et menées à perfection, nous verrons plus distinctement la nature des objets50. La démarche définie par Proclus n’est pas exactement la même que celle d’Aristote, mais elle a ceci en commun avec la visée aristotélicienne qu’elle cherche à fournir un point de départ pour la poursuite de l’enquête philosophique. La nature de l’Être ne se manifeste pas d’emblée, en tant qu’objet, à l’âme humaine : les êtres intelligibles sont séparés de nous, de nos facultés cognitives. Notre raison intellective (logos noeros) n’est pas essentiellement et 48 Aristote, Physique, I, 1, 184a16-21 (trad. H. Carteron) : « πέφυκε δὲ ἐκ τῶν γνωριμωτέρων ἡμῖν ἡ ὁδὸς καὶ σαφεστέρων ἐπὶ τὰ σαφέστερα τῇ φύσει καὶ γνωριμώτερα· οὐ γὰρ ταὐτὰ ἡμῖν τε γνώριμα καὶ ἁπλῶς. διόπερ ἀνάγκη τὸν τρόπον τοῦτον προάγειν ἐκ τῶν ἀσαφεστέρων μὲν τῇ φύσει ἡμῖν δὲ σαφεστέρων ἐπὶ τὰ σαφέστερα τῇ φύσει καὶ γνωριμώτερα. » 49 Voir Proclus, In Parmenidem, 982, 19-21. 50 Proclus, In Timaeum, I, 242, 19-27 (trad. A. J. Festugière) : « ἀλλ’ εἰ μὲν αὐτὴν ἐφ’ ἑαυτῆς τὴν τῶν πραγμάτων φύσιν ἡμῖν παρεκελεύσατο θηρᾶν, ἔλαθεν ἂν ἀσαφείας ἐμπλήσας τὴν σύμπασαν διδασκαλίαν· ἐπειδὴ δὲ γνώριμον ποιῆσαι βούλεται διὰ τῶν ὅρων τό τε ὂν καὶ τὸ γιγνόμενον, ἵνα ἀπὸ γνωρίμων τὰς ἀποδείξεις προάγῃ καὶ τοῖς ἀκούουσιν ἐναργῶν ὑποθέσεων, εἰκότως ἀπὸ τῶν γνώσεων τῶν ἐν ἡμῖν οὐσῶν τὴν ἰδιότητα παρίστησιν αὐτῶν, ἃς καὶ ἀνεγείραντες καὶ τελεωσάμενοι θεασόμεθα τὴν ἐκείνων φύσιν τρανέστερον. » 19 perpétuellement activée par ces objets, autrement dit, elle n’est pas une intellection « en acte » de par sa seule nature (contrairement aux intellects séparés, divins et particuliers, qui possèdent en eux-mêmes l’objet de leur intellection et s’y identifie par une activité intellective éternelle51). Proclus nous fait ici comprendre que par la puissance du discours, faire mention de ces connaissances c’est en quelque sorte les éveiller en nous, et donc activer, la potentialité de la raison intellective pour que nous soyons progressivement mené à la noêsis des objets intelligibles ou, autrement dit, de l’Être. Dans la conclusion de son argument, Proclus hiérarchise les facultés cognitives de l’âme humaine d’après la distance qu’elles prennent par rapport à leur objet. C’est une dégradation progressive de leur puissance cognitive que structure Proclus au moyen de la triade être – avoir – voir (sur laquelle nous reviendrons dans la troisième section), selon un ordre dégradé qui présente l’intellection, la pensée discursive (ou dianoia) et la sensation. Nous conservons le caractère italique appliqué par A. J. Festugière aux formes conjuguées des verbes de la triade : Puisqu’en effet tout sujet connaissant ou bien est l’objet connu lui-même, ou voit cet objet, ou le possède – l’intellect est l’objet intelligible, la sensation voit le sensible, la pensée possède en elle le pensé – et puisque nous ne pouvons par nature devenir l’intelligible lui-même, mais le connaissons grâce à la faculté, qui est en nous, conjuguée à l’objet, c’est de cette faculté donc que nous avons besoin, et, par elle, la nature de l’être nous devient familière52. Il est étonnant que Proclus ne fasse pas mention ici de l’opinion, qui, avec la sensation, forme la doxa met’aisthêseôs et définit le Devenir en tant que mode de connaissance. L’opinion est peut-être impliquée dans la notion de sensation, lorsqu’il écrit « la sensation voit le sensible », qui sous-entendrait alors « l’opinion accompagnée de sensation voit le Devenir » ou « la sensation fait voir le Devenir à l’opinion ». Nous retrouverions ainsi la triade des facultés cognitives qui portent sur l’universel, des puissances rationnelles de 51 C’est ce qu’expriment la thèse et la démonstration de la proposition 167 des Éléments de théologie (trad. J. Trouillard, légèrement modifiée [esprit est remplacé par intellect pour traduire nous]) : « Tout intellect se pense lui-même. Mais l’intellect primordial ne pense que lui-même, et en lui intellect et intelligible sont numériquement un. En revanche, chacun des intellects qui viennent à sa suite pense à la fois lui-même et ce qui le précède, et son intelligible est d’une part ce qu’il est lui-même, d’autre part ce dont il procède. » 52 Proclus, In Timaeum, I, 242, 27-243, 1 (trad. A. J. Festugière) : « ἐπεὶ γὰρ πᾶν τὸ γνωστικὸν ἢ αὐτό ἐστι τὸ γνωστὸν ἢ ὁρᾷ ἢ ἔχει τὸ γνωστόν – νοῦς μὲν γάρ ἐστι τὸ νοητόν, αἴσθησις δὲ ὁρᾷ τὸ αἰσθητόν, διάνοια δὲ ἔχει ἐν ἑαυτῇ τὸ διανοητόν – ἡμεῖς δὲ αὐτὸ γενέσθαι τὸ νοητὸν οὐ πεφύκαμεν, γιγνώσκομεν δὲ αὐτὸ διὰ τῆς ἐν ἡμῖν συζύγου πρὸς αὐτὸ δυνάμεως, ταύτης οὖν δεῖ, καὶ διὰ ταύτης γνώριμος ἡμῖν ἡ τοῦ ὄντος φύσις. » 20 l’âme humaine, à savoir l’intellect, la pensée discursive et l’opinion, structurée selon la triade être – avoir –voir, qui permet d’illustrer la distance progressive prise par le sujet connaissant par rapport à l’être connu, l’intellection décrivant le plus haut degré d’unité entre une puissance, la faculté intellective, et son objet, l’intelligible. Notre raison (logos) ne peut certes pas devenir l’intelligible lui-même, précise Proclus, mais elle peut devenir intellective, lorsque sa puissance est activée par un principe intellectif qui est lui-même déjà en acte : l’intellect particulier, d’après le Commentaire sur le Timée. Proclus décrit ainsi une hiérarchie descendante des facultés cognitives que l’âme peut activer, en fonction de l’objet sur lequel porte son activité. 1.2 La division des modes de connaissance chez Platon et Aristote L’étude de la doctrine proclienne de l’intellection, de par la multiplicité des thèses épistémologiques auxquelles elle touche, nous amène à traiter de l’ensemble des facultés cognitives définies dans la tradition platonico-aristotélicienne : l’intellect, la pensée discursive, l’opinion, l’imagination et la sensation53. Toutes les formes de connaissances humaines sont dérivées d’une forme première d’intellection et trouvent leur fondement, par-delà l’essence de l’âme humaine, dans l’activité intellective du divin, que Proclus divise et définit selon plusieurs schèmes métaphysiques54. Selon une dégradation continue de cette intellection première, qui s’identifie à l’intelligible divin, apparaissent donc différents modes de connaissances caractérisés par une perte progressive d’unité et de puissance à mesure que l’on s’éloigne de la source ultime de toute pensée55. Platon et Aristote n’avaient pas conceptualisé un schème théorique capable d’opérer une déduction des différentes modalités de la connaissance à partir de sa forme première et principielle. Ils ont tout de même produit une doctrine des facultés cognitives que les néoplatoniciens, dont Proclus, chercheront à organiser à l’intérieur d’un cadre 53 Voir TABLEAUX ET SCHÉMA, 4. La division des facultés de l’âme humaine selon Jean Philopon, au sujet de la division des facultés cognitives de l’âme dans le néoplatonisme tardif. 54 L’intellection de l’intellect particulier, qui n’a plus le caractère du divin, est le dernier terme de la procession intellective, qui se situe au-delà du plan psychique. Voir SECTION II. 55 C’est ce qu’a bien montré l’étude d’A. Lernould sur la dialectique de Proclus, « La dialectique comme science première chez Proclus », Revue des sciences philosophiques et théologiques, 71 (1987), p. 509-536, et le chapitre qui est également consacré à cette science première dans la monographie du même auteur : Physique et théologie. Lecture du Timée de Platon par Proclus, p. 115-125. 21 démonstratif56 qui coïncide, selon les principes de la dialectique proclienne, avec la procession de l’Être. Platon, et après lui Aristote, ont été confrontés à la difficulté d’établir des critères permettant de distinguer et définir nos différents modes de connaissance : est-ce que nos facultés cognitives sont définies en fonction des objets sur lesquels portent leur activité ou, à l’inverse, est-ce que ces objets sont définis en fonction des facultés cognitives qui entrent en activité lorsque ces mêmes objets sont connus ? En d’autres termes, est-ce que la nature du sujet connaissant est définie en fonction de l’objet connu ou l’objet connu en fonction du sujet connaissant ? Pour Aristote (nous reviendrons sur la position de Platon par la suite), ce problème surgit au début de son enquête sur l’âme. À la suite de Platon, il se pose la question de l’unité et de la multiplicité de l’âme : De plus, si l’on n’a pas affaire à plusieurs âmes, mais à des parties, doit-on prendre, d’abord pour objet de recherche l’âme entière ou bien ses parties ? Difficile par ailleurs de préciser quelles sont celles d’entre elles que la nature distingue les unes des autres. Et faut-il d’abord prendre pour objet de recherche les parties ou les opérations ? Ainsi, l’acte d’intellection ou l’intelligence ? L’acte de sensation ou le sensitif ? Et ainsi de suite. Et il s’agit de considérer d’abord les opérations, on peut à nouveau se demander si leurs objets ne sont pas à considérer avant elles dans la recherche. Ainsi le sensible avant le sensitif et l’intelligible avant l’intellectif57. Ce passage du De anima conceptualise le problème auquel sera confronté le philosophe qui voudra distinguer les différentes facultés cognitives de l’âme, avant même de songer à les articuler dans un schème démonstratif, selon une procession dégradée, comme le fera Proclus. En réponse à cette série de questions préalables à son enquête sur l’âme, Aristote, dans la suite du De anima, partira des objets cognitifs communément distingués – notamment le sensible et l’intelligible – pour dégager les opérations (ou activités) de l’âme, 56 Nous prenons le terme démonstration dans le sens que lui attribue Proclus, en tant que cette opération dialectique ordonne scientifiquement les êtres dans des rapports de causes à effet selon leur ordre dans la procession du réel. Cf. Proclus, Théologie platonicienne, I, 9, 40, 1-18 57 Aristote, De l’âme, I, 402b9-16 (trad. R. Bodéüs) : « ἔτι δέ, εἰ μὴ πολλαὶ ψυχαὶ ἀλλὰ μόρια, πότερον δεῖζητεῖν πρότερον τὴν ὅλην ψυχὴν ἢ τὰ μόρια. χαλεπὸν δὲ καὶ τούτων διορίσαι ποῖα πέφυκεν ἕτερα ἀλλήλων, καὶ πότερον τὰ μόρια χρὴ ζητεῖν πρότερον ἢ τὰ ἔργα αὐτῶν, οἷον τὸ νοεῖν ἢ τὸν νοῦν, καὶ τὸ αἰσθάνεσθαι ἢ τὸ αἰσθητικόν· ὁμοίωςδὲ καὶ ἐπὶ τῶν ἄλλων. εἰ δὲ τὰ ἔργα πρότερον, πάλιν ἄν τις ἀπορήσειεν εἰ τὰ ἀντικείμενα πρότερον τούτων ζητητέον, οἷον τὸ αἰσθητὸν τοῦ αἰσθητικοῦ, καὶ τὸ νοητὸν τοῦ νοῦ. » 22 puis il remontera jusqu’aux facultés (ou puissances), qui sont au principe de ces opérations. Pour Aristote, l’âme se laisse connaître par ses facultés, celles-ci par leurs opérations, et ces dernières par les objets sur lesquels elles portent58. Sur ce point, comme sur d’autres, Aristote suit des principes heuristiques déjà énoncés par Platon, notamment dans la République : Dans une puissance en effet, je ne vois quant à moi aucune couleur, ni aucune forme, ni rien de ce genre, comme on en trouve dans plusieurs autres choses. Tout cela, je le considère de manière à distinguer pour moi-même certaines choses et dire que les unes sont différentes des autres. Dans une puissance, par contre, je considère seulement ceci : sur quoi elle porte et ce qu’elle effectue59. Nous retrouvons des propos similaires ailleurs dans l’œuvre platonicienne au sujet de la connaissance des puissances à partir des objets sur lesquels elles portent et des actions qu’elles effectuent. Nous pensons notamment au Phèdre, où la connaissance de la nature et des facultés de l’âme est rendue possible par celle de ses actes et passions, et où la puissance des discours (logoi) se révèle à partir de ses effets sur l’âme, par la persuasion qu’elle peut susciter en elle60. Notons également, dans ce passage de la République, comme dans le mythe du Phèdre61, que la puissance, tout comme l’essence à laquelle elle se rattache, est sans couleur et sans forme. Proclus portera une attention toute particulière à ces attributs de l’Être, ceux-ci lui servant de critères pour mettre de côté l’imagination dans sa recherche de l’intellection humaine véritable. Ce bref rappel concernant les modes d’accès à la connaissance de la puissance selon Platon et Aristote, et plus particulièrement, des puissances psychiques que sont les facultés de l’âme humaine, permettra de mieux mettre en relief la doctrine épistémologique et, plus 58 À ce sujet, voir l’introduction de R. Bodéüs dans sa traduction du traité De l’âme, et ses notes ad locum. Aristote, De l’âme, Paris, Flammarion, p. 58-67 et p. 80. 59 Platon, République, 477c-d (trad. G. Leroux, légèrement modifiée) : « δυνάμεως γὰρ ἐγὼ οὔτε τινὰ χρόαν ὁρῶ οὔτε σχῆμα οὔτε τι τῶν τοιούτων οἷον καὶ ἄλλων πολλῶν, πρὸς ἃ ἀποβλέπων ἔνια διορίζομαι παρ’ ἐμαυτῷ τὰ μὲν ἄλλα εἶναι, τὰ δὲ ἄλλα· δυνάμεως δ’ εἰς ἐκεῖνο μόνον βλέπω ἐφ’ ᾧ τε ἔστι καὶ ὃ ἀπεργάζεται, καὶ ταύτῃ ἑκάστην αὐτῶν δύναμιν ἐκάλεσα, καὶ τὴν μὲν ἐπὶ τῷ αὐτῷ τεταγμένην καὶ τὸ αὐτὸ ἀπεργαζομένην τὴν αὐτὴν καλῶ, τὴν δὲ ἐπὶ ἑτέρῳ καὶ ἕτερον ἀπεργαζομένην ἄλλην. τί δὲ σύ; πῶς ποιεῖς. » 60 Nous ne citons aucun passage particulier pour le moment, mais nous reviendrons sur cette question dans l’ANNEXE I. 61 Platon, Phèdre, 247c. 23 largement, gnoséologique que présente Proclus dans la suite de son Commentaire sur le Timée. 1.3 La doctrine des facultés cognitives dans l’In Timaeum Dans son exégèse d’un autre passage marquant du Timée (28c-d), Proclus expose sa théorie au sujet de la distinction des modes de connaissances en fonction de la diversité des sujets connaissants. Ces sujets comprennent, comme nous le verrons, non seulement une multiplicité d’êtres, mais également une multiplicité de facultés (ou puissances) que peuvent activer ces êtres, selon la nature qui leur est propre. Nous citons d’abord l’extrait du Timée pour ensuite faire porter notre analyse sur le Commentaire de Proclus : Si donc, Socrate, en bien des points et sur bien des questions – les dieux et la génération de l’univers –, nous nous trouvons dans l’impossibilité de proposer des explications qui en tous points soient totalement cohérentes avec ellesmêmes et parfaitement exactes, n’en sois pas étonné. Mais si nous proposons des explications qui ne sont pas des images plus infidèles qu’une autre, il faut nous en contenter, en nous souvenant que moi qui parle et vous qui êtes mes juges sommes d’humaine nature, de sorte que, si, en ces matières, on nous propose un mythe vraisemblable, il ne sied pas de chercher plus loin62. Dans ce passage, où apparaît une expression, « mythe vraisemblable », qui fera couler beaucoup d’encre, Platon souligne, comme ailleurs dans son œuvre63, les limites de la nature humaine et du pouvoir de connaissance de l’homme. Pour Proclus, le degré de scientificité que peut atteindre un discours sur la Nature est non seulement limité par la faiblesse des facultés humaines, mais aussi par l’essence même des objets naturels, qui ne possèdent pas l’universalité, l’immatérialité et l’indivisibilité des Formes intelligibles, sur lesquelles doit porter la véritable science, à savoir la dialectique. Voilà les deux principales 62 Platon, Timée, 28c-d (trad. L. Brisson) : « ἐὰν οὖν, ὦ Σώκρατες, πολλὰ πολλῶν πέρι, θεῶν καὶ τῆς τοῦ παντὸς γενέσεως, μὴ δυνατοὶ γιγνώμεθα πάντῃ πάντως αὐτοὺς ἑαυτοῖς ὁμολογουμένους λόγους καὶ ἀπηκριβωμένους ἀποδοῦναι, μὴ θαυμάσῃς· ἀλλ’ ἐὰν ἄρα μηδενὸς ἧττον παρεχώμεθα εἰκότας, ἀγαπᾶν χρή, μεμνημένους ὡς ὁ λέγων ἐγὼ ὑμεῖς τε οἱ κριταὶ φύσιν ἀνθρωπίνην ἔχομεν, ὥστε περὶ τούτων τὸν εἰκότα μῦθον ἀποδεχομένους πρέπει τούτου μηδὲν ἔτι πέρα ζητεῖν. » Le lemme commenté par Proclus ne comprend que la section 29c7-d2, mais nous avons également inclus le lemme qui le précède, pour donner un meilleur accès au contexte de ce passage du Timée. 63 Voir entre autres le Phèdre (246a-b), où l’opposition entre le savoir divin et la connaissance humaine est thématisée dans le prologue du mythe de l’attelage ailé, au sujet de la nature de l’âme (trad. Cl. Moreschini et P. Vicaire) : « À présent voici comment on doit parler de sa nature : pour exposer ce qu’elle est, il faudrait un art absolument divin, et ce serait fort long; mais en donner une image n’excède pas les capacités humaines et demande moins de temps : prenons donc ce moyen. » 24 idées défendues dans les lignes qui précèdent l’important passage que nous commentons ici : N’allons pas nous imaginer en effet que les connaissances des dieux soient caractérisées par la nature des objets connus, ni que ce qui n’a point de fixité soit sans fixité aux yeux des dieux, comme le dit le philosophe Porphyre – car cette parole aussi il l’a prononcée, « qu’il eût mieux valu n’être point dite » (Od. XIV 466) – mais sachons que le mode du connaître varie selon la diversité des sujets connaissants64. La première question que nous pouvons nous poser, à la lecture de cet extrait, concerne l’origine de cette doctrine, qui pourrait être ici attribuée, du moins en partie, à Porphyre. A. J. Festugière ne consacre aucune note à cette question, pas plus que D. T. Runia et M. Share, qui, dans leur récente traduction anglaise du Commentaire sur le Timée65, semblent eux aussi suspendre leur jugement à ce propos. Trois interprétations peuvent être envisagées : 1) la doctrine théologico-gnoséologique qu’expose Proclus dans cette section de son Commentaire est la reprise de Porphyre, à partir d’une source qui n’est pas ailleurs inconnue; 2) seule cette idée générale, « n’allons pas nous imaginer en effet que les connaissances des dieux soient caractérisées par la nature des objets connus, ni que ce qui n’a point de fixité soit sans fixité aux yeux des dieux », doit être attribuée à Porphyre; 3) seul le deuxième membre de cette phrase, « ni que ce qui n’a point de fixité soit sans fixité aux yeux des dieux », lui est réellement dû. Quant à la citation homérique, peut-être faisait-elle déjà partie de cet écrit de Porphyre auquel Proclus fait référence, l’autorité d’Homère ayant pu servir à défendre une thèse au sujet du mode de connaissance attribuable aux dieux. Le degré de technicité de la théorie exposée dans les lignes qui suivent, à la conceptualité proclienne, caractéristique notamment des Éléments de théologie, nous fait pencher en faveur des interprétations 2 ou 3. L’interprétation de la seconde partie de cet extrait nous fait pencher en faveur d’une doctrine proclienne, du moins par sa formulation : 64 Proclus, In Timaeum, I, 352, 11-16 (trad. A. J. Festugière) : « μὴ γὰρ οἰηθῶμεν, ὅτι ταῖς τῶν γνωστῶν φύσεσιν αἱγνώσεις χαρακτηρίζονται, μηδ’ ὅτι τὸ μὴ ἀραρὸς οὐκ ἀραρός ἐστι παρὰ θεοῖς, ὥς φησιν ὁ φιλόσοφος Π ο ρ φ ύ ρ ι ο ς – τοῦτο γὰρ αὖ ἐκεῖνος ἀνεφθέγξατο, ὅ π ε ρ τ ’ ἄ ρ ρ η τ ο ν ἄ μ ε ι ν ο ν – ἀλλ’ ὅτι ταῖς τῶν γινωσκόντων διαφοραῖς ἀλλοῖος γίγνεται τῆς γνώσεως ὁ τρόπος. » Ce passage est repris par A. R. Sodano dans son édition des fragments du Commentaire de Porphyre sur le Timée. Voir Porphyre, In Platonis Timaeum commentariorum fragmenta, fr. XLV, 28, 22-29, 5. 65 Proclus, Commentary on Plato’s Timaeus, vol. 2, Cambridge, Cambrige University Press, p. 210. 25 Car le même objet, le dieu le connaît sous l’aspect d’unité, l’intellect sous l’aspect du tout, la raison sous l’aspect d’universel, l’imagination sous l’aspect de chose configurée, la sensation sous l’aspect d’impression subie. Et il n’est pas vrai que, parce que l’objet connu est le même, la connaissance aussi est la même. En outre, si, dans le cas des dieux, les connaissances dérivent de l’essence et si l’intellection n’est pas chez eux quelque chose de surajouté, tels ils sont, telle est aussi leur façon de connaître ce qu’ils connaissent. Or ils sont immatériels, éternels, unifiés, immarcescibles. Ils conçoivent donc à l’avance de façon immatérielle le matériel, de façon unifiée la multiplicité dispersée, de façon permanente et éternelle ce qui change selon le temps, de façon immarcescible ce qui est contre nature, ténébreux et impur66. Proclus présente une hiérarchie à cinq termes : le dieu67, l’intellect, la raison, l’imagination et la sensation, comme sujets de la connaissance. Les deux premiers termes sont des réalités substantielles, alors que les trois derniers sont des facultés, notamment associées à la nature de l’âme humaine, qui est essentiellement raison, mais qui possède également ces puissances inférieures que sont l’imagination et la sensation. Dans le cas des dieux, écrit Proclus, « l’intellection n’est pas quelque chose en eux de surajouté (epiktêtos) ». Il distingue ainsi l’intellection propre à la divinité, qui émane de son essence, de celle réservée à l’homme, qui est surajoutée à sa nature essentiellement rationnelle, et dont le mode de connaissance intellectif implique la discursivité inhérente à la raison. L’intellection humaine, en tant qu’elle n’est pas constitutive de l’essence de l’homme, n’aura donc pas les mêmes attributs que l’intellection divine, à laquelle elle ne pourra que participer, sur le mode qui lui est propre, à savoir celui de la rationalité. Les Éléments de théologie, dans la section consacrée aux dieux (ou hénades) (prop. 113-16568), démontrent ce principe dans le cadre du système déductif qu’expose l’ensemble 66 Proclus, In Timaeum, I, 352, 16-27 (trad. A. J. Festugière, légèrement modifiée) : « τὸ γὰρ αὐτὸ γινώσκει θεὸς μὲν ἡνωμένως, νοῦς δὲ ὁλικῶς, λόγος δὲ καθολικῶς, φαντασία δὲ μορφωτικῶς, αἴσθησις δὲ παθητικῶς. καὶ οὐχ ὅτι τὸ γνωστὸν ἕν, μία καὶ ἡ γνῶσις. ἔτι δέ, εἰ αἱ γνώσεις κατ’ οὐσίαν εἰσὶν ἐπὶ τῶν θεῶν καὶ ἔστιν οὐκ ἐπίκτητος ἡ νόησις αὐτῶν, ὡς εἰσίν, οὕτω καὶ γιγνώσκουσιν, ἃ γινώσκουσιν· εἰσὶ δὲ ἄυλοι καὶ αἰώνιοι καὶ ἡνωμένοι καὶ ἄχραντοι· καὶ γινώσκουσιν ἄρα ἀύλως, αἰωνίως, ἡνωμένως, ἀχράντως· τὸ ἄρα ἔνυλον ἀύλως καὶ τὸ διεσπαρμένον πλῆθος ἑνοειδῶς καὶ τὸ κατὰ χρόνον μεταβαλλόμενον μονίμως καὶ αἰωνίως καὶ τὸ παρὰ φύσιν πᾶν καὶ σκοτεινὸν καὶ μὴ καθαρὸν ἀχράντως προειλήφασι. » 67 Nous préférons utiliser l’expression « le dieu », au lieu de « Dieu » (que nous avons modifié dans la traduction de Festugière), en conformité avec les autres termes énumérés (l’intellect, la raison, l’imagination, la sensation), et parce qu’il n’est pas précisément question du Dieu premier principe, ou d’un Dieu universel et imparticipé (selon la terminologie de Proclus), mais du divin, du dieu, de façon générale. 68 Toujours selon les divisions d’E. R. Dodds. 26 de cet ouvrage. La proposition 124, basée notamment sur la démonstration de la proposition 11869, énonce : Chaque dieu connaît de façon indivise les êtres divisés, de façon intemporelle les êtres temporels, de façon nécessaire les êtres non nécessaires, de façon immuable les êtres changeants. En un mot, il connaît tous les êtres sous un mode supérieur à leur ordre70. La démonstration, qui suit l’énoncé de la proposition, reprend les mêmes éléments que nous avons vus exposés dans le passage du Commentaire sur le Timée, dans une terminologie analogue. Notons toutefois que la hiérarchie des sujets (et facultés) connaissants n’est pas présente dans les Éléments de théologie, dont l’exposé se limite à caractériser la connaissance des dieux (ou hénades), alors que le Commentaire sur le Timée s’interrogeait sur la nature et les limites de la connaissance humaine, qu’il cherchait à définir en la distinguant du mode de connaissance réservé aux dieux. 1.4 Postérité de la doctrine proclienne chez Boèce : la distinction des modes de connaissance en fonction des sujets connaissants dans la Consolation de Philosophie Parmi les penseurs de l’Antiquité tardive dont les thèses sont redevables aux doctrines épistémologiques et noétiques exposées par Proclus, notons Ammonius, qui fut son élève direct et dont le traitement de la notion d’intellect passif est tributaire de l’enseignement de son maître, et Boèce, qui, dans la Consolation de Philosophie, présente une théorie analogue à la conception proclienne des modes de connaissance en fonction des sujets connaissants71. Le contexte dans lequel apparaît une doctrine similaire à celle de Proclus dans la Consolation de Philosophie n’est certes pas le même – Boèce veut apporter une réponse au problème de la providence et du destin, alors que Proclus cherche à définir la connaissance 69 Il s’agit de la seule proposition des Éléments de théologie identifiée explicitement par E. R. Dodds et J. Trouillard comme principe de la proposition 124, bien que Dodds, dans ses notes (p. 266-267) établit d’autres parallèles entre cette doctrine et celles exposées dans le reste du corpus proclien, dont le passage du Commentaire sur le Timée que nous avons analysé. 70 Proclus, Éléments de théologie, prop. 124 (trad. J. Trouillard) : « Πᾶς θεὸς ἀμερίστως μὲν τὰ μεριστὰ γινώσκει, ἀχρόνως δὲ τὰ ἔγχρονα, τὰ δὲ μὴ ἀναγκαῖα ἀναγκαίως, καὶ τὰ μεταβλητὰ ἀμεταβλήτως, καὶ ὅλως πάντα κρειττόνως ἢ κατὰ τὴν αὐτῶν τάξιν. » 71 Au sujet des modes de connaissance au livre V, chapitre 4 de la Consolation de philosophie, voir J. Marenbon, Boethius, Oxford, Oxford University Press, p. 130-138, consulter, en particulier, la p. 134, où l’auteur traite des sources néoplatoniciennes de cette doctrine. 27 humaine de la Nature –, mais la hiérarchie des sujets connaissants et la description des modes de connaissance reprennent un même schème. Nous citons ce passage, dans la traduction de J.-Y. Guillaumin72, que nous commenterons en ayant à l’esprit l’exposé de Proclus, à l’égard duquel nous voulons souligner les éléments de continuité et noter les points de rupture. Dans le cadre d’un développement qui cherche à préserver la providence et la prescience divine, Boèce réfute la thèse, conforme au sens commun, selon laquelle « penser que les choses sont différentes de ce qu’elles sont, c’est s’écarter de l’intégrité de la connaissance » : La cause de cette erreur est dans l’idée commune que toute notre connaissance des choses nous vient de leurs caractéristiques naturelles. Mais c’est tout le contraire : car ce qui règle toujours la connaissance que l’on a de la chose, ce ne sont pas les caractéristiques de cette chose, mais bien plutôt les facultés cognitives73. Le principe de la doctrine proclienne se retrouve également chez Boèce, pour lequel aussi le « mode du connaître varie selon la diversité des sujets connaissants ». Toutefois, alors que Proclus se positionne d’emblée du point de vue du savoir divin, dont les autres modes de connaissance procèdent selon une « dégradation » continue, Boèce s’intéresse d’abord aux facultés cognitives dans la perspective de la connaissance humaine. Dans une démarche que nous pourrions qualifier d’inductive, ou analytique (telle que préalablement définie), Boèce traitera d’abord de ce qui nous est le plus familier, à savoir les modes de la connaissance humaine, pour progressivement s’élever, avec son lecteur, jusqu’à la compréhension du savoir divin. C’est ce qu’illustre la suite du passage : Prenons brièvement un exemple pour éclairer cela : un même corps sphérique est reconnu d’une manière différente par la vue et par le toucher : la première, grâce aux rayons qu’elle envoie, voit le corps de loin, mais tout entier en même temps, tandis que le second, qui s’attache et s’applique à ce corps dont il fait le tour complet, en saisit la sphéricité partie par partie. L’homme lui-même est 72 Boèce, La Consolation de Philosophie, Paris, Les Belles Lettres, 2002. Par commodité, nous citons l’édition du texte latin dans la collection Loeb Classical Library : Boethius, The Theological Tractates. The Consolation of Philosophy, traduit par H. F. Stewart, E. K. Rand et S. J. Tester, Cambridge/London, Harvard University Press, 1973. On pourra aussi consulter cette édition plus récente : Boethius, De consolatione Philosophiae. Opuscula theologica, édité par Cl. Moreschini, Munich/Leipzig, K. G. Saur, 2000. 73 Boèce, La Consolation de Philosophie, V, 4, 72-77 (trad. J.-Y. Guillaumin) : « Cujus erroris causa est, quod omnia quae quisque nouit ex ipsorum tantum ui atque natura cognosci aestimat quae sciuntur; quod totum contra est. Omne enim quod cognoscitur non secundum sui uim sed secundum cognoscentium potius comprehenditur facultatem. » 28 perçu différemment par les sens, l’imagination, la raison et l’intelligence. Car les sens évaluent seulement la forme imposée à une matière donnée, et l’imagination seulement la forme, sans la matière. La raison transcende la forme, et évalue par rapport à l’universel la spécificité même que présentent les êtres pris isolément. Mais l’œil de l’intelligence voit les choses de plus haut; car elle dépasse l’universel et contemple avec la pure vision de l’esprit la simplicité de l’essence74. L’argumentation de Boèce part de ce qui nous est plus familier, la diversité de nos expériences sensitives, pour nous faire saisir une doctrine plus abstraite au sujet des facultés cognitives de l’âme. Il donne d’abord un exemple des plus concrets, celui d’un corps sphérique, que l’on peut percevoir par deux sens distincts, la vue et le toucher. Le corps demeure le même, mais la connaissance que nous en avons est déterminée par le sens, ou par la faculté sensitive particulière, qui le perçoit. Cette distinction simple, qui ressort de l’expérience concrète, introduit la distinction des quatre modes du connaître que sont la sensation, l’imagination, la raison et l’intelligence. Par rapport à Proclus, les distinctions et la structure de la doctrine sont conservées, à l’exception du nombre de facultés énumérées. La différence majeure touche à la distinction du dieu et de l’intellect chez Proclus, dans une hiérarchie à cinq termes, alors qu’ici Boèce ne parle que de l’intelligence. Au chapitre 5 du même livre (V), Boèce associera ce mode de connaissance à Dieu, alors que l’homme sera défini par la raison. L’analyse de ce chapitre nous permettrait de porter un jugement sur les impacts théologiques et épistémologiques de la synthèse du divin et du caractère intellectif chez Proclus en un seul terme, l’intelligence chez Boèce. Notons seulement que l’essence de la doctrine demeure la même, bien que la division du divin, et de ses attributs, n’atteigne pas chez Boèce le même degré de sophistication que chez Proclus, et que le contexte de son application, comme nous l’avons mentionné, n’est pas le même. Le dernier segment que nous citons ici pointe en direction de cette continuité, malgré les différences qu’une étude comparative plus exhaustive des deux œuvres pourrait révéler : 74 Ibid., V, 4, 77-91 (trad. J.-Y. Guillaumin) : « Nam ut hoc brevi liqueat exemplo, eandem corporis rotunditatem aliter uisus aliter tactus agnoscit. Ille eminus manens totum simul iactis radiis intuetur; hic uero cohaerens orbi atque coniunctus circa ipsum motus ambitum rotunditatem partibus comprehendit. Ipsum quoque hominem aliter sensus, aliter imaginatio, aliter ratio, aliter intellegentia contuetur. Sensus enim figuram in subiecta materia constitutam, imaginatio uero solam sine materia iudicat figuram. Ratio uero hanc quoque transcendit speciemque ipsam quae singularibus inest uniuersali consideratione perpendit. Intellegentiae uero celsior oculus exsistit; supergressa namque uniuersitatis ambitum ipsam illam simplicem formam pura mentis acie contuetur. » 29 Et sur ce point, voici ce qu’il faut considérer particulièrement : la faculté de compréhension supérieure inclut celle qui lui est inférieure, et celle qui est inférieure ne peut en aucune manière s’élever jusqu’à celle qui lui est supérieure. Car, en dehors de la matière, les sens n’ont aucune force; l’imagination ne contemple pas les espèces universelles; la raison ne sait pas la Forme simple; mais l’intelligence, si l’on peut dire, regarde d’en haut, conçoit la Forme et distingue aussi tout ce qui lui est subordonné, mais de la manière dont elle comprend précisément la forme, qui ne pourrait être connue par aucun autre processus cognitif75. Boèce annonce ici les développements de la suite du chapitre 4 et ceux du chapitre 5, qui rejoindront les thèses de Proclus au sujet de la connaissance divine, qui « précontient », et de laquelle procède, le reste des modes de connaissance, de la raison à la sensation. 1.5 Facultés et connaissance dans la tradition platonico-aristotélicienne En guise d’introduction à l’étude de la doctrine proclienne de l’intellection et de la multiplicité des facultés cognitives de l’âme, nous avons voulu donner un aperçu des procédés par lesquels les philosophes de la tradition platonico-aristotélicienne ont cherché à connaître et définir les multiples modes de connaissance humains et divins. Le principe d’après lequel la recherche philosophique doit cheminer à partir de ce qui est le plus connu pour nous vers ce qui est le plus connu en soi, énoncé à la première page de la Physique d’Aristote, est repris, selon différentes modalités et différents contextes, par Proclus, mais également par Boèce, dont la doctrine épistémologique du chapitre V, 4 de la Consolation de Philosophie nous est apparue tributaire des thèses procliennes du Commentaire sur le Timée. Si Platon et Aristote n’ont pas encore défini une doctrine au sujet de la variation des modes du connaître selon la diversité des sujets connaissants, on trouve chez eux les principaux concepts gnoséologiques et théologiques auxquels Proclus (et après lui Boèce) donnera un cadre théorique permettant de structurer les différentes puissances cognitives, dans une procession dégradée à partir du savoir divin. De l’intellection divine (et même au-delà dans le savoir unitif qui transcende toute forme de 75 Ibid., V, 4, 92-100 (trad. J.-Y. Guillaumin) : « Nam superior comprehendendi uis amplectitur inferiorem, inferior uero ad superiorem nullo modo consurgit. Neque enim sensus aliquid extra materiam ualet uel uniuersales species imaginatio contuetur uel ratio capit simplicem formam; sed intellegentia quasi desuper spectans concepta forma quae subsunt etiam cuncta diiudicat, sed eo modo quo formam ipsam, quae nulli alii nota esse poterat, comprehendit. » 30 connaissance) à la sensation, Proclus définit une hiérarchie dans les modes de connaissance que les six acceptions de la noêsis, dans le Commentaire sur le Timée, permettent d’étudier. L’ordre naturel des facultés cognitives nous demanderait de faire débuter notre exposé avec la sensation. Toutefois, conformément aux acceptions de la noêsis, nous nous intéresserons d’abord à la doctrine de l’imagination dans la philosophie de Proclus, ainsi qu’à ses points de départ (aphormai) dans la tradition platonico-aristotélicienne. 2. L’intellection de l’imagination 2.1 L’imagination selon Proclus : question philosophique et problème exégétique 2.1.1 L’ambivalence de l’imagination Avant d’analyser l’intellection humaine au sens propre, dans la seconde partie de cette étude, nous définirons les deux formes dérivées de noêsis qui, bien qu’humaines, n’ont pas l’Être pour objet. La connaissance dont parle Timée, au début de son discours, est relative à l’homme, c’est elle que le commentaire de Proclus cherche à définir, par l’analyse de deux modes de connaissance qui regroupent la totalité des facultés cognitives définies par la tradition néoplatonicienne. À la distinction fondamentale de l’Être et du Devenir correspond la division de toute activité cognitive entre l’intellection accompagnée de raison et l’opinion accompagnée de sensation. Rappelons que les trois premières acceptions de la noêsis – l’intellection de l’intelligible, l’intellection qui lie l’intellect à l’intelligible, et l’intellection de l’intellect divin –, ne peuvent convenir à la connaissance de l’Être dont il est question dans le Timée, puisque la connaissance y est conçue dans la perspective de l’homme, et non dans celle des dieux. Dans la troisième section de notre étude, nous chercherons à définir le sens qu’attribue Proclus à ces trois formes d’intellection divine en les associant aux diverses catégories du divin (principalement à partir de la triade être-vie-pensée, qui se décline de multiples manières dans la procession des principes ontothéologiques, en rapport avec les différents degrés de la hiérarchie divine). Dans notre INTRODUCTION, nous avons formulé le problème philosophique auquel est confronté Proclus : laquelle des trois autres acceptions de la noêsis – l’intellection de 31 l’intellect particulier, l’intellect de l’âme rationnelle et l’intellection imaginative – convient à la connaissance par laquelle Timée définit notre rapport à l’Être ? Et pourquoi deux de ces acceptions sont disqualifiées ? La dernière acception de la noêsis, pour nous la première, selon l’ordre ascendant, est celle qui fait de l’imagination une forme d’intellection, la plus dégradée. Elle est tout de même considérée comme légitime par Proclus. Pour le dire en un mot, c’est son intériorité qui fait qu’on lui attribue ce titre : c’est ce qui la distingue de la sensation, définie par son extériorité, que Proclus refuse, comme Aristote avant lui76, d’identifier à l’intellection (ou de manière plus générique, à la pensée). Proclus, à la suite de l’auteur du De anima, fait de l’imagination une faculté intermédiaire entre la raison et la sensation, dont la nature et les activités sont définies en fonction de ces deux puissances psychiques qui la « ceinturent ». Les questions qu’il se pose sont celles que l’on voit déjà apparaître dans le De anima : l’imagination est-elle activité ou passivité, est-elle production ou réception d’images ? Une réponse brève, mais à ce point de l’enquête peu éclairante, serait de dire qu’elle est les deux à la fois selon Proclus, selon ses rapports aux autres facultés avec lesquelles elle interagit. Comment cela est-il théoriquement possible ? Comment une seule faculté pourrait-elle avoir deux activités distinctes, voire opposées ? Comme nous le verrons, une même puissance ou faculté, en l’occurrence le logos, peut être le principe de multiples activités (intellective, dianoétique, opinative) en fonction de la diversité de ses objets (Formes intelligibles, formes intermédiaires, formes naturelles), mais il ne semble pas que cela puisse s’appliquer à l’imagination, qui n’a que l’image pour objet de son activité et corrélat de sa puissance. Peut-être faut-il alors poser deux imaginations, deux facultés distinctes qui seraient comme deux espèces du même genre (ou deux espèces de genres différents, qui ne partageraient que le nom, en tant qu’elles se rapportent à un même objet, l’image, sous différents rapports). C’est à ces questions, qui se préciseront au cours de notre étude sur l’imagination dans la tradition platonico-aristotélicienne, pour lesquelles nous tenterons de 76 Nous voyons là un apport de la pensée aristotélicienne qui tranche avec la doctrine de ses devanciers présocratiques. En raison de la pauvreté ou même de l’absence de réflexion portant en propre sur l’imagination chez Platon, les néoplatoniciens, dans leurs traités ou leurs commentaires, ont trouvé dans la psychologie d’Aristote les matériaux conceptuels pour élaborer leur propre doctrine, en tentant, avec la difficulté que représente cette tâche, d’harmoniser les parties de l’âme définies par Platon, sa hiérarchie des facultés cognitives dans l’analogie de la Ligne divisée, et la théorie aristotélicienne des facultés de l’âme dans le De anima et dans l’Éthique à Nicomaque, notamment. 32 faire valoir les réponses fournies par Proclus, et dont la définition de l’imagination comme forme d’intellection passive dans l’In Timaeum constitue la synthèse. 2.1.2 L’imagination dans l’œuvre de Proclus Pour définir l’imagination chez Proclus, les commentateurs se sont surtout intéressés au second prologue du Commentaire de Proclus sur le premier livre des Éléments d’Euclide77, sur lequel nous reviendrons au cours de cet exposé. Par sa richesse, ce texte méritait toute l’attention qu’on lui a portée. Cependant, à lui seul, cet exposé sur l’imagination, dans un discours épistémologique qui porte sur la nature de l’activité psychique du géomètre, ne permet pas de comprendre comment l’imagination s’insère dans le système des facultés de Proclus et comment elle apparaît dans des processus cognitifs autres que ceux des sciences hypothétiques (ou dianoétiques), et, plus précisément, de la géométrie. Bien que Proclus ne possède pas notre concept moderne d’imaginaire, le rôle de l’imagination ne saurait être réduit à la simple production d’un réceptacle pour les formes géométriques que notre pensée contient potentiellement. Dans le cadre de la philosophie de Proclus, nous pensons bien entendu aux images mythiques, qui constituent en quelque sorte la matière première de la pensée ontothéologique, à laquelle la pensée dialectique cherchera à donner une forme78. Les trois premières acceptions de l’intellection dont nous traiterons semblent dessiner ce mouvement dialectique, dont l’imagination serait le premier moment, la pensée discursive le second, et la noêsis meta logou le troisième : la première ne pouvant connaître l’Être, car il est sans image, la seconde n’arrivant à saisir que les formes qui en sont dérivées, à savoir les formes intermédiaires. 77 Nous reprendrons, au terme de notre chapitre sur l’imagination, différentes hypothèses avancées au sujet du statut de l’imagination par les commentateurs de Proclus, auquel nous avons déjà fait référence dans les notes de notre INTRODUCTION. 78 Voir Proclus, Théologie platonicienne, I, 4, au sujet des modes d’enseignement théologiques : symbolique, inspiré, imagé, et dialectique. Les trois premiers modes théologiques, d’après notre interprétation de cette doctrine, manifestent les principes divins au moyen de la faculté imaginative (sous un mode symbolique, inspiré ou par images), alors que le mode dialectique se définit par le travail opéré sur ces mêmes images par la raison discursive, au moyen de ses opérations fondamentales : la division, la définition, la démonstration et l’analyse (cf. Théologie platonicienne, I, 9, 40). Pour une étude détaillée de la question des modes théologiques, de leur division, leur nature et leurs combinaisons dans les écrits de Platon, voir et comparer les deux études que l’on trouve dans Proclus et la Théologie platonicienne. Actes du colloque international de Louvain (13-16 mai 1998), Leuven/Paris, Leuven University Press/Les Belles Lettres, 2000 : J. Pépin, « Les modes de l’enseignement théologique dans la Théologie platonicienne », p. 1-14; et S. Gersh, « Proclus’ Theological Methods. The Programme of Theol. Plat. I 4 », p. 15-27. 33 Nous pourrions être tenté de projeter une théorie de l’imaginaire sur les écrits de Proclus, à partir des outils conceptuels dont est riche la pensée philosophique, scientifique et littéraire du XXe siècle. Aussi stimulant que cet exercice puisse être, nous chercherons à nous limiter aux textes eux-mêmes où apparaît la notion de phantasia en tant qu’elle est considérée comme une forme d’intellection. Mais, comme la considération de l’imagination en tant que faculté réceptrice des formes géométriques ne suffit pas pour permettre une compréhension du rôle de l’imagination dans la connaissance de l’Être, il faudra élargir le champ de l’enquête, et nous intéresser au rôle de l’imagination dans la pensée mythique, ou plus largement dans le discours imagé, un questionnement qui recoupera celui sur les quatre modes d’enseignement théologiques définis par Proclus : le mode par images, le mode inspiré, le mode symbolique et le mode dialectique, auxquels nous avons fait référence. 2.1.3 Éléments notionnels de la définition de l’imagination comme intellection dans l’In Timaeum Notre point de départ, pour acquérir une vue d’ensemble sur l’imagination chez Proclus, sera le texte même du Commentaire sur le Timée où elle est définie. L’intellection comme imagination est la sixième et dernière acception de la noêsis considérée par Proclus. Ainsi se présente la dernière définition de l’intellection dans l’In Timaeum : Sixièmement, si tu veux, celle-là aussi, la compter avec, la connaissance imaginative est dite, par certains, « intellection », et l’imagination « intellect passif », parce que, bien qu’elle connaisse ce qu’elle connaît avec accompagnement de formes et de figures, cette connaissance se passe à l’intérieur. Or c’est là précisément un attribut commun de toute intellection, le fait de posséder l’objet connu à l’intérieur : c’est par là même, je présume, que l’intellection diffère de la sensation79. Trois éléments notionnels ressortent de ce passage. Ils dirigeront notre enquête en vue de saisir les raisons pour lesquelles Proclus fait de l’imagination une forme d’intellection. Premièrement, l’utilisation de l’expression « intellect passif » pour désigner l’imagination. C’est sur ce syntagme, qui apparaît pour la première fois dans le De anima d’Aristote 79 Proclus, In Timaeum, I, 244, 19-24 (trad. A. J. Festugière) : « ἕκτη δέ, εἰ βούλει καὶ ταύτην συναριθμεῖν, ἡ φανταστικὴ γνῶσις ὑπό τινων προσαγορεύεται νόησις καὶ νοῦς ἡ φαντασία παθητικός, ὅτι καὶ ἔνδον καὶ μετὰ τύπων καὶ σχημάτων γινώσκει ὅσα γινώσκει. κοινὸν δὲ κατὰ πάσης νοήσεως αὐτὸ τοῦτο τὸ ἔνδον ἔχειν τὸ γνωστόν· τούτῳ γὰρ δήπου καὶ διαφέρει νόησις αἰσθήσεως. » 34 (d’ailleurs la seule occurrence dans son corpus)80, que portera principalement notre enquête dans cette section. Par une interprétation discutable de ce syntagme, qui apparaît également dans le Commentaire sur le premier livre des Éléments d’Euclide, Proclus justifie le caractère intellectif de l’imagination. Deuxièmement, la formule qui décrit l’imagination comme une intellection qui connaît « avec accompagnement de formes et de figures ». Par cette formule, comme nous le verrons, Proclus renvoie à un passage du Phèdre (247c-d) où serait définie la véritable intellection, celle qui nous permet de connaître l’Être, une connaissance qui en soi n’est pas accompagnée de formes ou de figures. Pour comprendre cela, nous citerons non seulement le Phèdre, mais également l’Analogie de la Ligne dans la République, qui permettra aussi de comprendre la cinquième acception de la noêsis en tant que dianoia, l’intellection de l’âme rationnelle. Troisièmement, l’intériorité de l’imagination, qui la distingue de l’opinion et de la sensation (ou de leur combinaison, « l’opinion accompagnée de sensation », qui définit la connaissance du Devenir d’après le discours de Timée et l’interprétation qu’en fait Proclus). Pour ce faire, nous citerons quelques passages de l’exposé sur la sensation que l’on trouve dans la suite du Commentaire sur le Timée. Notre enquête au sujet des principes philosophiques de ces trois éléments conceptuels apparaissant dans le texte de la sixième acception de la noêsis, sera précédée d’une étude sur la notion d’imagination dans la philosophie de Platon et d’Aristote. Le De anima constituera notre point de départ, non seulement pour l’étude de l’imagination aristotélicienne, mais aussi pour identifier les passages du corpus platonicien où une telle notion peut apparaître, même si le vocabulaire consacré par Aristote, autour de l’expression phantasia, n’est pas encore formalisé. Puis, avant de récapituler l’ensemble de nos conclusions sur l’imagination proclienne et les comparer aux résultats de la recherche récente sur cette notion dans l’œuvre de Proclus, nous nous intéresserons à la dimension mythique de l’imagination, dans son rapport aux principes ontothéologiques et psychologiques du système proclien. 80 Aristote, De l’âme, III, 5, 430a20-25 : « ἡ δὲ κατὰ δύναμιν χρόνῳ προτέρα ἐν τῷ ἑνί, ὅλως δὲ οὐδὲ χρόνῳ, ἀλλ’ οὐχ ὁτὲ μὲν νοεῖ ὁτὲ δ’ οὐ νοεῖ. χωρισθεὶς δ’ ἐστὶ μόνον τοῦθ’ ὅπερ ἐστί, καὶ τοῦτο μόνον ἀθάνατον καὶ ἀΐδιον (οὐ μνημονεύομεν δέ, ὅτι τοῦτο μὲν ἀπαθές, ὁ δὲ παθητικὸς νοῦς φθαρτός)· καὶ ἄνευ τούτου οὐθὲν νοεῖ. » 35 2.2 La notion d’imagination dans la pensée platonicienne Avant d’analyser les trois éléments notionnels qui distinguent la phantasia des autres formes d’intellection dans la sixième et dernière acception de la noêsis – le syntagme « intellect passif », qui explicite la nature duelle de l’imagination, son mode de connaissance avec accompagnement de formes et de figures, qui la distingue de l’intellection véritable de l’Être, et son intériorité, par laquelle elle diffère de la sensation –, nous retracerons les étapes marquantes de l’élaboration d’une doctrine de l’imagination dans la tradition platonico-aristotélicienne. Du point de vue de la pensée néoplatonicienne et, plus particulièrement, dans la perspective de la philosophie de Proclus, qui recherche chez Platon les points de départ théoriques pour l’élaboration de sa doctrine, nous chercherons d’abord les éléments d’une théorie de l’imagination dans les dialogues platoniciens. Pouvons-nous clairement identifier des passages du corpus platonicien qui développent une réflexion sur l’imagination comme faculté cognitive de l’âme humaine ? À première vue, les dialogues de Platon ne semblent pas avoir constitué le point de départ de la spéculation néoplatonicienne sur la faculté imaginative de l’âme. Certains passages du corpus platonicien ont certes procuré des matériaux conceptuels pour l’élaboration d’une doctrine de l’imagination dans la tradition néoplatonicienne, pensons notamment à l’Analogie de la Ligne divisée dans la République où apparaît la notion d’eikasia (que l’on pourrait traduire par représentation), mais la structure conceptuelle, qui ressort d’une division des facultés cognitives de l’âme humaine, est d’héritage aristotélicien, surtout en ce qui concerne la notion d’imagination81. Du moins, les néoplatoniciens, dont Proclus, ne trouvent pas explicitement d’exposé sur l’imagination définie comme faculté de l’âme chez Platon et leur doctrine s’est construite surtout à partir d’une exégèse du traité De l’âme d’Aristote, enrichie par les développements théoriques de ses nombreux commentateurs, dont Alexandre d’Aphrodise. Nous verrons cependant que certains éléments conceptuels, tirés notamment du Timée et du Phèdre, qui ne sont pas rattachés à une faculté que Platon nommerait « imagination », mais à l’activité de l’âme lorsqu’elle se tourne vers le Devenir, et qui s’identifie à l’opinion 81 C’est une division à la fois aristotélicienne et platonicienne des facultés de l’âme, rappelons-le, qui après Proclus, apparaît dans le prologue du Commentaire de Philopon sur le De anima. Cf. TABLEAUX ET SCHÉMAS, 4. La division des facultés de l’âme humaine selon Jean Philopon. 36 accompagnée de sensation du Timée, servent tout de même à la caractériser dans la tradition néoplatonicienne. D’après Aristote, comme nous le verrons dans notre analyse de la phantasia dans le De anima, Platon aurait assimilé l’imagination à l’opinion accompagnée de sensation, expression que nous retrouvons dans le Timée pour définir le mode de connaissance associé au Devenir (alors que l’expression intellection accompagnée de raison, rappelons-le, y définit la connaissance de l’Être). Puisque l’imagination est définie comme une forme d’intellection par Proclus, théoriquement, elle ne saurait être assimilée ou réduite à l’un des deux termes qui décrivent le mode de connaissance qui porte sur le Devenir. Pourtant, Aristote semble voir dans la doxa de Platon, ou plus précisément dans la doxa accompagnée de sensation, la définition platonicienne de l’imagination. Proclus, qui par ailleurs ne se gêne pas pour réfuter les arguments d’Aristote, surtout lorsque les thèses aristotéliciennes entrent en conflit avec ce qu’il voit comme les principes de la pensée de Platon, ne critique pas, dans la section où il commente le lemme 24a1-4 du Timée, cette assimilation de l’imagination à l’opinion accompagnée de sensation. Dans sa traduction annotée du traité De l’âme, R. Bodéüs commente le passage suivant : « Il est clair en tout cas que l’imagination ne peut être, ni l’opinion liée au sens, ni conçue à travers la sensation, ni non plus un complexe d’opinion et de sensation82 ». Il note que cette remarque additionnelle, qui apparaît après qu’Aristote ait d’abord écarté l’opinion, prise en elle-même, comme élément définitionnel de l’imagination, prend en compte les thèses de Platon. Il cite quatre passages des Dialogues où apparaîtraient ces thèses : Timée, 52a, Sophiste, 264a, Théétète, 152c et Philèbe, 39b. Le passage du Timée est sans doute le plus important des quatre références données par Bodéüs, peut-être même la seule œuvre directement visée par Aristote, étant donné l’importance de ce dialogue, à maintes reprises critiqué, dans l’élaboration des thèses proprement aristotéliciennes du traité De l’âme83. Les lignes qui précèdent la section à 82 Aristote, De l’âme, III, 3, 428a24-26 (trad. R. Bodéüs, légèrement modifiée) : « φανερὸν τοίνυν ὅτι οὐδὲ δόξα μετ’ αἰσθήσεως, οὐδὲ δι’ αἰσθήσεως, οὐδὲ συμπλοκὴ δόξης καὶ αἰσθήσεως, φαντασία ἂν εἴη, διά τε ταῦτα καὶ διότι οὐκ ἄλλου τινὸς ἔσται ἡ δόξα, ἀλλ’ἐκείνου, εἴπερ ἔστιν, οὗ καὶ ἡ αἴσθησις. » 83 Voir la partie doxographique du De anima, I, 2-5 (selon la division traditionnelle de l’ouvrage), où le Timée est la principale cible d'Aristote dans sa critique de la psychologie platonicienne. 37 laquelle fait référence Bodéüs reprennent, en l’explicitant, les éléments conceptuels du lemme 24a1-4, sur lequel porte l’exposé de Proclus au sujet des facultés cognitives de l’âme humaine. Toutefois, elle ne définit pas une notion d’imagination qui serait distincte de l’opinion accompagnée de sensation, acte qui dans le Timée de Platon (et selon l’interprétation de Proclus), porte sur le Devenir. Le passage que Bodéüs semble avoir à l’esprit, lorsque nous comparons les quatre références faites à l’œuvre de Platon, serait celui où apparaît le terme phantasma (52b), apparenté à la phantasia. Ce phantasme serait le produit, dans l’âme, de ce qui émane de l’être en devenir (et donc le produit de l’opinion accompagnée de sensation), qui n’est jamais véritablement, par opposition à l’être qui est saisi par l’intellection accompagnée de raison (ou de discours84). Les trois autres exposent sensiblement la même idée, que nous retrouverons formulée dans le De anima d’Aristote. Nous aurions également pu songer à l’Analogie de la Ligne dans la République (509d-511a) qui peut donner un fondement à une doctrine de l’imagination chez Platon. Cependant, Platon ne traite pas explicitement des modes de connaissance associés à la section inférieure de la Ligne, soit la croyance (pistis) et la représentation (eikasia), qui tels que définis, ne peuvent pas être directement associés à l’opinion accompagnée de raison du Timée et à l’imagination du De anima. En contrepartie, l’Analogie de la Ligne fournira à la tradition néoplatonicienne, et plus particulièrement à Proclus, les concepts centraux de son épistémologie, en opérant la distinction entre la dianoia, associé au savoir mathématique, et la noêsis, qui est la forme de connaissance proprement philosophique. 2.3 La nature de l’imagination dans le De anima d’Aristote : entre sensation et intellection 2.3.1 Remarques introductives sur l’imagination au livre III du traité De l’âme Même si les dialogues platoniciens s’interrogent sur les rapports entre l’image et la pensée, c’est chez Aristote que sera nettement posé le problème de la nature de l’imagination, que sera définie la place qu’elle doit occuper dans l’économie des facultés de 84 Nous reviendrons sur cette question. Doit-on traduire logos par « raison » ou par « discours » chez Platon, lorsqu’il est question de ce qui accompagne l’intellection dans la connaissance de l’Être ? L. Brisson et A. J. Festugière traduisent par discours, mais la traduction par raison n’est pas exclue, en tant que la raison en acte est discours, qu’il soit intérieur ou extérieur à l’âme. 38 l’âme, entre sensation et intellection. Notons d’emblée que la noêsis d’Aristote n’a pas la même signification que la noêsis de Platon et des néoplatoniciens. Alors que le terme noêsis, dans le traité De l’âme, peut être traduit par un terme générique comme pensée, la noêsis platonicienne acquiert une signification plus spécifique lorsqu’elle renvoie à la connaissance proprement philosophique, celle qui vise l’Être, dans le Timée, ou les intelligibles, dans la République. Le De anima n’est pas en soi un traité d’épistémologie (ou même de gnoséologie), bien qu’il ait servi de fondement à l’élaboration d’une théorie de la connaissance et de la science dans la tradition néoplatonicienne. Dès le prologue de son traité, Aristote définit la perspective qui sera la sienne, celle du naturaliste, en la distinguant de l’approche de ses devanciers, matérialistes ou dialecticiens85. C’est dans cette perspective qu’il pose le problème des rapports entre les notions d’imagination et d’intellection : Et c’est surtout l’opération de l’intelligence qui ressemble à un phénomène propre. Néanmoins, si cette dernière constitue une sorte d’imagination ou ne va pas sans imagination, il ne saurait être question d’admettre non plus qu’elle se passe du corps86. Aristote cherche à savoir s’il y a des affections de l’âme qui lui sont propres, qui sont séparées du corps. Comme le fera Proclus dans son Commentaire sur le Timée, Aristote, dans la suite du traité De l’âme, distinguera l’intellection de la sensation, mais restera prudent quant au statut de l’imagination, qu’il hésite à séparer de la pensée. Nous présenterons d’abord la doctrine de l’imagination (phantasia), dans son rapport à l’opinion, pour ensuite analyser les passages où elle est mise en rapport avec la pensée (noêsis). Il est maintenant temps de présenter la conception aristotélicienne de la phantasia, plus précisément celle que l’on retrouve au livre III du De anima. Nous reprendrons d’abord le développement argumentatif présenté par Aristote dans cette section afin de nous donner une vue générale de ce concept. Étant donné la densité et la brièveté de cette section du De anima, nous nous permettrons de reformuler certains arguments d’Aristote dans le 85 Ce dont Aristote traite dans le prologue du traité De l’âme, I, 1, 402a1-403b19. Aristote, De l’âme, I, 1, 403a8-11 (trad. R. Bodéüs, légèrement modifiée) : « μάλιστα δ’ ἔοικεν ἰδίῳ τὸ νοεῖν· εἰ δ’ ἐστὶ καὶ τοῦτο φαντασία τις ἢ μὴ ἄνευ φαντασίας, οὐκ ἐνδέχοιτ’ ἂν οὐδὲ τοῦτ’ ἄνευ σώματος εἶναι. εἰ μὲν οὖν ἔστι τι τῶν τῆς ψυχῆς ἔργων ἢ παθημάτων ἴδιον, ἐνδέχοιτ’ ἂν αὐτὴν χωρίζεσθαι. » 86 39 but d’éclairer un style qui reste souvent trop obscur pour le lecteur. En effet, un résumé qui ne reprendrait pas la totalité de l’argumentation ne saurait que trahir le méthodique travail dialectique effectué par Aristote, travail qui consiste à mettre de côté les opinions fausses à propos de l’objet d’enquête afin de parvenir à une définition juste de cet objet (dans ce casci, la définition juste de ce qu’est la phantasia). À la suite de ce travail de clarification, consacré à la section allant de 427b15 à 429a10, nous ferons l’analyse des autres développements pertinents concernant la phantasia dans le reste du De anima. Nous soulèverons finalement certaines difficultés que pose l’exposition succincte que fait Aristote du concept de phantasia dans ce traité, plus particulièrement celle de la polysémie des termes phantasia et phantasma(ta). Ce travail nous permettra, dans la suite de notre étude, de mieux juger de la conception proclienne de l’imagination dans le cadre de l’exégèse d’une œuvre platonicienne, le Timée, qui fait figure de repoussoir pour Aristote dans l’élaboration de sa propre doctrine de l’âme, et plus particulièrement, de sa faculté imaginative. 2.3.2 La recherche d’une définition pour l’imagination Nous faisons débuter l’argumentation d’Aristote à propos de la phantasia en 427b15. Il énonce d’abord que la phantasia se distingue de la sensation (aisthêsis) et de la pensée (dianoia). Cette précision fait suite à la confusion entre sens et intelligence qui était justement causée par la phantasia. En effet, celle-ci est à la charnière de ces deux facultés essentielles à la connaissance : la phantasia dépend de la sensation, alors que la croyance (hupolêpsis), genre commun à l’opinion (doxa) et à la science (epistêmê), dépend d’elle (l’imagination). Cette ambivalence de la phantasia amène d’abord Aristote à la distinguer de la croyance. Le premier argument qu’il apporte stipule que la phantasia est à notre discrétion, tandis que l’opinion, qui est une espèce de la croyance, ne l’est pas. En effet, nous avons la liberté de nous représenter des images comme bon nous semble, alors que nous ne sommes pas libres de croire en une chose si nous la pensons vraie ou fausse. De plus, la phantasia n’est jamais accompagnée d’une émotion alors que l’opinion peut l’être. En effet, si nous nous représentons une chose que l’on pourrait considérer comme effrayante sans avoir jugé que cette chose était en effet effrayante, c’est-à-dire sans s’être fait une opinion sur cette chose, nous n’éprouverons aucune émotion. Le fait que l’on 40 puisse avoir peur d’une chose sur laquelle nous n’avons pas encore porté de jugement est tout à fait inconcevable pour Aristote. La suite de l’exposé nous amène à revenir sur le travail de division effectué par Aristote. Nous avons mentionné que la croyance est le genre commun à la science et à l’opinion. Aristote a également distingué la phantasia de la pensée (noêsis) et de la croyance. Après avoir fait ces distinctions, comment peut-il affirmer que la pensée passe pour être d’un côté la phantasia et de l’autre la croyance87 ? Comment la pensée, qu’Aristote avait distinguée de la phantasia, pourrait-elle maintenant y être identifiée ? Pour comprendre la logique derrière cette apparente contradiction, nous devons considérer ce passage comme une introduction méthodologique, relative à la dialectique aristotélicienne, ayant pour fonction de présenter la position dont il faudra montrer l’absurdité. Dans ce cas-ci, nous serons amené à réfuter l’hypothèse qui identifie la pensée à la phantasia. Le passage suivant semble lui aussi en contradiction avec les conclusions provisoirement émises à propos de la distinction entre la phantasia, la sensation et la pensée : Si, donc, il s’agit de la représentation en vertu de laquelle nous disons avoir une sorte d’apparition devant nous et qu’on ne l’entend pas dans quelque sens dérivé, c’est une quelconque de ces dispositions, facultés ou états, en vertu de laquelle nous exerçons notre discernement pour dire, soit le vrai, soit le faux. Or, tels sont le sens, l’opinion, l’intelligence, la science88. En effet, ce passage suscite beaucoup de questionnements. D’abord, Aristote fait référence à l’étymologie du terme phantasia. Selon cette étymologie, dont nous avons fait antérieurement l’étude, nous pourrions être porté à assimiler la phantasia à la sensation. En effet, la phantasia peut être prise comme la faculté (dunamis) ou l’état (hexis) qui reçoit ce qui apparaît (phainein) de l’objet. Les propos d’Aristote se rapprocheraient alors de ceux de Platon pour qui « imagination et sensation sont une même chose89 ». Mais lorsqu’il 87 Aristote, De l’âme, III, 3, 427a25-30. Aristote, De anima, III, 3, 428a1-15 (trad. R. Bodéüs) : « εἰ δή ἐστιν ἡ φαντασία καθ’ ἣν λέγομεν φάντασμά τι ἡμῖν γίγνεσθαι καὶ μὴ εἴ τι κατὰ μεταφορὰν λέγομεν, ἆρα μία τις ἔστι τούτων δύναμις ἢ ἕξις καθ’ ἃς κρίνομεν καὶ ἀληθεύομεν ἢ ψευδόμεθα; τοιαῦται δ’ εἰσὶν αἴσθησις, δόξα, ἐπιστήμη, νοῦς. » 89 Platon, Théétète, 152c. 88 41 mentionne que c’est par cette faculté ou état que nous jugeons du vrai et du faux, nous devons plutôt assimiler la phantasia à l’opinion, à l’intelligence ou à la science. Ce bref passage soulève donc quatre hypothèses (sens, opinion, intelligence et science) auxquelles Aristote, comme à son habitude, fera passer le test discriminant de sa méthode dialectique. Il écartera d’abord l’hypothèse du sens en ayant recours à trois arguments. En un premier temps, il prétendra que quelque chose peut apparaître (phainetai ti) indépendamment de la potentialité (dunamis) ou de l’activité (energeia) du sens. Les visions oniriques que nous avons pendant notre sommeil en sont la preuve. En effet, aucun objet sensible n’active la potentialité de nos sens lorsque nous dormons. Les images produites lorsque nous rêvons, qui constituent une espèce des phantasmata, ne peuvent être produites par le sens. En un deuxième temps, Aristote fera voir que le sens est présent chez tous les animaux, alors que la phantasia ne l’est pas chez tous. Selon lui, les insectes n’ont pas la capacité de représentation. Ainsi, si nous acceptions d’assimiler la phantasia à la sensation, nous devrions du même coup accepter que tous les animaux possèdent un pouvoir de représentation, ce qui va à l’encontre des faits selon Aristote. En un troisième temps, Aristote fait l’assertion suivante : « les sens sont toujours vrais alors que les représentations (phantasiai) ont une allure presque toujours trompeuse90. » Selon lui, les sens, dans leur appréhension des sensibles propres, ne sont jamais dans l’erreur, tandis que les phantasiai, notamment celles dont sont composés nos rêves (eidôla), ne sont pas nécessairement en adéquation avec la réalité. Cependant, ce dernier argument conserve sa pertinence seulement s’il fait abstraction des sensibles communs, qui, selon la théorie de la connaissance aristotélicienne, peuvent provoquer une erreur sensorielle. Aristote mettra ensuite rapidement de côté l’hypothèse de la science ainsi que celle de l’intelligence. En effet, puisque ces deux opérations ne s’écartent jamais de la vérité, alors que nous savons que les phantasiai pouvaient être fausses, la phantasia ne peut pas être assimilée à l’une d’elles. Nous en venons enfin à la dernière hypothèse, celle de l’opinion, dont Aristote avait proposé une première réfutation en 427b16-24. Les deux arguments proposés sont 90 Aristote, De l’âme, III, 3, 428a11-12 (trad. R. Bodéüs). 42 semblables au deuxième argument qu’a présenté Aristote pour réfuter l’hypothèse du sens : si la phantasia est une telle chose (sens, opinion, intelligence, science), alors elle n’est présente que chez quelques animaux, ce qui est absurde, car nous constatons qu’elle est présente chez beaucoup plus d’entre eux. Ainsi, si la phantasia est assimilée à l’opinion, et étant donné que l’opinion entraîne la conviction (pistis), qui se prête à nous et à aucune autre bête, nous serions amené à conclure que la phantasia ne se prête qu’à nous, ce qui va à l’encontre des données d’Aristote. Inutile ici de reprendre le second argument, il emprunte le même schème que le premier, en ne faisant que remplacer la notion de conviction par celle de raison (logos). Pour s’assurer de la validité de ses précédentes réfutations, Aristote combinera le sens et l’opinion, qui constituaient les deux hypothèses les plus longuement réfutées, afin que la phantasia ne puisse être assimilée à une pareille combinaison. L’hypothèse comme quoi le fait d’apparaître (to phainesthai) serait avoir une opinion de ce dont on a la sensation sera vite rejetée par Aristote. L’exemple du Soleil, qui selon la sensation semble mesurer un pied de diamètre, alors que nous avons l’opinion, sinon la conviction, qu’il est immensément plus grand que cela, entre en contradiction avec l’hypothèse d’une combinaison de ces deux dispositions (sens et opinion). Puisque Aristote n’a pas réussi à identifier la nature de la phantasia en l’assimilant à l’une des dispositions, ou opérations, sur lesquelles il avait enquêté, il cherchera à le faire en trouvant sa cause (dia ti). Il prétendra d’abord que la phantasia semble être un mouvement qui est engendré par un autre mouvement, celui du sens. Ce serait la persistance du mouvement causé par la sensation, alors que l’objet qui a activé la potentialité du sens n’est plus présent, qui constituerait la phantasia. Après une parenthèse concernant les diverses espèces de sensibles (propres, accidentels et communs) qui sont à l’origine du mouvement de la sensation, Aristote proposera sa définition de la phantasia : « la représentation (phantasia) sera le mouvement qui se produit sous l’effet du sens en activité91. » 91 Ibid., III, 3, 429a1-2. 43 Aristote complétera sa définition conceptuelle par une définition étymologique semblable à celle que nous avons présentée au début de ce travail. Il mentionnera également que la phantasia a pour fonction de guider dans leurs actions les animaux dépourvus d’intelligence, ainsi que les hommes lorsque les circonstances (passion, maladie, sommeil) les empêchent d’avoir recours à leur faculté intellective. Aristote conclut son exposé en sous-entendant qu’il n’a pas fini d’explorer la problématique soulevée par la phantasia : « que tant soit dit (eirêstho epi tosouton)92». 2.3.3 La phantasia ailleurs dans le De anima C’est dans la section traitant de la faculté intellective que d’autres développements pertinents concernant la phantasia pourront être trouvés. En 431a14-17, Aristote mentionne que : « l’âme douée de réflexion dispose des représentations (phantasmata) qui tiennent lieu de sensations […] Aussi l’âme ne pense-t-elle jamais sans représentation93. » Richard Bodéüs précise que cette dépendance de l’intelligence à l’égard de la représentation est tout aussi vraie dans l’action que dans la spéculation. En 434a5-9, Aristote présente deux genres de la phantasia : la représentation sensitive (aisthêtikê phantasia) et la représentation délibérative (bouleutikê phantasia), cette dernière appartenant seulement aux animaux pourvus de raison (l’homme). Aristote en profite alors pour expliquer comment s’effectue la délibération : En effet, décider entre cette action-ci ou celle-là, c’est déjà une opération qui relève du calcul et qui, nécessairement, implique toujours une unité de mesure, puisque, de deux choses, on poursuit celle qui offre le plus d’intérêt; d’où la capacité de faire l’unité à partir de plusieurs représentations94. C’est grâce à cette capacité d’unir les diverses représentations sensibles que peut se constituer l’expérience. C’est au commencement de sa Métaphysique qu’apparaissent ces célèbres philosophèmes en théorie de la connaissance : 92 Ibid., III, 3, 429a8-9. Ibid., III, 7, 431a14-17 (trad. R. Bodéüs). 94 Ibid., III, 11, 434a7-10 (trad. R. Bodéüs) : « πότερον γὰρ πράξει τόδε ἢ τόδε, λογισμοῦ ἤδη ἐστὶν ἔργον· καὶ ἀνάγκη ἑνὶ μετρεῖν· τὸ μεῖζον γὰρ διώκει· ὥστε δύναται ἓν ἐκ πλειόνων φαντασμάτων ποιεῖν. » 93 44 Ainsi, les animaux autres que l’homme ne vivent que sur des représentations sensibles et sur des souvenirs; mais ils ne profitent que médiocrement de l’expérience, tandis que l’espèce humaine a, pour se conduire dans la vie, l’art et la réflexion95. Nous arrêtons ici notre enquête concernant les passages où nous retrouvons la notion de phantasia dans le De anima. À ce point-ci de notre étude, nous avons en main les outils de base nous permettant d’amorcer notre travail critique et interprétatif de ce concept chez Proclus. 2.4 La notion d’intellect passif d’Aristote à Ammonius 2.4.1 La question de l’intellect passif chez Proclus et Ammonius Nous avons vu apparaître l’expression « intellect passif » dans le Commentaire sur le Timée, pour définir l’imagination, qui, par son intériorité, peut être assimilée à l’intellection, mais qui, par son rapport aux sensations et aux images qui sont associées à son activité, est qualifiée de passive. C’est chez le disciple de Proclus, Ammonius, que nous retrouverons un des traitements les plus complets de cette notion, que nous pourrons ensuite mieux saisir à l’intérieur de la pensée proclienne. 2.4.2 Le Commentaire d’Ammonius sur le traité De l’interprétation Le Commentaire d’Ammonius sur le De interpretatione d’Aristote s’avère le seul témoin direct, en langue grecque, de l’exégèse néoplatonicienne de ce traité. Écrit de la main même d’Ammonius, contrairement aux autres ouvrages conservés sous son nom et rédigés par ses disciples, cet écrit se fonde sur l’enseignement oral de son maître Proclus. Ce commentaire couvre la totalité du traité aristotélicien, découpé selon la division traditionnelle par lemmes, et est précédé d’une introduction où son auteur répond, selon les principes de la scolastique néoplatonicienne, à cinq questions jugées préalables à l’interprétation du texte. La troisième question concerne l’authenticité du traité, remise en cause par le premier éditeur connu du corpus aristotélicien, Andronicus de Rhodes. La tâche d’Ammonius y consiste à réfuter l’argument andronicien afin de justifier la place du 95 Aristote, Métaphysique, A, 1, 980a25-28 (trad. J. Tricot) : « τὰ μὲν οὖν ἄλλα ταῖς φαντασίαις ζῇ καὶ ταῖς μνήμαις, ἐμπειρίας δὲ μετέχει μικρόν· τὸ δὲ τῶν ἀνθρώπων γένος καὶ τέχνῃ καὶ λογισμοῖς. » 45 De interpretatione au sein de l’Organon, propylées du cursus d’enseignement de l’École néoplatonicienne. D’après Ammonius, Andronicus de Rhodes aurait jugé le traité De l’interprétation inauthentique en raison d’un renvoi qu’y fait son auteur au traité De l’âme, au sujet d’une doctrine qui ne s’y retrouverait pourtant pas96. En effet, Andronicus n’aurait pas su identifier dans le De anima un passage parallèle à celui qui, dans le De interpretatione, énonce « que les passions de l’âme sont les mêmes pour tous, comme l’étaient déjà les choses dont elles sont les similitudes97 ». L’authenticité du traité De l’âme étant indubitable d’après le jugement de l’éditeur d’Aristote, le traité De l’interprétation devait être apocryphe. On peut se questionner sur les motifs profonds derrière ce rejet en apparence catégorique et radical par Andronicus, sur la base de ce seul passage, d’un ouvrage dont l’esprit et la lettre semblent typiquement aristotéliciens. À ce problème, le Commentaire d’Ammonius nous offre une piste de réponse : il nous apprend qu’Andronicus comprenait que les notions (noêma[ta]) étaient appelées passions de l’âme (pathêmata tês psuchês) par Aristote. Si l’on ne peut confirmer que l’auteur du De interpretatione, dans l’extrait précédemment cité, identifie explicitement les passions de l’âme à des notions, on doit toutefois reconnaître qu’il emploie, dans les lignes subséquentes, le terme noêma pour désigner ce qu’il y a dans l’âme, à savoir ce que l’on combine afin d’obtenir un énoncé susceptible de vérité ou de fausseté98. Force est donc de constater que dans le premier chapitre du traité, passion et notion désignent une même réalité qui est d’ordre psychologique. On comprend dès lors l’objection qui a pu venir à l’esprit d’Andronicus : comment Aristote aurait-il pu qualifier de passion ce qu’il appelle notion (noêma), à savoir le produit d’un intellect qui, au chapitre III, 4 du De anima, est pourtant qualifié d’impassible99 ? Comme nous chercherons à le montrer dans cette étude, les différentes réponses apportées à cette question, à l’occasion de l’exégèse du traité De l’âme, seront déterminantes pour l’élaboration de la noétique ancienne et, plus particulièrement, néoplatonicienne. 96 Ammonius, In Aristotelis de interpretatione, 5, 24-6, 4. Aristote, De l’interprétation, I, 16a6-9 (à moins d’une mention contraire, les traductions sont de nous). 98 Cf. Aristote, De l’âme, III, 6, 430a26 sqq. 99 Ibid., III, 4, 429a15. 97 46 La réponse d’Ammonius aux doutes d’Andronicus de Rhodes se fonde sur sa compréhension d’un syntagme dont on ne retrouve qu’une seule occurrence dans tout le corpus aristotélicien : l’intellect passif (pathêtikos nous). Ammonius, à la suite de son maître Proclus, identifie cet intellect à l’imagination. Bien qu’elle semble corroborée par plusieurs passages du traité De l’âme où Aristote rapproche l’imagination de l’intellection, cette interprétation ne s’impose pas d’emblée : en effet, elle n’a pas été adoptée par tous les commentateurs anciens – Alexandre d’Aphrodise et Thémistius n’envisagent pas cette possibilité100 – et peu de commentateurs modernes l’ont retenue. Le chapitre III, 5 du De anima, où cette notion apparaît, est l’un des lieux les plus problématiques, et aussi l’un des plus discutés, de l’œuvre d’Aristote. Dans le cadre de notre enquête sur la conception néoplatonicienne de l’imagination et de l’intellect passif, notamment Ammonius, l’élève de Proclus, nous chercherons d’abord à déterminer la fonction cognitive attribuée par Aristote à cet intellect au livre III du traité De l’âme, en tenant compte dans notre analyse du traité De la mémoire et de la réminiscence, où l’on retrouve les exposés les plus explicites au sujet des passions de l’âme prises comme similitudes des choses (pragma[ta]), ce dont il est précisément question au premier chapitre du traité De l’interprétation. Nous traiterons ensuite de l’interprétation néoplatonicienne de la nature et de la fonction de l’intellect passif, en nous basant sur les textes des prédécesseurs immédiats d’Ammonius : Proclus et son maître Syrianus. Enfin, nous tenterons d’identifier les raisons qui ont pu motiver Ammonius à identifier les notions de l’âme aux passions de l’intellect passif et jugerons dans quelle mesure son exégèse est fidèle ou non à la doctrine aristotélicienne, telle que nous la comprenons. Nous pourrons ainsi nous servir, mutatis mutandis, de nos conclusions au sujet de l’imagination chez Ammonius pour mieux définir les concepts relatifs à la sixième et dernière acception de l’intellection dans le Commentaire de Proclus sur le Timée. 100 H. J. Blumenthal, Aristotle and Neoplatonism in Late Antiquity, Aristotle and Neoplatonism in Late Antiquity. Interpretations of the De anima, Ithaca, Cornell University Press, 1996, p. 155. 47 2.4.3 L’intellect passif et l’imagination dans l’œuvre d’Aristote 2.4.3.1 L’intellect passif dans le traité De l’âme, chapitres III, 4 et 5 La seule occurrence du syntagme nous pathêtikos dans le corpus aristotélicien apparaît au chapitre III, 5 du De anima. Dans les premières lignes de cette section, Aristote met en application le principe selon lequel les phénomènes naturels doivent être analysés en termes de forme et de matière, d’agent et de patient, règle à laquelle la faculté intellective ne saurait faire exception : Puisque dans chaque genre, comme dans la totalité de la nature, il y a d’une part une matière (qui est en puissance toutes ces choses), et d’autre part une cause, un agent, qui produit toutes choses, comme un art relativement à une matière, il est aussi nécessaire que ces distinctions se retrouvent dans l’âme101. Ce passage succède au traitement dialectique de la faculté intellective, où Aristote discutait les opinions de ses prédécesseurs, dont celles d’Anaxagore, et arrivait à dégager le concept d’intellect en puissance. Même si l’on ne saurait naïvement accepter la distinction scolastique – adoptée par J. Tricot dans sa traduction du De anima102 – qui fait de l’intellect patient le sujet du chapitre III, 4 et de l’intellect agent celui du chapitre III, 5 – rappelons que le syntagme nous poiêtikos n’apparaît pas avant Alexandre –, il faut reconnaître que ce découpage suit assez fidèlement les étapes du raisonnement aristotélicien. En effet, celui-ci pose d’abord, au chapitre III, 4, la nécessité d’une certaine communauté entre l’agent et le patient dans l’acte d’intellection, et énonce ensuite que la faculté intellective est en puissance ses objets, bien qu’elle ne les soit pas en acte, comme la tablette de cire qui n’a pas encore reçu l’écriture; il lui restera donc à définir, au chapitre suivant, la nature de la cause efficiente, celle sans laquelle l’intellect en puissance ne pourrait jamais passer à l’acte, ce que la tradition nommera « intellect agent ». Deux points sont ici à retenir : (1) à 101 Aristote, De l’âme, III, 5, 430a10-14 (trad. J. Tricot) « Ἐπεὶ δ’ [ὥσπερ] ἐν ἁπάσῃ τῇ φύσει ἐστὶ [τι] τὸ μὲν ὕλη ἑκάστῳ γένει (τοῦτο δὲ ὃ πάντα δυνάμει ἐκεῖνα), ἕτερον δὲ τὸ αἴτιον καὶ ποιητικόν, τῷ ποιεῖν πάντα, οἷον ἡ τέχνη πρὸς τὴν ὕλην πέπονθεν, ἀνάγκη καὶ ἐν τῇ ψυχῇ ὑπάρχειν ταύτας τὰς διαφοράς. ». Nous reproduisons également la traduction de R. Bodéüs, une seule traduction nous semblant insuffisante pour approcher ce texte grec parmi les plus interprétés de la littérature philosophique antique : « Mais c’est un fait que, partout dans la nature, une chose fait office de matière pour chaque genre et représente ce à quoi s’identifie l’ensemble des objets potentiels du genre en question, alors qu’une autre chose tient le rôle de responsable et de producteur, du fait qu’elle produit tous ces objets, à la manière de l’art par rapport à sa matière. Il faut donc nécessairement que, dans l’âme aussi, se retrouvent ces différences. » 102 Aristote, De l’âme, III, 4 et 5, traduction par J. Tricot, Paris, Vrin, 1934, p. 173-183. 48 la fin du chapitre III, 4 et dans la totalité du chapitre III, 5, Aristote applique la méthode du naturaliste en analysant la faculté intellective en termes d’agir et de pâtir, de cause efficiente et de matière; (2) par conséquent, il emploie l’épithète pathêtikos pour qualifier l’intellect en puissance, en prenant toutefois le soin d’accoler l’adjectif indéfini ti au verbe paschein afin de distinguer la passivité intellective de la passivité sensitive. Il nous reste maintenant à définir ce que peut désigner le syntagme nous pathêtikos, qui apparaît dans la dernière phrase du chapitre III, 5. Aucun argument irréfutable ne nous empêche d’identifier le nous pathêtikos au nous dunamei, l’analyse dichotomique de la faculté intellectuelle par Aristote semble d’ailleurs corroborer cette identification. La position objectant que l’intellect, en tant qu’il est séparé dans son activité de la réalité passive qu’est le corps, ne saurait être qualifié de passif – objection que nous rencontrons dans le commentarisme néoplatonicien pour des raisons qu’a identifiées H. J. Blumenthal103 – est en désaccord avec les idées exprimées au chapitre III, 4. Pour Aristote, la faculté intellectuelle est à la fois impassible, en tant qu’immatérielle et séparable du corps dans son activité, et passible, en tant que réceptive des formes intelligibles et de la causalité de l’intellect agent. Selon ces considérations, nous présentons une traduction que nous jugeons cohérente de ce passage très discuté : Séparé, il [l’intellect agent] est seulement ce qu’il est, et cela seul est immortel et éternel (nous ne nous rappelons pas parce que celui-ci [l’intellect agent] est impassible, tandis que l’intellect passif est corruptible) et sans lui [l’intellect agent] rien ne pense104. Toute traduction de cet obscur passage présuppose une interprétation philosophique de la noétique aristotélicienne, et une reconstruction syntaxique de la prose d’Aristote. Deux principes ont guidé notre interprétation. D’une part, Aristote semble conserver du début à la fin du chapitre III, 5 la distinction entre un intellect agent, qui produit toutes choses, et un intellect patient, qui devient toutes choses : il est donc inutile d’identifier le nous pathêtikos 103 H. J. Blumenthal, op. cit., p. 153. Aristote, De l’âme, III, 5, 430a22-25 (notre traduction) : « χωρισθεὶς δ’ ἐστὶ μόνον τοῦθ’ ὅπερ ἐστί, καὶ τοῦτο μόνον ἀθάνατον καὶ ἀΐδιον οὐ μνημονεύομεν δέ, ὅτι τοῦτο μὲν ἀπαθές, ὁ δὲ παθητικὸς νοῦς φθαρτός καὶ ἄνευ τούτου οὐθὲν νοεῖ. » Exceptionnellement, nous avons mis de côté les parenthèses et autres signes de ponctuation que nous trouvons dans l’édition du texte grec par Ross, puisqu’il s’agit déjà d’une interprétation de la doctrine d’Aristote. L’édition de référence nous donne : «χωρισθεὶς δ’ ἐστὶ μόνον τοῦθ’ ὅπερ ἐστί, καὶ τοῦτο μόνον ἀθάνατον καὶ ἀΐδιον (οὐ μνημονεύομεν δέ, ὅτι τοῦτο μὲν ἀπαθές, ὁ δὲ παθητικὸς νοῦς φθαρτός)· καὶ ἄνευ τούτου οὐθὲν νοεῖ. » 104 49 à une faculté autre que l’intellect en puissance, une tierce faculté au sujet de laquelle Aristote ne donnerait d’ailleurs aucune autre précision dans le reste du De anima; d’autre part, puisque le chapitre III, 5 porte principalement sur l’intellect dit agent, ce qu’annonçaient déjà les discussions du chapitre III, 4 en postulant la nécessité d’une cause efficiente capable d’activer l’intellect en puissance, les pronoms de la phrase traduite, et plus particulièrement celui de la dernière proposition, ont à notre avis l’intellect agent comme référent : en effet, comme tout être en puissance a besoin d’un être en acte pour s’actualiser, l’intellect en puissance a besoin d’un intellect en acte pour penser, sinon il ne le peut tout simplement pas. Dans son interprétation de ce passage, Ammonius identifie l’intellect passif à l’imagination et comprend la dernière proposition de ce chapitre en ce sens : sans lui, à savoir l’intellect passif – ou l’imagination –, on ne pense rien105. Ammonius justifie cette exégèse en la comparant à deux autres passages du De anima où Aristote semble affirmer qu’il n’y a pas de pensée sans image : « la faculté intellective pense donc les formes dans des images106 » et « qu’est-ce qui distinguera les notions premières des images ? Sans doute, elles ne sont pas des images, mais elles ne vont pas sans images107 ». Nous reviendrons plus loin sur l’arrière-plan philosophique de l’exégèse d’Ammonius. Pour l’instant, on peut retenir que la pensée est dans son activité nécessairement liée à l’imagination et que les images mentales accompagnent naturellement les notions de l’âme (bien que leur nature soit essentiellement distincte pour Aristote, ce que nous montrerons par la suite). La manière dont Aristote définit l’imagination au chapitre III, 3 rend à notre avis impossible son identification à la faculté intellective, qui sous son aspect potentiel, conserve une fonction distincte de celle de l’imagination. Rappelons que l’imagination est définie comme « un mouvement produit par la sensation en acte108 », une définition inapplication à l’intellect en puissance (ou à l’intellect passif, si l’on veut distinguer cette 105 Ammonius, In Aristotelis de interpretatione, 6, 17-18. Aristote, De l’âme, III, 7, 431b2. 107 Ibid., III, 8, 432a12. 108 Ibid., III, 3, 429a2-3. 106 50 notion de celle d’« intellect en puissance »). En effet, on ne saurait définir comme mouvement une faculté essentiellement passive. Le pathêtikos nous ne semble donc pas pouvoir être identifié à l’imagination, bien que son activité, la pensée en acte, dont l’intellect agent est la cause sine qua non, ne se produise pas sans images. Comme Aristote le mentionnait déjà, les notions simples ne sont pas des images, mais elles ne vont pas sans images : ainsi, bien que l’intellect passif ne soit pas l’imagination, son activité en est indissociable. Pourquoi alors Aristote qualifie-t-il l’intellect passif de corruptible, alors qu’il est immatériel et que son activité est en ellemême séparée du corps ? Deux raisons peuvent être évoquées pour rendre compte de sa corruptibilité : (1) ce qui est en puissance est susceptible de ne pas être et est donc essentiellement corruptible; (2) cet intellect a besoin d’images pour penser et donc des organes sensitifs, en eux-mêmes corruptibles, qui lui fournissent ces images. Notre interprétation de la notion nous pathêtikos se concluant ainsi, il reste maintenant à montrer ce qui distingue le noêma du phantasma et à déterminer la nature de leur rapport aux choses extramentales. 2.4.3.2 Les passions de l’âme dans le traité De la mémoire et de la réminiscence109 Comme nous l’avons mentionné plus haut, Aristote, dans le premier chapitre du De interpretatione, semble désigner une même réalité psychologique par les termes noêma(ta) et pathêmata tês psuchês, ce qu’Ammonius identifie par ailleurs aux phantasma(ta). Doiton penser qu’Aristote désigne une même chose par ces trois expressions, où doit-on soutenir qu’il opère des distinctions, subtiles certes, mais capitales pour sa théorie de la connaissance ? Le traité De l’âme mentionne que les notions ne sont pas des images, mais n’y explique pas ce qui les en distingue. C’est dans le court traité De la mémoire et de la réminiscence qu’Aristote offre les développements les plus substantiels à ce sujet. Nous traduisons ici le passage central – où nous voyons une reprise de la notion de dianoia telle qu’exposée dans l’Analogie de la Ligne, au livre VI de la République110– qui présente une 109 Pour une analyse détaillée et récente de ce traité d’Aristote, voir D. Bloch, Aristotle on Memory and Recollection. Text, Translation, Interpretation, and Reception in Western Scholasticism, Leiden/Boston, Brill, 2007. 110 Platon, République, VI, 510d-511a. 51 distinction entre l’objet de la pensée intellectuelle et l’affection imaginative qui l’accompagne : Nous avons déjà discuté de l’imagination dans notre traité Sur l’âme : il est impossible de penser sans images. La même passion est impliquée dans le fait de penser comme dans celui de dessiner : en effet, bien qu’on ne fasse aucun usage du fait que le triangle ait une grandeur limitée, nous le dessinons avec une grandeur limitée; il en est de même pour celui qui pense : bien qu’il ne pense pas une grandeur, il en pose une devant ses yeux, mais ne pense pas son objet en tant que grandeur111. Aristote poursuit en mentionnant qu’il n’y a « pas de mémoire des intelligibles sans images » et donc que la mémoire n’est relative « à la faculté intellectuelle que par accident, alors qu’elle se rattache essentiellement à la sensation première ». La sensation première, ou sensation commune, est la cause de la production de l’image mentale. On comprend ainsi que la notion (noêma), ou l’intelligible (noêton), ne puisse être pensée ou mémorisée sans image, bien qu’elle soit en soi distincte de l’image qui l’accompagne. Un autre passage du même traité permet d’éclairer la fonction référentielle attribuée aux passions de l’âme dans le De interpretatione. Aristote déclare qu’une même image mentale peut être considérée comme un objet de contemplation en soi ou comme la représentation d’une autre chose, d’une réalité ou d’un état de fait extramental : Tout comme ce qui est peint sur un tableau est à la fois un portrait et une représentation, les deux consistant en une seule et même chose, bien que leur essence ne soit pas la même, et qu’il est possible de le contempler en tant que portrait ou en tant que représentation, de même on doit aussi considérer l’image qui est en nous comme une même chose qui est à la fois objet de contemplation en soi et image de quelque chose d’autre112. En tant qu’il la considère comme une réalité référentielle, l’image est parfois appelée eikôn par Aristote, un synonyme du terme homoiôma(ta) employé pour qualifier la relation des 111 Aristote, De la mémoire et de la réminiscence, I, 449b30-450a6 (notre traduction) : « ἐπεὶ δὲ περὶ φαντασίας εἴρηται πρότερον ἐν τοῖς περὶ ψυχῆς, καὶ νοεῖν οὐκ ἔστιν ἄνευ φαντάσματος – συμβαίνει γὰρ τὸ αὐτὸ πάθος ἐν τῷ νοεῖν ὅπερ καὶ ἐν τῷ διαγράφειν· ἐκεῖ τε γὰρ οὐθὲν προσχρώμενοι τῷ τὸ ποσὸν ὡρισμένον εἶναι τοῦ τριγώνου, ὅμως γράφομεν ὡρισμένον κατὰ τὸ ποσόν, καὶ ὁ νοῶν ὡσαύτως, κἂν μὴ ποσὸν νοῇ, τίθεται πρὸ ὀμμάτων ποσόν, νοεῖ δ’ οὐχ ᾗ ποσόν. » 112 Ibid., I, 450b20-25 (notre traduction) : « οἷον γὰρ τὸ ἐν πίνακι γεγραμμένον ζῷον καὶ ζῷόν ἐστι καὶ εἰκών, καὶ τὸ αὐτὸ καὶ ἓν τοῦτ’ ἐστὶν ἄμφω, τὸ μέντοι εἶναι οὐ ταὐτὸν ἀμφοῖν, καὶ ἔστι θεωρεῖν καὶ ὡς ζῷον καὶ ὡς εἰκόνα, οὕτω καὶ τὸ ἐν ἡμῖν φάντασμα δεῖ ὑπολαβεῖν καὶ αὐτό τι καθ’ αὑτὸ εἶναι καὶ ἄλλου [φάντασμα]. » 52 passions de l’âme aux choses (pragmata) dans le traité De l’interprétation. Par ailleurs, dans le même De memoria, les images, ou passions dans l’âme, sont aussi désignées par le terme kinêsis, ce qui certes s’accorde avec les propos tenus dans le De anima, où l’imagination est définie comme un mouvement (kinêsis) produit par la sensation première. Bref, malgré une variation à première vue déconcertante du vocabulaire conceptuel employé par Aristote, sa doctrine des passions de l’âme conserve sa cohérence d’un traité à l’autre. À la suite de cette brève analyse des principaux passages concernant l’intellect passif et les passions de l’âme dans le De anima et le De memoria, il nous est permis de conclure qu’Aristote désigne une même réalité psychologique en employant les termes pathos, kinêsis, et phantasma, et que le noêma est indissociable de cette représentation mentale, bien qu’il en soit essentiellement distinct. 2.4.4 L’intellect passif et l’imagination chez Syrianus et Proclus Chez les commentateurs néoplatoniciens d’Aristote, le nous pathêtikos n’est plus considéré comme la contrepartie passive de l’intellect agent. De l’avis de H. J. Blumenthal, ces commentateurs ne semblent pas avoir conservé la division dichotomique de l’intellect opérée aux chapitres III, 4 et 5 du De anima : « The important point for our purposes is that pathêtikos was no longer simply a correlative of poiêtikos, but a word that had associations which made it unsuitable for use as a description of any purely rational or intellectual function113. » Nous n’avons pas en main tous les matériaux textuels pour corroborer l’interprétation de Blumenthal : les prédécesseurs de Syrianus, dont Jamblique, avaient sans doute des raisons philosophiques et exégétiques plus précises pour identifier l’intellect passif à l’imagination, raisons dont nous ne retrouvons plus que les reformulations « scolaires » chez les commentateurs ultérieurs. Ce dont nous pouvons toutefois être certain, c’est que les représentants de l’École néoplatonicienne ne considèrent plus le nous pathêtikos comme une faculté intellective au sens propre : on peut voir là un rejet de la démarche naturaliste d’Aristote dans son traitement de l’intellect, un refus d’accepter la 113 H. J. Blumenthal, op. cit., p. 153. 53 dimension passive de la faculté intellective dégagée par une analyse opérée d’après les principes méthodologiques de la science physique. Syrianus est, à notre connaissance, le premier témoin de cette exégèse néoplatonicienne qui identifie l’intellect passif à l’imagination. Dans son Commentaire sur la Métaphysique d’Aristote, où sa tâche consiste entre autres à réfuter les objections aristotéliciennes à l’égard de la théorie des Formes, Syrianus accuse le Stagirite de rabaisser indûment l’intellection au niveau de l’imagination. Il s’en prend particulièrement à l’argument de l’unité au-delà de la multiplicité qui contraindrait les platoniciens à admettre l’existence des Idées de choses périssables, puisque nous avons une image de celles-ci114 : Nous disions que l’intellect vise ce qui est : les intellections de l’intellect véritable ne sont donc pas sans substance. Et après avoir traîné l’intellect jusqu’au niveau de l’imagination (car, dans d’autres livres, il appelle celle-ci « intellect passif »), il [Aristote] dit qu’il pourrait y avoir une substance des choses périssables, car on peut avoir une image d’une telle chose. Et il est possible de comprendre, à partir de ce passage, vers quel genre d’arguments sont forcés de se tourner ceux qui s’opposent aux Formes, en descendant des êtres jusqu’aux privations, de l’intellect en acte jusqu’à l’imagination et l’opinion115. Cet extrait du Commentaire de Syrianus expose la manière dont on devait interpréter la philosophie d’Aristote dans l’École néoplatonicienne d’Athènes. L’assurance professorale avec laquelle Syrianus contre les critiques aristotéliciennes à l’égard de la théorie des Formes et surtout les fines distinctions introduites entre les différentes facultés de l’âme – l’intellect, l’imagination, l’opinion –, dont il se sert pour réfuter les arguments d’Aristote, témoignent d’une approche exégétique vraisemblablement héritée de ses prédécesseurs. Il est possible que cette approche polémique du De anima et de la Métaphysique d’Aristote remonte à l’instaurateur du cursus des études néoplatoniciennes, Jamblique, pour qui la lecture du traité De l’âme est censée introduire aux doctrines plus élevées révélées dans les dialogues platoniciens. 114 Aristote, Métaphysique, M, 4, 1079a10 sqq. Syrianus, In metaphysica, 110, 31-111, 4 (notre traduction) : « Ἐλέγομεν ὅτι οἷς ὁ νοῦς ἐπιβάλλει, ταῦτα ὄντα ἐστίν· οὐ γὰρ ἀνούσιοι τοῦ ἀληθινοῦ νοῦ αἱ νοήσεις· ὁ δὲ ἐπὶ τὴν φαντασίαν ἑλκύσας τὸν νοῦν (καλεῖ γὰρ καὶ ταύτην ἐν ἑτέροις παθητικὸν νοῦν) οὕτως ἄν, φησί, καὶ τῶν ἐφθαρμένων οὐσία εἴη· φαντασθείη γὰρ ἄν τις καὶ τὸ ἐφθαρμένον. καὶ ἔξεστι κἀκ τούτων συνορᾶν, εἰς ποίας ἐπιχειρήσεις ἐκτρέπεσθαι καταναγκάζονται οἱ τοῖς εἴδεσιν ἀντιλέγοντες, ἀπὸ μὲν τῶν ὄντων ἐπὶ τὰς στερήσεις ὑποφερόμενοι, ἀπὸ δὲ τοῦ νοῦ τοῦ κατ’ ἐνέργειαν ἐπὶ φαντασίαν καὶ δόξαν. » 115 54 Dans le second prologue de son Commentaire sur le premier livre des Éléments d’Euclide, Proclus offre à son tour un traitement plutôt scolaire de la notion d’intellect passif, selon la méthode d’analyse qui ressort de la dialectique : En effet, l’imagination, en raison de son mouvement formateur et de son existence avec et dans le corps, est porteuse de figures toujours particulières, divisées et schématisées, et tout ce qu’elle connaît se voit attribuer une telle existence. C’est pourquoi quelqu’un a osé l’appeler « intellect passif ». Mais si elle est un intellect, comment ne serait-elle pas impassible et immatérielle ? Et si son activité s’accompagne de passion, comment serait-il encore juste qu’elle soit appelée intellect ? L’impassibilité convient à l’intellect et à la nature intellective, alors que ce qui est passif est tenu à l’écart de cette substance. Mais je crois qu’il a voulu manifester son caractère intermédiaire entre les connaissances premières et les dernières en l’appelant à la fois intellect, par sa ressemblance aux premières, et passif, par sa parenté avec les dernières116. Ces connaissances premières et dernières dont il est ici question correspondent respectivement aux activités de la plus haute faculté cognitive de l’âme rationnelle, l’intellect, et à celles de la plus basse faculté cognitive de l’âme irrationnelle, la sensation. Proclus donnera la même explication du syntagme nous pathêtikos dans son Commentaire sur le Timée, à l’occasion de son exégèse de la fameuse formule noêsis meta logou, que l’on retrouve aux lignes 28a1-4 de ce dialogue : Et l’imagination [est dite] intellect passif, parce que bien qu’elle connaisse ce qu’elle connaît avec accompagnement de formes et de figures, cette connaissance se passe à l’intérieur. Or c’est là précisément un attribut commun de toute intellection, le fait de posséder l’objet connu à l’intérieur117. Les prédécesseurs d’Ammonius, Syrianus et Proclus, s’entendent donc pour identifier l’intellect passif à l’imagination. Syrianus, dans le contexte polémique de son Commentaire 116 Proclus, In Euclidem, 51, 20-52, 12 (notre traduction) : « καὶ γὰρ ἡ φαντασία διά τε τὴν μορφωτικὴν κίνησιν καὶ τὸ μετὰ σώματος καὶ ἐν σώματι τὴν ὑπόστασιν ἔχειν μεριστῶν ἀεὶ καὶ διῃρημένων ἐστὶν καὶ ἐσχηματισμένων τύπων οἰστική, καὶ πᾶν ὃ γιγνώσκει τοιαύτην ἔλαχεν ὕπαρξιν. ὅθεν δὴ καὶ νοῦν παθητικόν τις αὐτὴν προσειπεῖν οὐκ ὤκνησεν. καίτοι γε εἰ νοῦς, πῶς οὐκ ἀπαθὴς καὶ ἄϋλος; εἰ δὲ μετὰ πάθους ἐνεργεῖ, πῶς ἔτι νοῦς ἂν κληθείη δικαίως; ἀπάθεια μὲν γὰρ τῷ νῷ προσήκει καὶ τῇ νοερᾷ φύσει, τὸ δὲ παθητικὸν πόρρω τῆς οὐσίας ἐκείνης. ἀλλ’ οἶμαι τὸ μέσον αὐτῆς ἐμφῆναι βουλόμενος τῶν τε πρωτίστων γνώσεων καὶ τῶν ἐσχάτων ἅμα καὶ νοῦν αὐτὴν προσεῖπεν ὡς ἐοικυῖαν ταῖς πρωτίσταις καὶ παθητικὸν κατὰ τὴν πρὸς τὰ ἔσχατα συγγένειαν. » 117 Proclus, In Timaeum, I, 244, 21-24 (trad. A. J. Festugière) : «καὶ νοῦς ἡ φαντασία παθητικός, ὅτι καὶ ἔνδον καὶ μετὰ τύπων καὶ σχημάτων γινώσκει ὅσα γινώσκει. κοινὸν δὲ κατὰ πάσης νοήσεως αὐτὸ τοῦτο τὸ ἔνδον ἔχειν τὸ γνωστόν. » 55 sur la Métaphysique, accuse Aristote d’avoir rabaissé l’intellect et son objet au niveau de l’imagination et d’avoir fondé sa critique de la théorie des Formes sur une confusion des facultés cognitives. Proclus, par la méthode scolastique qu’il applique pour analyser le syntagme nous pathêtikos, semble consolider une interprétation qui, par-delà Syrianus, remonte possiblement aux premiers commentateurs (néo)platoniciens du traité De l’âme. 2.4.5 L’intellect passif et les passions de l’âme dans le Commentaire d’Ammonius sur le traité De l’interprétation Dans le Commentaire d’Ammonius, le problème philosophique que révèle la question de l’authenticité du traité De l’interprétation peut être formulé en ces termes : estce que les notions (noêmata) sont des passions de l’âme (pathêmata tês psuchês), ou, en d’autres termes, est-ce que l’objet mental se réduit à une image ? L’analyse des quelques extraits tirés du De anima et du De memoria montre qu’Aristote opère déjà une distinction entre les deux aspects, notionnel et représentationnel, d’une même réalité psychologique, une précision cruciale que risquent de masquer les nombreux passages où le noêma semble assimilé au phantasma. Ammonius, quant à lui, semble reprendre l’enseignement de son maître en reproduisant, sans réelle modification, la même analyse scolaire du syntagme nous pathêtikos. C’est en raison de son caractère passif qu’Ammonius s’autorise à rapporter les passions de l’âme à cette faculté. Distingue-t-il pour autant les notions, produits purement rationnels, des images produites par l’imagination, qui demeure tout de même une faculté irrationnelle ? S’il a suivi à ce propos l’enseignement de son maître Proclus, comme ce dernier suivait déjà celui de Syrianus, Ammonius a dû concevoir l’imagination comme le principe matériel de la réalité intramentale, et l’image comme la matière qui reçoit la forme projetée par la pensée discursive (dianoia), dans le cadre d’un raisonnement scientifique, ou possiblement celle imprimée par l’opinion, qui, pour Proclus et ses successeurs, demeure une faculté rationnelle ayant une connaissance de l’universel. Ces subtilités épistémologiques, que l’on retrouve notamment dans le second prologue du Commentaire de Proclus sur les Éléments d’Euclide118, n’ont pas reçu leur place dans le Commentaire d’Ammonius. Cette absence s’explique raisonnablement par l’objet de cet ouvrage, à savoir 118 56 Proclus, In Euclidem, 56, 1 sqq. les doctrines du De interpretatione, qui sont censées introduire à la logique aristotélicienne. Toutes les doctrines épistémologiques qu’ont accumulées les commentateurs néoplatoniciens auprès de leurs prédécesseurs ne pouvaient certes pas être incluses dans le prologue d’un ouvrage censé introduire à la logique d’Aristote. Un dernier point mérite notre attention dans la justification de l’authenticité du traité par Ammonius. Il est cette fois question de l’intellect en puissance, qui est ici pris comme une faculté proprement rationnelle de l’âme : Il est clair qu’il ne refuse pas d’appeler l’intellection de la partie rationnelle de notre âme, même lorsqu’elle se produit sans image, une passion, certes dans un sens différent de celui dont il était déjà question, mais en raison du fait que la puissance qui mène à cette intellection est antérieure selon le temps à toute activité [intellective]119. Ce passage – où l’exégète fait d’ailleurs éclater le cadre de la noétique aristotélicienne en posant l’existence d’une forme d’intellection indépendante de l’image – confirme qu’Ammonius, comme la plupart des commentateurs néoplatoniciens, distinguait le nous dunamei du nous pathêtikos, une distinction qui, comme nous avons tenté de le démontrer, n’est nullement nécessaire pour comprendre la doctrine des chapitres III, 4 et 5 du De anima, et qui va même à l’encontre des principes méthodologiques qu’y applique Aristote. Ce passage montre par ailleurs qu’Ammonius – ce qui remet en question l’universalité du jugement de Blumenthal – ne refusait pas d’attribuer une forme de passivité à une faculté purement rationnelle de l’âme, l’intellect en puissance. Il resterait maintenant à montrer, par-delà les arguments textuels avancés par Ammonius pour identifier l’intellect passif à l’imagination, quelles pourraient être les autres raisons, philosophiques, polémiques ou autres, qui ont contribué à consolider cette interprétation de l’intellect passif adoptée par Syrianus et ses successeurs néoplatoniciens. 119 Ammonius, In Aristotelis de interpretatione, 6, 33-7, 4 (notre traduction) : « δι’ ὧν δῆλός ἐστι καὶ τῆς λογικῆς ἡμῶν ψυχῆς τὴν νόησιν, καὶ εἰ χωρὶς γίνοιτο φαντασίας, πάθος καλεῖν οὐ παραιτούμενος, οὐ κατὰ τὴν ἔννοιαν δηλονότι τὴν προειρημένην, ἀλλὰ διὰ τὸ προϋπάρχειν ἐπ’ αὐτῆς κατὰ χρόνον ἑκάστης ἐνεργείας τὴν ἄγουσαν ἐπ’ αὐτὴν δύναμιν. » 57 2.4.6 Réflexions conclusives sur l’imagination comme intellect passif Cette étude d’Ammonius nous permet de mieux saisir le sens de l’intellect passif dans le Commentaire sur le premier livre des Éléments d’Euclide et dans le Commentaire sur le Timée, où elle qualifie l’imagination d’intellection. Quelques études, dont certaines auxquelles nous avons déjà fait référence, ont analysé l’emploi de l’expression intellect passif pour désigner l’imagination dans le néoplatonisme tardif120. À la lumière de notre analyse du prologue du Commentaire d’Ammonius, nous aimerions comparer nos conclusions à celles défendues par les auteurs de ces études. Bien que nous soyons en accord avec celles-ci, le Commentaire de Proclus sur le Timée nous donne une autre perspective que nous pourrions chercher à réconcilier, dans la mesure du possible, avec celles de ces commentateurs. Toutefois, nous limiterons ici nos analyses des diverses interprétations possibles de la notion d’intellect passif pour nous intéresser à d’autres aspects de l’imagination chez Proclus. 2.5 L’imagination et la connaissance de l’Être sans accompagnement de formes ou de figures : son point de départ dans le Phèdre Après avoir assemblé les notions d’intellect et de passivité pour définir l’imagination, selon sa propre interprétation de l’expression aristotélicienne, Proclus paraphrase un passage du Phèdre (249c), au cœur du mythe de l’attelage ailé, pour distinguer ce mode de connaissance de l’intellection au sens propre. Il écrit : « bien qu’elle connaisse ce qu’elle connaît avec accompagnement de formes et de figures, cette connaissance se passe à l’intérieur. » La seconde partie de cette phrase, qui contient deux des trois éléments définitionnels que nous avons précédemment isolés, explicite la notion d’intellect passif : l’intériorité, sur laquelle nous reviendrons, rattache l’imagination à l’intellection, alors que l’accompagnement de formes et de figures rend compte de sa passivité. Après avoir redéfini chacune des six acceptions de l’intellection à partir de la triade être-avoir-voir et avoir rappelé la passivité de l’imagination en précisant que « cette vue s’accompagne d’un pâtir », Proclus écarte les définitions de l’intellection qui ne peuvent convenir à la notion de 120 En plus des travaux de G. MacIsaac, qui apparaissent dans notre bibliographie, notons la récente l’étude de D. Nikulin, « Imagination et mathématiques chez Proclus », dans Études sur le Commentaire de Proclus au premier livre des Éléments d’Euclide, p. 139-160. 58 noêsis qui apparaît dans le discours de Timée. L’imagination, en raison de sa passivité, est la première acception ainsi rejetée : Maintenant il ne faut admettre ni l’intellection imaginative – elle est en effet, par nature, incapable de connaître l’Être réellement être (car il est invisible), parce qu’elle connaît l’objet imaginé avec accompagnement de figure et de forme, tandis que l’Être éternel est sans figure : de façon générale d’ailleurs, aucune connaissance irrationnelle ne peut contempler l’Être lui-même, dès là qu’elle n’est même pas naturellement capable de saisir l’universel –121. Proclus s’approprie un des termes, schêma, dans l’expression avec accompagnement de figure (meta schêmatos), dont Platon se sert, sous sa forme privative (aschêmatistos), pour caractériser l’Être véritable dans le Phèdre (247c). Voici le passage canonique de ce dialogue, qui réapparaîtra dans la seconde partie de notre étude, au sujet cette fois de l’intellection au sens propre : Cet espace qui s’étend au-delà du ciel n’a jamais encore été chanté par aucun poète d’ici-bas, et ne sera jamais chanté, d’une manière digne de lui. Or, voilà ce qui en est – car on doit oser dire le vrai, surtout quand on parle sur la vérité. L’essence qui n’a point de couleur ni de forme, et qu’on ne saurait toucher, l’essence qui est réellement, que seul est capable de voir le pilote de l’âme – l’intelligence, celle enfin qui est l’objet de la véritable science, occupe ce lieulà122. Des trois épithètes attribuées à l’Être véritablement être dans le Phèdre – sans couleur (achromatôs), sans figure (aschêmatistos) et intangible (anaphês) – les deux dernières sont reprises par Proclus pour caractériser la connaissance intellective. 2.6 L’intériorité de l’imagination et le véhicule de l’âme Alors que l’intellection accompagnée de raison vise l’Être, et l’opinion accompagnée de sensation se tourne vers le Devenir, quel est l’objet réservé à l’imagination ? Cette question n’est pas directement posée par Proclus, mais selon le mode 121 Proclus, In Timaeum, I, 244, 31-245, 5 (trad. A. J. Festugière) : « ληπτέον δὲ νῦν οὔτε τὴν φανταστικὴν νόησιν· οὐ γὰρ πέφυκεν αὕτη τὸ ὄντως ὂν γιγνώσκειν· ἀόριστον γάρ, ὅτι καὶ μετὰ σχήματος καὶ μορφῆς γινώσκει, τὸ φανταστόν, τὸ δὲ ἀεὶ ὂν ἀσχημάτιστόν ἐστι· καὶ ὅλως οὐδεμία γνῶσις ἄλογος αὐτὸ τὸ ὂν δύναται θεωρεῖν, ἥ γε μηδὲ τὸ καθόλου πέφυκεν αἱρεῖν. » 122 Platon, Phèdre, 247c-d (trad. Cl Moreschini et P. Vicaire): « Τὸν δὲ ὑπερουράνιον τόπον οὔτε τις ὕμνησέ πω τῶν τῇδε ποιητὴς οὔτε ποτὲ ὑμνήσει κατ’ ἀξίαν. ἔχει δὲ ὧδε – τολμητέον γὰρ οὖν τό γε ἀληθὲς εἰπεῖν, ἄλλως τε καὶ περὶ ἀληθείας λέγοντα – ἡ γὰρ ἀχρώματός τε καὶ ἀσχημάτιστος καὶ ἀναφὴς οὐσία ὄντως οὖσα, ψυχῆς κυβερνήτῃ μόνῳ θεατὴ νῷ, περὶ ἣν τὸ τῆς ἀληθοῦς ἐπιστήμης γένος, τοῦτον ἔχει τὸν τόπον. » 59 de connaissance qui définit l’imagination – elle connaît avec accompagnement de formes et de figures –, et d’après l’interprétation néoplatonicienne du mythe du Phèdre, nous comprenons pourquoi elle ne peut être considérée comme une connaissance véritable de l’Être. Est-elle alors une connaissance du Devenir ? Non plus, en tant que cette connaissance est définie par l’extériorité et qu’elle se rapporte à la sensation, qui de Platon à Aristote est jugée distincte de l’imagination. Comment définir alors le mode d’intellection que Proclus réserve à l’imagination, si son objet ne s’identifie ni à l’Être, ni au Devenir ? Pour expliquer l’intériorité de l’imagination, Proclus ne reprend pas l’argumentation d’Aristote, mais se base sur une conception du corps élaboré dans le néoplatonisme. Les Éléments de théologie, dont les propositions fournissent le cadre théorique pour l’analyse des cinq autres acceptions de l’intellection dans l’In Timaeum, ne traitent pas directement de l’imagination. Cet ouvrage, comme son titre l’indique, porte sur les principes théologiques : ce n’est qu’indirectement que son auteur y traite des facultés de l’âme humaine, qui y reçoit l’appellation âme particulière, qui apparaît au terme de la procession des réalités à partir de l’Un. À l’instar d’Aristote, Proclus fait de l’imagination une faculté dont l’existence dépend de la relation de l’âme avec un corps. Cependant, pour Proclus, la doctrine du corps dépasse le point de vue naturaliste d’Aristote et se fonde de mythes platoniciens, ou un corps incorruptible est congénital à l’âme. Les propositions 196, 205, 207, 208, 209 et 210 démontrent la nécessaire liaison entre l’âme et ce véhicule, qui est le premier corps par lequel elle est participée. Il n’est pas explicitement question de l’imagination dans ces propositions, cette faculté ne semble donc pas apparaître par la simple participation de ce corps premier à l’âme. Toutefois, à la proposition 209, il pourrait être question de l’apparition de cette faculté, où Proclus traite de la descente conjointe de l’âme et de son véhicule dans le Devenir, et, ce faisant, de l’addition de « tuniques » au véhicule et de vies irrationnelles à l’âme, qui est en elle-même une essence rationnelle. Proclus ne détaille pas ces vies irrationnelles – ou ces puissances irrationnelles -, mais on peut faire l’hypothèse que l’imagination compte au nombre de celles-ci : Le véhicule de l’âme particulière descend en s’ajoutant des tuniques matérielles, et il remonte avec elle en retranchant tout ce qui est matériel et en réintégrant sa propre forme, selon un processus qui correspond à celui de l’âme dont il est l’instrument. Celle-ci, en effet, descend en s’adjoignant des vies 60 infraraisonnables, et elle remonte en se dévêtant de toutes les puissances de génération dont elle s’était enveloppée dans sa descente, en se purifiant et en se dépouillant de toutes les puissances qui subviennent aux nécessités du devenir123. Dans la note qu’il consacre à ce passage, E. R. Dodds fait remonter l’image de la tunique (chitôn) jusqu’à Philon d’Alexandrie124. Il trouve déjà dans ses Leg allego une théorie des facultés irrationnelles de l’âme, associées à ces tuniques, au nombre desquels comptent l’opinion (doxa) et l’imagination (phantasia). Nous reviendrons sur la nature de l’opinion, qui conserve chez Proclus un caractère rationnel, tant en demeurant associée à la sensation dont le mode de connaissance qui en résulte porte sur le Devenir. Quant à elle, l’imagination, prise comme « tunique » irrationnelle de l’âme rationnelle par Philon, annonce la doctrine que Proclus défend à la proposition 209. Dodds émet des hypothèses, dans sa note, mais aussi dans son « Appendix II »125, sur les différents moments d’une histoire de cette conception des facultés irrationnelles de l’âme en relation avec la théorie du véhicule astral, de Platon aux néoplatoniciens tardifs. Le Commentaire sur le Timée nous offre une illustration de cette doctrine d’accrétion de facultés irrationnelles sur les facultés rationnelles de l’âme. Dans la section qu’il consacre à la notion d’ochêma, Proclus écrit : Cette essence divisée, nous l’avons, c’est manifeste. Car il existe, attaché à notre âme, comme il est attaché aux âmes divines et démoniques, un véhicule qui fait corps avec elle, qui a sa vie propre, et c’est lui qui est l’essence divisée, dont l’âme a assumé à l’avance le modèle, dès là qu’elle s’est proposé l’opinion pour modèle de la sensation et sa propre faculté de choisir pour modèle de l’impulsion inhérente à son véhicule, impulsion selon laquelle il se meut et est poussé ici ou là126. 123 Proclus, Éléments de théologie, prop. 209 (trad. J. Trouillard) : « Πάσης μερικῆς ψυχῆς τὸ ὄχημα κάτεισι μὲν προσθέσει χιτώνων ἐνυλοτέρων, συ<να>νάγεται δὲ τῇ ψυχῇ δι’ ἀφαιρέσεως παντὸς τοῦ ἐνύλου καὶ τῆς εἰς τὸ οἰκεῖον εἶδος ἀναδρομῆς, ἀνάλογον τῇ χρωμένῃ ψυχῇ· καὶ γὰρ ἐκείνη κάτεισι μὲν ἀλόγους προσλαβοῦσα ζωάς, ἄνεισι δὲ ἀποσκευασαμένη πάσας τὰς γενεσιουργοὺς δυνάμεις, ἃς ἐν τῇ καθόδῳ περιεβάλλετο, καὶ γενομένη καθαρὰ καὶ γυμνὴ τῶν τοιούτων πασῶν δυνάμεων ὅσαι πρὸς τὴν τῆς γενέσεως χρείαν ὑπηρετοῦσι. » 124 E. R. Dodds, « Commentary », dans Proclus, Elements of Theology, p. 306-308. 125 Ibid., p. 313-321. 126 Proclus, In Timaeum, III, 268, 25-32 (trad. A. J. Festugière) : « καὶ ἔχομεν ταύτην ἐναργῶς· ἐξήρτηται γὰρ αὐτῆς ὄχημα συμφυές, ἔχον οἰκείαν ζωήν, ὡς καὶ τῶν θείων ψυχῶν καὶ δαιμονίων, καὶ αὕτη ἐστὶν ἡ μερικὴ οὐσία, ἧς ἡ ψυχὴ τὸ παράδειγμα προείληφε τῆς μὲν αἰσθήσεως τὴν δόξαν, τῆς δὲ ὀρέξεως τῆς ἐν τῷ οἰκείῳ ὀχήματι, καθ’ ἣν ὡδὶ κινεῖται ἢ ὡδὶ καὶ ὁρμᾷ, τὴν ἑαυτῆς δύναμιν προαιρετικὴν προστησαμένη παράδειγμα. » 61 Qu’est-ce que signifie l’intériorité de l’imagination ? Deux autres passages de l’œuvre proclienne illustrent bien le sens donné à cette expression : Or si l’unique Démiurge donne à tous part à l’intelligence, il y a, même dans les démons irrationnels, une trace, la dernière, de la propriété intellectuelle, dans la mesure où ils sont prompts à imaginer – car c’est là le dernier reflet de l’intelligence, et l’imagination est pour cela dite un « intellect passif » par d’autres gens aussi, qui n’emploient pas un mauvais langage –, en sorte qu’il en va de même aussi des « demi-mortels » parmi les démons proprement nommés tels127. Qu’en est-il maintenant de l’imaginative ? Il faut examiner de nouveau s’il faut la poser comme entièrement identique à la sensibilité. D’une part, comme exerçant son activité sur des objets extérieurs, elle est, pourrait-il sembler, du sensitif : mais, en tant qu’elle conserve les impressions des choses qu’elle a vues ou entendues ou perçues selon quelque autre sens, elle est du mémoratif. Telle est donc l’imaginative128. Nous avons défini l’imagination, mais nous n’avons pas parlé de ses causes. Nous nous intéresserons maintenant à son rapport à l’intellect et au discours mythique. Cet extrait du Commentaire sur le Timée offre un aperçu de la doctrine métaphysique derrière le discours gnoséologique de Proclus sur l’imagination : Mais il existe, avant celle-ci, une sensation dans le véhicule de l’âme, qui, en comparaison de la précédente, est immatérielle et pure, qui est une connaissance par elle-même impassible, mais qui n’est pas libre de toute forme, parce qu’elle est elle aussi corporéiforme, dès là qu’elle a son existence dans un corps. Cette sensation-là a la même nature que l’imagination : car le fait d’être « communes » leur appartient à toutes deux. Mais, quand elle se porte audehors, elle se nomme « sensation », quand elle reste au-dedans et qu’au moyen du corps pneumatique elle voit les figures et les formes, elle est dite « imagination ». Et <dans la mesure où…, elle est imagination>, dans la mesure où elle se divise dans le corps pneumatique, elle est sensation. Car l’opinion est la base de la vie rationnelle, et l’imagination est le sommet de la vie immédiatement inférieure, et opinion et imagination sont liées l’une à l’autre et la faculté inférieure est remplie de puissances par la supérieure. 127 Ibid., III, 158, 5-11 (trad. A. J. Festugière) : « εἰ δὲ νοῦ πᾶσι μεταδίδωσιν ὁ εἷς δημιουργός, ἔστι τι καὶ ἐν ἐκείνοις ἴχνος τῆς νοερᾶς ἰδιότητος ἔσχατον, καθόσον εἰσὶν εὐφάνταστοι (τοῦτο γάρ ἐστιν ἀπήχημα τοῦ νοῦ τελευταῖον, καὶ νοῦς διὰ τοῦτο παθητικὸς ἡ φαντασία λέγεται καὶ ὑπ’ ἄλλων οὐ κακῶς λεγόντων), ὥστε καὶ οἱ ἡμιθνῆται τῶν ἰδίως καλουμένων δαιμόνων. » 128 Proclus, In Rempublicam, I, 233, 3-8 (trad. A. J. Festugière) : « τὸ δὲ αὖ φανταστικὸν ζητητέον, εἰ ταὐτὸν τῷ αἰσθητικῷ πάντως θετέον· ἔξω μὲν γὰρ ἐνεργοῦν, ὡς ἂν δόξειεν, ἐστὶν αἰσθητικόν, κατέχον δὲ ὧν εἶδεν ἢ ἤκουσεν ἢ ἄλλην τινὰ αἴσθησιν ἔλαβεν τοὺς τύπους μνημονευτικόν. τοῦτο δὴ τὸ φανταστικόν. » 62 La sensation médiane est celle qui, dans la vie irrationnelle, tout en étant réceptive seulement des objets du dehors et non pas des types idéaux d’en haut, est cependant elle aussi commune, connaissant d’ailleurs le sensible au moyen d’un affect. La sensation matérielle ne connaît que les objets qui la heurtent du dehors et qui l’ébranlent, et elle ne peut retenir en elle-même ce qu’elle voit, car elle est fragmentaire et non une : elle se divise en effet selon les organes des sens129. La suite de l’extrait propose une tripartition de la sensation dont l’imagination est le sommet. On comprend pourquoi, à partir de ce schéma, l’imagination, qui reçoit les principes d’en haut, peut, dans le discours mythique, fournir les principes du discours théologique. 2.7 L’imagination, l’intellection et les mythes Dans la La Mystagogie de Proclus, J. Trouillard remarque : « Il n’est paradoxal qu’en apparence que cette fécondité imaginative engendre à la fois les raisons mathématiques et les mythes. » C’est au sujet du rôle de l’imagination dans le mythe que nous poursuivrons notre présentation sur la phantasia, avant de récapituler les principaux éléments de la doctrine proclienne de l’imagination. L’une des plus pertinentes justifications de l’usage des mythes par Platon se trouve dans le Commentaire de Proclus sur la République, dans le prologue de la dissertation (XVI) sur le Mythe d’Er. Selon un procédé méthodologique qui lui est habituel en ouverture de ses commentaires, Proclus pose une série de questions capitales (kephalaia), dont les réponses guideront son exégèse de l’œuvre commentée. Proclus s’y attaque aux objections faites par un épicurien du nom de Colotès, qui reproche à Platon d’avoir mis de 129 Proclus, In Timaeum, III, 286, 20-287, 7 (trad. A. J. Festugière) : « ἄλλη δέ ἐστιν ἡ πρὸ ταύτης αἴσθησις ἐν τῷ ὀχήματι τῆς ψυχῆς, ὡς πρὸς ταύτην ἄυλος καὶ καθαρὰ καὶ γνῶσις ἀπαθὴς αὐτὴ καθ’ ἑαυτήν, μορφῆς δὲ οὐκ ἀπηλλαγμένη, διότι καὶ αὐτὴ σωματοειδής ἐστιν, ὡς ἐν σώματι λαχοῦσα τὴν ὑπόστασιν. καὶ ἐκείνη μὲν ἡ αἴσθησις τῇ φαντασίᾳ τὴν αὐτὴν ἔχει φύσιν· τὸ γὰρ εἶναι κοινὸν ἀμφοῖν· ἀλλ’ ἔξω μὲν προϊοῦσα καλεῖται αἴσθησις, ἔνδον δὲ μένουσα καὶ ἐν τῷ πνεύματι θεωροῦσα τὰς μορφὰς καὶ τὰσχήματα φαντασία, καὶ <καθ’ ὅσον μὲν *** φαντασία>, καθ’ ὅσον δὲ μερίζεται περὶ τὸ πνεῦμα, αἴσθησις· ἔστι γὰρ βάσις μὲν τῆς λογικῆς ζωῆς ἡ δόξα, κορυφὴ δὲ ἡ φαντασία τῆς δευτέρας, καὶ συνάπτουσιν ἀλλήλαις ἥ τε δόξα καὶ ἡ φαντασία καὶ πληροῦται δυνάμεων ἡ δευτέρα παρὰ τῆς κρείττονος. ἡ δὲ μέση <ἡ> τῆς ἀλόγου ζωῆς τῶν μὲν ἄνωθεν τύπων ἄδεκτός ἐστι, τῶν δὲ ἔξωθεν δεκτικὴ μόνων, κοινὴ δὲ ὅμως ἐστὶ καὶ αὕτη παθητικῶς γιγνώσκουσα τὸ αἰσθητόν. ἡ δὲ ἔνυλος αἴσθησις τῶν ἔξωθεν προσπιπτόντων ἐστὶ μόνον καὶ τῶν κινούντων αὐτήν, ἐν ἑαυτῇ τὰ θεάματα κατέχειν οὐ δυναμένη, μεριστὴ οὖσα καὶ οὐ μία· διῄρηται γὰρ περὶ τοῖς αἰσθητηρίοις. » 63 côté l’explication scientifique en ayant recours à une fable mensongère au sujet de la justice réservée à l’âme130. Ce passage permet de comprendre le rôle de l’imagination dans un contexte autre que celui des exposés offrant une analyse du savoir mathématique. Dans une autre perspective, toujours selon la procession qui fait de l’intellect le modèle rationnel de la faculté irrationnelle qui s’y rattache, à savoir l’imagination, ce passage offre un autre éclairage sur la notion d’intellect passif et sur des notions connexes par lesquelles Proclus définit la sixième acception de l’intellection de l’In Timaeum. Un peu comme le Parménide, qui pour Proclus présente dans un unique exposé l’ensemble des processions divines qui apparaissent de manière rhapsodique dans les autres dialogues de Platon, cet extrait rassemble la plupart des notions relatives à l’imagination précédemment analysées dans d’autres contextes exégétiques : Il faut ajouter à cela que, puisque les âmes qui, de par leur être même, sont intellectives et pleines de principes rationnels incorporels et intellectifs, ont revêtu l’intellect imaginatif et ne peuvent vivre sans lui en ce lieu-ci de la génésis – en sorte que, parmi les Anciens, certains disent que l’imagination est même chose que l’intellect, et d’autres ont décidé aussi de n’admettre aucune intellection qui ne comporte une image –, puisque ces âmes donc, comme nous disions, sont devenues d’impassibles passibles, de non configurantes donnant une configuration, le mode d’enseignement qui leur convient est à bon droit celui qui procède par ces sortes de mythes. Ceux-ci contiennent sans doute en grande part, au-dedans, la lumière intellective de la vérité, mais ils projettent au-dehors le revêtement fictif, qui cache cette lumière grâce à une similitude, l’imagination qui est en nous couvrant d’ombre l’intellect partiel131. Ce texte confirme l’inclusion de l’imagination au nombre des facultés irrationnelles « revêtues » par l’âme rationnelle dans sa descente. La terminologie n’est pas identique à celle des Éléments de théologie, mais l’image de la « vêture » y réapparaît 132. À la 130 Proclus, In Rempublicam, II, 105, 24 sqq. Ibid., II, 107, 14-26 (trad. A. J .Festugière) : « προσθετέον δὲ τούτοις καὶ ὅτι ταῖς ψυχαῖς νοεραῖς μὲν οὔσαις κατὰ τὴν ἑαυτῶν ὕπαρξιν καὶ λόγων πλήρεσιν ἀσωμάτων καὶ νοερῶν, ἐνδυσαμέναις [δὲ] τὸν φανταστικὸν νοῦν καὶ ζῆν ἄνευ τούτου μὴ δυναμέναις ἐν τῷδε τῷ τόπῳ τῆς γενέσεως (ὥστε καὶ τῶν παλαιῶν τινας τοὺς μὲν φαντασίαν ταὐτὸν εἰπεῖν εἶναι καὶ νοῦν, τοὺς δὲ καὶ διακρίναντας ἀφάνταστον νόησιν μηδεμίαν ἀπολείπειν) ταύταις δ’ οὖν, ὡς εἴπομεν, γενομέναις ἀπαθέσι παθητικαῖς, ἀμορφώτοις μορφωτικαῖς, πρέπων ἐστὶν τρόπος διδασκαλίας εἰκότως ὁ διὰ τῶν τοιῶνδε μύθων· οἷς πολὺ μέν ἐστιν ἔνδον τὸ νοερὸν τῆς ἀληθείας φέγγος, προβέβληται δὲ τὸ πλασματῶδες, ἀποκρύπτον ἐκεῖνο κατὰ μίμησιν τῆς ἐν ἡμῖν φαντασίας ἐπιλυγαζούσης τὸν μερικὸν νοῦν. » 132 Proclus, Éléments de théologie, prop. 209. 131 64 proposition 209, Proclus écrit que l’âme « descend en s’adjoignant des vies infraraisonnables », ce qui s’accorde avec la thèse selon laquelle les âmes rationnelles « ont revêtu l’intellect imaginatif et ne peuvent vivre sans lui en ce lieu-ci de la génésis », énoncée dans le Commentaire sur la République. La vie de l’âme rationnelle dans le Devenir, ou la génésis, n’est donc pas indépendante de l’imagination, qu’elle « revêt » nécessairement lors de sa descente. Pour Proclus, l’opinion de certains Anciens au sujet de l’imagination relève d’une conception déficiente de sa véritable nature, qu’il expose notamment dans son Commentaire sur la République et à la proposition 209 des Éléments de théologie. C’est pourquoi, lisons-nous dans l’In republicam, « certains disent que l’imagination est même chose que l’intellect, et d’autres ont décidé aussi de n’admettre aucune intellection qui ne comporte une image ». L’analyse effectuée de la phantasia aristotélicienne nous permet de reconnaître ici une référence au traité De l’âme, où Aristote réfute l’identification de l’intellect, entendons la pensée, à l’imagination chez certains de ses devanciers en prenant tout de même soin de préciser que l’intellection est toujours accompagnée d’images. Proclus (re)trouve sa doctrine de l’imagination dans les Dialogues de Platon, ou du moins ses points de départ (aphormai), notamment dans les mythes qui illustrent la descente de l’âme dans la génésis. C’est un extrait du Commentaire sur la République qui nous offre une des meilleures illustrations du rôle joué par l’imagination dans son rapport aux discours mythiques : D’une part, ce qui est purement fiction mythique convient seulement à ceux qui ne vivent que selon l’imagination et qui n’ont, en tout et pour tout, que l’intellect passible. D’autre part, l’éclat de la science, la propriété qu’a la connaissance intellective de se révéler elle-même, conviennent à ceux qui ont fixé toute leur activité dans des intellections pures133. Tout en éclairant la fonction cognitive de l’intellect passible (ou passif), Proclus contraste du même coup deux deux acceptions de l’intellection, celle de l’imagination et celle qui est 133 Proclus, In Rempublicam, II, 107, 26-108, 2 (trad. A. J. Festugière) : « τὸ μὲν γὰρ μυθῶδες πᾶν ὅσον πέπλασται μόνον τοῖς κατὰ μόνην τὴν φαντασίαν ζῶσίν ἐστιν οἰκεῖον καὶ ὧν ἐστιν τὸ ὅλον ὁ παθητικὸς νοῦς, τὸ δὲ φανὸν τῆς ἐπιστήμης καὶ αὐτοφανὲς τῆς νοερᾶς γνώσεως τοῖς ἱδρύσασιν ἐν νοήσεσιν καθαραῖς τὴν ἑαυτῶν ὅλην ἐνέργειαν. » 65 au principe de la noêsis meta logou, la première pouvant être associée aux formes symbolique et imagée134 du discours sur le divin, la seconde relavant du discours scientifique, c’est-à-dire la dialectique. Le passage suivant poursuit l’analyse du rôle de l’imagination dans la fiction mythique: Quant à ce qui est à la fois extérieurement fictif, intérieurement intellectif, il reste pour nous, je suppose, que ce soit approprié à ceux qui sont le composé des deux, et qui ont un double intellect, celui que nous sommes vraiment et celui que nous avons revêtu et que nous avons projeté au-dehors. C’est pour cela aussi, je suppose, que nous prenons plaisir aussi aux mythes comme nous étant congénères. Les deux intellects en nous y trouvent leurs délices, l’un de nos moi, nourri par les vérités du dedans, est devenu contemplateur du vrai, l’autre, fasciné par le revêtement extérieur, a acquis bonne disposition pour la course vers la science. Et de même que, lors même que nous agissons selon l’imagination, il nous faut user d’images pures, non souillées par de certains phantasmes obscènes, de même, je suppose, convient-il aussi que les mythes aient leur appareil extérieur ressemblant aux belles figures intellectives qui ornent le dedans. Voilà pourquoi Platon rejetait les représentations des mythes des poètes, parce qu’elles infectent les âmes non initiées de sous-entendus grossiers135. Les propos ingénieux de Proclus combinent à la fois une théorie des facultés de l’âme, qui fait mention d’un double intellect – l’imagination et fort probablement le logos intellectif activé par un intellect en acte et séparé – correspondant aux deux faces du mythe – le vrai et et le vraisemblable – et une harmonisation des propos d’Aristote136 et de Platon137 sur l’attrait et les dangers de la fiction mythique. 134 On pourrait également associer le discours inspiré à l’activation de l’intellect passif, bien que la faculté premièrement éveillée, lorsqu’un tel discours est prononcé, soit l’un (ou l’huparxis) de l’âme. Au sujet des discours ou modes d’enseignement théologiques chez Platon d’après Proclus, voir Théologie platonicienne, I, 4, 17, 9-23, 11. 135 Proclus, In Rempublicam, 108, 2-108, 16 (trad. A. J. Festugière) : « τὸ δὲ αὖ κατὰ μὲν τὸ ἔξω πλασματῶδες, κατὰ δὲ τὸ ἔσω νοερὸν ἡμῖν δήπου λείπεται σύζυγον εἶναι τοῖς τὸ συναμφότερον οὖσιν καὶ διττὸν ἔχουσι νοῦν, τὸν μὲν ὃν ἐσμέν, τὸν δὲ ὃν ἐνδυσάμενοι προβεβλήμεθα. καὶ διὰ τοῦτο δήπου καὶ χαίρομεν ὡς συμφυέσι τοῖς μύθοις· εὐφραίνεται γὰρ ὁ διττὸς ἐν ἡμῖν νοῦς, καὶ ὃ μέν τις ἡμῶν ὑπὸ τῶν ἔνδον τραφεὶς ἐγένετο θεατὴς τῶν ἀληθῶν, ὃ δὲ ὑπὸ τῶν ἔξω καταπλαγεὶς ἐπιτήδειος κατέστη πρὸς τὴν εἰς ἐπιστήμην ὁδόν. ὥσπερ δὲ καὶ εἰ φανταστικῶς ἐνεργοῦμεν, ὅμως δεῖ καθαραῖς χρῆσθαι φαντασίαις ἀλλ’ οὐ μεμιασμέναις ὑπό τινων αἰσχρῶν φαντασμάτων, οὕτω δήπου καὶ τοὺς μύθους πρέπουσαν ἔχειν προσήκει καὶ τὴν ἔξωθεν σκευὴν τοῖς ἔνδον νοεροῖς ἀγάλμασιν. διὸ καὶ Πλάτων ἀπεσκευάζετο τὰς τῶν ποιητικῶν μύθων διαθέσεις, ἀναπιμπλάσας τὰς ἀτελέστους ψυχὰς ὑπονοιῶν φορτικῶν. » 136 Nous pensons à cette célèbre phrase du chapitre A, 1 de la Métaphysique, 982b17-19, que Proclus a peutêtre en tête ici (trad. J. Tricot) : « Or apercevoir une difficulté et s’étonner, c’est reconnaître sa propre ignorance (c’est pourquoi même l’amour des mythes est, en quelque manière, amour de la Sagesse, car le mythe est un assemblage de merveilleux). » 66 L’étude de ces extraits du Commentaire sur la République complète notre présentation de l’imagination en tant qu’elle peut être définie comme une forme d’intellection dans la philosophie de Proclus. Nous nous intéresserons maintenant à la seconde acception de l’intellection, dans l’ordre inductif que nous avons défini, qui correspond à l’activité rationnelle de l’âme humaine. 3. L’intellection de l’âme rationnelle et le rôle de la dianoia 3.1 Unité et multiplicité de l’âme rationnelle 3.1.1 L’âme rationnelle L’intellection de l’âme raisonnable, quant à elle, pose un problème que n’élucide qu’en partie l’exégèse des lignes 28a1-4 du Timée. Si l’âme rationnelle est essentiellement discursive, si son intellection se produit dans le temps en ne saisissant d’un seul coup qu’une partie du tout intelligible, celle-ci ne peut, à proprement parler, être qualifiée de « rassemblée » ou d’ « unitive » (athroôs), expression qui désigne de manière propre l’intuition simple. C’est ce que note d’ailleurs Proclus : « tantôt elle voit les Touts, mais elle ne les voit, à un seul et même instant, que par fragments et non tout à la fois 138 ». Comment pourrait-on alors assimiler l’intuition discursive à une intellection au sens propre, dont le critère premier demeure, dans l’ensemble de la tradition néoplatonicienne, la simplicité et l’unité ? La réponse courte est que cette forme d’intellection n’est justement pas une forme d’intellection à proprement parler, mais une forme dégradée de la noêsis, supérieure à l’imagination, puisque la connaissance de son objet demeure rationnelle et universelle, mais inférieure à l’intellection des intellects particuliers, en tant que celle-ci procure à l’âme une connaissance totale, sous un mode particulier, de l’intelligible. La cinquième acception de l’intellection concerne l’âme rationnelle elle-même et son activité discursive : 137 Tout en réhabilitant le mythe contre une interprétation radicale de ses critiques dans la République, Proclus doit tout de même préciser les dangers d’un discours aux « phantasmes obscènes », qui peuvent se présenter dans un enseignement symbolique sur le divin et dont le rapport au vrai risquerait d’être mal interprété et les images de pervertir l’âme. 138 Proclus, In Timaeum, I, 244, 29-30 (trad. A. J. Festugière) : « ὅπου δὲ ὁρᾷ μὲν τὰ ὅλα, ἀλλὰ μερικῶς ἅμα καὶ οὐκ ἀθρόως. » 67 La cinquième intellection est celle de l’âme raisonnable. Car, de même que l’âme raisonnable est dite un intellect, de même son mode de connaissance est une intellection, c’est à savoir une intellection discursive, qui implique, comme concomitant naturel, le temps139. Comme pour l’acception qui fait de l’imagination une forme d’intellection, certains éléments conceptuels permettent de mieux définir comment l’intellection peut être conceptualisée comme l’activité de l’âme logique. D’abord, cette intellection n’est pas associée à une activité particulière de l’âme logique, mais à cette âme logique en elle-même qui, comme le définira Proclus dans les pages suivantes de son commentaire, est l’unité d’une multiplicité d’activité, de l’intellection au sens propre à l’opinion (doxa), en passant par la pensée dianoétique (dianoia). Ensuite, ce sont les attributs de discursivité (metabatikê) et de temporalité (ton chronon echousa sumphuê pros heautên) qui la disqualifient au titre d’intellection au sens propre. Ce passage précise pourquoi : Ni l’intellection inhérente à l’âme raisonnable – car elle n’a pas la vue d’ensemble d’un seul coup et l’étroite coordination avec les êtres éternels, mais progresse selon le temps140. Nous ferons maintenant une analyse partielle des sources de cette doctrine et de la nature de l’âme rationnelle dans les pages qui suivent, en portant notre attention sur le rôle joué par la dianoia dans la connaissance des objets mathématiques, ou des Formes intermédiaires, selon la tradition platonicienne. 3.2 L’âme rationnelle dans la tradition platonico-aristotélicienne 3.2.1 Les sources platoniciennes Alors que les Dialogues de Platon ne servaient pas de fondement à la doctrine néoplatonicienne de l’imagination, sa source étant dans le De anima et dans la tradition de ses commentateurs, c’est sur la République, et encore une fois, sur la Ligne divisée, que la définition de la pensée discursive comme intellection trouvera sa principale source textuelle dans l’œuvre platonicienne. Nous proposerons plus loin une analyse de la notion de 139 Ibid., I, 244, 16-19 (trad. A. J. Festugière) : « πέμπτη δ’ ἐστὶν ἡ τῆς ψυχῆς τῆς λογικῆς νόησις· ὡς γὰρ νοῦς λέγεται ἡ λογικὴ ψυχή, οὕτω καὶ ἡ γνῶσις αὐτῆς νόησις καὶ μεταβατικὴ νόησις καὶ τὸν χρόνον ἔχουσα συμφυῆ πρὸς ἑαυτήν. » 140 Ibid., I, 245, 6-7 (trad. A. J. Festugière) : « οὔτε τὴν ἐν τῇ λογικῇ ψυχῇ· τὸ γὰρ ἀθρόον οὐκ ἔχει καὶ τὸ τοῖς αἰωνίοις σύστοιχον, ἀλλὰ κατὰ χρόνον πρόεισιν. » 68 dianoia et un commentaire des principaux concepts épistémologiques de la fameuse Analogie de la Ligne à l’occasion de nos discussions sur la dialectique et la noétique dans les Dialogues de Platon141. 3.2.2 Les sources aristotéliciennes L’Éthique à Nicomaque VI présente la division des facultés intellectuelles selon Aristote. Bien que nous n’ayons trouvé aucune citation directe de ce livre dans les passages analysés de Commentaire sur le Timée, la conception aristotélicienne de la sagesse et des autres puissances cognitives de l’âme se présente comme une des sources les plus importantes de la psychologie et de l’épistémologie néoplatonicienne, et, plus particulièrement, proclienne : Ainsi donc, on a dit auparavant qu’il existe deux parties de l’âme, la partie rationnelle et la partie irrationnelle. Mais maintenant, la partie rationnelle doit faire l’objet d’une distinction du même genre. Autrement dit, il faut supposer deux parties rationnelles : l’une nous permet de considérer le genre de réalités dont les principes ne peuvent être autrement qu’ils ne sont, tandis que l’autre nous fait considérer ce qui peut être autrement. Car, en rapport avec ces réalités de genres différents, on trouve aussi, parmi les parties de l’âme, une différence de genre entre celles qui sont naturellement relatives à l’une et à l’autre, puisque c’est en vertu d’une certaine ressemblance ou d’une affinité avec leurs objets respectifs qu’elles en ont la connaissance. On peut d’ailleurs appeler l’une, la partie scientifique et l’autre, la partie calculatrice142. Le De anima n’offre pas, à notre avis, une distinction nette entre les différentes facultés cognitives. Mais telle n’était pas sa visée. Ce traité n’a pas pour but de distinguer une puissance rationnelle par rapport à une autre, par exemple, la saisie des premiers principes de la connaissance par opinion, mais de distinguer la pensée rationnelle et conceptuelle de ce avec quoi elle a pu être confondue, à savoir la sensation et l’imagination. 141 Voir SECTION II et ANNEXE I. Aristote, Éthique à Nicomaque, VI, 1139a3-12 (trad. R. Bodéüs) : « πρότερον μὲν οὖν ἐλέχθη δύ’ εἶναι μέρη τῆς ψυχῆς, τό τε λόγον ἔχον καὶ τὸ ἄλογον· νῦν δὲ περὶ τοῦ λόγον ἔχοντος τὸν αὐτὸν τρόπον διαιρετέον. καὶ ὑποκείσθω δύο τὰ λόγον ἔχοντα, ἓν μὲν ᾧ θεωροῦμεν τὰ τοιαῦτα τῶν ὄντων ὅσων αἱ ἀρχαὶ μὴ ἐνδέχονται ἄλλως ἔχειν, ἓν δὲ ᾧ τὰ ἐνδεχόμενα· πρὸς γὰρ τὰ τῷ γένει ἕτερα καὶ τῶν τῆς ψυχῆς μορίων ἕτερον τῷ γένει τὸ πρὸς ἑκάτερον πεφυκός, εἴπερ καθ’ ὁμοιότητά τινα καὶ οἰκειότητα ἡ γνῶσις ὑπάρχει αὐτοῖς. λεγέσθω δὲ τούτων τὸ μὲν ἐπιστημονικὸν τὸ δὲ λογιστικόν. » 142 69 3.2.3 Distinctions dans le néoplatonisme chez Plotin, Traité I, 1 [53] Le Traité I, 1 [53] de Plotin présente l’une des meilleures problématisations des rapports entre les différentes facultés « logiques » de l’âme humaine. Nous pouvons nous baser sur ce traité pour comprendre la contribution que Proclus a voulu apporter à l’élaboration et au perfectionnement d’une doctrine d’abord exposée dans l’œuvre plotinienne. Notre étude sur Plotin, notamment dans l’ARTICLE I, présente une analyse d’extraits de ce traité et d’autres passages pertinents des Ennéades qui ont été déterminants comme sources de l’épistémologie néoplatonicienne tardive, telle qu’elle se manifeste dans l’œuvre de Proclus. Nos analyses des notions de dianoia et de logos chez Proclus et son maître Syrianus révèlent des continuités, mais aussi des ruptures dans la tradition néoplatonicienne. Nous allons aborder cette question à l’occasion d’une étude qui s’intéressera à la nature et au statut de l’objet mathématique, chez Platon et Aristote, mais aussi à la faculté qui, dans une perspective platonicienne héritée de l’Analogie de la Ligne dans la République, correspond à la dianoia. 3.3 La dianoia et les mathématiques d’après Syrianus et Proclus143 3.3.1 Considérations introductives sur les objets mathématiques La question du statut ontologique des objets mathématiques chez Proclus a reçu récemment l’attention de plusieurs commentateurs. Notre but, ici, sera de comprendre comment la connaissance des objets mathématiques sert de paradigme pour exposer l’activité de la dianoia. Les Formes intermédiaires, qui sont l’objet de la dianoia, ne doivent pas être identifiées aux objets mathématiques. Les objets mathématiques sont un cas d’objets intermédiaires et ils en constituent le paradigme, c’est-à-dire que les objets mathématiques sont ceux qui montrent le mieux ce que sont ces Formes intermédiaires, mais elles ne leur 143 L’ANNEXE II expose une partie des fondements de la conception néoplatonicienne des êtres mathématiques par une étude de la théorie platonicienne des Idées et des Nombres telle que présentée et critiquée par Aristote. 70 sont pas identiques. Cette interprétation, sans être originale, ne semble pas avoir été défendue par la plupart des commentateurs modernes de Proclus. Notons que dans le passage qui nous intéresse du Commentaire sur le Timée, à aucune reprise Proclus n’identifie explicitement les Formes intermédiaires aux objets mathématiques, celles-là ayant une extension beaucoup plus grande que ceux-ci. La quantité, qui est le principe des nombres, est une Forme parmi d’autres. Ce qui manque à la dianoia, c’est l’unité, acquise par l’analyse qui permet de remonter à la cause. 3.3.2 Syrianus et la doctrine de l’abstraction Dans son Commentaire sur la Métaphysique d’Aristote, Syrianus cherche à réfuter les arguments aristotéliciens contre la théorie des Idées et des Nombres. Aux chapitres 1-3 du livre M (XIII), Aristote refuse d’accorder l’existence substantielle aux objets mathématiques : ceux-ci n’existeraient que par abstraction, c’est-à-dire par un acte de l’esprit portant sur certaines propriétés définies des substances sensibles. Fidèle aux doctrines platoniciennes, Syrianus se porte à la défense de la substantialité des êtres mathématiques : il subordonne les universaux engendrés par abstraction à ceux qu’il dit produits par projection (probolê) des raisons-principes (logoi) de l’âme sur l’imagination. À la théorie aristotélicienne de l’abstraction, Syrianus oppose un modèle que l’on a qualifié de « projectionniste »144 où les universaux – ou du moins les universaux géométriques – sont saisis par la pensée une fois déployés dans l’imagination par la raison discursive. Au-delà d’une opposition au sujet du mode d’existence des êtres mathématiques, les épistémologies aristotélicienne et platonicienne – ou néoplatonicienne – proposent deux modèles explicatifs de l’origine des principes de la science. Pour sa part, Aristote cherche à réfuter la thèse faisant des êtres mathématiques des substances séparées tout en maintenant l’exactitude (akribeia) et la perfection de ces êtres dont le mode d’existence est abstrait; quant à Syrianus, il soutient qu’un concept ne pourra être jugé exact, et donc scientifique, si la seule source de sa constitution s’avère l’expérience sensible. 144 I. Mueller, « Aristotle’s doctrine of abstraction in the commentators », dans Aristotle Transformed. The Ancient Commentators and their Influence, édité par R. Sorabji, Ithaca, Cornell University Press, 1990, p. 463-479. 71 Afin de saisir les enjeux de ce conflit épistémologique, nous présenterons d’abord les principaux aspects du modèle abstractionniste d’Aristote. Nous poursuivrons par l’analyse de la théorie projectionniste de Syrianus pour ensuite montrer en quoi elle s’oppose à la doctrine de l’abstraction. Nous traiterons enfin des difficultés posées par l’extension du paradigme géométrique à l’abstraction – ou à la projection – de tout genre d’universaux. 3.3.3 Le modèle abstractionniste d’Aristote Aux chapitres 1 à 3 du livre M, Aristote pose la question du mode d’existence des choses mathématiques (ta mathêmatika). Aristote soutient que si elles sont des réalités propres, c’est-à-dire si elles sont en acte et substantielles, elles seront nécessairement soit dans les êtres sensibles, soit séparées de ces mêmes êtres145. Après avoir fourni plusieurs arguments montrant que les choses mathématiques ne peuvent ni être immanentes aux substances sensibles ni être séparées d’elles, Aristote, pour qui elles ne sauraient être de pures fictions – sa science serait alors amputée de son fondement même –, émet l’hypothèse d’un troisième mode d’existence : l’être par abstraction (to ex aphaireseôs). C’est au chapitre M, 3 qu’est exposé l’essentiel de cette théorie : Il y a dans les choses un grand nombre d’attributs essentiels, qui ne leur appartiennent qu’en tant que chacun des attributs de cette sorte réside en elles : par exemple, il y a des propriétés spéciales à l’animal en tant que femelle ou en tant que mâle, bien qu’il n’y ait rien qui soit femelle ou mâle indépendamment des animaux; il en résulte qu’il en est de même si on considère seulement les choses en tant que longueurs ou en tant que surfaces. Et plus les objets de notre connaissance ont d’antériorité logique et de simplicité, plus aussi notre savoir a d’exactitude, l’exactitude n’étant rien d’autre que la simplicité146. Dans ce passage, Aristote établit une corrélation entre le degré d’exactitude des objets connus et leur degré d’antériorité logique. Nous verrons que, pour Syrianus, l’antériorité 145 Aristote, Métaphysique, M, 2, 1076a33-35. Ibid., M, 3, 1078a5-11 (trad. J. Tricot) : « πολλὰ δὲ συμβέβηκε καθ’ αὑτὰ τοῖς πράγμασιν ᾗ ἕκαστον ὑπάρχει τῶν τοιούτων, ἐπεὶ καὶ ᾗ θῆλυ τὸ ζῷον καὶ ᾗ ἄρρεν, ἴδια πάθη ἔστιν (καίτοι οὐκ ἔστι τι θῆλυ οὐδ’ ἄρρεν κεχωρισμένον τῶν ζῴων)· ὥστε καὶ ᾗ μήκη μόνον καὶ ᾗ ἐπίπεδα. καὶ ὅσῳ δὴ ἂν περὶ προτέρων τῷ λόγῳ καὶ ἁπλουστέρων, τοσούτῳ μᾶλλον ἔχει τὸ ἀκριβές (τοῦτο δὲ τὸ ἁπλοῦν ἐστίν). » 146 72 logique des choses mathématiques ne suffira pas à assurer leur exactitude : du point de vue platonicien, il faudra également accorder l’antériorité ontologique, et donc le statut de substance séparée, aux êtres mathématiques, et plus généralement à tous les universaux, pour en faire des objets de science. La fin du chapitre 3 offre d’autres précisions concernant les notions impliquées dans la doctrine de l’abstraction : Aussi les géomètres raisonnent-ils correctement : c’est sur des êtres que roulent leurs discussions, et les objets de leur science sont bien des êtres, car il y a deux sens de l’Être, l’Être qui est en entéléchie et l’Être en tant que matière147. Cette distinction entre l’être en acte – en entéléchie – et l’être en puissance – en tant que matière – est ce qui fonde et caractérise l’épistémologie aristotélicienne. Aristote réfléchit ici sur l’être de l’objet scientifique, son questionnement est ontologique : il cherche à savoir quel est le mode d’existence de la chose mathématique et fait appel à l’acception de l’être selon l’acte et la puissance pour conserver un mode d’existence minimale à l’objet de la science, tout en évitant les apories du chapitre M, 2 concernant la substance séparée. Après avoir appliqué les concepts d’être en puissance et d’être en acte à l’objet de la science, Aristote donne une plus grande cohésion à sa doctrine en concevant la science selon cette même opposition : La science, en effet, ainsi que le terme savoir, présente une double signification : il y a la science en puissance et la science en acte. La puissance étant, comme matière, universelle et indéterminée, a rapport à l’universel et à l’indéterminé, mais l’acte de la science, étant déterminé, porte sur tel objet déterminé. […] et, dans ce cas, il n’y aura plus rien de séparé, et il n’y aura plus de substance. Mais, évidemment, c’est en un sens que la science est universelle; en un autre sens, elle ne l’est pas148. 147 Ibid., M, 3, 1078a28-31 (trad. J. Tricot) : « ὥστε διὰ τοῦτο ὀρθῶς οἱ γεωμέτραι λέγουσι, καὶ περὶ ὄντων διαλέγονται, καὶ ὄντα ἐστίν· διττὸν γὰρ τὸ ὄν, τὸ μὲν ἐντελεχείᾳ τὸ δ’ ὑλικῶς. » 148 Ibid., M, 10, 1087a15-25 (trad. J. Tricot) : « ἡ γὰρ ἐπιστήμη, ὥσπερ καὶ τὸ ἐπίστασθαι, διττόν, ὧν τὸ μὲν δυνάμει τὸ δὲ ἐνεργείᾳ. ἡ μὲν οὖν δύναμις ὡς ὕλη τοῦ καθόλου οὖσα καὶ ἀόριστος τοῦ καθόλου καὶ ἀορίστου ἐστίν, ἡ δ’ ἐνέργεια ὡρισμένη καὶ ὡρισμένου, τόδε τι οὖσα τοῦδέ τινος, ἀλλὰ κατὰ συμβεβηκὸς ἡ ὄψις τὸ καθόλου χρῶμα ὁρᾷ ὅτι τόδε τὸ χρῶμα ὃ ὁρᾷ χρῶμά ἐστιν, καὶ ὃ θεωρεῖ ὁ γραμματικός, τόδε τὸ ἄλφα ἄλφα· ἐπεὶ εἰ ἀνάγκη τὰς ἀρχὰς καθόλου εἶναι, ἀνάγκη καὶ τὰ ἐκ τούτων καθόλου, ὥσπερ ἐπὶ τῶν ἀποδείξεων· εἰ δὲ τοῦτο, οὐκ ἔσται χωριστὸν οὐθὲν οὐδ’ οὐσία. ἀλλὰ δῆλον ὅτι ἔστι μὲν ὡς ἡ ἐπιστήμη καθόλου, ἔστι δ’ ὡς οὔ. » 73 Avec ce célèbre passage, qui conclut le livre M de la Métaphysique, nous pourrions croire qu’Aristote a tout dit sur son modèle abstractionniste, et que le recours aux concepts d’être en acte et d’être en puissance, tout autant pour l’objet de la science que pour la science ellemême a permis de résoudre les apories de l’épistémologie platonicienne, de proposer un modèle qui, tout en faisant l’économie des substances séparées, prétend rendre compte de la genèse des concepts universels de la science. Toutefois, l’interprétation de la théorie de l’abstraction au livre M se doit d’être complétée par la lecture d’autres passages de la Métaphysique. Le livre Θ (IX) offre un éclairage précieux sur les arguments avancés par Aristote au moment de sa critique des théories platoniciennes. Il y est déjà question du fonctionnement de la science du géomètre, mais surtout, Aristote y fait clairement mention de la faculté qui permet la saisie des universaux : Il est donc manifeste qu’on découvre les constructions géométriques en puissance en les faisant passer à l’acte; et la cause en est que l’intellection du géomètre est un acte; par conséquent, c’est de l’acte que procède la puissance; et c’est pourquoi c’est en faisant les constructions géométriques qu’on les connaît; avec cette réserve toutefois que l’actualité particulière de la figure géométrique est postérieure, dans l’ordre de la génération, à la puissance particulière de cette figure149. En restant dans le cadre de la Métaphysique, cet extrait permet d’entrevoir le sens du rôle joué par l’intellect dans le modèle aristotélicien, ce que Syrianus ne semble pas avoir réellement pris en considération. 3.3.4 Le modèle projectionniste de Syrianus Le Commentaire de Syrianus ne couvre que les livres B, Γ, M et N de la Métaphysique. Son intention est avant tout polémique : l’auteur cherche à réfuter les arguments d’Aristote contre la théorie des Idées et des Nombres. Syrianus ne partage donc pas le souci pédagogique des autres commentateurs néoplatoniciens de l’œuvre d’Aristote. 149 Ibid., Θ, 9, 1051a29-33 (trad. J. Tricot) : « ὥστε φανερὸν ὅτι τὰ δυνάμει ὄντα εἰς ἐνέργειαν ἀγόμενα εὑρίσκεται· αἴτιον δὲ ὅτι ἡ νόησις ἐνέργεια· ὥστ’ ἐξ ἐνεργείας ἡ δύναμις, καὶ διὰ τοῦτο ποιοῦντες γιγνώσκουσιν (ὕστερον γὰρ γενέσει ἡ ἐνέργεια ἡ κατ’ ἀριθμόν). » Certes, d’autres interprétations du texte grec, ici – comme souvent ailleurs chez Aristote – très laconique, et du sens attribué aux notions d’acte et de puissance, dont traite cet extrait, seraient possibles. 74 Contrairement à Asclépius, par exemple, qui approche la pensée métaphysique d’Aristote en visant son harmonisation à celle de Platon, Syrianus cherche moins à expliquer Aristote à partir d’Aristote, comme l’a fait brillamment Alexandre, qu’à montrer les failles de son système. Par exemple, le livre Θ, où Aristote discute longuement des concepts d’acte et de puissance, ne semble pas avoir guidé son exégèse, alors que certaines pages y sont essentielles à la compréhension des doctrines du livre M, où ces mêmes notions structurent la doctrine de l’abstraction. En se portant à la défense des thèses platoniciennes critiquées par Aristote, Syrianus expose son modèle projectionniste, censé contrer les thèses abstractionnistes : And say that it [geometry] concerns itself with objects of the imagination, insofar as these arise as a by-product of the essential reason-principles in the discursive intellect, from precisely which it derives its demonstration causality, or say rather that geometry aims to contemplate the actual partless reasonprinciples of the soul, but, being too feeble to employ intellections free of images, it extends its powers to imaged and extended shapes and magnitudes, and thus contemplates in them those former entities150. Dans le modèle projectionniste, l’âme, c’est-à-dire la raison discursive, n’arrive pas à saisir directement ses propres contenus, à savoir les logoi. Pour pouvoir appréhender les logoi, qui constituent les véritables objets de la science, l’âme devra les projeter sur l’imagination. Par la médiation de l’imagination, le géomètre cherchera à viser les contenus de la raison discursive : il se servira ainsi des images créées par projection des raisons substantielles et séparées de l’âme. Dans un autre passage, Syrianus, cette fois plus conciliant à l’égard des thèses aristotéliciennes, semble concevoir la projection des formes substantielles comme un complément essentiel de l’abstraction : For one can see figure and number and natural surface and its limits in the sensible activities of nature; and these things also exist in our imagination and opinion, whether they are taken by abstraction from sensibles, as Aristotle 150 Syrianus, In metaphysica, 91, 29-35 (trad. J. Dillon et D. O’Meara) : « περὶ δὲ τὰ φανταστὰ διατρίβειν φαθί, καθόσον ταῦτα τοῖς οὐσιώδεσι λόγοις τῆς διανοίας παρυφίσταται, ἐξ ὧν καὶ τὴν ἀποδεικτικὴν αἰτίαν κομίζεται, μᾶλλον δὲ τὴν μὲν γεωμετρίαν αὐτοὺς τοὺς ἀμερεῖς λόγους τῆς ψυχῆς βούλεσθαι θεωρεῖν, ἀσθενοῦσαν δὲ χρῆσθαι ταῖς ἀφαντάστοις νοήσεσιν ἐκτείνειν τοὺς λόγους εἰς φανταστὰ καὶ διαστατὰ σχήματα καὶ μεγέθη, καὶ οὕτως ἐν ἐκείνοις αὐτοὺς θεωρεῖν. » 75 thinks, or whether they are completed by us from the substantial forms of the soul. These imagined and opined things participate in being, but they are not substances151. On n’a pas manqué de souligner le parallèle entre le modèle néoplatonicien, qui oppose et articule le concept a posteriori (husterogenes) et la forme substantielle de l’âme et le criticisme kantien où « le concept de l’entendement et l’Idée de la Raison sont à la fois opposés et articulés152 ». Une plus grande harmonisation des doctrines aristotéliciennes sera d’ailleurs tentée par les successeurs de Syrianus, au nombre desquels nous pouvons compter Philopon et Simplicius. 3.3.5. Sens et portée des critiques de Syrianus à l’égard du modèle aristotélicien Qu’est-ce que Syrianus reproche au modèle proposé par Aristote ? Certes, Aristote rejette les acquis fondamentaux de la tradition platonicienne, dont le statut séparé des substances intelligibles, ce qui n’est pas sans susciter la réplique d’un néoplatonicien tel Syrianus. Avant tout, Syrianus critique l’abstraction aristotélicienne sous le prétexte qu’elle ne peut procurer l’exactitude aux concepts universels qu’elle prétend saisir. L’essentiel des arguments de Syrianus se concentre dans ce passage : In view of all this, we will speak frankly to him, and declare that those who despise the mathematical sciences derive their charge of worthlessness against them from nothing less than the fact of not granting them a distinct reality, but taking it that they are mere playthings of the imagination which derives them from the sensible realm. If he himself were prepared to deny the validity of this assumption, he would be in effect condemning those who lack any consciousness of the beauty of the mathematical sciences, and hold opinions about them more consonant with his own views; for in respect of entities devoid of reality and later-born and mere likeness of sensible objects, what degree of beauty or order could there be? For as to the dimness and worthlessness and total unknowability of the objects of conjecture, even if we learn from nowhere else, certainly we learn with accuracy from the division of the Line in the Republic; and if one were to relegate the mathematical sciences to this status as 151 Syrianus, In metaphysica, 12, 29-34 (trad. I. Mueller [cette traduction est celle que propose Mueller à la p. 471 de son article précédemment cité]) : « καὶ γὰρ ἐν τοῖς αἰσθητοῖς τῆς φύσεως ἔργοις ἴδοι ἄν τις καὶ σχῆμα καὶ ἀριθμὸν καὶ ἐπιφάνειαν φυσικὴν καὶ ταύτης πέρατα, ἔτι δὲ καὶ ἐν τῇ φαντασίᾳ ἡμῶν καὶ ἐν τῇ δόξῃ ταῦτα συνίσταται, εἴτε ἐξ ἀφαιρέσεως τῶν αἰσθητῶν, ὡς αὐτῷ ἀρέσκει, ληφθέντα, εἴτε καὶ τελειωθέντα παρ’ ἡμῖν ἐκ τῶν οὐσιωδῶν τῆς ψυχῆς εἰδῶν. ταῦτα οὖν τὰ φανταστὰ καὶ τὰ δοξαστὰ τοῦ μὲν εἶναι μετέχει, οὐσίαι δὲ οὔκ εἰσι. » 152 A. de Libera, La querelle des universaux. De Platon à la fin du Moyen Âge, Paris, Éditions du Seuil, 1996, p. 105. 76 being mere images of sensible objects, what sort of probativeness or order or definition or beauty could one any longer assign to them, if one wished to maintain a coherent position153 ? Dillon et O’Meara, dans l’introduction de leur traduction, paraphrasent un autre passage du Commentaire qui expose clairement les raisons de la critique de Syrianus : He complains that we do not see every shape, and that the shapes we do see are not precise. If it be replied that they could be made precise, he has a very good answer: how would we know what changes to make except through our possessing precise concepts recollected in Plato’s way from before birth154 ? Dans cette paraphrase, mais également dans la citation précédente, Syrianus fait appel aux principes de la philosophie platonicienne pour réfuter la critique d’Aristote. Il reprend l’Analogie de la Ligne divisée dans la République et associe le concept d’husterogenes d’Aristote à l’image (eikasia), qui constitue, selon le schéma platonicien, l’objet le plus dégradé de la connaissance humaine. Dans une perspective platonicienne, il s’avère absurde de situer les objets mathématiques – dont l’exactitude, la simplicité et la beauté sont reconnues par Aristote lui-même au livre M – au plus bas niveau de la hiérarchie des objets de connaissance. Le fait que l’existence soit accordée davantage au particulier qu’à l’universel, bien que ce dernier ait plus d’exactitude et de simplicité que le particulier, pose également problème au platonicien qu’est Syrianus. J. Tricot, dans les notes qui accompagnent sa traduction de la Métaphysique, soutient que pour Aristote, il n’est pas besoin de postuler l’existence de substances séparées et en soi, mais qu’« il suffit d’admettre une séparation per solum modum cognosendi155 ». Aristote, en recentrant sa théorie sur les modes de 153 Syrianus, In metaphyisca, 100, 34-101, 8 (trad. J. Dillon et D. O’Meara) : « ἐφ’ ἅπασι δὲ τούτοις παρρησιασόμεθα πρὸς αὐτόν, οὐκ ἀλλαχόθεν εὐτέλειαν <ἐγκαλεῖν> τοῖς μαθήμασι φήσαντες τοὺς ὑπεριδόντας αὐτῶν ἢ ἐκ τοῦ μὴ δοῦναι αὐτοῖς οὐσίαν ἀφωρισμένην, ἀλλὰ φαντασίας ἀθύρματα τῶν αἰσθητῶν αὐτὰ παρασπωμένης ὑπολαβεῖν εἶναι· ἣν εἰ ἀκυρώσειεν αὐτὸς ὑπόληψιν, κατεγνωκὼς ἔσται τῶν ἀνεπαισθήτως μὲν ἐσχηκότων τοῦ κάλλους τῶν μαθημάτων, ἀκολουθότερον δὲ ταῖς ἑαυτοῦ ὑποθέσεσι περὶ αὐτῶν δοξασάντων· περὶ ἀνούσια γὰρ πράγματα καὶ ὑστερογενῆ καὶ τῶν αἰσθητῶν ἀφομοιώματα τί ἂν εἴη κάλλους ἢ τάξεως ἐχόμενον; τὴν γὰρ τῶν εἰκαστῶν ἀμυδρότητα καὶ οὐδένειαν καὶ ἀγνωσίαν εἰς πάντα πάντως, εἰ καὶ μὴ ἀλλαχόθεν, ἀλλ’οὖν ἐκ τῶν ἐν τῇ Πολιτείᾳ διαιρέσεων τῆς γραμμῆς ἀκριβῶς κατανενοήκαμεν· εἰς ἃ εἴ τις ἀποπέμψαιτο τὰ μαθήματα ὡς τῶν αἰσθητῶν εἰκόνας ὄντα, ποίαν ἔτ’ ἂν ἀπόδειξιν ἢ τάξιν ἢ ὅρον ἢ κάλλος ἀπονείμειε τῆς πρὸς ἑαυτὸν συμφωνίας ἀντεχόμενος; » 154 J. Dillon et D. O’Meara, « Introduction », dans Syrianus, On Aristotle’s Metaphysics 13-14, p. 4 (paraphrase de la page 95, 29-35). 155 J. Tricot dans Aristote, Métaphysique, t. 2, p. 794, n. 1. 77 connaissance, plutôt que sur les objets de connaissance, pourrait alors faire l’économie des substances séparées, tout en rendant possible la saisie du simple, du nécessaire, à savoir l’objet véritable de la science. Mais si c’est l’intellect qui remplit ce rôle, à savoir la saisie du simple, comment pourra-t-il abstraire un triangle parfait d’un objet sensible quelconque s’il ne possède pas déjà en lui le modèle de ce triangle parfait156 ? Par quoi le géomètre sera-t-il amené à fixer son attention sur telles propriétés définies de la substance sensible s’il ne possède pas déjà en sa raison le modèle de ces propriétés ? Pour Syrianus, la distinction de l’être en acte et de l’être en puissance n’apparaît pas suffisante pour assurer la nécessité de l’universel. Comment l’intelligence en acte saisira-t-elle le triangle parfait et nécessaire, celui qui constitue l’objet de la science, si elle ne le connaît pas déjà en acte ? Même avec cette concession au platonisme, celle qui accorde la primauté à l’intellection dans le modèle abstractionniste, Aristote n’arriverait pas à résoudre tous les problèmes que peut poser la théorie de l’abstraction concernant le fondement d’une science mathématique exacte, dont les objets sont nécessaires. Aristote soutient, dans le traité De l’âme, que « l’âme est lieu des formes, sauf qu’il ne s’agit pas de l’âme entière, mais de l’âme intellective, et que les formes n’y sont pas réellement, mais des formes potentielles157. » Syrianus aurait pu évoquer ce passage pour mieux faire voir ce qui distingue son modèle projectionniste de l’abstractionnisme du Stagirite. En effet, la noétique du De anima permet d’expliciter le modèle de l’abstraction, ou du moins lui fournit les concepts pour qu’il prête moins le flanc aux critiques de Syrianus. Syrianus aurait également pu s’interroger au sujet de cette affirmation d’Aristote : « c’est potentiellement que l’intelligence s’identifie d’une certaine façon aux intelligibles; mais elle n’est effectivement rien avant d’opérer158. » Comment l’intelligence saisira-t-elle cet intelligible plutôt que tel autre ? Comment saisira-t-elle cet intelligible particulier si elle ne possède pas déjà en elle un modèle, un intelligible en acte, qui l’oriente vers sa saisie, 156 Syrianus, In metaphysica, 95, 29 sqq. Aristote, De l’âme, III, 4, 429a27-29. 158 Ibid., III, 4, 429b31-32. 157 78 alors que cet intelligible particulier est indéfini en tant qu’il n’est potentiel ? Est-ce que la doctrine de l’intellect agent qu’Aristote soutient en De anima III, 5 permet de saisir un intelligible plutôt qu’un autre et de l’imprimer sur l’intellect potentiel ? C’est ce qui semble impossible, à moins de postuler que cet intellect séparé contient actuellement toutes les formes en acte – et aller ainsi vers une position médiane entre le platonisme et l’aristotélisme – ce qui irait au-delà de la noétique proprement aristotélicienne, puisque Aristote veut justement faire l’économie de ces substances éternelles, causes et modèles pour le platonisme de nos concepts, mais également des substances sensibles, à partir desquelles nous formons ces mêmes concepts. L’opposition épistémologique entre la conception de l’acte et de la puissance se transpose donc sur le plan ontologique : Aristote refuse d’accorder l’être substantiel, c’està-dire l’être en acte aux objets mathématiques, et plus généralement, aux universaux, alors que pour Syrianus, l’universel existe en acte antérieurement. Comment la science peut-elle être fondée dans les deux cas ? Pour Aristote, c’est le nous qui permet de saisir avec exactitude les principes de la science, alors que pour Syrianus, c’est la projection des logoi de la raison discursive sur l’imagination qui fournit les principes nécessaires à l’actualisation du raisonnement scientifique. Bref, pour Aristote, c’est l’intellect agent qui permet la science, alors que pour Syrianus, c’est la raison discursive. 3.3.6 L’universalité du modèle géométrique De l’avis d’I. Mueller, les néoplatoniciens n’ont pas toujours clairement distingué les universaux mathématiques et les objets mathématiques. Bien qu’il soit possible que certains commentateurs néoplatoniciens aient entretenu, sans doute malgré eux, une telle ambiguïté, il semble toutefois que, chez Syrianus, les distinctions soient clairement faites. Pour Syrianus, les êtres mathématiques, en tant qu’ils sont objets de la science, sont à compter au nombre des logoi de l’âme. Il ne faut toutefois pas confondre les objets produits par projection des logoi sur une matière imaginative et ces logoi eux-mêmes. La représentation que nous nous formons d’une figure géométrique ne constitue pas l’objet sur lequel porte la démonstration, mais le moyen par lequel la pensée peut rendre disponibles ses contenus, sinon inaccessibles. 79 Les objets mathématiques constituent-ils un genre d’universaux parmi d’autres ou doivent-ils être pris dans une classe à part ? La classification des différents universaux peut permettre de clarifier ce point. Pour Syrianus, du moins, les êtres mathématiques et les universaux, ceux qu’il juge substantiels, comptent au nombre des logoi substantiels de l’âme. On doit toutefois noter que le modèle projectionniste, du moins en tant qu’il implique une projection des raisons de l’âme sur l’imagination, ne semble pas pouvoir rendre compte de la production de tout genre d’universaux. En effet, en ce qui concerne l’arithmétique, dont les objets sont plus simples, et donc plus exacts, que ceux de la géométrie, l’imagination pourrait sembler inapte à recevoir les logoi. En effet, les objets de la géométrie et les objets de l’arithmétique ne sont pas projetés sur la même faculté : selon Syrianus et Proclus, c’est la doxa qui permet de penser les nombres, et non pas l’imagination. L’opinion, qui est fréquemment présentée comme un obstacle au développement de la pensée scientifique, se voit attribuer un rôle positif rendant possible la connaissance arithmétique. Peut-on aller jusqu’à affirmer que la doxa est réceptive de tous les logoi contenus par la raison discursive, qu’ils soient quantitatifs, comme les nombres, ou qualitatifs, comme les couleurs ? Syrianus n’est pas explicite sur ce point, mais il est fort possible que son élève Proclus ait soutenu une telle thèse. Cependant, celui-ci, comme la lecture de son Commentaire sur les Éléments d’Euclide le laisse voir, se limite souvent aux exemples mathématiques pour traiter de l’activité de la doxa, ce qui nous empêche d’émettre un jugement catégorique sur l’extension et la nature des logoi que la faculté opinative peut contenir. Quant à Aristote, il semble avoir voulu faire du modèle abstractionniste, comme l’illustrent les exemples mathématiques auxquels il fait appel, la méthode à appliquer non seulement pour les sciences particulières, mais également pour la philosophie : les sciences étudient l’homme en tant qu’indivisible (arithmétique) et en tant que solide mathématique (géométrie) et non en tant qu’homme, ce que fait la philosophie, elle qui étudie les choses en elles-mêmes, le point en tant que point, la figure en tant que figure, etc. C’est ce que confirme ce passage : « On peut même arriver, par cette méthode, à d’excellents résultats dans l’étude de chaque question, en posant séparé ce qui n’est pas séparé, comme le font 80 précisément l’arithméticien et le géomètre159. » On voit ainsi que le modèle abstractionniste, qui se laisse le plus clairement exposer et comprendre à l’aide d’exemples mathématiques, peut s’appliquer à toutes les sciences ainsi qu’à la connaissance proprement philosophique des êtres. Un second problème se présente concernant l’extension du modèle géométrique. Il s’agit cette fois d’une question propre à la tradition néoplatonicienne : celui des différents genres d’objets mathématiques. En conclusion de son article, I. Mueller émet ce jugement : Iamblichus put forward the doctrine of projectionism as an account of Pythagorean mathematics, which he glorified at the expense of ordinary mathematics; he was followed by Syrianus, but Proclus transformed projectionism into an account of ordinary mathematics to which he restore its Platonic role160. Il semble, d’après l’analyse partielle que nous avons menée du Commentaire de Syrianus, que celui-ci applique déjà le modèle projectionniste aux mathématiques ordinaires, à la science mathématique qui porte sur les formes substantielles de l’âme. La méthode est peut-être pythagoricienne, mais les mathématiques de Nicomaque et celles de Jamblique, bien qu’elles se fondent sur une métaphysique commune, pythagorico-platonicienne, ne semblent pas porter sur les mêmes êtres : alors que les mathématiques ordinaires portent sur les logoi dans l’âme, on peut émettre l’hypothèse que les mathématiques pythagoriciennes ont pour objets des êtres supérieurs, à savoir les Nombres idéaux dont il est question aux livres M et N. Les mathématiques ordinaires, à savoir celles que l’on pourrait voir comme une propédeutique à la philosophie, ont pour objet les logoi, pas en tant que logoi, mais en tant que ces logoi sont projetés dans l’imagination, le produit de cette projection n’est pas un universel substantiel pour Syrianus161, mais cet universel constitue tout de même l’objet par lequel le géomètre peut penser les raisons-principes, auxquelles il ne peut avoir accès sans la médiation de l’imagination. Ce « by-product », ou dérivé (du verbe paruphistastai), même s’il n’est pas substantiel, sert de matière aux formes psychiques, de support à la pensée scientifique qui cherche à se tourner vers les logoi, alors que les universaux qui sont 159 Aristote, Métaphysique, M, 3, 1078a21-23 (trad. J. Tricot). I. Mueller, art. cit., p. 480. 161 Syrianus, In metaphysica, 91, 20. 160 81 abstraits des substances sensibles ne sont pas en mesure de provoquer une telle conversion d’un point de vue platonicien. 3.3.7 Conclusion sur la dianoia et les objets mathématiques C’est un traitement différent des concepts d’acte, de puissance, d’être en acte et d’être en puissance qui semble le plus fondamentalement opposer Syrianus, comme déjà Plotin avant lui, à Aristote. Pour le Stagirite, c’est l’acte qui fait apparaître la forme géométrique : l’acte divise, il permet la saisie d’objets scientifiques appartenant en puissance aux substances sensibles. Syrianus a donc raison d’affirmer que pour une position épistémologique comme celle d’Aristote, que l’on peut nommer abstractionnisme, l’actualité de la forme géométrique est postérieure dans l’ordre de la génération162 à la potentialité de cette même forme. En effet, avant qu’il n’y ait science en acte, la forme géométrique n’existe qu’en puissance. En apparence, Aristote s’oppose donc au principe suivant lequel ce qui est en acte n’est porté à la perfection et à l’actualité que par ce qui en acte. En effet, son modèle fait l’économie des formes géométriques séparées et antérieures qui orienterait le géomètre vers la saisie ou la définition d’une forme qui, avant l’exercice de la science, n’est que potentielle et indéterminée. Sans ces formes, il lui faut poser l’existence d’un autre principe en acte, à savoir l’intellect, dont la nature, humaine ou divine, est sujet de controverse dans l’interprétation du corpus aristotélicien, notamment du chapitre III, 5 du De anima. S’il est vrai que, chez Aristote, la forme en acte n’est pas antérieure à la forme en puissance, on ne peut dire de même de l’intellect, du nous, qui lui est antérieur sur le plan ontologique à tout objet de connaissance issu du monde, une antériorité qu’il partage avec les formes substantielles de l’âme dans la tradition platonicienne. Bien que cela ne soit pas explicite aux chapitres 1-3 du livre M, c’est bien l’intellect qui constitue cet acte permettant d’actualiser ce qui est en puissance dans les sensibles. Pourquoi alors Syrianus ne prend-il pas sérieusement en considération le fondement noétique de la théorie aristotélicienne de l’abstraction ? Peut-être juge-t-il que l’intellect seul, sans postuler des êtres intermédiaires substantiels, n’est pas en mesure de produire des concepts exacts, parfaits et nécessaires. Peut-être croit-il que l’intellect, s’il ne dispose pas déjà de modèles en acte – à savoir les 162 82 Aristote, Métaphysique, Θ, 9, 1051a30. Idées et les logoi dans le modèle projectionniste – n’aura aucune raison d’abstraire telle forme plutôt qu’une autre de l’indétermination universelle, qu’on pourrait considérer, à la suite de Mueller, comme une pure extension. Avec Syrianus, le pari de l’harmonisation des doctrines platonicienne et aristotélicienne, l’un des principaux principes du néoplatonisme, décliné de multiples manières selon la diversité des approches exégétiques, ne semble donc pas avoir été complètement assumé. Syrianus, pour des raisons qui ne sont pas rendues explicites, ne semble pas avoir voulu engager le débat autour de la noétique aristotélicienne, là où une possible conciliation des modèles abstractionniste et projectionniste aurait pu être envisagée. Il restera à voir si Proclus, parmi les autres philosophes et commentateurs néoplatoniciens de l’Antiquité tardive, a cherché à concilier ces deux modèles, dans un contexte exégétique moins polémique, en repensant les concepts d’acte et de puissance en lien avec la noétique platonicienne et aristotélicienne163. 163 Nous trouverons des pistes de réponse à cette question dans notre étude sur les triades procliennes, dont la triade substance – puissance – activité, dans la première partie de la SECTION III. 83 DEUXIÈME SECTION : L’INTELLECTION DE L’INTELLECT PARTICULIER, LA NATURE DE L’ÂME HUMAINE ET LA NOTION D’INTUITION INTELLECTUELLE 1. L’intellect particulier dans la noétique néoplatonicienne 1.1 La notion d’intellect particulier chez Proclus 1.1.1 Un problème philosophique et exégétique Pour des raisons philosophiques, mais aussi exégétiques, qui reposent sur des spéculations internes à la tradition platonico-aristotélicienne, Proclus fait de l’intellect particulier (merikos nous) la cause de la connaissance intellective propre à l’homme. Dans son Commentaire sur le Timée, il montre que l’intellection accompagnée de raison (noêsis meta logou, Timée, 28a), syntagme par lequel Platon définit notre mode d’appréhension de l’Être, est causée par l’intellection (noêsis) d’une réalité séparée de l’âme, l’intellect particulier, qui illumine et mène à sa perfection la raison humaine (logos). L’objet de la présente section est, d’une part, d’appréhender la nature de cet intellect dans son rapport aux principes métaphysiques dont il dépend et, d’autre part, de définir son rôle dans l’activation de la puissance intellective de l’âme. Pour Proclus, la vérité se révèle à l’occasion d’une exégèse systématique de textes faisant autorité, dans un dialogue avec ses commentateurs les plus autorisés. Sa doctrine de l’intellect particulier doit être comprise à la lumière des thèses de ses prédécesseurs, selon les contraintes d’une interprétation concordiste des dialogues de Platon. L’étude de la tradition platonicienne antérieure à Proclus permet de retrouver la source doctrinale de la notion d’intellect particulier dans les Ennéades de Plotin, dans les développements consacrés aux rapports entre le tout et les parties au sein de l’Intellect, et sa source lexicale dans la Sentence 22 de Porphyre, où apparaît expressis verbis le syntagme merikos nous. Bien qu’elles établissent les fondements méréologiques de la doctrine proclienne, ces sources n’offrent qu’un faible éclairage sur la nature de l’intellect particulier et ne justifient en rien son rang dans la procession des réalités intelligibles. Nous ne saurions nier l’influence déterminante de la pensée de Jamblique, et de ses successeurs au sein du mouvement néoplatonicien, sur la 85 noétique de Proclus, mais faute de sources pertinentes, c’est par la seule exégèse du corpus proclien que nous chercherons à comprendre la place attribuée à cet intellect dans l’ordre des principes et à en définir la nature164. Par souci de clarté dans le traitement d’une notion sur laquelle nous ne pourrons apporter qu’un éclairage partiel, nous ferons correspondre chacune des sections de cette étude à l’une des questions suivantes : quelle est l’origine de la notion d’intellect particulier ? quelle place occupe-t-il dans la procession des réalités ? comment l’âme humaine lui est-elle reliée ? comment Proclus définit-il l’activité de cet intellect ? comment celui-ci active-t-il la puissance intellective de l’âme humaine ? et quelle est la contribution de l’exégèse du Phèdre à cette doctrine ? 1.1.2 Analyse de l’acception dans le Commentaire sur le Timée Avant d’introduire la notion d’intellect particulier, rappelons son contexte d’apparition. Dans son Commentaire sur le Timée, au fil de son analyse du passage où apparaît le syntagme noêsis meta logou, Proclus s’interroge sur la nature de cette intellection par laquelle Timée affirme que l’âme humaine peut appréhender l’Être. Fidèle à l’approche « scolastique » qui caractérise l’ensemble de son Commentaire, il y définit six acceptions du terme noêsis, parmi lesquelles il identifiera, après avoir écarté les cinq autres, la seule qui puisse convenir au contexte du passage analysé : i) l’intellection intelligible, ii) l’intellection qui lie l’Intellect à l’Intelligible, iii) l’intellection de l’Intellect divin, iv) l’intellection des intellects particuliers, v) l’intellection de l’âme raisonnable, vi) l’intellection de l’imagination. Puisque les trois premières acceptions transcendent les modes de connaissance de l’âme humaine, celles-ci ne peuvent désigner un acte de cognition propre à l’homme. L’intellection de l’âme raisonnable doit à son tour être rejetée, car elle connaît son objet dans le temps, alors que l’Être est éternel et doit être saisi d’un seul coup par la pensée. Quant à l’imagination, elle ne saurait être retenue : sa connaissance est particulière et s’accompagne d’images, alors que l’Être est universel et sans figure. 164 Faute de sources explicites au sujet de la doctrine de l’intellect particulier chez Jamblique ou Syrianus, il faut juger à partir du seul corpus proclien la part qui leur revient dans le développement de la noétique néoplatonicienne. Les Éléments de théologie offrent à ce sujet l’exposé le plus explicite et le plus systématique concernant la structure du monde intelligible selon Proclus. 86 Ainsi, seule l’intellection de l’intellect particulier peut expliquer le mode de connaissance de l’Être défini par l’expression noêsis meta logou : En effet l’Intellect particulier est établi immédiatement au-dessus de notre essence, il l’élève et la perfectionne, lui vers lequel nous nous tournons quand nous nous sommes purifiés par la philosophie et que nous avons lié notre faculté intellective à son intellection à lui. Maintenant, quel est cet Intellect particulier, et qu’il n’est pas distributivement un pour chaque âme individuelle165, ni n’est participé par les âmes individuelles directement, mais par l’intermédiaire des âmes angéliques et démoniques, qui agissent continuellement selon cet Intellect166, et en vertu desquelles les âmes individuelles participent aussi, quelquefois, à la Lumière intellective, on l’a expliqué en détail plus longuement ailleurs167. Cet extrait pose plusieurs difficultés au commentateur, au premier rang desquelles vient l’absence, dans l’état actuel du corpus proclien, de cette explication détaillée à laquelle Proclus renvoie ici168. La suite du commentaire comblera en partie cette lacune en nous décrivant la raison humaine dans son rapport aux réalités intellectuelles auxquelles elle participe et qui lui permettent de s’élever momentanément au-delà de sa propre nature : Le quatrième rang revient à l’intellection des Intellects particuliers, puisque chacun d’eux possède et un certain intelligible qui de toute façon fait paire avec lui et une intellection, ou plutôt chacun d’eux possède toutes choses partiellement, intellect, intellection, intelligible, grâce auxquels chacun de ces Intellects lui aussi non seulement est lié aux Touts, mais encore intellige tout le Monde intelligible169. 165 On peut identifier ici une critique de la doctrine plotinienne qui associerait à chaque âme particulière un intellect individuel. 166 Cf. Proclus, Éléments de théologie, prop. 184. 167 Proclus, In Timaeum, I, 245, 13-22 (trad. A. J. Festugière) : « ὁ γὰρ μερικὸς νοῦς προσεχῶς ὑπερίδρυται τῆς ἡμετέρας οὐσίας, ἀνάγων αὐτὴν καὶ τελειῶν, πρὸς ὃν ἐπιστρεφόμεθα καθηράμενοι διὰ φιλοσοφίας καὶ τὴν ἑαυτῶν νοερὰν δύναμιν τῇ ἐκείνου νοήσει συνάψαντες. τίς δὲ ὁ μερικὸς νοῦς ἐστιν οὗτος, καὶ ὡς οὐχ εἷς ἐστι κατὰ μίαν ψυχὴν μερικήν, οὐδὲ αὐτόθεν ὑπὸ τῶν μερικῶν μετέχεται ψυχῶν, ἀλλὰ διὰ τῶν ἀγγελικῶν καὶ δαιμονίων ψυχῶν τῶν ἀεὶ κατ’ αὐτὸν ἐνεργουσῶν, δι’ ἃς καὶ αἱ μερικαὶ ψυχαί ποτε μετέχουσι τοῦ νοεροῦ φωτός, διήρθρωται διὰ πλειόνων ἐ ν ἄ λ λ ο ι ς . » 168 Les nombreuses références au mythe du Phèdre que l’on retrouve dans cette section du commentaire nous amènent à émettre l’hypothèse que Proclus renvoie à son exégèse, aujourd’hui perdue, de la Palinodie de Socrate. 169 Proclus, In Timaeum, I, 244, 11-16 (trad. A. J. Festugière) : « τετάρτην δὲ ἔχει τάξιν ἡ τῶν μερικῶν νόων νόησις, ἐπεὶ καὶ τούτων ἕκαστος ἔχει καὶ νοητόν τι πάντως ἑαυτῷ συζυγοῦν καὶ νόησιν, μᾶλλον δὲ ἕκαστος πάντα ἔχει μερικῶς, νοῦν, νόησιν, νοητόν, δι’ ὧν καὶ συνάπτεται τοῖς ὅλοις καὶ τὸν ὅλον νοητὸν κόσμον νοεῖ καὶ τούτων ἕκαστος. » 87 1.2 L’intellect séparé dans la tradition antérieure à Proclus 1.2.1 L’intellect chez Platon, Aristote et Alexandre d’Aphrodise Peut-on trouver les prémices d’une doctrine de l’intellect particulier dans la philosophie de Platon ? Trouvons-nous une doctrine noétique formulée et défendue par Platon, abstraction faite du mythe de la création du Monde dans le Timée, où l’on peut voir dans le Démiurge une figure de l’Intellect ? En prenant une distance par rapport à l’interprétation néoplatonicienne des Dialogues, il est difficile, voire impossible, de répondre positivement à ces questions. L’Analogie de la Ligne, dans la République, offre des développements majeurs sur une forme de connaissance intellective qui dépasse la connaissance scientifique de mode mathématique, mais Platon ne parle pas des conditions de possibilités de l’intellection ellemême. Il semble y avoir des références à l’existence d’un intellect séparé dans le Phèdre, un intellect qui ne serait pas limité à une faculté de l’âme humaine, bien que Proclus y reconnaisse les points de départ de sa propre doctrine. On pourrait y voir une influence de la doctrine d’Anaxagore, qui est explicitement cité comme modèle pour la formation du philosophe dans le même dialogue170. Même dans le Phédon171, où Platon discute explicitement des thèses d’Anaxagore, que l’on pourra voir comme le premier penseur de l’Intellect dans la tradition grecque, l’idée d’un intellect séparé qui serait la cause de la connaissance humaine n’est pas développée et ne sert pas. À la suite de Platon, c’est aussi vers Anaxagore que se tournera Aristote quand viendra le temps de réfléchir sur la nature de l’intellect comme principe de la pensée humaine. Aristote, tout comme Platon avant lui, est critique envers l’Intellect posé comme raison suffisante dans la doctrine d’Anaxagore, à laquelle il reproche son manque de puissance explicative. Les célèbres pages du livre III, chapitres 4 et 5 du traité De l’âme (auxquelles nous avons déjà fait référence) sont construites à partir d’une exégèse de la noétique d’Anaxagore qui, malgré les critiques qu’on pourrait lui adresser, constitue le principal fondement de la doctrine élaborée par Aristote pour expliquer la connaissance humaine. 170 171 88 Platon, Phèdre, 269e-270a. Platon, Phédon, 97b-99c. Mais la tradition platonico-aristotélicienne n’a pas abandonné la tentative d’expliquer l’intelligibilité du monde à partir d’un principe intellectif séparé de l’âme humaine. L’expression « intellect en acte » qui apparaît dans le De anima d’Alexandre d’Aphrodise est reprise par Proclus lui-même : Par conséquent l’intellect qui pense un tel objet est lui aussi incorruptible […], mais l’intellect qui devient identique en acte à son objet quand il le pense […], c’est-à-dire que l’intellect en acte devient cet intellect qui vient en nous du dehors et qui est incorruptible. […] Tel est donc l’intellect que l’on considère incorruptible – car il existe en nous un intellect séparé et incorruptible, qu’Aristote appelle également un intellect « qui vient du dehors », c’est-à-dire un intellect qui vient en nous de l’extérieur –, et il ne s’agit pas de la puissance de l’âme qui se trouve en nous, ni de la disposition selon laquelle l’intellect en puissance pense les autres formes et cet intellect. Mais il est faux que la pensée, en tant que pensée, soit incorruptible en raison de l’objet alors pensé. C’est pourquoi ceux qui se préoccupent d’avoir en eux-mêmes quelque chose de divin devront veiller à pouvoir penser quelque chose qui est aussi de cette nature172. Ce long passage, dont nous avons tronqué quelques clauses explicatives, est d’une importance capitale pour définir les rapports entre la puissance intellective de l’âme humaine et un intellect qui en est séparé. Sans définir son influence possible sur les penseurs ultérieurs, tels que Plotin, qui fut un lecteur d’Alexandre. L’exégèse grecque du traité De l’âme, qui fait de l’intellect en acte la cause de l’intellection humaine, a certes été marquante dans l’histoire de la noétique : elle influencera, directement ou indirectement, les doctrines ultérieures – notamment médiévales – au sujet de l’intellect et de son activité. 172 Alexandre d’Aphrodise, De l’âme, 90, 12-91, 6 (trad. M. Bergeron et R. Dufour). Nous reproduisons le texte grec en entier, pour donner le contexte complet de l’extrait traduit en français (90, 11-91, 6). Les parenthèses et autres signes de ponctuation, que nous conservons de l’édition du texte grec, ne présupposent pas notre interprétation du texte, ni celle des traducteurs que nous citons : « ἐν οἷς δὲ τὸ νοούμενον κατὰ τὴν αὑτοῦ φύσιν ἐστὶ τοιοῦτον, οἷον νοεῖται (ἔστι δὲ τοιοῦτον ὂν καὶ ἄφθαρτον), ἐν τούτοις καὶ χωρισθὲν τοῦ νοεῖσθαι ἄφθαρτον μένει, καὶ ὁ νοῦς ἄρα ὁ τοῦτο νοήσας ἄφθαρτός ἐστιν, οὐχ ὁ ὑποκείμενός τε καὶ ὑλικός (ἐκεῖνος μὲν γὰρ σὺν τῇ ψυχῇ, ἧς ἐστι δύναμις, φθειρομένῃ φθείρεται, ᾧ φθειρομένῳ συμφθείροιτο ἂν καὶ ἡ ἕξις τε καὶ ἡ δύναμις καὶ τελειότης αὐτοῦ), ἀλλ’ ὁ ἐνεργείᾳ τούτῳ, ὅτε ἐνόει αὐτό, ὁ αὐτὸς γινόμενος (τῷ γὰρ ὁμοιοῦσθαι τῶν νοουμένων ἑκάστῳ, ὅτε νοεῖται, ὁποῖον ἂν ᾖ τὸ νοούμενον, τοιοῦτος καὶ αὐτὸς ὅτε αὐτὸ νοεῖ γίνεται), καὶ ἔστιν οὗτος ὁ νοῦς ὁ θύραθέν τε ἐν ἡμῖν γινόμενος καὶ ἄφθαρτος. θύραθεν μὲν γὰρ καὶ τὰ ἄλλα νοήματα, ἀλλ’ οὐ νοῦς ὄντα, ἀλλ’ ἐν τῷ νοεῖσθαι γενόμενα νοῦς. οὗτος δὲ καὶ ὡς νοῦς θύραθεν. μόνον γὰρ τοῦτο τῶν νοουμένων νοῦς καθ’ αὑτό τε καὶ χωρὶς τοῦ νοεῖσθαι. ἄφθαρτος δέ, ὅτι ἡ φύσις αὐτοῦ τοιαύτη. ὁ οὖν νοούμενος ἄφθαρτος ἐν ἡμῖν νοῦς οὗτός ἐστιν [ὅτι χωριστός τε ἐν ἡμῖν καὶ ἄφθαρτος νοῦς, ὃν καὶ θύραθεν Ἀριστοτέλης λέγει, νοῦς ὁ ἔξωθεν γινόμενος ἐν ἡμῖν], ἀλλ’ οὐχ ἡ δύναμις τῆς ἐν ἡμῖν ψυχῆς, οὐδὲ ἡ ἕξις, καθ’ ἣν ἕξιν ὁ δυνάμει νοῦς τά τε ἄλλα καὶ τοῦτον νοεῖ. ἀλλ’ οὐδὲ τὸ νόημα ὡς νόημα ἄφθαρτον διὰ τὸ νοούμενον τότε. διὸ οἷς μέλει τοῦ ἔχειν τι θεῖον ἐν αὑτοῖς, τούτοις προνοητέον τοῦ δύνασθαι νοεῖν τι καὶ τοιοῦτον. » 89 1.2.2 L’intellect particulier chez Plotin Les chapitres 18 à 21 du second traité de Plotin Sur les genres de l’Être (VI, 2 [43]) peuvent être considérés comme l’une des principales sources de la doctrine proclienne de l’intellect particulier et, plus généralement, de la méréologie néoplatonicienne173. Au cours d’un long exposé visant à réduire une série de notions ontologiques aux cinq grands genres (megista genê) du Sophiste (l’Être, le Mouvement, le Repos, le Même et l’Autre), Plotin s’arrête à l’intellect, dont il expose la nature à la fois une et multiple. Au chapitre 18, il énonce « que l’intellect est un être pensant et composé à partir de toutes choses, sans être un genre en particulier, et que l’Intellect véritable est l’être accompagné par tous les genres et, dès lors, la totalité des êtres, l’être en lui-même, pris en tant que genre, n’étant qu’un élément de celui-ci174. » Pour empêcher que l’intellect, en tant que genre, ne disparaisse dans les espèces dont il est prédiqué175, Plotin introduit une distinction, qu’il explicitera et justifiera au chapitre 20, entre un Intellect universel, qui est toutes choses, et un intellect particulier, qui est composé de toutes choses. C’est ainsi qu’il pourra apporter une solution à la difficulté qui lui apparaît d’emblée : « Puisque nous avons dit que ce qui est composé de tous les êtres est tout intellect, et posé que l’être ou la substance, qui est avant toutes choses prises en tant qu’espèces ou parties, était un intellect, nous affirmons dès lors que cet intellect est postérieur176. » Confronté à cette aporie qui réduit l’Intellect véritable, au même titre que tout autre intellect, à une réalité spécifique (et donc postérieure aux genres de l’Être), Plotin introduit deux notions aristotéliciennes, l’en acte et l’en puissance177, afin d’exposer le rapport de tout à parties et, du coup, de genre à espèces, entre l’Intellect universel et les intellects particuliers : « Et tous ces intellects sont en puissance en lui, qui existe par soi et qui est en acte toutes choses simultanément, mais en puissance chacune d’elles séparément, alors qu’eux sont en acte ce qu’ils sont, mais en puissance, le Tout178. » Ainsi, la postériorité 173 Nous pouvons compter ce traité au nombre des sources probables des notions méréologiques exposées aux propositions 67, 68 et 69 des Éléments de théologie. 174 Plotin, Traité VI, 2 [43], 18, 11-15 (trad. É. Bréhier). 175 Ibid., 19, 13-14 (trad. É. Bréhier). 176 Ibid., 19, 18-21 (trad. É. Bréhier). 177 Plotin emploie également la forme dunamis pour désigner la puissance active de l’Intellect. Cf. Traité VI, 2 [43], 20, lignes 5, 14 et 26. 178 Ibid., 20, 20-22. 90 ontologique qui caractérise ses espèces ne pourra être prédiquée de l’Intellect, puisque sa totalité est le principe, et non le produit, des parties qui le composent et dont il est la puissance (dunamis). Cet extrait montre que la notion d’intellect particulier est déjà conceptualisée par Plotin à l’occasion de l’exégèse du Sophiste. Il nous reste maintenant à établir ce qu’est en soi, indépendamment de sa relation méréologique à l’Intellect total, un intellect particulier. Lorsqu’il emploie les expressions ekastos nous ou tis nous, Plotin renvoie-t-il aux seules formes individuelles dont dépendent les âmes humaines179, ou a-t-il en tête, plus généralement, toute forme au sein de l’Intellect total ? Bien que la première option soit plausible, la partie supérieure de l’âme étant parfois définie comme une idée 180 ou un intellect181, elle s’adapte mal au contexte de l’argument. Rappelons que les préoccupations de Plotin au Traité VI, 2 [43] sont avant tout ontologiques, elles concernent les relations entre les genres et espèces de l’Être, la question des rapports entre l’âme et les Formes n’y étant discutée qu’indirectement. Comme une remarque antérieure du même traité le laissait déjà entendre, l’intellect particulier se confond avec une idée spécifique, ou pour mieux le dire, il est l’aspect dynamique de cette idée : « L’idée au repos est la limite de l’intellect, l’intellect est le mouvement de l’idée182. » S’il existe au sein de l’Intellect des formes individuelles dont dépendent les âmes particulières, comme Plotin le laisse entendre, elles ne représentent qu’une espèce parmi d’autres intellects particuliers. 179 Plotin, Traité IV, 8 [6], 8, 16. Plotin, Traité V, 7 [18], 1, 1-2. 181 Ce que soutient C. d’Ancona, qui semble faire des intellects particuliers des réalités relatives aux âmes. En IV, 3 [27], 5, 9-11, Plotin énonce que « les âmes sont en ordre dépendantes de chaque intellect particulier et sont les expressions des intellects », et en IV, 3 [27], 6, 15-17, que « l’Âme du tout regarde en direction de l’Intellect total, alors que les âmes regardent en direction de leurs propres intellects particuliers. » C. d’Ancona, « Les Sentences de Porphyre. Entre les Ennéades de Plotin et les Éléments de théologie de Proclus », dans Porphyre, Sentences, t. 1, travaux édités sous la responsabilité de L. Brisson, Paris, Vrin, p. 139-274. 182 Plotin, Traité VI, 2 [43], 8, 22-24 (notre traduction). En VI, 7 [38], 17, 27-28, les intellects particuliers (hoi ekastoi noi) sont conçus par Plotin comme des formes internes à la Forme universelle qu’est l’Intellect. Comme le fera plus tard Proclus (Éléments de théologie, prop. 176), Plotin prend pour paradigme la relation entre la science et ses parties (théorèmes), pour illustrer les rapports entre le tout et les parties au sein de l’Intellect. Plus précisément, Proclus montrera que les Formes se compénètrent tout en restant essentiellement distinctes les unes des autres, comme les divers théorèmes d’une même science à l’intérieur de l’âme. Cf. Traité V, 9 [5], 8, 4-6, où Plotin confirme que chaque forme est un intellect particulier (ekaston de eidos nous ekastos). 180 91 1.2.3 L’intellect particulier chez Porphyre La Sentence 22 de Porphyre ne fait, à notre avis, que reprendre, sous une forme plus concise, les thèses méréologiques établies par Plotin dans le Traité VI, 2 [43] : L’essence intellective est homéomère, de sorte que les êtres sont aussi bien dans l’intellect particulier que dans l’intellect total; mais dans l’intellect universel même les êtres particuliers sont sous un mode universel, tandis que dans l’intellect particulier même les universels sont sous un mode particulier183. Cristina d’Ancona, dans une étude intitulée « Les Sentences de Porphyre. Entre les Ennéades de Plotin et les Éléments de théologie de Proclus »184, laisse entendre que cette sentence opère la synthèse d’éléments doctrinaux et lexicaux dispersés dans l’œuvre de Plotin. Plus simplement, on peut émettre l’hypothèse, sur la base des extraits précédemment commentés, que les chapitres 18 à 20 du Traité VI, 2 [43] peuvent fournir à eux seuls l’essentiel des notions méréologiques et noétiques rassemblées à la Sentence 22185. C’est ce que confirme cet autre passage, que semble calquer la deuxième partie de la sentence porphyrienne : « Il [l’Intellect] est leur [intellects particuliers] puissance et les contient sous un mode universel, alors qu’ils contiennent en eux-mêmes l’Intellect universel sous un mode particulier186. » Bien que la Sentence 22 doive être retenue comme source intermédiaire de la doctrine proclienne de l’intellect particulier, elle ne peut rendre compte à elle seule des démonstrations sur lesquelles reposent les propositions 170, 176, 177, 178 et 180 des 183 Porphyre, Sentence 22 (trad. coll. sous la direction de L. Brisson). C. d’Ancona, art. cit. 185 Aucun des passages cités par C. d’Ancona ne semble apporter une contribution supplémentaire à notre compréhension de la Sentence de Porphyre. Cf. p. 218-219. Le passage (a), V, 3 [49], 5, 3-5, où apparaît le terme homoiomerês, est pris dans un contexte doctrinal différent et ne peut constituer, comme d’ailleurs le reconnaît C. d’Ancona, qu’une source lexicale indirecte de la Sentence 22; le passage (i), I, 1 [53], 8, 1-8, concerne l’âme humaine et sa relation à l’Intellect, alors que la Sentence de Porphyre ne traite que de la seule substance intelligible (noera ousia); les passages (ii), V, 9 [5], 5, 4-16, et (iii), V, 9 [5], 8, 2-7, exposent des lieux communs de la noétique plotinienne parfaitement intégrés à l’exposé de VI, 2 [43], 18-20; le passage (iv), V, 9 [5], 8, 21-22, où C. d’Ancona voit dans le syntagme ho merizon nous, entendu comme activité de l’âme humaine, une source lexicale possible de l’expression merikos nous, impose une interprétation anthropologique (et épistémologique), donc réductrice, de la Sentence 22; le passage (v), VI, 7 [38], 17, 2732, distingue l’Intellect universel des intellects particuliers, distinction qui sera pleinement justifiée en VI, 2 [43], 20. 186 Plotin, Traité VI, 2 [43], 20, 14-15 (notre traduction) : « δύναμιν δὲ αὐτῶν εἶναι καὶ ἔχειν ἐν τῷ καθόλου ἐκείνους, ἐκείνους τε αὖ ἐν αὐτοῖς ἐν μέρει οὖσιν ἔχειν τὸν καθόλου. » 184 92 Éléments de théologie, qui se fondent essentiellement, d’après l’analyse que nous en avons menée, sur les spéculations du Traité VI, 2 [43]187. Certes, la noétique de Proclus ne saurait être réduite à celle de Plotin, les néoplatoniciens à partir de Jamblique ayant fait éclater le cadre jugé trop étroit de la seconde hypostase plotinienne; toutefois, malgré l’influence déterminante des spéculations post-plotiniennes sur la noétique proclienne, les principes méréologiques de celle-ci reposent ultimement sur les solutions apportées par Plotin aux problèmes de la participation dans le Sophiste et le Parménide. 1.3 De l’intellect imparticipé aux intellects particuliers 1.3.1 L’intellect particulier dans les Éléments de théologie Afin de saisir la fonction épistémologique attribuée aux intellects particuliers, nous devons d’abord identifier le rang qui leur est réservé dans la hiérarchie des êtres. Proclus distingue au moins trois genres d’intellects : d’abord, l’Intellect divin, non participé et universel, qu’il appelle aussi la monade de l’ordre intellectif; puis, les intellects divins, participés et particuliers; et finalement, les intellects non divins, ou seulement intellectifs (noeros monon), participés et particuliers. Il s’agit du schéma présenté aux propositions 166 et 181 des Éléments de théologie. Cette division tripartite, qui revient fréquemment dans l’œuvre de Proclus, doit être précédée, dans l’ordre de l’ouvrage, par une seconde division, dichotomique cette fois, aux propositions 63 et 64. À la proposition 63, Proclus écrit que « Tout terme imparticipé produit deux ordres de termes participés, l’un en ce qui en participe de manière intermittente, l’autre en ce qui en participe perpétuellement en raison de sa nature. » Il poursuit, à la proposition 64, en énonçant que « Toute monade principielle produit deux séries, une série de substances complètes en soi et une série d’illuminations qui acquièrent leur existence dans ce qui leur est différent. » Une question se pose d’emblée : est-il possible de concilier la division tripartite des propositions 166 et 181 avec la division dichotomique des propositions 63 et 64 ? Bien que Proclus n’harmonise jamais explicitement ces deux manières de diviser le 187 Le style concis des Sentences a certes dû influencer Proclus dans la rédaction des propositions de ses Éléments de théologie; cependant, les démonstrations sur lesquelles reposent ces propositions reprennent fréquemment un argumentaire plotinien, ce qui est d’ailleurs le cas pour notre Sentence. Nous savons par ailleurs que Proclus fut un lecteur attentif des Ennéades, puisqu’il rédigea, selon le témoignage de Psellus, un commentaire sur Plotin (L. G. Westerink, Exzepte aus Proklos’s Enneaden-Kommentar bei Psellos, dans Byz. Zeitschift, 52 (1959), p. 1-10, cité dans Théologie platonicienne, I, p. LVII) 93 plan intellectif, rien ne nous empêche d’effectuer une telle harmonisation afin de cerner les conséquences logiques de la noétique proclienne. Reprenons d’abord les propositions 63 et 64 afin de déterminer la place que devraient y occuper les intellects particuliers. Dans l’application de la proposition 63, fautil rapporter les intellects particuliers à l’ordre des termes participés de manière intermittente ou à celui des termes perpétuellement participés ? D’après la proposition 184, qui présente une tripartition des âmes, les intellects particuliers semblent pouvoir appartenir aux deux ordres, au premier, dans la mesure où ils ne sont que ponctuellement participés par les âmes particulières, à savoir les âmes humaines, mais aussi au second, puisqu’ils sont perpétuellement participés par les âmes angéliques et démoniques. Le même problème se pose en rapport à la proposition 64. On peut considérer les intellects particuliers comme des substances complètes en soi dans la mesure où ils sont participés directement et perpétuellement par les âmes angéliques et démoniques, tout en reconnaissant que des illuminations intellectuelles s’en dégagent et mènent à leur perfection les âmes particulières, qui participent ainsi de manière indirecte et intermittente à ces mêmes intellects. Sans vouloir « sursystématiser » la métaphysique proclienne, il nous semble que la logique interne aux propositions des Éléments de théologie nous mène à ces conclusions. 1.3.2 L’intellect particulier dans le Commentaire sur le Premier Alcibiade D’autres extraits de l’œuvre de Proclus permettent de corroborer cette reconstruction de la procession des réalités intellectives. Par exemple, dans le Commentaire sur le Premier Alcibiade, nous trouvons à nouveau une division tripartite, qui inclut cette fois les illuminations intellectuelles, mais semble ignorer la distinction entre les intellects divins et participés et les intellects non divins et participés : Et, de fait, dans le cas de l’intellect, autre est l’intellect imparticipé, qui transcende la totalité des espèces particulières, autre le participé, auquel participent même les âmes des dieux parce qu’il leur est supérieur, autre, enfin, celui qui, à partir de celui-là, vient dans les âmes et constitue la perfection des âmes elles-mêmes188. 188 Proclus, In Alcibiadem I, 65, 16-19 (p. 53-54) (trad. A.-Ph. Segonds) : « καὶ γὰρ ὁ νοῦς ἄλλος μὲν ὁ ἀμέθεκτος, ἐξῃρημένος ἀφ’ ὅλων τῶν μερικῶν γενῶν, ἄλλος δὲ ὁ μεθεκτός, οὗ καὶ αἱ ψυχαὶ τῶν θεῶν 94 Par le rapprochement des propositions 63, 64, 166, 181 des Éléments de théologie et de cet extrait du Commentaire sur le Premier Alcibiade, nous pouvons conclure que Proclus envisage, au plus, quatre différents genres d’intellects, les trois premiers portant le titre de substances complètes en soi (prop. 64), le dernier se constituant d’illuminations qui requièrent la rencontre d’un substrat de rang ontologique inférieur pour exister. Le Commentaire sur le Timée confirmera que ce substrat est l’âme, ou plus précisément, la puissance rationnelle de l’âme humaine. 1.3.3. Le pilote de l’âme dans le Phèdre et l’intellect particulier L’exégèse du mythe de l’attelage ailé que l’on retrouve dans le Phèdre donne lieu à l’exposition de divers aspects de la noétique néoplatonicienne, au sujet notamment de l’intellect particulier. Dans son Commentaire sur le Phèdre, basé sur l’enseignement de son maître Syrianus, Hermias rapporte l’interprétation proposée par Jamblique de l’expression « pilote de l’âme », kubernêtês tês psuchês, en 247c189. Pour Jamblique, le kubernêtês désigne « l’un de l’âme », to hen tês psuchês, et doit être distingué de l’hêniochos, le cocher, qui pour lui représente l’intellect de l’âme, ho nous tês psuchês. Par l’un en elle, l’âme humaine peut s’unir aux dieux et atteindre un état de contemplation unitive de l’intelligible, un acte que Jamblique considère supérieur à la simple intellection humaine, qui saisit son objet dans une relation d’altérité, kath’heterota epiballei toutô tô noêtô, écrit Hermias. Proclus souscrit-il à cette interprétation du passage central du mythe de l’attelage ailé ? Nous n’avons trouvé aucune confirmation textuelle à ce propos, mais l’hypothèse demeure plausible, aucune raison apparente ne pouvant motiver un réel désaccord avec la distinction posée par Jamblique. Cependant, pour Proclus, le pilote ne représente pas l’un de l’âme, mais l’intellect particulier, c’est du moins ce qu’on peut comprendre à la lecture de son Commentaire sur le Timée : « Et de même que, dans le Phèdre, il a appelé l’intellect "pilote de l’âme" et a dit que seul l’intellect intellige l’Être190. » L’extrait se poursuit par le passage cité dans la section précédente de notre étude au sujet de la rencontre entre μετέχουσι κρείττονος ὄντος, ἄλλος δὲ ὁ ἀπὸ τούτου ταῖς ψυχαῖς ἐγγινόμενος, ὃς δὴ καὶ ἔστιν αὐτῶν τῶν ψυχῶν τελειότης. » 189 Hermias, In Phaedrum, 150, 23-151, 3. 190 Proclus, In Timaeum, I, 245, 25-28 (trad. A. J. Festugière). 95 l’intellect particulier et l’âme rationnelle. Tout porte à croire que Proclus y identifie le pilote de l’âme, en tout ou en partie, à l’intellect particulier. Cette hypothèse se voit d’ailleurs confirmée par cet extrait du livre IV de la Théologie platonicienne, nettement plus catégorique : Platon dit que la classe de la science véritable est installée autour de cet être. En effet, ces deux réalités s’élèvent jusqu’à la contemplation de cet être : l’intellect qui est le pilote de l’âme (il s’agit de l’intellect particulier qui est installé au-dessus des âmes et qui les élève vers le havre paternel), et la science véritable qui est la perfection de l’âme191. Si le pilote de l’âme représente pour lui l’intellect particulier, quelle notion Proclus pouvait-il concevoir derrière l’image du cocher ? D’après notre étude des facultés de l’âme humaine dans le Commentaire sur le Timée, le cocher désignerait vraisemblablement la raison (logos) de l’âme, et sa tête (kephalê), sa puissance intellective (dunamis noera), guidée par le pilote de l’âme, c’est-à-dire illuminée par l’intellect particulier. Bien entendu, il ne s’agit là que d’une hypothèse que le Commentaire de Proclus sur le Phèdre nous aurait peut-être permis de corroborer. 1.3.4 Remarques conclusives sur l’intellect particulier Nous sommes malheureusement privés d’une bonne partie du corpus proclien, ce qui nous empêche d’avoir une vision d’ensemble des contextes où la notion d’intellect particulier serait apparue. Proclus attribue un rang distinct à cet intellect dans l’ordre des réalités et expose clairement sa fonction épistémologique, toutefois, il n’en définit jamais vraiment la nature. Cet intellect est-il une Forme intellective, ou plutôt un ensemble de Formes, et si oui lesquelles ? Qu’est-ce qui distingue un intellect particulier d’un autre intellect particulier ? Les sources de Proclus, notamment le Traité VI, 2 [43] de Plotin, offrent un certain éclairage sur le rapport de ces intellects dits particuliers à l’Intellect total, mais dans le cadre d’une pensée que fera éclater le néoplatonisme post-plotinien avec la multiplication des divisions dialectiques à l’intérieur du plan intelligible. Comme bon 191 Proclus, Théologie platonicienne, IV, 14, 43, 14-20 (trad. H. D. Saffrey et L. G. Westerink, légèrement modifiée) : « Τὸ τρίτον τοίνυν περὶ αὐτὴν λέγεται τ ὸ τ ῆ ς ἀ λ η θ ο ῦ ς ἐ π ι σ τ ή μ η ς γ έ ν ο ς ἱδρῦσθαι. Δύο γὰρ ταῦτα ἄνεισιν ἐπὶ τὴν ἐκείνης τῆς οὐσίας θεωρίαν, ν ο ῦ ς ὁ κ υ β ε ρ ν ή τ η ς τῆς ψ υ χ ῆ ς (ἔστι δὲ οὗτος ὁ μερικός, ὑπεριδρυμένος μὲν τῶν ψυχῶν, ἀνάγων δὲ αὐτὰς εἰς τὸν ὅρμον τὸν πατρικόν) καὶ ἡ ἀ λ η θ ὴ ς ἐ π ι σ τ ή μ η , ψυχῆς οὖσα τελειότης. » 96 nombre de réalités métaphysiques, l’intellect particulier semble être défini avant tout par ses relations à ses principes intellectifs et aux âmes qu’il illumine. En raison de la continuité de la procession des réalités dans la philosophie de Proclus, il est impossible de pleinement saisir la nature d’un être comme l’intellect particulier sans connaître également celle de ces causes, mais aussi celle de ces effets, dans l’ordre du réel. C’est pourquoi l’étude de l’âme, qu’illumine l’intellect particulier, permettra de mieux définir ce dernier. Notre étude de la psychologie proclienne montrera non seulement la nature du rapport entre les âmes humaines et cet intellect particulier, mais soulignera également le rôle des âmes dites supérieures et, plus particulièrement, des démons dans l’activation de la puissance rationnelle de l’âme humaine par la lumière intellective. 2. Les âmes particulières et les âmes supérieures 2.1 Le problème philosophique de l’intermédiaire : âme non-séparée et âmes supérieures La démonologie proclienne est une doctrine riche et complexe dont les sources philosophiques et religieuses sont multiples et diverses dans la tradition grecque. En raison de nos intérêts présents, qui sont principalement épistémologiques, nous nous limiterons aux développements qui se rapportent essentiellement à la doctrine de l’intellection dans la philosophie de Proclus, en mettant de côté le rôle proprement éthique ou sotériologique des démons et des autres âmes supérieures. Nous ne traiterons pas non plus de la question du démon de Socrate192, que Proclus cherche à identifier, parmi les différentes classes démoniques, dans son Commentaire sur le Premier Alcibiade193. 192 Pour la question du démon de Socrate, nous renvoyons aux travaux de L.-A. Dorion, notamment à l’article suivant, qui s’attaque à plusieurs préjugés tenaces au sujet du sens à attribuer aux termes « démonologiques » dans le corpus platonicien : « Socrate, le daimonion et la divination », dans Les dieux de Platon. Actes du colloque organisé à l'Université de Caen Basse-Normandie les 24, 25 et 26 janvier 2002, édité par J. Laurent, Caen, Presses Universitaires de Caen, 2003, p. 169-192. 193 Pour une étude complète et récente au sujet du démon dans la tradition platonicienne, de Platon aux derniers néoplatoniciens, voir A. Timotin., La démonologie platonicienne. Histoire de la notion de daimôn de Platon aux derniers néoplatoniciens, Leiden/Boston, Brill, 2012. 97 La plupart des néoplatoniciens postérieurs à Plotin ont rejeté la doctrine voulant qu’une partie de l’âme humaine demeure perpétuellement rattachée aux principes intelligibles. À la suite de Jamblique, Proclus critique cette thèse plotinienne à de nombreuses occasions, notamment dans l’ultime proposition (211) des Éléments de théologie, qui présente la thèse centrale de la réfutation proclienne, reprise et développée dans le reste de son corpus : « Toute âme, lorsqu’elle descend dans le devenir, y descend en totalité, et aucune partie d’elle-même ne demeure en haut, alors qu’une autre descendrait194 ». En décidant de rejeter la conception plotinienne de l’âme, en raison des problèmes épistémologiques (et éthiques) qu’elle entraîne, Proclus se voit contraint d’expliquer comment il demeure possible, pour l’homme, d’atteindre une connaissance de l’Être, des réalités intelligibles, ce qui demeure au fondement de l’épistémologie (néo)platonicienne. Proclus refuse d’admettre la possibilité que l’âme humaine puisse jouir d’une perpétuelle intellection de l’Être. S’il en était ainsi, pense-t-il, pourquoi l’âme délaisseraitelle de manière intermittente son activité purement intellectuelle pour penser de manière transitive, en passant d’un être particulier à un autre, en cessant ainsi de saisir, d’un seul coup, la totalité de l’Être, sous un mode certes particulier, mais éternel ? Pour Proclus, la substance de l’âme ne peut être intellectuelle en soi : notre expérience, lorsque nous pensons, montre qu’elle est rationnelle et discursive (c’est l’un des principes qui fondent l’argumentation de la proposition 211 des Éléments de théologie). Bien que l’âme humaine ne puisse en soi profiter d’une perpétuelle intellection du monde intelligible, d’autres entités psychiques le peuvent. D’après ce qu’E. R. Dodds a nommé « la méthode du terme intermédiaire », « the method of the mean term »195, énoncée à la proposition 28 des Éléments de théologie, « Toute cause productrice donne l’existence à des produits semblables à elle-même avant de la donner à ceux qui lui sont dissemblables196 », Proclus a jugé nécessaire d’introduire des entités intermédiaires dans son système afin de conserver une continuité dans la procession des réalités. Par son choix 194 Proclus, Éléments de théologie, prop. 211 (notre traduction). Le reste de la proposition, dont nous ne donnons ici que la thèse, sera traduite en totalité et commentée dans la suite de notre exposé. 195 E. R. Dodds, « Commentary », dans Proclus, The Elements of Theology, p. 216. 196 Proclus, Éléments de théologie, prop. 28 (notre traduction). 98 de rejeter la doctrine plotinienne de l’âme non-descendue, il se trouvait contraint d’introduire un intermédiaire entre la connaissance intuitive des réalités intellectives et la connaissance discursive de l’âme rationnelle. Ce vide fut comblé par l’introduction des âmes angéliques et démoniques auxquelles il attribue une réelle fonction épistémologique. Mutatis mutandis, celles-ci occupent la place de la partie supérieure de l’âme humaine dans la philosophie de Plotin et s’insèrent, en tant que moyen terme, entre la faculté rationnelle de l’homme et les intellects séparés qui actualisent la puissance intellective du logos humain. Aux propositions 183 et 184 des Éléments de théologie, Proclus définit la fonction de ces âmes supérieures, qui ne peuvent être considérées comme divines, mais qui demeurent perpétuellement en contact avec les intellects particuliers. À la proposition 183, il démontre la thèse suivante : « Tout intellect qui est participé, mais qui est seulement intellectif, est participé par des âmes qui sont ni divines, ni sujettes au passage de l’intellection à son absence197. » Il poursuit à la proposition 184 en affirmant : « Toute âme est soit divine, soit sujette au passage de l’intellection à son absence, soit intermédiaire entre celles-ci, toujours intelligeante198, mais inférieure aux âmes divines199. » Ces âmes, qui sont parfois « intelligeante » en acte, parfois au repos, sont bien entendu les âmes particulières, à savoir les nôtres. Il s’agit maintenant de montrer le rapport dynamique entre ces différents niveaux psychiques afin de déterminer pourquoi et comment l’âme humaine dépend des âmes supérieures pour l’activation de sa puissance intellective. 2.2 Les âmes particulières et leur rapport aux âmes divines et supérieures dans le Commentaire sur le Timée Comment les âmes particulières procèdent-elles des âmes supérieures tout en demeurant rattachées à celles-ci ? Un extrait capital du Commentaire sur le Timée (III, 245, 19-246, 28) offre une vue d’ensemble de la doctrine de Proclus au sujet de l’âme humaine et de ses rapports aux entités psychiques et noétiques qui lui sont supérieures. Nous 197 Proclus, Éléments de théologie, prop. 183 (notre traduction). Nous traduisons par « intelligeante » au lieu de par « intelligente », pour faire ressortir la dimension active du verbe « intelliger ». 199 Proclus, Éléments de théologie, prop. 184 (notre traduction). 198 99 découperons, pour mieux le commenter, ce passage, qui cherche à expliquer le façonnement des âmes particulières par le Démiurge (Timée, 41d4-6) : Nous n’accepterons donc pas ceux des Platoniciens plus récents qui déclarent notre âme « de même dignité », ou « de même substance », ou je ne sais quoi qu’ils veuillent dire, que l’âme divine. Qu’ils écoutent en effet Platon, qui parle de « deuxième et troisième degré », qui sépare du Cratère les âmes partielles, et qui les fait produire par le Démiurge selon une « deuxième » pensée, ce qui revient à dire une pensée « plus partielle ». Celui qui parle ainsi reconnaît des différences substantielles entre les âmes, et ne les distingue pas seulement selon leurs activités, comme veut le montrer le divin Plotin200. Bien que les fondements de la critique adressée par Proclus à l’endroit de Plotin (et sans doute aussi Théodore d’Asinée, comme nous le laisse croire la suite de l’extrait) semblent ne reposer que sur l’interprétation d’un discours imagé, le Démiurge y procédant à une seconde création, celle-ci est en réalité tout à fait pertinente, si l’on garde à l’esprit que les images du Timée sont la traduction métaphorique de distinctions dialectiques récurrentes dans les Dialogues. En effet, on retrouve notamment une division analogue des types d’âmes dans le mythe du Phèdre. Toutes les âmes ne sont pas d’une même nature et donc leurs rapports aux principes intelligibles ne peuvent être identiques, n’en déplaise à Plotin. Un dialecticien attentif, tel que Proclus, ne peut donc pas accepter que l’on se réclame de la psychologie platonicienne tout en négligeant de tenir compte des distinctions psychologiques fondamentales qu’opère Platon dans un dialogue aussi important que le Timée (sans parler du Phèdre). La suite du commentaire de Proclus aux lignes 41d4-6 du Timée montre que non seulement la conception plotinienne de l’âme ne se fonde pas sur l’autorité textuelle de Platon, mais aussi qu’elle ne peut se justifier par la seule raison201 : Admettons en effet que, parmi les âmes, les unes aient regard aux intellects totaux, les autres aux partiels, que les unes pensent toujours purement, les autres se détournent parfois de l’être vrai, que les unes ordonnent et organisent toujours l’Univers, les autres n’accompagnent que par intermittences les dieux 200 Proclus, In Timaeum, III, 245, 19-27 (trad. A. J. Festugière) : « οὐκ ἄρα ἀποδεξόμεθα τ ῶ ν ν ε ω τ έ ρ ω ν ὅσοι τὴν ἡμετέραν ψυχὴν ἰ σ ά ξ ι ο ν ἀποφαίνουσι τῆς θείας ἢ ὁ μ ο ο ύ σ ι ο ν ἢ οὐκ οἶδ’ ὅπως βούλονται λέγειν· ἀκουέτωσαν γὰρ τοῦ Πλάτωνος δεύτερα καὶ τρίτα λέγοντος καὶ χωρίζοντος ἀπὸ τοῦ κρατῆρος τὰς μερικὰς ψυχὰς καὶ κατὰ δευτέραν νόησιν, ὃ δὴ ταὐτὸν τῷ μερικωτέραν, ἀπὸ τοῦ δημιουργοῦ παράγοντος αὐτάς· ὁ γὰρ ταῦτα λέγων οὐσιώδεις διαφορὰς τῶν ψυχῶν, ἀλλ’ οὐ κατὰ τὰς ἐνεργείας μόνον ὥσπερ ὁ θεῖος ἐνδείκνυται Πλωτῖνος· » 201 Proclus applique un autre enseignement platonicien. Voir Platon, Phèdre, 270c-d, à propos de l’autorité d’Hippocrate à laquelle il faut joindre le critère de la pure raison pour juger de la vérité de l’opinion discutée. 100 dans leurs rondes célestes, que les unes meuvent et dirigent toujours l’Heimarménè, les autres deviennent parfois sujettes à l’Heimarménè et aux lois fatales, que les unes marchent en tête vers l’Intelligible, les autres aient parfois le sort d’âmes qui suivent, que les unes soient seulement divines, les autres passent à un rang inférieur, tantôt celui-ci tantôt celui-là, d’âme démonique, héroïque, humaine, que les unes aient leurs chevaux tous bons et issus de bons, l’autre des chevaux de caractère mélangé, que les unes aient seulement la vie qui leur a été adjugée par la première démiurgie, les autres aient aussi l’espèce mortelle entretissée à l’immortelle par les dieux récents, que les unes agissent toujours d’après toutes leurs puissances, les autres mettent en avant tantôt telle forme de vie, tantôt telle autre202. Les propos de Proclus au sujet de la nature des âmes particulières sont principalement tirés du mythe de l’attelage ailé dans le Phèdre, autrement désigné comme la Palinodie de Socrate. Ces distinctions, entre la classe des âmes humaines et celles qui leur sont supérieures – que l’on retrouve d’ailleurs dans la dernière section des Éléments de théologie (prop. 184-211) – sont reportées, selon les principes d’une interprétation systématique des Dialogues de Platon, sur le discours de Timée. La rationalité de l’argumentation ici développée resterait à être pleinement actualisée, l’autorité textuelle du Phèdre étant davantage mise de l’avant que les fondements philosophiques de la doctrine exposée, mais Plotin, pour qui ce dialogue est aussi d’une importance capitale comme source de sa psychologie, ne peut que difficilement faire abstraction des distinctions que l’on retrouve non seulement dans le Timée, mais également dans la Palinodie. Cependant, dans la suite de ses propos, Proclus revient à l’autorité du Timée et opère des distinctions au sujet de la rationalité (et l’irrationalité) attribuable aux différentes classes d’âmes. Ici, comme le montreront les Éléments de théologie, c’est non seulement l’autorité de deux des plus importants dialogues « psychologiques » de Platon qui fonde la réfutation de la doctrine plotinienne, c’est également l’expérience des limites de notre puissance rationnelle, qui est essentiellement distincte de la raison parfaite attribuable au divin : 202 Proclus, In Timaeum, 245, 27-246, 10 (trad. A. J. Festugière) : « ἔστωσαν γὰρ αἳ μὲν πρὸς τοὺς ὁλικοὺς ὁρῶσαι νόας, αἳ δὲ πρὸς τοὺς μερικούς, καὶ αἳ μὲν ἀχράντοις χρώμεναι νοήσεσιν, αἳ δὲ ἀποστρεφόμεναί ποτε τὰ ὄντα, καὶ αἳ μὲν ἀεὶ δημιουργικαὶ καὶ κοσμητικαὶ τῶν ὅλων, αἳ δὲ ποτὲ συμπεριπολοῦσαι τοῖς θεοῖς, καὶ αἳ μὲν ἀεὶ κινοῦσαι καὶ ποδηγετοῦσαι τὴν εἱμαρμένην, αἳ δὲ ὑπὸ εἱμαρμένην ποτὲ γιγνόμεναι καὶ τοὺς εἱμαρμένους νόμους, καὶ αἳ μὲν ἡγούμεναι πρὸς τὸ νοητόν,αἳ δὲ ἑπομένων ποτὲ λαγχάνουσαι τάξιν, καὶ αἳ μὲν θεῖαι μόνον, αἳ δὲ εἰς ἄλλοτε ἄλλην μεθιστάμεναι τάξιν, δαιμονίαν ἡρωϊκὴν ἀνθρωπίνην, καὶ αἳ μὲν ἵπποις χρώμεναι πᾶσιν ἀγαθοῖς καὶ ἐξ ἀγαθῶν, αἳ δὲ μεμιγμένοις, καὶ αἳ μὲν ταύτην ἔχουσαι τὴν ζωὴν μόνην, ἣν παρὰ τῆς μιᾶς δημιουργίας εἰλήφασιν, αἳ δὲ καὶ τὸ θνητὸν εἶδος τὸ προσυφαινόμενον ἀπὸ τῶν νέων θεῶν, καὶ αἳ μὲν κατὰ πάσας ἀεὶ τὰς ἑαυτῶν ἐνεργοῦσαι δυνάμεις, αἳ δὲ ἄλλοτε ἄλλας προβάλλουσαι ζωάς. » 101 Oui, admettons qu’existent aussi entre les âmes ces différences, il n’en reste pas moins comme différence qui les précède toutes celle qui résulte de la substance et la division due au Démiurge : car il a établi entre elles une séparation quant au temps, à la cause, à la procession, au mode d’existence, à la dégradation des espèces. Ces âmes donc, qui diffèrent par tous ces traits, quel raisonnement pourra jamais dire qu’il les rend « consubstantielles » ? « Car jamais ne seront semblables la race des dieux immortels et celle des hommes qui rampent sur la terre ». Bien plus, le rationnel lui-même est en elles diffèrent. Dans les dieux, il est de l’ordre de l’intellect, dans nos âmes il est mêlé à l’irrationnel, dans les genres médians il est défini par sa propre médianité. Et chacune des autres propriétés se trouve, dans les âmes divines, sous un mode divin, dans les nôtres, sous un mode humain, qu’il s’agisse des principes créatifs, du type de la vie, de l’intellection, du temps. Mais en voilà assez dit contre ceux qui estiment que notre âme est « consubstantielle » et à l’Âme du Tout et aux autres âmes, et que nous sommes irrésistiblement toutes choses, planètes, astres fixes, tout le reste, au même titre que ces âmes-là, comme le dit Théodore d’Asiné : un langage aussi emphatique est bien éloigné de la doctrine de Platon203. Proclus applique une thèse, démontrée dans les Éléments de théologie (prop. 103), aux âmes divines (et démoniques) et aux nôtres : tout est en tout, mais en chacun sous son mode propre 204. Ainsi, « les principes créatifs, le type de la vie, de l’intellection, du temps » sont attribués à nos âmes, mais sous un mode proprement humain, c’est-à-dire selon la nature et les limites inhérentes à la nature de l’homme. Parmi ces attributs, notre intellection des principes intelligibles, comme nous en faisons l’expérience, n’est pas continue, alors que la contemplation intellective réservée à la divinité est perpétuelle. Pour conclure l’analyse de ce passage, notons la référence à Théodore d’Asinée. Dans les sections du Commentaire sur le Timée où il présente les opinions de ses 203 Ibid., III, 246, 10-28 (trad. A. J. Festugière) : « ἔστωσαν μὲν οὖν αὐτῶν καὶ αὗται διαφορότητες, ἀλλὰ προηγεῖται τούτων πασῶν ἡ κατ’ οὐσίαν ἐξαλλαγὴ καὶ ἡ δημιουργικὴ διαίρεσις· ἐχώρισε γὰρ αὐτὰς τῷ χρόνῳ τῇ αἰτίᾳ τῇ προόδῳ τῷ τρόπῳ τῆς ὑποστάσεως τῇ τῶν γενῶν ὑφέσει. τούτοις οὖν ἅπασι διαφερούσας αὐτὰς ποῖος ἐρεῖ λόγος ὁμοουσίους ποιεῖν; ο ὐ γ ά ρ π ο τ ε φ ῦ λ ο ν ὅ μ ο ι ο ν ἀ θ α ν ά τ ω ν τ ε θ ε ῶ ν χ α μ α ὶ ἐ ρ χ ο μ έ ν ω ν τ ’ ἀ ν θ ρ ώ π ω ν · ἀλλὰ καὶ τὸ λογικὸν αὐτὸ διάφορόν ἐστιν· ἐν μὲν γὰρ θεοῖς νοερόν, ἐν δὲ ταῖς ἡμετέραις ψυχαῖς τῷ ἀλόγῳ συμμιγές, ἐν δὲ τοῖς μέσοις γένεσιν κατὰ τὴν ἑαυτοῦ μεσότητα ἀφώρισται· καὶ ἕκαστον τῶν ἄλλων θείως μέν ἐστιν ἐν ταῖς θείαις ψυχαῖς, ἀνθρωπίνως δὲ ἐν ταῖς ἡμετέραις, οἱ λόγοι, τὸ εἶδος τῆς ζωῆς, ἡ νόησις, ὁ χρόνος. ταῦτα μὲν οὖν πρὸς τοὺς οἰομένους τὴν ἡμετέραν ψυχὴν ὁμοούσιον εἶναι τῇ τε τε τοῦ παντὸς καὶ ταῖς ἄλλαις καὶ εἶναι ἡμᾶς πάντα ἀσχέτως, πλάνητας καὶ ἀπλανεῖς καὶ τὰ ἄλλα, καθάπερ ἐκείνας, ὥσπερ πού φησι καὶ ὁ Ἀ σ ι ν α ῖ ο ς Θ ε ό δ ω ρ ο ς · ἡ γὰρ τοιαύτη μεγαλορρημοσύνη πόρρω τῆς Πλάτωνός ἐστι θεωρίας. » 204 Proclus, Éléments de théologie, prop. 103 : « Πάντα ἐν πᾶσιν, οἰκείως δὲ ἐν ἑκάστῳ ». Nous reviendrons sur le contenu de cette proposition à l’occasion de notre analyse des trois formes de l’intellection divine et de la triade être – vie – pensée dans la troisième section de notre thèse. 102 devanciers, Proclus identifie la plupart du temps ses sources205, qu’il critique selon un procédé semblable à celui pratiqué par Aristote dans ses traités, notamment dans le De anima, où l’on trouve l’une des plus claires applications de sa méthode doxographique. Ici, le nom de Théodore d’Asinée apparaît à la toute fin d’une critique qui semblait d’abord adressée à la doctrine de Plotin, que Proclus mentionne plus haut. Nous comprenons ainsi que les arguments procliens, tout en visant principalement la doctrine plotinienne, prennent aussi pour cible sa reprise et vraisemblable déformation par Théodore, qui en aurait fait une sorte de caricature aux yeux de Proclus; c’est du moins ce que semble indiquer le vocabulaire qu’il emploie dans son Commentaire : irrésistiblement (aschetôs), langage emphatique (megalorrêmosunê). En effet, c’est une chose de dire que notre âme est de nature « consubstantielle » au divin, en tant qu’elle demeure toujours rattachée aux principes dont elle provient, mais c’est autre chose de dire que notre âme est « toutes choses, planètes, astres fixes, tout le reste ». Même le principe de la proposition 103 des Éléments de théologie, aussi grande que puisse être son extension métaphysique, n’est pas susceptible d’une aussi généreuse application. À la différence des distinctions opérées par Proclus dans la dernière section des Éléments de théologie, l’exposé du Commentaire sur le Timée présente une classification plus complexe des âmes supérieures : alors qu’elles sont parfois associées au premier membre de la division, faisant ainsi partie de la même classe que les âmes divines, elles le sont aussi au second, alors qu’elles sont mises en compagnie des âmes particulières. Nous reviendrons donc à la doctrine rigoureusement exposée dans ses traités théologiques, plus précisément dans les Éléments de théologie, qui dans la section consacrée aux âmes (prop. 184 à 211) offrent les développements doctrinaux les plus clairs au sujet des différentes classes d’âmes, ce qui permettra d’éclairer les propos du Commentaire de Proclus sur le Timée. 205 Ce qui n’est pas le cas dans tous ses commentaires, notamment dans le Commentaire sur le Parménide, où les auteurs des opinions présentées, critiquées et parfois reprises par Proclus pour l’élaboration de sa doctrine sont beaucoup plus rarement identifiés. 103 2.3 L’âme (particulière) descendue dans les Éléments de théologie 2.3.1 Les principes théologiques de la proposition 211 des Éléments de théologie La noêsis attribuée à l’homme est définie en fonction de l’essence de l’âme humaine, que Proclus distingue des âmes dites supérieures et des intellects séparés, qui, de manière conjointe, sont la cause de son intellection. Par l’ultime proposition (211) des Éléments de théologie, Proclus démontre que l’âme particulière (ou humaine) est une entité totalement descendue dans le Devenir (ou génération, ou génésis). Nous reprenons la traduction de J. Trouillard en modifiant les termes en conformité avec la terminologie que nous avons définie206 : 211. Toute âme particulière qui descend dans la génération y descend tout entière, et il n’est aucune partie d’elle-même qui demeure en haut, alors qu’une autre descend. Si une partie de l’âme demeure dans l’intelligible, ou bien elle aura une pensée toujours immuable, ou bien une pensée changeante. Mais si elle a une pensée immuable, elle sera un intellect et non une partie de l’âme, et ainsi cette âme particulière participera immédiatement à l’intellect, ce qui est impossible. Et si elle a une pensée changeante, on aura une seule et même substance formée d’un être qui pense toujours et d’un autre qui pense de façon intermittente. Ce qui est impossible. Car ces êtres sont d’espèces différentes, comme on l’a montré. En outre, il est absurde que la cime de l’âme, si elle est toujours parfaite, ne maîtrise pas les autres puissances et ne les rende pas parfaites. Par conséquent, toute âme particulière descend tout entière dans la génération207. Nous divisons la démonstration de cette proposition en deux arguments : le premier repose sur la distinction entre l’activité intellective des âmes particulières et celle des âmes démoniques (qui ne sont pas expressément nommées); le second, sur la nécessité pour la partie supérieure de l’âme, dans l’hypothèse où sa contemplation des principes intelligibles demeure ininterrompue, d’être en mesure de maîtriser et perfectionner ses facultés inférieures. 206 Nous reprenons la traduction de J. Trouillard en y substituant ponctuellement, en vue d’atteindre une plus grande uniformité et cohérence avec le reste de notre exposé, le vocabulaire noétique que nous avons défini. 207 Proclus, Éléments de théologie, prop. 211 (trad. J. Trouillard, légèrement modifiée) : « Πᾶσα μερικὴ ψυχὴ κατιοῦσα εἰς γένεσιν ὅλη κάτεισι, καὶ οὐ τὸ μὲν αὐτῆς ἄνω μένει, τὸ δὲ κάτεισιν. εἰ γάρ τι μένοι τῆς ψυχῆς ἐν τῷ νοητῷ, ἢ ἀμεταβάτως νοήσει ἀεὶ ἢ μεταβατικῶς. ἀλλ’ εἰ μὲν ἀμεταβάτως, νοῦς ἔσται καὶ οὐ μέρος ψυχῆς, καὶ ἔσται ἡ ψυχὴ προσεχῶς νοῦ μετέχουσα· τοῦτο δὲ ἀδύνατον. εἰ δὲ μεταβατικῶς, ἐκ τοῦ ἀεὶ νοοῦντος καὶ <τοῦ> ποτὲ νοοῦντος μία οὐσία ἔσται. ἀλλ’ ἀδύνατον· ταῦτα γὰρ εἴδει διαφέρει, ὡς δέδεικται, πρὸς τῷ καὶ ἄτοπον εἶναι τὸ τῆς ψυχῆς ἀκρότατον, ἀεὶ τέλειον ὄν, μὴ κρατεῖν τῶν ἄλλων δυνάμεων κἀκείνας τελείας ποιεῖν. πᾶσα ἄρα ψυχὴ <μερικὴ ὅλη> κάτεισιν. » 104 2.3.2 Premier argument de la proposition 211 La traduction de J. Trouillard, et l’interprétation qu’elle suppose 208, semble s’éloigner de celle d’E.R. Dodds209. Deux distinctions sont déterminantes pour la compréhension du premier argument développé par Proclus afin de démontrer la descente totale de l’âme particulière dans le Devenir (la génération dans la traduction de Trouillard) : la notion d’intellect (nous) et l’opposition entre une pensée « immuable » (ametabatôs) et une pensée « changeante » (metabatikôs). Le terme metabasis, et ses dérivés adverbiaux (metabatikôs et ametabatôs), signifie communément le caractère transitif de la connaissance attribuée à l’âme, le fait qu’elle saisit ses objets les uns après les autres; cette activité discursive, commune à toutes les âmes210, s’oppose à l’intellection, qui est une forme de connaissance immédiate, qui exclut toute transitivité. À la proposition 211, Proclus n’emploie pas à notre avis les dérivés de metabasis en ce sens, puisqu’il cherche implicitement à distinguer les âmes particulières des âmes supérieures, qui ont en commun le caractère transitif de leur activité cognitive. Ces dernières, bien qu’elles aient une activité transitive, pensent toujours, leur pensée intellective étant toujours activée (ou perfectionnée) par un intellect séparé, ce qui n’est pas 208 Le format choisi par J. Trouillard pour sa traduction des Éléments de théologie ne laisse place qu’à quelques notes explicatives, ce qui, dans ce cas-ci, ne permet pas de rendre manifeste son interprétation du texte grec, qui semble toutefois prendre ses distances par rapport à celle d’E.R. Dodds. 209 Voici la traduction intégrale de J. Trouillard : « Toute âme particulière qui descend dans la génération y descend tout entière, et il n’est aucune partie d’elle-même qui demeure en haut, alors qu’une autre descend. Si une partie de l’âme demeure dans l’intelligible, ou bien elle aura une pensée toujours immuable, ou bien une pensée changeante. Mais si elle a une pensée immuable, elle sera un esprit et non une partie de l’âme, et ainsi cette âme particulière participera immédiatement à l’esprit, ce qui est impossible. Et si elle a une pensée changeante, on aura une seule et même substance formée d’un être qui pense toujours et d’un autre qui pense de façon intermittente. Ce qui est impossible. Car ces êtres sont d’espèces différentes, comme on l’a montré. En outre, il est absurde que la cime de l’âme, si elle est toujours parfaite, ne maîtrise pas les autres puissances et ne les rende pas parfaites. Par conséquent, toute âme particulière descend tout entière dans la génération. » Nous pouvons comparer cette traduction à celle d’E. R. Dodds, dont nous ne citons ici que la première partie de la démonstration : « For suppose that some part of the soul remains in the intelligible. It will exercice perpetual intellection, either without transition from object to object or transitively. But if without transition, it will be an intelligence and not a fragment of a soul, and the soul in question will be one which directly participates an intelligence; and this is impossible (prop. 202). And if transitively, the part which has perpetual intellection and that which has intermittent intellection will be one substance. But this is impossible, for they differ in kind, as has been shown. » 210 Le terme metabatikôs apparaît également à la prop. 199 (p. 174, l. 3 de l’édition Dodds) des Éléments de théologie pour décrire le caractère transitif de l’activité de toute âme encosmique. Le terme metabatikê décrit également la cinquième acception de l’intellection, celle de l’âme rationnelle, dans l’In Timaeum (I, 244, 19). Les dérivés du verbe metabainô, dans la prop. 211, ont le même sens que les dérivés du verbe metaballô aux propositions 183 et 184. 105 le cas pour les âmes particulières. En ce sens, elles peuvent être considérées comme des intellects, en tant que leur intellection est perpétuelle, bien qu’elles ne soient pas essentiellement intellectives. Ainsi, le terme metabasis nous apparaît ici comme un synonyme de metabolê, qui apparaît aux propositions 183 et 184, qui fournissent à la proposition 202 certains éléments de sa démonstration211 : « si d’autre part l’esprit qui n’est que pensant est participé par des âmes qui ne sont ni divines ni sujettes à osciller de la pensée à l’inconscience212. » Trouillard traduit metabolês dektikôn par sujettes à osciller à la proposition 184, ce qui pour nous est au centre de la démonstration de la la proposition 211. Il s’agit d’une oscillation entre l’intellection (la pensée) et son absence (inconscience). Il n’est pas question de la transitivité ou de la non-transitivité de l’activité de cette partie supérieure de l’âme (toute âme ayant une activité transitive), mais de la distinction entre l’âme humaine et l’âme démonique. Le commentaire du texte, phrase par phrase, avec des références aux propositions pertinentes des sections précédentes des Éléments de théologie, permettra de défendre notre interprétation de la proposition 211. Nous suivrons la version légèrement modifiée de la traduction de J. Trouillard, à partir de laquelle nous développerons notre interprétation de la pensée de Proclus, sans présupposer qu’elle soit identique à celle du traducteur (en l’absence de notes substantielles chez la traduction de Trouillard – ce qui est aussi le cas dans l’édition de Dodds – il nous est impossible de nous assurer de l’interprétation du texte grec et de sa doctrine par son traducteur) Si une partie de l’âme demeure dans l’intelligible, ou bien elle aura une pensée toujours immuable, ou bien une pensée changeante213. Proclus émet l’hypothèse qu’une partie de l’âme demeure dans l’intelligible, ce dont il montrera l’absurdité. L’alternative qui 211 Nous présentons le texte grec de la proposition 202, celle-ci contenant certains des principaux éléments doctrinaux permettant de comprendre la nature de l’intellection propre à chacune des classes d’âmes, divines, démoniques et particulières (humaines) : « Πᾶσαι ψυχαὶ θεῶν ὁπαδοὶ καὶ ἀεὶ ἑπόμεναι θεοῖς καταδεέστεραι μέν εἰσι τῶν θείων, ὑπερήπλωνται δὲ τῶν μερικῶν ψυχῶν. αἱ μὲν γὰρ θεῖαι καὶ νοῦ μετέχουσι καὶ θεότητος (διὸ νοεραί τέ εἰσιν ἅμα καὶ θεῖαι) καὶ τῶν ἄλλων ψυχῶν ἡγεμονοῦσι, καθόσον καὶ οἱ θεοὶ τῶν ὄντων ἁπάντων· αἱ δὲ μερικαὶ ψυχαὶ καὶ τῆς εἰς νοῦν ἀναρτήσεως παρῄρηνται, μὴ δυνάμεναι προσεχῶς τῆς νοερᾶς οὐσίας μετέχειν· οὐδὲ γὰρ ἂν τῆς νοερᾶς ἐνεργείας ἀπέπιπτον κατ’ οὐσίαν μετέχουσαι τοῦ νοῦ, καθάπερ δέδεικται πρότερον. μέσαι ἄρα εἰσὶν αἱ ἀεὶ θεοῖς ἑπόμεναι ψυχαί, νοῦν μὲν ὑποδεξάμεναι τέλειον καὶ ταύτῃ τῶν μερικῶν ὑπερφέρουσαι, οὐκέτι δὲ καὶ θείων ἑνάδων ἐξημμέναι· οὐ γὰρ θεῖος ἦν ὁ μετεχόμενος ὑπ’ αὐτῶν νοῦς. » 212 Proclus, Éléments de théologie, prop. 184 (trad. J. Trouillard). 213 Les extraits de la proposition 211 sont en caractère italique dans notre exposé. 106 se présente alors est celle d’une pensée immuable ou celle d’une pensée changeante. Nous serions d’emblée tenté de comprendre ici, par pensée immuable, la pensée purement intellective, définie par l’éternité, par l’absence de discursus, par opposition à une pensée changeante, transitive, qui passe sans cesse d’un objet à un autre, sous un mode temporel. C’est d’ailleurs l’interprétation que semble adopter Dodds en traduisant : « It will exercice perpetual intellection, either without transition from object to object or transitively ». La traduction de Trouillard ne rend pas le texte grec de la même manière, nous pourrions la paraphraser ainsi : si une partie de l’âme demeure dans l’intelligible, il faut voir si l’intellection de cette âme sera immuable ou changeante, à savoir si elle passe de la pensée à l’inconscience, pour reprendre les termes français de Trouillard à la proposition 184. Mais si elle a une pensée immuable, elle sera un intellect et non une partie de l’âme, et ainsi cette âme particulière participera immédiatement à l’intellect, ce qui est impossible. Lorsque Proclus affirme qu’elle sera un intellect, il ne veut pas dire qu’elle sera substantiellement un esprit (pour reprendre la traduction de nous par Trouillard), mais que son activité intellective sera ininterrompue et qu’elle se définira par cette activité, qu’elle n’abandonnera jamais. C’est bien, à notre avis, de l’âme démonique dont il est ici question, d’une âme qui peut être dite intellect en tant que son activité cognitive, bien qu’elle soit transitive, est perpétuellement intellective, constamment activité et perfectionnée par un intellect séparé, nommément l’intellect particulier. D’ailleurs, cette âme, comme l’a montré Proclus, participe immédiatement à l’intellect, ce qui est impossible pour l’âme humaine, puisque celle-ci, comme cela fut démontré (prop. 184), ne participe à l’intellect que de manière indirecte. En parlant de l’impossibilité pour l’âme particulière, si elle était un « intellect » (une âme constamment intellective), de participer directement à l’intellect, Proclus sous-entend certes qu’une âme capable d’une telle participation existe, à savoir l’âme démonique, qui, cependant, partage le caractère transitif de son activité cognitive avec l’âme humaine, tout en demeurant constamment illuminée par l’intellect particulier. La « pensée immuable » (ametabatôs) dont il est ici question ne décrit donc pas le caractère transitif partagé par toutes les âmes, qui n’est pas un critère discriminant entre les âmes, mais la participation constante à l’intellect d’une âme essentiellement intellective, à savoir l’âme démonique. 107 Et si elle a une pensée changeante, on aura une seule et même substance formée d’un être qui pense toujours et d’un autre qui pense de façon intermittente. Ce qui est impossible. Car ces êtres sont d’espèces différentes, comme on l’a montré. Proclus montre ici que si l’âme est une pensée changeante, et que l’on continue de postuler qu’une partie d’elle-même demeure en haut, on formera une seule substance à partir d’un être qui pense toujours, à savoir l’âme démonique, dont on peut dire qu’une partie d’elle-même demeure constamment en haut en tant que sa pensée est immuable, et d’un autre qui pense de façon intermittente, à savoir l’âme humaine. Puisque c’est un fait que la pensée de l’âme humaine est changeante, on ne peut postuler qu’une partie d’elle demeure en haut, ce qui est réservé à l’âme démonique, avec laquelle il ne faut pas la confondre. Ce n’est donc pas la transitivité, en sens de passage d’un objet à un autre, qui définit la distinction entre les âmes particulières et les âmes démoniques, transitivité que partagent toutes les âmes et dont il n’a pas réellement été question d’ailleurs dans les propositions précédentes des Éléments de théologie, mais de cette distinction entre une activité intellective continue et une activité intellective interrompue. C’est d’ailleurs ce que confirme la dernière phrase de cet extrait, Car ces êtres sont d’espèces différentes, comme on l’a montré, qui renvoie aux propositions précédentes au sujet des différentes classes d’âmes, notamment les propositions 184 et 202. Dans cette ultime proposition des Éléments de théologie, Proclus reprend implicitement la distinction établie à la proposition 184 – et reprise à la proposition 202 – entre l’âme particulière et l’âme démonique en démontrant l’absurdité de la « nondescente » de la totalité de l’âme dans le Devenir. La thèse d’origine plotinienne est infirmée par l’impossibilité d’accorder à l’âme humaine une « pensée immuable », à savoir une pensée perpétuellement intellective, réservée aux âmes qui lui sont supérieures (divines et démoniques). Lui attribuer une intellection perpétuelle serait, d’une part, nier la distinction entre sa nature et celle des âmes démoniques, qui participent directement à l’intellect (prop. 202), et, d’autre part, s’opposer, à l’expérience que tout homme fait de la nature fugitive de son intellection, qui caractérise l’activité de son âme et la distingue essentiellement l’âme démonique. Pour que la visée de la proposition 211 demeure cohérente avec celle des propositions précédentes, celles qui établissent les critères de distinction entre les différentes classes d’âmes, le terme metabatikôs ne devrait pas y désigner le caractère discursif de la pensée psychique (qui est partagé par toute âme en tant 108 qu’âme), mais le passage de l’intellection à son absence, qui distingue essentiellement la pensée humaine de la pensée démonique. 2.3.3 Deuxième argument de la proposition 211 Le second argument qui infirme la thèse de la non-descente totale de l’âme humaine se comprend à partir des mêmes distinctions sous-entendues par le premier argument. Encore une fois, c’est parce que l’âme humaine ne partage pas la nature de l’âme démonique qu’il est impossible qu’une partie d’elle-même reste « en haut ». Puisqu’elle n’est pas perpétuellement parfaite, l’âme humaine n’a pas la constante capacité de maîtriser ses facultés inférieures, les facultés irrationnelles de l’âme, ce que Proclus attribue plutôt aux âmes démoniques : En outre, il est absurde que la cime de l’âme, si elle est toujours parfaite, ne maîtrise pas les autres puissances et ne les rende pas parfaites. Par conséquent, toute âme particulière descend tout entière dans la génération. La cime de l’âme humaine n’est pas toujours parfaite, à savoir, comme nous le préciserons, sa puissance intellective n’est pas toujours activée par un intellect séparé, mais celle de l’âme démonique, qui jouit d’une participation constante, est dite parfaite (prop. 202). C’est en ce sens aussi que Proclus, dans le premier argument, attribue à cette dernière une pensée immuable et la participation immédiate et perpétuelle à l’intellect séparé. C’est aussi pourquoi la cime de cette âme peut être dite un intellect, en tant que sa puissance intellective est toujours active, ce qui n’est pas le cas pour l’âme humaine. Il nous resterait à préciser quelle est la nature de la cime de l’âme humaine. Selon une division des facultés de l’âme que l’on retrouve entre autres dans la Théologie platonicienne, cette cime serait l’huparxis ou l’un de l’âme, au-dessus de toute puissance rationnelle. Cependant, dans le cadre des Éléments de théologie, où l’âme démonique se distingue de l’âme humaine par son intellection « immuable », la cime de l’âme semble plus modestement désigner l’intellect de l’âme ou, plus précisément, sa puissance intellective, la plus haute des puissances de l’âme rationnelle de l’homme, au-dessus de la doxa et de la dianoia. 109 2.3.4 Paraphrase de la proposition 211 En conclusion de notre analyse de l’âme particulière et de sa descente, d’après la doctrine des Éléments de théologie, nous proposons une traduction commentée – tout ce qui n’est pas en caractère italique dans le texte constitue notre commentaire – de la proposition 211. Nous avons voulu nous limiter à l’essentiel en ce qui concerne les précisions doctrinales et conceptuelles qui, à notre avis, permettent de rendre explicite les notions noétiques, psychologiques et épistémologiques sur lesquelles repose la démonstration proclienne de la descente totale de l’âme dans le monde de la génération : Toute âme particulière qui descend dans la génération y descend tout entière, et il n’est aucune partie d’elle-même qui demeure en haut, alors qu’une autre descend. Si une partie de l’âme demeure dans l’intelligible, ou bien elle aura une pensée toujours immuable (qui est toujours active, parfaite, intellective, ce qui est le cas de la pensée de l’âme démonique), ou bien une pensée changeante (parfois active, parfaite et intellective, parfois non, ce qui est le cas de l’âme humaine). Mais si elle a une pensée immuable, elle sera un intellect (elle sera une âme intellective constamment actualisée, et donc identique à l’âme démonique) et non une partie de l’âme (humaine), et ainsi cette âme particulière participera immédiatement à l’intellect (et serait donc une âme intellective constamment actualisée), ce qui est impossible. Et si elle a une pensée changeante, on aura une seule et même substance formée d’un être qui pense toujours (l’âme démonique) et d’un autre qui pense de façon intermittente (l’âme humaine). Ce qui est impossible. Car ces êtres sont d’espèces différentes, comme on l’a montré (aux propositions 184 et 202, notamment). En outre, il est absurde que la cime de l’âme (la puissance intellective de la raison), si elle est toujours parfaite (toujours activée par l’intellect particulier), ne maîtrise pas les autres puissances (irrationnelles) et ne les rende pas parfaites. Par conséquent, toute âme particulière descend tout entière dans la génération. Avec ce commentaire inséré dans la traduction de Trouillard, nous concluons notre étude des principes intellectifs et psychologiques au principe de l’intellection humaine. Nous nous intéresserons maintenant à la notion d’intellection elle-même et à son histoire dans la tradition platonico-aristotélicienne, de Platon à Proclus, voire au-delà. Nous ferons 110 d’abord une courte présentation de différents savoirs relatifs à la noêsis pour ensuite retracer quelques moments dans l’histoire de la doctrine noétique par l’étude d’un concept, l’epibolê, auquel nous avons également consacré un article214. 3. L’intellection accompagnée de raison (noêsis meta logou) 3.1 L’acte d’intellection chez Proclus et ses sources platonico-aristotéliciennes En termes péripatéticiens, l’intellect particulier qui active la puissance intellective de l’âme rationnelle pourrait être nommé nous poiêtikos. Pour Proclus, cet intellect est en soi une réalité séparée à l’âme humaine, il n’est donc ni une faculté, ni une activité de l’âme humaine. Cependant, cet intellect n’est pour lui ni unique, ni divin, bien qu’il procède de l’Intellect universel (et divin) qui est au principe du plan intellectif, qui en est la monade, selon un schème que Proclus définit à la proposition 108 des Éléments de théologie et qu’il applique à la proposition 109 aux différents degrés du réel, dont le diacosme intellectif. L’exégèse du lemme 28a1-4 dans le Commentaire sur le Timée vise à définir la forme d’intellection réservée à l’homme. À proprement parler, l’intellection des intellects particuliers, la quatrième acception de la noêsis selon Proclus, n’est pas l’intellection propre à l’âme humaine, celle que définit l’expression noêsis meta logou, mais bien la cause de celle-ci. Par ses illuminations (ellampsis) ou sa lumière (phôs), Proclus emploie les deux termes, l’intellect particulier élève et mène à sa perfection la substance rationnelle de l’homme, son logos. Comme pour la noêsis, Proclus distingue les différentes acceptions du mot logos afin d’identifier le sens que Platon a pu donner à ce terme dans le syntagme noêsis meta logou. Des logos opinatif (doxastikos), scientifique (epistêmonikos) et intellectif (noeros), seul ce dernier peut être mené à sa perfection par l’activité rayonnante de l’intellect particulier, puisque l’opinion (doxa) est une forme de connaissance irrationnelle et la raison scientifique est un savoir qui, d’après l’enseignement de la République, porte sur les formes intermédiaires, inférieures aux intelligibles (noêta) selon l’Analogie de la Ligne (509d-511a). 214 Voir ARTICLE I. 111 La noêsis meta logou est le produit de cette rencontre entre l’intellection de l’intellect particulier et la raison intellective (logos noeros) : Et il semble ainsi que le présent texte, parce qu’il veut mettre sous les yeux toute connaissance de l’Être qui est toujours, ait nommé d’abord cette connaissance « intellectuelle », et que d’autre part, pour ne pas assumer l’intellection seule, il lui a ajouté le logos, la notion du « discursif » servant de caractère distinctif, en ce sens que, quand le logos intellige l’Être réellement être, en tant que logos, il a une activité discursive, en tant qu’intelligeant il agit par une intuition toute simple, puisqu’il intellige tout d’un coup chaque objet comme simple, sans pourtant intelliger tous les objets ensemble, mais en passant de l’un à l’autre, cependant que, au cours de ce passage, il intellige tout ce qu’il intellige comme un et comme simple215. Bien que ce soit la puissance la plus haute de la raison, sa puissance intellective, qu’élève et mène à sa perfection l’illumination de l’intellect particulier, l’acte cognitif qui en sera le produit conservera un aspect transitif, la transitivité étant l’un des caractères essentiels, et donc inaliénables, de l’âme humaine. Une telle explication des causes de l’intellection accompagnée de raison n’apparaît pas dans les Dialogues de Platon, n’est pas présente dans le corpus platonicien, et ne se manifeste pas, à notre connaissance dans les Ennéades de Plotin sous la forme que lui donne Proclus. En effet, on ne saurait trouver, même dans l’œuvre plotinienne, une tripartition du logos humain, une définition de la nature de l’intellection et encore moins une précision sur la fonction épistémologique (et éthique) d’une entité intermédiaire comme l’âme démonique. Cependant, les notions de dialectique, chez Platon et Plotin, et de sagesse, chez Aristote (et également chez Plotin), comprennent l’aspect intuitif et discursif que définit la noêsis meta logou. L’étude de quelques extraits des œuvres platonicienne, aristotélicienne et plotinienne permet de voir l’importance de la dimension intuitive de l’activité philosophique, même quand l’attention porte davantage sur la nature de la science que sur l’activité qui nous permet d’en saisir les principes, et sur laquelle d’ailleurs, des penseurs comme Aristote avait bien peu de choses à dire (rappelons-nous l’expression 215 Proclus, In Timaeum, I, 246, 2-9 (trad. A. J. Festugière) : « καὶ ἔοικεν ὁ λόγος πᾶσαν γνῶσιν τοῦ ἀεὶ ὄντος ἐκφαίνων νόησιν μὲν αὐτὴν εἰπεῖν τὴν πρώτην, ὅπως δὲ μὴ μόνην αὐτὴν ὑπολάβῃ, προσθεῖναι τῇ νοήσει τὸν λόγον, τῷ μεταβατικῷ διελών, ὡς ὅταν γε λόγος νοῇ τὸ ἀεὶ ὄν, ὡς μὲν λόγος ἐνεργεῖ μεταβατικῶς, ὡς δὲ νοῶν μετὰ ἁπλότητος, ἕκαστον μὲν ὡς ἁπλοῦν ἅμα νοῶν, οὐ πάντα δὲ ἅμα, ἀλλὰ μεταβαίνων ἀπ’ ἄλλων ἐπ’ ἄλλα, νοῶν δὲ πᾶν ὃ νοεῖ μεταβαίνων ὡς ἓν καὶ ἁπλοῦν. » 112 laconique de la fin des Seconds Analytiques, II, 19, pour décrire l’intuition intellectuelle : nous tôn archôn). 3.2 L’intellection et la dialectique dans les Dialogues de Platon La réflexion épistémologique dans les Dialogues de Platon porte davantage sur la dialectique que sur la noétique. Platon ne met pas tant l’accent sur la noêsis que sur le logos, la partie rationnelle de la division tripartite de l’âme, qui apparaît dans des dialogues de maturité comme la République et le Phèdre. Dans la République, toutefois, cette tripartition – que Proclus commente amplement dans la dissertation VII de son Commentaire216 – laisse également place à une division de la faculté rationnelle en noêsis et dianoia, ce qui fournit deux des puissances de l’âme rationnelle, auxquelles s’ajoute l’opinion (doxa), selon une structure triadique projetée par l’interprétation néoplatonicienne sur le texte de Platon217. C’est bien sûr dans l’Analogie de la Ligne, dont il est encore ici question, que nous trouvons la division la plus claire des facultés rationnelles de l’âme humaine; c’est là que la pensée néoplatonicienne trouvera ses principaux matériaux conceptuels pour l’élaboration de ses discours épistémologique. La réflexion épistémologique de Platon, même lorsqu’il utilise le terme noêsis, porte rarement sur l’intellection elle-même. Il concentre son discours sur la diversité des activités dialectiques qui peuvent exercer notre âme à saisir les principes, ou l’Être, selon la formule que l’on retrouve dans le Timée. Lorsqu’il s’interroge sur la nature d’une intuition qui serait indépendante de la dialectique – qui est pour lui la science véritable – Platon ne parle plus de noêsis au sens propre, mais de quelque chose qui se rapproche de l’inspiration divine, une forme de connaissance qui n’est pas en soi fausse, mais qui ne répond pas aux critères définis pour le discours le discours scientifique. En effet, le discours inspiré peut dire le vrai, mais il ne cherche pas à justifier cette vérité, à donner ses raisons, à « l’enchaîner par un raisonnement de causalité », d’après la formule que l’on retrouve dans le Ménon218. C’est, comme nous l’avons vu, la forme de savoir qui est à l’origine du discours 216 Proclus, In Rempublicam, I, 206, 3 sqq. (dissertation VII, livre II de la traduction d’A. J. Festugière). Notons que la triade noêsis – dianoia – doxa, qui décrit les trois puissances de l’âme rationnelle dans l’oeuvre de Proclus, n’apparaît pas sous cette forme dans les Dialogues, bien que ces notions soient définies par Platon, notamment dans l’Analogie de la Ligne. 218 Platon, Ménon, 98a. 217 113 symbolique, celui des mythes, que critique Platon, sans toutefois le rejeter219. Nous reviendrons sur cette forme d’intuition, qui dépasse l’intellection proprement humaine, dans la troisième section de notre étude. Sans nous lancer ici dans une analyse des différents passages du corpus platonicien qui exposent les principes de la méthode dialectique, ce que nous réservons à une étude ultérieure220, nous pouvons affirmer que Platon n’est pas un théoricien de la noétique. Par cela, nous voulons dire que Platon ne s’attarde pas à distinguer les différents aspects de l’intelligible221 afin d’expliquer précisément les causes transcendantes de l’intellection humaine (même le démon, dans le corpus platonicien, ne semble pas se voir attribuer une réelle fonction dans l’activation de la noêsis). Bref, Platon est un penseur de la dialectique, et il est plus important pour lui de l’exercer que de détailler les causes qui rendent possible l’intuition de l’Être qu’est censé produire ce même exercice. 3.3 Un équivalent aristotélicien de la noêsis meta logou : la sagesse (sophia) 3.3.1 La sagesse chez Aristote et le statut de la dialectique Trouve-t-on un équivalent épistémologique à la noêsis meta logou chez Aristote, à une forme de connaissance qui serait à la fois intuitive, en tant qu’elle saisit, d’un seul coup, dans une vue d’ensemble, les principes premiers de tout savoir, et rationnelle, en tant qu’elle comprend et explique les relations naturelles et causales entre ces différents principes et leurs effets ? Pour les néoplatoniciens, et déjà chez Plotin (comme nous le verrons), cette forme de savoir, qui conjugue science et saisie des principes, l’équivalent pour eux de la dialectique platonicienne, peut se nommer la sophia, et se trouve définie pour la première fois dans l’œuvre d’Aristote. Si les néoplatoniciens reconnaissent la notion de sagesse et l’assimilent à leur conception de la dialectique, en tant qu’elle est une science de l’être et des premiers principes, Aristote, en retour, ne considère pas la dialectique comme une forme de 219 Du moins d’après Proclus, qui en fait une des quatre formes du logos théologique. L’ANNEXE I présente notre traitement le plus complet des rapports entre la dialectique et l’inspiration divine dans la pensée de Platon. 221 À moins bien sûr que nous lisions le Parménide de Platon de la même manière que Proclus et la tradition néoplatonicienne postérieure à Plotin, c’est-à-dire comme un traité de théologie scientifique qui détaille les différents niveaux dans la procession du réel, de l’Un à la matière. 220 114 connaissance scientifique. Quelle incarnation de la dialectique platonicienne avait-il en tête ? Nous savons que les figures de la dialectique sont plurielles dans l’œuvre de Platon : la dialectique de la division, par exemple, celle qui est pratiquée dans le Sophiste et le Politique, est critiquée par Aristote dans les Seconds Analytiques222, alors qu’il cherche à établir les principes du savoir scientifique. La dialectique du Phèdre, qui pourrait davantage correspondre aux critères épistémologiques définis dans les Seconds Analytiques, ne semble pas avoir été prise en considération par Aristote. Pour lui, la dialectique n’est pas la forme achevée du savoir, elle peut, tout au mieux, préparer la pensée rationnelle à l’exercice de la science. Bref, la dialectique ne serait être comptée parmi les vertus intellectuelles de l’âme humaine; ce sont plutôt les notions de science, d’intelligence et de sagesse qui, chez Aristote, pourront correspondre à la noêsis meta logou platonicienne, et à la dialectique comme science, telle que la définirons les commentateurs néoplatoniciens de Platon. 3.3.2 La science, l’intelligence et la sagesse dans l’Éthique à Nicomaque Nous retrouvons une définition de la sagesse au livre VI de l’Éthique à Nicomaque. Dans la tradition néoplatonicienne, la sagesse aristotélicienne deviendra l’équivalent de la dialectique platonicienne, ou de la noêsis meta logou du Timée, le mode de connaissance propre au philosophe223. Comme l’intellection accompagnée de raison, la sagesse, telle que la définit Aristote, rassemble un acte intuitif, l’intelligence, et une activité discursive, la science. Le livre VI de l’Éthique à Nicomaque a pour objet les vertus intellectuelles, dont la science, l’intelligence et la sagesse. Ces vertus appartiennent à la partie de l’âme rationnelle qui « nous permet de considérer le genre de réalités dont les principes ne peuvent être autrement qu’ils ne sont224 », alors que les autres vertus intellectuelles, la sagacité et la technique, se rapportent à ce qui peut être autrement. 222 Aristote, Seconds Analytiques, II, 5, 91b12-92a5. C’est ce que fait d’ailleurs Plotin, dans le Traité I, 3 [20], Sur la dialectique, sur lequel portera notre analyse. 224 Aristote, Éthique à Nicomaque, VI, 1, 1139a6-8 (trad. R. Bodéüs) : « ἓν μὲν ᾧ θεωροῦμεν τὰ τοιαῦτα τῶν ὄντων ὅσων αἱ ἀρχαὶ μὴ ἐνδέχονται ἄλλως ἔχειν. » 223 115 Aristote définit d’abord la science, en des termes qui rappellent ceux du Timée, où Platon fait de de la réalité éternelle qu’est l’Être l’objet de l’intellection accompagnée de raison : Tous en effet, nous croyons que ce que la science nous permet de savoir ne peut être non plus autrement. Or les choses qui peuvent être autrement, une fois qu’on cesse de les regarder, on ne sait plus si elles sont ou non. C’est donc par nécessité qu’est ce qu’on peut connaître scientifiquement. Donc, cet objet est éternel. Car les choses qui sont par nécessité pures et simples sont toutes éternelles. Et celles qui sont éternelles ne peuvent ni naître ni disparaître225. Prises en elles-mêmes, sans avoir à l’esprit la critique de la théorie aristotélicienne des Formes et de l’âme automotrice que l’on retrouve ailleurs dans le corpus aristotélicien, on peut être porté, comme les néoplatoniciens, à voir ici une définition de la science qui est dans la suite de celle proposée par Platon dans le Timée, alors qu’il parle de la noêsis meta logou. Aristote poursuit sa définition de la notion de science par une référence aux Seconds Analytiques. Pour Aristote, tout comme pour Platon, le pouvoir d’être enseignée et d’être apprise est un attribut essentiel de la science. En elle-même, la science n’a pas la capacité de fournir les principes à partir desquels elle opère ses démonstrations : De plus, toute science est, semble-t-il, susceptible d’enseignement et ce qu’on sait de science peut être appris. Or tout enseignement procède de connaissances préalables, comme nous le disons dans les Exposés de résolution, car il procède tantôt par induction, tantôt par déduction. L’induction dès lors est son point de départ, et conduit à l’universel, tandis que la déduction part des universels. Il y a donc des principes qui sont à l’origine de la déduction et ne sont pas euxmêmes le résultat de la déduction. Ils sont donc le résultat d’une induction. La science est donc un état qui permet de démontrer226. 225 Ibid., VI, 1, 1139b19-24 (trad. R. Bodéüs) : « πάντες γὰρ ὑπολαμβάνομεν, ὃ ἐπιστάμεθα, μηδ’ ἐνδέχεσθαι ἄλλως ἔχειν· τὰ δ’ ἐνδεχόμενα ἄλλως, ὅταν ἔξω τοῦ θεωρεῖν γένηται, λανθάνει εἰ ἔστιν ἢ μή. ἐξ ἀνάγκης ἄρα ἐστὶ τὸ ἐπιστητόν. ἀίδιον ἄρα· τὰ γὰρ ἐξ ἀνάγκης ὄντα ἁπλῶς πάντα ἀίδια, τὰ δ’ ἀίδια ἀγένητα καὶ ἄφθαρτα. » 226 Ibid., VI, 1, 1139b25-32 (trad. R. Bodéüs) : « ἔτι διδακτὴ ἅπασα ἐπιστήμη δοκεῖ εἶναι, καὶ τὸ ἐπιστητὸν μαθητόν. ἐκ προγινωσκομένων δὲ πᾶσα διδασκαλία, ὥσπερ καὶ ἐν τοῖς ἀναλυτικοῖς λέγομεν· ἣ μὲν γὰρ δι’ ἐπαγωγῆς, ἣ δὲ συλλογισμῷ. ἡ μὲν δὴ ἐπαγωγὴ ἀρχή ἐστι καὶ τοῦ καθόλου, ὁ δὲ συλλογισμὸς ἐκ τῶν καθόλου. εἰσὶν ἄρα ἀρχαὶ ἐξ ὧν ὁ συλλογισμός, ὧν οὐκ ἔστι συλλογισμός· ἐπαγωγὴ ἄρα. ἡ μὲν ἄρα ἐπιστήμη ἐστὶν ἕξις ἀποδεικτική. » 116 Aristote montre la nécessité pour la science de partir de principes préalables dans son enseignement. Comme elle ne peut pas prouver l’universel qui est au principe de ses déductions, la science ne suffit pas en elle-même à expliquer la connaissance nécessaire de l’éternel. C’est par induction que la connaissance de l’universel peut être atteinte et la vertu intellectuelle qui permettra la saisie de ces principes est pour lui l’intelligence. Est-ce que l’intelligence est ce qui permet l’induction ou le résultat de l’induction ? Aristote ne le précise pas, mais une chose est certaine pour lui : les principes de la science lui sont fournis par un acte d’intellection. Avant de définir la sagesse, il lui convient donc de préciser les limites de la science et définir la nature de l’intelligence, ou de l’acte d’intellection, qui est au principe du savoir démonstratif : D’un autre côté, c’est un fait que la science est une croyance portant sur les universels et les choses qui sont par nécessité, mais aussi qu’il y a des principes pour tout ce qui peut être démontré et pour chaque science, puisque la science s’accompagne de raison. Il en résulte que le principe de ce qui est connaissable scientifiquement ne peut être objet ni de la science, ni de la technique, ni de la sagacité. Car d’une part, ce qui est connaissable scientifiquement peut être démontré et d’autre part, il se trouve que les deux autres états concernent les choses qui peuvent être autrement. Ce n’est donc pas non plus le rôle de la sagesse de saisir ces principes, car le rôle du sage est d’administrer une démonstration sur certaines choses. Or les moyens qui nous permettent d’énoncer la vérité sans jamais nous tromper sur les choses (que celles-ci ne puissent pas être autrement ou même qu’elles le puissent) sont la science, la sagacité, la sagesse et l’intelligence. Si donc aucune des trois ne peut jouer ce rôle (je parle de la sagacité, de la science et de la sagesse), reste alors l’intelligence : c’est elle qui saisit les principes227. Notons que cette dernière formule – « c’est elle qui saisit les principes » –, qui traduit un grec laconique – « noun einai tôn archôn » – trouvera son écho au dernier chapitre des Seconds Analytiques (II, 19). 227 Ibid., VI, 6, 1140b31-1141a8 (trad. R. Bodéüs): « Ἐπεὶ δ’ ἡ ἐπιστήμη περὶ τῶν καθόλου ἐστὶν ὑπόληψις καὶ τῶν ἐξ ἀνάγκης ὄντων, εἰσὶ δ’ ἀρχαὶ τῶν ἀποδεικτῶν καὶ πάσης ἐπιστήμης (μετὰ λόγου γὰρ ἡ ἐπιστήμη), τῆς ἀρχῆς τοῦ ἐπιστητοῦ οὔτ’ ἂν ἐπιστήμη εἴη οὔτε τέχνη οὔτε φρόνησις· τὸ μὲν γὰρ ἐπιστητὸν ἀποδεικτόν, αἳ δὲ τυγχάνουσιν οὖσαι περὶ τὰ ἐνδεχόμενα ἄλλως ἔχειν. οὐδὲ δὴ σοφία τούτων ἐστίν· τοῦ γὰρ σοφοῦ περὶ ἐνίων ἔχειν ἀπόδειξίν ἐστιν. εἰ δὴ οἷς ἀληθεύομεν καὶ μηδέποτε διαψευδόμεθα περὶ τὰ μὴ ἐνδεχόμενα ἢ καὶ ἐνδεχόμενα ἄλλως ἔχειν, ἐπιστήμη καὶ φρόνησίς ἐστι καὶ σοφία καὶ νοῦς, τούτων δὲ τῶν τριῶν μηδὲν ἐνδέχεται εἶναι (λέγω δὲ τρία φρόνησιν ἐπιστήμην σοφίαν), λείπεται νοῦν εἶναι τῶν ἀρχῶν. » 117 Après avoir défini la science et l’intelligence, Aristote détient les éléments conceptuels qui lui serviront à définir la sagesse. Après avoir traité de l’acception courante de la sagesse comme savoir-faire, associée technique, vertu de la part de l’âme rationnelle qui porte sur ce qui peut être autrement, Aristote définit la sagesse proprement théorique, celle qui doit porter sur ce qui ne peut être autrement : Nous croyons cependant qu’il est des personnes sages en général, qui n’ont pas de secteur particulier et ne sont pas par ailleurs des sages dans un domaine quelconque […]. Il est clair par conséquent que la sagesse doit être la plus rigoureuse des sciences. Donc, le sage doit non seulement savoir ce qui résulte des principes, mais, quand les principes sont en jeu, atteindre encore à la vérité. Si bien que la sagesse doit être intelligence et science; une science en quelque sorte pourvue de tête, qui connaîtrait ce qu’il y a de plus honorable228. Nous retrouverons ce critère de l’honorabilité dans le traité De l’âme et dans la Métaphysique pour hiérarchiser un savoir selon la valeur de son objet. La sagesse couronne donc toutes les sciences dans la pensée aristotélicienne, et prend la place de la dialectique platonicienne, le terme dialectique, pour Aristote étant réservé à une autre forme de savoir, dont il traite entre autres dans les Topiques et la Rhétorique, et qui ne se présente plus comme une forme de connaissance scientifique, ce qu’elle était dans l’œuvre de maturité de Platon et ce qu’elle redeviendra dans la tradition néoplatonicienne. 3.4 Dialectique et intellection chez Plotin : synthèse de l’épistémologie et de la noétique platonico-aristotéliciennes dans le Traité I, 3 [20] Dans son Traité I, 3 [20], Sur la dialectique, Plotin rassemble les éléments conceptuels des principaux exposés de Platon sur la dialectique. Aux notions platoniciennes, ils entremêlent des concepts empruntés aux oeuvres d’Aristote, notamment la notion de sagesse (sophia), qui apparaît comme l’équivalent aristotélicien de la science dialectique, définie dans les Dialogues. 228 Ibid., VI, 7, 1141a12-20 (trad. R. Bodéüs): « εἶναι δέ τινας σοφοὺς οἰόμεθα ὅλως οὐ κατὰ μέρος οὐδ’ ἄλλο τι σοφούς […] ὥστε δῆλον ὅτι ἀκριβεστάτη ἂν τῶν ἐπιστημῶν εἴη ἡ σοφία. δεῖ ἄρα τὸν σοφὸν μὴ μόνον τὰ ἐκ τῶν ἀρχῶν εἰδέναι, ἀλλὰ καὶ περὶ τὰς ἀρχὰς ἀληθεύειν. ὥστ’ εἴη ἂν ἡ σοφία νοῦς καὶ ἐπιστήμη, ὥσπερ κεφαλὴν ἔχουσα ἐπιστήμη τῶν τιμιωτάτων. » 118 Nous nous intéresserons aux chapitres 4 et 5 de ce traité, dont nous offrirons un commentaire partiel, toujours en lien avec la doctrine de l’intellection dans la pensée néoplatonicienne et l’étude de ses sources dans les traditions platonicienne et aristotélicienne. Nous verrons par la suite quelles sont les thèses plotiniennes que Proclus fait siennes au sujet de l’intellection et de la dialectique et comme celui-ci a enrichi et systématisé les grands principes épistémologiques que l’on retrouve chez Plotin, notamment dans son traité Sur la dialectique. En ouverture du traité, Plotin rappelle que la fin de la philosophie est la recherche du Bien. À partir d’une lecture assez libre d’un passage du mythe du Phèdre où Platon présente une hiérarchie entre les existences humaines, Plotin distingue trois types d’hommes : le musicien, l’amoureux et le philosophe229. Après avoir parlé des études préparatoires à l’apprentissage de la dialectique, l’enseignement mathématique, où l’on reconnaît les activités de la pensée dianoétique dont nous avons traité dans la première section de cette étude, Plotin définit la disposition de l’âme qu’est la dialectique et traite de la nature de ses objets : 229 Platon, Phèdre, 248c-d (trad. Cl. Moreschini et P. Vicaire) : « Voici maintenant le décret d’Adrastée. Toute âme qui, dans le cortège d’un dieu, aura contemplé de quelque façon les réalités véritables, est jusqu’à la révolution suivante exempte d’épreuve, et si elle est capable de le faire toujours exempte de dommage. Mais quand, incapable de suivre comme il faut, elle n’a pas vu, et que par quelque malchance, gorgée d’oubli et de perversion, elle s’est alourdie, et sous l’effet de ce poids a perdu ses ailes et s’est abattue sur la terre, alors une loi veut qu’elle ne s’implante en aucune sorte de bête à la première génération, mais que l’âme qui eut la plus vaste vision aille dans la semence d’un homme appelé à devenir ami du savoir, ou un ami de la beauté, ou un inspiré des Muses et de l’amour ». Le texte grec nous donne : « θεσμός τε Ἀδραστείας ὅδε. ἥτις ἂν ψυχὴ θεῷ συνοπαδὸς γενομένη κατίδῃ τι τῶν ἀληθῶν, μέχρι τε τῆς ἑτέρας περιόδου εἶναι ἀπήμονα, κἂν ἀεὶ τοῦτο δύνηται ποιεῖν, ἀεὶ ἀβλαβῆ εἶναι· ὅταν δὲ ἀδυνατήσασα ἐπισπέσθαι μὴ ἴδῃ, καί τινι συντυχίᾳ χρησαμένη λήθης τε καὶ κακίας πλησθεῖσα βαρυνθῇ, βαρυνθεῖσα δὲ πτερορρυήσῃ τε καὶ ἐπὶ τὴν γῆν πέσῃ, τότε νόμος ταύτην μὴ φυτεῦσαι εἰς μηδεμίαν θήρειον φύσιν ἐν τῇ πρώτῃ γενέσει, ἀλλὰ τὴν μὲν πλεῖστα ἰδοῦσαν εἰς γονὴν ἀνδρὸς γενησομένου φιλοσόφου ἢ φιλοκάλου ἢ μουσικοῦ τινος καὶ ἐρωτικοῦ ». La façon dont Plotin s’approprie ce passage du Phèdre pour introduire son exposé sur la dialectique est pour le moins étonnante. Alors que les trois expressions employées (ou les quatre, si nous dissocions les deux membres du dernier syntagme) – philosophou, philokalou et mousikou tinos kai erôtikou – semblent décrire trois (ou quatre) attributs d’un même type d’âme, à la fois amie de la sagesse, amie de la beauté, d’une certaine (tinos) manière musicienne et amante, Plotin voit trois types d’hommes, le musicien, l’amant et le philosophe. La qualité de musicien (mousikou tinos) que mentionne le Phèdre ne correspond sans doute pas à celle du poète imitateur, dont le type d’âme est relégué au sixième rang dans une hiérarchie descendante proposée par le mythe, mais plutôt au dialecticien qui arrive à saisir l’harmonie entre les Formes, leurs rapports de participation. La qualité d’amant ne semble pas plus associée à celle du séducteur qui recherche la beauté des corps et les plaisirs charnels, mais encore une fois au dialecticien qui poursuit les formes immatérielles de la beauté pour s’élever jusqu’au Beau en soi. Plotin ne nous semble donc pas fidèle à l’esprit du Phèdre et présente la conception courante, pour ne pas dire vulgaire, du musicien-poète et de l’amant. 119 – Qu’est-ce donc que la dialectique qu’il faut enseigner aussi au musicien et à l’amant ? – C’est bien sûr la disposition qui rend capable d’exprimer, par un discours concernant chaque chose, ce qu’elle est, en quoi elle diffère des autres et ce qu’elle a de commun avec elles; en quoi et où se situe chacune d’elles, et si elle est ce qu’elle est; et combien il y a d’êtres, et combien, au rebours, il y a de non-êtres qui diffèrent des êtres. La dialectique porte sur ce qui est bien et sur ce qui n’est pas bien, elle détermine combien de choses se rangent sous le bien, combien sous son contraire, elle s’intéresse aussi à ce qui est éternel et à ce qui ne l’est pas, par le moyen d’une science qui porte sur toutes choses et non par le moyen d’une opinion. Après avoir arrêté ses errances dans le sensible, elle s’établit dans l’intelligible où, là-bas, elle exerce son activité, en ayant écarté l’erreur et en nourrissant son âme dans la « plaine de la vérité », en ayant recours à la méthode de division de Platon, l’utilisant d’une part pour distinguer les formes, l’utilisant d’autre part pour déterminer ce qu’est chaque chose, d’autre part encore pour arriver aux genres premiers, en combinant grâce à l’intellect les choses qui en proviennent jusqu’à ce qu’elle ait parcouru la totalité de l’intelligible; puis, au rebours, en ayant recours à l’analyse elle revient au principe. Alors elle reste au repos, car elle est en repos tant qu’elle est là-bas, elle ne se préoccupe plus de rien et, parvenue en l’unité, elle peut contempler230. Plusieurs éléments de cette section permettent d’éclairer en amont la conception de l’intellection chez Proclus. La suite de l’exposé reprend plusieurs éléments de l’épistémologie aristotélicienne, telle qu’exposée dans l’Éthique à Nicomaque et dans les Seconds Analytiques, notamment la notion d’intelligence, définie comme source des principes de la science : – Mais d’où la dialectique tient-elle ses principes? – C’est l’Intellect qui donne ses principes évidents, à condition que l’âme puisse les recevoir. Ensuite elle réunit, relie et divise, jusqu’à ce qu’elle arrive à l’Intellect parfait. Platon dit, en effet, que la dialectique « est ce qu’il y a de plus pur dans l’intellect et dans la réflexion ». Ainsi, de toute nécessité, puisqu’elle est la disposition la plus précieuse parmi celles qui se trouvent en nous, elle concerne l’être et ce qu’il y 230 Plotin, Traité I, 3 [20], 4, 1-18: (trad. J.-M. Charrue) : « Τίς δὲ ἡ διαλεκτική, ἣν δεῖ καὶ τοῖς προτέροις παραδιδόναι; Ἔστι μὲν δὴ ἡ λόγῳ περὶ ἑκάστου δυναμένη ἕξις εἰπεῖν τί τε ἕκαστον καὶ τί ἄλλων διαφέρει καὶ τίς ἡ κοινότης· ἐν οἷς ἐστι καὶ ποῦ τούτων ἕκαστον καὶ εἰ ἔστιν ὅ ἐστι καὶ τὰ ὄντα ὁπόσα καὶ τὰ μὴ ὄντα αὖ, ἕτερα δὲ ὄντων. Αὕτη καὶ περὶ ἀγαθοῦ διαλέγεται καὶ περὶ μὴ ἀγαθοῦ καὶ ὅσα ὑπὸ τὸ ἀγαθὸν καὶ ὅσα ὑπὸ τὸ ἐναντίον καὶ τί τὸ ἀίδιον δηλονότι καὶ τὸ μὴ τοιοῦτον, ἐπιστήμῃ περὶ πάντων, οὐ δόξῃ. Παύσασα δὲ τῆς περὶ τὸ αἰσθητὸν πλάνης ἐνιδρύει τῷ νοητῷ κἀκεῖ τὴν πραγματείαν ἔχει τὸ ψεῦδος ἀφεῖσα ἐν τῷ λεγομένῳ ἀ λ η θ ε ί α ς π ε δ ί ῳ τὴν ψυχὴν τρέφουσα, τῇ διαιρέσει τῇ Πλάτωνος χρωμένη μὲν καὶ εἰς διάκρισιν τῶν εἰδῶν, χρωμένη δὲ καὶ εἰς τὸ τί ἐστι, χρωμένη δὲ καὶ ἐπὶ τὰ πρῶτα γένη, καὶ τὰ ἐκ τούτων νοερῶς πλέκουσα, ἕως ἂν διέλθῃ πᾶν τὸ νοητόν, καὶ ἀνάπαλιν ἀναλύουσα, εἰς ὃ ἂν ἐπ’ ἀρχὴν ἔλθῃ, τότε δὲ ἡσυχίαν ἄγουσα, ὡς μέχρι γε τοῦ ἐκεῖ εἶναι ἐν ἡσυχίᾳ, οὐδὲν ἔτι πολυπραγμονοῦσα εἰς ἓν γενομένη βλέπει. » 120 a de plus précieux. Comme réflexion, elle porte sur l’être et comme intellect, elle porte sur ce qui est au-delà de l’être231. L’exposé de Plotin sur la dialectique, dont nous avons cité quelques-uns des principaux extraits, présente une synthèse des théories et du vocabulaire conceptuel de Platon, au sujet de la dialectique, et d’Aristote, à propos de la sagesse. Le traitement de la science et de l’intuition intellectuelle, dans le reste de la tradition néoplatonicienne, jusqu’à l’interprétation de la noêsis meta logou dans le Commentaire de Proclus sur le Timée, cherchera à conjuguer ce double héritage. La suite de notre enquête s’intéressera directement à la notion de noêsis dans la tradition néoplatonicienne, par une étude qui cette fois ne s’intéressera pas aux formes de connaissance connexes à l’intellection accompagnée de raison – la dialectique chez Platon, la sagesse chez Aristote – mais à la pensée elle-même, dans sa dimension intuitive. Parmi d’autres, l’usage du terme epibolê dans la tradition néoplatonicienne permet d’imager l’acte intellectif au principe du discours scientifique, que l’on appelle celui dialectique ou sagesse. L’étude des différentes occurrences de cette notion permettra de mieux définir la nature de l’intuition intellectuelle dans la tradition platonico-aristotélicienne, et plus particulièrement dans le néoplatonisme. 4. L’intuition intellectuelle dans la tradition néoplatonicienne232 4.1 Remarques introductives sur l’intellection (ou l’intuition intellectuelle) L’intellection (noêsis), que Platon établit comme mode suprême de la connaissance au livre VI de la République, est tout aussi essentielle à la philosophie d’Aristote, qui en fait le principe de la connaissance scientifique. Une juste appréciation de la réflexion épistémologique de ces deux penseurs doit aller au-delà d’une simple opposition entre un idéalisme platonicien et un empirisme aristotélicien. De telles généralisations peuvent 231 Ibid., 5, 1-8 (trad. J.-M. Charrue) : « Ἀλλὰ πόθεν τὰς ἀρχὰς ἔχει ἡ ἐπιστήμη αὕτη; Ἢ νοῦς δίδωσιν ἐναργεῖς ἀρχάς, εἴ τις λαβεῖν δύναιτο ψυχῇ· εἶτα τὰ ἑξῆς καὶ συντίθησι καὶ συμπλέκει καὶ διαιρεῖ, ἕως εἰς τέλεον νοῦν ἥκῃ. Ἔστι γάρ, φησιν, αὕτη τ ὸ κ α θ α ρ ώ τ α τ ο ν ν ο ῦ κ α ὶ φ ρ ο ν ή σ ε ω ς . Ἀνάγκη οὖν τιμιωτάτην οὖσαν ἕξιν τῶν ἐν ἡμῖν περὶ τὸ ὂν καὶ τὸ τιμιώτατον εἶναι, φρόνησιν μὲν περὶ τὸ ὄν, νοῦν δὲ περὶ τὸ ἐπέκεινα τοῦ ὄντος. » 232 Cette sous-section reprend certains développements déjà présentés dans notre mémoire de maîtrise, Le Commentaire d’Asclépius à la Métaphysique d’Aristote (livre Alpha, chapitres 1 et 2). Introduction, traduction annotée et étude doctrinale, Québec, Université Laval (Faculté de philosophie), 2007, p. 81-95. 121 même constituer un obstacle à une compréhension authentique de ce qui unit et divise Platon et Aristote au sujet des principes de la connaissance. À ce propos, le problème de l’intellection s’avère une des meilleures occasions pour préciser les rapports doctrinaux entre leurs pensées. La question de l’intellect et de son acte, l’intellection, fut une des plus discutées dans l’histoire de la philosophie, du moins jusqu’à la fin du Moyen Âge. Étant donné le nombre impressionnant d’études qui y furent consacrées, notre contribution ne saurait être que modeste. Nous croyons toutefois qu’elle pourra nous familiariser avec certains aspects encore mal connus – notamment en raison de l’ignorance des sources grecques – de l’interprétation néoplatonicienne de la noétique. C’est par une étude de l’epibolê, un concept forgé par les commentateurs néoplatoniciens pour désigner l’intellection, que nous montrerons comment leur exégèse peut enrichir notre réflexion sur cet éternel problème en philosophie de la connaissance. Nos recherches ont porté principalement sur les commentateurs néoplatoniciens d’Aristote, plus particulièrement sur le Commentaire d’Asclépius (VIe siècle) sur la Métaphysique. Par conséquent, nous avons moins cherché à relever exhaustivement les occurrences de l’epibolê chez ses prédécesseurs, qu’à montrer en lui l’un des derniers maillons d’une longue « chaîne exégétique ». Puisque c’est par l’étude des Anciens que les penseurs néoplatoniciens en sont venus à forger de nouveaux concepts, nous présenterons d’abord les textes sources de Platon et d’Aristote où la notion d’epibolê est en germe, bien qu’elle ne soit pas littéralement exprimée. Nous définirons ensuite les deux principales acceptions de l’epibolê chez Plotin qui, le premier, a utilisé ce terme pour l’exégèse des doctrines platoniciennes. Nous poursuivrons notre enquête en abordant le Commentaire sur la Métaphysique de Syrianus, où l’epibolê désigne l’intellection des principes de la science, et en présentant certains extraits de la Théologie platonicienne de Proclus, chez qui l’epibolê devient un véritable pollachôs legomenon. Nous conclurons en commentant les occurrences de ce terme chez Asclépius qui, dans un contexte plus scolaire, fait figure de modeste, mais tout de même digne héritier de cette tradition néoplatonicienne. 122 4.2 L’intellection chez Platon et Aristote Il s’avère vain de chercher un sens technique à l’epibolê chez Platon et Aristote; à l’instar de leurs contemporains, ils ne connaissaient que les significations courantes du verbe epiballein et de ses dérivés : se jeter sur, lancer sur, poser sur, s’appliquer à, etc233. Par conséquent, notre enquête devra porter sur d’autres termes, à savoir la νόησις et le νοῦς, afin de cerner leurs thèses fondamentales sur l’intellection. Notons d’abord que ces deux termes connotent davantage la vision, contrairement à l’epibolê qui renvoie plutôt au toucher. Bien qu’un tel substantif tactile leur ait fait défaut pour figurer l’acte d’intellection, Platon et Aristote ont toutefois eu recours à des verbes, notamment haptesthai et thigganein, qui appartiennent au même champ lexical que l’epibolê. Tout comme celle-ci, ils connotent le toucher, la saisie, le contact. Nous verrons ultérieurement comment les commentateurs se serviront de ces outils conceptuels pour figurer, par voie d’analogie pourrait-on dire, l’intellection. Pour la tradition néoplatonicienne, notamment pour Proclus, le livre VI de la République constitue l’une des principales sources de la noétique platonicienne : Et maintenant, comprends-moi bien quand je parle de l’autre section de l’intelligible, celle qu’atteint le raisonnement lui-même par la force du dialogue; il a recours à la construction d’hypothèses sans les considérer comme des principes, mais pour ce qu’elles sont, des hypothèses, c’est-à-dire des points d’appui et des tremplins pour s’élancer jusqu’à ce qui est anhypothétique, jusqu’au principe du tout. Quand il l’atteint, il s’attache à suivre les conséquences qui découlent de ce principe et il redescend ainsi jusqu’à la conclusion, sans avoir recours d’aucune manière à quelque chose de sensible, mais uniquement à ces formes en soi, qui existent par elles-mêmes et pour elles-mêmes, et sa recherche s’achève sur ces formes234. Il faut porter une attention particulière au verbe atteindre, en italique dans le texte235, qui traduit le grec haptetai, que nous pouvons aussi rendre en français par le verbe toucher. 233 Cf. Bailly, Dictionnaire grec-français, p. 741. Platon, République, 511b-c (trad. G. Leroux), le verbe que nous traduisons par atteindre est également mis en italique dans le texte grec : « Τὸ τοίνυν ἕτερον μάνθανε τμῆμα τοῦ νοητοῦ λέγοντά με τοῦτο οὗ αὐτὸς ὁ λόγος ἅπτεται τῇ τοῦ διαλέγεσθαι δυνάμει, τὰς ὑποθέσεις ποιούμενος οὐκ ἀρχὰς ἀλλὰ τῷ ὄντι ὑποθέσεις, οἷον ἐπιβάσεις τε καὶ ὁρμάς, ἵνα μέχρι τοῦ ἀνυποθέτου ἐπὶ τὴν τοῦ παντὸς ἀρχὴν ἰών, ἁψάμενος αὐτῆς, πάλιν αὖ ἐχόμενος τῶν ἐκείνης ἐχομένων, οὕτως ἐπὶ τελευτὴν καταβαίνῃ, αἰσθητῷ παντάπασιν οὐδενὶ προσχρώμενος, ἀλλ’ εἴδεσιν αὐτοῖς δι’ αὐτῶν εἰς αὐτά, καὶ τελευτᾷ εἰς εἴδη. » 235 Le caractère italique est toujours de nous. 234 123 Notons que pour un penseur néoplatonicien, qui voit dans ce passage la preuve d’une distinction, voire d’une séparation, entre le monde intelligible et son principe anhypothétique, le verbe haptesthai peut avoir deux significations: soit, pour la première occurrence, l’intuition des intelligibles, soit, pour la seconde, la saisie du principe anhypothétique, à savoir le Bien. Nous pouvons présumer que Plotin a vu dans ce passage la justification textuelle lui permettant d’utiliser une seule métaphore tactile, à savoir l’epibolê, pour illustrer à la fois l’intuition proprement intellective et la saisie du premier principe. Dans le cas d’Aristote, nous disposons peut-être de plus d’extraits traitant de l’intellection, mais chacun d’eux pose ses propres difficultés d’interprétation, notamment en raison du style elliptique propre au Stagirite. Notons qu’à l’exception du livre Λ de la Métaphysique et du De anima, la noêsis, qui connote l’aspect dynamique de l’intellection, apparaît plus rarement que le nous. Il se contente parfois même de cette expression qui n’a cessé de troubler ses commentateurs : nous tôn archôn236 (intelligence des principes). Comment interpréter le substantif nous qui, contrairement à la noêsis, connote moins l’action, le processus de la connaissance, mais renvoie plutôt au sujet de cet acte. Bien qu’il soit privé d’un substantif tactile pour désigner la saisie des principes par l’intellect, Aristote se sert toutefois, à l’instar de Platon, de verbes qui connotent le toucher. Au chapitre 10 du livre Θ de la Métaphysique, Aristote affirme que « le vrai, c’est saisir (thigein) et énoncer ce qu’on saisit237 ». Notons que le verbe thigein, la forme aoriste de thigganein, est un synonyme d’haptesthai, qui apparaît au livre VI de la République. Cet aperçu des noétiques de Platon et d’Aristote nous force à reconnaître que l’élève, du moins par son vocabulaire, ne s’est pas tant éloigné du maître. Certes, les étapes, propres à chacun d’eux, qui mènent à l’intellection semblent irréconciliables. Tandis que la sensation est la condition sine qua non de la connaissance pour Aristote, que c’est du composé sensible que l’âme doit abstraire une forme intelligible, pour Platon, la sensation n’est que l’ « occasion » d’une remontée de l’âme vers l’intelligible, qui lui, demeure intrinsèquement séparé du monde sensible. Cela dit, le terme de l’abstraction 236 237 Aristote, Seconds Analytiques, II, 19, 100b12. Aristote, Métaphysique, Θ, 10, 1051b24. 124 aristotélicienne, tout comme le sommet de la remontée platonicienne, est mutatis mutandis le même, à savoir l’intellection. Ainsi, les commentateurs néoplatoniciens, en cherchant à harmoniser les doctrines de Platon et d’Aristote, seront en droit d’employer une seule expression, l’epibolê, pour désigner un acte d’intellection qui leur est somme toute commun. 4.3 L’intuition dans les Ennéades de Plotin238 Pour trouver les premières occurrences philosophiques de l’epibolê, il faut attendre la Lettre à Hérodote d’Épicure239 et, quelques siècles plus tard, les écrits de Philon d’Alexandrie240. Ce n’est toutefois qu’au IIIe siècle apr. J.-C. que Plotin appliquera ce terme à la noétique platonicienne. On relève seize occurrences du substantif epibolê dans les Ennéades, en ne tenant compte ni des dérivés du verbe epiballein, ni des synonymes tels prosbolê (qui se distingue seulement par son préfixe pros-). Doit-on dès lors attribuer une pluralité de significations à l’epibolê plotinienne ? Notre étude des seize occurrences nous a permis d’identifier au moins trois sens techniques de l’epibolê dans les Ennéades, que nous désignons ainsi : 1. la saisie de l’Un, 2. l’intuition proprement intellective, 3. l’intuition sensible qui produit l’opinion (doxa)241. 4.3.1 La saisie de l’Un Au chapitre 39 du Traité VI, 7 [38], on retrouve pour une des rares fois dans les Ennéades le syntagme haplê epibolê. L’epibolê, qualifiée ici de simple (haplê), y désigne l’acte par lequel le premier principe entre en contact avec lui-même, dans un rapport à soi au-delà de la pensée. Rappelons que Plotin, dans le cadre d’une métaphysique de l’émanation, cherche à savoir si le premier principe se « connaît lui-même » et si oui, de quelle manière. 238 Les analyses de cette sous-section sont en partie reprises et poursuivies dans l’ARTICLE I. Cf. J. M. Rist, Plotinus. The Road to Reality, Cambridge, Cambridge University Press, 1967, p. 49-50. 240 Bien que la doctrine philosophique de Philon soit d’inspiration platonicienne, ce n’est pas dans le cadre d’une exégèse de Platon qu’il emploie le terme epibolê. Certains commentateurs croient même que l’epibolê n’a pas chez lui un sens technique. Cf. J. M. Rist, op.cit., p. 49. 241 Il ne sera pas question de ce dernier genre d’epibolê dans cette étude. Notons toutefois qu’elle apparaît au tout début du Traité III, 7 [45], 1, 4. 239 125 Afin de faire nôtre la réflexion plotinienne, nous devons préciser quelles nuances sémantiques distinguent la connaissance de la saisie. La connaissance, à proprement parler, nécessite une dualité que l’Un n’a pas et ne doit pas avoir. Nous ne pourrions qu’improprement lui accorder la connaissance de soi, puisqu’il faudrait dès lors poser en lui un sujet et un objet, et donc une multiplicité qui, par stipulation, lui est étrangère. Mais peut-on parler d’une saisie du premier principe ? Bien qu’il ne puisse se connaître sous le mode d’une division sujet/objet, ce qui est le propre de l’Intellect, l’Un peut-il se saisir préintellectuellement dans son unité ? À nouveau, il faudrait une distance entre ce qui saisit et ce qui est saisi, et donc une certaine forme de dualité, de multiplicité242. C’est une tangente que semble parfois prendre Plotin, bien que le postulat de l’unité absolue de son premier principe l’amène à se raviser : Et si le Bien se suffit à lui-même avant la pensée, se suffisant alors à lui-même pour être Bien, on peut dire qu’il n’aura pas besoin de la pensée de lui-même, en sorte qu’en tant que Bien, il ne se pense pas lui-même. – Mais alors, par quel moyen se pensera-t-il lui-même ? Ne pourrait-on pas dire que rien d’autre ne s’ajoutera à lui, mais qu’il aura une sorte de toucher immédiat de lui-même ? – Pourtant, puisqu’il n’a aucune sorte de distance ou de différence par rapport à lui-même, cet acte de se toucher lui-même, que peut-il être d’autre, sinon luimême243 ? Il appert donc que l’Un, ou le Bien, peut d’une certaine manière se saisir, se toucher, à la condition d’exclure, par un tour de force de l’imagination, toute connotation dualiste de ces verbes. Rappelons que pour Plotin et les mystiques qui s’inspireront de sa pensée, le langage ne peut qu’approximativement décrire l’expérience unitive. C’est en ayant à l’esprit cette mise en garde qu’il faut aborder ce passage du Traité III, 9 [13], où certaines expressions, prises littéralement, font croire à une dualité au sein même de l’Un, ce que la métaphysique plotinienne ne peut évidemment pas admettre : « – Ne se pense-t-il pas luimême ? – Oui, si se posséder soi-même voulait dire penser; mais la possession de soi242 Le prédicat de la multiplicité ne peut en aucun cas être attribué à l’Un selon l’exégèse plotinienne du Parménide : « Mais, en l’appelant l’Un dans ses écrits, il [Parménide] encourait un reproche, puisque ce prétendu un se trouve multiple. Le Parménide de Platon est plus exact; il distingue le premier un, ou un au sens propre, le second un, qui est une unité multiple, et le troisième qui est unité et multiplicité. » Plotin, Traité V, 1 [10], 8, 23-26 (trad. É. Bréhier). 243 Plotin, Traité VI, 7 [38], 38, 22-39, 3 (trad. P. Hadot) : « Εἰ δ’ ἔστι πρὸ τῆς νοήσεως τὸ ἀγαθὸν αὔταρκες, αὔταρκες ὂν αὐτῷ εἰς ἀγαθὸν οὐδὲν ἂν δέοιτο τῆς νοήσεως τῆς περὶ αὐτοῦ· ὥστε ᾗ ἀγαθὸν οὐ νοεῖ ἑαυτό. Ἀλλὰ ᾗ τί; Ἢ οὐδὲν ἄλλο πάρεστιν αὐτῷ, ἀλλ’ ἁπλῆ τις ἐπιβολὴ αὐτῷ πρὸς αὐτὸν ἔσται. Ἀλλὰ οὐκ ὄντος οἷον διαστήματός τινος οὐδὲ διαφορᾶς πρὸς αὐτὸ τὸ ἐπιβάλλειν ἑαυτῷ τί ἂν εἴη ἢ αὐτό. » 126 même n’est pas la pensée; penser, c’est contempler le Premier244. » Afin d’élucider le sens de cette dernière phrase, « penser, c’est contempler le Premier », il faut revenir au Traité VI, 7 [38], où Plotin distingue, du moins conceptuellement, deux Intellects : l’un qui contemple les Formes – et qui constitue avec elles le monde intelligible – et l’autre, nommé Intellect aimant, qui se retourne vers son principe, à savoir l’Un. Plotin peut difficilement concevoir la conversion de ce qui émane du premier principe comme une connaissance, au risque de revenir à l’opposition sujet/objet, celle qui définit précisément le rapport de l’autre Intellect à l’égard des Idées. Il serait donc plus approprié de parler d’une saisie préintellective du principe, une saisie à l’origine de la conversion de ce qui émane du Bien et de la formation de la seconde hypostase. De ces deux Intellects, c’est donc l’Intellect aimant qui, conceptuellement parlant, est mis en contact avec son principe par une « saisie simple ». Cependant, pouvons-nous nettement distinguer l’Intellect aimant de l’Un luimême ? Est-ce l’Intellect aimant en tant que nature distincte de l’Un qui saisit son principe, ou est-ce plutôt l’Un qui se saisit lui-même dans la « figure » de l’Intellect aimant245. Tout comme Pierre Hadot, nous n’arrivons pas à fournir une solution définitive à ce problème. 4.3.2 L’intuition proprement intellective C’est au Traité VI, 3 [44] qu’apparaît une autre des plus significatives occurrences de l’epibolê. Alors qu’au Traité VI, 7 [38], le contexte était propre à la théorie plotinienne de l’émanation, la réflexion se veut cette fois plus épistémologique : il s’agit, en fait, de la célèbre critique de la doctrine aristotélicienne des catégories. Le vocabulaire qu’y emploie Plotin, sans doute pour se trouver à armes égales avec son adversaire, est résolument plus aristotélicien. Il ne faut donc pas s’étonner qu’il y fasse abstraction de la relation entre la seconde et la première hypostase. Inutile dès lors de préciser que la signification de l’epibolê ne pourra plus être la même qu’au Traité VI, 7 [38] : La sensation comme l’intelligence indiquent bien que des choses sont différentes, mais sans en donner de raison, la sensation, parce que la raison ne lui appartient pas et qu’elle se borne à donner des indications différentes, 244 Plotin, Traité III, 9 [13], 9, 5-7 (trad. É. Bréhier). Nous sommes tributaire de la fine analyse de l’Intellect aimant faite par P. Hadot dans le commentaire qui fait suite à sa traduction du Traité VI, 7 [38]. Cf. p. 342. 245 127 l’intelligence, parce qu’elle est toute simple en ses intuitions et n’use pas de raisonnements pour déclarer que tel objet est tel objet246. C’est cette acception de l’epibolê, que nous avons qualifiée de proprement intellective, qui sera reprise, via Syrianus, par Proclus et les commentateurs néoplatoniciens d’Aristote. Elle deviendra alors un lieu commun de l’exégèse pour désigner la saisie des intelligibles, ou en des termes plus aristotéliciens, des principes de la science. Avant de passer à l’analyse de l’epibolê chez les néoplatoniciens postérieurs à Plotin, il nous apparaît essentiel d’apporter une solution à ce problème de traduction laissé en suspens : par quel terme devons-nous traduire l’epibolê ? En français, mais aussi en anglais, l’intuition connote la dualité, une relation entre un sujet pensant et un objet pensé. Ce n’est donc pas ce terme qui convient, à notre avis, pour désigner le rapport de l’Un à luimême qui est, rappelons-le, au-delà de la pensée. Dans ce cas, nous optons, à la suite de Pierre Hadot, pour le terme saisie qui connote un aspect moins cognitif, où subsiste encore, toutefois, une trace de dualité247. Cependant, lorsque Plotin emploie l’epibolê dans le contexte plus aristotélicien du Traité VI, 3 [44], le terme intuition peut convenir pour traduire epibolê, qui signifie étymologiquement, à l’instar du latin intueor, « appliquer sa pensée sur ». Par ailleurs, les traducteurs d’Aristote rendent parfois le nous tôn archôn des Seconds Analytiques par intuition des principes248. Nous pourrions également nous demander pourquoi l’epibolê est parfois qualifiée de simple (haplê) par Plotin ? Son sens en est-il modifié lorsqu’elle apparaît sans cet attribut ? Davantage que ses épithètes, c’est généralement le contexte où ce terme se rencontre qui détermine sa signification. Précisons toutefois que l’haplê epibolê ne peut désigner que la saisie du premier principe ou l’intuition proprement intellective, car seuls les « objets » de ces deux « actes », à savoir l’Un et l’intelligible, sont simples. 246 Plotin, Traité VI, 3 [44], 18, 12 (trad. É. Bréhier) : « Ἀλλὰ γάρ, ὅτι ἕτερα, ἡ αἴσθησις ἢ ὁ νοῦς ἐρεῖ, καὶ οὐ δώσουσι λόγον, ἡ μὲν αἴσθησις, ὅτι μηδ’ αὐτῆς ὁ λόγος, ἀλλὰ μόνον μηνύσεις διαφόρους ποιήσασθαι, ὁ δὲ νοῦς ἐν ταῖς αὐτοῦ ἐπιβολαῖς ἁπλαῖς καὶ οὐ λόγοις χρῆται πανταχοῦ, ὡς λέγειν ἕκαστον τόδε τόδε. » 247 Le terme saisie ne rend toutefois pas le sens étymologique de l’epibolê. Une alternative serait de traduire par projection, dont la signification étymologique – un jet vers – s’apparente à l’epibolê, en gardant toutefois à l’esprit que ce terme, dans son usage courant, connote plutôt l’extériorisation que l’union et évoque peutêtre davantage la dualité que le mot saisie. 248 Cf. P.C. Biondi, Aristotle. Posterior Analytics II. 19, p. 11. 128 4.4 L’intuition dans les Commentaires de Syrianus 4.4.1 Le Commentaire sur la Métaphysique Pour relever d’autres occurrences significatives de l’epibolê, il faut attendre le Ve siècle et les commentaires des représentants de l’École d’Athènes249. Syrianus, le maître de Proclus, a repris la notion d’epibolê, directement ou indirectement de Plotin250, dans son Commentaire sur la Métaphysique d’Aristote. Étant donné l’objet de l’exégèse, à savoir la doctrine aristotélicienne, nous pouvons dès lors présumer que l’epibolê y désignera l’intuition proprement intellective des principes. L’epibolê apparaît tout au début du commentaire de Syrianus au livre B, où Aristote soulève différentes apories relativement à la science recherchée (hê zêtoumenê epistêmê), c’est-à-dire la philosophie première, et à son objet : La sagesse, dit-il, enquête-t-elle seulement sur les substances des choses ou aussi sur leurs accidents essentiels. Nous disons qu’elle enquête et sur les substances et sur les choses qui lui appartiennent ainsi : c’est par l’analyse qu’elle saisit les principes de l’étant, par la division et la définition qu’elle contemple les substances de toutes choses, par la démonstration qu’elle fait des syllogismes sur ce qui appartient essentiellement aux substances. Mais tout cela ne s’applique pas aux substances les plus simples et proprement intelligibles, qui sont un tout qui est ce qu’il est (c’est pourquoi elles ne sont ni définissables ni démontrables, mais seulement contemplées par une intuition, comme il l’affirme lui-même à de nombreux endroits en disant : « l’intellect soit touche, soit non » et le divin Platon « ce qui peut-être contemplé seulement par le pilote de l’âme »), mais aux substances intermédiaires, qui sont démontrables par les choses qui leur appartiennent251. Cet extrait est en quelque sorte une synthèse des principaux concepts épistémologiques d’Aristote. Pour résumer le propos de Syrianus, on doit rappeler que selon le livre VI de 249 Bien que le terme epibolê apparaisse dans les œuvres de Jamblique, il désigne principalement une intuition divine que nous ne pouvons identifier ni à la saisie de l’Un, ni à l’intuition proprement intellective. 250 Jamblique, dans ses commentaires perdus aux traités d’Aristote, reprenait peut-être l’acception de l’epibolê qui désigne l’intuition proprement intellective. 251 Syrianus, In metaphysica, 4, 24-24 (notre traduction) : « Ἡ σοφία, φησί, πότερον τὰς οὐσίας μόνας ἐπισκέπτεται τῶν πραγμάτων ἢ τὰ καθ’ αὑτὰ συμβεβηκότα; φήσομεν ὅτι καὶ τὰς οὐσίας καὶ τὰ οὕτως ὑπάρχοντα, διὰ μὲν τῆς ἀναλυτικῆς τὰς ἀρχὰς τοῦ ὄντος λαμβάνουσα, διὰ δὲ τῆς διαιρετικῆς καὶ τῆς ὁριστικῆς τὰς οὐσίας τῶν πάντων θεωροῦσα, διὰ δὲ τῆς ἀποδεικτικῆς τὰ καθ’ αὑτὰ ταῖς οὐσίαις ὑπάρχοντα συλλογιζομένη. τοῦτο δὲ οὐκ ἐν ταῖς ἁπλουστάταις καὶ κυρίως νοηταῖς οὐσίαις, αἳ πᾶν ὅπερ εἰσὶ τοῦτό εἰσι (διὸ μήτε ὁρισταὶ μήτε ἀποδεικταὶ γίγνονται, μόνῃ δὲ ἐπιβολῇ θεωροῦνται, καθά φησιν αὐτός τε πολλαχοῦ λέγων· ‘ὁ δὲ νοῦς εἴτε ἔθιγεν ἢ οὔ’, καὶ ὁ θεῖος Πλάτων· “ψυχῆς κυβερνήτῃ μόνῳ νῷ θεατή”), ἀλλ’ ἐν ταῖς μέσαις οὐσίαις, αἳ καὶ ἀποδεικταί εἰσι κατὰ τὰ ὑπάρχοντα ἑαυταῖς. » 129 l’Éthique à Nicomaque, la sagesse (hê sophia) comprend d’une part la science (hê epistêmê), qui procède de manière discursive – Syrianus mentionne que la science analyse, divise, définit les substances et démontre ses attributs essentiels –, et d’autre part l’intelligence (ho nous), qui est une saisie immédiate de la substance. En différenciant la science de l’intelligence, Syrianus distingue du même coup deux types de substances : les substances intermédiaires, qui sont l’objet de la science discursive, et les substances simples et proprement intelligibles, qui sont l’objet de l’intelligence. Dans ce cadre épistémologique, l’acte de saisie de la substance, à savoir l’epibolê, est donc préalable et nécessaire à tout exercice de la science. Par ailleurs, Syrianus n’attribue pas dans cet extrait la simplicité à l’epibolê ellemême, mais à son objet, la substance (tais aploustatais…ousiais). Néanmoins, puisque dans la connaissance intellectuelle, il y a identité entre le sujet, l’objet et l’acte, l’epibolê – à savoir l’acte – pourra être dite simple. C’est d’ailleurs ce que confirme Werner Beierwaltes, qui a consacré plusieurs études à la pensée de Proclus, dans Denken des Einen: « Dans l’être simple, sans parties et invariable, qui est donc seulement saisi adéquatement par des intuitions simples (einfachen Hinblick), c’est-à-dire par une pensée […] qui (das Sein) reste totalement en lui-même, parce que ce qui pense et ce qui est pensé forment, dans la dimension de la pensée pure, une identité dynamique252. » L’epibolê dont il est ici question est manifestement celle que nous avions désignée comme proprement intellective : elle ne renvoie donc plus à la saisie de l’Un chez Plotin. 4.4.2 Le Commentaire sur le Phèdre Dans l’extrait précédent, Syrianus citait ce fameux passage du Phèdre (247c) : « <l’essence> que seul est capable de voir le pilote de l’âme, l’intelligence ». Le seul commentaire antique sur le Phèdre que nous ayons, bien qu’il soit attribué à Hermias par les manuscrits, s’avère en fait la rédaction apo phonês253 – littéralement de la voix de – du 252 W. Beierwaltes, Denken des Einen. Studien zur neuplatonischen Philosophie und ihrer Wirkungsgeschichte, Frankfurt am Main, Klostermann, 1985, p. 271-272 : « in das einfache, teillose, invariable Sein, welches auch nur durch den einfachen Hinblick (aplais epibolais, adiectionibus…velut autopticis) adäquat erfaßbar ist, […] ganz bei ihr selbst bleibt, weil Denkendes und Zu-Denkendes in der Dimension des reinen Denkens eine dynamische Identität ausmachen. » 253 Sur cette notion relative à la tradition de l’enseignement et du commentarisme dans l’Antiquité, voir M. Richard, « Ἀπὸ φωνῆς », Byzantion, 20 (1950), p. 191-222. 130 cours de son maître Syrianus. Ce commentaire nous intéresse d’autant plus qu’on y relève plusieurs occurrences du syntagme epibolê haplê. Nous constatons dans ce commentaire que l’expression epibolê ne désigne plus que l’intuition proprement intellective. Hermias précise que l’on « saisit les Idées par des intuitions simples et non de manière discursive254 ». Comment expliquer que pour l’exégèse d’un dialogue des plus inspirés, le commentateur emploie le vocabulaire résolument prosaïque de l’épistémologie aristotélicienne pour expliciter la noétique de Platon ? Notre hypothèse est la suivante. C’est, à notre avis, l’étude que les néoplatoniciens ont faite de l’épistémologie d’Aristote, contenue notamment dans le De anima, la Métaphysique, l’Éthique à Nicomaque et les Seconds Analytiques, qui leur a permis de mieux comprendre et d’expliciter la fonction de l’Intellect dans les dialogues de Platon, dont le Phèdre, en la distinguant de la fonction discursive de l’âme, à l’œuvre dans les sciences. C’est pourquoi les commentateurs, dans un effort de clarification s’achevant dans une harmonisation des doctrines anciennes, en sont venus à désigner par une même expression, l’epibolê, l’acte d’intellection chez Platon et Aristote. 4.5 L’intuition dans la pensée de Proclus Notre étude du corpus proclien, bien qu’elle ne se veuille pas exhaustive – nous y retrouvons près de 200 occurrences du substantif epibolê –, nous a permis de dégager quatre acceptions techniques de l’epibolê : l’intuition divine, l’intuition proprement intellective (également dite humaine [anthropinê] par opposition à la première), l’intuition discursive et l’intuition sensible. Nous nous concentrerons sur les deux premières qui ont pour objet soit l’intelligible (pour l’intuition proprement intellective), soit ce qui est au-delà ou au sommet de l’intelligible (pour l’intuition divine). L’introduction dans le système de Proclus d’intermédiaires entre l’Intellect et l’Un, nommément les hénades, ne nous permet pas de voir une parfaite adéquation entre la saisie de l’Un – par l’Intellect aimant ou par lui- 254 Hermias, In Pheadrum, 85, 6-7 (notre traduction). 131 même – chez Plotin et l’intuition divine255 chez Proclus. Ce dernier héritera cependant de l’epibolê qui désigne l’intuition proprement intellective256. L’epibolê divine se laisse difficilement saisir chez Proclus, en raison principalement du caractère éclectique de sa pensée. Cette intuition n’est pas le propre du philosophe : elle peut également être attribuée aux poètes qui, tel Homère, sont directement inspirés par les dieux. De plus, la complexité du monde intelligible chez Proclus, l’introduction de nouvelles « strates » ontologiques, fait en sorte que le rapport de l’Intellect à l’Un n’est plus immédiat, contrairement à ce que présentait le système de Plotin. À quel niveau de la hiérarchie intelligible devons-nous situer l’intuition divine en considérant qu’il y des dieux sur tous les plans ? C’est un problème qui demanderait une enquête approfondie sur le concept de divinité chez Proclus. Nous nous limiterons ici, en reprenant la question de l’intellection divine plus loin dans cette étude, à un extrait de la Théologie platonicienne où il est question de ces deux types d’intuition : divine et proprement intellective. Au troisième chapitre du livre I, Proclus précise que ce n’est pas par l’intuition (epibolê) que l’âme « saisit » l’Un, mais plutôt par sa simple existence (hê huparxis) : Quant à la considération qui regarde l’intellect, avec les formes et les genres qu’il contient, Platon la juge seconde par rapport à la science qui traite des dieux eux-mêmes, et il pense qu’elle atteint des formes encore intelligibles et qui peuvent êtres connues par l’âme par une saisie intuitive, tandis que, au contraire, la science qui lui est supérieure, recherche au sujet des existences indicibles et inexprimables la manière dont elles se distinguent les unes d’avec les autres et dont elles émergent d’une unique cause. De là vient, je crois, que c’est la fonction proprement intellective de l’âme qui est capable de saisir les formes de l’intellect et les différences qu’elles comportent, et que c’est le sommet de l’intellect et, comme l’on dit, sa fleur et son existence pure qui s’unit aux hénades de tout ce qui existe et, par leur intermédiaire, à cette Unité cachée de toutes les hénades divines. Car il y a en nous plusieurs pouvoirs de connaissance, mais c’est celui-là seul qui nous permet d’entrer naturellement en 255 Cette intuition divine, que nous ne retrouvons pas chez Plotin, est sans doute un héritage de Jamblique, qui dans la Vie de Pythagore (ch. 25, section 112, ligne 11), parle d’une intuition divine, supérieure à l’intuition humaine. 256 Quant à l’intuition discursive et à l’intuition sensible, la première est vraisemblablement une création de Proclus alors que la seconde est une reprise de Plotin. Cette epibolê serait peut-être même la reprise plotinienne de l’epibolê épicurienne. Cf. J. M. Rist, Plotinus : The Road to Reality, p. 49 (c’est une thèse que Rist ne soutient pas ouvertement, mais que nous pouvons extrapoler de ses analyses). 132 relation avec le divin et d’en participer. En effet, la classe des dieux n’est appréhendée ni par la sensation […], ni par l’activité de l’intelligence assistée de la raison, car ce genre de connaissance est relatif aux êtres réellement êtres, tandis que la pure existence des dieux surmonte le domaine de l’être et se définit par cette unité elle-même, qui se rencontre dans l’ensemble de ce qui existe. Si donc le divin peut être connu de quelque manière, il reste que ce soit par la pure existence de l’âme qu’il soit saisi et, par ce moyen, connu pour autant qu’il peut l’être257. Dans ce passage, Proclus cherchait peut-être à répondre à cette question posée par Plotin au Traité III, 8 [30] : « mais par quelle sorte d’impression pouvons-nous saisir d’un coup ce qui dépasse la nature de l’intelligence ? – Expliquons-le, autant qu’il est possible : par ce qui, en nous, est semblable à ce principe répondrons-nous258. » Plotin tente d’apporter une réponse à sa propre interrogation, mais à défaut d’avoir un concept pour désigner ce par quoi nous saisissons l’Un, il se contente de paraphrases telles « il y a en nous quelque chose de lui » et « en lui présentant ce qui, en nous, est capable de le recevoir ». Plotin ne dispose pas du concept d’huparxis (existence) qui chez Proclus deviendra le mode de saisie de l’Un. Il appert donc que Proclus, dans l’extrait cité de la Théologie platonicienne, reprend le questionnement de Plotin, en synthétisant toutefois les paraphrases plotiniennes en ce seul concept : l’huparxis. Dans cet extrait de la Théologie platonicienne, l’epibolê désigne la saisie intuitive des intelligibles, donc un niveau inférieur à la saisie de l’Un. Par contre, les termes employés pour décrire la saisie de l’Un, pour expliciter le concept d’huparxis, participent au même champ lexical que l’epibolê; en effet, Proclus parle notamment d’un toucher unitif (sunaptesthai). Rappelons-nous que c’est ce même verbe, le préfixe συν en moins, 257 Proclus, Théoogie platonicienne, I, 14, 21-15, 17 (trad. H. D. Saffrey et L. G. Westerink) : « τὴν δὲ περὶ νοῦν καὶ τὰ εἴδη καὶ τὰ γένη τοῦ νοῦ στρεφομένην θεωρίαν δευτέραν εἶναι τῆς περὶ αὐτῶν τῶν θεῶν πραγματευομένης ἐπιστήμης· καὶ ταύτην μὲν ἔτι νοητῶν ἀντιλαμβάνεσθαι καὶ τῇ ψυχῇ δι’ ἐπιβολῆς γινώσκεσθαι δυναμένων εἰδῶν, τὴν δὲ ταύτης ὑπερέχουσαν ἀρρήτων καὶ ἀφθέγκτων ὑπάρξεων μεταθεῖν τήν τε ἐν ἀλλήλαις [αὐτῶν] διάκρισιν καὶ τὴν ἀπὸ μιᾶς αἰτίας ἔκφανσιν. Ὅθεν οἶμαι καὶ τῆς ψυχῆς τὸ μὲν νοερὸν ἰδίωμα καταληπτικὸν ὑπάρχειν τῶν νοερῶν εἰδῶν καὶ τῆς ἐν αὐτοῖς διαφορᾶς, τὴν δὲ ἀκρότητα τοῦ ν ο ῦ καί, ὥς φασι, τὸ ἄ ν θ ο ς καὶ τὴν ὕπαρξιν συνάπτεσθαι πρὸς τὰς ἑνάδας τῶν ὄντων καὶ διὰ τούτων πρὸς αὐτὴν τὴν πασῶν τῶν θείων ἑνάδων ἀπόκρυφον ἕνωσιν. Πολλῶν γὰρ ἐν ἡμῖν δυνάμεων οὐσῶν γνωριστικῶν, κατὰ ταύτην μόνην τῷ θείῳ συγγίνεσθαι καὶ μετέχειν ἐκείνου πεφύκαμεν· οὔτε γὰρ αἰσθήσει τ ὸ θ ε ῶ ν γ έ ν ο ς ληπτόν, […] οὔτε ν ο ή σ ε ι μ ε τ ὰ λ ό γ ο υ , τῶν γὰρ ὄντως ὄντων εἰσὶν αἱ τοιαῦται γνώσεις, ἡ δὲ τῶν θεῶν ὕπαρξις ἐ π ο χ ε ῖ τ α ι τοῖς οὖσι καὶ κατ’ αὐτὴν ἀφώρισται τὴν ἕνωσιν τῶν ὅλων. Λείπεται οὖν, εἴπερ ἐστὶ καὶ ὁπωσοῦν τὸ θεῖον γνωστόν, τῇ τῆς ψυχῆς ὑπάρξει καταληπτὸν ὑπάρχειν καὶ διὰ ταύτης γνωρίζεσθαι καθ’ ὅσον δυνατόν. » 258 Plotin, Traité III, 8 [30], 9, 20-22 (trad. É. Bréhier). 133 qu’employait Platon dans la République pour parler de la connaissance des intelligibles et de la saisie du principe anhypothétique. Proclus ne peut faire autrement qu’employer à nouveau un vocabulaire dualiste pour expliciter ce qu’il entend par la notion huparxis, qui connote, si on la compare avec le concept epibolê, d’un progrès vers une plus grande proximité avec le principe. L’epibolê est un terme équivoque employé par les néoplatoniciens pour désigner l’activité de l’âme à différents niveaux ontologiques. Précisons toutefois que lorsque Proclus parle de l’intuition simple (haplê epibolê), il désigne un niveau inférieur à l’union avec le premier principe, pour laquelle il privilégie l’huparxis : Donc, il [Parménide] soutient dans le même temps et que les connaissances et que tous les instruments de connaissance restent loin derrière la supériorité de l’Un, et il achève enfin de belle façon sur l’ineffabilité du dieu qui est au-delà de tout. En effet, après les activités de la science et les saisies de l’intellect (tas noeras epibolas), vient l’union avec l’inconnaissable259. Dans ce traité, l’union avec l’inconnaissable n’est donc plus désignée, comme elle l’était chez Plotin, par l’epibolê. La Vie de Proclus, rédigée par son successeur Marinus, abonde dans ce sens. En effet, l’epibolê y désigne l’intuition proprement intellective, et non une forme d’union avec le divin, ce qu’une des acceptions de ce terme pouvait désigner dans les Ennéades de Plotin : « il n’en acquérait plus la science par raisonnement discursif et démonstratif, mais contemplait comme par une vue, grâce aux saisies simples de son activité intellective, les modèles contenus dans l’Intellect divin260. » C’est cette acception de l’epibolê, que nous 259 Proclus, Théologie platonicienne, II, 12, 73, 11-16 (trad. H. D. Saffrey et L. G. Westerink) : « Καὶ τὰς γνώσεις τοίνυν καὶ τὰ τῶν γνώσεων ὄργανα πάντα τῆς τοῦ ἑνὸς ὑπεροχῆς ἀπολείπεσθαι κατὰ τὸν αὐτὸν χρόνον διατείνεται, καὶ τελευτᾷ δὴ καλῶς εἰς τὸ ἄρρητον τοῦ πάντων ἐπέκεινα θεοῦ. Μετὰ γὰρ τὰς κατ’ ἐπιστήμην ἐνεργείας καὶ τὰς νοερὰς ἐπιβολὰς ἡ πρὸς τὸ ἄγνωστον ἕνωσίς ἐστιν. » 260 Marinus, Proclus ou Sur le bonheur, § 22, 9-12 (trad. H. D. Saffrey et A.-Ph. Segonds) : « οὐκέτι μὲν διεξοδικῶς καὶ ἀποδεικτικῶς συλλογιζόμενος αὐτῶν τὴν ἐπιστήμην, ὥσπερ δὲ ὄψει, ἁπλαῖς ἐπιβολαῖς τῆς νοερᾶς ἐνεργείας θεώμενος τὰ ἐν τῷ θείῳ νῷ παραδείγματα. » Notons que la leçon du texte de l’édition de Saffrey et Segonds pour le syntagme ἁπλαῖς ἐπιβολαῖς τῆς νοερᾶς ἐνεργείας est distinct de celle de l’édition italienne de ce même ouvrage (nous mettons ces termes en caractère italique) : « οὐκέτι μὲν διεξοδικῶς καὶ ἀποδεικτικῶς συλλογιζόμενος αὐτῶν τὴν ἐπιστήμην, ὥσπερ δὲ ὄψει, ἁπλαῖς ἐπιβολαῖς ταῖς <τε> νοεραῖς ἐνεργείαις θεώμενος τὰ ἐν τῷ θείῳ νῷ παραδείγματα », dans Marino di Neapoli. Vita di Proclo, édité par R. Masullo, Naples, D'Auria, 1985, l. 532-535 (c’est encore l’édition que fournit la version électronique du Thesaurus linguae graecae). 134 avons vue présente chez Plotin et Proclus, qui sera reprise par les commentateurs néoplatoniciens d’Aristote. Pour conclure à propos de Proclus, rappelons que par une intuition supérieure à celle que nous avions qualifiée de proprement intellective, nous pouvons saisir les hénades, qui sont les représentantes de l’Un, et donc nous élever légèrement au-dessus de l’intelligible; mais ce n’est plus, dans son système, par une epibolê que nous saisissons l’Un, mais plutôt par notre simple existence (huparxis)261. 4.6 Les intuitions simples chez Asclépius L’École d’Alexandrie est réputée pour ses commentaires plus scolaires qui portent principalement sur les ouvrages d’Aristote. Les commentateurs de cette école sont les héritiers d’une longue « chaîne exégétique » qui remonte du moins jusqu’à Alexandre d’Aphrodise. Les termes techniques qu’ils utilisent se sont enrichis d’une multiplicité de significations : l’historien de la philosophie doit en quelque sorte se faire archéologue afin d’identifier ces différentes « strates exégétiques ». Contrairement aux autres commentaires néoplatoniciens présentés jusqu’à maintenant, exception faite pour Syrianus, celui d’Asclépius de Tralles a pour objet un traité d’Aristote, la Métaphysique. Le chapitre 1 du livre A, tout comme le célèbre chapitre II, 19 des Seconds analytiques, fait allusion à l’intellection des principes. Asclépius, dans son Commentaire, s’est donc naturellement servi de ce traité de l’Organon pour commenter les premières lignes de la Métaphysique, où Aristote se montre plus discret au sujet du mode de connaissance des principes. Dans son Commentaire, Asclépius utilise à cinq reprises le terme epibolê262. Il s’agit à chaque fois du syntagme haplais epibolais, le datif pluriel d’haplê epibolê, que nous nous 261 Est-ce que Syrianus, le maître de Proclus, employait déjà ce terme dans un sens technique ? Nous n’avons relevé aucune occurrence significative de l’ ὕπαρξις dans son Commentaire à la Métaphysique et qu’une seule dans le commentaire au Phèdre : « l’existence (ὕπαρξις) de l’âme, c’est-à-dire l’un en elle, est donc proprement enthousiaste lorsqu’elle voit la plaine de la vérité. » Hermias (Syrianus), In Pheadrum, 152, 11 (notre traduction) : « ἡ δὲ ὕπαρξις τῆς ψυχῆς, ὅ ἐστι τὸ ἓν αὐτῆς, κυρίως τότε ἐνθουσιᾷ, ὅταν τὸ τ ῆ ς ἀ λ η θ ε ί α ς ἴδῃ π ε δ ί ο ν . » 262 Une étude minutieuse de l’apparat critique, voire une nouvelle édition critique du commentaire, permettrait peut-être de noter d’autres occurrences. 135 traduisons ainsi : « par des intuitions simples ». Cette expression correspond, dans le contexte de l’exégèse d’Aristote, à l’intellection proprement intellective, présente chez tous les commentateurs ci-dessus mentionnés. Asclépius, tout comme Syrianus avant lui, ne fait-il pas de l’epibolê haplê un terme équivoque en l’employant pour l’exégèse d’une pensée, celle d’Aristote, qui semble à plusieurs égards en opposition avec celle de Platon ? Est-ce qu’un même terme peut désigner l’intellection qui chez Aristote s’effectue au terme d’un processus « d’abstraction » – où une forme qui n’était pas déjà dans l’intellect est abstraite du composé sensible – et celle qui chez Platon se comprend comme un retour à soi, une (re)découverte ou une réminiscence d’idées innées ? C’est le pari qu’ont pris les commentateurs comme Asclépius, ou plutôt c’est ce qui pour Asclépius est devenu un lieu commun de l’exégèse d’Aristote. Et force est de constater que dans ce cas, contrairement à d’autres interprétations néoplatoniciennes où le primat de l’harmonisation occulte le caractère distinct de la pensée aristotélicienne, l’accord semble aller de soi. Pour s’en convaincre, il suffit d’analyser ces extraits du Commentaire d’Asclépius où apparaît l’epibolê : De là, à partir des sensations, il remonte vers l’Intellect contemplatif. En effet, c’est pour cela que nous connaissons les définitions, de telle sorte qu’il dit que l’Intellect contemplatif est divin. Car certes nous saisissons les choses divines par lui à l’aide d’intuitions simples263. Cette exégèse n’est pas, contrairement à celle d’Alexandre d’Aphrodise, entièrement orthodoxe. Aristote n’emploie pas l’expression choses divines (ta theia) pour désigner les formes, pas plus que Platon, chez qui cette expression n’est pas textuellement présente pour désigner les Idées264. Ce sont les platoniciens ultérieurs qui ont fixé l’appellation choses divines pour désigner les Idées. Il s’agit donc ici d’une projection, faite par les commentateurs sur la théorie des formes intelligibles d’Aristote, qui nous amène à croire 263 Asclépius, In metaphysica, 6, 19-21 (notre traduction) « Ἐντεῦθεν ἀπὸ τῶν αἰσθήσεων ἀνέρχεται μέχρι τοῦ θεωρητικοῦ νοῦ· διὰ γὰρ τούτου τοὺς ὅρους γινώσκομεν, ὥστε θεῖον λέγει εἶναι τὸν θεωρητικὸν νοῦν, εἴγε ἁπλαῖς ἐπιβολαῖς δι’ αὐτοῦ τὰ θεῖα λαμβάνομεν. » 264 Cf. A. J. Festugière, Contemplation et vie contemplative selon Platon, Paris, Vrin, 1967, p. 111. Festugière considère comme un acquis platonicien l’identification des Idées aux divinités. Il cite à l’appui ce passage du Phédon (80b) où l’identité entre le divin et l’intelligible semble confirmée par Platon : « τῷ μὲν θείῳ καὶ ἀθανάτῳ καὶ νοητῷ καὶ μονοειδεῖ καὶ ἀδιαλύτῳ καὶ ἀεὶ ὡσαύτως κατὰ ταὐτὰ ἔχοντι ἑαυτῷ ὁμοιότατον εἶναι ψυχή ». 136 qu’Aristote admettait l’existence d’Idées divinisées. Notons toutefois qu’en faisant abstraction de cette terminologie théologique appliquée aux formes intelligibles d’Aristote – ce que la lettre de certains traités d’Aristote n’exclut peut-être pas expressément – l’acte d’intellection reste sensiblement le même chez Aristote que chez Platon. Un second extrait soutient cette interprétation. Asclépius y commente le deuxième chapitre du livre A où Aristote montre comment l’homme en est venu à la notion de philosophie, c’est-à-dire à saisir – pour reprendre la terminologie néoplatonicienne – la définition de la philosophie par des intuitions simples : « Ainsi, à partir du particulier, ils en vinrent à la notion de philosophie et selon l’Intellect ils agirent en saisissant par des intuitions simples les intelligibles265. » À la troisième apparition de l’epibolê, Asclépius introduit à nouveau dans son exégèse des éléments néoplatoniciens. Bien qu’il ne trahisse pas la lettre des traités aristotéliciens, nous ne pouvons pas dire qu’il conserve fidèlement l’esprit de la doctrine d’Aristote : Certes, en allant jusqu’au sommet et en se heurtant à l’Intellect et au Bien, comme celui-ci le dit « le bien vers lequel tout s’élance », elle a en elle-même les principes des toutes les sciences, et étant ainsi, elle démontre en ayant saisi les étants par des intuitions simples266. Bien que cette citation – « le bien vers lequel tout s’élance » – provienne de l’Éthique à Nicomaque267 , son interprétation par Asclépius est tendancieusement platonicienne. En effet, le motif de la remontée vers le sommet, vers le Bien, nous ramène émis par Socrate à la fin du livre VI de la République, là où Platon évoquait la possibilité d’une saisie du principe anhypothétique. Nous pourrions être tenté d’identifier ce Bien-principe à l’Intellect aristotélicien, mais ce serait trahir la pensée d’Aristote. En effet, celui-ci s’oppose à la thèse platonicienne d’un Bien unique, d’une Idée du Bien, participée par tous les biens particuliers. Pour Aristote, le bien, à l’instar de l’être et de l’un, est un pollachôs legomenon, une chose dite de manière multiple, dont la multiplicité des acceptions ne peut 265 Asclépius, In metaphysica, 11, 34-35 (notre traduction) : « οὕτως οὖν κατὰ μέρος ἦλθον εἰς ἔννοιαν τῆς σοφίας καὶ κατὰ νοῦν ἐνήργουν ἁπλαῖς ἐπιβολαῖς ἀντιλαμβανόμενοι τῶν νοητῶν. » 266 Ibid., 15, 6-10 (notre traduction) : « ἅτε δὴ μέχρι τῆς κορυφῆς ἐλθοῦσα καὶ σύνδρομος οὖσα τοῦ νοῦ καὶ τοῦ ἀγαθοῦ, ὥς φησιν ἐκεῖνος “τἀγαθὸν οὗ πάντα ἐφίεται”, ἔχει πασῶν τῶν ἐπιστημῶν τὰς ἀρχὰς ἐν ἑαυτῇ, καὶ ὡς ἔχουσα ἀποδείκνυσιν αὕτη ἁπλαῖς ἐπιβολαῖς τῶν ὄντων ἀντιλαμβανομένη. » 267 Aristote, Éthique à Nicomaque, I, 1,1094a3. 137 être ramenée à l’unité du genre, mais qui ont tout de même entre elles un rapport d’analogie : Mais si les choses en question font partie des biens en soi, la formule qui définit le bien devra se montrer identique dans tous les cas […] Or, honneur, sagacité et plaisir se définissent par d’autres formules qui sont différentes lorsqu’on les définit en tant que biens. Par conséquent, il n’y a pas à tenir le bien pour une quelconque réalité commune et il ne répond pas à une seule forme idéale. Mais comment alors s’entend-il ? Car il n’a pas l’allure en tout cas de ces réalités dont l’équivocité tient au hasard. Mais ne serait-ce pas qu’elles dérivent d’un seul bien ? Ou que toutes contribuent à un seul ? Ou plutôt qu’elles ont un rapport d’analogie ? Comme dans le corps, en effet, c’est la vue, dans l’âme, c’est l’intelligence et donc c’est autre chose dans chaque autre genre268. Mise à part l’interprétation « platonisante » de ce passage de l’Éthique à Nicomaque par Asclépius, la suite de l’exégèse reste fidèle à la doctrine des Seconds analytiques qui fait de l’Intelligence la puissance (dunamis) par laquelle nous saisissons les principes des sciences. En fait, Asclépius ne fait qu’ajouter l’expression intuitions simples pour expliciter la pensée d’Aristote qui s’exprime dans un style parfois sibyllin. Et pour cause, au chapitre II, 19 des Seconds Analytiques, il n’était question que d’une « intelligence des principes » (nous an ein tôn archôn). L’étude de ces extraits nous amène à soutenir qu’Asclépius a toute la légitimité d’employer cette expression – introduite par Plotin dans le cadre d’une exégèse platonicienne – pour désigner l’acte d’intellection chez Aristote. Cependant, Asclépius ne peut reprendre l’acception de l’epibolê qui désigne un acte préintellectif : la saisie de l’Un chez Plotin ou celle des hénades divines chez Proclus. Ce serait attribuer à Aristote une hiérarchie intelligible complexe et détaillée qui sort du cadre d’une pensée qui enquête et raisonne de manière phusikôs, à partir des faits du monde naturel, plutôt que theologikôs, de manière abstraite (et vide dirait Aristote). L’idée d’un au-delà (epekeina) du Dieu-Intellect n’aurait pu être thématisée par le Stagirite, la pure activité divine qu’est la pensée de la pensée ne pouvant être conçue comme un principe second. Les commentateurs 268 Aristote, Éthique à Nicomaque, I, 1096b21-29 (trad. R. Bodéüs) : « εἰ δὲ καὶ ταῦτ’ ἐστὶ τῶν καθ’ αὑτά, τὸν τἀγαθοῦ λόγον ἐν ἅπασιν αὐτοῖς τὸν αὐτὸν ἐμφαίνεσθαι δεήσει, καθάπερ ἐν χιόνι καὶ ψιμυθίῳ τὸν τῆς λευκότητος. τιμῆς δὲ καὶ φρονήσεως καὶ ἡδονῆς ἕτεροι καὶ διαφέροντες οἱ λόγοι ταύτῃ ᾗ ἀγαθά. οὐκ ἔστιν ἄρα τὸ ἀγαθὸν κοινόν τι κατὰ μίαν ἰδέαν. ἀλλὰ πῶς δὴ λέγεται; οὐ γὰρ ἔοικε τοῖς γε ἀπὸ τύχης ὁμωνύμοις. ἀλλ’ ἆρά γε τῷ ἀφ’ ἑνὸς εἶναι ἢ πρὸς ἓν ἅπαντα συντελεῖν, ἢ μᾶλλον κατ’ ἀναλογίαν; ὡς γὰρ ἐν σώματι ὄψις, ἐν ψυχῇ νοῦς, καὶ ἄλλο δὴ ἐν ἄλλῳ. » 138 néoplatoniciens se limiteront donc à harmoniser le Dieu aristotélicien, qui est par essence connaissance de lui-même (hê noêsis noêseôs noêsis269), avec le second principe du (néo)platonisme, l’Intellect total et divin. 4.7 Remarques conclusives sur l’intuition intellectuelle En optant pour une présentation diachronique de l’epibolê, nous avons voulu fournir une première étude générale de ses nuances sémantiques dans l’Antiquité tardive en précisant d’abord quels sont les textes sources, de Platon et d’Aristote, qui ont permis aux néoplatoniciens de forger un tel concept. Des recherches plus approfondies nous permettront de préciser, chez chacun des commentateurs mentionnés, les diverses significations que peut prendre l’epibolê ainsi que l’ensemble de ses dérivés et synonymes. Cette étude cherchait plus particulièrement à expliciter le sens de l’epibolê proprement intellective, qui fut moins analysée par les spécialistes du néoplatonisme. En guise de rappel, voici un résumé des principales conclusions de notre étude de l’epibolê dans la tradition néoplatonicienne : 1. Déjà chez Plotin, l’epibolê est un terme équivoque qui désigne notamment la saisie de l’Un par lui-même et l’intuition des intelligibles. 2. Chez Syrianus, l’epibolê désigne exclusivement l’intuition proprement intellective qui renvoie, pour l’exégèse de la Métaphysique d’Aristote, à la saisie des principes de la démonstration, et pour celle du Phèdre270, à celle de l’intelligible. 3. Chez Proclus, l’epibolê redevient un terme équivoque; elle ne désignera toutefois plus la saisie de l’Un. C’est dorénavant l’existence (huparxis) qui rend possible la saisie du premier principe par ce qui en nous lui est semblable. 269 Aristote, Métaphysique, Λ, 9, 1074b34. Notons que l’harmonisation de l’aristotélisme et du platonisme dans le Commentaire sur le Phèdre rappelle une tentative de conciliation analogue dans l’Épitomé d’Albinus (IIe siècle), un résumé de la pensée de Platon où l’auteur emploie, pour expliciter la doctrine des Dialogues, de nombreux concepts épistémologiques tirés des œuvres d’Aristote. L’édition la plus récente, à laquelle nous avons déjà fait référence, nous donne un nom d’auteur différent et un nouveau titre pour ce même ouvrage : Alcinoos, Enseignement des doctrines de Platon. 270 139 4. Dans le Commentaire d’Asclépius – et en général dans les commentaires de l’École d’Alexandrie sur Aristote –, l’epibolê est devenue un lieu commun de l’exégèse qui désigne l’intuition proprement intellective, à savoir la connaissance de l’intelligible ou des principes de la science. 140 TROISIÈME SECTION : LA TRIADE DE L’INTELLECTION DIVINE, LA CONNAISSANCE DE SOI ET LES LIMITES DE LA PENSÉE HUMAINE 1. La triade de l’intellection divine271 1.1 La structure triadique de l’intellection divine 1.1.1 Le rôle de la triade dans la pensée proclienne Les trois premières acceptions de la noêsis définissent trois formes d’intellection appartenant à la divinité. Notre enquête nous mènera à définir les principales triades – à savoir les unités de trois concepts que l’on retrouve dans l’ensemble du système proclien – qui structurent ces trois premières acceptions : i) l’intellection intelligible, ii) l’intellection qui lie l’intellect à l’intelligible, iii) l’intellection de l’intellect divin. Nous parlons d’une multiplicité de triades, et non d’une seule, bien qu’en réalité, celles dont nous allons traiter sont le produit d’une seule matrice, à l’origine de la multiplicité des structures triadiques, déclinées selon différents schèmes conceptuels principalement hérités de la tradition platonico-aristotélicienne. La pensée de Proclus est caractérisée, voire définie, par le nombre trois, par la triade, qui oriente, à tort ou à raison, la plupart des opérations dialectiques – en premier lieu, la division, mais aussi, et comme effet, la définition, la démonstration et l’analyse – par lesquelles le philosophe « découpe », pour ainsi le connaître, le Monde et ses principes, dans ses dimensions divines, naturelles et humaines. Les historiens de la philosophie, notamment ceux qui se sont intéressés à l’idéalisme allemand et à la pensée hégélienne, ont noté l’importance du schème triadique dans la philosophie de Proclus. L’œuvre du 271 Dans le cadre de cette thèse, nous limitons à l’essentiel notre analyse des trois acceptions de la noêsis relatives aux principes divins, principalement par l’étude des différentes triades qui structurent la procession de l’intellection divine. Un traitement plus complet demanderait une présentation plus détaillée des hiérarchies divines dans la pensée de Proclus, à partir d’une étude comparative des Éléments de théologie, de la Théologie platonicienne et des autres passages pertinents du Commentaire sur le Timée (ce que nous ne ferons qu’esquisser ici). Cependant, nos recherches sur la connaissance de soi et sur les limites de la pensée humaine dans son rapport au divin, que nous présentons dans ce chapitre, apportent un éclairage complémentaire sur l’intellection divine, en tant qu’elles portent sur l’Intellect divin – les grands principes philosophiques de la noétique plotinienne que nous exposons ayant été repris par Proclus – et sur l’activation de la part divine de notre âme. 141 Diadoque est à notre connaissance la première manifestation d’une dialectique essentiellement ternaire dans l’histoire de la pensée grecque272. Les études de W. Beierwaltes, notamment son Proklos. Grundzüge seiner Metaphysik273, présentent des analyses toujours pertinentes au sujet des différentes structures triadiques au fondement de l’architecture métaphysique de la pensée proclienne. Dans sa thèse d’habilitation, Beierwaltes énumère et définit les termes compris dans quelques-unes de ces triades, qui décrivent la hiérarchie du Monde et de ses principes dans le système de Proclus. Nous y trouvons entre autres cette liste, qui reprend certains des principaux concepts relatifs à la procession de l’Être : (1) (2) (3) (4) limite (peras) – illimité (apeiron) – mixte (mikton) substance/être (ousia) – altérité (heterotês) – identité (tautotês) principe (archê) – milieu (meson) – fin (telos) intelligible (noêton) – intelligible-et-intellectif (noêton hama kai noeron) – intellectif (noeron) (5) substance/être (ousia) – vie (zôê) – pensée (nous) (6) manence274 (monê) – procession (proodos) – conversion (epistrophê)275 Parmi ces triades, nous traiterons de celles dont les termes apparaissent explicitement dans la description que fait Proclus, dans son commentaire aux lignes 28a1-4 du Timée, des six acceptions de la noêsis, soit la triade (4) intelligible – intelligible-et-intellectif – intellectif, et la triade (5) substance/être – vie – pensée. Mais d’abord, nous discuterons de la triade (6) manence – procession – conversion, qui, bien qu’elle ne soit pas mise de l’avant dans l’exégèse proclienne de ce passage du Timée, peut être conçue comme la matrice de toute procession triadique. Deux autres triades, qui n’apparaissent pas dans la liste extraite de l’ouvrage de Beierwaltes, nous intéresseront également, puisqu’elles structurent de manière explicite les divisions dialectiques opérées par Proclus à cet endroit de son Commentaire sur le Timée. D’abord, la triade substance (être) – puissance – activité, dont les principes 272 La tradition pythagoricienne, de par l’importance qu’elle consacre au nombre, a certes laissé des traces chez Platon et les platoniciens antérieurs à Proclus, mais nous n’avons pas pu identifier un corpus où la structure triadique était aussi nettement dominante. Certes, les Dialogues platoniciens présentent plusieurs divisions ternaires, mais comme l’a noté J.-F. Mattéi, d’autres structures numériques, notamment celle basée sur le nombre cinq, sont tout aussi importantes dans la pensée de Platon. Voir J.-F. Mattéi, Platon, Paris, Presses Universitaires de France, 2005. 273 W. Beierwaltes, Proklos. Grundzüge seiner Metaphysik, Frankfurt am Main, Klostermann, 1979. 274 Bien que le terme manence ne soit pas usuel en français, c’est peut-être celui qui rend le mieux, de par sa racine latine manere, le sens du substantif grec monê. 275 W. Beierwaltes, op. cit., p. 20. 142 philosophiques ont déjà été mis en lumière par nos analyses sur la pensée de Platon et d’Aristote276, puis la triade être – avoir – voir, qui occupe un rôle déterminant dans la hiérarchisation des formes d’intellection, de l’intelligible divin à l’imagination humaine. Il sera également question de la triade intelligible – intellection – intellect, qu’il faut distinguer de la triade intelligible – intelligible-et-intellectif – intellectif, bien que les termes extrêmes de celles-ci – intelligible et intelligible; intellectif et intellect – soient pratiquement de même nature, et que l’intellection s’identifie en quelque sorte à l’intelligible-et-intellectif, en tant que la notion de noêsis décrit le mouvement de procession, ou réciproquement de conversion, qui lie l’intellect au principe intelligible dont il procède. Une fois ces principales triades définies, nous pourrons revenir à la définition des trois premières acceptions de la noêsis dans le Commentaire sur le Timée en y reconnaissant les principaux concepts qui permettent à Proclus de les analyser et distinguer entre elles. 1.1.2 La triade manence – la procession – la conversion La triade manence – la procession – la conversion, que l’on pourrait qualifier de triade des triades, en tant qu’elle structure toutes les autres, décrit le mouvement ternaire de la procession des réalités intelligibles (au sens large du terme) et éternelles, un « mouvement immobile », comme l’a décrit S. Gersh dans ΚΙΝΗΣΙΣ ΑΚΙΝΗΤΟΣ. A Study of Spiritual Motion in the Philosophy of Proclus277, une étude maintes fois citée dans la littérature secondaire et l’une des plus importantes contributions philosophiques au sujet des fondements métaphysiques du néoplatonisme tardif. Les apories relatives à la multiplicité et au mouvement de procession des réalités divines et éternelles – auxquelles on serait plutôt portés d’attribuer les prédicats de l’unité et l’immobilité – peuvent certes poser problème dans l’esprit d’un lecteur critique du corpus proclien (et plus généralement néoplatonicien), ce que nous n’essaierons pas de résoudre spécifiquement dans cette étude, les propos de Gersh demeurant, encore à ce jour, pertinents pour trouver une justification philosophique à la doctrine émanatiste de Proclus. Cependant, précisons que le schéma de la procession, malgré ses apories, permet d’illustrer, d’après des notions et images qui 276 Voir SECTION I. S. Gersh, ΚΙΝΗΣΙΣ ΑΚΙΝΗΤΟΣ. A Study of Spiritual Motion in the Philosophy of Proclus, Leiden, Brill, 1973. 277 143 conviennent plus proprement aux êtres dont l’activité s’inscrit dans le temps, le dynamisme et la multiplicité au sein monde intelligible savamment hiérarchisé dans le néoplatonisme tardif. Avant d’appliquer ce schème aux triades que nous voulons analyser, un retour aux Éléments de théologie s’impose afin de justifier les fondements et la fonction de la triade manence – procession – conversion dans l’explication du réel. Comme l’a constaté et identifié E. R. Dodds dans son édition de ce traité, les propositions 25 à 39, « D. Of Procession and Reversion »278, concernent les termes de cette triade (on pourrait ajouter la notion de manence au sous-titre donné par l’éditeur); les démonstrations de Proclus cherchent à justifier son existence et sa place dans l’économie de la pensée métaphysique néoplatonicienne. Toutes les propositions de cette section ont leur importance pour comprendre la nature et les causes de la procession divine, mais l’une d’entre elles nous apparaît plus centrale et sa démonstration plus essentielle pour comprendre et justifier l’unité et la multiplicité, l’immobilité et le mouvement au sein des principes éternels et divins, à savoir la proposition 35 : Prop. 35. Tout effet à la fois demeure dans sa cause, procède d’elle et se convertit vers elle. Si l’effet se contentait de demeurer dans sa cause, il n’en différerait en rien et il en serait indistinct. Car la procession va de pair avec la distinction. S’il ne faisait que procéder, il n’aurait aucun point de coïncidence ni d’accord avec sa cause, n’ayant avec elle rien de commun. S’il se bornait à se convertir, on demande comment un être qui ne tiendrait pas d’un principe sa substance pourrait orienter sa conversion substantielle vers cet étranger. S’il demeurait dans sa cause et procédait sans se convertir, comment y aurait-il en chaque être une aspiration de nature vers son bien et le bien et une tension vers son générateur ? S’il procédait et se convertissait sans demeurer dans sa cause, comment un être qui s’est écarté de sa cause chercherait-il à coïncider avec elle, alors qu’il n’avait aucun point de coïncidence avant cet écart ? Car s’il avait un point de coïncidence, assurément de ce point de vue il demeurerait en elle. Enfin, s’il demeurait dans sa cause et se convertissait vers elle sans procéder, comment un être qui est resté indistinct de sa cause pourrait-il se convertir vers elle ? Car tout ce qui se convertit ressemble à un être qui se résout dans ce dont il est divisé par essence. Il faut ou bien qu’un être demeure seulement dans sa cause, ou bien qu’il se convertisse seulement, ou bien qu’il procède seulement, ou bien qu’il conjugue les deux extrêmes, ou bien qu’il joigne l’intermédiaire avec l’un ou avec l’autre 278 E. R. Dodds dans Proclus, Elements of Theology, p. 29 (les propositions 25 à 39 vont de la p. 29 à 43) 144 des deux extrêmes, ou enfin qu’il cumule toutes les hypothèses. Reste donc que tout effet à la fois demeure dans sa cause, en procède et se convertisse vers elle279. Cette proposition, dans le détail de sa démonstration, présuppose un ensemble de notions, postulats et thèses que nous n’aurons pas l’occasion d’analyser ici. Bien qu’E. R. Dodds n’identifie, dans la traduction annotée du texte grec, aucune proposition antérieure dont dépendrait la présente démonstration (J. Trouillard ne mentionnant que la proposition 30 – « Tout ce qui est produit immédiatement par un principe demeure en lui tout en procédant de lui280 » – sur laquelle elle se base entre autres), la fine argumentation présentée par Proclus dépend de plusieurs propositions antérieures – non seulement celles de la section définie par Dodds (à partir de la prop. 25) – et illustre la complexité scientifique de la doctrine de la procession dans la pensée proclienne. Dans l’exposé de la proposition 35, on note l’importance qu’attache Proclus à justifier l’unité de l’effet et de sa cause, malgré la multiplicité qu’il y décrit, celle qui correspond à la triade manence – procession – conversion. L’effet est à la fois dans sa cause, c’est le moment de la manence, elle procède de celle-ci, la procession, et se convertir enfin vers elle, la conversion, toute autre conception de la causalité étant démontrée absurde par Proclus. La thèse de la proposition 35 des Éléments de théologie s’applique à l’ensemble des triades dont les termes apparaissent dans la définition et l’analyse des différentes acceptions de l’intellection dans l’In Timaeum. Ainsi, l’intellection de l’intellect divin, le troisième moment de la procession de l’intellection divine, demeure dans sa cause (manence), l’intellection intelligible, procède de celle-ci (procession), dans l’intellection qui lie l’intellect à l’intelligible, et se convertit vers elle (conversion), de par son activité, qui est 279 Proclus, Éléments de théologie, prop. 35 (trad. J. Trouillard) : « Πᾶν τὸ αἰτιατὸν καὶ μένει ἐν τῇ αὐτοῦ αἰτίᾳ καὶ πρόεισιν ἀπ’ αὐτῆς καὶ ἐπιστρέφει πρὸς αὐτήν. εἰ γὰρ μένοι μόνον, οὐδὲν διοίσει τῆς αἰτίας, ἀδιάκριτον ὄν· ἅμα γὰρ διακρίσει πρόοδος. εἰ δὲ προΐοι μόνον, ἀσύναπτον ἔσται πρὸς αὐτὴν καὶ ἀσυμπαθές, μηδαμῇ τῇ αἰτίᾳ κοινωνοῦν. εἰ δὲ ἐπιστρέφοιτο μόνον, πῶς τὸ μὴ τὴν οὐσίαν ἀπ’ αὐτῆς ἔχον κατ’ οὐσίαν ποιεῖται τὴν πρὸς τὸ ἀλλότριον ἐπιστροφήν; εἰ δὲ μένοι μὲν καὶ προΐοι, μὴ ἐπιστρέφοιτο δέ, πῶς ἡ κατὰ φύσιν ὄρεξις ἑκάστῳ πρὸς τὸ εὖ καὶ τὸ ἀγαθὸν καὶ ἡ ἐπὶ τὸ γεννῆσαν ἀνάτασις; εἰ δὲ προΐοι μὲν καὶ ἐπιστρέφοιτο, μὴ μένοι δέ, πῶς ἀποστὰν μὲν τῆς αἰτίας συνάπτεσθαι σπεύδει πρὸς αὐτήν, ἀσύναπτον δὲ ἦν πρὸ τῆς ἀποστάσεως; εἰ γὰρ συνῆπτο, κατ’ἐκεῖνο πάντως ἔμενεν. εἰ δὲ μένοι καὶ ἐπιστρέφοιτο, μὴ προέρχοιτο δέ, πῶς τὸ μὴ διακριθὲν ἐπιστρέφειν δυνατόν; τὸ γὰρ ἐπιστρέφον πᾶν ἀναλύοντι ἔοικεν εἰς ἐκεῖνο, ἀφ’ οὗ διῄρηται κατ’ οὐσίαν. » ἀνάγκη δὲ ἢ μένειν μόνον ἢ ἐπιστρέφειν μόνον ἢ προϊέναι μόνον ἢ συνδεῖν τὰ ἄκρα μετ’ἀλλήλων ἢ τὸ μεταξὺ μεθ’ἑκατέρου τῶν ἄκρων ἢ τὰ σύμπαντα. λείπεται ἄρα καὶ μένειν πᾶν ἐν τῷ αἰτίῳ καὶ προϊέναι ἀπ’ αὐτοῦ καὶ ἐπιστρέφειν πρὸς αὐτό. » 280 Ibid., prop. 30 (trad. J. Trouillard). 145 contemplation de l’intelligible divin et premier (dont l’intellect divin n’est jamais réellement séparé). C’est ce même schéma, à portée universelle, qui sera présent dans chacune des autres triades qui structurent les trois premières acceptions de la noêsis, les relations causales définies et démontrées dans la proposition 35 des Éléments de théologie étant reprises dans chacune d’elles. 1.1.3 La triade intelligible – intellection – intellect et la triade intelligible – intelligible-etintellectif – intellectif La triade qui apparaît d’emblée dans l’extrait commenté de l’In Timaeum se présente sous cette forme : intelligible – intellection – intellect. Les trois acceptions divines de l’intellection définies par Proclus sont certes toutes trois des formes de la noêsis, mais seul le terme médian de la triade peut être proprement identifié à l’intellection, de par son aspect dynamique, qui est de l’ordre de la puissance processive et qui s’identifie au mouvement produit à partir de l’intelligible, la source « statique » de la procession intellective, vers l’intellect, qui est en quelque sorte le résultat achevé du processus d’intellection. Elle se superpose à la triade intelligible – intelligible-et-intellectif – intellectif, qui n’apparaît pas sous cette forme dans les Éléments de théologie, mais qui est nettement définie par Proclus dans la Théologie platonicienne, notamment au premier chapitre du livre IV, qui introduit les principes intelligibles-et-intellectifs comme entités médianes entre les intelligibles et les intellectifs : Nous devons mettre ici un terme au traité des dieux intelligibles, qui a déployé l’initiation par laquelle Platon nous conduit aux mystères qui les concernent; ensuite il faut absolument examiner de la même manière son enseignement sur les dieux intellectifs. Mais puisque, parmi les intellectifs, les uns sont intelligibles et intellectifs, c’est-à-dire ceux qui tout en pensant sont pensés, comme le dit l’Oracle, les autres sont intellectifs seulement, commençons ce traité par les dieux qui sont à la fois intellectifs et intelligibles, en définissant d’abord ce qu’ils ont de commun entre eux, ce qui rendra plus clair l’enseignement au sujet de chacune de leurs classes281. 281 Proclus, Théologie platonicienne, IV, 1, 1, 6-10 (trad. H. D. Saffrey et L. G. Westerink) : « Ὁ μὲν δὴ περὶ τῶν νοητῶν λόγος ἡμῖν ἐνταῦθα περιγεγράφθω, τὴν τοῦ Πλάτωνος περὶ αὐτῶν ἀναπλώσας μυσταγωγίαν· ἐχόμενον δέ ἐστι πάντως τὴν περὶ τῶν νοερῶν θεῶν ἀνασκέψασθαι κατὰ τὸν αὐτὸν τρόπον ὑφήγησιν. Ἀλλ’ ἐπειδὴ τῶν νοερῶν τὰ μέν ἐστι νοητὰ καὶ νοερά, ὅσα ν ο ο ῦ ν τ α ν ο ε ῖ τ α ι κατὰ τὸ λόγιον, τὰ δὲ νοερὰ μόνον, ἀπὸ τῶν νοερῶν ἅμα καὶ νοητῶν ἀρξάμενοι λέγωμεν, τὰ κοινὰ πρῶτον περὶ αὐτῶν διοριζόμενοι, ἀφ’ ὧν καὶ τὴν περὶ ἑκάστης τάξεως διδασκαλίαν σαφεστέραν ποιησόμεθα. » 146 Dans le cadre de ce traité, Proclus s’exprime en termes théologiques, la triade intelligible – intelligibles-et-intellectifs – intellectifs s’y présente donc sous cette forme, la relation entre les trois termes demeurant inchangée : dieux intelligibles – dieux intelligibles-et-intellectifs – dieux intellectifs. Il est aussi important de remarquer que les intelligibles-et-intellectifs se trouvent au sommet de la classe générique de dieux intellectifs, qui se divise entre ces mêmes dieux intelligibles-et-intellectifs et les dieux spécifiquement intellectifs (Proclus écrit intellectifs seulement [noera monon]). Cette division opérée par le dialecticien, que nous ne retrouvons pas systématiquement dans le reste du corpus proclien et qui n’est pas présente dans la section du Commentaire sur le Timée qui nous importe, se révèle cruciale du point de vue théologique, puisqu’elle marque le caractère transcendant de l’intelligible par rapport aux réalités – intelligibles-et-intellectives et intellectives seulement – qui procèdent à partir de lui. En effet, les dieux intelligibles sont dans une classe à part et supérieure à celle qui comprend les dieux intelligibles-et-intellectifs et les dieux intellectifs, à savoir la classe générique des dieux intellectifs. Notre étude sur les limites de la pensée humaine dans son rapport au divin, dans la troisième sous-section de ce chapitre, permet d’entrevoir les conséquences psychologiques et épistémologiques de la fine division théologique opérée par Proclus, telle qu’exposée à la première page du livre IV de la Théologie platonicienne. Si notre âme est naturellement mise en contact avec les principes intellectifs, puisqu’elle porte en elle les traces intellectives qui sont au principe de la réminiscence des Formes282, l’accès aux réalités intelligibles-et-intellectives et, par-delà celles-ci, aux principes intelligibles, ne semble pas pouvoir être acquise naturellement pour l’homme, de par la seule activation de la puissance intellective de sa raison. La connaissance des principes intelligibles-et-intellectifs demanderait une possession de l’âme par le divin, une forme d’enthousiasme, alors que celle des réalités proprement intelligibles est peut-être même hors d’atteinte pour notre âme, même lorsque celle-ci est possédée par un dieu. 282 Bien que cette doctrine au sujet de la continuité entre l’intellect et l’âme ne soit pas pleinement et précisément exposée dans les Éléments de théologie, on peut tout de même y trouver sa thèse centrale à la proposition 194 : « Toute âme contient toutes les formes que l’intellect contient à titre premier » (notre traduction). 147 Si les triades intelligible – intellection – intellect et intelligible – intelligible-etintellectif – intellectif se superposent clairement dans l’exposé de Proclus sur les lignes 28a1-4 du Timée et appliquent clairement le schéma manence – procession – conversion, d’autres triades tout aussi importantes permettent de saisir la continuité dans la procession intellective à partir de l’intelligible divin : d’abord, la triade substance – puissance – activité, qui illustre, à partir de concepts d’abord définis par Aristote dans le cadre de ses recherches physiques et métaphysiques, la relation entre les différents degrés de l’intellection divine. 1.1.4 La triade substance – puissance – activité Les philosophes et commentateurs néoplatoniciens évitent souvent de reconnaître ouvertement l’influence d’Aristote sur l’élaboration de leur pensée : pour eux, la plupart des doctrines aristotéliciennes sont tributaires de la pensée platonicienne, voire de la tradition pythagoricienne, dont se serait inspiré le fondateur de l’Académie283. Cependant, notre analyse de la triade substance – puissance – activité, notamment dans les soussections consacrées à l’étude de la notion d’imagination dans le De anima et de la théorie des mathématiques dans la Métaphysique284, permet de saisir l’importance des schèmes aristotéliciens dans l’élaboration théologique de cette structure triadique chez Proclus. En effet, bien que la relation entre la substance (ou l’être), la puissance et l’activité soit discutée par Platon, notamment dans le passage de la République que nous avons commenté285, c’est chez Aristote, pour la première fois, que le rapport entre ces trois concepts est clairement théorisé et appliqué, notamment dans ses recherches sur la nature et, plus particulièrement, dans ses écrits sur l’âme. Proclus ne semble pas avoir extrait directement la triade substance – puissance – activité des œuvres d’Aristote, puisque le sens qu’il lui est attribué diffère sur certains points de celui que l’on trouve dans la pensée aristotélicienne. Cette triade a connu une 283 Sur la question de l’orthodoxie d’Aristote et de Platon par rapport à la pensée pythagoricienne, dans la perspective néoplatonicienne, voir l’étude de D. O’Meara, Pythagoras Revived, Oxford, Oxford University Press, 1989. 284 Voir SECTION I, mais aussi l’ANNEXE II au sujet de la critique de la théorie platonicienne des Idées et des Nombres par Aristote. 285 Platon, République, 477c-d. Voir la SECTION I, mais aussi l’ANNEXE I. 148 longue histoire et ses termes ont subi de multiples modifications conceptuelles, en particulier la notion de puissance (dunamis), qui par l’intermédiaire de Plotin, a acquis une acception qu’elle n’avait pas chez Aristote, alors qu’elle prend le pas sur l’acte, ou l’activité, au principe de toutes choses dans les Ennéades. Chez Proclus, dans le cadre de la triade substance – puissance – activité, la dunamis décrit plutôt, comme l’étymologie du terme français nous l’indique, le dynamisme, c’est-à-dire le mouvement, la procession qui rattache les deux termes extrêmes de la triade, la substance (ou l’être) et l’activité. L’intelligible est substance en soi, l’intellect est seulement activité, alors que l’intellection est le terme intermédiaire, associé à la notion de vie, qui procède du premier au second, et convertit ce dernier vers son principe. On comprend donc pourquoi la triade substance – puissance – activité se superpose à la triade être – vie – pensée, en tant que la puissance a le caractère générateur de la vie et que l’activité de l’intellect est essentiellement pensée, l’être et la substance étant des termes interchangeables. Il est difficile d’identifier une proposition en particulier des Éléments de théologie qui offrirait un exposé clair et satisfaisant de la structure et des fondements de la triade substance – puissance – activité. Dans la section intitulée « I. Of the Relation of Causes to their Effects; and of Potency » et définie par E. R. Dodds286, qui comprend les propositions 75 à 86, on trouve les développements les plus importants de ce traité à propos du concept de puissance (dunamis), notamment aux propositions 77 à 86 (à l’exception des propositions 82 et 83 qui concernent plutôt la conversion). Proclus y reprend plusieurs principes doctrinaux de la Métaphysique d’Aristote. En tant qu’elle s’applique aux réalités qui ont leur activité dans le temps, par exemple l’âme, la théorie aristotélicienne de l’acte et de la puissance convient tout à fait pour conceptualiser les rapports de causalité entre différentes substances. Nous pouvons donner l’exemple de la puissance sensitive qui appartient à la substance qu’est l’âme humaine et qui entre en activité lorsqu’elle est stimulée par un objet sensible. Dans ce cas, la puissance est imparfaite : elle est menée à sa perfection, dans l’activité, par un objet qui lui est extérieur. Cependant, dans le cas des principes éternels, la puissance qui leur est attribuée ne peut être que parfaite : la divinité, 286 E. R. Dodds dans Proclus, Elements of Theology, p. 71 (les propositions 75 à 86 couvrent les p.71 à 81). Remarquons que la proposition 86 aurait peut-être davantage sa place dans la section suivante du traité, que l’éditeur intitule « J. Of Being, Limit and Infinitude ». 149 de par l’éternité de son être mais aussi de ses activités, ne peut être actualisée, sa puissance étant éternellement telle qu’elle est. La proposition 78, à la suite la proposition 77 – qui est construite à partir des notions définies par Aristote au livre Θ de la Métaphysique – effectue la distinction entre une puissance parfaite, à partir de laquelle on peut concevoir le terme central de toute triade associée à la procession divine, et la puissance imparfaite, qui ne saurait être attribuée à la divinité, mais est réservée aux êtres naturels ou aux entités dont l’activité est engagée dans le Devenir, par exemple, les âmes particulières : Prop. 78 Toute puissance est parfaite ou imparfaite La puissance qui confère l’actualité est parfaite, car elle rend les autres parfaits par ses propres énergies, et ce qui est capable de parfaire les autres possède soi-même un meilleur mode de perfection. Au contraire, la puissance qui a besoin d’un acte distinct d’elle-même, qui lui préexiste et auquel elle correspond en tant que puissance, est imparfaite. Car elle requiert alors pour devenir parfaite la perfection d’un autre être à laquelle elle participe. Par ellemême donc, une telle puissance est imparfaite. En sorte que la puissance de l’être en acte est parfaite, parce qu’elle est grosse d’actualité, tandis que celle de l’être en puissance est imparfaite, parce qu’elle tient de l’être en acte sa perfection287. La puissance qui lie l’Intelligible à l’Intellect, dans le contexte de six acceptions de l’intellection dans le Commentaire sur le Timée, ne doit donc pas être conçue comme une potentialité actualisable, et donc imparfaite, mais bien comme le principe parfait d’une activité dont elle est au principe, en tant que cette puissance procède de la cause, l’Intelligible, vers laquelle se convertit l’effet, qui lui est le terme dernier de la procession proclienne, à savoir l’Intellect divin288. D’une part, la triade substance – puissance – activité s’applique aux êtres qui ont leur activité dans le temps, les âmes et les corps, et reprend chez Proclus les principes de la doctrine aristotélicienne de l’acte et de la puissance; d’autre part, elle permet d’illustrer la 287 Proclus, Éléments de théologie, prop. 78 (trad. J. Trouillard) : « Πᾶσα δύναμις ἢ τελεία ἐστὶν ἢ ἀτελής. ἡ μὲν γὰρ τῆς ἐνεργείας οἰστικὴ τελεία δύναμις· καὶ γὰρ ἄλλα ποιεῖ τέλεια διὰ τῶν ἑαυτῆς ἐνεργειῶν, τὸ δὲ τελειωτικὸν ἄλλων μειζόνως αὐτὸ τελειότερον. ἡ δὲ ἄλλου του δεομένη τοῦ κατ’ ἐνέργειαν προϋπάρχοντος, καθ’ ἣν δυνάμει τι ἔστιν, ἀτελής· δεῖται γὰρ τοῦ τελείου ἐν ἄλλῳ ὄντος, ἵνα μετασχοῦσα ἐκείνου τελεία γένηται· καθ’ αὑτὴν ἄρα ἀτελής ἐστιν ἡ τοιαύτη δύναμις. ὥστε τελεία μὲν ἡ τοῦ κατ’ ἐνέργειαν δύναμις, ἐνεργείας οὖσα γόνιμος· ἀτελὴς δὲ ἡ τοῦ δυνάμει, παρ’ ἐκείνου κτωμένη τὸ τέλειον. » 288 Au sujet des différents sens pris par la notion de puissance dans la pensée de Proclus, voir C. Steel, « Puissance active et puissance réceptive chez Proclus », dans Dunamis nel neoplatonismo. Atti del II Colloquio Internazionale del Centro di Ricerca sul Neoplatonismo (Università degli Studi di Catania, 6-8 octobre 1994), édité par F. Romano et R. L. Cardullo, Florence, La Nuova Italia Editrice, 1996, p. 121-137. 150 continuité dans la procession du divin, alors que toute notion d’imperfection est évacuée de la notion de puissance, celle-ci s’identifiant à la notion vie dans la triade à laquelle elle s’apparente, à savoir la triade être – vie – pensée, qui dès Plotin, se présente comme une des plus importantes structures de la métaphysique néoplatonicienne. 1.1.5 La triade être – vie – pensée La triade être – vie – pensée s’applique aux différentes acceptions de l’intellection, notamment celles qui concernent le divin, dans le Commentaire de Proclus sur le Timée. Nos exposés sur la pensée de Plotin, notamment sur la connaissance de soi et l’Intellect divin, apporteront un éclairage supplémentaire sur la nature de cette triade dans la tradition néoplatonicienne. Les travaux de Pierre Hadot289 ont permis de mieux faire comprendre l’importance de cette structure triadique dans la pensée plotinienne, héritière des spéculations au sujet de l’être, de la vie et de la pensée dans les Dialogues platoniciens et annonciatrice des efforts de systématisation dans le néoplatonisme postérieur, notamment chez Proclus et Damascius. Chez Proclus, l’application de cette triade au monde intelligible a pour effet de multiplier les divisions, d’ainsi rendre manifeste la multiplicité des principes sans toutefois porter atteinte à leur unité. La proposition 103 des Éléments de théologie, qui énonce un des principes les plus généraux, mais aussi un des plus importants, de la métaphysique proclienne, tout est en tout, mais en chacun sous son mode propre, est d’abord appliqué à cette triade, être – vie – pensée, qui pénètre toutes choses, des premiers principes aux plus humbles manifestations du divin dans le monde naturel290 : Prop 103. Tout est en tout, mais en chacun sous son mode propre. Dans l’être, en effet, se trouvent la vie et l’esprit, dans la vie l’être et la pensée, dans l’esprit l’être et la vie. Mais dans un cas sous le mode noétique, dans un autre sous le mode vital, dans un autre enfin selon le mode de l’être. Puisque chaque ordre peut exister ou bien dans sa cause ou bien dans sa propre subsistence ou bien dans une participation, puisque dans le premier 289 P. Hadot, « Être, vie pensée chez Plotin et avant Plotin », dans Les sources de Plotin, Genève, Fondation Hardt, 1960, p. 107-141, repris dans Plotin, Porphyre. Études néoplatoniciennes, Paris, Les Belles Lettres, 1999, p. 127-181. 290 Ce que manifeste déjà, sans le même degré de systématicité, le Traité III, 8 (30) de Plotin, où l’on apprend que tout contemple, autrement dit que tout pense, sous un mode qui lui est propre. 151 ordre les autres existent comme dans leur cause, puisque dans l’ordre médian le premier existe par participation et le troisième comme dans sa cause, puisque enfin dans le troisième ordre les deux précédents existent par participation, on dira que dans l’être vie et esprit sont précontenus. Mais chaque ordre étant caractérisé par sa propre subsistence et non par ce qu’il cause, puisqu’il cause autre que soi, ni par ce dont il participe, puisqu’il tient d’un autre ses participations, c’est le mode de l’être que la vie et la pensée existent dans l’être, comme vie substantielle et comme esprit substantiel. On ajoutera que dans la vie l’être existe par participation et la pensée comme dans sa cause, mais que ces deux derniers y revêtent le mode vital, puisque telle est la manière de subsister dans cet ordre. Enfin, dans l’esprit la vie et la substantialité existent par participation, et chacune d’elles noétiquement. Car l’être de l’esprit est cognitif et sa vie est connaissance291. Appliqué à la triade de l’intellection divine, ce principe montre la cohésion, la continuité et l’interpénétration de chacune des formes de la noêsis divine. L’intelligible précontient l’intellection et l’intellect sous le mode qui lui être propre, selon le mode de l’être; l’intellection possède, sous le mode vital, l’intelligible auquel elle participe et précontient l’intellect dont elle est la cause; et l’intellect contient en lui, sous le mode propre de la pensée, l’intelligible et l’intellection, auxquels il participe292. La proposition 103 s’inscrit aussi dans la continuité de la proposition 35, les relations entre les termes de la triade être – vie – pensée pouvant être compris à partir du schème de la procession exposé par la triade manence – procession – conversion. En effet, la pensée, en tant qu’effet, demeure dans sa cause, l’être, procède d’elle, sous un mode vital, et se convertit vers elle, de par son activité (qui est aussi sa nature), à savoir la pensée. Proclus se sert ainsi de la structure triadique être – vie – pensée pour montrer la multiplicité dans l’unité de l’intellection divine, ce qu’il fera également au moyen de la 291 Proclus, Éléments de théologie, prop. 103 (trad. J. Trouillard) : « Πάντα ἐν πᾶσιν, οἰκείως δὲ ἐν ἑκάστῳ· καὶ γὰρ ἐν τῷ ὄντι καὶ ἡ ζωὴ καὶ ὁ νοῦς, καὶ ἐν τῇ ζωῇ τὸ εἶναι καὶ τὸ νοεῖν, καὶ ἐν τῷ νῷ τὸ εἶναι καὶ τὸ ζῆν, ἀλλ’ ὅπου μὲν νοερῶς, ὅπου δὲ ζωτικῶς, ὅπου δὲ ὄντως ὄντα πάντα. ἐπεὶ γὰρ ἕκαστον ἢ κατ’ αἰτίαν ἔστιν ἢ καθ’ ὕπαρξιν ἢ κατὰ μέθεξιν, ἔν τε τῷ πρώτῳ τὰ λοιπὰ κατ’ αἰτίαν ἔστι, καὶ ἐν τῷ μέσῳ τὸ μὲν πρῶτον κατὰ μέθεξιν τὸ δὲ τρίτον κατ’ αἰτίαν, καὶ ἐν τῷ τρίτῳ τὰ πρὸ αὐτοῦ κατὰ μέθεξιν, καὶ ἐν τῷ ὄντι ἄρα ζωὴ προείληπται καὶ νοῦς, ἑκάστου δὲ κατὰ τὴν ὕπαρξιν χαρακτηριζομένου καὶ οὔτε κατὰ τὴν αἰτίαν (ἄλλων γάρ ἐστιν αἴτιον) οὔτε κατὰ τὴν μέθεξιν (ἀλλαχόθεν γὰρ ἔχει τοῦτο, οὗ μετείληφεν), ὄντως ἐστὶν ἐκεῖ καὶ τὸ ζῆν καὶ τὸ νοεῖν, ζωὴ οὐσιώδης καὶ νοῦς οὐσιώδης· καὶ ἐν τῇ ζωῇ κατὰ μέθεξιν μὲν τὸ εἶναι, κατ’αἰτίαν δὲ τὸ νοεῖν, ἀλλὰ ζωτικῶς ἑκάτερον (κατὰ τοῦτο γὰρ ἡ ὕπαρξις)· καὶ ἐν τῷ νῷ καὶ ἡ ζωὴ καὶ ἡ οὐσία κατὰ μέθεξιν, καὶ νοερῶς ἑκάτερον (καὶ γὰρ τὸ εἶναι τοῦ νοῦ γνωστικὸν καὶ ἡ ζωὴ γνῶσις). » 292 Les termes de la triade être – avoir – voir permettront de décrire de manière encore plus précise les différents rapports de causalité et de participation entre les termes de la triade intelligible – intellection – intellect. 152 triade être – avoir – voir, qu’il n’appliquera pas qu’à sa seule analyse des formes divines de la noêsis, mais qu’il étendra jusqu’aux types d’intellection qui appartiennent aux réalités inférieures, celles des âmes supérieures et particulières, couvrant ainsi la totalité des six acceptions de la noêsis à partir d’une « translation » de cette triade de l’intelligible divin à l’imagination humaine. 1.1.6 La triade être – avoir – voir La dernière triade sur laquelle nous ferons porter notre analyse n’apparaît pas explicitement dans l’énoncé des trois premières acceptions de la noêsis, mais à la suite de la présentation des six degrés de l’intellection, alors qu’elle ordonne, selon une dégradation de la puissance intellective, non seulement les intellections divines, mais également les intellections humaines. Revenons sur la dernière partie de ce passage, dont nous avons traité en introduction de la première section de notre étude293, cette fois, en portant attention à la triade être – avoir – voir, ou est – possède – voit, qui y apparaît : Puisqu’en effet tout sujet connaissant ou bien est l’objet connu lui-même, ou voit cet objet, ou le possède – l’intellect est l’objet intelligible, la sensation voit le sensible, la pensée possède en elle le pensé – et puisque nous ne pouvons par nature devenir l’intelligible lui-même, mais le connaissons grâce à la faculté, qui est en nous, conjuguée à l’objet, c’est de cette faculté donc que nous avons besoin, et, par elle, la nature de l’être nous devient familière294. La traduction de Festugière met en relief les éléments de cette triade en utilisant le caractère italique, conservé dans notre citation, pour les termes est, voit et possède, les deux derniers termes de la triade, voit et possède, étant ici inversés. La triade se présente normalement ainsi : est, possède, voit; ou à l’infinitif : être, avoir, voir. Pourquoi Proclus inverse-t-il ces deux derniers éléments dans ce passage ? D’après notre analyse des facultés cognitives de l’âme dans l’In Timaeum, il nous semble que ce soit pour mieux distinguer le moyen terme entre l’intellection et la sensation, à savoir la pensée (dianoia), qui prise dans son acception large, correspond au logos, à l’essence de l’âme humaine. Nous ne croyons donc pas qu’il 293 Voir SECTION I, au sujet des modes de connaissance dans la tradition platonico-aristotélicienne. Proclus, In Timaeum, I, 242, 27-243, 1 (trad. A. J. Festugière) : « ἐπεὶ γὰρ πᾶν τὸ γνωστικὸν ἢ αὐτό ἐστι τὸ γνωστὸν ἢ ὁρᾷ ἢ ἔχει τὸ γνωστόν – νοῦς μὲν γάρ ἐστι τὸ νοητόν, αἴσθησις δὲ ὁρᾷ τὸ αἰσθητόν, διάνοια δὲ ἔχει ἐν ἑαυτῇ τὸ διανοητόν – ἡμεῖς δὲ αὐτὸ γενέσθαι τὸ νοητὸν οὐ πεφύκαμεν, γιγνώσκομεν δὲ αὐτὸ διὰ τῆς ἐν ἡμῖν συζύγου πρὸς αὐτὸ δυνάμεως, ταύτης οὖν δεῖ, καὶ διὰ ταύτης γνώριμος ἡμῖν ἡ τοῦ ὄντος φύσις. » 294 153 soit question de la dianoia en un sens technique et restreint, telle que nous l’avons définie dans la première section de notre étude. Bien que cet extrait ne concerne directement les acceptions de l’intellection divine, il permet d’illustrer l’utilité de la triade être – avoir – voir pour conceptualiser les rapports entre les différentes formes de connaissance et la dégradation progressive de celles-ci, dans ce cas-ci, de l’intellection à la sensation, en passant par la pensée rationnelle. Le plus important passage qui présente cette structure triadique être – avoir – voir apparaît après l’énumération et la définition de chacune des acceptions de l’intellection, non seulement divine, mais aussi humaine, dans le Commentaire sur le Timée. À l’aide des éléments de cette triade – est, possède et voit dans la traduction citée et pour laquelle nous conservons encore ici le caractère italique – Proclus reprend les six formes d’intellection, comme Festugière l’a clairement identifié : Mais (1) tantôt l’intellection est l’objet connu lui-même; (2) tantôt elle est intellection, elle possède l’Intelligible; (3) tantôt elle est intellect, elle possède l’intellection, elle voit l’Intelligible sous un mode universel; (4) tantôt elle est l’objet connu sous un mode partiel, mais elle voit aussi les Touts par l’intellect partiel; (5) tantôt elle voit les Touts, mais elle ne les voit, à un seul et même instant, que par fragments et non tout à la fois; (6) tantôt cette vue s’accompagne d’un pâtir295. Ce passage illustre clairement la distance de plus en plus grande prise par les formes inférieures d’intellection par rapport à l’objet ultime de toute connaissance intellective, à savoir l’intelligible. On peut constater que la triade s’applique très clairement aux trois premières acceptions, un nouveau terme s’ajoutant à chaque nouvelle forme de l’intellection : est, est et possède, puis est, possède et voit. Cependant, les trois dernières acceptions délaissent les termes être et avoir (ou posséder) : seul l’intellect particulier est encore l’objet connu, à savoir l’intelligible sous le mode intellectif partiel, alors que la pensée rationnelle et l’imagination ne font que voir ces mêmes objets intelligibles, cette dernière ne pouvant même plus être définie comme une vue proprement intellective de ces objets, puisque sa connaissance « s’accompagne d’un pâtir ». 295 Ibid., I, 244, 25-30 (trad. A. J. Festugière) : « ἀλλ’ ὅπου μέν ἐστιν αὐτὸ τὸ γνωστὸν ἡ νόησις· ὅπου δὲ ἔστι μὲν τὸ δεύτερον, ἔχει δὲ τὸ πρῶτον· ὅπου δὲ ἔστι μὲν τὸ τρίτον, ἔχει δὲ τὸ δεύτερον, ὁρᾷ δὲ τὸ πρῶτον ὁλικῶς· ὅπου δὲ ἔστι μὲν τὸ γνωστὸν μερικῶς, ὁρᾷ δὲ καὶ τὰ ὅλα διὰ τοῦ μερικοῦ· ὅπου δὲ ὁρᾷ μὲν τὰ ὅλα, ἀλλὰ μερικῶς ἅμα καὶ οὐκ ἀθρόως· ὅπου δὲ καὶ μετὰ πάθους ἡ ὅρασις. » 154 Avant de conclure la présentation de cette triade, qui se distingue des autres et qui n’apparaît pas explicitement dans un ouvrage systématique de Proclus comme les Éléments de théologie, nous pouvons nous poser la question de son origine. Est-ce un schème conceptuel élaboré par Proclus, ou par son maître Syrianus ? Sa création est-elle attribuable à un néoplatonicien antérieur ? Bien qu’aucun nom ne soit mentionné dans l’exégèse des lignes 28a1-4 du Timée, plus loin dans le Commentaire, cette triade est ouvertement associée au nom d’Amélius, disciple de Plotin au côté de Porphyre, appliqué à sa doctrine du Démiurge ou, devrions-nous dire, des démiurges. Ici encore, nous conservons le caractère italique pour identifier les termes de la triade, en reproduisant la traduction de Festugière : Amélius imagine le Démiurge comme triple et dit qu’il y a trois Intellects, trois Rois, celui qui est, celui qui a, celui qui voit. Ces trois sont différents : le Premier Intellect est réellement ce qu’il est; le Second est l’Intelligible qui est en lui, mais il a l’Intelligible qui le précède et de toute façon participe seulement à celui-ci, d’où vient aussi qu’il est second; le Troisième est lui aussi l’Intelligible qui est en lui – car tout intellect est identique à l’intelligible qui fait couple avec lui –, mais il a l’Intelligible qui est dans le Second et il voit seulement le premier Intelligible : car, plus on s’éloigne, plus est faible la possession296. Ces trois Intellects donc, ces trois Démiurges, Amélius assume que ce sont aussi les trois Rois297 dont parle Platon et les trois d’Orphée, Phanès, Ouranos et Kronos, et celui qui à ses yeux est le plus Démiurge est Phanès298. L’exégèse de la Lettre II et de ses trois Rois, auxquels les auteurs néoplatoniciens ont identifié différents principes intelligibles, a connu une histoire riche et longue dans la tradition platonicienne. En introduction au livre II de la Théologie platonicienne, H. D. Saffrey et L. G. Westerink retracent les principaux moments de celle-ci et font entre autres 296 Tout comme la puissance de l’intellection se dégrade à mesure qu’elle s’éloigne de l’intelligible premier. A. J. Festugière (Commentaire sur le Timée, livre II, p. 161, n. 1) a bien compris que la référence était au texte des Lettres, II, 312 e1-4, de Platon, et non au Timée, 40e sqq., comme l’indique l’éditeur Diehl. 298 Proclus, In Timaeum, I, 306, 1-14 (trad. A. J. Festugière) : « Ἀ μ έ λ ι ο ς δὲ τριττὸν ποιεῖ τὸν δημιουργὸν καὶ τρεῖς νοῦς, βασιλέας τρεῖς, τὸν ὄντα, τὸν ἔχοντα, τὸν ὁρῶντα. διαφέρουσι δὲ οὗτοι, διότι ὁ μὲν πρῶτος νοῦς ὄντως ἐστὶν ὅ ἐστιν, ὁ δὲ δεύτερος ἔστι μὲν τὸ ἐν αὐτῷ νοητόν, ἔχει δὲ τὸ πρὸ αὐτοῦ καὶ μετέχει πάντως ἐκείνου καὶ διὰ τοῦτο δεύτερος, ὁ δὲ τρίτος ἔστι μὲν τὸ ἐν αὐτῷ καὶ οὗτος· πᾶς γὰρ νοῦς τῷ συζυγοῦντι νοητῷ ὁ αὐτός ἐστιν· ἔχει δὲ τὸ ἐν τῷ δευτέρῳ καὶ ὁρᾷ τὸ πρῶτον· ὅσῳ γὰρ πλείων ἡ ἀπόστασις, τοσούτῳ τὸ ἔχειν ἀμυδρότερον. τούτους οὖν τοὺς τρεῖς νόας καὶ δημιουργοὺς ὑποτίθεται καὶ τοὺς παρὰ τῷ Π λ ά τ ω ν ι τρεῖς βασιλέας καὶ τοὺς παρ’ Ὀ ρ φ ε ῖ τρεῖς, Φάνητα καὶ Οὐρανὸν καὶ Κρόνον, καὶ ὁ μάλιστα παρ’ αὐτῷ δημιουργὸς ὁ Φάνης ἐστίν. » 297 155 porter leurs analyses sur les fragments et témoignages d’Amélius299. La triade être – avoir – voir, qui est associée à ces trois Rois, proviendrait d’un rapprochement effectué par le disciple de Plotin entre une phrase du Timée (39e8-9), où apparaissent ces expressions, et le contenu théologique que l’on a trouvé dans la Lettre II. Dans son Commentaire, Proclus est catégorique, c’est sur de ce passage du Timée qu’Amélius extrait sa triade pour ensuite la projeter sur l’image des trois Rois de la Lettre II et y fonder sa doctrine démiurgique, en se réclamant du même coup de l’autorité textuelle de Platon : C’est principalement sur ce passage qu’Amélius fonde sa triade des Intellects démiurgiques. Il dénomme le premier « celui qui est » à partir de l’expression « le Vivant qui est », le second « celui qui a » à partir de l’expression « incluses dans » – car ce second Intellect n’est pas, ce sont les Formes qui sont en lui –, le troisième « celui qui voit » à partir de l’expression « voit » : cela bien que Platon ait dit que les Formes sont dans « ce qui est le Vivant » et qu’il ne fasse pas de distinction entre le Vivant-en-soi et le sujet dans lequel sont les Formes des vivants, en sorte que « celui qui est » n’est pas différent de « celui qui a », s’il est vrai que l’un est « ce qui est le Vivant », l’autre le sujet dans lequel sont les Formes300. Si la lecture de cet extrait, à la lumière des analyses de Saffrey et Westerink au sujet des sources de la triade être – avoir – voir dans la lecture comparée de la Lettre II et du Timée, nous permet de comprendre la pertinence des rapports décrits par cette triade entre trois niveaux du divin, une question demeure toutefois : pourquoi Proclus reprend-il cette triade d’Amélius, qu’il critique pourtant pour l’application théologique qu’il en a faite, afin de caractériser non seulement les trois acceptions divines de l’intellection, mais aussi les formes humaines de la noêsis ? Notre hypothèse est que Proclus a reconnu la pertinence et la force spéculative de cette triade, d’abord associée par Amélius – selon une interprétation jugée inadéquate de l’esprit et de la lettre des lignes 39e8-9 du Timée – aux figures intelligibles et démiurgiques, pour décrire la dégradation progressive et complète de l’intellection, de son principe, dans l’intelligible divin, à sa dernière manifestation, dans 299 H. D. Saffrey et L. G. Westerink, « Introduction. 2. Histoire des exégèses de la Lettre II de Platon dans la tradition platonicienne », dans Théologie platonicienne, II, p. XX-LIX (en particulier p. LII-LIII pour Amélius). 300 Proclus, In Timaeum, III, 103, 18-28 (trad. A. J. Festugière) : « Ἀ μ έ λ ι ο ς μὲν οὖν τὴν τριάδα τῶν δημιουργικῶν νόων ἀπὸ τούτων μάλιστα συνίστησι τῶν ῥημάτων, τὸν μὲν πρῶτον ‘ὄντα’ καλῶν ἀπὸ τοῦ ὅ ἐ σ τ ι ζ ῷ ο ν , τὸν δὲ δεύτερον ‘ἔχοντα’ ἀπὸ τοῦ ἐ ν ο ύ σ α ς (οὐ γὰρ ἔστιν ὁ δεύτερος, ἀλλ’ εἴσεισιν ἐν αὐτῷ),τὸν δὲ τρίτον ‘ὁρῶντα’ ἀπὸ τοῦ κ α θ ο ρ ᾶ ν , καίτοι τοῦ Πλάτωνος ἐν τῷ ὅ ἐ σ τ ι ζ ῷ ο ν εἶναι τὰς ἰδέας εἰπόντος καὶ οὐκ ἄλλο μὲν εἶναι τὸ αὐτοζῷον, ἄλλο δὲ τὸ ἐν ᾧ ἔνεισιν αἱ ἰδέαι τῶν ζῴων, ὥστε οὐκ ἄλλος ἐστὶν ὁ ὢν τοῦ ἔχοντος, εἴπερ ὃ μέν ἐστι τὸ ὅ ἐ σ τ ι ζ ῷ ο ν , ὃ δὲ ἐν ᾧ ἔνεισιν αἱ ἰδέαι. » 156 l’imagination humaine. L’ingéniosité exégétique d’un devancier, même si elle produit une interprétation fautive d’une doctrine platonicienne, peut toujours être récupérée dans un autre cadre métaphysique, ce que Proclus se prive rarement de faire. 1.1.7 Remarques conclusives sur le rôle des triades dans la métaphysique proclienne À l’aide des analyses que nous avons fournies de différents passages du Commentaire sur le Timée, des Éléments de théologie et de la Théologie platonicienne, nous avons pu constater l’importance de la structure triadique dans la pensée métaphysique de Proclus et, plus particulièrement, dans sa conception de la nature des différentes formes de l’intellection et des rapports, définis par la triade manence – procession – conversion, que l’on peut établir entre elles. Nous avons anticipé plusieurs développements que l’analyse des définitions fournies pour chacune des trois acceptions de la noêsis divine nous demanderait de faire. Nous nous limiterons donc à présenter ces passages en gardant à l’esprit nos exposés, et les analyses conceptuelles qu’ils contiennent, au sujet des différentes triades qui structurent la procession de l’intellection divine, de l’intelligible à l’intellect. Reppelons que notre traitement des trois acceptions de l’intellection divine se fera dans l’ordre inverse de la procession, c’est-à-dire selon le mouvement de conversion qui, à partir de l’intellection de l’intellect divin, nous mènera jusqu’à la noêsis qui s’identifie à la substance de l’intelligible divin. Nous traiterons brièvement des sources platonicoaristotélicienne de cette doctrine proclienne non seulement dans la suite de cette soussection, en ce qui concerne principalement la nature de l’intellect divin, mais aussi dans notre étude de la connaissance de soi et de l’Intellect « hypostase » dans la pensée néoplatonicienne, principalement dans l’œuvre de Plotin. 1.2 L’intellection de l’intellect divin 1.2.1 Unité et multiplicité de la notion d’intellect divin Quand Proclus emploie l’expression intellect divin, renvoie-t-il à une réalité unique ou à une multiplicité d’entités intellectives et divines ? Une analyse non exhaustive des différentes occurrences de cette expression ne nous permet pas d’en arriver à un jugement 157 définitif à ce sujet, mais nous pouvons tout de même distinguer un Intellect divin unique et principiel, que l’on peut identifier au Démiurge du Timée, et une multiplicité d’intellects divins, qui correspondent à plusieurs figures du panthéon grec traitées au livre V de la Théologie platonicienne. Bien que nous reprenions la traduction d’A. J. Festugière pour l’extrait suivant, qui présente la troisième acception de la noêsis, avec la majuscule attribuée au terme « Intellect », nous restons prudent quant à l’interprétation de la nature de cet intellect et évitons d’attribuer la forme d’intellection décrite qu’à la cette seule entité intellective qu’est le Démiurge, ou seul Intellect qui au principe de la procession de la multiplicité des intellects divins301 : En troisième lieu, il y a l’intellection conjuguée à l’Intellect Divin lui-même, qui est activité de l’Intellect, grâce à laquelle il se saisit de l’Intelligible qui est en lui et selon laquelle il s’intellige lui-même et perçoit en quelle manière il est Intellect : car elle est activité et « intellection en soi », mais non plus « Intellection intelligible », elle n’a plus valeur de Puissance, mais est seulement activité, comme je l’ai dit, et elle est « intellection intellective »302. Nous n’utiliserons pas l’expression Intellect Divin au singulier, puisqu’il y a, selon nous, une multiplicité d’intellects divins, d’entités qui partagent, par participation aux hénades, cette essence intellective et divine. Nous comprenons toutefois le choix du traducteur de conserver la majuscule, puisqu’il est vrai que le plan intellectif forme une unité et que les caractéristiques attribuées à la monade, à l’Intellect divin, peuvent aussi l’être aux entités qui en procèdent. La question de l’unité et de la multiplicité de l’intellect n’apparaît bien sûr pas avec Proclus, elle est déjà théorisée par Plotin, qui dans de multiples traités, notamment ceux que l’on retrouve dans la cinquième Ennéade, cherche à montrer le caractère un et multiple de l’hypostase303 qu’est l’Intellect. Les apories au sujet de la nature de l’Intellect sont définies par ses deux principales sources, Platon et Aristote, le premier traitant de noétique dans la perspective du dialecticien, le second du point de vue du naturaliste. Nous ne nous 301 Voir Proclus, Éléments de théologie, prop. 181 (et les propositions dont celle-ci dépend) comme preuve de la multiplicité des intellects divins dans la métaphysique proclienne. 302 Proclus, In Timaeum, I, 244, 6-11 (trad. A. J. Festugière) : « τρίτη δὲ ἡ ἐν αὐτῷ τῷ θείῳ νῷ σύ-ζυγος νόησις, ἐνέργεια οὖσα τοῦ νοῦ, δι’ ἧς τὸ ἐν αὐτῷ νοητὸν συνείληφε καὶ καθ’ ἣν ἑαυτὸν νοεῖ καὶ ᾗ αὐτός ἐστιν· ἐνέργεια γάρ ἐστι καὶ αὐτονόησις, ἀλλ’ οὐ νοητὴ νόησις, οὐδὲ ὡς δύναμις, ἀλλ’ ὡς ἐνέργεια, καθάπερ εἴρηται, καὶ νοερὰ νόησις. » 303 Rappelons que le terme hypostase n’est pas encore employé dans ce sens technique par Plotin. 158 intéressons pas tant aux propos mêmes de ces deux autorités pour la pensée néoplatonicienne qu’au point de vue proclien sur les divergences entre les noétiques platonicienne et aristotélicienne, la première devant être toujours défendue contre les critiques et les déformations que lui a fait subir la seconde. 1.2.2 Les doctrines de Platon et d’Aristote sur l’Intellect d’après Proclus Alors qu’il traite de la relation entre l’Âme du Monde et son intellect – rappelons que la cosmologie aristotélicienne fait l’économie de ce principe psychique universel – Proclus contraste ainsi les conceptions théologiques et noétiques de Platon et d’Aristote dans son Commentaire sur le Timée : Platon donc, avec un génie tout à fait admirable, pose en principe deux Intellects, l’un imparticipé et créateur, l’autre participé et non séparé – car ce qui subsiste en autre chose et qui est coordonné aux réalités inférieures dépend des réalités subsistant en elles-mêmes – et il accorde à l’Univers une double vie, l’une qui lui est congénitale, l’autre, séparée, pour que le Monde soit vivant par la vie qui est en lui, doué d’âme par l’Âme intellective, et doué d’intelligence grâce au très précieux Intellect lui-même304. Après l’éloge réservé à la doctrine de l’Intellect chez Platon, vient le blâme à l’endroit de la noétique d’Aristote. L’essentiel de sa critique, qu’il reprend et développe plus loin dans l’In Timaeum, se trouve dans ces quelques lignes du premier tome de son Commentaire : Aristote, lui, a fait une soustraction par moitié dans sa propre philosophie en lui enlevant l’Intellect imparticipé. Car, pour Aristote, le premier Intellect est celui de la sphère des fixes. De plus, il retranche l’Âme intellective intermédiaire entre l’Intellect et le Corps animé du Monde, et il joint directement l’Intellect à ce Corps doué de vie305. Plotin, au Traité V, 1 [10], avait déjà formulé une critique semblable à l’endroit de la noétique aristotélicienne, lui reprochant d’être déterminée par la physique, une science qui 304 Ibid., I, 403, 31-404, 6 (trad. A. J. Festugière) : « ὁ μὲν οὖν Πλάτων πάνυ δαιμονίως νοῦν τε ὑποτίθεται διττόν, τὸν μὲν ἀμέθεκτον καὶ δημιουργικόν, τὸν δὲ μεθεκτὸν καὶ ἀχώριστον — ἀπὸ γὰρ τῶν ἐν αὐτοῖς ὄντων τὰ ἐν ἄλλοις ὄντα καὶ συντεταγμένα τοῖς ὑφειμένοις — καὶ τῷ παντὶ διττὴν ἐνδίδωσι ζωήν, τὴν μὲν σύμφυτον, τὴν δὲ χωριστήν, ἵνα καὶ ζῷον ὁ κόσμος ᾖ διὰ τὴν ἐν αὐτῷ ζωήν, καὶ ἔμψυχον διὰ τὴν νοερὰν ψυχήν, καὶ ἔννουν δι’ αὐτὸν τὸν πολυτίμητον νοῦν. » 305 Ibid., I, 404, 7-11 (trad. A. J. Festugière) : « ὁ δέ γε Ἀ ρ ι σ τ ο τ έ λ η ς ἐξ ἡμισείας τὸν μὲν ἀμέθεκτον νοῦν ὑφεῖλεν τῆς αὑτοῦ φιλοσοφίας· ὁ γὰρ πρῶτος αὐτῷ νοῦς τῆς ἀπλανοῦς ἐστι· τὴν δὲ νοερὰν ψυχὴν μέσην οὖσαν τοῦ τε νοῦ καὶ τοῦ ἐψυχωμένου σώματος ὑποτέμνεται, συνάπτει δὲ αὐτόθεν τῷ ζῶντι σώματι τὸν νοῦν. » 159 ne saurait avoir le même degré d’exactitude que la dialectique, qui seule permet de connaître adéquatement la nature d’une réalité éternelle, immuable et transcendante telle que l’Intellect : Plus tard, Aristote dit que ce qui est premier est « séparé » et « intelligible », mais en disant qu’il « se pense soi-même », il revient en arrière et n’en fait plus le premier. Et en faisant de beaucoup d’autres choses des intelligibles, en aussi grand nombre qu’il y a de sphères dans le ciel, pour faire que chaque intelligible meuve chaque sphère, il parle de ce qui ressortit aux intelligibles d’une autre manière que Platon, en avançant un argument qui a la force de la probabilité et non celle de la nécessité306. Dans le conflit opposant les deux conceptions classiques de la science de la nature, celle du Timée de Platon à celle de la Physique d’Aristote307, l’allégeance de Plotin est manifeste. Le dialogue platonicien nous apprend que la science de la nature n’est qu’un savoir probable, qui ne se fonde pas sur des principes nécessaires (Timée, 29c-d). Elle ne saurait donc en aucune manière déterminer le contenu de la doctrine noétique, alors que l’Intellect transcendant doit être l’objet d’une science exacte, de ce savoir dialectique qui porte sur les réalités éternelles et immuables. À la suite de l’Alexandrin – et peut-être inspiré par sa lecture des Ennéades, qu’il a pris le soin de commenter –, Proclus s’attaque aux incohérences de la noétique « cosmologisée » d’Aristote : Outre cela, il me semble encore être fautif sur un autre point. Car, après avoir assigné des Intellects aux sphères célestes, il n’a fondé sur aucun Intellect le Monde pris en sa totalité. Or c’est là chose tout à fait absurde. Comment en effet le Monde est-il un, s’il n’y a pas en lui un Intellect unique qui le domine ? Quel ordre peut-il y avoir dans la pluralité des Intellects célestes, si cette pluralité n’est pas suspendue à une Monade propre ? Comment toutes choses sont-elles organiquement unies en vue du bon état, s’il n’existe pas un Intellect commun pour tous les êtres du Monde ? Or il n’y en a pas, puisque l’Intellect de la sphère des fixes n’appartient qu’à cette sphère, et de même l’Intellect de la 306 Plotin, Traité V, 1 [10], 9, 7-12 (trad. F. Fronterotta) : « Ἀριστοτέλης δὲ ὕστερον χ ω ρ ι σ τ ὸ ν μὲν τὸ πρῶτον καὶ ν ο η τ ό ν , ν ο ε ῖ ν δὲ αὐτὸ ἑ α υ τ ὸ λέγων πάλιν αὖ οὐ τὸ πρῶτον ποιεῖ· πολλὰ δὲ καὶ ἄλλα νοητὰ ποιῶν καὶ τοσαῦτα, ὁπόσαι ἐν οὐρανῷ σφαῖραι, ἵν’ ἕκαστον ἑκάστην κινῇ, ἄλλον τρόπον λέγει τὰ ἐν τοῖς νοητοῖς ἢ Πλάτων, τὸ εὔλογον οὐκ ἔχον ἀνάγκην τιθέμενος. » 307 Remarquons que le traité De l’âme, principalement dans sa partie introductive, expose sans doute mieux les principes du naturalisme d’Aristote que la Physique, en plus de présenter la plus importante critique du Timée dans le corpus aristotélicien. 160 sphère du soleil, celui de la lune, et pareillement pour les autres. Mais j’ai composé un écrit particulier contre Aristote sur ces questions308. Ce passage se base principalement sur une exégèse du chapitre Λ, 8 de la Métaphysique, qui s’insère entre deux chapitres, Λ, 7 et 9, qui présente une noétique beaucoup plus épurée de ses liens avec la science de la nature, et surtout de la cosmologie. Nous reviendrons sur ces thèmes, noétiques et théologiques, dans notre étude subséquente de la connaissance de soi chez Plotin et dans la tradition néoplatonicienne. Notons pour l’instant que les critiques de Proclus envers la noétique d’Aristote sont multiples, certaines ayant déjà été formulées par Plotin, d’autres dépendant directement des structures conceptuelles de sa propre doctrine. Même s’il projette de nombreux éléments doctrinaux propres au néoplatonisme tardif sur la noétique de Platon, faisant de celle-ci une science hypersophistiquée qu’elle n’est pas dans les Dialogues, Proclus semble avoir bien saisi l’esprit du discours platonicien sur l’intellect, un discours qui prend peut-être le risque de se perdre dans l’abstraction – jusqu’à être qualifié de vide (kenos) par Aristote – mais qui évite celui d’être déterminé par une science de la nature dont le Timée a voulu montrer les limites épistémologiques. 1.2.3 L’intellection de l’intellect divin chez Proclus Le Timée constitue pour Proclus la source première de la doctrine de l’Intellect divin chez Platon. Son exégèse du Timée est, avec celle de la deuxième partie du Parménide (nous pourrions également inclure son interprétation de la Palinodie du Phèdre), un des fondements structurels de la science du divin dans la Théologie platonicienne. Les livres III et V portent respectivement sur les dieux intelligibles et sur les dieux intellectifs. La place prépondérante qu’occupe l’exégèse du Timée dans ce traité s’explique par l’importance de deux principes divins définis dans ce dialogue : le Vivant-en-soi, parmi les dieux intelligibles, et le Démiurge, parmi les dieux intellectifs. 308 Proclus, In Timaeum, I, 404, 11-21 (trad. A. J. Festugière) : « πρὸς δὲ τούτοις καὶ ἄλλο τι πλημμελεῖν δοκεῖ μοι. νοῦς γὰρ ἐπιστήσας ταῖς σφαίραις ὅλον τὸν κόσμον οὐκ ἐνίδρυσεν οὐδενὶ νῷ· τοῦτο δέ ἐστι πάντων ἀτοπώτατον· πῶς γάρ ἐστιν εἷς ὁ κόσμος, εἰ μὴ νοῦς εἷς ἐν αὐτῷ κρατοίη; τίς δὲ σύνταξις τοῦ νοεροῦ πλήθους, εἰ μὴ μονάδος οἰκείας ἐξηρτημένον εἴη; πῶς δὲ πάντα συντέτακται πρὸς τὸ εὖ, εἰ μὴ κοινός τις εἴη τῶν ἐγκοσμίων ἁπάντων νοῦς; ὁ γὰρ τῆς ἀπλανοῦς ἐκείνης ἐστὶ τῆς σφαίρας, καὶ ὁ τῆς ἡλιακῆς καὶ ὁ τῆς σελήνης, καὶ ἐπὶ τῶν ἄλλων ὡσαύτως. πρὸς μὲν οὖν Ἀριστοτέλη καὶ ἰδίᾳ περὶ τούτων γέγραπται. » 161 L’introduction du chapitre V, 17 de la Théologie platonicienne offre un bon exemple de l’intégration de l’exégèse proclienne du Timée à la conception scientifique des classes divines : En quatrième lieu, examinons comment Timée nous révèle l’intellect démiurgique. Ayant fait son raisonnement, il découvrit donc que, à partir des choses visibles par nature, ne pouvait jamais se produire un ouvrage dépourvu d’intellect qui soit plus beau que ce qui a un intellect. Quel est donc ce raisonnement et quelle est cette découverte et d’où vient-elle ? Ainsi donc, le raisonnement est une intellection divisée, qui regarde vers elle-même et recherche en elle-même le bien-être. Car, quiconque raisonne passe d’une idée à une autre, et c’est en se convertissant vers lui-même qu’il cherche le bien. Dans la mise en ordre du tout, l’intellect démiurge se comporte donc d’une manière analogue, en projetant d’une manière divisée les causes des êtres encosmiques, lesquels préexistent d’une manière unifiée dans les intelligibles. En effet, les êtres que l’intellect intelligible fait exister d’une manière unifiée et transcendante, ces êtres-là l’intellect intellectif les engendre en les distinguant, en les partageant et pour ainsi dire en les fabriquant de ses propres mains. Le raisonnement donc est une plénitude de l’intelligence et une totale unité avec lui; ce qui met aussi en évidence qu’il ne faut pas regarder le raisonnement comme une recherche, une aporie ou une errance de l’intellect divin, mais comme une intellection stable qui intellige les causes multiples des êtres. Car l’intellect est toujours uni à l’intelligible et rempli de ses propres intelligibles, et il est au même degré intellect en acte et intelligible309. Proclus, à la suite de ses devanciers (néo)platoniciens, doit proposer une exégèse du terme logismos qui soit en accord avec l’identification du Démiurge à un intellect, et donc une réalité éternelle. Le logismos, à savoir le raisonnement, étant associé à l’activité discursive de l’âme, il lui fallait proposer une interprétation imagée de ce terme pour rendre compte de l’intellection propre au Démiurge. Cet extrait de la Théologie platonicienne rappelle non seulement que le terme logismos n’est qu’une image servant à illustrer la multiplicité 309 Proclus, Théologie platonicienne, V, 17, 62, 4-24 (trad. H. D. Saffrey et L. G. Westerink) : « Τέταρτον τοίνυν τὸν νοῦν τὸν δημιουργικὸν ὅπως ἡμῖν ἐκφαίνει, θεασώμεθα. Λ ο γ ι σ ά μ ε ν ο ς ο ὖ ν η ὕ ρ ι σ κ ε ν ἐκ τῶν κατὰ φύσιν ὁρατῶν μηδὲν ἀνόητον τοῦ νοῦν ἔχοντος κάλλιον ἄν ποτε γ ε ν έ σ θ α ι ἔ ρ γ ο ν . Τίς οὖν ὁ λογισμὸς οὗτος καὶ τίς ἡ εὕρεσις καὶ πόθεν; Οὐκοῦν ὁ μὲν λογισμὸς νόησίς ἐστι διῃρημένη καὶ πρὸς ἑαυτὴν βλέπουσα καὶ ἐν ἑαυτῇ ζητοῦσα τὸ εὖ. Πᾶς γὰρ ὁ λογιζόμενος ἀπ’ ἄλλου πρὸς ἄλλο μεθίσταται καὶ εἰς αὑτὸνἐπιστρεφόμενος ζητεῖ τὸ ἀγαθόν. Ταῦτ’ οὖν ἀνάλογον καὶ ὁ δημιουργὸς νοῦς ἐν τῇ διακοσμήσει τοῦ παντὸς ἔχει, διῃρημένας αἰτίας προβάλλων τῶν ἐγκοσμίων, ἡνωμένως ἐν τοῖς νοητοῖς προϋπαρχόντων. Ἃ γὰρ ὑφίστησιν ἑνοειδῶς καὶ ἐξῃρημένως ὁ νοητὸς νοῦς, ταῦτα ὁ νοερὸς διακρίνων καὶ μερίζων καὶ οἷον αὐτουργῶν ἀπογεννᾷ. Ὁ μὲν οὖν λογισμὸς πλήρωσις τοῦ νοητοῦ ἐστι καὶ ἕνωσις πρὸς αὐτὸ παντελής· ᾧ καὶ δῆλον ὅτι τὸν λογισμὸν οὐ ζήτησιν οὐδ’ ἀπορίαν οὐδὲ πλάνην τοῦ θείου νοῦ προσήκει νομίζειν, ἀλλὰ νόησιν σταθερὰν τὰς πολυειδεῖς αἰτίας τῶν ὄντων νοοῦσαν. Ἥνωται γὰρ ἀεὶ πρὸς τὸ νοητὸν ὁ νοῦς καὶ πεπλήρωται τῶν ἑαυτοῦ νοητῶν, καὶ τὸν ἴσον τρόπον νοῦς τε κατ’ ἐνέργειάν ἐστι καὶ νοητόν. » 162 inhérente aux Formes à partir desquelles le Démiurge crée le Monde, mais il distingue aussi le plan intellectif du plan intelligible, sans que cette distinction ne coupe totalement le Dieu créateur des Formes intelligibles qu’il possède sous le mode qui lui est propre, selon l’enseignement de la proposition 103 des Éléments de Théologie : tout est en tout, mais en chacun sous son mode propre. L’acception suivante de l’intellection dans le Commentaire sur le Timée, celle qui lit l’intellect à l’intelligible (et qui est d’ailleurs absente de ce passage) aurait pour fonction de rendre encore plus manifeste la continuité entre l’intelligible, dont le Vivant-en-soi est un des aspects, et l’intellectif, représenté par le Démiurge. 1.3 L’intellection qui lie l’intellect à l’intelligible Dans la remontée qui mène de l’intellection de l’intellect divin à celle de l’intelligible, apparaît l’occurrence à notre avis la plus problématique – et la moins bien définie dans le reste du corpus proclien, ce dont témoigne son absence dans les Éléments de théologie – de la noêsis dans le Commentaire sur le Timée, à savoir celle qui lie l’intellect à l’intelligible. De quels principes (ou dieux) est-elle l’intellection ? Quelle est l’origine de cette acception de la noêsis, dont Proclus ne saurait trouver les fondements dans sa seule lecture du Timée ? Comme le livre V de la Théologie platonicienne offrait l’exposé systématique le plus important au sujet de l’Intellect divin (et des intellects divins), c’est au livre IV de ce même ouvrage qu’on trouve les développements les plus complets à propos de la nature des principes intelligibles-et-intellectifs et de leur acte d’intellection, qui procède de l’intelligible et convertit l’intellect vers son principe. Alors que le Timée livre un enseignement sur les dieux intelligibles et sur les dieux spécifiquement intellectifs, en traitant respectivement du Vivant-en-soi et du Démiuge, c’est le Phèdre qui donne à Proclus sa principale source platonicienne pour l’élaboration de sa doctrine des dieux intelligibles-et-intellectifs, qui, rappelons-le, constituent le rang supérieur de la classe générique des dieux intellectifs310. 310 Nous comprenons que Proclus fait référence à cette sous-classe des dieux intellectifs lorsqu’il mentionne les différentes classes divines du Phèdre, dans la section programmatique de la Théologie platonicienne, I, 4, 18, 2-4 (trad. H. D. Saffrey et L. G. Westerink) : « il énonce de bout en bout un grand nombre de doctrines secrètes tant au sujet des dieux intellectifs qu’au sujet de ces dieux chefs détachés du monde ». 163 La seconde acception de la noêsis, dans son rapport aux formes d’intellection entre lesquelles elle s’insère (celles de l’intelligible et de l’intellect), se comprend à partir de la superposition, effectuée plus haut, de la triade intelligible – intellection – intellect et à la triade intelligible – intelligible-et-intellectif – intellectif, cette intellection étant associée à l’activité intellective du second terme de cette triade, l’intelligible-et-intellectif. Bien que cette intellection soit définie comme une puissance, d’après la triade substance – puissance – activité, et comme une vie, selon la triade être – vie – pensée, elle demeure une forme d’activité, une forme de pensée, des concepts qui s’appliquent plus spécifiquement, certes, à l’intellect divin, mais que l’on peut aussi attribuer, de manière plus générale, à l’intellection qui lie l’intellect à l’intelligible. La courte définition qu’offre Proclus de l’intellection qui lie l’intellect à l’intelligible se laisse comprendre à partir des concepts que nous avons définis dans notre étude des triades procliennes. Comme nous l’avons mentionné, cette forme d’intellection, de par la nature des dieux auxquels elle est associée, occupe peu de place dans l’exégèse des lignes 28a1-4 et dans le reste du Commentaire sur le Timée : l’attention de Proclus y est concentrée sur la nature du Vivant-en-soi et sur celle du Démiurge, de même que sur les formes de la noêsis qui leur sont associées. Notre analyse ne saurait donc aller plus loin sans reprendre le livre IV de la Théologie platonicienne et les commentaires fragmentaires sur le Phèdre dans les autres œuvres de Proclus, ce que nous ne ferons pas ici311. Encore une fois, nous reprenons la traduction d’A. J. Festugière, sans émettre un jugement sur l’unité ou la multiplicité des entités auxquelles est rattachée la deuxième forme d’intellection présentée dans le Commentaire de Proclus sur le Timée : En second lieu, il y a l’intellection qui lie l’Intellect à l’Intelligible, qui a pour propriété de rassembler et réunir les deux sommets et qui est Vie et Puissance, remplissant de l’Intelligible l’Intellect et fondant l’Intellect dans l’Intelligible312. 311 Dans la troisième sous-section de ce chapitre, dans notre étude des limites de la pensée humaine dans son rapport au divin, nous traiterons à nouveau de la classe des dieux intelligible-et-intellectives et donc indirectement de la forme d’intellection qui leur est associée, bien que nos propos chercheront plutôt à définir la forme de connaissance que notre âme peut avoir de ces principes. 312 Proclus, In Timaeaum, I, 244, 2-6 (trad. A. J. Festugière) : « δευτέρα δὲ ἡ συνάπτουσα τῷ νοητῷ τὸν νοῦν, συνεκτικὴν ἔχουσα καὶ συναγωγὸν τῶν ἄκρων ἰδιότητα καὶ οὖσα ζωὴ καὶ δύναμις, πληροῦσα μὲν ἀπὸ τοῦ νοητοῦ τὸν νοῦν, ἐνιδρύουσα δὲ τὸν νοῦν εἰς τὸ νοητόν.» 164 Avant de conclure notre brève description de l’intellection qui lie l’intellect à l’intelligible , celle que l’on a associée aux principes intelligibles-et-intellectifs de la Théologie platonicienne, on peut se reposer la question suivante : y a-t-il une doctrine de l’intellection en tant qu’activité d’une essence intermédiaire entre l’intelligible et l’intellect dans les Éléments de théologie ou, autrement dit, y a-t-il un enseignement au sujet de principes intelligibles-et-intellectifs et de leur forme de noêsis dans ce même traité ? L’apparente absence d’une telle doctrine dans cette œuvre de Proclus pourrait nous porter à croire qu’il s’agit d’un ouvrage de jeunesse et que cette doctrine serait progressivement apparue dans le parcours intellectuel de Proclus à mesure qu’il affinait sa compréhension des classes divines dans la Phèdre, dans une perspective d’harmonisation des traditions platonicienne, orphique et chaldaïque dont le produit achevé serait le livre IV de la Théologie platonicienne. Il nous apparaît toutefois difficile, voire impossible de souscrire à une telle hypothèse, qui ferait alors des Éléments de théologie un ouvrage antérieur au Commentaire sur le Timée, écrit, selon Marinus, alors que Proclus n’avait que vingt-sept ans313. La deuxième acception de l’intellection, dont traite le Commentaire, pointe en direction de l’existence d’une essence intermédiaire entre l’intellect divin et l’intelligible, « intelligibleet-intellective », qui n’est pas explicitement conceptualisée dans les Éléments de théologie. Au lieu d’avoir recours à une explication « génétique » de l’œuvre de Proclus pour expliquer l’absence ou la présence d’une doctrine dans l’un de ses ouvrages, nous pouvons simplement émettre l’hypothèse que les Éléments de théologie, en tant que ce traité présente les principes élémentaires de la science théologique, n’avaient pas à offrir un enseignement précis au sujet des principes intelligibles-et-intelligibles, pas plus que le Commentaire sur le Timée, qui n’en traite qu’indirectement, puisqu’il porte prioritairement sur les réalités divines que sont le Vivant-en-soi et le Démiurge. À visée (skopos) différente, propos différents. Le Commentaire perdu sur le Phèdre nous aurait sans doute permis de vérifier l’existence de cette doctrine (et de bien d’autres) avant la rédaction de la Théologie platonicienne, que l’on situe au terme de la production littéraire Proclus. 313 Marinus, Proclus ou sur le bonheur, § 13, 14-17 (trad. H. D. Saffrey et A. Ph. Segonds) : « à l’âge de vingt-sept ans il avait composé bon nombre d’ouvrages, et en particulier le Commentaire sur le Timée ». Même si les Éléments de théologie est un ouvrage antérieur au Commentaire sur le Timée, il ne peut avoir été composé que quelques années auparavant, ce qui ne laisserait guère place à une évolution doctrinale aussi marquée. 165 Notre enquête sur l’intellection qui lie l’intellect à l’intelligible se termine sur ce questionnement au sujet de doctrines sur lesquels, encore une fois, l’œuvre perdue de Proclus nous aurait sans doute fourni un enseignement plus complet. Nous nous intéresserons donc finalement, toujours dans les limites définies par notre étude, à la première acception, selon l’ordre des principes, de l’intellection dans la philosophie de Proclus : celle qui s’identifie à l’intelligible divin. 1.4 L’intellection de l’intelligible divin La dernière acception de l’intellection, la première dans l’ordre de la procession des réalités éternelles et dans la hiérarchie des facultés humaines, se confond avec le terme premier de chacune des triades définies plus haut : manence, intelligible, intelligible (à nouveau), substance, être (en tant que substantif) et être (en tant que verbe). Il s’agit de l’intellection de l’intelligible divin, à la source de toutes les autres formes d’intellection décrites par Proclus dans son Commentaire sur le Timée. Ici comme ailleurs, nous reproduisons la traduction de Festugière sans supposer que la notion d’intelligible, qui apparaît avec une majuscule (Intelligible), ne renvoie qu’à la monade intelligible qui est au principe de toute la procession intelligible. Comme dans le cas de la noêsis de l’intellect divin, cette définition s’applique selon nous à l’intellection de tout intelligible divin, peu importe son rang dans la classe intelligible : Eh bien donc, il y a d’abord l’« Intellection intelligible », qui, revenant au même que l’Intelligible et n’étant pas autre chose que l’Intelligible, est aussi Intellection ayant le caractère d’une substance et une « Substance en soi », parce que tout ce qui est dans l’Intelligible existe de cette façon, à la fois de manière substantielle et de manière intelligible314. En plus des triades étudiées plus haut, et dont nous avons identifié les termes premiers associés à l’intelligible divin, notons encore une l’importance de la proposition 103 des Éléments de théologie pour comprendre comment le principe de l’intellection, à savoir l’intelligible, peut être, sous le mode qui lui est propre, à savoir « de manière substantielle et de manière intelligible », définie comme une forme de noêsis. 314 Proclus, In Timaeum, I, 243, 29-244, 2 (trad. A. J. Festugière) : « πρώτη μὲν οὖν ἐστι νόησις ἡ νοητή, εἰς ταὐτὸν ἥκουσα τῷ νοητῷ καὶ οὐχ ἕτερον οὖσα παρὰ τὸ νοητόν, ἣ καὶ οὐσιώδης ἐστὶ νόησις καὶ αὐτοουσία, διότι πᾶν τὸ ἐν τῷ νοητῷ τοῦτον ὑφέστηκε τὸν τρόπον, οὐσιωδῶς καὶ νοητῶς. » 166 Puisque notre analyse des triades procliennes nous a déjà permis de dire l’essentiel au sujet de la définition de la noêsis intelligible dans le Commentaire sur le Timée, nous nous tournons à nouveau vers la Théologie platonicienne pour commenter un extrait du dernier chapitre du livre III consacré aux dieux intelligibles, et donc à l’intellection suprême qui leur est relative. Rappelons que ce livre reprend et systématise plusieurs éléments doctrinaux tirés de l’exégèse du Timée, puisque le Vivant-en-soi compte au nombre des dieux intelligibles dont traite Proclus : Abandonnons donc la considération morcelée des intelligibles pour remonter à la science unique et complète de ces intelligibles, et disons-nous à nous-mêmes que cette classe intelligible des dieux transcende unitairement tous les autres mondes de dieux, et qu’elle n’est appelée intelligible ni en tant qu’elle est connue par un intellect particulier, ni en tant qu’elle est saisissable par une intellection accompagnée de raison, ni non plus en tant qu’elle préexiste comme objet de connaissance de l’intellect complet. En effet, elle transcende les êtres intelligibles, universels et particuliers, et elle préexiste à tous les objets d’intellection, parce qu’elle est un intelligible imparticipable et divin315. Les thèses noétiques que Proclus résume ici, pour mieux définir de manière suréminente la nature de l’intelligible, sont en accord avec celles dont nous avons discuté précédemment, dans d’autres contextes, à l’occasion de l’analyse de passages relatifs à la doctrine de l’intellection dans le corpus proclien. Le traitement y est toutefois plus théologique qu’épistémologique, en tant qu’il concerne davantage les dieux que l’activité intellective elle-même. Si l’extrait étudié du Commentaire sur le Timée s’intéresse à la notion d’intellection pour elle-même, dans la multiplicité de ces formes, la Théologie platonicienne n’y touche qu’indirectement : Proclus y cherche à exposer et à défendre une science du divin, les considérations noétiques et épistémologiques étant secondaires et accessoires au discours théologique. Ce qui est marquant dans ce passage de la Théologie platonicienne, c’est l’absolue transcendance de la classe intelligible des dieux, non seulement par rapport à l’homme, 315 Proclus, Théologie platonicienne, III, 28, 100, 1-11 (trad. H. D. Saffrey et L. G. Westerink) : « Εἶεν δὴ οὖν πάλιν ἀπὸ τῆς διῃρημένης τῶν νοητῶν θεωρίας ἐπὶ τὴν παντελῆ καὶ μίαν αὐτῶν ἐπιστήμην ἀναδράμωμεν καὶ πρὸς ἡμᾶς αὐτοὺς εἴπωμεν ὅτι τὸ νοητὸν τοῦτο τ ῶ ν θ ε ῶ ν γ έ ν ο ς ἐξῄρηται πάντων ἑνιαίως τῶν ἄλλων θείων διακόσμων καὶ οὔτε ὡς τῷ μερικῷ νῷ γινωσκόμενον οὔτε ὡς ν ο ή σ ε ι μ ε τ ὰ λ ό γ ο υ π ε ρ ι λ η π τ ὸ ν καλεῖται νοητόν, ἀλλ’ οὐδὲ ὡς τῷ παντελεῖ νῷ προϋπάρχον. Ἐκβέβηκε γὰρ ἀπό τε τῶν ὅλων καὶ τῶν μερικῶν νοητῶν καὶ προϋπάρχει τῶν νοουμένων ἁπάντων, ἀμέθεκτον ὂν καὶ θεῖον νοητόν. » 167 mais aussi en relation avec les divinités qui apparaissent à un niveau inférieur dans la procession divine. En effet, la classe intelligible des dieux n’est pas connaissable par notre intellection accompagnée de raison (noêsis meta logou), ni par le principe immédiat de celle-ci, l’intellect particulier, bien que celui-ci soit séparé de nous et transcende le plan des âmes. Plus encore, cette classe divine est située par-delà l’objet de connaissance de l’intellect complet, qui semble correspondre à l’intellect divin défini dans le Commentaire sur le Timée. Nous pouvons dès lors comprendre l’éminence de la forme d’intellection associée à l’intelligible, qui, loin d’être directement accessible à notre âme, ne constitue même pas l’objet propre de l’intellect total et divin. Bien que cet extrait n’en fasse pas mention, on peut comprendre l’importance d’introduire une notion telle que l’intelligibleet-intellectif dans l’économie de la pensée proclienne. En effet, pour assurer la continuité dans la procession des principes, tout en conservant la transcendance absolue de l’intelligible relativement aux formes inférieures de la pensée, même divine, l’intermédiaire qu’est l’intelligible-et-intellectif est tout à fait pertinent. La forme d’intellection qu’on peut lui associer, l’intellection qui lie l’intellect à l’intelligible dans le Commentaire sur le Timée, offre ainsi un moyen terme entre l’intellection intelligible, qui nous est complètement inaccessible, et la noêsis de l’intellect divin, dont nous avons en nous les traces (comme l’enseigne la proposition 194 des Éléments de théologie). La continuité dans la procession du réel semble ainsi assurée et les trois formes de l’intellection divine peuvent former une belle et solide structure ternaire ou tout est en tout, mais en chacun sous son mode propre. Comme nous l’avons annoncé, nous nous intéresserons dans cette section de notre thèse à la question de la connaissance de soi dans la tradition platonico-aristotélicienne, notamment chez Plotin, qui a voulu répondre aux objections sceptiques envers la possibilité de cette forme de connaissance, qui est non seulement au principe de la dialectique (et donc de la philosophie dans ce qu’elle a de plus pur), mais aussi le fondement de toute doctrine qui fait de l’intellection divine le principe de toutes les autres formes de pensée. La doctrine de la connaissance de soi chez Plotin constitue l’une des principales sources des thèses noétiques que défend Proclus dans sa conception de l’intellection divine. 168 2. L’Intellect et la connaissance de soi dans la tradition platonicoaristotélicienne 2.1 La connaissance de soi et la noétique platonico-aristotélicienne Selon la légende, en visitant le sanctuaire de Delphes, les Grecs de l’époque de Socrate pouvaient lire sur le fronton du temple d’Apollon la célèbre formule : « Connaistoi toi-même ». Ce précepte, dont la signification était alors plus religieuse que philosophique, exhortait l’homme à ne pas commettre le crime de démesure (hubris), à ne pas transgresser la limite qui le sépare des dieux. Cependant, cette formule fut très tôt reprise, et adaptée aux préoccupations philosophiques, par des penseurs tels qu’Héraclite qui firent de la connaissance de soi la condition première de tout savoir (physique, métaphysique, éthique, etc.). Les penseurs du courant sceptique, parmi lesquels figure le célèbre Sextus Empiricus, ont voulu démontrer l’impossibilité de la connaissance de soi. Si une telle connaissance constitue effectivement la condition première de tout savoir, l’entreprise philosophique risquerait d’être condamnée par une objection qui en montrerait l’impossibilité. Par cette étude, nous montrerons en quoi un penseur tel que Plotin a réagi à cette objection et soutint, contrairement à ce qu’en pensent les Sceptiques, que la connaissance de soi est possible sur le plan de l’Intellect. Pour clarifier ce qui oppose les penseurs « dogmatiques » et les Sceptiques, nous aborderons plusieurs questions fondamentales en philosophie : le problème de l’unité et de la multiplicité, l’opposition entre la pensée intellectuelle et pensée discursive et la distinction entre l’ontologie et la gnoséologie. Par le traitement de ces questions, nous montrerons en quoi l’argument de Plotin se révèle une réplique pertinente à l’objection sceptique. Pour commencer notre étude, nous commenterons l’objection de Sextus Empiricus qui condamne la connaissance de soi. Nous poursuivrons notre enquête en présentant l’argument de Plotin qui soutient la possibilité d’une connaissance de soi de l’Intellect : nous concentrerons ainsi notre analyse sur le chapitre 5 du Traité V, 3 [49]. Nous présenterons ensuite la démonstration de la connaissance de soi par Aristote au livre Λ (XII) de la Métaphysique, afin de pouvoir juger de l’originalité de Plotin par rapport à sa source principale. Nous conclurons ce travail en rappelant certains concepts centraux de 169 l’argument de Plotin et en présentant sommairement le rapport qu’entretient l’Intellect avec son principe, l’Un. 2.2 L’objection sceptique Sextus Empiricus, l’un des plus importants représentants du courant sceptique, a voulu montrer l’impossibilité de la connaissance de soi. Si, comme le défendent les philosophes dits «dogmatiques», la connaissance de soi est la condition première de toute philosophie, les Sceptiques, s’ils en venaient à réfuter la connaissance de soi, condamneraient du même coup l’ensemble de l’entreprise philosophique (physique, éthique, théologie, etc.). Les défenseurs de la philosophie n’ont donc pas pris cette menace à la légère : démontrer la possibilité de la connaissance de soi ne représentait pas pour eux qu’un simple exercice dialectique. L’objection de Sextus Empiricus est tirée de son ouvrage Adversus mathematicos : Si l’intellect se saisit lui-même, soit il sera tout entier à se connaître lui-même, soit non pas tout entier, mais en utilisant pour cela une partie de lui-même. Car s’il est tout entier à se saisir lui-même, il sera tout entier acte de saisie et sujet qui saisit et, puisqu’il est tout entier sujet qui saisit, l’objet saisi se réduira à rien; or il est tout à fait absurde qu’il y ait d’un côté le sujet qui connaît sans qu’il y ait de l’autre l’objet dont il y a saisie. Et bien sûr l’intellect ne peut pas non plus utiliser pour cela une partie. Car la partie, elle, comment se saisira-telle elle-même ? Car si c’est tout entier, l’objet cherché se réduira à rien et si c’est par une partie, cette partie à son tour, comment se connaîtra-t-elle ellemême ? Et ainsi de suite à l’infini316. Cette objection est à vrai dire double : elle s’attaque aux deux façons possibles de concevoir la connaissance de soi. La branche de l’alternative qui s’attaque à la connaissance partie par partie ne s’applique pas directement aux arguments en faveur de la connaissance de soi de l’Intellect. Cet argument ne fait qu’invalider la connaissance de soi de l’âme, ou connaissance discursive, une conception que des penseurs tels qu’Aristote et Plotin n’ont pas cru bon de soutenir317. 316 317 Sextus Empiricus, Adversus mathematicos, VII, 310-312, tiré de l’introduction au Traité 49 par B. Ham. Les chapitres 2 à 4 du Traité V, 3 [49] montrent en quoi la connaissance de soi de l’âme est incomplète. 170 Selon Plotin, l’objection qui vise la connaissance partie par partie ne mérite pas réellement d’être considérée, car elle suppose une division absurde de l’Intellect : « Mais, d’abord la division de lui-même est absurde : comment divisera-t-il ? Car ce n’est pas au hasard, je suppose; et celui qui divise, lui, qui est-il ? Celui qui se met en position de se contempler soi-même ou celui qui se met en position d’être contemplé318 ? » W. Beierwaltes, dans un article intitulé Le vrai soi, mentionne que l’objection sceptique ne s’applique qu’à la connaissance discursive, qu’à la pensée de l’âme, et non à celle de l’Intellect : « L’objection sceptique à la possibilité d’une connaissance de soi suit le modèle de la pensée discursive progressive et ne concerne donc pas, au moins, la pensée absolue et exempte de temporalité du Noûs319. » Est-ce que cette critique s’applique aux deux branches de l’objection sceptique, c’est-à-dire autant à celle visant la connaissance partie par partie qu’à celle s’en prenant à la connaissance du tout par le tout ? Est-ce que Beierwaltes considère que ces deux objections sont construites sur le modèle de la pensée discursive ? L’objection à la connaissance du tout par le tout est de loin la plus percutante : elle s’attaque directement à la thèse soutenue par Plotin. Cependant, selon Beierwaltes, cette objection est elle aussi construite sur le modèle d’une « pensée discursive progressive ». Exposons d’abord en quoi consiste cette objection afin de voir la pertinence de cette critique qui lui est adressée. Cette branche de l’objection défend que si, d’un côté, la totalité de l’Intellect est sujet et acte de connaissance, de l’autre, il ne restera plus rien à connaître. Comment l’Intellect pourrait-il alors se connaître lui-même s’il ne peut se prendre comme objet de sa propre intellection ? Si l’objection à la connaissance partie par partie posait une division ontologique au sein de l’Intellect – division dont Plotin a souligné l’absurdité – l’objection à la connaissance du tout par le tout pose également une division, que nous nommerons « division gnoséologique ». Nous montrerons que pour Plotin, cette division, lorsqu’elle est correctement conçue, n’invalide pas la connaissance de soi de l’Intellect. Il doit y avoir une 318 Plotin, Traité V, 3 [49], 5, 7-10 (trad. B. Ham). À moins d’une indication contraire, nous renvoyons toujours à la traduction de ce traité par B. Ham. 319 W. Beierwaltes, « Le vrai soi. Rétractations d'un élément de pensée par rapport à l'Ennéade V 3. Et remarques sur la signification philosophique de ce traité dans son ensemble », dans La connaissance de soi. Études sur le traité 49 de Plotin, édité par M. Dixsaut, Paris, Vrin, 2003, p. 15. 171 division au sein de l’Intellect, une certaine forme de multiplicité qui le distingue du premier principe. Cette multiplicité n’invalide pas pour autant la connaissance de soi, elle est plutôt essentielle pour qu’il y ait un acte d’intellection. Selon B. Ham, qui reprend l’argument de Plotin320, le fractionnement de l’Intellect par les deux branches de l’objection sceptique – connaissance partie par partie et connaissance du tout par le tout – ne possède d’ailleurs aucune validité. À son avis, l’attention que les sceptiques portent à la multiplicité de l’Intellect est exagérée et tend à nous faire oublier l’unité que conserve la seconde hypostase : « Plus on voit alors la multiplicité pénétrer la structure profonde de l’Intellect, plus elle apparaît finalement compatible avec l’unité, plus elle assure la coïncidence de l’objet et du sujet dans la pensée et moins on est tenté de se représenter l’Intellect, à la façon du sceptique, comme un composé fractionnable : l’Intellect est “un-tout” “un partout” et “tout réuni”321 ». 2.3 L’argument de Plotin L’objection sceptique pose le problème de l’unité et de la multiplicité. Ce problème, que nous retrouvions dans le Philèbe de Platon, est présent dans l’ensemble de la tradition philosophique grecque : pensons notamment aux livres M (XIII) et N (XIV) de la Métaphysique d’Aristote où cette question est longuement discutée. L’intellect est à la fois un et multiple (hen polla322). Sa faille, ce que les sceptiques ont eu tôt fait d’exploiter, est bien entendu sa multiplicité. Sa chance de salut, c’est son unité, celle qu’elle reçoit de l’Un (dans le système plotinien des hypostases). L’Intellect estil « assez un » pour arriver à se connaître lui-même, ou est-il « trop multiple » pour résister à l’objection sceptique ? Nous mettrons l’accent sur ce qui constitue l’unité de l’Intellect : l’identité de l’Être et de la Pensée, une des contributions originales de Plotin à la solution du problème de la connaissance de soi. Selon Plotin, la multiplicité de l’Intellect, qui le distingue essentiellement de son principe, n’invalide pas la connaissance de soi. La multiplicité attribuée à l’Intellect n’est 320 Cf. Plotin, Traité V, 3 [49], 15, 19-25. B. Ham, « Introduction au Traité 49 », dans Plotin, Traité 49, p. 24. 322 Voir la deuxième partie du Parménide où sont présentées les différentes hypothèses sur l’« un ». 321 172 pas celle de l’Âme. À son avis, l’objection sceptique, qui serait pertinente si elle ne s’adressait qu’à la connaissance discursive, devient impertinente lorsqu’elle vise l’Intellect. Cependant, si Plotin n’avait pas mis l’accent sur l’unité ontologique de l’Intellect, s’il ne s’était attardé qu’à la multiplicité de la Pensée, son argument n’aurait pu résister à l’objection sceptique visant la connaissance du tout par le tout. Ses considérations préliminaires nous amènent maintenant à considérer l’argument du chapitre 5 en lui-même. Dans la première section, consacrée au commentaire de l’objection sceptique, nous avons traité sommairement des problèmes discutés aux lignes 1 à 20. C’est cependant à partir de la ligne 21 que Plotin répond réellement aux attaques de Sextus Empiricus; c’est dans ce passage qu’il identifie ouvertement l’Être, l’Intellect et l’intelligible : S’il en est ainsi, il faut que la contemplation soit la même chose que le contemplé et que l’Intellect soit la même chose que l’intelligible. Car, si ce n’est pas la même chose, il n’y aura pas de vérité : ce sera une empreinte que possédera celui qui possède les étants, une empreinte différente des étants, ce qui justement n’est pas la vérité. Donc la vérité ne doit pas être la vérité d’autre chose, mais ce qu’elle dit, il faut aussi qu’elle le soit. Ainsi donc, l’Intellect, l’intelligible et l’Étant sont un, et c’est le premier Étant et également le premier Intellect qui possède les étants, ou plutôt qui est identique aux étants. Mais si la pensée et l’intelligible sont un, comment cela implique-t-il que ce qui pense se pense soi-même ? Car la pensée embrasse bien l’intelligible ou sera la même chose que l’intelligible, mais il n’est pas encore évident que l’Intellect se pense lui-même323. Dans cet extrait, Plotin cite implicitement Parménide (Fragment B, 3) en affirmant que l’Être et la Pensée sont identiques. Plotin interprète à sa manière cette identité reprise et interprétée de manières diverses par un nombre considérable de penseurs antiques. L. P. Gerson laisse entendre que Plotin citait directement le texte de Parménide324. Même s’il connaissait, selon Gerson, le poème où nous retrouvons la célèbre thèse éléate, son interprétation n’est toutefois pas libre, c’est plutôt par l’intermédiaire du Sophiste que Plotin fait sienne l’identité de l’Être et de la Pensée. 323 Plotin, Traité V, 3 [49], 5, 21-32 (trad. B. Ham). L. P. Gerson, « Being and Knowing in Plotinus », dans Neoplatonism and Indian Philosophy, édité par P. Gregorios, Albany, State University of New York Press, 2002, p. 107. 324 173 Nous en sommes maintenant à la dernière section du chapitre 5 (l. 32-48). Notons d’abord que pour en comprendre l’argument, nous devons être familiers avec les concepts d’acte et de puissance auxquels Plotin a fondamentalement recours. Ces concepts sont bien entendu aristotéliciens, et sont définis notamment au livre Θ (IX) de la Métaphysique. Nous allons cependant nous référer ici au Traité II, 5 [25], intitulé De la puissance et de l’acte, puisque Plotin y applique ces concepts directement à l’Intellect : L’Intelligence ne passe pas de la puissance à l’acte, d’un état où elle est capable de penser à un état où elle pense effectivement (car il faudrait alors avant elle une autre intelligence qui ne fût pas passée de la puissance à l’acte); mais le tout de son être est en elle325. Il faut également porter attention dans cette section au concept de substance. L’essence de la substance qu’est l’Intellect est de penser. Il n’y a pas eu un moment où il ne pensait pas, où il était Pensée en puissance. Voyons maintenant comment Plotin combine ces différents concepts, qui constituent la force de son argument : Mais si la pensée et l’intelligible sont la même chose, – puisque l’intelligible est un acte : il n’est évidemment pas puissance ni bien sûr sans intelligence ni privé de vie, et la vie et la pensée ne sont pas introduites de l’extérieur dans quelque chose d’autre comme pour une pierre ou un être inanimé – l’intelligible est aussi la substance première. Si donc il est acte, le premier acte et bien sûr le plus beau, il sera pensée et pensée substantielle; car c’est aussi la plus vraie; eh bien, une telle pensée qui est première et à titre premier sera l’Intellect premier. Car cet Intellect n’est pas en puissance, il n’est pas, lui, quelque chose et la pensée autre chose : car alors, cela reviendrait à dire que ce qui fait sa substance serait en puissance. Si donc il est acte et sa substance acte, il sera une seule et même chose que l’acte; or l’être et l’intelligible sont un avec l’acte; tout en même temps sera un Intellect, pensée, intelligible326. Nous tenons à mentionner que, dans ce seul extrait, nous recensons sept occurrences du terme energeia ainsi que trois occurrences du terme dunamis. C’est grâce à ces concepts que Plotin pourra confirmer à la ligne 45 la triple identité de l’Intellect, de l’intellection et de l’intelligible : 325 326 Plotin, Traité II, 5 [25], 3, 25-28 (trad. É. Bréhier). Plotin, Traité V, 3 [49], 5, 32-45 (trad. B. Ham). 174 Si donc sa pensée est l’intelligible et si l’intelligible c’est lui, il se pensera donc lui-même : il pensera par la pensée qui est exactement lui-même et il pensera l’intelligible qui est exactement lui-même. Selon les deux points de vue il se pensera donc lui-même : selon que la pensée est lui-même et selon que l’intelligible est lui-même, exactement ce qu’il pense par la pensée, ce qui est lui-même327. Nous devons surtout retenir de ces deux derniers extraits que l’intelligible est lui aussi en acte : il est acte d’intellection, et donc identique à l’Intellect et à la Pensée. L’Intellect se pense totalement, car ce qu’il pense est identique à lui-même. L’Intellect est identique à la Pensée qui tous les deux sont identiques à l’intelligible. L. Lavaud rappelle que l’objectif de Plotin dans ce chapitre est de montrer l’unité de l’Intellect : « tout le chapitre cinq a pour but de démontrer l’unité de l’intelligence, ainsi qu’en témoigne ces deux affirmations : “l’intelligence, l’intelligible et l’être sont un328” et “l’intelligence, l’intellection et l’intelligible ne font qu’un329”330. » Cette unité de l’Intellect sera d’ailleurs confirmée dans la suite du traité par l’exposition du rapport entre la seconde et la première hypostase. Contrairement à Lavaud et à Beierwaltes, qui sont plus critiques à l’égard de l’objection des sceptiques qu’envers l’argument de Plotin, Wilfried Kühn, dans un article au titre d’ouverture polémique, Comment il ne faut pas expliquer la connaissance de soimême, souligne le manque de clarté du chapitre 5. Selon Kühn, l’argument de Plotin manque de précision : Comme c’est souvent le cas dans les Ennéades, le texte nous fournit non pas la clé de sa compréhension, mais uniquement quelques éléments dont on peut tirer une hypothèse. Tout d’abord, il y a lieu de supposer que Plotin utilise le terme « connaissance de soi-même » de façon polysémique et, plus précisément, en un sens propre, principal, et en un sens dérivé331. 327 Ibid., 5, 45-48 (trad. B. Ham) Ibid., 5, 26. 329 Ibid., 5, 43. 330 L. Lavaud, « Structure et thèmes du Traité 49 », dans La connaissance de soi. Études sur le traité 49 de Plotin, édité par M. Dixsaut, Paris, Vrin, 2002, p. 196. 331 W. Kühn, « Comment il ne faut pas expliquer la connaissance de soi-même (Enn. V 3 [49], 5, 1-17) », dans La connaissance de soi. Études sur le traité 49 de Plotin, p. 237. 328 175 Plotin utilise peut-être certains termes de façon polysémique, mais c’est, selon nous, pour mieux s’adapter à l’objection sceptique qui est elle-même polysémique. Qu’est-ce que l’Intellect pour Sextus Empiricus ? Il ne s’agit certainement pas de l’Intellect néoplatonicien. Plotin n’a d’autre choix que d’utiliser un vocabulaire polysémique en voulant répliquer à une objection dont les termes ne sont pas clairement définis. Quant à affirmer que le texte du chapitre 5 ne « nous fournit pas la clé de sa compréhension, mais uniquement quelques éléments dont on peut tirer une hypothèse », c’est à notre avis juger trop sévèrement un passage tout de même assez clair, surtout si l’on connaît les sources auxquelles il renvoie332. En jugeant l’exposé de Plotin relativement à celui d’Aristote au livre Λ (XII) de la Métaphysique, nous ne pouvons que constater la complétude et la clarté du chapitre 5. Kühn reproche également à Plotin de ne pas reprendre fidèlement l’objection sceptique333. L’objection de Sextus Empiricus n’a pas été formulée dans un vocabulaire néoplatonicien, Plotin se devait de la reformuler pour mieux y répondre. 2.4 L’intellect divin et la connaissance de soi chez Aristote Nous concluons ainsi notre bref commentaire du chapitre 5 du Traité V, 3 [49]. Nous allons maintenant nous concentrer sur la conception aristotélicienne de l’Intellect développée principalement au livre Λ de la Métaphysique. Il nous faut auparavant noter que l’argument d’Aristote est moins explicite que celui de Plotin, principalement pour cette raison : Aristote n’a pas été confronté à l’objection sceptique telle que formulée par Sextus Empiricus, il n’a donc pas été porté, comme l’a été Plotin, à expliciter sa pensée afin de répliquer aux sceptiques. L’argument n’est pas invalidé pour autant, il est seulement plus complexe de montrer en quoi il résiste à l’objection sceptique. Dans le cas d’Aristote, nous pouvons citer trois passages de la Métaphysique où la connaissance de soi de l’Intellect est défendue. Le premier est tiré du chapitre 7, alors que les deux suivants le sont du chapitre 9 : 332 333 Comme nous l’avons mentionné, ces sources sont aristotéliciennes, sceptiques et platoniciennes. W. Kühn, art. cit., p. 232. 176 L’intelligence se pense elle-même en saisissant l’intelligible, car elle devient elle-même intelligible, en entrant en contact avec son objet et en le pensant, de sorte qu’il y a identité entre l’intelligence et l’intelligible, car le réceptacle de l’intelligible et de l’essence, c’est l’intelligence, et l’intelligence en acte est possession de l’intelligible334. Il est à noter qu’Aristote fait intervenir la notion d’acte qui occupe également une place centrale dans l’argument de Plotin. Le second passage est l’un des plus cités du corpus aristotélicien : « L’intelligence suprême se pense donc elle-même, puisqu’elle est ce qu’il y a de plus excellent, et sa Pensée est pensée de pensée335. » Malgré la postérité historique de cet extrait, ce n’est pas ce passage de la Métaphysique dont Plotin s’est principalement inspiré pour son Traité V, 3 [49]. C’est plutôt cet autre extrait du chapitre 9 qui est à la base de l’argument plotinien : « Puis donc qu’il n’y a pas de différence entre ce qui est pensé et la pensée pour les objets immatériels, la Pensée divine et son objet seront identiques, et la pensée sera une avec l’objet de la pensée336. » Nous pouvons comparer ce passage à celui du De anima où est posée l’identité entre le sujet et l’objet dans l’acte d’intellection : « Par ailleurs, elle est, elle aussi, intelligible, au même titre que les intelligibles, car, dans le cas des choses immatérielles, il y a identité du sujet intelligent et de l’objet intelligé. La science de nature spéculative et l’objet de cette science sont, en effet, identiques337. » Nous verrons que cette manière de concevoir l’identité entre le sujet et l’objet de l’intellection fut critiquée par Plotin. Selon Aristote, c’est donc l’immatérialité de l’Intellect, de la Pensée et de l’intelligible qui rend possible la connaissance de soi. Sextus Empiricus sous-entend qu’une différence entre la pensée et ce qui est pensé est inhérente à l’Intellect; il ignore qu’une telle différence ne peut pas s’appliquer, selon Aristote, à un être immatériel, divin et indivisible. L’argument de l’immatérialité de l’Intellect, dont Aristote se sert pour démontrer la possibilité de la connaissance de soi, ne sera toutefois pas suffisant aux yeux de Plotin pour résister à l’objection sceptique. 334 Aristote, Métaphysique, Λ, 7, 1072b19-23 (trad. J. Tricot). Ibid., Λ, 9, 1074b32-33 (trad. J. Tricot). 336 Ibid., Λ, 9, 1075a4-5 (trad. J. Tricot). 337 Aristote, De l’âme, III, 4, 430a2-5 (trad. R. Bodéüs). 335 177 2.5 Quelques divergences entre Plotin et Aristote au sujet de l’Intellect Cette présentation de la connaissance de soi chez Aristote n’est que sommaire. Nous avons fait cette digression seulement afin de nous familiariser avec la source principale dont s’inspire Plotin au chapitre 5 du Traité V, 3 [49]. Comme nous avons pu le constater, l’argument plotinien est, sur de nombreux points, presque identique à celui d’Aristote. Cependant, Plotin, en plus de proposer un argument plus explicite que celui d’Aristote, apporte quelques éléments conceptuels originaux. Nous avons noté quatre divergences entre les deux démonstrations visant à assurer la possibilité de la connaissance de soi de l’Intellect. 1. Nous pouvons d’abord nous poser la question suivante : est-ce que l’immatérialité de l’Intellect est un argument suffisant pour se débarrasser de l’objection sceptique ? Est-ce que l’identité de l’Intellect et de l’intelligible prouve que l’Intellect se pense lui-même ? Selon Plotin, cet argument de l’immatérialité de l’âme ne suffit pas : « Car la pensée embrasse bien l’intelligible ou sera la même chose que l’intelligible, mais il n’est pas encore évident que l’Intellect se pense lui-même338. » 2. Le deuxième point sur lequel insister porte sur la différence entre la formule aristotélicienne du noêsis noêseôs noêsis et l’identification du noûs, de la noêsis du noêton et de l’on chez Plotin. Aristote laisse de côté l’aspect subjectif de la connaissance de soi, pour se concentrer sur l’acte de connaissance lui-même. Oosthout, dans son étude sur le Traité V, 3 [49], souligne en quoi Plotin se distingue d’Aristote sur ce point : Aristotle does not fully work out this argument. To him, the identity of the mind and its object is sufficiently explained by the fact that the mind is immaterial, and therefore indivisible. The mind, he argues (1072b), is itself a «thing that can be thought » (noêton); therefore it is able to « think itself ». For Plotinus, however, the single identity of the act of thinking and the object of thought entails the disappearance of the subject-aspect. The mind’s selfknowledge, being based on the identity of the act of thinking and the object of thought, appears to allow no room for a thinking subject339. 338 Plotin, Traité V, 3 [49], 5, 30-32 (trad. B. Ham). H. Oosthout, Modes of knowledge and the transcendental. An introduction to Plotinus Ennead 5.3 (49) with a commentary and translation, Amsterdam/Philadephia, R. B. Grüner, 1991, p. 105-106. 339 178 Encore une fois, l’exposé de Plotin est plus complet que celui d’Aristote : il présente plus distinctement le sujet, l’acte et l’objet de l’intellection afin de montrer, par la suite, pourquoi ils sont tous identiques. Aristote ne fait pas mention de cette triple identité, il préfère plutôt attirer notre attention sur l’acte d’intellection en lui-même, sur l’autoréflexivité de la Pensée. 3. Ce qui distingue également l’argument de Plotin de celui d’Aristote est le rôle qu’y joue l’Être. La réflexion d’Aristote est avant tout gnoséologique (de l’ordre de la connaissance), alors que celle de Plotin n’est pas seulement gnoséologique, mais aussi ontologique (de l’ordre de l’être). C’est sur ce point que l’influence de Parménide (pour qui Être et Pensée sont identiques) et de Platon (pour qui les réalités intelligibles sont les êtres véritables) est la plus marquée. On ne voit pas chez Aristote une identification explicite de l’Être et de la Pensée, contrairement à ce que l’on constate aisément au chapitre 5 du Traité V, 3 [49]. Nous ne prétendons pas que cette identité n’est pas présupposée par Aristote, mais seulement qu’elle n’est pas explicitement mentionnée. Selon l’analyse de L. P. Gerson, le concept d’ousia, d’étant, est même central dans tout l’argument du chapitre 9 du livre Λ (XII). En effet, alors qu’Aristote parle de puissance et d’acte, il renvoie constamment à l’être, l’ousia, qui peut être dit en acte ou en puissance : Viewed form the Eleatic perspective, it is indeed strange that Aristotle should endorse the indentification of being and knowing. That he does so on the basis of explicitly anti-Platonic principles indicates the strength of the claim. The unmoved mover, putatively being in the primary sense, is identical with a pure activity which is nothing but noesis340. Le fait qu’Aristote n’identifie pas explicitement l’Être et la Pensée, comme le fait Plotin au chapitre 5, ne signifie pas que cette identité n’est pas constitutive de l’argument. Cela n’enlève cependant rien à l’originalité de Plotin : Aristote, comme l’explique Gerson, identifie l’Être et la Pensée d’une manière antiplatonicienne, « anti-Platonic »; contrairement à Plotin, il ne réfère pas aux dialogues platoniciens du Sophiste et du 340 L. P. Gerson, art. cit., p. 110. 179 Parménide341 pour conceptualiser cette identité. L’originalité de Plotin par rapport à Aristote – bien que les concepts d’acte et de puissance soient repris au chapitre 5 – se trouve dans les références implicites qu’il fait aux dialogues de Platon sur l’Être et la Pensée. 4. Nous notons une quatrième et dernière divergence au sujet de l’Intellect entre Plotin et Aristote, ou, plus précisément entre la pensée plotinienne et une interprétation de la pensée aristotélicienne que l’on retrouve dans le Supplément au livre sur l’âme342, ouvrage attribué à Alexandre d’Aphrodise. Dans ce livre, la connaissance de soi de l’Intellect y est décrite comme l’abstraction d’une forme intelligible de la matière. Le modèle de l’abstraction ne satisfaisait pas Plotin. Que l’Intellect pense un objet intelligible ne signifie pas pour autant qu’il se pense lui-même. Cette présentation des divergences entre le Traité V, 3 [49] et le livre Λ (XII) de la Métaphysique, sans se vouloir exhaustive, permet cependant de saisir en quoi l’argument de Plotin se distingue de celui d’Aristote, tout en lui étant redevable de plusieurs concepts. Bien que nous reviendrons sur la question de la première hypostase dans la section suivante, nous n’avons pas voulu insister sur cette originalité de la métaphysique de Plotin par rapport au système d’Aristote. Laurent Lavaud convient avec nous des similitudes entre la pensée des deux philosophes. Il souligne toutefois qu’à partir du chapitre 6, les concepts du système aristotélicien sont moins présents; Plotin cherchera alors à assurer la connaissance de soi de l’Intellect en précisant la nature du rapport qu’il entretient avec son principe, l’Un : « L’enjeu est alors de montrer en quoi cette structure métaphysique de la “pensée de la pensée” héritée de la Métaphysique, semble insuffisante à Plotin pour assurer les conditions de toute intelligibilité. L’intelligence devra à son tour être référée à un principe supérieur ultime343. » L’intelligible, dans le système aristotélicien, n’est pas aussi bien défini que dans la métaphysique plotinienne. Il n’y a pas à proprement parler de monde, ou de lieu intelligible chez Aristote, à moins que l’on parle du Dieu, premier moteur, ou de la connaissance 341 Cf. Platon, Sophiste, 245d, et Parménide, 142b. Voir H. Oosthout, op. cit., p. 109-110. 343 L. Lavaud, art. cit., p. 196. 342 180 intellectuelle telle qu’elle est présentée dans le De anima. Par conséquent, il serait impertinent de pousser plus loin la comparaison entre deux systèmes qui se conforment à des paradigmes différents. 2.6 La multiplicité et l’unité de l’Intellect Après avoir ainsi mentionné ce qui distingue et rapproche Platon d’Aristote quant à la question de la connaissance de soi de l’Intellect, il nous faut finalement juger si sa démonstration du chapitre 5 résiste à l’objection sceptique. Le but de Plotin était de montrer l’unité de l’Intellect. Bien entendu, l’Intellect est également multiple, ce que Plotin n’oserait pas nier – rappelons-nous l’en polla (unmultiple) du Parménide –, mais ce n’est pas seulement par sa multiplicité qu’il arrive à se connaître, mais également, et surtout, par son unité. Si, dans le système que Plotin défend, l’Un est « un » et l’Intellect « un et multiple », les sceptiques ont eu tort d’affirmer que la connaissance de soi de l’Intellect est impossible en raison de sa multiplicité. Ils ont négligé son unité : « La Pensée, qui rend l’Intellect multiple (10, 28-30), ne peut saisir l’être qu’en vertu de sa multiplicité. Mais en même temps elle réunifie la multiplicité de l’Être en assurant la cohésion de l’un-tout344. » Selon les arguments de Plotin, la division sceptique traduit une incompréhension de la nature de la Pensée et de l’Être : Sextus prend la multiplicité, qui est la conséquence de la connaissance de soi, pour invalider cette même connaissance. Ian Crystal souligne en quoi cette multiplicité ne peut constituer un argument valable, une faille à exploiter pour les sceptiques : « For a start, that the activity of the intellect is constitutive of multiplicity within itself is clear. Plotinus speaks of there being a sort of internal occurrence when the intellect thinks itself, and it is this which makes it, the intellect, many345. » P. Hadot partage l’opinion de Crystal et précise que pour Plotin, l’Être précède la Pensée : Pour lui, la pensée ne peut précéder l’Être, mais ce sont l’Être et la forme qui précèdent la pensée, parce qu’ils sont la trace de l’Un, trace qui permet à 344 345 B. Ham., op. cit., p. 25. I. Crystal, « Plotinus on the Structure of Self-Intellection », Phronêsis, 43, 3 (1998), p. 279. 181 l’Intellect, prenant cette trace pour son objet, de se constituer précisément comme Intellect en se pensant comme identique à l’objet de sa pensée346. Si l’Être précède la Pensée, l’unité précède donc la multiplicité. Les sceptiques n’avaient sans doute pas pris en considération cette conception de l’Intellect avant de formuler leur objection. E. K. Emilsson défend lui aussi la conception plotinienne de l’Intellect contre l’objection sceptique. Sa critique ne concerne pas l’incompréhension de ce qu’est l’Intellect par les sceptiques, de sa multiplicité gnoséologique et de son unité ontologique première, elle s’attaque plutôt au fait qu’ils aient négligé la distinction entre la pensée discursive et la pensée intellectuelle. Il défend que, selon Plotin, la pensée divine, celle de l’Intellect, ne peut être représentée : « However, Plotinus may well have believed that if divine thought is non-representational, it must be non-propositional347. » L’objection sceptique essaie pourtant de représenter la pensée divine : elle pose d’un côté le sujet de l’autre l’objet, elle divise en fait une réalité qui ne saurait être divisée. Plotin cherche à démontrer que l’Intellect se connaît lui-même pour les raisons mentionnées au chapitre 5. Cependant, pour assurer la sauvegarde de la connaissance de soi de l’Intellect, Plotin cherchera à montrer que celui-ci se pense lui-même en se retournant vers son principe, l’Un. Par ce retournement vers « l’unité en elle-même », Plotin s’écartera du péril de la multiplicité qu’Aristote n’a pu complètement éviter en n’ayant pas posé un principe antérieur à l’Intellect. Ceci ne constitue pas pour autant un désaveu de sa démonstration du chapitre 5 : le reste du traité doit plutôt être interprété comme une explicitation de cet argument. 2.7 Remarques conclusives sur la connaissance de soi L’argument de Plotin résiste-t-il à l’objection sceptique ? La multiplicité présente dans l’Intellect – rappelons que l’Intellect est dit en polla (un-multiple) – constitue-t-elle la 346 P. Hadot, « La conception plotinienne de l’identité entre l’intellect et son objet. Plotin et le De anima d’Aristote », dans Corps et âme. Sur le De anima d’Aristote, Paris, Vrin, 1996, p. 376. 347 E. K. Emilsson, « Plotinus on the Objects of Thought », Archiv für Geschichte der Philosophie, 77, 1, (1995), p. 31. Les conclusions de cet article sont reprises par l’auteur et intégrées aux développements que l’on retrouve dans une monographie qu’il consacre à l’Intellect plotinien : Plotinus on Intellect, Oxford, Oxford University Press, 2007. 182 faille de toute démonstration de la connaissance de soi ? Si l’Intellect est multiple, comme le croient les sceptiques, il sera divisible, et s’il est divisible, nous en revenons aux deux branches de l’objection sceptique. Mais la multiplicité, que la Pensée, ou l’acte d’intellection, apporte à l’Intellect, n’est qu’un moment de la connaissance de soi : la Pensée ramène ultimement l’Être de l’Intellect à l’unité. Du point de vue de la connaissance, les sceptiques ont raison d’affirmer que l’Intellect est multiple, et donc divisible : il faut bien poser qu’il y ait un sujet connaissant et un objet connu, et donc une division, pour qu’il y ait connaissance. Cette division n’est cependant pas ontologique selon Plotin, Beierwaltes dirait même qu’elle ne s’applique pas à la pensée absolue348 : nous représentons un Intellect divisé afin de comprendre en quoi cette réalité qui nous est supérieure se connaît elle-même, mais nous ne la divisons pas pour autant dans son être. Plotin, et c’est là sa plus grande originalité par rapport à Aristote, met l’accent sur l’unité ontologique de l’Intellect et sur l’identité, héritée de Parménide, entre l’Être et la Pensée. Bien entendu, les philosophes « dogmatiques » doivent conserver à tout prix l’unité de l’Intellect afin de résister aux attaques des sceptiques; il leur faut montrer en quoi une division ne peut être que de l’ordre de la connaissance, et non de l’être. Bien que l’Intellect soit en polla, il conserve l’unité suffisante, celle que lui procure l’identité de l’Être et de la Pensée, afin de sauvegarder la connaissance de soi. 3. Les limites de la pensée humaine dans son rapport au divin 3.1 Une intellection humaine supérieure à la noêsis meta logou ? À partir d’un travail dialectique sur les principes métaphysiques, à l’aide de schèmes théoriques progressivement élaborés et affinés par la tradition platonicoaristotélicienne, Proclus définit trois grandes catégories de l’Être, et donc du divin, l’intelligible, l’intelligible-et-intellectif et l’intellectif, auxquelles il rattache trois formes d’intellection qui transcendent les limites de la connaissance humaine. 348 Voir W. Beierwaltes, art. cit., p. 15. 183 Il est toutefois difficile, comme nous l’avons reconnu, d’associer ces trois formes d’intellections divines aux diverses entités que définit Proclus, d’abord dans les Éléments de théologie, mais surtout dans la Théologie platonicienne, où la multiplicité des perspectives théologiques empêche, à notre avis, toute association qui serait réductrice pour la philosophie de Proclus. Par prudence, nous avons voulu nous limiter aux schèmes théologiques des Éléments de théologie, en élargissant à la Théologie platonicienne : De même en effet que par la vie qui leur est propre les corps sont conjoints à l’âme et que par leur part intellective propre les âmes sont tendues vers l’intellect universel et l’intellection toute première, de même, je pense, les êtres réellement êtres eux aussi, par l’un qui leur est immanent, sont élevés jusqu’à l’unité transcendante et, par suite, sont inséparables de la cause toute première349. Nous poursuivons avec un passage tiré du même livre, au chapitre 14 : Quant à l’intellect, qui possède l’acte de vivre dans l’éternité, qui par essence est un acte et qui a fixé son acte d’intellection en l’immobilisant dans le présent d’une totale simultanéité, il est divinisé totalement par le ministère de la cause qui lui est supérieure350. Selon ce schème, où la dialectique est reine, où le philosophe semble être celui qui, par le perfectionnement de son logos, de sa rationalité, peut s’élever de la dianoia à la noêsis meta logou, par un long et patient entraînement, en empruntant un chemin long et tortueux, comment rendre compte de la possibilité d’une forme intellection supérieure pour l’homme, qu’elle soit celle du philosophe parfait ou celle d’une âme inspirée qui n’a pas nécessairement réussi à parfaire ses vertus intellectuelles et morales. Si l’un des dieux est supérieur à l’intellect qui en émane, est-il possible pour l’homme d’entrer en contact avec l’unité divine s’il n’a pas d’abord parfait son intellect ? L’âme humaine peut-elle, même si elle n’a pas su cultiver la sagesse par l’exercice de sa raison et la pratique des vertus, atteindre une connaissance véritable du divin ? La théorie de l’inspiration divine et l’enseignement au sujet des différentes formes de discours théologiques chez Proclus nous 349 Proclus, Théologie platoniciennne, I, 12, 57, 2-7 (trad. H. D. Saffrey et L. G. Westerink) : « Ὡς γὰρ τὰ σώματα τῇ ἑαυτῶν ζωῇ συνάπτεται πρὸς τὴν ψυχήν, καὶ ὡς αἱ ψυχαὶ τῷ ἑαυτῶν νοητικῷ πρὸς τὸν ὅλον νοῦν ἀνατείνονται καὶ τὴν πρωτίστην νόησιν, οὕτω δήπου καὶ τὰ ὄντως ὄντα τῷ ἑαυτῶν ἑνὶ πρὸς τὴν ἐξῃρημένην ἕνωσιν ἀνῆκται καὶ ταύτῃ τῆς πρωτίστης αἰτίας ἐστὶν ἀνεκφοίτητα. » 350 Ibid., I, 14, 66, 23-26 (trad. H. D. Saffrey et L. G. Westerink) : « νοῦς δὲ ἐν αἰῶνι τὸ ζῆν ἔχων καὶ τ ῇ ο ὐ σ ί ᾳ ὢ ν ἐ ν έ ρ γ ε ι α καὶ πᾶσαν ὁμοῦ τὴν νόησιν ἐν τῷ νῦν ἑστῶσαν πηξάμενος ἔνθεός ἐστι διὰ τὴν πρὸ αὐτοῦ πάντως αἰτίαν. » 184 apprend qu’une telle connaissance du divin est possible, tout en précisant que le véritable savoir, celui qui unit toutes les autres formes de connaissance sur le divin, demeure la science dialectique, qui permet l’activation de la plus haute faculté proprement humaine de notre âme, à savoir la noêsis meta logou. 3.2 Les limites de la pensée humaine dans le néoplatonisme après Plotin Les célèbres études d’E. R. Dodds, rassemblées sous le titre The Greeks and the Irrational351, ont bien montré la part que les penseurs grecs réservaient à l’inspiration divine dans leur conception de la sagesse humaine. On ne saurait penser la philosophie grecque, du moins celle de ceux qui acceptent l’existence et la providence des dieux, comme une démarche qui ne fait appel qu’à la rationalité humaine, indépendamment de toute relation avec le divin. Plusieurs dialogues platoniciens témoignent des bienfaits de l’inspiration divine sur l’humanité, au premier rang desquels figure le Phèdre352. Dans son second discours, sa Palinodie, où il fait l’éloge d’Éros, Socrate montre que l’homme inspiré par le(s) dieu(x) est à l’origine de plus grands bienfaits, pour lui et son aimé, que l’homme tempéré. Ce principe est appliqué successivement aux quatre espèces de folies – divinatoire, initiatique, musicale et amoureuse –, mais Socrate consacre la presque totalité de son discours au délire amoureux, dans le but de persuader Phèdre qu’il est préférable d’accorder ses faveurs à celui qui est possédé par l’amour divin qu’à celui qui ne l’est pas. Dans la suite de sa palinodie, Socrate relate le parcours de l’âme de l’amant divinement inspiré – ou du dialecticien, avec qui la figure de l’amant semble se confondre – dans son élévation vers la Beauté intelligible. Toutefois, dans la seconde partie du dialogue, Socrate relativise le caractère mystique de son second discours en précisant que l’essentiel y concernait les divisions et les rassemblements qu’il y a opérés. Doit-on déceler ici une part d’ironie visant à faire ressortir la supériorité du dialecticien sur l’homme possédé par les dieux ou plutôt mettre l’inspiration divine au principe même de l’activité dialectique ? La comparaison avec le reste du corpus rend problématique toute assertion catégorique au sujet des rapports entre la philosophie et l’inspiration divine. En effet, des dialogues de jeunesse 351 E. R. Dodds, The Greeks and the Irrational, Berkeley, University of California Press, 1966. Nous renvoyons à notre ANNEXE I pour une analyse plus complète du rôle de la folie divine dans l’œuvre de Platon, notamment dans le Phèdre. Nos propos à ce sujet, dans cette sous-section n’ont pour but que d’introduire à la conception néoplatonicienne des limites de la pensée humaine dans son rapport aux principes divins. 352 185 comme l’Ion et le Ménon semblent opposer l’inspiration divine à la science véritable, à savoir la dialectique, qui lui est supérieure par son universalité. Cependant, dans le Phèdre, mais aussi dans le Timée, l’assistance divine, à laquelle Timée et Socrate font appel en commençant leurs exposés sur l’âme ou sur le Monde, apparaît comme la condition de possibilité de leur discours, comme la cause motrice permettant d’opérer les divisions et les rassemblements qui révèlent l’essence des choses. Alors que la position de Platon sur la fonction cognitive de l’inspiration divine reste peut-être insaisissable, l’ironie socratique et le changement de thème d’un dialogue à l’autre nous la dissimulant, la doctrine néoplatonicienne de l’enthousiasme, de l’activation des puissances de l’âme humaine sous l’effet d’une grâce divine, est présentée de manière nettement plus systématique. Chez Proclus, la multiplication des divisions opérées à l’intérieur du monde intelligible ainsi que les fines distinctions introduites entre les facultés de l’âme rendent possible l’identification des limites de la pensée humaine dans son rapport au divin. Par les seules forces de sa pensée, l’homme ne peut espérer atteindre que la connaissance des Formes intellectives, à la marge inférieure du plan intelligible, lui-même situé entre l’ordre proprement divin, l’Un et ses hénades, et la série psychique, s’étendant des Âmes divines aux âmes humaines. Réparties de manière hiérarchique selon la triade Être-Vie-Pensée, les Formes intelligibles peuvent être associées à l’Être, les Formes intelligibles-et-intellectives à la Vie et les Formes intellectives à la Pensée, la connaissance de ces deux premiers ordres n’étant réservée qu’à un petit nombre d’élus touchés par la grâce divine. Alors que le Timée, de l’avis de Proclus, traite de la connaissance des Formes intellectuelles, coordonnées à l’Intellect démiurgique, le Phèdre, dans le Second discours de Socrate, et le Parménide, dans son traitement des apories de la participation, porteraient sur les Formes intelligibles-et-intellectives. Même s’il est impossible d’atteindre une parfaite systématicité dans la présentation des doctrines de Proclus, et ce malgré le caractère fondamentalement scolastique de ses traités et commentaires, il nous est toutefois possible d’abstraire et d’énoncer les principes généraux qui structurent sa théorie de la connaissance. Bien qu’elle fasse preuve d’inventivité dans sa réflexion philosophique et surtout dans son approche exégétique, la pensée de Proclus reste avant tout tributaire d’une tradition scolaire : elle se présente 186 comme la reprise des enseignements de son maître Syrianus et, par-delà, des principes de la théologie élaborée par Jamblique. Conscient de l’influence des prédécesseurs de Proclus sur son oeuvre, nous commenterons d’abord des extraits du De Mysteriis de Jamblique et de l’In Phaedrum d’Hermias – qui rapporte l’enseignement de son maître Syrianus –, où leurs auteurs déterminent la part de l’initiative humaine et celle de la grâce divine relativement à la connaissance des dieux et des intelligibles. Nous présenterons ensuite deux extraits où Proclus hiérarchise les facultés de l’âme humaine : nous pourrons ainsi porter un jugement sur la cohérence interne du corpus proclien et sur les rapports avec les doctrines de ses devanciers. Nous conclurons notre enquête par l’analyse d’un passage de l’In Parmenidem où Proclus distingue les Formes intellectives, que nous avons en soi la capacité de connaître, des Formes intelligibles-et-intellectives, rendues uniquement connaissables pour nous par une illumination divine. 3.3 Les limites de la pensée humaine chez Jamblique et Syrianus Plusieurs extraits du De Mysteriis esquissent les limites de la pensée humaine. Puisqu’il s’agit d’une œuvre polémique, d’une argumentation ad hominem – rappelons que Jamblique réfute les objections formulées par Porphyre dans sa lettre à Anébon –, cet exposé ne présente pas le même degré de systématicité que les commentaires de Proclus. Certes, Jamblique mobilise nombre d’éléments doctrinaux qui révèlent une approche systématique de la théologie, il prétend d’ailleurs pouvoir viser une science divine353, mais la finalité de son ouvrage reste de lever les apories porphyriennes. Nous ne retrouvons donc pas dans l’œuvre conservée de Jamblique, du moins dans le De Mysteriis, de ces présentations scolaires, omniprésentes chez Proclus, où les facultés de l’âme et leurs objets seraient clairement distingués, à l’exception peut-être de ce passage, où l’on peut voir la matrice de la doctrine proclienne au sujet de l’inspiration divine : Ainsi donc aux immortels compagnons des dieux correspondra la perception innée que nous en avons; de même qu’ils ont eux-mêmes l’être d’une manière constamment identique, de même l’âme humaine doit s’attacher à eux, en vertu du même principe, par la connaissance, et sans poursuivre d’aucune façon par la conjecture, l’opinion ou un raisonnement quelconque, qui prennent leur point de départ dans le temps, l’essence supérieure à tous ces modes de connaissance; 353 Jamblique, De Mysteriis, I, 8, 29, 12. 187 c’est par les intellections pures et irréprochables reçues des dieux de toute éternité qu’elle se reliera à eux354. Ce passage s’insère dans l’argument visant à montrer que nous n’avons pas une connaissance extérieure des dieux et des êtres supérieurs – les démons, les héros, les âmes immaculées –, mais une connaissance inhérente à notre âme ou, à plus proprement parler, un contact continuel avec le divin. Des différentes activités cognitives de l’âme définies par Platon dans l’Analogie de la Ligne, Jamblique reprend la conjecture, l’opinion et le raisonnement, et montre qu’en raison de leur assise temporelle elles sont inadéquates pour décrire notre relation avec les dieux. Dans la terminologie platonicienne, seule l’intellection convient pour décrire notre appréhension du divin, mais celle-ci est soigneusement qualifiée « de pure et d’irréprochable » par Jamblique, sans doute pour la distinguer d’une intellection proprement humaine qui lui serait inférieure, probablement celle dont il est question en Timée 28a1-4 : l’intellection accompagnée de raison. La suite du passage complète la réfutation des objections porphyriennes en distinguant la science divine des sciences humaines : Mais toi, tu as l’air de croire que « la même connaissance vaut pour les choses divines et pour les autres quelles qu’elles soient », et que « les contraires fournissent le membre opposé, comme c’est l’ordinaire dans les problèmes dialectiques »; en réalité, ce n’est pas du tout pareil; la connaissance des dieux est à part, séparée de toute opposition, et elle ne consiste pas dans le fait qu’on la concède maintenant ou qu’elle prend naissance : de toute éternité, elle coexistait dans l’âme en une forme unique. Voilà donc ce que je te dis du premier principe en nous, d’où doivent partir ceux qui disent ou entendent quoi que ce soit au sujet des êtres qui nous sont supérieurs355. Ce qui apparaît dans ce passage, ce qui sera d’ailleurs repris et développé par Proclus, c’est une nette opposition entre théologie et philosophie. Les procédés de la dialectique, notamment la connaissance par les contraires, ne s’appliqueraient pas, selon Jamblique, à 354 Ibid., I, 3, 30-38 (trad. E. des Places) : « Ἐοικέτω δὴ οὖν τοῖς ἀιδίοις τῶν θεῶν συνοπαδοῖς καὶ ἡ σύμφυτος αὐτῶν κατανόησις· ὥσπερ οὖν αὐτοὶ τὸ εἶναι ἔχουσιν ἀεὶ ὡσαύτως, οὕτω καὶ ἡ ἀνθρωπίνη ψυχὴ κατὰ τὰ αὐτὰ τῇ γνώσει πρὸς αὐτοὺς συναπτέσθω, εἰκασίᾳ μὲν ἢ δόξῃ ἢ συλλογισμῷ τινι, ἀρχομένοις ποτὲ ἀπὸ χρόνου, μηδαμῶς τὴν ὑπὲρ ταῦτα πάντα οὐσίαν μεταδιώκουσα, ταῖς δὲ καθαραῖς καὶ ἀμέμπτοις νοήσεσιν αἷς εἴληφεν ἐξ ἀιδίου παρὰ τῶν θεῶν, ταύταις αὐτοῖς συνηρτημένη. » 355 Ibid., I, 3, 38-46 (trad. E. des Places) : « σὺ δ’ ἔοικας ἡγεῖσθαι τὴν αὐτὴν εἶναι τῶν θείων καὶ τῶν ἄλλων ὁποιωνοῦν γνῶσιν, δίδοσθαί τε ἀπὸ τῶν ἀντικειμένων τὸ ἕτερον μόριον, ὥσπερ εἴωθε καὶ ἐπὶ τῶν ἐν ταῖς διαλέκτοις προτεινομένων· τὸ δ’ οὐκ ἔστιν οὐδαμῶς παραπλήσιον· ἐξήλλακται γὰρ αὐτῶν ἡ εἴδησις, ἀντιθέσεώς τε πάσης κεχώρισται, καὶ οὐκ ἐν τῷ συγχωρεῖσθαι νῦν ἢ ἐν τῷ γίγνεσθαι ὑφέστηκεν, ἀλλ’ ἦν ἐξ ἀιδίου μονοειδὴς ἐπὶ τῇ ψυχῇ συνυπάρχουσα. » 188 l’appréhension des dieux. L’union continuelle de notre âme avec le divin n’est rendue possible que par un principe divin qui est en nous. Dans la suite du De Mysteriis, Jamblique reprendra le principe empédocléen selon lequel le semblable est connu par le semblable pour justifier cette doctrine : En effet, après avoir dit « les intellects purs inflexibles et non mêlés à du sensible », tu te demandes avec encore plus d’hésitation « s’il faut les prier ». Pour moi, je vais jusqu’à penser qu’il n’en faut pas prier d’autres. Car ce qui en nous est divin, intelligent et un, ou, si tu préfères l’appeler ainsi, intelligible, s’éveille alors manifestement dans la prière; en s’éveillant, cet élément aspire supérieurement à l’élément semblable et s’unit à la perfection en soi356. Ces passages n’indiquent pas que l’âme humaine est en soi incapable de s’unir avec le divin, mais seulement que les facultés cognitives qui lui sont propres sont inadéquates pour cette union. Toutefois, Jamblique précisera plus loin que le principe qui en nous permet l’union avec les dieux est de nature divine, et que son activation ne relève pas de l’initiative humaine. Nous sommes ici au cœur de la défense jamblichéenne de l’art hiératique contre les attaques porphyriennes, où est réfutée l’idée voulant que la théurgie consiste à agir sur les dieux : Ce n’est pas non plus l’acte de penser qui unit aux dieux les théurges; car alors qu’est-ce qui empêcherait ceux qui philosophent théorétiquement d’arriver à l’union avec les dieux ? Mais la vérité est tout autre : c’est l’accomplissement religieux des actions ineffables dont les effets dépassent toute intellection, ainsi que le pouvoir des symboles muets, entendus des dieux seuls, qui opèrent l’union théurgique. C’est pourquoi ce n’est pas notre pensée qui opère ces actes; car alors leur efficacité serait intellectuelle et dépendrait de nous […] Nos pensées ne provoquent donc pas, en les prévenant, les causes divines à s’exercer; mais elles doivent, avec toutes les dispositions excellentes de l’âme et avec notre pureté, préexister comme causes auxiliaires; ce qui éveille proprement le vouloir divin, ce sont les signes divins eux-mêmes; et ainsi le divin est déterminé par le divin et ne reçoit d’aucun des êtres inférieurs un principe quelconque de son action propre357. 356 Ibid., I, 15, 19-25 (trad. E. des Places) : « Ἔτι γὰρ μᾶλλον ἀκλίτους καὶ ἀμιγεῖς αἰσθητοῖς εἰπὼν εἶναι τοὺς καθαροὺς νόας ἀπορεῖς, εἰ δεῖ πρὸς αὐτοὺς εὔχεσθαι. Ἐγὼ δ’ οὐδ’ ἄλλοις τισὶν ἡγοῦμαι δεῖν εὔχεσθαι. Τὸ γὰρ θεῖον ἐν ἡμῖν καὶ νοερὸν καὶ ἕν, ἢ εἰ νοητὸν αὐτὸ καλεῖν ἐθέλοις, ἐγείρεται τότε ἐναργῶς ἐν ταῖς εὐχαῖς, ἐγειρόμενον δὲ ἐφίεται τοῦ ὁμοίου διαφερόντως καὶ συνάπτεται πρὸς αὐτοτελειότητα. » 357 Ibid., II, 11, 16-37 (trad. E. des Places) : « οὐδὲ γὰρ ἡ ἔννοια συνάπτει τοῖς θεοῖς τοὺς θεουργούς· ἐπεὶ τί ἐκώλυε τοὺς θεωρητικῶς φιλοσοφοῦντας ἔχειν τὴν θεουργικὴν ἕνωσιν πρὸς τοὺς θεούς; νῦν δ’ οὐκ ἔχει τό γε ἀληθὲς οὕτως· ἀλλ’ ἡ τῶν ἔργων τῶν ἀρρήτων καὶ ὑπὲρ πᾶσαν νόησιν θεοπρεπῶς ἐνεργουμένων τελεσιουργία ἥ τε τῶν νοουμένων τοῖς θεοῖς μόνον συμβόλων ἀφθέγκτων δύναμις ἐντίθησι τὴν θεουργικὴν ἕνωσιν. Διόπερ οὐδὲ τῷ νοεῖν αὐτὰ ἐνεργοῦμεν· ἔσται γὰρ οὕτω νοερὰ αὐτῶν ἡ ἐνέργεια καὶ ἀφ’ ἡμῶν 189 Jamblique poursuit en affirmant que l’union active avec le divin implique la connaissance, mais qu’elle ne lui est pas identique. Les facultés cognitives de l’âme ou celle de sa partie supérieure, l’intellect, ne permettent donc pas à l’homme de s’unir avec le divin ou, en d’autres termes, d’en être possédé. C’est ce que confirme cet autre extrait du De Mysteriis : Mais on aurait tort d’attribuer l’enthousiasme à l’âme ou à quelqu’une de ses puissances, à l’intellect ou à quelqu’une de ses puissances ou activité, ou à une faiblesse physique ou à l’absence de celle-ci, et on n’aurait pas raison de supposer qu’il en va ainsi; car la théophorie n’est pas œuvre humaine ni ne tient toute son efficacité de parties ou d’activités de l’homme358. L’essentiel de la position jamblichéenne au sujet des limites de la pensée humaine est concentré dans les extraits que nous avons présentés. Comme nous pourrons le constater, les distinctions opérées par Jamblique entre les classes de dieux et les facultés ou activités de l’âme humaine sont moins nombreuses que celles que l’on voit apparaître chez Proclus. Toutefois, ce dernier se limite souvent aux divisions jamblichéennes lorsqu’il présente, de manière schématique, les principes de sa théologie, par exemple dans l’introduction de sa Théologie platonicienne. Malgré les précisions qu’il apportera, Proclus conservera ces deux principes de la théologie jamblichéenne : l’existence d’un principe divin dans l’âme par lequel l’homme peut s’unir aux dieux et l’incapacité pour celui-ci de connaître le divin à l’aide de ses propres facultés cognitives. Les limites de la pensée humaine seront plus clairement définies dans l’œuvre de Proclus que dans le De Mysteriis, jugement que nous pourrions étendre à la pensée de Jamblique dans son ensemble si cette œuvre en est réellement représentative. Cela s’explique par le développement et la systématisation de la science théologique chez ses successeurs, dont Syrianus, qui apportera de nouvelles distinctions au sein des classes divines dans son exégèse du Parménide. De l’œuvre philosophique de Syrianus, la tradition manuscrite n’a conservé que son Commentaire sur les livres B, Γ, M et N de la Métaphysique d’Aristote et les notes rédigées par son disciple Hermias à partir de son ἐνδιδομένη`[…]. Ὅθεν δὴ οὐδ’ὑπὸ τῶν ἡμετέρων νοήσεων προηγουμένως τὰ θεῖα αἴτια προκαλεῖται εἰς ἐνέργειαν· ἀλλὰ ταύτας μὲν καὶ τὰς ὅλας τῆς ψυχῆς ἀρίστας διαθέσεις καὶ τὴν περὶ ἡμᾶς καθαρότητα ὡς συναίτια ἄττα προϋποκεῖσθαι χρή. » 358 Ibid., III, 7, 15-21 (trad. E. des Places) : « Ψυχῆς μὲν οὖν καί τινος τῶν ἐν αὐτῇ δυνάμεων, ἢ νοῦ καί τινος τῶν ἐν αὐτῷ δυνάμεων ἢ ἐνεργειῶν, ἢ σωματικῆς ἀσθενείας ἢ ἄνευ ταύτης οὐκ ἄν τις ὑπολάβοι δικαίως τὸν ἐνθουσιασμὸν εἶναι, οὐδ’ ἂν οὕτω γίγνεσθαι εἰκότως ἂν ὑπόθοιτο· οὔτε γὰρ ἀνθρώπινόν ἐστι τὸ τῆς θεοφορίας ἔργον, οὔτε ἀνθρωπίνοις μορίοις ἢ ἐνεργήμασι τὸ πᾶν ἔχει κῦρος. » 190 enseignement sur le Phèdre de Platon. L’In Phaedrum s’avère un témoin précieux de l’interprétation néoplatonicienne du Phèdre, et plus particulièrement de la palinodie de Socrate, où Proclus, et sans doute déjà Syrianus, voyait un exposé théologique sur la classe des dieux intelligibles-et-intellectifs. Ce qui nous intéresse dans l’immédiat, c’est l’interprétation néoplatonicienne de l’enthousiasme divin dont Socrate fait l’éloge dans son second discours. Par son exégèse, Syrianus prend le relais de Jamblique – le De Mysteriis se fondant en partie sur une interprétation des idées du Phèdre –, mais ne se refuse pas à corriger son estimé prédécesseur. En effet, alors que Jamblique subordonne catégoriquement la pensée humaine à l’inspiration divine, le maître de Proclus distingue plusieurs formes d’enthousiasme qu’il hiérarchise selon les parties de l’âme auxquelles elles sont relatives, ce qu’expose ce passage : L’enthousiasme qui vient des dieux, celui qui est premier, propre et vrai, touche à l’un de l’âme, qui est au-delà de la pensée discursive et de l’intellect en elle. C’est le même un qui en un autre temps semble être en attente ou s’être endormi. Cependant, lorsque cet un est illuminé, toute la vie l’est aussi, tout comme l’intellect, la pensée discursive et la partie irrationnelle de l’âme, une trace de cet enthousiasme se rendant même jusqu’au corps. Il y a donc d’autres enthousiasmes qui touchent aux autres parties de l’âme, mue par certains démons ou par des dieux accompagnés de ces démons. En effet, on dit aussi que la pensée discursive est enthousiaste lorsqu’elle découvre des sciences et des théorèmes instantanément en montrant sa supériorité sur les autres hommes359. De même, il y a un enthousiasme relatif à l’opinion, à l’imagination, à l’ardeur et même au désir, ce qui couvre la presque totalité des facultés de l’âme distinguées par la tradition platonico-aristotélicienne. Cette section du Commentaire d’Hermias, qui traite de manière exhaustive de l’enthousiasme divin et des quatre formes de folie divine, est d’une densité conceptuelle remarquable et renferme encore plusieurs énigmes pour les érudits. L’opposition tranchée entre inspiration divine et pensée humaine, présente chez Jamblique, s’y transforme en une sorte de panthéisme, l’enthousiasme divin n’étant plus seulement 359 Hermias, In Phaedrum, 85, 14-23 (notre traduction) : « Ὁ οὖν πρώτως καὶ κυρίως καὶ ἀληθῶς ἐκ θεῶν ἐνθουσιασμὸς κατὰ τὸ ἓν τοῦτο γίνεται τῆς ψυχῆς, ὅ ἐστιν ὑπὲρ τὴν διάνοιαν καὶ ὑπὲρ τὸν ἐν αὐτῇ νοῦν· ὅπερ ἓν ἐν τῷ ἄλλῳ χρόνῳ παρειμένῳ καὶ καθεύδοντι ἔοικε· τούτου μέντοι τοῦ ἑνὸς καταλαμφθέντος πᾶσα ἡ ζωὴ καταλάμπεται καὶ ὁ νοῦς καὶ ἡ διάνοια καὶ ἡ ἀλογία, καὶ μέχρι καὶ αὐτοῦ τοῦ σώματος ἴνδαλμα τοῦ ἐνθουσιασμοῦ ἐνδίδοται. Γίνονται μὲν οὖν καὶ ἄλλοι ἐνθουσιασμοὶ περὶ τὰ ἄλλα μέρη τῆς ψυχῆς δαιμόνων τινῶν αὐτὴν κινούντων ἢ καὶ θεῶν οὐκ ἄνευ δαιμόνων· καὶ γὰρ ἡ διάνοια ἐνθουσιᾶν λέγεται ὅταν ἐπιστήμας καὶ θεωρήματα ἐξευρίσκῃ ἐν ἀκαρεῖ χρόνῳ καὶ ὑπὲρ τὸν ἄλλον ἄνθρωπον. » 191 relatif à la partie divine de l’âme humaine, l’un en elle, mais à la totalité de ses facultés, et même au corps. Mais si cet enthousiasme se décline selon toutes les facultés de l’âme, il en demeure toutefois que l’enthousiasme au sens propre ne touche que l’un de l’âme et qu’il est le seul permettant à l’homme de s’unir aux dieux. Malgré les innovations exégétiques qu’on peut lui attribuer, Syrianus est en ce sens fidèle à la doctrine exposée par Jamblique dans le De Mysteriis. L’auteur de l’In Phaedrum tient d’ailleurs compte explicitement de l’exégèse jamblichéenne dans une autre section de son Commentaire. Au moment d’interpréter le passage central du mythe de l’attelage ailé, où Platon énonce que « l’essence véritable ne peut être contemplée que par le pilote de l’âme, l’intellect » (Phèdre, 247c), Syrianus rappelle l’interprétation proposée par Jamblique : Le divin Jamblique entend par « pilote » l’un de l’âme, et par le « conducteur » son intellect. Le terme « contemplée » n’est pas employé pour signifier qu’elle vise cet intelligible en tant qu’altérité, mais qu’elle est unie à lui et en tire ainsi profit. Cela montre en effet que le pilote est une réalité plus parfaite que le conducteur et ses chevaux, car l’un de l’âme est naturellement uni aux dieux360. Cet extrait montre que pour Jamblique, le lexique de l’intellection peut être employé, au sens large, pour signifier l’union avec le divin, ce qui apparaissait d’ailleurs dans le De Mysteriis. Tout en reconnaissant la supériorité du pilote sur le conducteur, Proclus ne partagera toutefois pas l’exégèse jamblichéenne de ce passage du Phèdre et identifiera le pilote à l’Intellect particulier, qui rend possible l’intellection humaine, et le conducteur, selon toute vraisemblance, à la faculté rationnelle l’âme. Bref, malgré quelques divergences mineures, Syrianus reprendra l’essentiel de la doctrine jamblichéenne au sujet de l’enthousiasme humain et des limites de la pensée humaine. Proclus sera tributaire de l’enseignement de son maître en multipliant les distinctions à l’intérieur du plan intelligible pour cerner plus précisément l’objet ultime que peut appréhender la connaissance humaine. 360 Ibid., 150, 24-28 (notre traduction) : « Ὁ θεῖος Ἰάμβλιχος κυβερνήτην τὸ ἓν τῆς ψυχῆς ἀκούει· ἡνίοχον δὲ τὸν νοῦν αὐτῆς· τὸ δὲ θ ε α τ ῇ οὐχ ὅτι καθ’ ἑτερότητα ἐπιβάλλει τούτῳ τῷ νοητῷ ἀλλ’ ὅτι ἑνοῦται αὐτῷ καὶ οὕτως αὐτοῦ ἀπολαύει· τοῦτο γὰρ δηλοῖ τὸν κυβερνήτην τελειότερόν τι τοῦ ἡνιόχου καὶ τῶν ἵππων· τὸ γὰρἓν τῆς ψυχῆς ἑνοῦσθαι τοῖς θεοῖς πέφυκεν. » 192 3.4 Retour sur la hiérarchie des facultés de l’âme chez Proclus Se poser la question des limites de la raison humaine revient à se poser celle de l’objet et de la nature de la sagesse humaine. Alors que pour Plotin, la philosophie, dans ses dimensions éthique et contemplative, demeure la voie royale pour s’élever jusqu’au Premier principe, dans le néoplatonisme post-plotinien, une opposition s’est installée entre la philosophie et l’art théurgique, consacrée par cette formule de Damascius, le dernier diadoque de l’École d’Athènes : Quelques-uns préfèrent la philosophie, comme Porphyre, Plotin, et beaucoup d’autres philosophes; d’autres, l’art hiératique361, comme Jamblique, Syrianus, Proclus, en un mot tous les hiératiques. Platon, de son côté, ayant discerné les nombreux arguments en faveur de chacune des deux opinions, les a réunies en une seule vérité, ce qu’il exprime en appelant le philosophe un Bacchant362. À la suite d’Anne Sheppard363, Philippe Hoffmann soutient que pour Proclus, la sagesse humaine est inférieure à la folie amoureuse, à la divine philosophie et à la puissance théurgique, conçues comme trois moyens distincts, mais équivalents, d’union avec les dieux364. Proclus demeure ainsi fidèle au paradigme théologique instauré par Jamblique et dont le De Mysteriis témoigne explicitement. Le problème reste toutefois entier : il faut distinguer la nature de la divine philosophie de celle de la sagesse humaine et montrer quelles sont les facultés et les activités cognitives que chacune de ces formes de connaissance implique. La hiérarchie des facultés de l’âme présentées dans le De Mysteriis est reprise par Proclus, avec quelques modifications, dans l’introduction programmatique de sa Théologie platonicienne : 361 Au sujet de l’art hiératique, c’est-à-dire la théurgie, dans la tradition néoplatonicienne, voir le livre de C. van Liefferinge, La théurgie. Des Oracles chaldaïques à Proclus, Liège, Centre International d’Étude de la Religion Grecque Antique, 1999. 362 Damascius, In Phaedonem, I §, 172, 1-5 (trad. Ph. Hoffmann) : « Ὅτι οἱ μὲν τὴν φιλοσοφίαν προτιμῶσιν, ὡς Πορφύριος καὶ Πλωτῖνος καὶ ἄλλοι πολλοὶ φιλόσοφοι· οἱ δὲ τὴν ἱερατικήν, ὡς Ἰάμβλιχος καὶ Συριανὸς καὶ Πρόκλος καὶ οἱ ἱερατικοὶ πάντες. ὁ δὲ Πλάτων τὰς ἑκατέρωθεν συνηγορίας ἐννοήσας πολλὰς οὔσας εἰς μίαν αὐτὰς συνήγαγεν ἀλήθειαν, τὸν φιλόσοφον ‘Βάκχον’ ὀνομάζων. » 363 A. Sheppard, « Proclus’ Attitude to Theurgy », The Classical Quarterly, 32, 1 (1982), p. 218-220. 364 Ph. Hoffmann, « La triade chaldaïque erôs, alêtheia, pistis : de Proclus à Simplicius », dans Proclus et la Théologie platonicienne. Actes du colloque international de Louvain (13-16 mai 1998), édité par A.-Ph. Segonds et C. Steel, Leuven/Paris, Leuven University Press/Les Belles Lettres, 2000, p. 475, n. 85. 193 De là vient, je crois, que c’est la fonction proprement intellective de l’âme qui est capable de saisir les formes de l’intellect et les différences qu’elles comportent, et que c’est le sommet de l’intellect et, comme l’on dit, sa fleur et son existence pure qui s’unit aux hénades de tout ce qui existe et, par leur intermédiaire, à cette Unité cachée de toutes les hénades divines. Car il y a en nous plusieurs pouvoirs de connaissance, mais c’est celui-là seul qui nous permet d’entrer naturellement en relation avec le divin et d’en participer. En effet, la classe des dieux n’est appréhendée ni par la sensation, puisqu’elle transcende tout ce qui est corporel, ni par l’opinion ou le raisonnement, car ce sont des opérations divisibles en partie et adaptées aux réalités multiformes, ni par l’activité de l’intelligence assistée par la raison, car ce genre de connaissance est relatif aux êtres réellement êtres, tandis que la pure existence des dieux surmonte le domaine de l’être et se définit par cette unité elle-même, qui se rencontre dans l’ensemble de ce qui existe. Si donc le divin peut être connu de quelque manière, il reste que ce soit par la pure existence de l’âme qu’il soit saisi et, par ce moyen, connu pour autant qu’il puisse l’être. En effet, à tous les degrés nous disons que le semblable est connu par le semblable : autrement dit la sensation connaît le sensible, l’opinion l’objet d’opinion, le raisonnement le rationnel, l’intellect l’intelligible, de telle sorte que c’est par l’un aussi que l’on connaît le suprême degré de l’Unité et par l’indicible l’Indicible365. Selon Christian Guérard366, ce passage nous permettrait de distinguer la fleur de l’intellect, par laquelle l’âme pour s’unir au Père intelligible, et la fleur ou l’un de l’âme, rendant possible l’union avec l’Un par l’intermédiaire des hénades, tous deux constituant des moments successifs dans l’activation de l’existence pure de l’âme. Nous devons certes reconnaître que la pensée de Proclus multiplie les divisions conceptuelles (la division étant pour lui l’opération première de la dialectique), et qu’une distinction entre deux fleurs, basée sur une exégèse fine des Oracles chaldaïques, est une hypothèse plausible. Toutefois, il faut à notre avis résister à la tentation de systématiser à outrance la pensée proclienne 365 Proclus, Théologie platonicienne, I, 3, 15, 1-21 (trad. H. D. Saffrey et L. G. Westerink) : « Ὅθεν οἶμαι καὶ τῆς ψυχῆς τὸ μὲν νοερὸν ἰδίωμα καταληπτικὸν ὑπάρχειν τῶν νοερῶν εἰδῶν καὶ τῆς ἐν αὐτοῖς διαφορᾶς, τὴν δὲ ἀκρότητα τοῦ ν ο ῦ καί, ὥς φασι, τὸ ἄ ν θ ο ς καὶ τὴν ὕπαρξιν συνάπτεσθαι πρὸς τὰς ἑνάδας τῶν ὄντων καὶ διὰ τούτων πρὸς αὐτὴν τὴν πασῶν τῶν θείων ἑνάδων ἀπόκρυφον ἕνωσιν. Πολλῶν γὰρ ἐν ἡμῖν δυνάμεων οὐσῶν γνωριστικῶν, κατὰ ταύτην μόνην τῷ θείῳ συγγίνεσθαι καὶ μετέχειν ἐκείνου πεφύκαμεν· οὔτε γὰρ αἰσθήσει τ ὸ θ ε ῶ ν γ έ ν ο ς ληπτόν, εἴπερ ἐστὶ σωμάτων ἁπάντων ἐξῃρημένον, οὔτε δόξῃ καὶ διανοίᾳ, μερισταὶ γὰρ αὗται καὶ πολυειδῶν ἐφάπτονται πραγμάτων, οὔτε ν ο ή σ ε ι μ ε τ ὰ λ ό γ ο υ , τῶν γὰρ ὄντως ὄντων εἰσὶν αἱ τοιαῦται γνώσεις, ἡ δὲ τῶν θεῶν ὕπαρξις ἐ π ο χ ε ῖ τ α ι τοῖς οὖσι καὶ κατ’ αὐτὴν ἀφώρισται τὴν ἕνωσιν τῶν ὅλων. Λείπεται οὖν, εἴπερ ἐστὶ καὶ ὁπωσοῦν τὸ θεῖον γνωστόν, τῇ τῆς ψυχῆς ὑπάρξει καταληπτὸν ὑπάρχειν καὶ διὰ ταύτης γνωρίζεσθαι καθ’ ὅσον δυνατόν. Τ ῷ γ ὰ ρ ὁ μ ο ί ῳ πανταχοῦ φ α μ ὲ ν τ ὰ ὅ μ ο ι α γ ι ν ώ σ κ ε σ θ α ι · τῇ μὲν αἰσθήσει δηλαδὴ τὸ αἰσθητόν, τῇ δὲ δόξῃ τὸ δοξαστόν, τῇ δὲ διανοίᾳ τὸ διανοητόν, τῷ δὲ νῷ τὸ νοητόν, ὥστε καὶ τῷ ἑνὶ τὸ ἑνικώτατον καὶ τῷ ἀρρήτῳ τὸ ἄρρητον. » 366 C. Guérard, « L’hyparxis de l’âme et la fleur de l’intellect dans la mystagogie de Proclus », dans Proclus, lecteur et interprète des Anciens, Paris, Éditions du CNRS, 1987, p. 344-345. 194 lorsque les textes eux-mêmes ne semblent pas l’exiger, surtout à partir de passages où elle s’exprime en des termes plus généraux – et donc par des divisions plus génériques – où elle reprend à son compte les grands principes de la théologie jamblichéenne. L’introduction de la Théologie platonicienne fait à notre avis partie de ces passages : elle ne confirmerait donc en rien l’interprétation de Guérard. En effet, dans la hiérarchie des facultés de l’âme où il applique l’antique principe selon lequel le semblable est connu par le semblable367, Proclus n’introduit pas une faculté intermédiaire entre l’intellect et l’un, comme on aurait pu s’y attendre si la fleur de l’intellect avait été une faculté distincte de l’un de l’âme. À notre avis, Proclus conserve ici l’ambivalence terminologique présente dans le De Mysteriis et continue d’employer le vocabulaire de la noétique, avec l’expression « fleur de l’intellect », pour désigner la capacité d’union avec le divin. Pour autant, nous ne rejetons pas la possibilité que Proclus ait défini une faculté ou une activité de l’âme humaine par laquelle l’homme peut appréhender les dieux intelligibles ou intelligibles-et-intellectifs, et qui serait donc supérieure à l’intellection proprement humaine, mais inférieure à l’un de son âme. Au fil de son exégèse du Parménide, au sujet du passage où Parménide et Socrate discutent des apories de la participation (130c4-135b2), Proclus présente une hiérarchie des facultés cognitives légèrement différente de celle qui se trouve en introduction de sa Théologie platonicienne : Cela, je veux dire la Bonté et la Beauté, se retrouvent sous une mode caché et unifié dans les premiers êtres, tandis qu’elles changent en étant coordonnées à chacune des autres séries. Par conséquent, il n’est pas étonnant qu’une certaine beauté soit connaissable par la seule sensation, une autre connue par l’opinion, une autre contemplée par l’intellection discursive, une autre par l’intellection accompagnée de raison, une autre par l’intellection pure, une autre inconnaissable, en tant qu’elle est complètement transcendante et qu’elle ne peut être vue que par sa seule lumière368. 367 D’après le témoignage d’Aristote, dans son traité De l’âme (cf. I, 2, 404b11-15) on peut faire remonter ce principe au moins jusqu’à Empédocle. Il réapparaît, dans différents contextes, chez Platon, Aristote et chez les penseurs néoplatoniciens. 368 Proclus, In Parmenidem, IV, 951, 10-19 (notre traduction) : « Ταῦτ’ οὖν, τὸ ἀγαθὸν λέγω καὶ τὸ καλὸν, κρυφίως μὲν ἔστι καὶ ἑνοειδῶς ἐν τοῖς πρώτοις, συστοίχως δὲ λοιπὸν ἑκάστοις ἐν ταῖς διαφόροις τάξεσι συνεξαλλάττεται· ὥστ’ οὐ θαυμαστὸν εἰ ἔστι τι καλὸν αἰσθήσει μόνῃ γνωστὸν, ἄλλο δὲ δόξῃ γνωριζόμενον, ἄλλο δὲ διανοήσει θεωρούμενον, ἄλλο δὲ νοήσει μετὰ λόγου, ἄλλο δὲ νοήσει καθαρᾷ, ἄλλο δὲ καὶ ἄγνωστον, καθ’ αὑτὸ παντελῶς ἐξῃρημένον καὶ τῷ ἑαυτοῦ φωτὶ μόνῳ καθορᾶσθαι δυνάμενον. » 195 Alors que Proclus désignait, dans son Commentaire sur le Timée, l’intellection accompagnée de raison comme la plus haute forme de cognition proprement humaine, il postule ici l’existence d’une intellection pure, puis d’une beauté qui ne peut être contemplée que par sa propre lumière. Si, comme l’a reconnu Proclus dans son Commentaire sur le Timée, l’intellection accompagnée de raison permet d’atteindre la connaissance des Formes intellectuelles par l’union de l’âme à un Intellect dit particulier, par l’intermédiaire d’âmes démoniques et angéliques, on peut se demander quel peut être l’objet de l’intellection pure et où situer la beauté inconnaissable qui lui est supérieure. Puisque cette Beauté se retrouve d’abord au sommet du monde intelligible, comme Proclus le mentionne en commentant le lemme 134b-c du Parménide, et que cette Beauté est inconnaissable et cachée, on peut émettre l’hypothèse qu’on la retrouve sur le plan des Formes intelligibles ou intelligibles-et-intellectives, qui sont en soi inconnaissables par les facultés cognitives de l’âme humaine. Il nous resterait alors à faire de l’intellection pure la dimension purement intuitive de la connaissance humaine, à savoir ce qui rend possible l’intellection accompagnée de raison des Formes intellectuelles, ce que nous tenterons de confirmer dans la suite de cette étude en soulignant l’importance de l’exégèse du Phèdre et du Timée dans l’élaboration de la gnoséologie proclienne. À partir de la lecture et de l’analyse des deux extraits que nous avons sélectionnés parmi d’autres dans le corpus proclien, on peut conclure que les exposés de Proclus au sujet des facultés de l’âme humaine ne présentent pas toujours le même degré de systématicité. Cela s’explique, comme nous l’avons montré, par le contexte littéraire dans lequel on trouve ces passages – l’exégèse du Parménide demande une plus grande précision conceptuelle que l’introduction générale de la Théologie platonicienne – et par la reprise de principes théologiques formulés par Jamblique, ceux-ci, lorsqu’ils sont traités par Proclus, ajoutant une plus grande complexité au discours proclien. Tout jugement catégorique sur la doctrine des facultés de l’âme et des limites de la raison devrait donc prendre en considération le changement de registre d’une œuvre à l’autre à l’intérieur du corpus proclien. 196 3.5 La connaissance des Formes intelligibles-et-intellectives d’après l’exégèse du Parménide et du Phèdre Un autre passage du Commentaire sur le Parménide permet d’identifier plus clairement les limites de la raison humaine selon Proclus. Cette doctrine s’est principalement élaborée à partir de l’exégèse du Phèdre et du Timée, évoquée par Proclus alors qu’il commente les apories de la participation : En effet, elles ne peuvent être contemplées que par l’Intellect divin. Et il en est de même pour toutes les Formes, mais plus spécialement pour toutes celles qui sont au-delà des dieux intellectifs. En effet, ni la sensation, ni la connaissance opinative, ni la pure raison, ni notre connaissance intellective unit notre âme à ces Formes, mais seule l’illumination qui provient des dieux intellectifs nous rend capable de nous unir à ces Formes intelligibles-et-intellectives, comme le disait d’ailleurs quelqu’un d’inspiré. La nature de ces Formes nous est donc inconnaissable, en tant qu’elle est supérieure à notre intellection et aux visées particulières de notre âme. C’est pourquoi le Socrate du Phèdre, comme nous l’avons déjà mentionné, compare leur contemplation aux rites, aux initiations et aux révélations, conduisant les âmes jusqu’à la voûte subcéleste, au ciel et au lieu supracéleste, appelant ces objets de contemplation visions pures, invariables, simples et heureuses. Nous avons certes déjà montré, dans nos écrits sur la Palinodie, que toutes ces séries sont intermédiaires entre les dieux intellectifs et les premiers dieux intelligibles, comme je le crois, par des explications tout à fait claires. Il est donc manifeste que ce qui est dit ici contient un certain degré de vérité. Comme il a été mentionné auparavant, le Démiurge et Père des âmes a lui-même mis en nous la connaissance des Formes intellectives; mais la connaissance de celles qui sont supérieures à l’Intellect, telles que le sont les Formes qui sont dans ces séries, transcende nos visées cognitives, et vient d’elle-même, n’étant connaissable que pour les seules âmes touchées par l’enthousiasme369. 369 Ibid., 949, 20-950, 10 (notre traduction) : « νῷ γὰρ μόνῳ τῷ θείῳ θεατά ἐστι· καὶ πάντα μὲν τὰ εἴδη, διαφερόντως δὲ ὅσα καὶ τῶν νοερῶν ἐστιν ἐπ’ ἐκεῖνα θεῶν· οὔτε γὰρ ἡ αἴσθησις, οὔτε ἡ δοξαστικὴ γνῶσις, οὔτε ὁ καθαρὸς λόγος, οὔτε ἡ νοερὰ γνῶσις ἡ ἡμετέρα συνάπτει τὴν ψυχὴν τοῖς εἴδεσιν ἐκείνοις, μόνη δὲ ἡ ἀπὸ τῶν νοερῶν θεῶν ἔλλαμψις δυνατοὺς ἡμᾶς ἀποφαίνει συνάπτεσθαι τοῖς νοητοῖς ἐκείνοις καὶ νοεροῖς εἴδεσιν, ὥς πού φησί τις λέγων ἐνθέως. Ἄγνωστος οὖν ἡμῖν ἡ φύσις τῶν εἰδῶν ἐκείνων, ὡς κρείττων τῆς ἡμετέρας νοήσεως καὶ τῶν μεριστῶν ἐπιβολῶν τῆς ἡμετέρας ψυχῆς· διὸ καὶ ὁ ἐν Φαίδρῳ Σωκράτης, ὡς προείπομεν, τελεταῖς ἀπεικάζει καὶ μυήσεσι καὶ ἐποπτείαις τὴν ἐκείνων θεωρίαν, ἀνάγων τὰς ψυχὰς εἰς τὴν ὑπ’ οὐρανὸν ἁψῖδα καὶ τὸν οὐρανὸν καὶ τὸν ὑπερουράνιον τόπον, ὁλόκληρα καὶ ἀτρεμῆ φάσματα καὶ ἁπλᾶ καὶ εὐδαίμονα καλῶν αὐτῶν ἐκείνων τὰ θεάματα. Δεδείχαμεν γοῦν πάλαι διὰ τῶν εἰς τὴν παλινῳδίαν γραφέντων, ὅτι πᾶσαι αἱ τάξεις ἐκεῖναι μέσαι τῶν νοερῶν εἰσι θεῶν καὶ τῶν πρώτων νοητῶν, ὡς οἶμαι, δι’ ἐναργεστάτων ἐφόδων· ὥστε δῆλον ὅπως ἔχει τινὰ καὶ τὸ νῦν λεγόμενον ἀλήθειαν. Τῶν οὖν νοερῶν εἰδῶν, ὅπερ εἴρηται καὶ πρότερον, τὴν γνῶσιν αὐτὸς ἡμῖν ἐνέθηκεν ὁ δημιουργὸς καὶ πατὴρ τῶν ψυχῶν· τῶν δὲ ὑπὲρ νοῦν, οἷα δή ἐστι τὰ εἴδη τὰ ἐν ἐκείναις ταῖς τάξεσιν, ἡ γνῶσις ἐξῄρηται τῶν ἡμετέρων ἐπιβολῶν, καὶ ἔστιν αὐτοφυὴς, αὐταῖς μόναις γνώριμος ταῖς ἐνθεαστικαῖς ψυχαῖς. » 197 Ce passage confirme que les Formes intelligibles-et-intellectives sont en soi inconnaissables pour l’homme : elles ne peuvent être appréhendées ni par l’intellection accompagnée de raison ni, semble-t-il, par l’intellection pure. Comme l’avait montré l’exégèse du Timée, le Démiurge rend possible pour l’âme humaine la connaissance des Formes intellectuelles : cette connaissance étant innée en l’âme, elle ne demande qu’à être activée par un processus de réminiscence. La doctrine psychologique défendue par Proclus pour rendre compte de notre connaissance des Formes, dont les principes apparaissaient déjà dans la pensée Jamblique, se distingue des thèses plotiniennes sur l’âme dans son rapport aux principes intelligibles, comme l’illustre ce passage adjacent de l’In Parmenidem : Notre science est différente de la science divine, mais nous pouvons remonter jusqu’à elle par son intermédiaire. Et il ne faut ni postuler que le monde intelligible est en nous, comme certains l’affirment, afin que nous puissions connaître en nous les intelligibles […] ni dire qu’une partie de l’âme demeure en haut, afin que nous soyons en contact avec l’intelligible […] Mais il faut dire qu’en restant dans notre propre ordre et en possédant les images essentielles de tous les Êtres, nous nous convertissons grâce à ces images vers ces Êtres, et nous les connaissons à partir des symboles que nous en avons, sans leur être coordonnés, mais de manière dérivée selon la valeur qui est la nôtre370. Sur un ton polémique qui vise entre autres Plotin (et sans doute aussi Théodore d’Asinée, dont nous ne connaissons la pensée que par fragments et témoignages) et sa doctrine de l’âme non-descendue, Proclus montre qu’il est possible pour l’homme d’atteindre une connaissance l’Être, mais dans la mesure la puissance propre à l’âme humaine, dont l’activité est essentiellement discursive. L’homme peut atteindre au moyen de la réminiscence, par le passage de la copie au modèle intelligible, une connaissance des Êtres tels qu’ils peuvent être connus sur le plan intellectif, celui auquel le Démiurge a donné 370 Ibid., 948, 12-36 (notre traduction) : « Ἔστι μὲν οὖν ἡ παρ’ ἡμῖν ἐπιστήμη τῆς θείας ἐξηλλαγμένη, διὰ δὲ ταύτης ἐπ’ ἐκείνην ἄνιμεν· καὶ οὔτε τὸν νοητὸν κόσμον ἐν ἡμῖν δεῖ τιθέναι, καθάπερ λέγουσί τινες, ἵνα γιγνώσκωμεν ἐν ἡμῖν ὄντα τὰ νοητά· ἐξῄρηται γὰρ ἡμῶν καὶ αἰτία ἐστὶ τῆς ἡμετέρας οὐσίας· οὔτε μένειν τι τῆς ψυχῆς ἄνω ῥητέον, ἵνα δι’ ἐκείνου τὴν πρὸς τὰ νοητὰ συνάφειαν ἔχωμεν· τὸ γὰρ ἄνω μένον ἀεὶ τῷ ἀφισταμένῳ τῆς οἰκείας νοήσεως οὐκ ἄν ποτε γένοιτο σύζυγον, οὐδ’ ἂν τὴν αὐτὴν συμπληρώσειεν οὐσίαν· οὔτε ὁμοούσιον τὴν ψυχὴν ὑποθετέον τοῖς θεοῖς· καὶ γὰρ τὴν ἐξ ἀρχῆς ἡμῶν ὑπόστασιν ἐκ δευτέρων καὶ τρίτων παρήγαγεν ὁ γεννήσας πατήρ· τοιαῦτα γάρ τινες ἠναγκάσθησαν θέσθαι δόγματα, ζητοῦντες ὅπως ἡμεῖς οἱ πεσόντες εἰς τόνδε τὸν τόπον τὰ ὄντα γιγνώσκομεν, καὶ ταῦτα τῆς ἐκείνων γνώσεως οὐ πεσόντων οὔσης, ἐγερθέντων δὲ καὶ νηψάντων ἀπὸ τῆς πτώσεως· ἀλλὰ μένοντας ἡμᾶς ἐν τῇ οἰκείᾳ τάξει, καὶ εἰκόνας ἔχοντας οὐσιώδεις τῶν ὅλων, διὰ τούτων ἐπιστρέφειν εἰς ἐκεῖνα λεκτέον, καὶ νοεῖν ἀφ’ ὧν ἔχομεν συνθημάτων τὰ ὄντα συστοίχως μὲν οὖσι, δευτέρως δὲ καὶ κατὰ τὴν ἑαυτῶν ἀξίαν. » 198 accès aux hommes, mais il ne peut connaître l’Être intelligible tel qu’il est en lui-même par ses propres efforts. En revenant sur le précédent passage, on peut constater que les limites de la pensée humaine y étaient assez clairement définies : l’homme, s’il peut espérer atteindre par un effort de réminiscence, au moyen des opérations de la science dialectique, une connaissance relative de l’Être en remontant, au moyen des images qui sont en lui, aux Formes intellectuelles, il ne peut toutefois connaître les Formes intelligibles-et-intellectives par ses propres efforts intellectuels, mais doit pour ce faire bénéficier d’une grâce divine, réservée qu’à un petit nombre d’élus parmi lesquels Proclus mentionne Pythagore, Parménide et bien sûr Platon. 3.6 Remarques conclusives sur les limites de la pensée humaine Les passages que nous avons cités et commentés nous ont permis d’esquisser, d’après les doctrines des philosophes néoplatoniciens sur lesquelles nous avons fait porter nos analyses, les limites que peut atteindre la pensée humaine dans son effort de connaître le Monde et les dieux. Malgré la perte regrettable pour l’histoire des idées du Commentaire de Proclus sur le Phèdre, et l’état fragmentaire de l’œuvre de Syrianus et Jamblique, nous pouvons voir se dessiner une évolution dans l’élaboration de la théologie néoplatonicienne et ainsi reconnaître plus précisément la teneur des rapports entre la raison humaine et l’inspiration divine. Cette étude a entre autres permis de montrer le rôle déterminant qu’a pu avoir le Phèdre sur l’élaboration des doctrines théologiques, psychologiques et épistémologiques dans le néoplatonisme, plus particulièrement chez les penseurs postérieurs à Plotin. Dès Jamblique, ce dialogue donne une justification aux défenseurs de la supériorité de l’art hiératique sur la sagesse humaine, une opinion qui sera reprise et adaptée selon des distinctions conceptuelles nouvelles dans le néoplatonisme tardif de Syrianus et Proclus. Ceux-ci reconnaissent certes que la pensée humaine a ses limites, mais présenteront, grâce à la multiplication de divisions conceptuelles à l’intérieur de leur système métaphysique, une doctrine beaucoup plus élaborée que celle que nous retrouvons, par exemple dans les 199 Mystères d’Égypte, et dont nous espérons avoir défini les grands principes par une étude des extraits que nous ont semblé pertinents. 200 CONCLUSION : LA PROCESSION INTELLECTIVE. BILAN ET PERSPECTIVES 1. Retour sur les antécédents de la doctrine proclienne de l’intellection La doctrine de l’intellection dans la philosophie de Proclus s’est élaborée dans un dialogue avec les grandes figures de la tradition platonico-aristotélicienne. Notre étude avait pour but de montrer comment, à partir des premières réflexions grecques sur l’intellection (celles de Platon et d’Aristote), Proclus, dans la tradition philosophique néoplatonicienne, a voulu apporter ses solutions aux difficultés laissées par ses illustres devanciers. Une interprétation adéquate des Dialogues platoniciens, qui chez Proclus représente le point de départ (aphormê) de la spéculation philosophique, au sujet notamment de la plus haute activité cognitive de l’âme humaine, l’intellection, peut produire un savoir systématique qui met en accord les différentes données de la noétique grecque. Les Dialogues de Platon, par la vue synoptique qu’ils dégagent, et par leur caractère inspiré371, seraient pour Proclus la source potentielle de la totalité du savoir sur la connaissance humaine et sur son activité rationnelle suprême, l’intellection. Le Timée, par le caractère catégorique que Proclus lui reconnaît, contient une somme sur la nature du Monde et de ses principes. L’exégèse du lemme qui condense les principales divisions de la gnoséologie platonicienne (Timée, 28a1-4), est l’occasion pour Proclus d’un exposé qui cherche à montrer l’accord entre les thèses épistémologiques dont il hérite de ses prédécesseurs et qu’il contribue à systématiser en fonction d’une exégèse qui doit non seulement montrer la cohérence de la pensée platonicienne, mais aussi intégrer les contributions pertinentes de la tradition philosophique, d’Aristote à Syrianus. Nous avons vu que la psychologie et la gnoséologie d’Aristote ont joué un rôle de premier plan dans le développement et l’enrichissement de la noétique dans la tradition 371 Il resterait à déterminer, de manière plus précise, le sens que Proclus attribue au discours inspiré, qu’il retrouve notamment chez Platon, ce dont nous n’avons traité qu’indirectement dans la troisième partie de notre étude au sujet des formes de connaissance supérieures à l’intellection accompagnée de raison. Notre ANNEXE I traite de la notion d’inspiration dans les Dialogues de Platon, sans toutefois caractériser le discours inspiré en tant que tel. 201 néoplatonicienne. Bien qu’il n’offre pas un enseignement catégorique sur l’imagination (ou la représentation) et sur l’intellect au troisième livre de son traité De l’âme, qu’il y cherche plutôt à montrer la nécessaire existence de ces facultés, à distinguer de la sensation, qu’à définir leur essence et leurs activités, Aristote offre les principaux matériaux conceptuels qui permettront aux néoplatoniciens d’enrichir leur exégèse systématique des Dialogues, et de répondre, à la place de Platon, aux critiques que l’illustre disciple a adressées à son maître. Les interprétations de l’énigmatique « intellect agent », sur lequel Aristote dit bien peu de choses, discutées par la tradition platonico-aristotélicienne depuis Alexandre d’Aphrodise, seront pour Proclus et ses prédécesseurs néoplatoniciens l’occasion d’expliquer le rapport de l’âme à ses principes, pour tenter non seulement de rendre compte de la possibilité d’une intellection humaine, mais aussi pour expliquer les limites de nos capacités intellectuelles, qui ne peuvent être continuellement en activité. La noétique de Plotin et les divisions de sa métaphysique ont eu un impact déterminant sur le développement des théories de la connaissance chez ses successeurs. Nous avons marqué les éléments de continuité au sein de la tradition néoplatonicienne jusqu’à Proclus, notamment au sujet de la dialectique et de la division des facultés de l’âme, où s’opère une synthèse des psychologies platonicienne et aristotélicienne. Cependant, c’est le point de rupture au sujet du statut de l’âme qui mérite le plus d’être rappelé, puisque Plotin, sur cette question, s’oppose à l’interprétation orthodoxe dans la tradition platonicienne au sujet du statut de l’âme dans le Devenir (ce qui demeure le point de départ de la spéculation pour son éventuel statut lorsqu’elle serait séparée de ce Devenir). La doctrine de l’intellect particulier et des âmes supérieures (démoniques et autres) que propose Proclus, dans une tentative de rationalisation et de systématisation des maigres données de la démonologie platonicienne, cherche à rendre compte des activités de l’âme humaine. Ce sont ces activités qui, a posteriori, nous révèlent, comme l’a montré Aristote, les facultés de l’âme, puis indirectement, son essence, et permettent ainsi de définir le cadre métaphysique nécessaire pour expliquer l’expérience humaine. En regard de la doctrine de Plotin, Proclus partage une position analogue à celle de Jamblique, et critiquera également les thèses de Théodore, qu’il range au côté des vues plotiniennes comme interprétation inadéquate de la nature de l’âme dans son rapport aux 202 principes intellectifs. Proclus reprendra également de Jamblique une division nette entre les êtres intellectifs, d’une part, et les êtres intelligibles de l’autre, une distinction qui reviendra fréquemment dans ses écrits, bien que la division tripartite du plan noétique en êtres intelligibles, intelligibles-et-intellectifs et intellectifs s’impose à lui comme le schème métaphysique le plus précis et le plus conforme à la structuration triadique du Monde et de ses principes. Des principales doctrines de son maître Syrianus, Proclus reprendra à peu près tout. Nous n’avons pas cherché à préciser les différences mineures entre les deux penseurs. L’œuvre conservée de Syrianus et la diversité des contextes exégétiques ne permettent pas, à notre avis, d’établir de réelles distinctions entre les éléments de leurs noétiques, mais plutôt des continuités assez claires, manifestées par un vocabulaire conceptuel dont les variations s’expliquent par différentes circonstances de rédaction. 2. La procession intellective : de l’intelligible divin à l’imagination humaine Notre étude des différentes acceptions de l’intellection a suivi une démarche que l’on pourrait qualifier d’inductive, ou plus précisément d’analytique, selon le sens que Proclus attribue à la notion d’analyse dans son Commentaire sur le Parménide : une remontée de l’effet à la cause. Nous voudrions maintenant, en guise de conclusion, parcourir le chemin inverse, sous la forme d’une déduction, ou plutôt, d’une démonstration (selon la distinction des opérations de la dialectique d’après Proclus), en suivant la procession des réalités, du premier principe de l’intellection, l’intelligible divin, jusqu’à sa manifestation dernière, l’imagination humaine. D’abord, il faut reconnaître la part de reconstruction théorique dans un tel exercice, qui ne se présente pas sous la forme d’une démonstration rigoureuse dans les écrits de Proclus. L’auteur du Commentaire sur le Timée ne cherche pas tant à montrer la continuité de la procession intellective (ou celle des essences ou facultés qui sont au principe des multiples formes prises par l’intellection), qu’à cerner l’acception de la noêsis qui lui permettra d’analyser le syntagme noêsis meta logou au lemme 24a1-4 du Timée. Certes, la 203 thèse de la continuité dans la procession du réel, démontrée dans les Éléments de théologie (prop. 28), sert à structurer l’ensemble de son système métaphysique, mais la déduction des activités intellectives demanderait un exposé plus complet que celui que l’on retrouve dans l’In Timaeum, qui ne fait que définir et brièvement qualifier chacune des acceptions de l’intellection. Toutefois, le vocabulaire employé par Proclus lorsqu’il introduit ses différentes acceptions pointe en direction d’une structure démonstrative, même si celle-ci n’est pas explicitée et ne reçoit pas un traitement scientifique comparable à celui que nous retrouvons dans les Éléments de théologie. Rappelons que, Proclus, en présentant les multiples sens pris par le terme noêsis, veut littéralement traiter de la « procession complète » de l’intellection372. Nous ne ferons ici qu’une esquisse de la démonstration qui correspond à cette procession intellective, celle que nous permettent d’induire les six acceptions de la noêsis dans le Commentaire de Proclus. Pour la première partie de cette procession, celle qui concerne l’intellection des réalités divines, c’est dans la Théologie platonicienne que nous trouvons la démonstration la plus achevée et la plus continue, celle que l’on trouve aux livres III à VI, à partir d’un exposé sur l’Intelligible, au livre III, où apparaît la première forme d’intellection selon Proclus, jusqu’à l’intellection des intellects divins particuliers, au livre VI, à savoir l’intellection des dieux hypercosmiques et hypercosmiques-encosmiques (les dieux encosmiques étant absents de l’exposé de Proclus dans l’état actuel du traité transmis par la tradition textuelle). Cette procession n’est pas incompatible avec celle que l’on peut reconstituer à partir de quelques propositions des Éléments de théologie. La Théologie platonicienne, selon notre interprétation, reprend les structures premières des Éléments de théologie et vise à renforcer la continuité du système, par l’intégration et l’harmonisation d’une multiplicité de discours sur le divin, orphiques, chaldaïques, mais avant tout platoniciens. La première forme d’intellection, celle de l’intelligible divin, se confond avec l’Être, qui apparaît au principe des multiples structures triadiques de la métaphysique 372 A. J. Festugière ne semble pas avoir voulu donner un sens technique aux termes sullogisômetha et proodous en traduisant καὶ τὰς ὅλας αὐτῆς συλλογισώμεθα προόδους par : « faisons le compte complet des sens où il apparaît ». Nous hésitons à donner un sens technique à ces termes, mais la conception proclienne de la démonstration, qui reflète scientifiquement la procession des êtres à partir des principes, nous y invite. 204 proclienne. Selon la triade Être-Vie-Pensée, cette intellection constitue la source de toutes les autres formes de cognition relatives auxquelles peut être attribué le caractère de l’intériorité. Ces formes de connaissance intellectives, de par l’intériorité de leur activité, ne dépendent que d’elles-mêmes pour s’activer, ce qui disqualifie d’emblée l’opinion et la sensation, les deux seules puissances cognitives de l’âme que Proclus refuse de compter au nombre des acceptions de l’intellection. Aristote avait déjà fourni, dans son traité De l’âme, un schème qui anticipait la triade proclienne en concevant l’âme selon une structure analogue à celle que l’on retrouve chez Proclus dans la triade Être-Vie-Pensée, en distinguant son essence, ses puissances et ses activités. C’est à partir de ses activités (ou opérations), que les puissances (ou facultés) psychiques peuvent être connues, alors que celles-ci contribuent à la définition de l’être (ou substance), à savoir l’âme, dont elles sont les attributs. Dans la perspective du théologien (ou du dialecticien), ce schème triadique s’applique à la connaissance des attributs et de la nature de l’âme parce qu’il dérive des principes divins que sont l’Être, la Vie et la Pensée (que l’on retrouve également dans différentes formes de discours théologiques [catégorique, symbolique, imagé et dialectique] recueillis par Proclus, notamment dans la Théologie platonicienne). L’important est ici de voir que ce schème triadique, qui trouve son analogue dans l’enquête du naturaliste, celle d’Aristote dans le De anima, permet de structurer les premières acceptions de l’intellection et trouve son fondement non seulement dans une perspective dialectique, mais également du point de vue du naturaliste. D’après le second élément de la triade divine, la Vie, Proclus conçoit l’intellection qui lie l’Intellect à l’Intelligible. La Vie correspond à la Puissance, qui émane de l’être qu’est l’intelligible, au principe d’une procession qui s’étendra jusqu’aux dernières manifestations de la pensée divine. Proclus n’est pas explicite au sujet de cette forme d’intellection qui, dans les Éléments de théologie, n’apparaît pas distincte de la noêsis associée aux principes intelligibles, d’une part, et aux principes intellectifs, d’autre part, alors qu’elle assure, dans le Commentaire sur le Timée et ailleurs dans le corpus proclien, la continuité entre intelligible et l’intellectif. Les expressions qu’il emploie permettent toutefois de concevoir clairement la nécessité de ce principe intermédiaire, qui, tel le moyen terme d’un raisonnement syllogistique, rattache la conclusion à la prémisse, l’activité à l’essence par l’intermédiaire de la puissance. 205 L’intellection intellective, le troisième moment de cette triade, correspond proprement à la Pensée, qui émane de l’Être et se convertit vers lui par l’intermédiaire de la Vie. La proposition 103 des Éléments de théologie a montré l’unité de cette triade, être – vie – pensée, malgré la multiplicité des moments de sa procession, dont la Pensée divine est le dernier moment. Cette intellection est également associée à l’Activité (energeia) pour Proclus – elle est seulement activité écrit Proclus – en tant qu’elle procède de la Puissance, d’une manière analogue aux activités cognitives des facultés de l’âme humaine, dont elle est le principe. Elle apparaît ainsi au terme de la procession des intellections divines et totales qui transcendent la connaissance humaine et auxquelles nos âmes particulières ne peuvent participer qu’indirectement, par une série d’intermédiaires plus particuliers, de natures noétique et psychique. Parmi ces intellects divins, il faut mentionner l’Intellect du Démiurge, qui a ensemencé nos âmes, mais nous nous devons également de penser à la multiplicité des intellects divins dont Proclus traite au livre VI de la Théologie platonicienne. Les intellects particuliers, qui en quelque sorte représentent le « fractionnement » des intellects divins et totaux, apparaissent comme la cause transcendante qui permet à l’homme d’actualiser en lui sa faculté d’intellection. Leur nature n’est pas explicitée par Proclus, qui ne donne pas d’exemples d’intellects particuliers. On peut toutefois comprendre que ces intellects, qui activent la plus haute potentialité de l’âme rationnelle, font connaître les formes les plus universelles, celles que vise la dialectique, et qui se manifestent à l’homme dans la multiplicité des objets saisis successivement par sa pensée, puisque la nature de son âme est essentiellement discursive et ne peut saisir qu’un objet à la fois. C’est l’intellection des intellects particuliers qui rend donc possible l’intellection proprement humaine (la noêsis meta logou n’étant pas, à proprement parler, l’une des six intellections énumérées par Proclus), qui rend possible la plus haute forme de cognition accessible à l’homme, dans la mesure de ses propres forces, lorsque la plus haute potentialité rationnelle de l’âme est activée. L’intellection dianoétique, qui semble a priori se confondre avec la noêsis meta logou, en raison du caractère discursif de leur activité, se distingue toutefois de la plus haute forme de l’intellection humaine, qui lui est supérieure et dont elle est, selon les 206 principes platoniciens hérités de la République, l’image. Proclus reste fidèle aux distinctions effectuées par Platon dans l’Analogie de la Ligne : pour lui, si la connaissance dianoétique peut être qualifiée de scientifique, puisqu’elle donne le « pourquoi » des choses, elle porte tout de même sur des formes intermédiaires, définies comme des objets mathématiques, ou du moins, comme des objets pour lesquelles l’être mathématique nous offre le meilleur paradigme. Ainsi, sa connaissance, bien que scientifique et, en ce sens, formellement analogue à la noêsis meta logou, reste hypothétique et ne cherche pas à connaître l’essence des choses, elle ne se tourne pas vers les Formes intelligibles que vise la connaissance dialectique ou l’intellection accompagnée de raison, mais porte sur les images de celles-ci. La dernière forme d’intellection, l’imagination, ne peut être dite noêsis que par l’intériorité de son activité. Si on ne peut lui attribuer le postulat de l’universalité qui revient à la pensée dianoétique, et même celle de l’opinion (qui ne saurait être considérée comme une forme d’intellection par Proclus en raison de son extériorité, par le fait qu’elle dépend de la sensation, selon l’expression du Timée : doxa met’aisthêseôs) elle demeure tout de même, pour des raisons philosophiques renforcées par l’exégèse du De anima d’Aristote, une forme d’intellection, ou plus précisément, l’état le plus dégradé de l’intellection première, celle qui s’identifie à l’intelligible divin. Elle conserve le caractère intuitif de la noêsis qui fonde l’intellection accompagnée de raison, mais sans sa dimension rationnelle, sans cette rationalité, ou cette discursivité, qui définit les facultés scientifiques de l’âme construites autour du logos. Elle est en ce sens une émanation de la noêsis et partage avec elle l’intériorité de l’acte de la connaissance, sans qu’on puisse lui attribuer le caractère de l’universalité qui revient des intellections proprement rationnelles. La procession intellective se conclut ainsi, du plus grand degré d’unité, dans l’intelligble divin, à la dernière trace laissée par la lumière de l’intellection divine dans la faculté imaginative de l’âme humaine. Par les outils conceptuels de sa philosophie, notamment par ses triades, qui se chevauchent, se superposent, se multiplient, Proclus a voulu rendre manifeste la continuité que l’on retrouve entre les différentes acceptions de la noêsis. 207 3. Importance et postérité de la noétique proclienne La doctrine proclienne de l’intellection se présente dans l’histoire des idées comme un des grands efforts de systématisation des formes de la connaissance humaine et des principes divins à la source de tout savoir humain. En accordant aux Dialogues de Platon une forme d’autorité textuelle afin de structurer sa doctrine, Proclus a su intégrer les thèses de la gnoséologie antique, notamment celles de la pensée aristotélicienne – définies dans la perspective du naturaliste – pour enrichir la doctrine platonicienne de l’âme, à laquelle Aristote reprochait, peut-être pas sans raison, de s’être trop éloignée des faits naturels, dans l’abstraction du discours dialectique, qualifié de « vide », de « creux », par le plus illustre disciple de l’Académie. L’exégèse antique du Timée, dont le Commentaire de Proclus présente le témoignage le plus complet conservé par la tradition textuelle, fut l’occasion de riches débats philosophiques au sujet de la nature de l’intellection, comme l’illustrent les noms des prédécesseurs, notamment platoniciens, dont les thèses sont discutées au fil de l’exégèse proclienne. Les noms de Plotin, de Porphyre, mais également d’Amélius, apparaissent parmi d’autres sous la plume du commentateur érudit qu’est Proclus; chacun d’entre eux a contribué à l’enrichissement conceptuel d’un dialogue au contenu physique et théologique déjà extrêmement dense. Ammonius, l’élève direct de Proclus, reprendra les thèses de son maître – dont certaines étaient sans doute déjà des doctrines transmises depuis des siècles dans une longue tradition scolaire et académique, pour commenter les œuvres d’Aristote. Boèce, sans que nous ne puissions défendre un jugement catégorique sur son rapport à l’œuvre proclienne, s’inspirera à son tour des thèses que l’on retrouve dans le Commentaire de Proclus sur le Timée pour opérer une distinction entre différents modes de connaissance en fonction des sujets connaissants, une doctrine que la Consolation de Philosophie léguera au Moyen Âge. Nous nous arrêtons ici, sans mentionner les héritiers immédiats de Proclus, les derniers philosophes et commentateurs néoplatoniciens de l’Antiquité tardive, qui auront bien sûr pris en compte sa doctrine de l’intellection, pour fournir un cadre théorique à leurs commentaires d’œuvres classiques de Platon et d’Aristote, ou pour définir une noétique 208 plus précise en fonction de difficultés qui n’auraient pas trouvé leurs pleines solutions dans les écrits de Proclus. Par cette étude, nous avons voulu montrer l’importance et la cohérence de la contribution proclienne à l’établissement d’une noétique qui se veut scientifique, à savoir qui se présente comme un discours rationnel répondant au principe de continuité dans la procession du réel. 209 ANNEXE I : DIALECTIQUE ET INSPIRATION DIVINE DANS LE PHÈDRE DE PLATON 1. Les fondements de la dialectique dans le Phèdre : une approche interprétative Pour Platon, le philosophe doit-il l’acquisition de sa science (epistêmê), de la seule véritable science, celle qui porte l’Être373, qu’à ses seuls efforts en vue de parfaire sa raison ? Ne reconnaît-il pas, au contraire, que l’âme humaine est incapable d’atteindre, par ses propres forces, une telle forme de connaissance, et qu’elle doit se tourner vers une cause qui la transcende, vers le divin, pour fonder sa connaissance de l’Être ? Nous pourrions ainsi formuler la question des fondements de la science selon Platon, dont la réflexion sur les conditions de possibilité du savoir dialectique conjugue des considérations épistémologiques, psychologiques et théologiques. Ce questionnement complexe apparaît dans le Phèdre, dialogue qui souligne les limites de la raison et s’interroge sur les rapports entre la connaissance humaine et l’inspiration divine, cette folie (mania) bénéfique qui, sous différentes formes, est offerte aux hommes par les dieux. Le Phèdre nous enseigne que tout discours qui se veut utile et beau doit être composé en fonction du destinataire à persuader ou, encore mieux, à éduquer374. Dans ce dialogue, Platon fournit à son lecteur les moyens pour interpréter son œuvre, les principes herméneutiques permettant d’accéder aux idées essentielles d’une pensée qui s’exprime dans la forme du dialogue littéraire. Une lecture attentive du Phèdre nous fait comprendre que les formes variées de discours déployées par Platon dans ses dialogues se comprennent en fonction des types d’interlocuteurs qui y sont représentés, de leurs types d’âmes, parmi lesquels le lecteur trouve celui, ou ceux, auxquels sa « personnalité » s’apparente. Ainsi, le discours de Socrate dans le Phèdre, ou plutôt ses discours, car ils sont multiples et variés375, 373 Pour cette étude, nous nous baserons sur les passages du corpus platonicien (dont le mythe du Phèdre) qui font de la connaissance de l’Être véritable (immuable, toujours identique à soi, éternel, etc.) l’objet de la dialectique, autrement dit, la science véritable. 374 Nous proposons ici les lignes directrices de notre interprétation des dialogues de Platon à partir des propos de Socrate sur la rhétorique et l’écrit dans la deuxième partie du Phèdre. 375 Pour une division des parties du Phèdre, et donc des différents types de discours qui se rattachent à chacune de ces parties, voir H. Yunis, Phaedrus, Cambridge, Cambridge University Press, 2011, p. 250-251. Comme dans bon nombre de dialogues platoniciens, les deux grands types de discours qui se succèdent sont 211 sont adaptés à l’âme de Phèdre, son interlocuteur, qui elle aussi est multiple et variée376, afin d’y susciter un désir de conversion vers la philosophie. C’est à partir de leur représentation dans les dialogues qu’il nous est possible de cerner le caractère de chacun des personnages que Platon met en scène. Les données biographiques fournies par des sources extérieures au corpus platonicien ne contribuent qu’accessoirement à notre compréhension du discours psychagogique377 de Platon, bien qu’elles nous permettent, lorsqu’elles sont suffisantes, d’apprécier la vraisemblance du tableau dramatique dépeint. C’est surtout à partir de la dynamique des échanges mis en scène dans chaque dialogue qu’on peut arriver à définir le type de personnalité, dirionsnous aujourd’hui, le type d’âme, dirait Platon, à laquelle on a affaire, et donc au discours qui lui est adapté. Toute entreprise visant à harmoniser les éléments doctrinaux exposés dans différents dialogues doit tenir compte de la souplesse d’une pensée qui varie sans cesse ses discours afin de les adapter aux multiplicités des configurations de l’âme humaine. Par ces réflexions sur l’art d’interpréter les dialogues platoniciens à partir des lignes directrices laissées par Platon lui-même dans le Phèdre, nous avons voulu exposer l’un des principaux obstacles que nous aurons à surmonter dans notre traitement du rapport entre la dialectique et l’inspiration divine dans le Phèdre, soit celui de la mise en contexte des idées introduites et défendues par Socrate. Est-ce que Platon croit vraiment que l’enthousiasme est au principe de la pensée philosophique, de l’exercice dialectique, du travail discursif effectué par divisions et rassemblements ? D’après son traitement de l’inspiration divine dans l’Ion, où il expose l’ignorance des poètes inspirés, et dans le Ménon, où il assimile le prétendu savoir des hommes politiques aux intuitions des devins, d’aucuns s’attendraient à le discours mythique, sous la forme d’une narration continue, et le discours dialectique, qui est un dialogue entre les interlocuteurs, dans ce cas-ci Socrate et Phèdre. 376 Chaque âme est à la fois une et multiple pour Platon. Mais cette multiplicité, qui s’explique d’abord par les multiples facultés que chaque âme humaine possède essentiellement, se comprend ensuite en fonction du type d’âmes, dans une hiérarchie à neuf degrés allant du philosophe au tyran, auquel chacune de ces âmes appartient et qui est déterminé d’après la qualité de sa contemplation de l’intelligible avant sa chute dans le corps, selon le mythe du Phèdre. Platon ne rationalise pas cette composante du mythe dans la seconde partie du Phèdre, mais en reprend le schème pour définir les grandes lignes d’une rhétorique qui se fonde sur la connaissance de l’âme. 377 Littéralement : « qui guide l’âme ». C’est ainsi que Platon conçoit la rhétorique philosophique dans le Phèdre, comme une puissance capable de guider l’âme vers la connaissance et le Bien ou, autrement dit, vers la vie philosophique. 212 ce que cette forme de connaissance – si elle en est véritablement une – reçoive un traitement similaire dans le Phèdre, qu’elle y soit condamnée ou, du moins, qu’elle y soit jugée déficiente par rapport au véritable savoir philosophique. Pourtant, Socrate, qui y prend un ton catégorique et inspiré auquel le corpus platonicien n’offre aucun parallèle, y avoue ne pas détenir de savoir technique et que seules les divinités de l’endroit, les Muses et les Nymphes, lui soufflent ses discours. Est-ce que Socrate ironise du début à la fin du dialogue en se jouant de la crédulité d’un Phèdre trop superstitieux, attaché à une conception inspirée et poétique du savoir ? Peut-on douter de la piété dont le maître de Platon semble honnêtement témoigner envers les divinités évoquées tout au long du dialogue ? À notre avis, aucun indice probant ne permet de remettre en cause la sincérité de Socrate lorsqu’il honore et invoque les dieux associés à la campagne athénienne, sur les rives de l’Ilissos, du moins, aucun élément interne au dialogue ne nous contraint à réduire l’inspiration divine à une métaphore vide de sens, à un artifice servant à mieux convertir un Phèdre trop superstitieux, et le lecteur qui se reconnaîtra en lui, à la vie philosophique. Malgré la part de jeu dans les discours du Phèdre, ce que Socrate est le premier à reconnaître, la question de l’inspiration divine doit à notre avis être prise au sérieux. Nous chercherons donc à la définir dans son rapport à l’activité dialectique dont Platon définit les principes dans ce dialogue. Pour amener Phèdre à se détourner d’une fausse rhétorique, celle de Lysias 378, afin de le convertir à la vraie rhétorique, celle que veut fonder Platon, Socrate montre que l’art de persuader doit se baser sur une connaissance réelle des êtres et se structurer à partir de ces activités essentielles de la pensée que sont le rassemblement et la division. Nous montrerons que l’inspiration divine est conçue par Platon comme la « condition de possibilité » du discours vrai, qu’elle accompagne une pensée qui rassemble et divise les Formes, ou les Idées. Seul un commentaire suivi du Phèdre, où chacun des passages où la notion d’inspiration divine serait mise en contexte, permettrait de confirmer notre thèse et de 378 Ou celle d’Isocrate ? Ce rival de Platon est mentionné à la fin du dialogue (278e), sans doute pour montrer que le réel adversaire de Platon n’est pas tant Lysias, contemporain du Socrate mis en scène dans le dialogue, qu’Isocrate, dont la manière de concevoir l’éducation entrait en conflit avec la sienne. À travers le personnage de Phèdre, et celui de Lysias (257b), ce sont sans doute Isocrate et ses disciples que Platon cherchait à convertir à la philosophie. 213 rejeter toute interprétation visant à réduire la notion d’inspiration à une simple figure de style, introduite de manière ironique par le Socrate de Platon pour mieux charmer son interlocuteur. Comme ce projet outrepasse le cadre de la présente étude, nous nous limiterons à défendre, par l’exégèse des passages que nous jugeons les plus pertinents, la cohérence d’une interprétation voulant que la pratique de la dialectique dépende d’une inspiration venant des dieux, ou en des termes plus épistémologiques, d’une intuition de l’Être, d’une vision synoptique des Formes à rassembler et à diviser. Pour défendre cette lecture, nous traiterons d’abord des deux opérations philosophiques exposées dans le Phèdre, soit le rassemblement et la division, et attribuerons une portée universelle à cette conception de la dialectique, bien qu’elle soit développée dans le contexte particulier d’une discussion au sujet des fondements de la rhétorique. Par l’analyse des discussions relatives à l’inspiration divine dans l’Ion et dans le Ménon, où elle est presque assimilée à une forme d’ignorance, puis dans le Phèdre, où elle est réhabilitée à titre de principe de la connaissance, nous montrerons que les discussions aporétiques visant à définir la science (epistêmê) trouvent leur réponse dans le mythe de l’attelage ailé, où s’harmonisent l’intuition de l’Être et les procédés discursifs de la dialectique, le rassemblement et la division, et dans la figure du Socrate poète et de devin, esquissée dans le Phédon. 2. Les principes de la dialectique platonicienne Dans un premier temps, nous chercherons à montrer que le Phèdre offre un enseignement clair et cohérent au sujet de la dialectique et que les principes méthodologiques qui y sont énoncés, bien qu’ils soient appliqués à un art particulier, la rhétorique, conservent une portée universelle. Pour ce faire, nous commenterons la section 265c-266d de ce dialogue, où sont définis les procédés dialectiques du rassemblement et de la division, afin de les comparer aux principes épistémologiques enseignés dans la République. Nous analyserons ensuite un second extrait du Phèdre, 270c-271b, où Platon récapitule la marche à suivre dans l’application de la méthode dialectique. Nous poursuivrons notre enquête en nous interrogeant sur l’universalité ou la particularité de la méthode dialectique exposée dans le Phèdre en la comparant à la dialectique, telle que 214 présentée par Platon dans la République. Enfin, nous montrerons que Platon met réellement en pratique, dans la première partie du Phèdre, les procédés qu’il expose dans la seconde. 2.1 Rassemblement et division (Phèdre, 265c-266d) Le Phèdre semble être le premier dialogue, selon un ordre chronologique qui le juge antérieur à des œuvres comme le Sophiste et Politique, où Platon définit les procédés de la dialectique, le rassemblement et la division. Il faut toutefois attendre la seconde moitié du dialogue pour rencontrer ces définitions, la première présentant une succession de discours sur l’amour. Rappelons la délicate mise en scène de Platon, qui n’est pas sans importance sur les thèses philosophiques introduites dans le dialogue. Hors des murs d’Athènes, Socrate rencontre Phèdre, qui porte avec lui un écrit. À la demande de Socrate, Phèdre se met à lire le texte qu’il a en main : son auteur, le rhéteur Lysias, cherche à nous persuader qu’il est préférable d’accorder ses faveurs à celui qui n’aime pas plutôt qu’à celui qui aime. Inspiré par la passion de Phèdre pour ce discours, Socrate en reprend la thèse, selon laquelle la passion amoureuse entraînerait des conséquences néfastes pour l’être aimé, mais, contrairement à Lysias, en prenant soin de définir d’entrée de jeu ce qu’est l’amour. Honteux d’avoir prononcé un discours rendant Érôs, un dieu, responsable de maux pour l’homme, Socrate s’empresse de composer une palinodie, un chant de rétractation, où il fait cette fois un éloge de l’amour. À cette occasion, il nous rapporte le fameux mythe de l’attelage ailé : il décrit ainsi, par une image, la nature de l’âme et de ses puissances. Ce n’est qu’après avoir conclu ce long récit que Socrate énonce, au fil de son dialogue avec Phèdre, les principes méthodologiques qui ont structuré ses deux discours. Avant de commenter le célèbre passage où Platon définit les procédés de rassemblement et de division, voici ce qu’en dit Monique Dixsaut, dans Métamorphoses de la dialectique dans les dialogues de Platon : Refuser de voir dans les deux discours de Socrate l’application de la méthode qu’il énonce me semble être l’indice de la lecture réellement perverse que ce texte semble susciter : on commence par le prendre pour ce qu’il n’est pas, c’est-à-dire l’énoncé d’une méthode universelle. On décide ensuite que Socrate définit deux procédés, rassemblement et division, que tout examen dialectique, 215 ou en tout cas que tout exposé de la méthode dialectique, ne pourra que reprendre et appliquer. Moyennant quoi on est nécessairement amené à récuser le fait que les discours précédents aient appliqué une telle méthode, puisque celle-ci n’existe que dans l’esprit des commentateurs379. Pour l’essentiel, ce que Dixsaut reproche aux commentateurs modernes du Phèdre, c’est de ne pas avoir saisi que rassemblement et division sont des termes équivoques dans le corpus platonicien, et parfois à l’intérieur d’un même dialogue. Dixsaut soutient que l’on a mal compris en quoi consistent le rassemblement et la division dans le Phèdre : plusieurs commentateurs auraient interprété l’application qu’on y fait de ces procédés à partir de ce que Platon en dit dans des dialogues comme le Sophiste, où serait exposé un autre procédé, celui de la division dichotomique, qui n’est jamais vraiment pratiqué dans le Phèdre. On aurait ainsi voulu abstraire des dialogues de vieillesse une méthode, qui n’existerait que dans l’esprit des commentateurs, pour ensuite s’étonner que Platon ne l’ait pas appliquée dans le Phèdre, dans les deux discours qu’il met dans la bouche de Socrate. Nous ne pouvons que partager la critique de Dixsaut à l’égard de ceux qui confondent la division telle que pratiquée dans le Sophiste avec celle dont traite le Phèdre. Cependant, nous nous refusons à condamner a priori toute tentative d’universalisation des procédés de la méthode dialectique exposés dans le Phèdre, bien que nous reconnaissions avec Dixsaut que plusieurs éléments méthodologiques sont propres à la rhétorique philosophique que veut y fonder Platon. L’exégèse que nous proposons des lignes 270c-271b visera à justifier cette position. L’erreur commise au sujet du rassemblement et de la division dans le Phèdre consiste à extraire ces deux procédés du contexte dans lequel ils sont définis et employés. Rien ne nous empêche de comparer leurs définitions, en 265c-266d, avec ce que Platon dit de la méthode dialectique dans d’autres dialogues; cependant, il convient d’abord de saisir comment les principes méthodologiques énoncés dans ce passage s’appliquent concrètement au sujet traité par le Phèdre, à savoir la rhétorique. Socrate définit d’abord ce qu’il entend par rassemblement : – Pour moi, c’est évident, tout le reste en fait n’a été qu’un jeu; mais dans ce qu’un heureux hasard nous a fait dire, il y a deux procédés dont il ne serait pas 379 M. Dixsaut, Métamorphoses de la dialectique dans les dialogues de Platon, Paris, Vrin, p. 111. 216 sans intérêt de pouvoir étudier, techniquement, la fonction. – Lesquels ? – Tout d’abord, saisir d’une seule vue, et ramener à une forme unique, les notions éparses de tous côtés, afin de rendre clair en le définissant chaque point sur lequel on veut faire porter l’instruction. Ainsi, tout à l’heure, à propos de l’amour, la définition que nous avons donnée fut bonne ou mauvaise : en tout cas elle a permis à notre discours d’atteindre à la clarté et à l’accord avec soimême380. La discursivité philosophique a pour fondement une vue synoptique des différentes Formes qu’il faut relier à l’Idée que l’on cherche à définir. Le lecteur familier avec des dialogues comme le Parménide saura que cette vision d’ensemble ne peut être atteinte qu’au terme d’un long entraînement, exigeant de faire et de refaire rassemblements et divisions381. Ces exercices, dont la visée ultime est de permettre à celui qui les pratique d’acquérir une compréhension claire et complète de son objet, ont souvent pour effet plus immédiat de purifier l’âme, de lui faire prendre conscience de son ignorance. Le vieux Parménide enseigne au jeune Socrate que la vérité ne pourra être atteinte qu’au prix des longs et pénibles exercices logiques, par l’émission d’hypothèses provisoires, desquelles on déduira des conclusions qui, à nouveau, amèneront à redéfinir de nouvelles hypothèses, et ainsi de suite, jusqu’au moment où l’âme, purifiée de ses erreurs et disposée à saisir en toute clarté les Formes et leurs liens de participation, effectuera des rassemblements justes et produira une définition adéquate à son objet. C’est alors que le dialecticien pourra diviser, c’est-àdire distinguer les différentes Formes qui dépendent de celle qu’il aura définie : – Et le second procédé, quel est-il, Socrate ? – Il consiste, en retour, à pouvoir détailler par espèces suivant les articulations naturelles, en tâchant de ne briser aucune partie comme le ferait un mauvais découpeur de viande. C’est ainsi que nous avons procédé tout à l’heure : nos deux discours ont ramené le trouble de l’esprit à l’unité d’une forme commune382. 380 Platon, Phèdre, 265c-d (trad. Cl. Moreschini et P. Vicaire) : « Ἐμοὶ μὲν φαίνεται τὰ μὲν ἄλλα τῷ ὄντι παιδιᾷ πεπαῖσθαι· τούτων δέ τινων ἐκ τύχης ῥηθέντων δυοῖν εἰδοῖν, εἰ αὐτοῖν τὴν δύναμιν τέχνῃ λαβεῖν δύναιτό τις, οὐκ ἄχαρι. Τίνων δή; Εἰς μίαν τε ἰδέαν συνορῶντα ἄγειν τὰ πολλαχῇ διεσπαρμένα, ἵνα ἕκαστον ὁριζόμενος δῆλον ποιῇ περὶ οὗ ἂν ἀεὶ διδάσκειν ἐθέλῃ. ὥσπερ τὰ νυνδὴ περὶ Ἔρωτος – ὃ ἔστιν ὁρισθέν – εἴτ’ εὖ εἴτε κακῶς ἐλέχθη, τὸ γοῦν σαφὲς καὶ τὸ αὐτὸ αὑτῷ ὁμολογούμενον διὰ ταῦτα ἔσχεν εἰπεῖν ὁ λόγος. » 381 Nous reprenons, en les paraphrasant, les éléments méthodologiques exposés dans la première partie du Parménide, plus particulièrement tirés de la section 135a-136e. 382 Platon, Phèdre, 265d-266a (trad. Cl. Moreschini et P. Vicaire) : « Τὸ δ’ ἕτερον δὴ εἶδος τί λέγεις, ὦ Σώκρατες; Τὸ πάλιν κατ’ εἴδη δύνασθαι διατέμνειν κατ’ ἄρθρα ᾗ πέφυκεν, καὶ μὴ ἐπιχειρεῖν καταγνύναι μέρος μηδέν, κακοῦ μαγείρου τρόπῳ χρώμενον· ἀλλ’ ὥσπερ ἄρτι τὼ λόγω τὸ μὲν ἄφρον τῆς διανοίας ἕν τι κοινῇ εἶδος ἐλαβέτην. » 217 Après avoir saisi l’Idée et les Formes qui en participent, le dialecticien sera en mesure de diviser les différentes espèces qui composent le genre en question. Ainsi, dans sa Palinodie, après avoir exposé la nature de l’âme en général, Socrate y distingue les différentes classes d’âmes sous lesquelles se rangent les âmes particulières. Le passage en question n’expose donc pas les principes d’une dialectique en quête de savoir, il n’y est pas question de cet art maïeutique pratiqué dans ces dialogues où aucune définition positive n’est produite. Dans ces entretiens, les interlocuteurs de Socrate, et peut-être Socrate lui-même, ne prétendent nullement posséder cette disposition permettant la saisie des Formes, alors que dans le Phèdre, Socrate, grâce à une inspiration divine – et en raison d’une existence consacrée au développement de ses facultés dialectiques, motivé par les conseils fictifs ou réels du vieux Parménide –, expose de manière catégorique sa connaissance des Formes, dont celle de l’âme, par un mythe que structure une suite de rassemblements et de divisions. 2.2 L’Analogie de la Ligne dans la République L’Analogie de la Ligne peut nous permettre de mieux saisir ce qui caractérise la dialectique pratiquée par Socrate dans le Phèdre, par opposition à une dialectique que l’on pourrait qualifier d’heuristique, de maïeutique ou de zététique, à savoir celle pratiquée par une âme en quête de la connaissance. Nous nous rapportons au passage concernant la section supérieure de la ligne, qui représente la réalité intelligible : Et maintenant, comprends-moi bien quand je parle de l’autre section de l’intelligible, celle qu’atteint le raisonnement lui-même par la force du dialogue; il a recours à la construction d’hypothèses sans les considérer comme des principes, mais pour ce qu’elles sont, des hypothèses, c’est-à-dire des points d’appui et des tremplins pour s’élancer jusqu’à ce qui est anhypothétique, jusqu’au principe du tout383. Dans ce passage, est-il implicitement question de rassemblements ou de divisions ? Si l’on compare ce qui y est énoncé avec l’application que peut en faire Platon dans des dialogues comme le Parménide et le Théétète, il semble que oui. La dialectique, contrairement aux 383 Platon, République, 511b (trad. G. Leroux) : « Τὸ τοίνυν ἕτερον μάνθανε τμῆμα τοῦ νοητοῦ λέγοντά με τοῦτο οὗ αὐτὸς ὁ λόγος ἅπτεται τῇ τοῦ διαλέγεσθαι δυνάμει, τὰς ὑποθέσεις ποιούμενος οὐκ ἀρχὰς ἀλλὰ τῷ ὄντι ὑποθέσεις, οἷον ἐπιβάσεις τε καὶ ὁρμάς, ἵνα μέχρι τοῦ ἀνυποθέτου ἐπὶ τὴν τοῦ παντὸς ἀρχὴν ἰών. » 218 sciences, comme la géométrie, qui lui sont inférieures, considère que ses hypothèses ne sont que des hypothèses, des principes provisoires qui doivent être remis en question afin de progresser dans la compréhension de la nature de l’objet à saisir. Mais qu’est-ce au juste qu’une hypothèse pour un dialecticien ? C’est minimalement l’attribution d’un prédicat à un sujet, par exemple « l’un est384 », qui est l’une des neuf hypothèses du Parménide, ou « la science est une opinion droite385 », qui est l’une de celles émises par Théétète dans le dialogue éponyme. Au cœur du mythe du Phèdre, Platon interrompt son discours sur la destinée des âmes pour une thèse épistémologique qu’explicitera la tradition platonico-aristotélicienne, en commençant par Aristote386 : Il faut en effet que l’homme saisisse le langage des Idées, lequel part d’une multiplicité de sensations et trouve l’unité dans l’acte de raisonnement. Or, il s’agit là d’une réminiscence des réalités jadis vues par notre âme, quand elle suivait le voyage du dieu, et que dédaignant ce que nous appelons à présent des êtres réels, elle levait la tête pour contempler l’être véritable387. Le problème qui s’est posé aux commentateurs de cette formule laconique touche à la nature de ce qui est rassemblé : la réminiscence est-elle le simple rassemblement de sensations éparses en une notion mentale, la structuration de ces notions, acquises par expérience, au moyen du raisonnement, ou la totalité de ce processus, qui à partir des sensations parvient à l’unité du savoir scientifique par l’exercice de la dialectique ? Nous penchons vers cette dernière possibilité. Peut-on trouver dans ce passage un écho des propos de la République concernant la remontée vers l’intelligible à partir d’hypothèses. Sans doute, si nous voyons dans le raisonnement (logismos) mentionné un équivalent de la dialectique ascendante. Ce qui semble commun aux deux dialogues, c’est le rôle joué par le 384 Platon, Parménide. 137c sqq. Platon, Théétète, 187a sqq. 386 On peut voir au chapitre II, 19 des Seconds Analytiques, dans un contexte qui est autre, une description analogue d’un processus cognitif qui part de la multiplicité des sensations pour trouver l’unité intuitive au fondement de la science. Cf. P. C. Biondi, op. cit., pour une analyse détaillée de ce chapitre. 387 Platon, Phèdre, 249b-c (trad. Cl. Moreschini et P. Vicaire) : « δεῖ γὰρ ἄνθρωπον συνιέναι κατ’ εἶδος λεγόμενον, ἐκ πολλῶν ἰὸν αἰσθήσεων εἰς ἓν λογισμῷ συναιρούμενον· τοῦτο δ’ ἐστὶν ἀνάμνησις ἐκείνων ἅ ποτ’ εἶδεν ἡμῶν ἡ ψυχὴ συμπορευθεῖσα θεῷ καὶ ὑπεριδοῦσα ἃ νῦν εἶναί φαμεν, καὶ ἀνακύψασα εἰς τὸ ὂν ὄντως. » 385 219 logos, ou logismos388, dans la recherche de l’unité, selon les propos du Phèdre, ou dans la remontée vers l’anhypothétique, d’après l’exposé de la République. Certes, le rassemblement que vise à effectuer le dialecticien est un rassemblement de Formes autour de l’Idée qu’il cherche à saisir et à définir, mais rien ne l’empêche de se servir de ses sensations (aisthêsis), et des expériences qu’elles lui procurent, afin de constituer une hypothèse, un premier rassemblement qui servira de tremplin à la pensée pour s’élever vers l’anhypothétique. L’hypothèse préliminaire peut ainsi se constituer à partir des expériences fournies par nos sensations, à partir de nos conjectures sur ce qu’est une chose, par exemple, l’âme conçue comme une harmonie, qui est l’une des hypothèses du Phédon389. Cependant, le véritable rassemblement, celui qu’on pourrait qualifier de scientifique, est celui qu’effectue le dialecticien lorsqu’il accède enfin à une vue synoptique des Formes, lorsqu’il atteint l’anhypothétique, dans la mesure du possible pour l’homme. Aux lignes suivantes de la République, Platon nous introduit à la méthode qu’exerce le dialecticien après s’être élevé jusqu’à l’anhypothétique : Quand il l’atteint, il s’attache à suivre les conséquences qui découlent de ce principe et il redescend ainsi jusqu’à la conclusion, sans avoir recours d’aucune manière à quelque chose de sensible, mais uniquement à ces formes en soi, qui existent par elles-mêmes et pour elles-mêmes, et sa recherche s’achève sur ces formes390. Dans la descente, ou dans la déduction des Formes à partir de l’Idée visée, Platon nous enseigne que le dialecticien ne doit plus avoir recours au sensible. Cette précision indique qu’au contraire, dans la remontée vers l’anhypothétique, l’homme peut et doit se servir du sensible, des sensations, qui selon le Phèdre, peuvent mener, grâce à l’activité de la pensée discursive, à la réminiscence des Idées (249b-c). Le sensible n’est donc pas complètement disqualifié du point de vue épistémologique, mais il faut reconnaître qu’il est relégué au second plan et que le raisonnement doit en corriger les imprécisions afin de permettre à l’âme de s’élever vers l’intelligible. 388 Ces deux termes semblent signifier la pensée raisonnante. Nous n’attribuons donc pas un sens technique à logismos qui se distinguerait de logos. 389 Platon, Phédon, 85e. 390 Platon, République, 511b-c (trad. G. Leroux) : « ἁψάμενος αὐτῆς, πάλιν αὖ ἐχόμενος τῶν ἐκείνης ἐχομένων, οὕτως ἐπὶ τελευτὴν καταβαίνῃ, αἰσθητῷ παντάπασιν οὐδενὶ προσχρώμενος, ἀλλ’ εἴδεσιν αὐτοῖς δι’ αὐτῶν εἰς αὐτά, καὶ τελευτᾷ εἰς εἴδη. » 220 C’est donc ce second passage qui définirait le plus clairement la dialectique que pratique Socrate dans le Phèdre. Possédé par les dieux, Socrate détient un savoir ou, du moins, possède cette vue synoptique que cherche à acquérir l’apprenti dialecticien, cette saisie, d’un seul coup, d’une Idée et de son « réseau logique ». Le Phèdre, contrairement à la plupart des dialogues socratiques, pratique une dialectique « descendante » qui, à partir d’une intuition des principes, expose la nature et les puissances de l’âme. Les deux discours de Socrate sur l’amour ne sont donc pas des exercices de rassemblement et de division en vue de produire la réminiscence, bien qu’ils présupposent ces procédés comme conditions d’accès à la connaissance de l’Être. L’inspiration divine dont jouit Socrate, celle que Platon réserve à l’amant du Beau véritable, nous apparaît comme la fin du patient travail mené par le philosophe en empruntant « la longue et tortueuse route » de la formation dialectique, sur laquelle les rassemblements et les divisions visent à activer une faculté dialectique qui n’est que potentiellement présente en tout homme. Bref, ce qui a été défini dans le Phèdre, ce sont le rassemblement et la division relatifs à la rhétorique philosophique, ce sont les procédés que doit suivre le pédagogue, ou le psychagogue (celui qui guide les âmes), afin de rendre son discours persuasif et éducatif. Le Phèdre n’expose donc pas les principes d’une dialectique heuristique, d’une méthode permettant de développer la vue synoptique de la structure intelligible. Cet exposé n’en conserve pas moins une portée universelle, car il décrit la méthode qu’emploie le dialecticien pour discourir sur les êtres, ce qui constitue en soi la fin et le critère de l’éducation philosophique. 2.3 Puissance et participation dans le Phèdre (270c-271b) Dans un article consacré à la dialectique dans le Phèdre, Maria Isabel Santa Cruz propose une comparaison entre ce dialogue et le Sophiste : Il n’y a pas pleine coïncidence entre le Phèdre et le Sophiste sur la manière de caractériser la dialectique : tandis que dans le Sophiste (253a-254a) il y a une description complexe de la dialectique comme un savoir discerner les combinaisons licites entre formes, dans le Phèdre il est seulement dit qu’il 221 convient de donner le nom de dialecticien à celui qui possède la capacité de saisir l’unité et la multiplicité naturelles391. Alors que Santa Cruz juge que le Phèdre n’offre aucun enseignement explicite sur la nature des relations entre les Formes, ce dialogue nous apparaît au contraire comme l’un des plus clairs à ce sujet. En 270c-271b, après une digression où sont énumérées les parties traditionnelles du discours rhétorique, Platon revient sur les principes de sa méthode dialectique afin de les appliquer à l’art de la persuasion. Après avoir évoqué l’autorité d’Hippocrate, qui aurait appliqué les procédés de la dialectique à sa propre discipline, la médecine, Platon défend l’universalité de sa méthode en prétendant refonder la rhétorique sur ses principes. Alors qu’en 265c, il exposait pour une première fois, et sans grande précision il faut le noter, les procédés dialectiques du rassemblement et de la division, cette fois, il énonce les conditions de leur exercice, à savoir la saisie des relations entre les Formes. Certes, l’exemple canonique de la participation entre les Formes est tirée du Sophiste, où l’Étranger d’Élée sauve le discours vrai en montrant la possibilité d’une communication entre genres suprêmes que sont l’Être, le Repos, le Mouvement, le Même et l’Autre (251e sqq.). Mais cette doctrine de la participation est déjà traitée par le Phèdre, alors qu’il est question des relations entre les discours et les âmes, ce qui constitue, il faut le reconnaître, un exemple beaucoup plus concret pour un Grec de l’époque classique que la communication entre les genres abstraits du Sophiste. Dans le chapitre qu’elle consacre à la dialectique dans le Phèdre, Monique Dixsaut n’offre aucune analyse de la section 270c-271b, alors que Socrate y récapitule, on ne peut plus clairement, les principes de la méthode sur lesquels se fonde la rhétorique philosophique. Pourquoi si peu d’attention à ce passage qui semble pourtant définir les fondements d’une dialectique traitée dans des dialogues plus tardifs comme le Sophiste ? L’exégèse du passage en question en fournira sans doute la réponse. Par l’application de sa méthode, telle que présentée en 270c-271b, le philosophe cherche à se faire une idée adéquate de la nature de son objet. Comme nous l’avons montré, cela ne se fait qu’au terme d’un long processus heuristique de divisions et de 391 M. I. Santa Cruz, « Division et dialectique dans le Phèdre », dans Understanding the Phaedrus. Proceedings of the II Symposium Platonicum, Sankt Augustine, Academia Verlag, 1992, p. 253. 222 rassemblements, ce que présuppose l’enseignement de Socrate. Quelques lignes plus bas, Platon écrit « qu’il faut d’abord commencer par décrire l’âme avec toute l’exactitude possible, et par faire voir si, de sa nature, elle est une et homogène ou si, comme la forme corporelle, elle est complexe. C’est cela que nous appelons montrer la nature d’une chose. » (271a). La première étape consiste à montrer si sa nature est simple ou multiple. La suite nous informe sur la seconde étape de la procédure : « En second lieu, il décrira ce qui permet naturellement à l’objet de produire une action, et quelle action; de subir passivement une action, et sous l’effet de quel agent » (271a). La dialectique doit remonter aux causes de l’agir et du pâtir, c’est-à-dire aux puissances de l’agent et du patient, dont la rencontre constitue un événement, un fait qui s’avère le point de départ de la réminiscence. Mais comment peut-on connaître la puissance d’une nature telle que l’âme, comment arrive-t-on à acquérir une connaissance à propos de ce qu’on ne peut se représenter ? Platon est conscient de cette difficulté, puisqu’il la soulève dans la République : Dans une puissance en effet, je ne vois quant à moi aucune couleur, ni aucune forme, ni rien de ce genre, comme on en trouve dans plusieurs autres choses. Tout cela, je le considère de manière à distinguer pour moi-même certaines choses et dire que les unes sont différentes des autres. Dans une puissance, par contre, je considère seulement ceci : sur quoi elle porte et ce qu’elle effectue392. Quant à l’application de la méthode dialectique dans le Phèdre, on peut dire que ce sur quoi porte la « puissance active » du discours est l’âme, « puissance passive » qui reçoit ce discours afin que se produise la persuasion. Le discours est l’agent de la persuasion, l’âme en est le patient. C’est sans doute la troisième étape de la méthode qui se rapproche le plus de ce qui est présenté dans le Sophiste, à savoir la théorie de la participation entre les genres : En troisième lieu, il classera les espèces de discours et d’âmes, et leurs divers états, et il fera la revue des relations causales; il établira un lien de chaque genre à chaque genre, et enseignera par quelle cause, dans le cas d’une âme de quelle 392 Platon, République, 477c-e (trad. G. Leroux, légèrement modifiée) : « δυνάμεως γὰρ ἐγὼ οὔτε τινὰ χρόαν ὁρῶ οὔτε σχῆμα οὔτε τι τῶν τοιούτων οἷον καὶ ἄλλων πολλῶν, πρὸς ἃ ἀποβλέπων ἔνια διορίζομαι παρ’ ἐμαυτῷ τὰ μὲν ἄλλα εἶναι, τὰ δὲ ἄλλα· δυνάμεως δ’ εἰς ἐκεῖνο μόνον βλέπω ἐφ’ ᾧ τε ἔστι καὶ ὃ ἀπεργάζεται.. » 223 nature, il est nécessaire que telle âme soit persuadée, et que telle autre ne le soit pas393. La cause (aitia) est la puissance d’une Forme, c’est elle qui est responsable des affections (pathêmata) de la nature qui en participe, ou qui communique avec elle. Dans le monde du devenir, ou les relations sont à l’image de la communication entre les réalités intelligibles, les affections (pathê) résultent des actions (erga) qu’une puissance peut exercer sur une autre. Le dialecticien-pédagogue du Phèdre, mais aussi le philosophe-roi de la République, qui possède la capacité de saisir les relations entre les Formes intelligibles, sera aussi capable de reconnaître leurs copies sensibles afin de pouvoir guider les âmes dans le monde du devenir. L’importance accordée au concept de puissance là où, dans le Sophiste, Platon présente sa méthode dialectique à son plus haut degré d’abstraction, apporte un éclairage supplémentaire sur la dialectique du Phèdre, plus précisément, sur ce qu’en dit Platon en 270c-271b. Platon y récapitule les procédés de sa méthode, il met ainsi en application la règle rhétorique voulant que l’orateur, ou le pédagogue, reprenne succinctement chacun des éléments de son discours (une règle qu’a d’ailleurs suivie Socrate dans ses deux discours sur l’amour). Ainsi, dans sa totalité, le Phèdre se veut l’application de cette rhétorique philosophique qui, par tous les moyens pertinents (la démonstration, le mythe, le dialogue, la récapitulation…), cherche à rendre clairs les principes de la méthode dialectique, ainsi que la nature des objets sur lesquels elle s’exerce, à savoir l’âme et les discours. 2.4 Application de la méthode dialectique dans le Phèdre À la lumière de cet exposé portant sur les principes de la méthode dialectique, méthode qui sert davantage à l’exposition qu’à la recherche, que peut-on répondre aux commentateurs qui soutiennent que Platon omettrait d’appliquer à ses propres dialogues les procédés dialectiques qu’il y enseigne ? En gardant à l’esprit que la dialectique rhétorique, ou psychagogique, correspond à la dialectique descendante de la République, qui présuppose que le dialecticien possède une vue synoptique de la structure intelligible, de 393 Platon, Phèdre, 271b (trad. Cl. Moreschini et P. Vicaire) : « Τρίτον δὲ δὴ διαταξάμενος τὰ λόγων τε καὶ ψυχῆς γένη καὶ τὰ τούτων παθήματα δίεισι πάσας αἰτίας, προσαρμόττων ἕκαστον ἑκάστῳ καὶ διδάσκων οἵα οὖσα ὑφ’ οἵων λόγων δι’ ἣν αἰτίαν ἐξ ἀνάγκης ἡ μὲν πείθεται, ἡ δὲ ἀπειθεῖ. » 224 ses Formes et des relations qui se tissent entre elles, la relecture des deux discours de Socrate sur l’amour nous force à admettre que Platon applique concrètement les procédés de sa méthode. Pour corriger Lysias, qui n’a jamais défini l’objet de son discours, à savoir l’amour, Socrate propose d’établir, d’un commun accord avec son interlocuteur, « ce qu’est l’amour, et quelle est sa puissance » (237c). Comme l’a enseigné Platon dans la République, on ne connaît une puissance qu’en considérant « ce sur quoi elle porte et ce qu’elle effectue » (477d). Dans son premier discours, malgré l’impiété dont il se rend coupable envers Érôs, Socrate procède en bon dialecticien, puisqu’il propose d’emblée une définition de son objet, l’amour; ainsi, par une vue synoptique, il a rassemblé des Formes éparses qu’il a ramenées à l’unité de l’Idée à définir. Si la connaissance de la nature d’un objet passe par celle de ses puissances, comme l’enseigne Socrate dans la seconde partie du dialogue, un discours sur l’amour devrait prendre en considération la nature de l’âme, puisque c’est sur elle qu’il exerce sa puissance. C’est ce que le premier discours de Socrate ne fait qu’imparfaitement : certes il montre les conséquences néfastes de l’amour, tant au niveau psychologique, que physique et matériel, mais il omet d’exposer la nature de ce à quoi l’amour est relatif, à savoir l’âme humaine. Le second discours remédie aux manques du premier en exposant, par une démonstration et un mythe, la nature et les puissances de l’âme. Après avoir défini l’amour comme un délire divin, Socrate illustre par un récit mythique la nature de l’âme, en considérant ses états (pathê) et ses actes (erga), conformément aux principes qui seront énoncés en 270c-271b. Les discours de Socrate mettent en pratique l’art de la division, qui contrairement à ce que Platon enseigne dans le Sophiste, n’a pas à procéder systématiquement de manière dichotomique, mais doit impérativement suivre les articulations naturelles des Formes intelligibles. Ainsi, Socrate divise la folie divine en quatre espèces – la folie divinatoire, la folie initiatique, la folie poétique et la folie amoureuse –, et les âmes en neuf classes, celles des philosophes, celle des rois jusqu’à celle des tyrans. La division dichotomique a certes sa fonction dans la pensée platonicienne, mais celle-ci est heuristique, elle est un mode de 225 recherche et non d’exposition : son rôle consiste à fournir des notions éparses au dialecticien afin qu’il puisse par la suite procéder à leur rassemblement. À la lumière de ces analyses, peut-on affirmer que le Phèdre s’avère un dialogue de référence au sujet des procédés dialectiques ? En partie, puisqu’il offre un enseignement explicite sur la méthode d’exposition du savoir philosophique. Contrairement au Théétète, où Socrate et son interlocuteur cheminent ensemble vers l’anhypothétique en se servant d’hypothèses comme de tremplins vers l’intelligible (pour paraphraser l’Analogie de la Ligne dans la République), la dialectique du Phèdre, du moins celle dont Socrate prétend appliquer les principes dans ses deux discours, se fonde sur une connaissance prétendument réelle des relations entre les Formes et s’enseigne par les procédés discursifs du rassemblement et de la division. Nous croyons avoir montré que Platon offre un exposé cohérent au sujet de la dialectique et qu’il applique de manière conséquente les principes de cette méthode dans le Phèdre. Il reste maintenant à montrer que la science dialectique ne s’oppose pas à l’inspiration divine, mais qu’elle en dépend en tant qu’elle en est le déploiement discursif. 3. La science et l’inspiration divine selon Platon Bien que le Phèdre en offre le traitement le plus détaillé dans l’œuvre de Platon, la notion d’inspiration divine apparaît également dans des dialogues qui lui sont antérieurs et postérieurs. On la retrouve, sous différentes expressions (part divine, enthousiasme, folie, don…) de manière récurrente dans le corpus platonicien. À défaut d’effectuer une étude exhaustive des passages où Platon traite de l’inspiration divine, nous nous limiterons à deux dialogues, jugés antérieurs au Phèdre, où Platon discute explicitement de cette idée : l’Ion et le Ménon. Nous reprendrons ensuite quelques idées présentées dans la section précédente au sujet du rapport entre la méthode dialectique et l’inspiration divine et conclurons cette étude en analysant la figure du Socrate inspiré présentée dans le Phédon. 226 3.1 La critique de l’inspiration divine dans l’Ion et dans le Ménon L’Ion est un court dialogue mettant en scène Socrate et Ion d’Éphèse, un rhapsode qui se consacre à la narration et à l’exégèse des œuvres d’Homère. Dans la suite des propos tenus par le Socrate de l’Apologie (22a-b), Platon y montre que les poètes ne possèdent aucune science. Non seulement ils ne peuvent prétendre à cette connaissance universelle que, selon une certaine tradition, des poètes comme Homère et Hésiode auraient transmise dans leurs œuvres – en ce qui concerne notamment un savoir-faire politique et militaire –, ils ne peuvent même pas se targuer de posséder un art poétique. Selon Platon, seule l’inspiration des dieux, par l’intermédiaire de celle des poètes – selon l’analogie de la pierre d’Héraclée qui transmet sa puissance magnétique à une série d’anneaux métalliques (533d-e) –, permet au rhapsode d’interpréter et de réciter correctement la poésie des Anciens : Le poète en effet est chose légère, chose ailée, chose sainte, et il n’est pas encore capable de créer jusqu’à ce qu’il soit devenu l’homme qu’habite un Dieu, qu’il ait perdu la tête, que son propre esprit ne soit plus en lui ! Tant que cela au contraire sera sa possession, aucun être humain ne sera capable ni de créer ni de vaticiner. Ainsi donc, en tant que ce n’est pas par un effet de l’art qu’ils disent tant et de si belles choses sur les sujets dont ils parlent (ainsi que tu le fais, toi, sur Homère), mais par l’effet d’une grâce divine, chacun d’eux n’est capable d’une belle création que dans la voie sur laquelle l’a poussé la Muse394. Deux points sont à noter dans cet extrait en rapport avec les propos tenus par Socrate dans le Phèdre. Premièrement, le poète pris par le délire divin a perdu la tête, il n’est plus maître de lui-même. Deuxièmement, l’homme inspiré des dieux ne possède aucun art, ce n’est qu’en tant qu’il est possédé par les dieux qu’il est capable de créer, s’il est poète, ou de prophétiser, s’il est devin. Si le premier point est repris tel quel dans le Phèdre, Socrate y soulignant que l’homme affecté par la folie divine n’est plus dans son état mental habituel, qu’il devient insensé, le second est modifié, du moins en ce qui concerne la figure du philosophe. Certes, Socrate prétend ne pas posséder l’art qu’est la rhétorique, mais ce n’est que pour faire valoir sa possession d’un art qui lui est supérieure, la dialectique. Celle-ci 394 Platon, Ion, 534b-c (trad. L. Robin) : « κοῦφον γὰρ χρῆμα ποιητής ἐστιν καὶ πτηνὸν καὶ ἱερόν, καὶ οὐ πρότερον οἷός τε ποιεῖν πρὶν ἂν ἔνθεός τε γένηται καὶ ἔκφρων καὶ ὁ νοῦς μηκέτι ἐν αὐτῷ ἐνῇ· ἕως δ’ ἂν τουτὶ ἔχῃ τὸ κτῆμα, ἀδύνατος πᾶς ποιεῖν ἄνθρωπός ἐστιν καὶ χρησμῳδεῖν. ἅτε οὖν οὐ τέχνῃ ποιοῦντες καὶ πολλὰ λέγοντες καὶ καλὰ περὶ τῶν πραγμάτων, ὥσπερ σὺ περὶ Ὁμήρου, ἀλλὰ θείᾳ μοίρᾳ, τοῦτο μόνον οἷός τε ἕκαστος ποιεῖν καλῶς ἐφ’ ὃ ἡ Μοῦσα αὐτὸν ὥρμησεν. » 227 n’est pas un art au sens commun du terme, elle n’est pas un ensemble de connaissances techniques extérieures à l’âme humaine, mais une disposition, que Socrate assimile à une grâce divine, qui permet d’opérer des rassemblements et des divisions à partir des Formes et à travers elles. La dialectique est science, car elle peut justifier ses opinions et peut s’enseigner. La critique des hommes politiques dans le Ménon s’effectue dans un contexte semblable. Dans un dialogue qui allie la recherche de la vertu à celle de la science, Platon conclut que les hommes politiques, par leur incapacité à transmettre leur savoir, sont privés de science, ou de vertu, et que leurs accomplissements ne peuvent être dus qu’à une forme d’inspiration divine : Ce n’est donc pas grâce au savoir qu’ils possèdent, ce n’est pas non plus parce qu’ils étaient savants que pareils hommes ont été les guides de leurs cités – je parle des Thémistocle et autres, que celui-là, Anytos, a mentionnés tout à l’heure. L’absence d’un tel savoir est aussi la raison pour laquelle ils ne sont pas capables de rendre d’autres hommes pareils à eux-mêmes. En effet, ce qu’ils sont, ils ne le doivent pas à une connaissance395. Dans le contexte de la discussion, Socrate montre que les hommes politiques ne sont pas ces maîtres de vertu que l’on recherche, la preuve en étant qu’ils sont incapables de transmettre leur prétendu savoir. La suite de l’entretien les assimilera à ces autres hommes « divins », mais ignorants, que sont les poètes et les devins : N’aurait-on pas raison d’appeler divins tous ceux dont nous venons de parler, prophètes, devins et poètes. Et des hommes politiques, nous dirons qu’ils ne sont pas moins que ceux-là des hommes divins, nous dirons qu’un dieu les habite, et que lorsqu’ils prononcent bien des choses d’importance et en accomplissent autant, mais sans savoir de quoi ils parlent, ils sont inspirés et possédés par le dieu396. Est-ce que Platon veut réellement signifier que l’inspiration divine est la cause des accomplissements que l’on reconnaît aux hommes politiques, ou ne fait-il que se moquer 395 Platon, Ménon, 99b (trad. M. Canto-Sperber) : « Οὐκ ἄρα σοφίᾳ τινὶ οὐδὲ σοφοὶ ὄντες οἱ τοιοῦτοι ἄνδρες ἡγοῦντο ταῖς πόλεσιν, οἱ ἀμφὶ Θεμιστοκλέα τε καὶ οὓς ἄρτι Ἄνυτος ὅδε ἔλεγεν· διὸ δὴ καὶ οὐχ οἷοί τε ἄλλους ποιεῖν τοιούτους οἷοι αὐτοί εἰσι, ἅτε οὐ δι’ ἐπιστήμην ὄντες τοιοῦτοι. » 396 Ibid., 99c-d (trad. M. Canto-Sperber) : « Ὀρθῶς ἄρ’ ἂν καλοῖμεν θείους τε οὓς νυνδὴ ἐλέγομεν χρησμῳδοὺς καὶ μάντεις καὶ τοὺς ποιητικοὺς ἅπαντας· καὶ τοὺς πολιτικοὺς οὐχ ἥκιστα τούτων φαῖμεν ἂν θείους τε εἶναι καὶ ἐνθουσιάζειν, ἐπίπνους ὄντας καὶ κατεχομένους ἐκ τοῦ θεοῦ, ὅταν κατορθῶσι λέγοντες πολλὰ καὶ μεγάλα πράγματα, μηδὲν εἰδότες ὧν λέγουσιν. » 228 d’eux en les rabaissant au rang des prophètes, devins et poètes et en les qualifiant ironiquement de « divins » ? Comme dans l’Ion, Platon ne semble pas faire de l’inspiration divine une notion vide, elle est certes une forme d’ignorance, mais relative à la réelle connaissance qu’apporte la philosophie. Platon reconnaît que les hommes politiques, tout comme les devins et les poètes, sont parfois en mesure d’accomplir de grandes choses et sont à l’origine de bienfaits pour l’humanité. Il lui faut alors attribuer une cause aux effets dont ils sont à l’origine, cause que Platon ramène, faute de mieux, à une inspiration divine. Certes, Platon ne prend pas le temps de définir la nature de cette inspiration. Peut-être la concevait-il comme une vague intuition ne pouvant se justifier par le discours, le logos, mais possédant tout de même un certain rapport avec la vérité. 3.2 L’inspiration divine dans le Phèdre Le traitement positif de l’inspiration divine dans le Phèdre pointe-t-il en direction d’un développement dans la pensée de Platon, d’une modification de l’opinion tenue à l’égard de l’inspiration divine dans des dialogues comme l’Ion et le Ménon ? Nous devons à notre avis relativiser le caractère apparemment négatif de la critique de l’inspiration dans ces dialogues. Certes, Platon cherche à y montrer que le philosophe possède une connaissance supérieure à celle du poète ou de l’homme politique, mais il se garde de refuser au dialecticien l’accès à la grâce divine. Notre but n’est pas ici de commenter chacun des extraits où Socrate fait l’éloge de la folie, où il remercie les dieux du don qui lui ont offert, à savoir cette capacité à définir, à rassembler et diviser ses idées afin de produire un discours clair, persuasif et éducatif. Des expressions relatives à l’inspiration divine apparaissent au fil du dialogue, mais Platon n’offre jamais de définition claire de celle-ci. D’ailleurs, aucune définition de l’inspiration divine n’avait été proposée dans l’Ion ou dans le Ménon, où cette notion était introduite pour caractériser une forme de connaissance dont on sait qu’elle est privée de science. Certes, Platon nous informe quant à son origine, les dieux, et à ses effets, les accomplissements des hommes inspirés, qu’ils soient poètes ou politiques, mais il ne la définit jamais en elle-même. Le pouvait-il ? Lui était-il possible de définir ce qui dans le Phèdre apparaît comme la source de la pensée discursive avec les outils mêmes du logos ? 229 Peut-être, mais pour le paraphraser, cela aurait exigé un long discours, presque divin, demandant beaucoup de temps et d’efforts397. C’est sans doute pourquoi il se sert du mythe comme véhicule pour décrire l’expérience vécue par la philosophie alors qu’il est pris par la folie divine. C’est au cœur du mythe de l’attelage ailé que Platon nous offre, dans les limites du possible pour l’homme, une description de la contemplation de l’Être, dont il fait le principe de la connaissance dialectique : Cet espace qui s’étend au-delà du ciel n’a jamais encore été chanté par aucun poète d’ici-bas, et ne sera jamais chanté, d’une manière digne de lui. Or, voici ce qui en est – car on doit oser dire le vrai, surtout quand on parle sur la vérité. L’essence qui n’a point de couleur ni de forme, et qu’on ne saurait toucher, l’essence qui est réellement, que seul est capable de voir le pilote de l’âme – l’intelligence, celle enfin qui est l’objet de la véritable science, occupe ce lieulà398. Cette section du mythe, que nous avons déjà analysé dans une perspective néoplatonicienne, peut être interprétée de plusieurs façons. Est-il question ici de la vision « béatifique » réservée à l’âme une fois séparée du corps, après la mort ? Est-ce que cette connaissance est déjà accessible pour une âme incarnée capable de sublimer son amour pour le porter vers les objets en soi les plus désirables, soit le Beau, le Bon, le Vrai, la Justice, etc. ? Plusieurs interprétations concurrentes du mythe semblent possibles. En ce qui concerne notre lecture du dialogue, que nous subordonnons à la question de l’inspiration divine, ce mythe semble nous enseigner que le philosophe peut et doit s’assimiler au divin pour jouir, pour un moment, alors qu’il est inspiré, de cette connaissance de l’Être, qu’il aura par ailleurs préparée et cultivée par la dialectique. À défaut de pouvoir constamment contempler les Formes dans cette vie présente, le philosophe peut bénéficier momentanément de cette connaissance synoptique des êtres dont les dieux jouissent perpétuellement. 397 Nous paraphrasons le Phèdre, 246a. Platon, Phèdre, 247c-d (trad. Cl. Moreschini et P. Vicaire) : « Τὸν δὲ ὑπερουράνιον τόπον οὔτε τις ὕμνησέ πω τῶν τῇδε ποιητὴς οὔτε ποτὲ ὑμνήσει κατ’ ἀξίαν. ἔχει δὲ ὧδε – τολμητέον γὰρ οὖν τό γε ἀληθὲς εἰπεῖν, ἄλλως τε καὶ περὶ ἀληθείας λέγοντα – ἡ γὰρ ἀχρώματός τε καὶ ἀσχημάτιστος καὶ ἀναφὴς οὐσία ὄντως οὖσα, ψυχῆς κυβερνήτῃ μόνῳ θεατὴ νῷ, περὶ ἣν τὸ τῆς ἀληθοῦς ἐπιστήμης γένος, τοῦτον ἔχει τὸν τόπον. » 398 230 3.3 La figure du Socrate inspiré : le Phédon Les commentateurs modernes s’entendent pour faire du Phédon un dialogue contemporain du Phèdre. Il n’est donc pas étonnant d’y retrouver la figure d’un Socrate inspiré, non seulement philosophe, mais aussi poète et devin. Avec le Phèdre, ce dialogue contribue à la réhabilitation de l’inspiration divine, que l’Ion et le Ménon présentaient comme un pis-aller à la science, et qui maintenant est associée à la dialectique. Dans un contexte tout à fait différent – dans le Phédon, Socrate est emprisonné dans l’attente de son exécution, alors que dans le Phèdre, il se promène librement, inspiré par les lieux bucoliques de la campagne athénienne –, le thème de l’inspiration divine réapparaît et les figures du poète et du devin sont encore une fois attribuées à Socrate. À quelques heures de sa mort, Socrate justifie ainsi sa vocation philosophique : Voici ce qu’il en était : souvent tout au long de ma vie, le même rêve m’a visité; ce que je voyais dans mon rêve pouvait varier d’une fois à l’autre, mais ce qu’il disait, c’était toujours la même chose : « Socrate, disait-il, fais une œuvre d’art, travaille ». Et moi, du moins dans le passé, je croyais comprendre ce que je faisais, c’était ce à quoi le rêve m’incitait et qu’il m’encourageait à poursuivre comme lorsqu’on acclame les coureurs le long de la piste; ainsi, le rêve m’encourageait à continuer exactement ce que j’étais en train de faire, une œuvre d’art. Car, dans mon esprit, la philosophie était l’œuvre d’art la plus haute, et c’était elle que je pratiquais399. Le Phédon confirme, ou anticipe, cette conception unificatrice des différentes espèces de la folie divine que l’on retrouve dans le Phèdre et que théoriseront par la suite les commentateurs néoplatoniciens. S’il y a vraiment un développement dans la pensée de Platon au sujet de l’inspiration divine, il se manifeste par l’unification des différentes formes de folie sous l’égide de la philosophie. Cette idée n’entre pas en contradiction avec les propos critiques de l’Ion et du Ménon, mais nous ne pouvons affirmer qu’elle soit déjà présente dans ces dialogues, même potentiellement, à notre avis. En affirmant que la philosophie est la seule réelle musique, Platon ne laisse plus aucune place aux disciplines qui lui sont concurrentes au titre de savoir véritable : les poètes qui ne sont pas philosophes 399 Platon, Phédon, 60e-61a (trad. M. Dixsaut) : « πολλάκις μοι φοιτῶν τὸ αὐτὸ ἐνύπνιον ἐν τῷ παρελθόντι βίῳ, ἄλλοτ’ ἐν ἄλλῃ ὄψει φαινόμενον, τὰ αὐτὰ δὲ λέγον, “Ὦ Σώκρατες,” ἔφη, “μουσικὴν ποίει καὶ ἐργάζου.” καὶ ἐγὼ ἔν γε τῷ πρόσθεν χρόνῳ ὅπερ ἔπραττον τοῦτο ὑπελάμβανον αὐτό μοι παρακελεύεσθαί τε καὶ ἐπικελεύειν, ὥσπερ οἱ τοῖς θέουσι διακελευόμενοι, καὶ ἐμοὶ οὕτω τὸ ἐνύπνιον ὅπερ ἔπραττον τοῦτο ἐπικελεύειν, μουσικὴν ποιεῖν, ὡς φιλοσοφίας μὲν οὔσης μεγίστης μουσικῆς, ἐμοῦ δὲ τοῦτο πράττοντος. » 231 sont relégués au rang de vulgaires imitateurs, loin dans la hiérarchie des âmes définie catégoriquement dans le mythe du Phèdre. Celle-ci est non seulement la reine dans le domaine du discours, après avoir détrôné la rhétorique de ses contemporains, elle devient la plus haute forme d’art inspiré. Le philosophe n’a donc rien à envier aux poètes, aux devins et aux hommes politiques, car il bénéficie non seulement de la grâce des dieux, mais il possède en propre la seule véritable forme de savoir que l’homme puisse posséder sur l’Être, celle qui peut se justifier et s’enseigner. 4. Remarques conclusives : inspiration divine et interprétation néoplatonicienne Bien qu’il révèle l’incohérence de la prétention au savoir des poètes et des hommes politiques dans l’Apologie de Socrate, l’Ion et le Ménon, Platon, en présentant Socrate comme un homme inspiré, dans le Phèdre et le Phédon, n’invalide pas en soi la source divine du savoir dialectique. La question de l’inspiration divine est posée dans différents contextes dans les dialogues de Platon : tout jugement quant à sa nature et à ses effets doit tenir compte de l’adaptabilité de la pensée platonicienne aux problèmes qu’il se pose. Sans pour autant faire l’hypothèse d’un développement de la réflexion platonicienne au sujet de l’inspiration divine, on peut noter que c’est à partir du Phèdre que celle-ci semble revalorisée sur le plan philosophique, davantage par le mythe et le discours imagé, il faut le reconnaître, que par une démonstration destinée aux « esprits forts400. » L’apparente opposition entre la science et l’inspiration divine dans des dialogues antérieurs au Phèdre semble dissipée par les propos de Socrate, qui montre que la dialectique et ses procédés, le rassemblement et la division, dépendent d’une inspiration divine, encore à définir, au principe et à la fin du savoir dialectique. La notion d’inspiration divine, que l’on peut mettre au fondement de la science véritable, de la connaissance de l’Être, sera « démythologisée » par les commentateurs 400 La seconde partie du dialogue, qui succède à la Palinodie de Socrate, se centre sur la question des fondements dialectiques de la rhétorique et sur le statut de l’écrit. Platon n’y offre aucun exposé théorique satisfaisant sur les rapports entre la raison dialectique et l’inspiration divine. 232 néoplatoniciens401, qui chercheront à la comprendre par la dialectique, par une division adéquate des principes métaphysiques, par leur définition, leur démonstration et leur analyse. La doctrine de l’intellection dans la philosophie de Proclus représente l’un de ces efforts spéculatifs pour expliquer la relation de la pensée humaine à ce qui la dépasse, ce que les Grecs appelaient le divin. Va-t-elle à l’encontre des principes qui guident la réflexion platonicienne au sujet de l’inspiration divine et de la dialectique dans le Phèdre ? Dénature-t-elle la pensée de Platon au sujet des limites de la pensée humaine et des rapports entre la raison qui possède les hommes et la folie qui leur vient des dieux ? Nous espérons que notre étude sur la noétique proclienne et ses réflexions sur les fondements de la science dans le Phèdre ont pu montrer les éléments de continuité dans la tradition platonicienne, de Platon à ses derniers commentateurs, qui ont vu dans ce dialogue, les points de départ pour l’élaboration d’une doctrine qui, tout en donnant le rôle directeur et régulateur au savoir dialectique, sait s’ouvrir à différents modes de connaissance du divin. 401 En fait, sa « vêture » mythologique sera doublée, voire triplée, au livre IV de la Théologie platonicienne par Proclus, dans sa tentative d’harmonisation des doctrines de Platon avec les traditions orphique et chaldaïque. Cette superposition de discours mythologiques à la doctrine du Phèdre, qui est déjà présentée dans un discours imagé, fait peut-être écran, comme laisse entendre C. Steel dans un contexte semblable (« Le Parménide est –il le fondement de la Théologie platonicienne ? », dans Proclus et la Théologie platonicienne, Actes du colloque international de Louvain [13-16 mai 1998], p. 373-397), au travail dialectique que mène Proclus, pour qui cette science est le principe structurant de la diversité des discours théologiques. 233 ANNEXE II : LA CRITIQUE ARISTOTÉLICIENNE DE LA GÉNÉRATION DES IDÉES-NOMBRES ET SA RÉPONSE NÉOPLATONICIENNE 1. La question de l’enseignement oral de Platon et les agrapha dogmata Depuis la parution au début du siècle dernier de La théorie platonicienne des Idées et des Nombres d’après Aristote par Léon Robin, les spécialistes de l’aristotélisme et du platonisme ont cherché à préciser la nature et l’origine des doctrines visées par les critiques d’Aristote aux livres M et N de la Métaphysique. Ces deux livres, auxquels s’ajoute une série de passages tirés des livres A et Λ, nous offrent le plus important témoignage au sujet des thèses ontologiques et mathématiques qui ont pu être défendues par Platon et ses successeurs au sein de l’Académie. L’ouvrage de Robin participa à l’essor d’un des principaux champs de recherche du XXe siècle en histoire de la philosophie ancienne : l’enquête sur l’existence et la nature de doctrines non écrites (agrapha dogmata), irréductibles aux thèses discutées dans les Dialogues402, que le fondateur de l’Académie aurait communiquées oralement à ses disciples, notamment dans ses leçons Sur le Bien403. Dans la perspective de nos recherches sur les fondements platonicien et aristotélicien de la noétique proclienne, c’est aussi la question du sujet et de l’objet de la pensée que mettent en jeu ces doctrines, puisque les Idées et les Nombres, réinterprétés à partir des schèmes théoriques néoplatoniciens, demeurent les conditions de possibilité de la connaissance pour Proclus et son maître, Syrianus. La Métaphysique d’Aristote demeure notre principal témoignage sur l’existence d’une doctrine platonicienne des principes premiers. Étant donné la complexité et la densité de l’argumentation développée aux livres M et N, que les commentateurs récents ont contribué à clarifier404, nous nous limiterons ici à un aspect de la critique aristotélicienne. Nous chercherons à comprendre, pour ensuite porter sur elles un jugement critique, les 402 Nous ne nous pencherons pas ici sur le cas du Timée, qui est l’une des cibles principales des critiques qu’Aristote formule ailleurs, notamment dans la partie doxographique du traité De l’âme, à l’égard des doctrines platoniciennes. 403 M.-D. Richard, L’enseignement oral de Platon, Paris, Les Éditions du Cerf, 1986, p. 70-80. 404 Soulignons entre autres la contribution de J. Annas, Aristotle’s Metaphysics, Oxford, Clarendon Press, 1976. 235 principales raisons invoquées par Aristote pour réfuter la doctrine de la génération des Idées-Nombres à partir de l’Un et de la Dyade indéfinie du Grand et du Petit. Notre travail consistera principalement à expliciter l’argumentation d’Aristote en rappelant les postulats, souvent implicites, sur lesquels elle se fonde. Alors que Robin a voulu circonscrire son enquête aux seuls propos aristotéliciens, nous prendrons aussi en considération certains passages du corpus platonicien qui, parmi d’autres, nous semblent pertinents afin de mieux cerner l’objet des critiques aristotéliciennes. Dans un premier temps, nous commenterons les quelques extraits de la Métaphysique où la paternité de la doctrine des Idées-Nombres est attribuée à Platon. Nous préciserons alors s’il y a lieu de distinguer les Nombres des Idées et discuterons de leur mode de génération. Dans un deuxième temps, nous présenterons les principales raisons pour lesquelles, selon Aristote, la génération des Idées-Nombres est absurde (atopos). Nous aborderons ce qui constitue, à notre avis, les quatre principaux thèmes de cette critique : l’association du Bien et du Mal aux principes, la relation entre les contraires, les principes conçus comme éléments et le concept de participation. C’est à ce dernier problème que sera consacré le plus long développement. Nous approfondirons la critique aristotélicienne de la participation et ses non-dits, non pas de la participation des choses sensibles aux Idées, dont Robin a très bien défini les enjeux dans la première partie de son ouvrage405, mais d’une participation qui serait à l’origine des Idées-Nombres. Dans un troisième temps, nous confronterons le témoignage d’Aristote sur la doctrine des Idées-Nombres aux dialogues de Platon. Nous identifierons les passages qui nous laissent croire que Platon fait allusion à une telle doctrine. Nous pourrons ainsi juger si ces dialogues contiennent des arguments, des concepts ou des thèses permettant de contrer la critique formulée en Métaphysique. Dans un quatrième et dernier temps, nous traiterons de la réception de ces critiques dans la tradition néoplatonicienne. En lien avec les thèses gnoséologiques analysées dans notre étude sur la doctrine de l’intellection dans la tradition platonico-aristotélicienne, notamment au sujet de l’imagination, de la pensée discursive et de l’intellection, nous définirons les principes de la réfutation de cette critique chez Syrianus, puis chez Proclus. Nous montrerons ainsi que la gnoséologie néoplatonicienne cherche à désamorcer les attaques 405 L. Robin, La théorie platonicienne des Idées et des Nombres d’après Aristote, Paris, F. Alcan, 1908, p. 73120. 236 contre ce que le néoplatonisme considère au fondement même de la pensée platonicienne, soit la théorie des Idées et sa version pythagorisante, notamment exposée dans le Timée : la théorie des Nombres. 2. La doctrine des Idées-Nombres d’après Aristote 2.1 Les Idées et les Nombres Dans son célèbre ouvrage, L. Robin a précisé la signification des concepts d’Idée et de Nombre. La principale difficulté de ce travail de définition était due à la multiplicité des doctrines au sein de l’Académie – celles de Platon, de Speusippe et de Xénocrate – au sujet des Idées, et surtout des Nombres. Comme ailleurs dans son corpus, Aristote reste souvent allusif quant à l’origine des doctrines dont il fait l’objet de ses critiques. Alors que la thèse en question peut nous sembler proprement platonicienne, Aristote peut se référer à Speusippe ou à Xénocrate tout autant qu’à Platon. Dans l’ensemble, Aristote laisse entendre que Platon identifie les Idées aux Nombres : « En effet, ceux qui admettent l’existence des Idées, disent que les Idées sont nombres, et les nombres sont, pour eux, tantôt infinis, tantôt limités à la Décade406. ». Il précise que Platon se distingue en cela de ses successeurs Speusippe et Xénocrate en séparant les Nombres idéaux des nombres mathématiques, ces derniers étant désignés par le l’expression ta metaxu (les intermédiaires) : « Certains philosophes [Platon]407 prétendent ainsi qu’il y a deux espèces de nombres : les nombres dans lesquels il y a de l’antérieur et du postérieur, ce sont les Nombres idéaux, et le nombre mathématique, en dehors des Idées et des choses sensibles, ces deux sortes de nombres étant d’ailleurs également séparés du sensible408. » Aristote garde-t-il une certaine réserve concernant cette distinction entre Nombres et Idées ? « Mais si les Idées ne sont pas des Nombres, il n’est absolument pas possible qu’elles existent, car de quels principes viendraient les Idées ? Le Nombre, en effet, procède de l’Un et de la Dyade indéfinie, et ces principes des Idées sont aussi appelés 406 Aristote, Métaphysique, Λ, 8, 1073a18. La Décade est le nombre parfait des pythagoriciens: « Par exemple, comme la Décade semble être un nombre parfait et embrasser toute la nature des nombres, ils disent que les Corps célestes en mouvement sont au nombre de dix » (A, 5, 986a8). 407 Nous avons indiqué le nom des philosophes dont parle implicitement Aristote en suivant les indications de Tricot dans sa traduction de la Métaphysique. 408 Aristote, Métaphysique, M, 6, 1080b11-14. 237 éléments du nombre, mais alors il n’y a aucune raison de placer les Idées avant ou après les Nombres409. » Ce passage n’invalide donc en rien l’identification des Nombres aux Idées chez Platon. Aristote n’y distingue provisoirement les Nombres des Idées que pour mieux les identifier. D’ailleurs, plusieurs autres extraits témoignent en faveur de la thèse selon laquelle Platon, d’après Aristote, n’aurait pas distingué les Idées des Nombres : « Et celui [Platon] qui, le premier posa l’existence des Idées et des Nombres, sépara avec raison les choses mathématiques410 [mathematica] des Idées411. » Bien que les Nombres ne soient pas identifiés explicitement aux Idées dans ce passage, cette identification y est contenue implicitement. En effet, ce ne sont pas les Nombres et les Idées qui s’opposent entre eux, ce sont plutôt les choses, ou nombres, mathématiques, qui doivent être conçues séparément des Idées-Nombres. En se basant sur d’autres témoignages antiques que ceux d’Aristote, notamment sur ceux des commentateurs néoplatoniciens412, les représentants de l’École de Tubingen, qui ont soutenu la primauté de l’enseignement oral de Platon sur les dialogues, ont cherché à définir les différents niveaux ontologiques du monde intelligible platonicien. Ils ont apporté une distinction entre des Idées supérieures, identifiées aux Nombres idéaux de la Décade, et des Idées particulières qui sont «définies par des rapports intervenant dans la division dichotomique des genres413. » Une telle distinction, même si elle n’est pas formulée dans 409 Ibid., M, 7, 1081a12-17 (trad. J. Tricot). En traduisant mathematica par Nombres, Tricot crée à notre avis une confusion pour son lecteur, puisque dans sa traduction, Nombres, avec majuscule, désigne habituellement les Nombres idéaux, par opposition à nombres, avec minuscule, qui renvoie aux nombres mathématiques. Par ailleurs, Tricot n’est pas constant dans sa traduction du syntagme mathematicoi arithmoi; en effet, il utilise sans distinction la majuscule et la minuscule (cf. 1086a7-9). Il avait traduit mathematica par Choses mathématiques en 1086a2. Nous devrions donc rendre mathematica en 1086a12 par Choses mathématiques pour ne pas que la traduction laisse croire que Platon ait opéré une distinction entre les Nombres idéaux et les Idées. Par ailleurs, la construction de la phrase pose problème en raison des deux εἶναι : « ὁ δὲ πρῶτος θέμενος τὰ εἴδη εἶναι καὶ ἀριθμοὺς τὰ εἴδη καὶ τὰ μαθηματικὰ εἶναι εὐλόγως ἐχώρισεν ». La traduction de Ross, « And he who first supposed that the Forms exist and that the Forms are numbers and that the objects of mathematics exist, naturally separated the two. » (W. D. Ross, The Works of Aristotle, vol. VIII, Metaphysica, ad locum), est par ailleurs moins précise que celle proposée dans son édition commentée de la Métaphysique : « He who first posited that the Ideas were also numbers naturally separated the Ideas and the mathemathical objects » (W. D. Ross, Aristotle’s Metaphysics, t. 2, p. 460). Cette traduction n’est toutefois possible que si nous suivons la suggestion de W. Christ – voir commentaires de Ross ad locum – d’omettre le second εἶναι et d’ainsi donner τὰ εἴδη καὶ τὰ μαθηματικὰ pour complément à ἐχώρισεν. 411 Aristote, Métaphysique, M, 9, 1086a12-13 (trad. J. Tricot). 412 Cf. M.-D. Richard, op. cit., p. 243-381. M.-D. Richard a recueilli dans ces pages le témoignage de nombreux penseurs antiques au sujet de l’enseignement oral de Platon. 413 Ibid., p. 233. 410 238 ces termes chez Aristote, permet de définir plus précisément l’objet de sa critique. Ce qu’il cherche principalement à réfuter aux livres M et N, c’est la génération des Idées supérieures, que nous appelons Idées-Nombres et qu’Aristote désigne fréquemment par le syntagme Nombres idéaux, par opposition à la production des Idées particulières, par exemple l’Idée de l’homme ou du cheval, par division des Idées supérieures. 2.2 La génération des Idées-Nombres Maintenant, après avoir clarifié sommairement la notion d’Idées-Nombres, ou Nombres idéaux, nous abordons l’épineux problème de leur génération. Selon Aristote, les principes des Idées-Nombres sont l’Un et la Dyade indéfinie du Grand et du Petit : d’une part, l’Un joue le rôle de la cause formelle, qui est principe de détermination, d’autre part, la Dyade, qui subit cette détermination, représente la cause matérielle. C’est au livre A qu’Aristote parle pour la première fois d’une génération des Idées, bien qu’il ne les associe pas encore aux Nombres de la Décade : Les Idées étant les causes des autres êtres, il estima que leurs éléments sont les éléments de toutes choses; ainsi comme matière, les principes des Idées sont le Grand et le Petit et, comme forme, c’est l’Un, car c’est à partir du Grand et du Petit, et par participation du Grand et du Petit à l’Un, que naissent les Nombres idéaux414. Les considérations qui précèdent montrent avec évidence qu’il ne s’est servi que de deux causes : de la cause formelle et de la cause matérielle (en effet, les Idées sont causes de l’essence pour le monde sensible, et l’Un, à son tour, est cause pour les Idées415); et cette matière, qui est substrat (et de laquelle se 414 Aristote, Métaphysique, A, 6, 987b18-22 (trad. J. Tricot) : « ἐπεὶ δ’ αἴτια τὰ εἴδη τοῖς ἄλλοις, τἀκείνων στοιχεῖα πάντων ᾠήθη τῶν ὄντων εἶναι στοιχεῖα. ὡς μὲν οὖν ὕλην τὸ μέγα καὶ τὸ μικρὸν εἶναι ἀρχάς, ὡς δ’ οὐσίαν τὸ ἕν· ἐξ ἐκείνων γὰρ κατὰ μέθεξιν τοῦ ἑνὸς [τὰ εἴδη] εἶναι τοὺς ἀριθμούς. » 415 Dans son commentaire, Alexandre cite une leçon divergente de ce passage. Paul Moraux réfute l’hypothèse selon laquelle Eudore, un médioplatonicien, aurait voulu falsifier le texte pour le faire concorder avec son système moniste d’inspiration pythagoricienne et faire de l’Un la cause de la matière. Cf. Alexander of Aphrodisias, On Aristotle’s Metaphysics 1, p. 88, note 187. Outre la leçon de la Métaphysique, dans l’édition de Ross, nous avons plusieurs leçons pour le texte grec suivant: «τὰ γὰρ εἴδη τοῦ τί ἐστιν αἴτια τοῖς ἄλλοις, τοῖς δ’ εἴδεσι τὸ ἕν » que nous traduisons par « les formes sont les causes de l’essence pour les autres choses, et l’Un pour les formes » 1. Alexandre d’Aphrodise, In metaphysica commentaria, p. 59 : « En effet, les formes sont les causes de l’essence pour les autres, tandis que pour ceux qui savent, c’est l’Un aussi pour la matière » 2. Ibid., p. 60 : « En effet, les formes sont les causes de l’essence pour les autres choses, et l’Un pour les formes. » 3. Asclépius, In metaphysica commentaria, p. 52 : « En effet, les formes sont les causes de l’essence pour les autres choses, et l’Un pour les formes. » Le second extrait d’Alexandre, celui d’Asclepius, et la majorité des manuscrits sont conformes à la leçon du texte de la Métaphysique édité par Ross. La logique syntaxique nous amène aussi à croire que la leçon eidesi (pour les formes) est la bonne, mais la leçon 239 disent les Idées, pour les choses sensibles, et l’Un, pour les Idées), c’est la Dyade du Grand et du Petit. – Platon a encore placé, dans l’un de ces deux principes, la cause du Bien, et dans l’autre, celle du Mal, ce qui avait déjà été, avons-nous dit, l’objet des recherches de certains philosophes antérieurs, tels qu’Empédocle et Anaxagore416. La critique des chapitres 6 et 9 du livre A vise la participation du sensible aux Idées, et non la participation de la Dyade à l’Un. Toutefois, Aristote y jette les bases de sa réfutation de la génération des Idées-Nombres en soutenant que les Idées et les choses sensibles proviennent d’un même principe matériel, la Dyade. Nous verrons comment Aristote concevra la Dyade platonicienne et comment elle sera, à son avis, ce qui entraînera les conséquences absurdes de la doctrine platonicienne des principes. 3. La critique de la génération des Idées-Nombres 3.1. Critique axiologique L’un des principaux problèmes identifiés par Aristote dans sa critique de la génération des Idées-Nombres est d’ordre axiologique. À son avis, en associant le Bien au premier principe, l’Un, Platon se voit contraint d’associer son contraire, le Mal, au second, la Dyade417. Ce sont là des conséquences absurdes. En voici une autre. Le principe opposé à l’Un, qu’il soit le Multiple [Speusippe], ou l’Inégal [Platon], savoir le Grand et le Petit, sera le Mal en soi. Aussi un philosophe [Speusippe] a-t-il évité de mettre le Bien dans l’Un, parce que, la génération se faisant, dans cette doctrine, à partir des contraires, on serait contraint d’admettre que l’autre contraire, savoir le Multiple, a pour nature le Mal. Il en est d’autres pour qui c’est l’Inégal qui est le Mal [Platon et Xénocrate]; mais de toute façon, il résulte que tous les êtres participeront du Mal418 [sauf Speusippe], sauf l’Un qui est qui nous donne eidosi (pour ceux qui savent), bien qu’elle soit fautive, peut avoir été très « inspirante » pour les lecteurs néoplatoniciens et néopythagoriciens de la Métaphysique, surtout pour ceux qui auraient été tentés d’attribuer aux agrapha dogmata la paternité de la doctrine de l’engendrement de la matière à partir de l’Un. 416 Aristote, Métaphysique, A, 6, 988a8-17 (trad. J. Tricot) : « φανερὸν δ’ἐκ τῶν εἰρημένων ὅτι δυοῖν αἰτίαιν μόνον κέχρηται, τῇ τε τοῦ τί ἐστι καὶ τῇ κατὰ τὴν ὕλην (τὰ γὰρ εἴδη τοῦ τί ἐστιν αἴτια τοῖς ἄλλοις, τοῖς δ’ εἴδεσι τὸ ἕν), καὶ τίς ἡ ὕλη ἡ ὑποκειμένη καθ’ ἧς τὰ εἴδη μὲν ἐπὶ τῶν αἰσθητῶν τὸ δ’ἓν ἐν τοῖς εἴδεσι λέγεται, ὅτι αὕτη δυάς ἐστι, τὸ μέγα καὶ τὸ μικρόν, ἔτι δὲ τὴν τοῦ εὖ καὶ τοῦ κακῶς αἰτίαν τοῖς στοιχείοις ἀπέδωκεν ἑκατέροις ἑκατέραν, ὥσπερ φαμὲν καὶ τῶν προτέρων ἐπιζητῆσαί τινας φιλοσόφων, οἷον Ἐμπεδοκλέα καὶ Ἀναξαγόραν. » 417 Cf. L. Robin, op. cit., p. 571-580. 418 On pourrait distinguer deux formulations légèrement différentes pour parler de la participation. Nous distinguons participer à : prendre part à, avoir part à quelque chose (on dit, par exemple, que le sensible 240 l’Un en soi; en outre, les Nombres participeront du Mal en soi plus complètement que les Grandeurs; il en résulte aussi que le Mal sera le lieu du Bien, qu’il participera du Bien et même désirera le recevoir, quoique le Bien soit sa propre destruction, puisque le contraire est destructif du contraire. Et si, comme nous l’avons établi, la matière de chaque être est ce que cet être est en puissance, par exemple le feu, en puissance est la matière du feu en acte, alors le Mal sera le Bien même, en puissance. – Toutes ces conséquences résultent, d’une part de ce que les platoniciens prennent chaque principe au sens d’élément; d’autre part, de ce que les principes sont des contraires; d’autre part encore, de ce que le principe est l’Un; enfin, de ce que les nombres sont des substances premières, des réalités séparées et des Idées419. Nous pouvons ainsi reformuler l’argument axiologique d’Aristote. Si les principes de tous les êtres, et a fortiori, des Idées, sont l’Un et la Dyade, et si le Bien est associé à l’Un et le Mal à la Dyade, tous les êtres participeront du Mal, à l’exception de l’Un420. Les IdéesNombres participeront donc du Mal; plus encore, puisqu’elles sont plus près des principes que les réalités inférieures, par exemple les Grandeurs, elles participeront, de l’avis d’Aristote, davantage du Mal que celles-ci421. Ainsi, seul Speusippe échapperait à ces conséquences absurdes en évitant de « mettre le Bien dans l’Un » et, conséquemment, « le Mal dans la Dyade ». Bien qu’il semble impossible de contester une association entre le Bien et l’Un – il faudrait alors s’opposer non seulement aux propos mêmes d’Aristote, mais aussi aux participe aux Idées) et participer de : tenir de la nature de (on dira plutôt participer du mal : car on ne peut dire que l’on participe aux Idées, qui sont des paradigmes, des modèles, comme on participe au Mal, celui-ci ne pouvant être conçu comme un paradigme. Tricot semble donc avoir choisi l’expression participer de pour désigner ce second genre de participation. Bien entendu, il s’agit d’un choix avant tout conventionnel. 419 Aristote, Métaphysique, N, 4, 1091b30-1092a8 (trad. J. Tricot, légèrement modifiée) : « ταῦτά τε δὴ συμβαίνει ἄτοπα, καὶ τὸ ἐναντίον στοιχεῖον, εἴτε πλῆθος ὂν εἴτε τὸ ἄνισον καὶ μέγα καὶ μικρόν, τὸ κακὸν αὐτό (διόπερ ὁ μὲν ἔφευγε τὸ ἀγαθὸν προσάπτειν τῷ ἑνὶ ὡς ἀναγκαῖον ὄν, ἐπειδὴ ἐξ ἐναντίων ἡ γένεσις, τὸ κακὸν τὴν τοῦ πλήθους φύσιν εἶναι· οἱ δὲ λέγουσι τὸ ἄνισον τὴν τοῦ κακοῦ φύσιν)· συμβαίνει δὴ πάντα τὰ ὄντα μετέχειν τοῦ κακοῦ ἔξω ἑνὸς αὐτοῦ τοῦ ἑνός, καὶ μᾶλλον ἀκράτου μετέχειν τοὺς ἀριθμοὺς ἢ τὰ μεγέθη, καὶ τὸ κακὸν τοῦ ἀγαθοῦ χώραν εἶναι, καὶ μετέχειν καὶ ὀρέγεσθαι τοῦ φθαρτικοῦ· φθαρτικὸν γὰρ τοῦ ἐναντίου τὸ ἐναντίον. καὶ εἰ ὥσπερ ἐλέγομεν ὅτι ἡ ὕλη ἐστὶ τὸ δυνάμει ἕκαστον, οἷον πυρὸς τοῦ ἐνεργείᾳ τὸ δυνάμει πῦρ, τὸ κακὸν ἔσται αὐτὸ τὸ δυνάμει ἀγαθόν. ταῦτα δὴ πάντα συμβαίνει, τὸ μὲν ὅτι ἀρχὴν πᾶσαν στοιχεῖον ποιοῦσι, τὸ δ’ ὅτι τἀναντία ἀρχάς, τὸ δ’ ὅτι τὸ ἓν ἀρχήν, τὸ δ’ ὅτι τοὺς ἀριθμοὺς τὰς πρώτας οὐσίας καὶ χωριστὰ καὶ εἴδη. » 420 Aristote associe à deux autres reprises, dans la Métaphysique, la Mal à la Dyade : « Platon a encore placé, dans l’un de ces deux principes, la cause du Bien, et dans l’autre, celle du Mal » (A, 6, 988a8). « La matière indéterminée n’est le contraire de rien. D’ailleurs, tout alors participera du Mal, hormis l’Un, car le Mal est lui-même l’un des deux éléments » (Λ, 10, 1075a32). 421 Nous concevons mal en quoi ce qui est plus près des principes participera davantage de la Dyade, puisque les réalités inférieures aux Idées-Nombres participeront tout autant qu’elles de la Dyade, celle-ci étant le principe matériel de toute réalité, à l’exception de l’Un. Cf. A, 6, 988a8. 241 arguments avancés par tradition platonicienne – avons-nous des raisons suffisantes pour affirmer que Platon a également associé le Mal en soi à la Dyade ? Aristote se base-t-il sur le témoignage des dialogues ou des leçons Sur le Bien pour faire cette association, ou la conçoit-il comme une simple conséquence logique de celle entre le Bien et l’Un ? Selon Robin, l’identification du second principe au Mal ne serait que la simple conséquence, déduite par Aristote, de ces deux thèses, à savoir : la contrariété des principes et l’identité de l’Un et du Bien. Selon H. J. Krämer, fondateur avec K. Gaiser de l’École de Tübingen, la Dyade est principe du mal pour cette raison que le principe de l’Illimité et du Démesuré est le principe de tout ce qui mérite le nom de mal. Il émet toutefois la réserve que la Dyade du Grand et du Petit n’agit pas à tous les niveaux en tant que Mal422. Faire de la Dyade la cause du mal dans les choses sensibles, ce n’est pas l’identifier au Mal en soi. Quant à la doctrine non écrite, si elle fait de l’Un le Bien en soi, la Dyade doit-elle être nécessairement identifiée au Mal en soi ? Robin entrevoit la possibilité que le Dyade ne soit pas le Mal en soi, mais qu’elle soit tout de même la cause des maux : Nous sommes en droit de nous demander si la pensée du Maître n’a pas été forcée et si cette idée, que le principe de toute indétermination et de toute diversité est aussi le principe du Mal dans les choses, n’a pas été transformée en cette autre, que ce principe est le Mal lui-même, le Mal absolu et en soi. […] et si, d’autre part, le second principe se définit par l’Indétermination et par la possibilité indéfinie de l’accroissement et du décroissement, il ne semble pas que ce dernier principe puisse être autre chose qu’un terme indifférent au Bien, mais capable de le recevoir, comme il est capable de recevoir la Forme, qui détermine et qui unifie. Il n’est donc pas le Mal. Cependant, s’il y a du mal, ce ne peut-être que par lui et en raison de ce que, au lieu de posséder le bien en luimême, il est l’indétermination à l’égard du Bien. Par conséquent, il faudrait dire que, pour Platon et Aristote, le Mal n’est pas dans les principes, mais seulement le Bien423. Les Idées-Nombres, en étant produites à partir de la Dyade, ne participeraient donc pas nécessairement du Mal, mais du principe des maux, qui serait en soi qu’un principe indifférent au Bien. Tout en conservant son économie de principes, Platon pourrait donc, d’une part, engendrer la multiplicité des Idées-Nombres à partir de l’Un et de la Dyade, en 422 M.-D. Richard, op.cit., p. 228, n. 145, qui résume la position de L. Robin, op. cit., SS 277 et 288, et celle de H. J. Krämer, Arete bei Platon und Aristoteles. Zum Wesen und zur Geschichte der platonischen Ontologie, Amsterdam, P. Schippers, 1967, p. 279, n. 79. 423 L. Robin, op. cit., p. 578-579. 242 tant qu’elle est l’« Indétermination en soi », mais non le Mal en soi, et, d’autre part, expliquer le mal dans le monde sensible comme l’effet de cette Dyade indéterminée, réfractaire à sa détermination par les Idées. La critique d’Aristote ne peut donc être valable que si Platon a identifié le Mal en soi à la Dyade424. Dans son Commentaire sur la Métaphysique, Syrianus défend cette interprétation du mal dans le système platonicien. Il le conçoit comme un effet, comme un produit de causes antérieures, et non comme un principe originel : Le mal n’a pas été chassé autrefois de la seule substance intelligible, mais de l’éther total, il court autour de la nature mortelle et se tient aux côtés des biens particuliers après avoir chuté de ceux-ci. Ils nous transmirent donc correctement les principes, et dirent que l’Un est davantage le Bien que l’Intelligence. Celui qui dit que l’Un en soi est le Bien absolu, considère que seul, il est Bon. En effet, l’Un ne consent pas à être uni à quelque chose. Tandis que celui qui traite de l’Intellect n’en fait pas seulement un bien; S’il est aussi vivant, être et intelligible, il est clair qu’en descendant du Bien vers les choses qui ont la forme de Bien, et en s’étant échappé de l’Un véritable, il distribua l’unmultiple425. Sur un ton polémique, Syrianus se porte à la défense des fondements de la doctrine platonico-pythagoricienne contre les attaques d’Aristote et s’oppose à l’association du Mal à la Dyade. À son avis, le Mal n’est pas un principe originel, mais un « sous-produit » qui a fui de l’éther, un mal qui subsiste auprès de la nature mortelle. C’est ici au Théétète (176a) que Syrianus renvoie implicitement. Syrianus précise également le rôle des principes et leur nombre. Les principes dont il est question dans la Métaphysique, l’Un, qu’Aristote confond avec la Monade selon 424 Cette hypothèse, qui fait du mal un effet plutôt qu’une cause semble correspondre à l’hypothèse de Proclus dans son De malorum existentia. Il ne faudrait donc pas faire de la Dyade-Matière le Mal en soi, mais la cause du mal au niveau du monde sensible. Ce serait alors seulement la Dyade, en tant qu’elle est l’Indétermination en soi, et non le Mal en soi, qui permettrait la génération d’une multiplicité d’IdéesNombres. Celles-ci ne participeraient donc pas du Mal en soi, mais seulement de l’Indétermination en soi, qui est en elle-même indifférente au Bien. Les paragraphes suivants montreront qu’une telle interprétation du mal était déjà chez Syrianus, le maître de Proclus. 425 Syrianus, In metaphysica, 185, 19-27 (notre traduction) : « τοῦ κακοῦ πεφυγαδευμένου πάλαι οὐκ ἐκ τῆς νοητῆς μόνης οὐσίας ἀλλὰ καὶ ἐκ τοῦ σύμπαντος αἰθέρος, ἐνταῦθα δὲ περὶ τὴν θνητὴν φύσιν περιπλανωμένου καὶ παρυφισταμένου τοῖς μερικωτέροις τῶν ἀγαθῶν κατὰ τὴν ἐξ αὐτῶν ἀπόπτωσιν. καλῶς οὖν ἀπεδόθησαν αἱ ἀρχαί, καὶ ἄμεινον τἀγαθὸν ἓν λέγειν ἢ νοῦν· ὁ μὲν γὰρ ἓν αὐτὸ καλῶν ἄκρατον τἀγαθὸν φυλάττει καὶ μόνως ἀγαθόν. τὸ γὰρ ἓν οὐκ ἐθέλει συνδυάζεσθαί τινι· ὁ δὲ νοῦν καλῶν οὐ μόνον ἀγαθὸν ποιεῖ· ἐὰν δὲ καὶ ζῷον καὶ ὂν καὶ νοητόν, δῆλός ἐστιν ἀπὸ τἀγαθοῦ ἐπὶ τὸ ἀγαθοειδὲς ἀποφερόμενος, καὶ τοῦ μὲν ὄντως ἑνὸς ἀποτετυχηκώς, ἐπὶ δὲ τὸ ἓν πολλὰ κατανείμας. » 243 Syrianus, et la Dyade, sont seconds par rapport à un principe plus originel, qui est l’Un premier : Aussi, quelle nécessité y a-t-il, alors que l’Un est bon, que l’autre principe soit mauvais ? En effet, ils affirment d’abord que cet Un est le Bien, qui transcende toute composition avec autre chose et qui est au-delà des deux principes qui viennent après lui; et même s’ils affirmaient que le principe premier, le plus divin des deux, qu’ils appellent Monade, est le Bien, il ne suivrait pas de cela que la Dyade, même si elle était opposée à la Monade, soit dite mauvaise. En effet, les choses divines ne sont pas engendrées et ne procèdent par à partir d’une telle opposition, mais de ce qui est totalement bon et pur, le Bien426. Selon Syrianus, les choses divines (ta theia), auxquelles nous faisons correspondre les Idées-Nombres, ne proviennent donc pas des deux principes identifiés par Aristote, soit de l’Un-Monade et la Dyade, mais de l’Un qui est le Bien pur (akratôs). Elles n’ont donc pas part au Mal. Nous pouvons ainsi conclure, provisoirement, que Syrianus ne réfute pas la critique d’Aristote, mais qu’il interprète différemment la doctrine platonicienne des principes d’après un paradigme néopythagoricien – l’Un premier principe de l’Un-Monade et de la Dyade – qu’Aristote n’avait pu prendre en considération en Métaphysique. 3.2 Critique des principes contraires Au chapitre 4 du livre N, d’où nous avons extrait la critique axiologique, Aristote s’oppose également à la possibilité d’une génération quelconque à partir de contraires. Pour Aristote, les contraires n’ont pas d’action réciproque. Cette critique excède donc le cadre axiologique, car non seulement la génération des Idées-Nombres à partir du Bien et du Mal, abstraction faite de leur contrariété, mène à la conclusion absurde que ces mêmes Idées auraient part au Mal, mais la génération d’une chose quelconque à partir de contraires quelconques est en soi irrecevable, comme Aristote le soutient à plusieurs reprises dans la Métaphysique et dans la Physique. Aristote s’oppose à l’idée que l’Un et la Dyade, qui sont à son avis des contraires, puissent avoir une action l’un sur l’autre : 426 Ibid., 184, 8-15 (notre traduction) : « τίς δὲ ἀνάγκη καὶ τοῦ ἑνὸς ἀγαθοῦ ὄντος τὴν ἑτέραν ἀρχὴν κακὸν εἶναι; πρῶτον μὲν γὰρ ἐκεῖνο τὸ ἓν λέγουσιν εἶναι τἀγαθόν, ὃ ἐξῄρηται πάσης τῆς πρὸς ἕτερον συντάξεως καὶ ἔστιν ἐπέκεινα καὶ τῶν μετ’ αὐτὸ δυεῖν ἀρχῶν· κἂν τὴν προτέραν δὲ καὶ θειοτέραν τῶν δυεῖν ἀρχῶν, ἣν μονάδα καλοῦσι, τὸ ἀγαθὸν εἶναι λέγωσιν, οὐχ ἕπεται αὐτοῖς τὴν δυάδα, κἂν ἄλλην ἀντίθεσιν ἔχῃ πρὸς τὴν μονάδα, κακὸν λέγειν· οὐ γὰρ ἐκ τοιαύτης ἀντιθέσεως τὰ θεῖα γεννᾶται καὶ πρόεισιν, ἀλλ’ ἐκ παναρίστου καὶ ἀκράτως ἐχούσης τὸ ἀγαθόν. » 244 Tous les philosophes font partir toutes choses des contraires. Mais les termes « toutes choses » et « des contraires » sont mal posés; d’ailleurs les choses dans lesquelles existent les contraires, comment proviendraient-elles des contraires ? C’est ce qu’ils n’expliquent pas, car les contraires n’ont pas d’action les uns sur les autres427 . Mais, pour nous, la difficulté est résolue tout naturellement, par l’existence d’un troisième terme. Il y a des philosophes [platoniciens] qui font de la matière même un des deux contraires, tels ceux qui opposent l’inégal à l’égal, et le Multiple à l’Un. Cette doctrine aussi se réfute de la même manière. La matière indéterminée n’est le contraire de rien. D’ailleurs, tout alors participera du Mal, hormis l’Un, car le Mal est lui-même l’un des deux éléments428. Nous sommes cependant en droit de nous demander quel est le fondement de cette assertion selon laquelle « les contraires n’ont pas d’action les uns sur les autres ». Est-ce le terme d’un syllogisme explicité ailleurs par Aristote, une conclusion à laquelle on ne peut parvenir qu’à partir de prémisses conceptuelles propres de son système ? ou s’agit-il plutôt d’un axiome, d’un principe indémontrable qui devrait être au fondement de tout système philosophique, incluant celui de Platon ? Nous verrons, en effet, que Platon avait déjà admis un postulat semblable dans le Phédon : Ce ne sont évidemment pas les premiers contraires qui sont les seuls à ne pas se recevoir mutuellement, mais aussi tous ces termes qui, sans être mutuellement contraires, possèdent toujours ces contraires; termes vraisemblablement incapables, eux aussi, de recevoir la nature essentielle contraire de celle qui leur est inhérente, mais qui, à l’approche de la première, ou bien périssent, ou bien cèdent la place429. Même si le maître et son élève semblent admettre ce même postulat, il reste à savoir si l’extension du concept de contraire est pour eux la même. Est-ce que Platon conçoit la Dyade comme le contraire de l’Un ? Nous reviendrons ultérieurement sur la solution platonicienne à cet apparent problème des contraires. 427 Ce même postulat avait été affirmé en Physique, I, 7, 190b32 : « il ne peut y avoir de passion réciproque entre les contraires. ». 428 Aristote, Métaphysique, Λ, 10, 1075a28-36 (trad. J. Tricot, légèrement modifiée) : « πάντες γὰρ ἐξ ἐναντίων ποιοῦσι πάντα. οὔτε δὲ τὸ πάντα οὔτε τὸ ἐξ ἐναντίων ὀρθῶς, οὔτ’ ἐν ὅσοις τὰ ἐναντία ὑπάρχει, πῶς ἐκ τῶν ἐναντίων ἔσται, οὐ λέγουσιν· ἀπαθῆ γὰρ τὰ ἐναντία ὑπ’ ἀλλήλων. ἡμῖν δὲ λύεται τοῦτο εὐλόγως τῷ τρίτον τι εἶναι. οἱ δὲ τὸ ἕτερον τῶν ἐναντίων ὕλην ποιοῦσιν, ὥσπερ οἱ τὸ ἄνισον τῷ ἴσῳ ἢ τῷ ἑνὶ τὰ πολλά. λύεται δὲ καὶ τοῦτο τὸν αὐτὸν τρόπον· ἡ γὰρ ὕλη ἡ μία οὐδενὶ ἐναντίον. ἔτι ἅπαντα τοῦ φαύλου μεθέξει ἔξω τοῦ ἑνός· τὸ γὰρ κακὸν αὐτὸ θάτερον τῶν στοιχείων. » 429 Platon, Phédon, 104b-c (trad. L. Robin) : « ἔστιν δὲ τόδε, ὅτι φαίνεται οὐ μόνον ἐκεῖνα τὰ ἐναντία ἄλληλα οὐ δεχόμενα, ἀλλὰ καὶ ὅσα οὐκ ὄντ’ ἀλλήλοις ἐναντία ἔχει ἀεὶ τἀναντία, οὐδὲ ταῦτα ἔοικε δεχομένοις ἐκείνην τὴν ἰδέαν ἣ ἂν τῇ ἐν αὐτοῖς οὔσῃ ἐναντία ᾖ, ἀλλ’ ἐπιούσης αὐτῆς ἤτοι ἀπολλύμενα ἢ ὑπεκχωροῦντα. » 245 La solution d’Aristote pour expliquer le changement, tout en conservant ce postulat selon lequel « le contraire est destructif du contraire », sera de poser un troisième terme, substrat des contraires : la matière430. Alors que les platoniciens identifiaient la matière à ce qu’Aristote identifie comme un contraire, la Dyade, Aristote la dissocie, que de manière conceptuelle toutefois, du contraire « négatif » de la forme, c’est-à-dire la privation, et l’autonomise. C’est une distinction conceptuelle et non réelle, pourrions-nous dire, puisque dans la matière est toujours « privée » de quelque forme. Donc, si l’Un et la Dyade sont des contraires, ils ne peuvent avoir une action l’un sur l’autre. Mais il reste à voir si, chez Platon, ils peuvent réellement être traités comme des contraires. Nous verrons d’ailleurs que la contrariété est un pollachôs legomenon pour Aristote et qu’il ne convient peut-être pas d’appliquer certaines acceptions de ce terme aux principes que sont l’Un et la Dyade. 3.3 Critique des principes pris au sens d’éléments De l’avis d’Aristote, les platoniciens confondent les principes premiers et les éléments : « Toutes ces conséquences résultent, d’une part de ce que les platoniciens prennent chaque principe au sens d’élément431. » C’est une autre des raisons qui, à son avis, rendent leurs thèses absurdes. Pour juger de la valeur de l’argument d’Aristote, il faut d’abord se défaire de l’homonymie, ou, en des termes plus techniques, de l’équivocité des termes. Quelle est l’acception précise, dans ce passage, des concepts de principe (archê) et d’élément (stoicheion) ? Dans le livre Δ, le livre des acceptions multiples, Aristote propose deux définitions du principe pouvant convenir à la critique du chapitre N, 4 : (1) « Le principe est encore l’élément premier et immanent de la génération 432 », qu’il fait suivre de cette seconde acception (2) « Principe se dit aussi de la cause primitive et non immanente de la génération, du point de départ naturel du mouvement ou du changement433 ». Quant au concept d’élément, son sens premier, selon Aristote, est le suivant : « Élément se dit du premier composant immanent d’un être, et indivisible en partie spécifiquement 430 Aristote, Physique, A, 9. Aristote, Métaphysique, N, 4, 1092a5. 432 Ibid., Δ, 1, 1013a4. 433 Ibid., Δ, 1, 1013a7. 431 246 différente434. » Une précision est par ailleurs apportée au livre Z : « Un élément, d’autre part, c’est ce en quoi une chose se divise, et qui la constitue comme matière 435. » Nous devons donc retenir que l’élément peut être conçu comme une matière. Si Aristote reproche aux platoniciens de prendre chaque principe au sens d’élément, ce ne peut être que dans la mesure où ils conçoivent leurs principes d’après la première acception, comme un « élément premier et immanent de la génération » et non au sens de la seconde qui fait du principe la « cause primitive et non immanente de la génération ». Pour Aristote, les principes premiers doivent correspondre à la seconde définition et non à la première. Le premier moteur d’Aristote constitue l’exemple par excellence d’un principe conçu comme une cause primitive et non immanente. S’il avait cru, au contraire, que les platoniciens concevaient leurs principes comme des causes non immanentes, Aristote n’aurait eu aucune raison de formuler cette critique. Quant à savoir maintenant si les platoniciens considéraient réellement que les principes premiers étaient des éléments, et donc des causes immanentes, il nous est permis d’en douter. Il est vrai que la Dyade, en tant qu’elle est le principe matériel pour les platoniciens, est en quelque sorte un élément, dans le sens vu au chapitre Z, 17 où l’élément est « ce en quoi une chose se divise, et qui la constitue comme matière », mais le concept de Dyade ne peut pas être identifié à celui d’élément, tel que ce dernier est défini par Aristote. En effet, la Dyade n’est pas définie comme le premier niveau de détermination de la matière. A fortiori, en ce qui concerne l’Un, il ne peut plus être question d’un principe pris au sens d’élément, au sens de cause immanente, à moins de dénaturer la doctrine de la participation. Puisque l’Un joue le rôle du principe formel à l’égard des Idées, identique à celui que les Idées jouent à l’égard des choses sensibles, et que les Idées, comme le soutiendrait tout bon platonicien, ne sont pas immanentes aux choses sensibles – ce qui causerait d’ailleurs les difficultés soulevées dans le Parménide –, l’Un ne peut donc pas être considéré comme un principe immanent, c’est-à-dire comme un élément des Idées. Les propos d’Aristote seraient eux-mêmes absurdes s’ils faisaient de l’Un, un élément des Idées, et donc, en quelque sorte, une matière, ainsi que l’élément est défini en Z, 17. 434 435 Ibid., Δ, 1, 1014a26. Ibid., Z, 17, 1041b31. 247 Aristote entrerait d’ailleurs en contradiction avec lui-même, puisqu’il a déjà admis que l’Un est la quiddité des Idées, comme celles-ci sont la quiddité des êtres sensibles : En effet, ils ne voient pas dans les Idées la matière du monde sensible, ni dans l’Un, la matière des Idées, et ce n’est pas non plus pour eux, le principe de mouvement (ce seraient plutôt, disent-ils, des causes d’immobilité et de repos); ils présentent les Idées comme la quiddité de chacune des autres choses, et l’Un comme la quiddité des Idées436. Si les Idées, en étant la quiddité des êtres sensibles, ne sont pas immanentes à ceux-ci, et ne sont donc pas des éléments pris au sens aristotélicien, l’Un, qui est la quiddité des Idées, ne peut donc pas être pensé comme un élément de celles-ci. En résumé, les platoniciens identifieraient donc l’élément, qu’il définit comme le premier niveau de détermination de la matière, et le principe pris comme cause non immanente du changement. La Dyade platonicienne serait à la fois principe non immanent et élément, et dans une moindre mesure, l’Un également. Il est donc difficile de comprendre cet argument d’Aristote dont l’incohérence est due, à notre avis, à l’homonymie des termes ou à une mauvaise interprétation du rôle des principes dans la génération des Idées-Nombres par participation. 3.4 Critique de la participation Nous ne pouvons comprendre pourquoi Aristote a formulé ces trois critiques que si nous supposons qu’il a déjà rejeté la doctrine de la participation. C’est parce qu’il ne considère plus la génération des Idées-Nombres sous le mode d’une participation, mais plutôt sous celui d’un contact, d’une fusion des principes, qu’il en vient à formuler ces critiques. Ainsi conçue, la génération des Idées-Nombres, prête le flanc à toutes les attaques orchestrées par Aristote. Mais pourquoi, aux livres M et N, Aristote ne considère-t-il plus la participation comme mode de génération des Idées-nombres ? Rappelons, avant de tenter d’apporter une 436 Aristote, Métaphysique, A, 7, 988b1-7 (trad. J. Tricot) : « οὔτε γὰρ ὡς ὕλην τοῖς αἰσθητοῖς τὰ εἴδη καὶ τὸ ἓν τοῖς εἴδεσιν οὔθ’ ὡς ἐντεῦθεν τὴν ἀρχὴν τῆς κινήσεως γιγνομένην ὑπολαμβάνουσιν – ἀκινησίας γὰρ αἴτια μᾶλλον καὶ τοῦ ἐν ἠρεμίᾳ εἶναι φασιν – ἀλλὰ τὸ τί ἦν εἶναι ἑκάστῳ τῶν ἄλλων τὰ εἴδη παρέχονται, τοῖς δ’εἴδεσι τὸ ἕν. » 248 réponse à cette question, que la doctrine de la participation avait été critiquée par Platon luimême dans la première partie du Parménide. Les arguments qu’il met dans la bouche du vieux Parménide faisant la leçon au jeune Socrate seront repris en grande partie par Aristote, au chapitre A, 9 de la Métaphysique. L’originalité de la critique aristotélicienne de la participation du sensible aux Idées est donc relative. Cependant, Platon n’a pas formulé, dans ses dialogues, une critique de la participation comme mode d’explication de la génération des Idées-Nombres à partir des principes. Dans les quelques passages du Philèbe et du Sophiste où nous identifions des allusions à une telle doctrine, Platon n’émet aucune réserve. Son exposé n’est toutefois pas explicite. La participation de la Dyade à l’Un estelle de même nature que la participation du sensible aux Idées ? Platon ne se prononce pas sur cette possible identité, et Aristote, notre seul témoin direct, mais souvent peu charitable, semble limiter sa critique à la participation déjà critiquée par Platon, celle du monde sensible aux Idées. Au livre A, Aristote affirme que la participation n’est qu’une métaphore; cette condamnation a pour motif son incapacité à expliquer le changement, ou plus précisément, la génération : « Quant à dire que les Idées sont des paradigmes et que les autres choses en participent, c’est prononcer des mots vides et faire des métaphores poétiques437. » La participation est vide de sens, car les êtres qui participent aux paradigmes que seront les Idées ne peuvent être engendrés sans que soit aussi postulée une cause efficiente de cet engendrement : « Dans le Phédon, il est dit que les causes de l’être et du devenir sont les Idées; pourtant, même en admettant l’existence des Idées, les êtres participés ne sont pas engendrés sans l’intervention d’une cause motrice438. » Cette critique de la participation est réitérée ailleurs dans la Métaphysique, d’abord au livre A : D’une façon générale, alors que la Philosophie a pour objet la recherche de la cause des phénomènes, c’est précisément ce que nous, platoniciens, laissons de côté (car nous ne disons rien de la cause qui est le principe du changement), et, croyant expliquer la substance des êtres sensibles, nous posons l’existence d’autres espèces de substances. Mais quant à expliquer comment ces dernières 437 438 Aristote, Métaphysique, A, 9, 991a20. Ibid., A, 9, 991b3-6. 249 sont les substances des précédentes, nous nous contentons de paroles creuses : car « participer » comme nous l’avons dit plus haut, ne signifie rien439. Puis nous trouvons un passage analogue, cette fois au livre Λ : En outre, pourquoi y aura-t-il toujours génération ? Personne ne le dit. Ceux qui admettent deux contraires comme principes doivent nécessairement reconnaître l’existence d’un autre principe, supérieur; il en est de même des partisans des Idées, qui doivent admettre aussi un principe supérieur aux Idées. En effet, pourquoi y a-t-il eu, ou y a-t-il participation440 ? Aristote est-il en droit d’affirmer l’absence chez Platon d’une cause efficiente à l’origine de la génération des êtres sensibles ? Nous pouvons en douter. Pourquoi Aristote, qui était pourtant familier avec le Timée de Platon, comme le prouve la critique virulente qu’il en fait dans son De anima, n’a pas jugé bon de considérer l’Âme du Monde comme cause efficiente du changement dans le monde sensible. À notre connaissance, Aristote ne fournit aucune justification valable dans la Métaphysique. Croit-il véritablement que Platon n’aurait même pas conçu la nécessité d’une cause explicative du changement. Nous devons toutefois concéder à Aristote que même si nous pouvions expliquer la génération des êtres sensibles par une cause efficiente telle que l’Âme du Monde, elle ne serait pas en mesure d’expliquer la génération des Idées-Nombres, qui sont ontologiquement supérieures à cette Âme. Aristote ne considère jamais, aux livres M et N de la Métaphysique, la participation comme mode d’explication légitime de la génération des Idées-Nombres, ne serait-ce que pour en offrir une réfutation digne de ce nom; il ne prend même pas la peine, de réitérer, afin de la critiquer, son assertion du chapitre A, 6, où il était pourtant question d’une telle participation : « car c’est à partir du Grand et du Petit, et par participation du Grand et du Petit à l’Un, que naissent les Nombres idéaux441. » Aristote a peut-être toujours à l’esprit le postulat selon lequel un contraire (la Dyade, l’Inégal) ne peut subir l’action de son contraire 439 Aristote, Métaphysique, A, 9, 992a24-29 (trad. J. Tricot) : « ὅλως δὲ ζητούσης τῆς σοφίας περὶ τῶν φανερῶν τὸ αἴτιον, τοῦτο μὲν εἰάκαμεν (οὐθὲν γὰρ λέγομεν περὶ τῆς αἰτίας ὅθεν ἡ ἀρχὴ τῆς μεταβολῆς), τὴν δ’ οὐσίαν οἰόμενοι λέγειν αὐτῶν ἑτέρας μὲν οὐσίας εἶναί φαμεν, ὅπως δ’ ἐκεῖναι τούτων οὐσίαι, διὰ κενῆς λέγομεν· τὸ γὰρ μετέχειν, ὥσπερ καὶ πρότερον εἴπομεν, οὐθέν ἐστιν. » 440 Aristote, Métaphysique, Λ, 10, 1075b16-20 (trad. J. Tricot) : « ἔτι διὰ τί ἀεὶ ἔσται γένεσις καὶ τί αἴτιον γενέσεως, οὐδεὶς λέγει. καὶ τοῖς δύο ἀρχὰς ποιοῦσιν ἄλλην ἀνάγκη ἀρχὴν κυριωτέραν εἶναι, καὶ τοῖς τὰ εἴδη ἔτι ἄλλη ἀρχὴ κυριωτέρα· διὰ τί γὰρ μετέσχεν ἢ μετέχει; » 441 Ibid., A, 6, 987b21-22. 250 (l’Un, l’Égal), et qu’il est nécessaire de poser un troisième terme substrat de ces contraires442. Au chapitre N, 5, Aristote ne fait donc plus mention de la participation, sans autre raison apparente que celles fournies au livre A; il ne considère que le contact, le mélange et la juxtaposition comme modes d’explication de la génération des Idées-Nombres : « L’unification se fait encore tantôt par contact, tantôt par mélange, tantôt par juxtaposition443. » Robin propose une intéressante discussion des arguments d’Aristote à ce sujet, mais il n’émet aucune hypothèse pour expliquer son rejet de la participation444. Nous pourrions comprendre que la critique, formulée aux chapitres A, 6 et 9, concernant la participation des choses sensibles aux Idées s’applique dans l’esprit d’Aristote à la participation de la Dyade à l’Un. Aristote ne le mentionne toutefois pas explicitement, et nous sommes en droit de le lui reprocher. En effet, les critiques d’Aristote à l’égard de la participation étaient principalement basées sur son incapacité à expliquer le changement, sa causalité étant uniquement formelle. Cette critique est fort pertinente lorsqu’elle s’applique aux êtres sensibles dont il faut fournir une cause du changement445; mais en ce qui concerne les Idées-Nombres, qui sont en soi immobiles et éternelles, pouvons-nous réellement parler de changement ? Devons-nous concevoir la génération des Idées-Nombres comme un changement ? Nous pouvons certes parler d’une « génération logique » à partir de l’Un et de la Dyade. En effet, Platon a besoin de ces deux principes pour expliquer, d’une part, la multiplicité des Idées-Nombres et, d’autre part, l’unicité de chacune d’elles, mais cette génération n’est qu’un homonyme de la génération propre au sensible et qui a stimulé la critique d’Aristote à l’égard de la participation. Alors que le changement, le devenir du monde sensible, nécessite, il est vrai, une cause efficiente, et que l’explication de ce changement par le concept de participation est, selon Aristote, que des « paroles vides », nous pouvons nous demander si nous avons besoin d’une telle cause pour rendre compte de l’existence d’Idées éternelles et immuables. La seule cause formelle semble suffire dans ce cas, puisque nous n’avons pas à identifier une cause motrice à l’origine de cette génération. 442 Nous verrons toutefois qu’il ne faut pas, de l’avis même de Platon, considérer la Dyade, prise comme réceptacle, comme un contraire. 443 Aristote, Métaphysique, M, 7, 1082a20. 444 L. Robin, op.cit., p. 378. 445 En plus de la critique du livre A, voir M, 5. 251 En effet, les Idées sont éternelles, et donc « inengendrées », en comparaison des choses sensibles, qui elles sont sujettes à la génération et à la corruption. La génération des Idées n’est donc qu’un homonyme de la génération dans le monde sensible. La critique que formule Aristote à l’égard de la participation « sensible » ne peut donc pas être identique à celle qu’il pourrait sous-entendre aux livres M et N à l’égard de la participation « intelligible ». Nous devons cependant concéder à Aristote que l’engendrement des Idées-Nombres de la Décade pose d’autres problèmes que ceux reliés à la participation, qui d’ailleurs sont abordés aux chapitres M, 7 à 9. En effet, même si les raisons de rejeter la participation comme mode d’explication de la génération des Idées-Nombres devaient être invalidées, faute d’être explicitées, la doctrine des Idées-Nombres aurait toutefois à contrer les nombreux autres arguments du livre M446. 4. Les principes des Idées-Nombres et la participation dans les Dialogues de Platon Depuis Schleiermacher, l’existence d’un enseignement oral de Platon, ou plutôt la primauté de cet enseignement sur la doctrine des dialogues, ne fait pas l’unanimité dans la communauté scientifique. Il n’est pas question ici d’entrer dans les détails du débat opposant les partisans de Schleiermacher et de Cherniss, à ceux de l’École de Tübingen, mais d’en voir l’impact sur notre traitement de la critique aristotélicienne en Métaphysique. La question que nous posons est la suivante : la critique que fait Aristote de la doctrine de la participation s’applique-t-elle uniquement aux Dialogues de Platon ou concerne-t-elle une participation propre aux doctrines non écrites ? Nous sortirons donc des limites du corpus aristotélicien, auquel a voulu se limiter L. Robin, et nous confronterons le témoignage d’Aristote à quelques passages pertinents du corpus platonicien. Nous montrerons en quoi la thèse de Cherniss, qui soutient qu’Aristote prend pour objet, dans sa critique des Idées-Nombres, des doctrines tirées des dialogues, ne suffit pas à rendre 446 C’est d’ailleurs ce que Syrianus cherchera à faire dans son Commentaire sur la Métaphysique. 252 compte de la complexité et de la précision de la critique élaborée par Aristote447. Nous verrons toutefois qu’en incluant les dialogues dans notre étude sur la génération des IdéesNombres par participation, nous pourrons voir que Platon nous fournit, par ses oeuvres, une réplique aux critiques d’Aristote. Nous pouvons identifier trois espèces de participation chez Platon : les deux premières sont présentées dans les dialogues, tandis que la troisième nous est rapportée que par les témoignages d’Aristote et des commentateurs antiques. La première participation, qui nous est la plus familière, a pour rôle d’expliquer la relation entre les choses sensibles et les Idées. Cette doctrine est discutée dans plusieurs dialogues (Phédon, République, Timée), et notamment dans le Parménide (131a) où Platon, par l’entremise de Parménide, en fait lui-même la critique. Le Sophiste nous introduit à la seconde espèce de participation, où il n’est plus question d’une relation entre le sensible et l’intelligible, mais d’une participation des Idées entre elles, ou plus particulièrement, des Genres suprêmes : l’Être, le Mouvement, le Repos, le Même et l’Autre. C’est le « mélange réglé » de ces genres qui est à l’origine de la multiplicité des « Idées particulières », pour reprendre ici les expressions de l’École de Tübingen : Mais quoi ? puisque nous sommes tombés d’accord que les genres, eux aussi, comportent de la même façon un mutuel mélange, n’est-il pas forcé que celui qui voudra voir correctement lesquels, parmi les genres, sont concertants et avec lesquels, lesquels ne s’acceptent pas l’un l’autre; n’est-il pas forcé que celui-là s’accompagne d’une certaine connaissance dans la route qu’il suit à travers ses propos ? et, comme de juste, en supposant qu’il y a certains genres qui, circulant à travers la totalité des autres, servent de traits d’union pour donner à ceux-ci une possibilité de se mêler, et en supposant inversement, dans 447 H. Cherniss, The Riddle of the Ancient Academy, Los Angeles, University of California Press, 1945, p. 60 : « That the theory of idea-numbers which Aristotle ascribes to Plato is just Aristotle’s own interpretation of the necessary consequences implied in the doctrine of the Platonic dialogues; that it was this doctrine of the dialogues and not some different system taught orally by Plato which Speusippus rejected when he rejected the theory of ideas; that it was the dialogues of Plato to which Xenocrates appealed and into which he tried to read his own compromise between Speusippus and Plato, all this bears significantly upon the nature of the Academy in its first generation, upon the question of Plato’s activity there, and of his relation to these men who are usually called his pupils. » 253 le cas où les genres se séparent, qu’ils sont par ailleurs, à travers des ensembles entiers, des causes de cette séparation448. Quelques lignes plus bas, Platon identifie ces diverses opérations qui portent qui sur les genres définis comme étant la science dialectique : Diviser selon les genres et ne point juger la même une nature qui est autre, ni une autre celle qui est la même, n’affirmerons-nous pas que cela est du ressort de la connaissance dialectique449 ? Nous retrouvons plus loin dans le même dialogue le célèbre passage où Platon s’interroge sur l’être des autres genres que l’Être, et sur leur nécessaire non-être, rendu nécessaire par leur différence par rapport à l’Être, dont ils participent toutefois : Sur ce, qu’on ne dise pas que c’est de l’audace, à nous qui dans le Non-être manifestons un contraire de l’Être, de dire qu’il « est ». Il y a en effet une certaine contrariété à l’égard de l’Être, de laquelle nous disons depuis longtemps que nous nous désintéressons, quant à la question de savoir si cette contrariété est réelle ou si elle ne l’est pas, si elle se justifie ou si elle est, et même totalement, injustifiable. Quant à ce en quoi nous venons à présent de faire consister l’existence du Non-être, ou bien qu’on nous convainque, après nous avoir réfutés, de l’inexactitude de notre conception; ou bien, tant qu’il arrivera qu’on y soit impuissant, alors il faudra que l’on s’exprime aussi comme nous le faisons nous-mêmes : « Les genres, devra-t-on dire avec nous, se mêlent entre eux; l’Être et l’Autre circulent à travers tous et ces deux genres à travers l’un l’autre; l’Autre, participant à l’Être, « est », non qu’il soit cependant ce dont il participe, mais autre chose, et, d’autre part, étant autre chose que l’Être, forcément il est en toute certitude non-être. Quant à l’Être, puisque à son tour il participe à l’Autre, il doit être autre que le reste des genres450. 448 Platon, Sophiste, 253b-c (trad. L. Robin) : « Τί δ’; ἐπειδὴ καὶ τὰ γένη πρὸς ἄλληλα κατὰ ταὐτὰ μείξεως ἔχειν ὡμολογήκαμεν, ἆρ’ οὐ μετ’ ἐπιστήμης τινὸς ἀναγκαῖον διὰ τῶν λόγων πορεύεσθαι τὸν ὀρθῶς μέλλοντα δείξειν ποῖα ποίοις συμφωνεῖ τῶν γενῶν καὶ ποῖα ἄλληλα οὐ δέχεται; καὶ δὴ καὶ διὰ πάντων εἰ συνέχοντ’ ἄττ’ αὔτ’ἐστιν, ὥστε συμμείγνυσθαι δυνατὰ εἶναι, καὶ πάλιν ἐν ταῖς διαιρέσεσιν, εἰ δι’ ὅλων ἕτερα τῆς διαιρέσεως αἴτια; » 449 Ibid., 253d (trad. L. Robin) : « Τὸ κατὰ γένη διαιρεῖσθαι καὶ μήτε ταὐτὸν εἶδος ἕτερον ἡγήσασθαι μήτε ἕτερον ὂν ταὐτὸν μῶν οὐ τῆς διαλεκτικῆς φήσομεν ἐπιστήμης εἶναι; » 450 Ibid., 258d-259b (trad. L. Robin) : « Μὴ τοίνυν ἡμᾶς εἴπῃ τις ὅτι τοὐναντίον τοῦ ὄντος τὸ μὴ ὂν ἀποφαινόμενοι τολμῶμεν λέγειν ὡς ἔστιν. ἡμεῖς γὰρ περὶ μὲν ἐναντίου τινὸς αὐτῷ χαίρειν πάλαι λέγομεν, εἴτ’ ἔστιν εἴτε μή, λόγον ἔχον ἢ καὶ παντάπασιν ἄλογον· ὃ δὲ νῦν εἰρήκαμεν εἶναι τὸ μὴ ὄν, ἢ πεισάτω τις ὡς οὐ καλῶς λέγομεν ἐλέγξας, ἢ μέχριπερ ἂν ἀδυνατῇ, λεκτέον καὶ ἐκείνῳ καθάπερ ἡμεῖς λέγομεν, ὅτι συμμείγνυταί τε ἀλλήλοις τὰ γένη καὶ τό τε ὂν καὶ θάτερον διὰ πάντων καὶ δι’ ἀλλήλων διεληλυθότε τὸ μὲν ἕτερον μετασχὸν τοῦ ὄντος ἔστι μὲν διὰ ταύτην τὴν μέθεξιν, οὐ μὴν ἐκεῖνό γε οὗ μετέσχεν ἀλλ’ ἕτερον, ἕτερον δὲ τοῦ ὄντος ὂν ἔστι σαφέστατα ἐξ ἀνάγκης εἶναι μὴ ὄν· τὸ δὲ ὂν αὖ θατέρου μετειληφὸς ἕτερον τῶν ἄλλων ἂν εἴη γενῶν. » 254 Le non-être dont il est ici question dans le Sophiste n’est donc pas le contraire de l’être, mais seulement autre que l’être pris comme genre suprême et auquel ce non-être participe. De là, le parricide à l’égard de Parménide : pour Platon, le non-être est. Par ailleurs, les contraires, sur ce plan ontologique, semblent pouvoir participer l’un à l’autre, puisque le Même participe à l’Autre, en tant qu’il est différent des autres genres, et l’Autre au Même, en tant qu’il est identique à lui-même. Mais peut-être n’est-il pas permis de qualifier de contraires les genres suprêmes. Si nous suivons la théorie d’Aristote, le contraire est un pollachôs legomenon, quelque chose qui se dit de manières multiples, et si on entend par contraire la définition principale qu’il en donne – ce ne sont pas les genres qui sont contraires au sens premier, mais les espèces les plus opposées à l’intérieur d’un même genre451 – il nous est donc impossible d’appliquer aux principes des genres suprêmes, ou dans le vocabulaire des doctrines non écrites, aux principes des Idées-Nombres, la notion de contrariété, car l’Un et la Dyade sont au-delà des genres, puisqu’ils en sont en vérité les principes. Quant à savoir si les genres suprêmes du Sophiste correspondent aux IdéesNombres dont parle Aristote, nous ne pouvons pas apporter de confirmation. Il semble qu’une correspondance exacte soit inconcevable, puisque les Idées supérieures sont au nombre de dix, c’est la Décade héritée des pythagoriciens, alors que les genres se limitent à cinq452. Quant à la troisième espèce de participation, celle de la Dyade indéfinie à l’Un, pouvons-nous dire qu’elle soit représentée dans les dialogues. Nous n’avons que quelques allusions à ces deux principes dans l’ensemble de l’œuvre de Platon, mais aucun développement suivi et argumenté qui soutiendrait une doctrine de la génération des IdéesNombres. Bien entendu, la seconde partie du Parménide parle d’une opposition entre l’un et le multiple, le Philèbe, d’une opposition entre le fini et l’infini, entre le limité et l’illimité : En outre, les Anciens, qui nous étaient supérieurs et dont l’existence était plus proche des Dieux, nous ont, comme une révélation, transmis cette vérité, que ce dont, chaque fois, on dit qu’il existe, se compose d’un et de plusieurs, et, 451 Cf. Aristote, Métaphysique, Δ, 10. Il n’est cependant pas impossible que des commentateurs anciens du Parménide et du Sophiste aient tenté d’harmoniser la Décade de la Leçon sur le Bien et les cinq genres suprêmes du Sophiste. Mais ceci constitue un autre sujet d’enquête. 452 255 d’autre part, possède en soi, lié à sa nature propre, limite et illimitation; que par conséquent nous devons, du moment que les choses sont organisées de cette manière, admettre en chaque cas pour toute chose l’existence d’une nature unique et la chercher sans répit; que, puisqu’elle y est immanente, nous la trouverons en effet453. Le dialogue se poursuit, après un bref échange entre les interlocuteurs, par une critique adressée par Socrate envers les prétendus savants qui sont ses contemporains, des hommes de science qui sont en réalité privés de cette délicatesse nécessaire au dialecticien dans son approche du réel454 : Mais les doctes du monde d’aujourd’hui font « un » au petit bonheur, et « plusieurs » trop vite ou trop lentement, passant immédiatement de l’un à l’infini, tandis que les intermédiaires leur échappent : ce qui différencie la façon dialectique455 et, inversement, la façon disputeuse, « éristique », dont sont menées les discussions que nous avons les uns avec les autres456. Bien que ces dialogues traitent des différences entre l’unité et le fini, des attributs de l’Un, et le multiple et l’infini, prédiqués de la Dyade, il n’y est pas clairement question d’une participation entre ces principes comme mode de génération des Idées-Nombres. Qu’en estil toutefois de ce passage du Phédon où les concepts de participation et de dualité sont réunis ? Devons-nous y reconnaître la Dyade (hê duas) dont parle Aristote en Métaphysique ? Bien qu’il s’agisse en effet du même terme grec, hê duas, le sens qui lui est attribué dans le contexte de ce dialogue est-il pour autant identique à celui défini dans la Métaphysique, alors qu’il est question d’une doctrine ésotérique à laquelle Platon ne fait jamais ouvertement référence ? Notre analyse de l’extrait penche davantage en faveur d’une notion distincte de celle traitée par Aristote : 453 Platon, Philèbe, 16c-d (trad. L. Robin) : « καὶ οἱ μὲν παλαιοί, κρείττονες ἡμῶν καὶ ἐγγυτέρω θεῶν οἰκοῦντες, ταύτην φήμην παρέδοσαν, ὡς ἐξ ἑνὸς μὲν καὶ πολλῶν ὄντων τῶν ἀεὶ λεγομένων εἶναι, πέρας δὲ καὶ ἀπειρίαν ἐν αὑτοῖς σύμφυτον ἐχόντων. δεῖν οὖν ἡμᾶς τούτων οὕτω διακεκοσμημένων ἀεὶ μίαν ἰδέαν περὶ παντὸς ἑκάστοτε θεμένους ζητεῖν – εὑρήσειν γὰρ ἐνοῦσαν –.» 454 Platon critique aussi ailleurs ces prétendus sages pour leur manque de finesse dans l’approche des discours, notamment dans le Phèdre, au début de la Palinodie de Socrate (245c). 455 La dialectique prend en considération les intermédiaires (τὰ δὲ μέσα αὐτοὺς), qui ne sont pas pris au sens technique qu’attribue Aristote aux τὰ μεταξὺ de la Métaphysique (qui désignent les choses mathématiques), mais au sens d’Idées dont les combinaisons sont l’objet de la science du dialecticien (cf. Sophiste 253 b). Les Idées seraient donc des intermédiaires entre l’un et l’infini. Il n’est cependant pas dit explicitement que l’un et l’infini engendrent ces intermédiaires. 456 Platon, Philèbe, 16e-17a (trad. L. Robin) : «οἱ δὲ νῦν τῶν ἀνθρώπων σοφοὶ ἓν μέν, ὅπως ἂν τύχωσι, καὶ πολλὰ θᾶττον καὶ βραδύτερον ποιοῦσι τοῦ δέοντος, μετὰ δὲ τὸ ἓν ἄπειρα εὐθύς, τὰ δὲ μέσα αὐτοὺς ἐκφεύγει – οἷς διακεχώρισται τό τε διαλεκτικῶς πάλιν καὶ τὸ ἐριστικῶς ἡμᾶς ποιεῖσθαι πρὸς ἀλλήλους τοὺς λόγους. » 256 Mais quoi ? lorsqu’une unité est adjointe à une unité, que cette adjonction soit la cause de la production du 2, ou, si l’unité est fractionnée, que ce soit ce fractionnement, ne te garderais-tu pas de le dire ? À grands cris tu proclamerais en outre que, à ta connaissance, il n’y a pour chaque chose pas d’autre façon de commencer d’exister, que de participer à ce qui est en propre la réalité de ce à quoi, en chaque cas, elle participe; que dans ces deux cas, tu ne possèdes pas d’autre cause, expliquant que 2 commence d’exister, sinon sa participation à la Dualité, et que doivent en participer aussi tous les 2 futurs; sinon enfin la participation à l’Unité pour tout ce qui doit être unité457. Cet extrait du Phédon ne traite donc qu’en apparence de la Dyade de la Métaphysique. La Dualité est seulement prise comme un exemple d’Idée à laquelle participe une pluralité sensible. Platon prend l’exemple du deux en soi, de la Dualité, mais il aurait pu prendre n’importe quelle autre Idée, si cet extrait du dialogue n’avait pas porté sur l’arithmétique. La Dyade ne peut donc pas être conçue, dans ce dialogue, comme un principe. Puisque nous ne trouvons pas, dans les œuvres de Platon, une exposition claire sur la génération des Idées-Nombres, la critique d’une participation de la Dyade à l’Un, à moins de suivre l’hypothèse de Cherniss, ne peut donc avoir pour objet que des enseignements que Platon n’aurait pas mis par écrit. Nous devons cependant concéder à Cherniss, que le célèbre passage du Timée où il est question de la chôra, du réceptacle, peut avoir inspiré en partie cette critique d’Aristote à l’égard des principes : Mais de toute façon, il résulte que tous les êtres participeront du Mal, sauf l’Un qui est l’Un en soi; en outre, les Nombres participeront du Mal en soi plus complètement que les Grandeurs; il en résulte aussi que le Mal sera le lieu [chôra] du Bien, qu’il participera du Bien et même désirera le recevoir, quoique le Bien soit sa propre destruction, puisque le contraire est destructif du contraire458. 457 Platon, Phédon, 101b-c (trad. L. Robin) : « Τί δέ; ἑνὶ ἑνὸς προστεθέντος τὴν πρόσθεσιν αἰτίαν εἶναι τοῦ δύο γενέσθαι ἢ διασχισθέντος τὴν σχίσιν οὐκ εὐλαβοῖο ἂν λέγειν; καὶ μέγα ἂν βοῴης ὅτι οὐκ οἶσθα ἄλλως πως ἕκαστον γιγνόμενον ἢ μετασχὸν τῆς ἰδίας οὐσίας ἑκάστου οὗ ἂν μετάσχῃ, καὶ ἐν τούτοις οὐκ ἔχεις ἄλλην τινὰ αἰτίαν τοῦ δύο γενέσθαι ἀλλ’ ἢ τὴν τῆς δυάδος μετάσχεσιν, καὶ δεῖν τούτου μετασχεῖν τὰ μέλλοντα δύο ἔσεσθαι, καὶ μονάδος ὃ ἂν μέλλῃ ἓν ἔσεσθαι. » 458 Aristote, Métaphysique, N, 4, 1091b35-1092a3 (trad. J. Tricot) : « συμβαίνει δὴ πάντα τὰ ὄντα μετέχειν τοῦ κακοῦ ἔξω ἑνὸς αὐτοῦ τοῦ ἑνός, καὶ μᾶλλον ἀκράτου μετέχειν τοὺς ἀριθμοὺς ἢ τὰ μεγέθη, καὶ τὸ κακὸν τοῦ ἀγαθοῦ χώραν εἶναι, καὶ μετέχειν καὶ ὀρέγεσθαι τοῦ φθαρτικοῦ· φθαρτικὸν γὰρ τοῦ ἐναντίου τὸ ἐναντίον. » 257 Aristote utilise le même terme chôra que Platon employait pour désigner le réceptacle des Idées, c’est-à-dire la Dyade. Bien plus, il affirme que le Mal sera ce lieu et qu’il recevra le Bien pour générer les Idées-Nombres. Pour le moment donc, il faut se mettre dans la tête qu’il y a trois choses : ce qui devient, ce en quoi cela devient, et ce à la ressemblance de quoi naît ce qui devient. Et tout naturellement il convient de comparer le réceptacle à une mère, le modèle à un père, et la nature qui tient le milieu entre les deux à un enfant459. Il est probable que ce soit également ce passage du Timée, où le réceptacle est identifié à la mère, et donc au principe féminin de la génération, qui fasse l’objet de la critique d’Aristote à l’égard de la possibilité de produire une multiplicité d’êtres à partir de la Dyade, alors que la matière, dans la perspective aristotélicienne, demeure une cause indéterminée qui ne peut expliquer en elle-même la diversité du réel : De la matière il fait sortir, en effet, une multiplicité de choses, tandis que l’Idée n’engendre qu’une seule fois; pourtant il est manifeste que, d’une seule matière, on ne tire qu’une seule table, tandis que, une Idée étant donnée, cette Idée, quoiqu’unique, produit plusieurs tables. Il en est de même du mâle par rapport à la femelle : celle-ci est fécondée par un seul accouplement, mais le mâle féconde plusieurs femelles; c’est là pourtant une image du rôle que jouent ces principes460. Par ailleurs, le Timée pourrait fournir une solution au problème des contraires, ce qu’Aristote semble avoir négligé, consciemment ou non, de prendre en considération, sa critique envers ce dialogue étant sans concession : En effet, si le réceptacle ressemblait à l’une des choses qui y entrent, chaque fois que des choses dotées d’une nature contraire ou radicalement hétérogène à celle-là se présenteraient, le réceptacle en prendrait mal la ressemblance, étant donné qu’il montrerait en même temps l’aspect qui est le sien. Voilà pourquoi 459 Platon, Timée, 50c-d (trad. L. Brisson) : «ἐν δ’ οὖν τῷ παρόντι χρὴ γένη διανοηθῆναι τριττά, τὸ μὲν γιγνόμενον, τὸ δ’ ἐν ᾧ γίγνεται, τὸ δ’ ὅθεν ἀφομοιούμενον φύεται τὸ γιγνόμενον. καὶ δὴ καὶ προσεικάσαι πρέπει τὸ μὲν δεχόμενον μητρί, τὸ δ’ ὅθεν πατρί, τὴν δὲ μεταξὺ τούτων φύσιν ἐκγόνῳ. » 460 Aristote, Métaphysique, A, 6, 988a2-7 (trad. J. Tricot) : «οἱ μὲν γὰρ ἐκ τῆς ὕλης πολλὰ ποιοῦσιν, τὸ δ’ εἶδος ἅπαξ γεννᾷ μόνον, φαίνεται δ’ ἐκ μιᾶς ὕλης μία τράπεζα, ὁ δὲ τὸ εἶδος ἐπιφέρων εἷς ὢν πολλὰς ποιεῖ. ὁμοίως δ’ ἔχει καὶ τὸ ἄρρεν πρὸς τὸ θῆλυ· τὸ μὲν γὰρ ὑπὸ μιᾶς πληροῦται ὀχείας, τὸ δ’ ἄρρεν πολλὰ πληροῖ· καίτοι ταῦτα μιμήματα τῶν ἀρχῶν ἐκείνων ἐστίν. » 258 il faut que soit dépourvue de toutes caractéristiques ce qui recevra en elle des choses de tout genre461. D’après cet extrait, la matière, ou Dyade, n’est pas définie comme un contraire, elle est plutôt réceptive des contraires, à l’instar de la matière chez Aristote. Elle peut recevoir des formes qui sont contraires entre elles. Elle joue donc le rôle du troisième terme, celui du sujet des contraires. Platon pourrait donc expliquer la génération des Idées-Nombres et, par la suite, celle du monde sensible, en ne se servant que de ces deux principes : l’Un et la Dyade indéfinie du Grand et du Petit. Quelles conclusions pouvons-nous tirer de cette confrontation de la critique aristotélicienne aux exposées doctrinaux des Dialogues platoniciens ? Est-ce qu’Aristote s’abstient de traiter de la participation comme hypothèse pour la génération des IdéesNombres parce qu’elle n’est pas présente dans les Dialogues ? Si elle n’est pas présente dans l’œuvre de Platon, est-elle du moins présente dans l’enseignement oral du maître ? Et si oui, y est-elle argumentée ? Nous ne pouvons répondre de manière conclusive à ces questions, faute de témoignage. Impossible aussi de savoir si Platon a distingué trois niveaux de participation et si Aristote a suivi cette distinction dans ses critiques adressées envers cette doctrine. Quand Aristote critique la participation, c’est celle du sensible aux Idées qu’il a en tête. Rien ne nous laisse croire qu’il se prononce sur la seconde, celle des Formes entre elles, ou sur la troisième, celle de la Dyade à l’Un. Pouvons-nous supposer que les critiques adressées à la première forme de participation s’appliquent aux deux autres ? C’est ce que laisse entendre les livres M et N, car bien qu’Aristote ait parlé au livre A de la participation de la Dyade à l’Un, il n’en fait pas mention alors qu’il traite explicitement de la génération des Idées-Nombres. Nous avons d’ailleurs vu pour quelles raisons, à notre avis, Aristote n’a pas la pleine légitimité pour rejeter l’hypothèse de la participation sans justifier clairement ses motifs, qui dépendent souvent de catégories fermées aux principes de la pensée platonicienne, ou de présupposés méthodologiques, ceux du naturaliste, qui n’invalident 461 Platon, Timée, 50e (trad. L. Brisson) : « ὅμοιον γὰρ ὂν τῶν ἐπεισιόντων τινὶ τὰ τῆς ἐναντίας τά τε τῆς τὸ παράπαν ἄλλης φύσεως ὁπότ’ ἔλθοι δεχόμενον κακῶς ἂν ἀφομοιοῖ, τὴν αὑτοῦ παρεμφαῖνον ὄψιν. διὸ καὶ πάντων ἐκτὸς εἰδῶν εἶναι χρεὼν τὸ τὰ πάντα ἐκδεξόμενον ἐν αὑτῷ γένη. » 259 pas en soi la démarche du dialecticien, aussi abstraite et vide qu’elle puisse paraître pour le Stagirite. 5. La réception néoplatonicienne de la critique aristotélicienne La critique aristotélicienne de l’engendrement des Idées-Nombres peut sembler difficilement réfutable si nous faisons abstraction de tout autre témoignage au sujet de cette doctrine, et surtout, si nous concédons à Aristote les postulats, théorèmes et définitions – souvent propres à la pensée aristotélicienne et absents du corpus platonicien – sur lesquels elle se fonde (et qui entrent en conflit avec les divisions essentielles du platonisme, au sujet notamment du statut des objets mathématiques). Mais, puisque nous ne savons pas à quel point Aristote est resté fidèle à un enseignement oral de Platon sur le Bien et sur ce qu’il est convenu d’appeler, d’après le titre de l’imposant ouvrage de L. Robin, la théorie platonicienne des Idées et des Nombres, en étant conscient qu’il aborde les principes de cette doctrine à partir de ses propres catégories conceptuelles, en facilitant ainsi la critique, nous devons rester vigilants par rapport à sa validité en tant réfutation d’un platonisme ésotérique, dont l’histoire ne peut être établie qu’à partir de témoignages indirects et souvent peu charitables. En ne rapportant que certains aspects des doctrines présocratiques au livre A de la Métaphysique, Aristote a su construire une critique de ses devanciers dont la cohérence interne est remarquable, mais dont la probité est discutable. A-t-il fait de même avec les agrapha dogmata ? Si nous avons des témoignages autres que ceux d’Aristote, par exemple les extraits des présocratiques chez Simplicius, pour juger si le traitement doxographique qu’il fait de l’œuvre philosophique de ses devanciers est fidèle, nous n’avons pas la même chance en ce qui concerne la doctrine non-écrite au sujet du Bien et de la génération des Idées-Nombres, Aristote en étant le seul doxographe. Nous avons vu que les dialogues platoniciens sont peu diserts au sujet d’une doctrine de la génération des Idées par participation à la Dyade et l’Un. Bien que les allusions à une telle doctrine soient peu nombreuses, comme nous l’avons constaté, et qu’elles ne permettent pas d’offrir un contrepoids assuré à la totalité des critiques formulées par d’Aristote – notons que nous n’avons pas traité de l’ensemble des problèmes soulevés aux livres M et N de la 260 Métaphysique –, elles fournissent les assises d’une contre-argumentation platonicienne, qui recevra une structure théorique forte dans la pensée néoplatonicienne, notamment chez Syrianus et son disciple Proclus. 261 ARTICLE I : INTUITION ET PENSÉE DISCURSIVE. SUR LA FONCTION DE L’EPIBOLÊ DANS LES ENNÉADES DE PLOTIN462 1. Mise en contexte philosophique et historique de la notion d’epibolê Au cœur des préoccupations épistémologiques de la tradition platonicoaristotélicienne se pose le problème de la relation entre la pensée et son objet. Le théoricien de la connaissance doit non seulement expliquer comment la pensée arrive à appréhender son objet de manière claire et distincte, mais aussi identifier ce qui lui permet de le définir sous une forme propositionnelle, dans un discours à valeur scientifique. À ces problèmes, dont la portée philosophique transcende le cadre antique, Plotin a apporté ses propres réponses, en mobilisant des concepts aux origines diverses, tout en restant fidèle à l’esprit du platonisme. C’est par l’analyse d’un concept fondamental de la pensée néoplatonicienne que nous aborderons la question des rapports entre l’intuition et la pensée discursive (dianoia) dans les Ennéades463. Par l’étude de la notion d’epibolê, nous espérons contribuer à la clarification de certains aspects de cette problématique464. Plotin n’est pas le premier philosophe à avoir employé le terme epibolê pour signifier la visée d’un objet cognitif par la pensée : ce sens est déjà attesté chez Épicure et Alexandre d’Aphrodise. Toutefois, il est 462 Nous présentons ici une version légèrement remaniée de notre article : « Intuition et pensée discursive : sur la fonction de l’ἐπιβολή dans les Ennéades de Plotin », Laval théologique et philosophique, 66, 1 (2010), p. 45-59. 463 Parmi les nombreux articles et chapitres de monographie consacrés à cette question au cours des dernières décennies, voir notamment A. C. Lloyd, « Non-Discursive Thought – An Enigma of Greek Philosophy », Proceedings of the Aristotelian Society, 70 (1970), p. 261-274; H. J. Blumenthal, Plotinus’ Psychology, La Hague, Martinus Nijhoff, 1971, p. 100-111; R. Sorabji, « Myths about Non-Propositional Thought » dans Language and Logos, éd. par M. Schofield and M. C. Nussbaum, Cambridge, Cambridge University Press, 1982, p. 295-314; M. R. Alfino, « Plotinus and the Possibility of Non-Propositional Thought », Ancient Philosophy, 8 (1989), p. 273-284; J. Bussanich, « Non-discursive Thought in Plotinus and Proclus », Documenti e studi sulla tradizione filosofica medievale, 8 (1997), p. 191-210; E. K. Emilsson, Plotinus on Intellect, Oxford, Oxford University Press, 2007, p. 176-213. 464 Les études consacrées à l’ἐπιβολή ont principalement porté sur son acception « mystique », qui renvoie à la conversion de l’âme humaine – ou de l’Intellect hypostase – vers son principe ultime, l’Un-Bien. À ce sujet, voir J. M. Rist, Plotinus : The Road to Reality, Cambridge, Cambridge University Press, 1967, p. 48-52; J. Bussanich, The One and its Relation to Intellect in Plotinus, Leiden/New York, Brill, 1988, p. 94 sqq.; J. F. Phillips, « Plotinus and the ‘Eye’ of Intellect », Dionysius, 14 (1990), p. 79-103; M. Harrington, « The Drunken Epibole of Plotinus and its Reappearance in the Work of Dionysius the Areopagite », Dionysius, 23 (2005), p. 117-138. À la différence de ces commentateurs, nous nous intéresserons principalement à l’ἐπιβολή associée à la pensée proprement humaine (διάνοια). 263 le premier à avoir intégré ce concept à un système philosophique répondant à des principes essentiellement platoniciens. C’est en comparant le premier sens philosophique attribué à epibolê aux nouvelles acceptions que ce terme acquiert dans les Ennéades que l’on arrivera à mieux saisir sa fonction dans l’économie de la pensée plotinienne. Plusieurs traductions françaises ont été offertes pour rendre manifeste la signification philosophique du terme epibolê, chacune révélant une interprétation plus ou moins adéquate de la fonction conceptuelle qui lui est propre. En choisissant par exemple de traduire par intuition, on perdra de vue l’image concrète que continue d’évoquer ce concept, celle d’une visée ou plus littéralement d’une pro-jection de la pensée sur son objet (le préfixe epi- indiquant une direction, vers ou sur; le radical -bolê signifiant un jet). L’inclusion d’epibolê dans le lexique traditionnel de la noétique – aux côtés des noein, lambanein, aptesthai, thigganein et de leurs formes nominales – risque donc de susciter un contresens entraînant une compréhension inadéquate de sa fonction épistémologique. En effet, ce terme ne renvoie pas spécifiquement à la saisie claire et distincte d’un objet intelligible, mais plus généralement à la visée et à la représentation de cet objet par la pensée, que celle-ci lui soit adéquate ou non465. Pour Plotin, la faculté proprement humaine de l’âme, la pensée discursive (dianoia), opère une double activité : tout en contemplant les formes inhérentes à la partie supérieure de l’âme humaine – dont l’activité est constamment dirigée vers la réalité intelligible –, elle porte ses jugements sur les données fournies par la sensation. C’est précisément à cette faculté « bicéphale », la dianoia, que l’epibolê se voit le plus souvent rattachée, comme l’attestent les nombreuses occurrences de l’expression epibolê tês dianoias dans les Ennéades. Notre étude montrera que l’epibolê plotinienne renvoie en premier lieu à la visée des notions inhérentes à l’âme humaine ainsi qu’à leur représentation par la pensée. C’est par analogie avec cette activité, que l’on pourrait qualifier d’intentionnelle, que Plotin attribuera à l’Intellect hypostase une forme d’epibolê supérieure à l’activité de la pensée 465 Par sa dimension noétique, l’intention husserlienne peut être rapprochée de l’ἐπιβολή plotinienne. Pour une présentation synthétique de l’histoire de cette notion, voir A. de Libera, « Intention », dans Vocabulaire européen des philosophies, sous la direction de B. Cassin, Paris, Éditions du Seuil/Dictionnaire le Robert, 2004, p. 608-619. À l’instar d’ἐπιβολή, notons aussi que le terme latin intentio peut signifier la visée d’un objet et sa similitude, c’est-à-dire sa représentation par la pensée (ibid., p. 610). 264 proprement humaine466. Afin de mieux distinguer les différentes acceptions de l’epibolê dans les Ennéades, nous traiterons d’abord de sa fonction épistémologique dans les écrits d’Épicure et les commentaires d’Alexandre d’Aphrodise, qui s’avèrent aujourd’hui les seuls témoignages significatifs d’un usage philosophique de ce terme avant Plotin. 2. Le sens philosophique d’epibolê avant Plotin 2.1 Épicure et l’épicurisme C’est dans les écrits d’Épicure que le terme epibolê prend pour la première fois un sens technique dans le corpus philosophique grec : on le rencontre, sous différentes formes, dans la Lettre à Hérodote et dans les Kuriai doxai467. Étant donné l’état fragmentaire du corpus épicurien et la concision avec laquelle les doctrines y sont exposées, peu de commentateurs ont osé fournir une justification philosophique de sa fonction épistémologique. Ce concept n’en constitue pas moins un des fondements de la pensée épicurienne. En effet, aux critères de vérité définis par leur maître – la sensation (aisthêsis), la préconception (prolêpsis) et l’affection (pathos) – les épicuriens ont jugé bon d’ajouter l’epibolê tês dianoias468. Précisons que cette notion est bien présente dans les écrits d’Épicure, mais qu’elle n’y compte pas au nombre des critères de vérité qui y sont énumérés469. L’epibolê épicurienne se définit généralement comme la visée, consciente ou non470, d’un objet par les sens (aisthêtêria) ou par la pensée (dianoia). C’est en référence à cette 466 Le terme ἐπιβολή renvoie aussi à la visée cognitive de la faculté perceptive; tout comme le terme προσβολή, dont il est alors synonyme, ἐπιβολή peut désigner par analogie l’activité de l’Intellect hypostase. Voir J. F. Phillips, art. cit., p. 81 sqq. 467 Dans Diogène Laërce, Vitae philosophorum, X. Pour les occurrences du terme ἐπιβολή employé seul, cf. § 35, 36 (deux fois), 69, 70, 83 dans la Lettre à Hérodote; pour l’expression ἐπιβολὴ τῆς διανοίας et ses formes dérivées, cf. § 35, 38, 50 (deux fois), 51 (deux fois), 62 dans la Lettre à Hérodote et Κύριαι δόξαι XXIV. Toutes les références renvoient à l’édition de H. S. Long : Diogène Laërce, Vitae philosophorum, 2 t., Oxford, Clarendon Press, 1964. 468 Diogène Laërce, op. cit., X, § 31. 469 Sur les raisons pour lesquelles Épicure n’aurait pas compté l’ἐπιβολὴ τῆς διανοίας au nombre des critères de vérité, voir C. Bailey, « On the meaning of ἐπιβολὴ τῆς διανοίας », dans Epicurus : The Extant Remains, Oxford, Clarendon Press, 1926, p. 271-272. 470 Au sujet du caractère conscient et volontaire de l’ἐπιβολή, voir C. Bailey, art. cit., p. 259-274, dont les conclusions ont été critiquées entre autres par D. J. Furley, Two Studies in the Greek Atomists, Princeton, Princeton University Press, 1967, p. 206-208 et J. M. Rist, Epicurus. An Introduction, Cambridge, Cambridge 265 seconde acception que les épicuriens auraient élevé l’epibolê au rang de critère de vérité, en créant ainsi un concept, l’epibolê tês dianoias, destiné à être récupéré par la tradition platonico-aristotélicienne, d’Alexandre d’Aphrodise à Jean Philopon. Dans les écrits d’Épicure, le lexique de l’imagination – phantasia, phantasma, etc. – accompagne généralement l’expression epibolê tês dianoias. Ainsi, la dianoia prendrait pour objet des images qui en raison de leur trop grande subtilité n’auraient pas été saisies par les sens, et auraient ainsi outrepassé l’intermédiaire de la sensation pour venir se fixer directement dans la pensée. Pour Épicure, ces images seraient notamment celles des dieux et des morts, imperceptibles aux sens, mais accessibles à la pensée, entre autres par la voie des rêves471. Si réellement l’epibolê ne renvoie qu’à une perception sensible ou à une saisie d’images subtiles et oniriques par la pensée, on arrive difficilement à comprendre la fonction épistémologique propre que lui réservaient les épicuriens; en effet, d’aucuns pourraient objecter qu’elle redouble inutilement ces autres critères de vérité que sont la sensation et la préconception. C’est contre ce genre d’objections que C. Bailey, dans une étude faisant suite à sa traduction des fragments d’Épicure, a voulu prémunir la pensée épicurienne. Il y attribue un sens proprement épistémologique à l’epibolê tês dianoias, la définissant comme la saisie immédiate et intuitive de concepts, en particulier des concepts évidents de la pensée scientifique472. Par la juxtaposition de notions claires préalablement saisies (prolêpsis), la pensée arriverait à produire une nouvelle notion, à son tour appréhendée par l’acte cognitif qu’est l’epibolê. C’est alors qu’une connaissance scientifique viendrait se substituer à une opinion fausse, causée par une combinaison inadéquate de notions, en elles-mêmes vraies, issues de la sensation. Ainsi, bien que nos sens soient en eux-mêmes inaptes à saisir des notions telles que l’atome ou le vide, par une juxtaposition adéquate de concepts plus élémentaires acquis via nos sensations, et par la visée cognitive du résultat de cette synthèse, il nous serait possible d’en avoir une connaissance certaine, et donc scientifique. University Press, 1972, p. 25, et partiellement réhabilitées par E. Asmis dans une monographie portant sur l’épistémologie épicurienne, Epicurus’ Scientific Method, Ithaca, Cornell University Press, 1984, p. 125-126. 471 Diogène Laërce, op. cit., X, § 50, 51. 472 C. Bailey, art. cit., p. 260; voir p. 267-274 pour la démonstration. 266 Aussi convaincante qu’elle puisse sembler, on peut douter, à la suite de plusieurs spécialistes actuels de l’épicurisme, que l’interprétation proposée par Bailey reflète authentiquement la doctrine épistémologique d’Épicure. Toutefois, en dépit des critiques qui peuvent lui être adressées, le modèle interprétatif défendu par Bailey conserve ce mérite indéniable : il fournit une justification à la thèse épicurienne voulant que des notions complexes comme le vide et l’atome puissent acquérir une certitude scientifique pour la pensée. Comme la suite de notre étude le montrera, l’interprétation de l’epibolê tês dianoias proposée par Bailey convient peut-être moins au sens qu’Épicure a pu lui attribuer qu’à la fonction qu’elle acquerra chez Plotin, qui s’en servira pour conceptualiser le passage d’une opinion confuse et injustifiée – par exemple, l’idée que chacun peut se faire de la notion de temps – à une connaissance claire et certaine, pouvant être exposée dans un discours scientifique. 2.2 Alexandre d’Aphrodise Dans son Commentaire sur la Métaphysique d’Aristote, Alexandre d’Aphrodise emploie à son tour le terme epibolê, en reprenant littéralement la formule apparue dans le corpus épicurien : epibolê tês dianoias473. Davantage que sa signification dans les écrits d’Épicure, c’est le sens que cette expression prend pour Alexandre qui permettra d’éclairer l’usage qu’en fera Plotin. Le syntagme apparaît dans l’exégèse de ce locus classicus du livre Γ (IV) de la Métaphysique474 : « Maintenant, si l’être et l’unité sont une même chose, c’est-à-dire une même nature, au sens où ils sont associés l’un à l’autre comme le principe et la cause, mais non au sens où ils seraient signifiés par une seule définition (logos) […]475 ». Pour illustrer son propos, Aristote montre que les expressions « un homme » et « homme » renvoient à un même sujet, tout comme « homme existant » et « homme », qui ont le même référent; par conséquent, les prédicats un et existant ne peuvent être distingués 473 Il nous a été impossible de déterminer si Alexandre reprend le syntagme ἐπιβολὴ τῆς διανοίας directement des écrits d’Épicure, ou indirectement par l’entremise d’intermédiaires textuels qui nous sont aujourd’hui inconnus. 474 Notons que le terme réapparaît ailleurs dans les commentaires d’Alexandre (édités dans la collection des Commentaria in Aristotelem graeca [CAG]), où il garde sensiblement la même signification. Cf. In metaphyica (CAG, I), 384, 21; In topicorum (CAG, II, 2), 233, 5; 392, 2; 409, 28. 475 Aristote, Métaphysique Γ, 2, 1003b22-26 (notre traduction) : « εἰ δὴ τὸ ὂν καὶ τὸ ἓν ταὐτὸν καὶ μία φύσις τῷ ἀκολουθεῖν ἀλλήλοις ὥσπερ ἀρχὴ καὶ αἴτιον, ἀλλ’ οὐχ ὡς ἑνὶ λόγῳ δηλούμενα (διαφέρει δὲ οὐθὲν οὐδ’ ἂν ὁμοίως ὑπολάβωμεν, ἀλλὰ καὶ πρὸ ἔργου μᾶλλον). » Pour une interprétation philosophique et philologique de ce passage, voir W. D. Ross, Aristotle’s Metaphysics, t. 1, Oxford, Clarendon Press, 1953 (2), p. 257-258. 267 en tant qu’ils désignent une seule et même réalité substantielle, par exemple, tel homme. Aristote en conclut que l’unité n’est pas une nature distincte de l’être. L’argument montre ainsi que sur le plan ontologique, l’être et l’unité ont un même référent, et partagent ainsi une même nature, alors que du point de vue logique, chacun se voit attribuer une définition (logos) qui lui est propre. En effet, on ne saurait définir l’être de la même manière que l’unité. C’est probablement en raison de l’équivocité du terme logos, qui apparaît dans l’extrait commenté, qu’Alexandre a jugé bon d’introduire la notion d’epibolê tês dianoias : Il dit que l’unité est la même chose que l’être, tout comme le principe et la cause sont une même chose; en effet, ils sont associés l’un à l’autre et sont prédiqués d’un même sujet (car ce qui est principe est aussi cause, et ce qui est cause est aussi principe). Cependant, la définition (logos) de ce sujet et sa visée par la pensée (epibolê tês dianoias) diffèrent en tant qu’il est dit principe ou cause (en effet, il est dit principe en tant qu’il est premier par rapport à ce dont il est principe, et en tant que provient de lui ce dont il est principe; alors qu’il est dit cause en tant qu’il est ce par quoi ce dont il est la cause existe : ce dont une chose provient diffère de ce par quoi cette chose existe), il en est donc ainsi, dit-il, du rapport entre l’être et l’unité476. Selon l’interprétation alexandrinienne, un sujet qui est principe est également cause, tout comme une chose qui existe est également une; cependant, selon le prédicat visé, on proposera telle ou telle définition (logos) de ce même sujet. C’est ici qu’Alexandre introduit le concept d’epibolê. L’analyse syntaxique du passage en question montre que la conjonction καί, qui précède le syntagme epibolê tês dianoias, a une fonction explicative. Pour Alexandre, le logos se définit comme ce qui est dit d’un sujet en tant qu’un de ses prédicats est visé par la pensée : l’epibolê tês dianoias vient donc expliciter la notion de visée relative au concept de logos. En effet, cette expression renvoie à la visée cognitive d’un des prédicats du sujet à définir, autrement dit, c’est le point de vue à partir duquel ce sujet sera défini. Bref, l’epibolê désigne la saisie intuitive et simple de son objet par la pensée, alors que le logos renvoie à son expression propositionnelle et dès lors complexe. 476 Alexandre d’Aphrodise, In metaphysica, 247, 8-16 (notre traduction) : « λέγει δὲ τὸ ἓν τῷ ὄντι οὕτω ταὐτὸν εἶναι ὡς ἔστι ταὐτὰ ἀρχή τε καὶ αἴτιον. ὡς γὰρ ταῦτα ἀμφότερα μὲν ἀκολουθεῖ τε ἀλλήλοις καὶ κατὰ τοῦ αὐτοῦ κατηγορεῖται (ὃ γὰρ ἀρχή, τοῦτο καὶ αἴτιον, καὶ ὃ αἴτιον, τοῦτο καὶ ἀρχή), ἄλλος μέντοι λόγος αὐτοῦ καὶ ἄλλη ἐπιβολὴ τῆς διανοίας καθὸ ἀρχὴ λέγεται καὶ ἄλλος καθὸ αἴτιον (ἡ μὲν γὰρ ἀρχὴ καθὸ πρῶτόν ἐστι τοῦ οὗ ἐστιν ἀρχή, καὶ καθὸ ἐξ αὐτοῦ τὰ ὧν ἐστιν ἀρχή, τὸ δὲ αἴτιον καθό ἐστι δι’ αὐτὸ τὸ οὗ αἴτιον· ἄλλο δὲ τὸ ἐξ οὗ ἐστι καὶ ἄλλο τὸ δι’ ὅ), οὕτω δή φησιν ἔχειν πρὸς ἄλληλα τό τε ὂν καὶ τὸ ἕν. » 268 Dans le cadre d’un autre modèle, celui de l’innéisme plotinien, l’epibolê tês dianoias conservera somme toute la même fonction que chez Alexandre; toutefois, la pensée discursive (dianoia) n’y visera plus l’un des prédicats du sujet à définir, mais une notion inhérente à l’âme humaine en tant qu’elle est tournée vers une réalité intelligible qui la transcende. 3. L’epibolê tês dianoias dans les Ennéades 3.1 La nature et les activités de la pensée discursive (dianoia) En milieu du IIIe siècle de notre ère, alors que Plotin entreprend la rédaction de son œuvre, le terme epibolê a depuis longtemps acquis un sens technique en philosophie, ce que l’auteur des Ennéades, par une connaissance probable de la doxographie épicurienne477, ou plus vraisemblablement par un accès direct aux commentaires d’Alexandre478, ne pouvait ignorer. Avant d’amorcer l’étude de l’epibolê tês dianoias dans l’œuvre de Plotin, il convient d’abord de définir cette faculté, la dianoia, à laquelle l’epibolê se voit fréquemment rattachée. Au Traité V, 3 [49], Plotin livre un de ses plus brillants exposés sur la nature de la pensée discursive (dianoia) : il en fait le siège de la cognition humaine en la distinguant de l’Intellect, dont elle accueille les impressions, et de la sensation, dont elle reçoit les images. C’est ce qu’illustre cette métaphore, à valeur proverbiale pour la tradition néoplatonicienne : « la sensation est notre messager, mais l’Intellect est notre roi »479. Contrairement à l’Intellect, la dianoia ne saisit pas la totalité de son contenu d’un seul 477 Sur les rapports entre Plotin et l’épicurisme, voir J. M. Charrue, « Plotin et Épicure », Emerita, 74, 2 (2006), p. 289-320. Ajoutons que l’on retrouve plusieurs occurrences du terme ἐπιβολή dans l’œuvre de Sextus Empiricus – que Plotin aurait connue – et notamment l’expression ἐπιβολὴ τῆς διανοίας (Adversus mathematicos, 3, 54, 6-7). 478 D’après le témoignage de Porphyre (Vita Plotini, § 14, 5-7), Plotin aurait condensé la Métaphysique d’Aristote dans ses écrits. De plus, il aurait fait usage des commentaires d’Alexandre dans ses cours, ce qui nous amène à lui attribuer une bonne connaissance de son commentaire à la Métaphysique (et a fortiori du présent passage, où Aristote anticipe involontairement le problème fondamental du néoplatonisme : celui de la distinction entre l’un et l’être). Sur l’influence qu’a pu avoir Alexandre sur la pensée de Plotin, voir P. L. Donini, Tre studi sull’aristotelismo nel II secolo d.C., Torino, Paravia, 1974, p. 5-62. 479 Plotin, Traité V, 3 [49], 3, 44-45. Toutes les références aux traités de Plotin, ainsi qu’à la Vie de Plotin par Porphyre, se rapportent à l’édition critique (editio minor) établie par P. Henry et H.-R. Schwyzer, Plotini Opera, Oxford, Clarendon Press, 1964-1982. 269 coup, mais de manière discursive, par passage (diexodos) ou transition (metabasis) d’un concept à un autre480. En tant que puissance intermédiaire entre la sensation et l’Intellect, c’est à la faculté discursive que l’homme s’identifie essentiellement. C’est ce que confirmera le Traité I, 1 [53]481, où Plotin fait correspondre le nous (hêmeis) – où l’on peut voir une lointaine anticipation du sujet moderne – aux activités de la pensée discursive. Il y énonce que l’homme véritable, ce que nous sommes par essence, correspond à notre faculté rationnelle (hê logikê psuchê)482. À la suite de H. J. Blumenthal, on considère communément que les termes dianoia et logos renvoient à une même faculté483. Toutefois, si cette faculté, la plus haute de l’âme humaine, reste une, ses activités sont quant à elles multiples. Leur distinction s’avèrera d’ailleurs fondamentale pour comprendre la fonction propre qu’attribue Plotin à l’epibolê tês dianoias. Au chapitre 7 du Traité I, 1 [53], Plotin énonce que la perception des choses extérieures est en réalité l’image d’une contemplation intérieure, celle des formes intelligibles par l’âme. Non seulement ces formes rendent possible l’activité perceptive, mais elles sont aussi à la source de ces trois activités rationnelles, propres à l’homme : le raisonnement (dianoia), l’opinion (doxa) et l’intuition (noêsis)484. Alors que l’opinion et, dans une certaine mesure, le raisonnement portent sur les images issues de la sensation485, on peut s’interroger sur la nature et l’objet de l’intuition. En effet, l’analyse des Traités V, 3 [49] et I, 1 [53] montre que noêsis est un terme équivoque dans les Ennéades. Au chapitre 8 du Traité I, 1 [53], Plotin énonce que nous possédons les formes (eidê) de deux manières : 480 Plotin, Traité IV, 4 [28], 1, 15-16. C’est à ce type de discursivité que renvoie le syntagme pensée discursive, que nous avons choisi pour traduire le terme διάνοια. Pour Plotin, la pensée discursive n’est pas d’emblée propositionnelle, même si la pensée propositionnelle relève effectivement de l’activité logique de la διάνοια. 481 Pour un traitement complet des doctrines épistémologiques exposées dans le Traité I, 1 [53], voir G. Aubry, Plotin. Traité 53 (I, 1), Paris, Les Éditions du Cerf, 2004. 482 Plotin, Traité I, 1 [53], 7, 21-24. 483 H. J. Blumenthal, op. cit., p. 100 sqq. Notons toutefois que Plotin n’est pas toujours rigoureux dans l’usage qu’il fait de ces termes : selon les contextes, le terme διάνοια peut signifier le jugement porté sur les images sensibles, celui porté sur les impressions intelligibles, et même l’activité intuitive de la pensée, comme dans l’expression ἐπιβολὴ τῆς διανοίας. Si le λόγος se confond le plus souvent avec la διάνοια, au sens où ils désignent tous deux la faculté supérieure de l’âme humaine, Plotin semble également prendre λόγος, terme polysémique par excellence, plus spécifiquement au sens d’expression propositionnelle – ou de la faculté qui rend possible cette expression – de l’activité intuitive de la διάνοια. 484 Plotin, Traité I, 1 [53], 7, 14-17. 485 Ibid., 9, 4-12. 270 déployées et séparées dans notre âme, et rassemblées dans l’Intellect. L’âme supérieure, que Plotin identifie à la pensée véritable (hê dianoia hê alêthês), saisit l’intelligible par une multiplicité d’actes intuitifs486. Sommes-nous cette âme pour Plotin ? Oui, mais seulement lorsque nous avons une appréhension consciente (antilêpsis) des formes qu’elle contemple et qui lui sont dès lors inhérentes. En référence à Aristote487, Plotin énonce que nous touchons ou nous ne touchons pas aux intelligibles qui sont dans l’Intellect, ou plutôt à ceux qui sont en nous, à savoir dans notre âme488. Bien que nous les possédions tous en puissance, nous ne les appréhendons en acte que lorsque notre pensée en fait l’objet de sa visée (epibolê). Si les formes psychiques sont séparées les unes des autres, comment la dianoia, qui les saisit une à une, arrivera-t-elle à les relier entre elles afin de produire un discours (logos) ? La solution plotinienne à ce problème peut être trouvée au chapitre 5 du Traité IV, 9 [8]489. Plotin y fait l’analogie suivante : une âme particulière est à l’Âme universelle ce qu’un théorème est à sa science, soit une partie dont l’existence et l’intelligibilité dépendent du tout auquel elle se rattache. Par exemple, la totalité de la science du géomètre est contenue potentiellement dans le théorème particulier sur lequel porte sa démonstration, ce qui signifie que la résolution de ce théorème présuppose la connaissance des principes généraux et spécifiques de cette science, ces principes contenant en puissance la totalité des théorèmes que le géomètre peut démontrer. Plus généralement, on peut dire que la pensée humaine ne vise en acte qu’une forme particulière, bien que par sa participation à l’Intellect – qui rassemble la totalité des formes en une unité conservant leurs différences –, elle ait accès, en puissance, à l’ensemble des formes intelligibles. Pour qualifier cette saisie compréhensive du tout intelligible, Plotin emploiera le terme athroos490. Ainsi, en tant qu’il se rapporte à l’âme humaine, le syntagme epibolê athroa désignera une visée cognitive qui porte en acte (energeia) sur une notion particulière, mais qui comprend, en 486 Ibid., 9, 20-23. Aristote, Métaphysique, Θ, 10, 1051b23-26. 488 Plotin, Traité I, 1 [53], 9, 12-15. 489 Plotin, Traité IV, 9 [8], 5, 1-28. 490 Ce terme, qui pose une difficulté particulière au traducteur, peut être opposé à l’étalement (διάστημα) temporel et/ou notionnel; joint à l’ἐπιβολή, il signifie que la pensée comprend d’un seul coup l’ensemble des attributs de la notion qu’elle vise. Par ailleurs, notons que ce terme apparaît déjà dans la Lettre à Hérodote (§ 35) : l’ἐπιβολὴ ἀθρόα y désigne une notion philosophique universelle que le philosophe en herbe doit assimiler afin de porter un jugement adéquat sur les cas particuliers qui se présenteront à lui. Mutatis mutandis, l’ἐπιβολή plotinienne aura la même fonction. 487 271 puissance (dunamei), l’ensemble des attributs qui serviront à la définir (d’où notre traduction par visée compréhensive). Ainsi, c’est au moyen des concepts aristotéliciens de l’en acte et l’en puissance que la notion épicurienne d’epibolê sera repensée par Plotin491. Avant de conclure cette brève présentation des activités de la διάνοια, il convient de revenir sur le concept de jugement (krisis). Juger, pour la pensée discursive, consiste à rassembler (sunagein) et à diviser (diairein) les impressions qu’elle reçoit, de la sensation, certes, mais aussi de l’Intellect492. Alors que la plupart des hommes ne portent leurs jugements que sur les images laissées par leurs sensations, le philosophe est apte à recevoir les impressions des intelligibles : celles-ci constituent même les principes (archê) de sa science, la dialectique493. Dans les Traités V, 3 [49] et I, 1 [53], Plotin soutient que l’homme s’identifie essentiellement à sa faculté discursive, dont l’activité est à la fois raisonnante et intuitive : « c’est nous-mêmes qui raisonnons (logizomenoi) et nous-mêmes qui avons l’intuition (nooumen) des notions de notre pensée discursive »494. L’epibolê correspond à l’acte intuitif de la dianoia, alors que le raisonnement (logos) constitue l’expression propositionnelle de cet acte. Mutatis mutandis, l’epibolê conservera pour Plotin la fonction qu’elle avait déjà pour Alexandre, celle de principe du discours (logos). 3.2 La clarification de la visée cognitive Les premières lignes du Traité III, 7 [45], Sur l’éternité et le temps, offrent sans doute l’illustration la plus évocatrice de la fonction attribuée à l’epibolê dans les Ennéades. Plotin y montre comment l’homme peut passer de l’opinion à la science par une réflexion sur ses propres pensées. Son traitement des notions d’éternité et de temps, avec lesquelles chacun se croit familier, lui fournit l’occasion d’illustrer les procédés et la fin de la méthode dialectique : L’éternité et le temps, disons-nous, sont deux choses différentes : l’éternité se rapporte à la nature qui est perpétuelle, le temps, à ce qui devient et à ce monde. Spontanément, comme si nous avions une visée compréhensive de leur notion 491 Sur l’usage que fait Plotin de ces notions, voir les notes et commentaires de J.-M. Narbonne dans Plotin, Traité 25 (II, 5), Paris, Les Éditions du Cerf, 1998. 492 Plotin, Traité V, 3 [49], 2, 7-13. 493 Plotin, Traité I, 1 [53], 5, 1-5. 494 Plotin, Traité V, 3 [49], 3, 35-36. 272 (tais tês ennoias athroôterais epibolais), nous croyons en avoir une impression claire dans nos âmes, puisque nous en parlons toujours et à propos de tout. Cependant, lorsque nous tentons de les examiner, comme si nous nous rapprochions de nos pensées, nous sommes dans l’embarras […]495. Ce passage confirme ce que nous avons mentionné au sujet de la double activité de la pensée discursive. Selon Plotin, tout homme, à partir des notions qu’il possède, porte un jugement sur les données de son expérience. Ainsi, c’est en ayant une certaine idée du temps qu’il arrive à prévoir la durée de ses activités, à fixer un rendez-vous, etc.; cependant, cette connaissance pratique, essentielle à l’action humaine, n’implique en rien une connaissance théorique de la nature du temps. Tout comme le fera saint Augustin au livre XI de ses Confessions, Plotin témoigne déjà, dans les premières lignes du Traité III, 7 [45], de l’étonnement qui surgit en chaque homme lorsqu’il est amené à définir ce qu’est le temps. Spontanément, il pensera en avoir une idée claire, pouvant être exprimée dans une proposition du genre : le temps, c’est […]. Toutefois, en rapportant son attention sur cette notion qu’il croyait naguère évidente, il ne pourra que constater son ignorance. Privé de la visée compréhensive (epibolê athroa) de ses attributs, il n’aura à l’esprit qu’une idée vague, inexprimable dans un discours clair, précis et structuré. Pour Plotin, cette connaissance, dont la plupart des hommes sont privés, ne peut être atteinte que par le véritable philosophe qui, au terme du long exercice qu’est la dialectique, peut espérer parvenir à une intelligence parfaite de son objet496. Son discours (logos), par exemple celui que livre Plotin tout au long du Traité III, 7 [45], ne sera que l’expression propositionnelle de cette visée intuitive, par laquelle il saisit d’un seul coup l’ensemble des attributs de la notion traitée. Ainsi, lorsqu’elle est qualifiée d’athroa, l’epibolê désigne une saisie claire et distincte d’une notion, et de ses attributs, par la pensée. D’autres occurrences montreront que le terme epibolê, lorsqu’il apparaît sans l’épithète athroa, ne renvoie pas forcément à la connaissance adéquate des multiples attributs compris dans l’unité du concept. Au Traité V, 3 [49], Plotin rappelle que l’activité de la διάνοια porte d’une part sur les images 495 Plotin, Traité III, 7 [45], 1, 1-8 (notre traduction) : « Τὸν αἰῶνα καὶ τὸν χρόνον ἕτερον λέγοντες ἑκάτερον εἶναι καὶ τὸν μὲν περὶ τὴν ἀίδιον εἶναι φύσιν, τὸν δὲ χρόνον περὶ τὸ γινόμενον καὶ τόδε τὸ πᾶν, αὐτόθεν μὲν καὶ ὥσπερ ταῖς τῆς ἐννοίας ἀθροωτέραις ἐπιβολαῖς ἐναργές τι παρ’ αὐτοῖς περὶ αὐτῶν ἐν ταῖς ψυχαῖς ἔχειν πάθος νομίζομεν λέγοντές τε ἀεὶ καὶ παρ’ ἅπαντα ὀνομάζοντες. Πειρώμενοι μὴν εἰς ἐπίστασιν αὐτῶν ἰέναι καὶ οἷον ἐγγὺς προσελθεῖν πάλιν αὖ ταῖς γνώμαις ἀποροῦντες. » 496 Plotin, Traité I, 3 [20], 5, 3-4. 273 produites par la sensation et, d’autre part, sur les impressions qu’elle reçoit de l’Intellect. Les images sensibles, avec lesquelles la pensée discursive est naturellement plus familière, constituent un obstacle à sa visée compréhensive des formes intelligibles. Afin d’acquérir une réelle connaissance de ces notions, l’homme devra d’abord se détourner des images qui le trompent. C’est ce que rappelle Plotin en conclusion du Traité IV, 6 [41] : Il n’est pas étonnant qu’en général tout ce qui se rapporte à l’âme soit différent de ce que les hommes en ont cru, par manque d’examen, et des représentations immédiates (procheiroi autois epibolai) qui leur sont venues des objets sensibles et les ont trompés par leur ressemblance497. Pour Plotin, les hommes sont naturellement trompés par leurs sensations : les images qu’elles produisent amènent la pensée à concevoir les réalités incorporelles, telles que l’âme et ses facultés, sur le modèle des objets sensibles. Comme le laisse entendre Plotin en tête du Traité III, 7 [45], chaque homme doit prendre conscience que ses représentations (procheiroi autois epibolai) sont trompeuses afin que naisse en lui le désir de réexaminer ces notions mêmes qu’il croyait naguère connaître. Cependant, la démarche réflexive ne suscite pas d’emblée l’intuition claire et distincte de celles-ci. Au Traité VI, 2 [43], Plotin précise que la première représentation « critique » de l’âme (hôs doxei tê prôtê tês dianoias epibolê) reste inadéquate, bien que la pensée se soit déjà détournée de ses modèles sensibles et des images qui en proviennent498. Pour saisir clairement et distinctement la nature de l’âme, la pensée doit non seulement la concevoir comme simple et immatérielle, mais aussi reconnaître la multiplicité de ses attributs. En effet, une visée compréhensive (epibolê athroa) de la nature de l’âme implique la connaissance de ses multiples puissances (dunamis). Voilà précisément en quoi consiste la tâche du dialecticien – déjà présentée par Platon dans le Phèdre (265d-e) et reformulée par Plotin au Traité I, 1 [20] –, à savoir diviser son objet selon ses multiples puissances pour ensuite rassembler cette multiplicité dans l’unité du concept. 497 Plotin, Traité IV, 6 [41], 3, 71-74 (notre traduction) : « Καὶ ὅλως τὰ περὶ ψυχὴν πάντ’ οὐ θαυμαστὸν ἄλλον τρόπον ἔχειν, ἢ ὡς ὑπειλήφασιν ὑπὸ τοῦ μὴ ἐξετάζειν ἄνθρωποι, ἢ ὡς πρόχειροι αὐτοῖς ἐπιβολαὶ ἐξ αἰσθητῶν ἐγγίνονται δι’ ὁμοιοτήτων ἀπατῶσαι. » 498 Plotin, Traité VI, 2 [43], 4, 21-24. 274 Bref, le philosophe doit rendre sa visée intuitive semblable à son objet, qui est à la fois simple et multiple499. En cela, Plotin se conforme au principe selon lequel le semblable est connu par le semblable500 : la visée de la pensée doit être à la fois simple, puisqu’elle ne porte en acte que sur une seule notion, et multiple, puisqu’elle contient en puissance la totalité de ses attributs. Il reste maintenant à déterminer si l’ensemble des objets de la pensée (dianoia) peuvent être ainsi conçus, ou si certains restent essentiellement insaisissables et indéfinissables. 3.3 La pensée de l’indéfini (aoristos) : le cas de la matière Dans les extraits précédemment commentés, Plotin montre comment l’homme, en se détournant des images qui le trompent, en prenant conscience de son ignorance et en cherchant à redéfinir ses notions par les procédés de la dialectique, peut espérer acquérir une connaissance adéquate de son objet. Cependant, l’intuition des notions telles que le temps, l’éternité et l’âme ne constitue pas pour lui le terme de la quête philosophique : pour Plotin, le but ultime de l’âme demeure l’union avec l’Un-Bien, le principe ultime de toutes choses, au-delà des êtres (epekeina tôn ontôn) visés par la pensée. En tant qu’il est au-delà de l’être, comment l’Un peut-il alors être pensé ? En effet, comment peut-on penser ce qui, pour Plotin, est au-delà de l’être, et donc n’est pas ? La même question se pose au sujet de la matière (hulê), qui elle reste toujours en deçà de l’être. La dianoia semble a priori incapable de la concevoir, en raison de sa nature essentiellement indéfinie. En effet, l’âme est naturellement portée à projeter les formes qu’elle contient sur ce qui se présente à elle501, et donc à définir son objet. Au traité II, 4 [12], Sur les deux matières502, Plotin discute de la difficulté inhérente à la conception de la matière par l’âme humaine. En référence au Timée (52b), où Platon affirme qu’elle ne peut être saisie que par un raisonnement bâtard (nothô logismô), Plotin fait appel au concept 499 L’ἐπιβολή est qualifiée de simple (ἁπλῆ) dans un autre passage des Ennéades (VI, 3 [44], 18, 11-13), où il est question du νοῦς de l’âme humaine – et non du νοῦς séparé – en tant qu’elle saisit ses objets par des intuitions simples (ἐπιβολαῖς ἁπλαῖς) et non par des raisonnements (οὐ λόγοις). Notons que le syntagme ἐπιβολὴ ἁπλῆ sera repris par la tradition néoplatonicienne, et notamment par les commentateurs alexandrins d’Aristote, pour caractériser l’activité intellective de l’âme humaine. 500 D’après le témoignage d’Aristote (De l’âme, I, 2, 404b8-19), on peut faire remonter cette doctrine jusqu’à Empédocle. 501 Plotin, Traité VI, 6 [34], 3, 32-35. 502 Voir J.-M. Narbonne, Plotin. Les deux matières [Ennéade II, 4 (12)], Paris, Vrin, 1993. 275 d’epibolê pour montrer comment la matière peut malgré tout être pensée et faire l’objet d’un discours : Comment concevrai-je l’absence de grandeur dans la matière ? Comment peuton concevoir quelque chose qui soit sans qualité ? De quel genre sera notre intuition ou la visée de notre pensée (tês dianoias hê epibolê) ? S’il est vrai que le semblable est connu par le semblable, l’indéfini sera connu par l’indéfini. Le concept de l’indéfini sera donc défini, mais sa visée (epibolê) indéfinie503. En reprenant l’axiome selon lequel le semblable est connu par le semblable, Plotin montre comment la matière peut être conçue : par l’indéfinition inhérente à l’âme. En outre, il définit dans ce passage les fonctions respectives du logos et de l’epibolê, qui relèvent tous deux de la διάνοια. En s’inspirant d’un autre passage canonique du Timée (28a), il rappelle que chaque chose est connue par la définition (logô) et l’intuition (noêsei) que nous en avons. À la suite d’Alexandre, Plotin fait ainsi du logos l’expression propositionnelle de la visée intuitive (epibolê), que son objet soit défini, comme le temps, l’éternité et l’âme, ou indéfini, comme la matière. 4. L’âme, l’Intellect et l’Un-Bien Plusieurs études ont récemment porté sur les rapports entre l’Intellect et l’Un. Notre but n’est pas ici de redéfinir cette relation en elle-même504, mais plutôt de justifier l’usage que fait Plotin du concept d’epibolê, d’abord associé à la dianoia, pour caractériser l’activité de l’Intellect (qui constitue, après l’Un-Bien, le second principe du système plotinien). En quoi l’activité de l’Intellect se distingue-t-elle de celle de la dianoia ? Aux deux premiers chapitres du Traité IV, 4 [28], Plotin formule cette question en des termes différents : il n’y traite pas directement de la dianoia, mais de la partie de l’âme qui reste auprès de l’Intellect. Contrairement à la pensée discursive, qui saisit ses objets dans le temps, en passant d’une notion à une autre, l’âme supérieure a un accès immédiat à la 503 Plotin, Traité II, 4 [12], 10, 1-5 (notre traduction) : « Τί οὖν νοήσω ἀμέγεθες ἐν ὕλῃ; Τί δὲ νοήσεις ἄποιον ὁπωσοῦν; Καὶ τίς ἡ νόησις καὶ τῆς διανοίας ἡ ἐπιβολή; Ἢ ἀοριστία· εἰ γὰρ τῷ ὁμοίῳ τὸ ὅμοιον, καὶ τῷ ἀορίστῳ τὸ ἀόριστον. Λόγος μὲν οὖν γένοιτο ἂν περὶ τοῦ ἀορίστου ὡρισμένος, ἡ δὲ πρὸς αὐτὸ ἐπιβολὴ ἀόριστος. » 504 À ce sujet, nous partageons les conclusions de J. F. Phillips (art. cit.). 276 totalité des formes intelligibles505. Plotin prend toutefois le soin de distinguer son activité de celle de l’Intellect; en effet, alors que cette âme saisit ses objets par une multiplicité d’actes intuitifs, l’Intellect a une visée simple et compréhensive (epibolên athroan athroôn) de l’ensemble des formes qui le constituent506. La supériorité de l’Intellect sur l’âme s’explique donc par la plus grande simplicité de son activité. Quant à la pensée discursive, on peut affirmer que son activité imite celle de l’âme supérieure, qui n’est pas descendue vers le monde sensible : toutefois, en raison de sa nature discursive, cette pensée ne vise (epiballôn) en acte qu’une seule forme à la fois507. Ainsi, l’activité de la dianoia relève à la fois de l’âme supérieure, par la multiplicité de ses actes intuitifs, et de l’Intellect, par sa visée compréhensive du tout intelligible508. Contrairement à la pensée discursive, l’Intellect n’est pas à la recherche de son objet : il possède en acte la totalité de ses formes. En tant qu’il est Intellect, sa visée compréhensive (epibolê athroa) est donc purement actuelle : il ne connaît pas la potentialité inhérente à la pensée humaine et n’a donc pas à actualiser son contenu. Cependant, la connaissance parfaite et totale que l’Intellect a de lui-même n’est rendue possible que par son désir d’union avec le principe dont il procède. Pour faire comprendre cette tension de l’Intellect vers l’Un-Bien, Plotin introduit la notion d’Intellect aimant, d’une puissance supra-intellectuelle qui demande à être actualisée par le principe dont elle émane. Cette doctrine est exposée au chapitre 35 du Traité VI, 7 [38]509. Plotin s’y inspire librement du récit de Poros, tiré du Banquet (203b) de Platon, pour concevoir la procession première menant à la formation de l’Intellect. À cette même réalité, il attribue ces deux puissances : l’une par laquelle elle contemple son propre contenu intelligible, l’autre par laquelle elle vise et reçoit (epibolê tini kai paradochê) ce qui est au-delà d’elle-même510. Pour Plotin, c’est cette seconde activité qui rend possible la première, non pas chronologiquement, mais ontologiquement. Dans ce contexte, l’emploi du pronom indéfini tini pour qualifier 505 Plotin, Traité IV, 4 [28], 1, 20-25. Ibid., 1, 19-20. 507 Plotin, Traité V, 1 [10], 4, 16-20. 508 Sur le plan de l’Intellect, la pensée et l’être ne font qu’un, alors qu’au niveau de la pensée discursive, la définition (λόγος) et la visée intuitive (ἐπιβολή) restent distinctes de leur objet (πρᾶγμα) (VI, 6 [34], 6, 2426). 509 En plus des commentaires de J. Bussanich et J. F. Phillips, voir ceux de P. Hadot dans Plotin, Traité 38 (VI, 7), Paris, Les Éditions du Cerf, 1987, p. 197-201. 510 Plotin, Traité VI, 7 [38], 35, 19-25. 506 277 l’epibolê – littéralement, par une sorte de visée (epibolê tini)511 – pointe en direction d’un usage analogique de l’epibolê tês dianoias : tout comme la pensée discursive ne peut raisonner qu’en visant ce qui est au-delà d’elle-même, l’intelligible, l’Intellect ne peut se connaître qu’en visant ce qui le transcende, l’Un-Bien. En bon platonicien, Plotin se sert donc d’un concept associé à l’activité humaine, l’epibolê, pour traiter des réalités divines, à savoir l’Intellect et son principe. Par-delà l’Intellect, peut-on attribuer à l’Un une sorte de connaissance de soi ? Certains passages des Ennéades semblent a priori corroborer cette idée. Certes, Plotin s’interroge sur cette possibilité; dans un de ses premiers traités, il va même jusqu’à doter l’Un d’une forme de conscience de soi (sunaisthêsis)512. En réponse à des critiques péripatéticiennes jugeant absurde l’idée que le premier principe soit incapable de se penser lui-même, l’auteur des Ennéades a peut-être voulu présenter sa doctrine de l’Un en se servant des concepts mêmes de ses détracteurs. Toutefois, si dans ses premiers traités, Plotin expose sa pensée hénologique en des termes qui lui sont encore impropres, s’il se sent contraint de présenter son premier principe comme une réalité consciente d’elle-même, il prendra par la suite soin d’évacuer toute forme de multiplicité au sein de l’Un513. Ce dernier ne se connaîtra donc plus en lui-même, par-delà toute altérité, mais seulement par la médiation de l’Intellect, qui en se retournant vers la réalité dont il émane, parviendra à se connaître. Bref, à la question : peut-on attribuer à l’Un une sorte de visée simple (haplê tis epibolê) de lui-même514, la réponse de Plotin sera négative. 5. Retour sur la pensée « non-discursive » et son objet L’analyse des occurrences du terme epibolê dans les Ennéades nous a permis de distinguer quatre genres d’intuition : l’intuition de la pensée discursive, l’intuition de l’âme supérieure, l’intuition de l’Intellect séparé et l’intuition de l’Intellect aimant. En négligeant 511 Le même adjectif indéfini qualifie l’ἐπιβολή dans le Traité III, 8 [30], 9, 19-22, ce qui corrobore l’hypothèse d’un usage analogique de ce terme lorsqu’il est appliqué à l’Intellect. 512 Plotin, Traité V, 4 [7], 2, 17-19. 513 Dans le Traité V, 3 [49], rédigé au moment où sa doctrine hénologique est déjà fermement établie, Plotin exhausse l’Un au-delà de toute connaissance de soi. 514 Plotin, Traité VI, 7 [38], 39, 1-5. 278 de faire une telle distinction, on ne peut que difficilement apporter une solution viable au problème des rapports entre l’intuition et la discursivité chez Plotin. A. C. Lloyd et R. Sorabji, deux éminents spécialistes de la pensée philosophique grecque, sont les protagonistes du débat concernant l’objet de la pensée intuitive selon Plotin515. Pour Lloyd516, la pensée « non-discursive », non-discursive thought, (1) n’implique aucune transition d’un concept à l’autre, (2) aucune distinction entre le sujet connaissant et l’objet connu (3) et exige que l’on pense tout du même coup. De fait, l’ensemble de ces caractéristiques peuvent être attribuées à la pensée intuitive en général. Cependant, l’intuition est pour Plotin un terme aux acceptions multiples : elle doit donc être définie plus spécifiquement en fonction de la faculté dont elle est l’activité. En ne prenant pas le soin de distinguer ces différentes facultés, dont la dianoia – à laquelle se voit notamment associée l’epibolê –, Lloyd ne rend pas explicitement compte du passage de la simplicité de l’intuition à la complexité de la pensée discursive. En fait, l’exposition de la visée intuitive en raisonnements propositionnels est rendue possible parce que ces deux activités relèvent d’une même faculté, la dianoia, qui saisit les attributs des notions inhérentes à l’âme supérieure pour ensuite les combiner au moyen de sa puissance logique, par le logos. Contrairement à Lloyd, R. Sorabji517 a cherché à prouver que l’objet de l’intuition est non seulement complexe, mais qu’il est déjà en soi propositionnel. Selon Sorabji, Plotin distingue trois niveaux d’expérience : celle de la pensée discursive, celle de l’Intellect, qui est non-discursive, et celle de l’Un, qui est au-delà de la pensée. Sorabji soutient avec raison que par son activité temporelle, la διάνοια se distingue de l’Intellect. Toutefois, la διάνοια doit elle aussi se voir attribuer une activité intuitive, puisqu’elle contemple, comme Sorabji l’admet lui-même518, les formes qui sont inhérentes à l’âme. En soutenant que la 515 Au sujet des autres contributions relatives à la pensée non-discursive chez Plotin, voir note ci-dessus. Notons que la plupart des commentateurs ont cherché à défendre une position intermédiaire entre celles de Lloyd et Sorabji. Toutefois, aucun d’entre eux ne s’est à notre connaissance servi du concept d’ἐπιβολή pour le faire. 516 A. C. Lloyd, art. cit., p. 262 sqq. En réponse aux critiques de Sorabji, A. C. Lloyd publia un second article, « Non-propositional Thought in Plotinus », Phronesis, 31 (1986), p. 258-265, où il établit cette fois une distinction claire entre l’Intellect séparé et l’intellect de la pensée humaine (διάνοια). 517 R. Sorabji, art. cit., p. 309-314. 518 Ibid., p. 310. 279 pensée intuitive appréhende un réseau de concepts définissables en termes de genre et d’espèce, Sorabji attribue à l’Intellect ce qui relève, à notre avis, de la double activité de la pensée humaine (dianoia), à savoir viser de manière compréhensive la multiplicité contenue par son objet pour ensuite l’exposer de manière propositionnelle dans un discours. En effet, le logos a pour fonction de traduire sous forme propositionnelle la visée de la pensée, l’epibolê tês dianoias. La visée intuitive de la διάνοια – et a fortiori celles de l’âme supérieure et de l’Intellect – n’est donc pas en soi propositionnelle, bien qu’elle contienne en puissance la totalité des concepts actualisables et énonçables par le logos. Bref, si les Anciens avaient une idée de la propositionnalité telle que nous la concevons aujourd’hui, c’est par la notion de logos qu’ils pouvaient le mieux l’exprimer. 6. Remarques conclusives sur l’epibolê Notre étude de l’epibolê tês dianoias dans les Ennéades a montré la fonction essentielle que remplit ce concept dans l’épistémologie plotinienne; héritière du sens que lui avaient donné Épicure et Alexandre, l’epibolê y désigne la visée d’une notion inhérente à l’âme supérieure par la pensée. Grâce aux procédés de la dialectique, par la division et le rassemblement des notions appréhendées par la pensée, l’homme peut espérer atteindre une connaissance parfaite de son objet. Ainsi, par-delà la notion particulière qu’elle appréhende, la pensée humaine conserve un accès potentiel à la totalité des attributs de son objet, ce qui lui permet d’en discourir. Comme nous l’avons montré, c’est par analogie avec la visée de la pensée discursive que Plotin emploiera le concept d’epibolê pour caractériser la double activité de l’Intellect : sa conversion vers l’Un-Bien et la connaissance de soi qui en résulte. L’analyse des différentes acceptions de l’epibolê plotinienne permet d’en arriver à cette conclusion. Entre la position d’A. C. Lloyd, pour qui l’intuition se comprend comme une contemplation simple et indéterminée de l’intelligible, et celle de R. Sorabji, pour qui la pensée intuitive est essentiellement propositionnelle, notre étude de l’epibolê tês dianoias permet d’introduire une tierce conception de l’objet de la pensée humaine. C’est cette notion qui permet à Plotin de rendre compte du passage de la simplicité de la visée intuitive à la complexité propositionnelle de la pensée discursive. En repensant le concept épicurien d’epibolê à partir des notions aristotéliciennes d’energeia et de dunamei, Plotin 280 apporte sa propre solution aux problèmes de l’épistémologie classique. La pensée peut ainsi porter en acte sur une notion particulière, tout en conservant en puissance un accès à la multiplicité de ses attributs, ce que dans un langage plus moderne nous nommerions son contenu intensionnel. Pour Plotin, c’est cette visée compréhensive, qui saisit d’un seul coup une notion et ses attributs, qui rend possible le raisonnement scientifique, à savoir le passage nécessaire d’un concept à un autre à partir de principes premiers saisis intuitivement. Bref, l’intuition, lorsqu’elle appréhende adéquatement son objet, est pour lui le principe même du discours scientifique. 281 ARTICLE II : INTELLECTION HUMAINE, INSPIRATION DÉMONIQUE ET ENTHOUSIASME DIVIN SELON PROCLUS519 1. La connaissance divine, démonique et humaine selon Proclus Dans la dernière section des Éléments de théologie (prop. 184 à 211)520, Proclus présente, dans un mode d’exposition inspiré des Éléments d’Euclide, les principes de sa doctrine de l’âme. D’après un schème tripartite, il y définit l’essence, les puissances et les activités des âmes humaines, démoniques et divines, ainsi que leurs relations aux principes qui leur sont supérieurs (les hénades et les intellects) et inférieurs (les corps) dans la procession du réel. Cette section (et l’ensemble du traité) se conclut par la réaffirmation de la descente totale de l’âme humaine dans le Devenir (prop. 211). S’opposant à Plotin, pour qui la partie supérieure de notre âme demeure « en haut », toujours rattachée aux principes intelligibles, Proclus s’appuie sur des raisons épistémologiques et éthiques pour réfuter la thèse plotinienne et, par conséquent, démontrer la sienne521. Pour sauvegarder la possibilité d’une intuition intellectuelle, que d’aucuns mettraient au fondement de l’épistémologie (néo)platonicienne, il doit dès lors en redéfinir les conditions. La solution proclienne consiste à introduire une cause médiatrice, le démon, entre l’Être intelligible et l’âme humaine. Privé d’une relation immédiate et continue aux principes intelligibles, l’homme ne peut les saisir que par l’intermédiaire d’êtres supérieurs, les âmes démoniques, dont l’activité intellective est perpétuelle; inspirée par ces démons, la raison humaine, dont l’activité est essentiellement discursive, peut actualiser sa puissance intellective, son logos noeros, et appréhender « l’Être qui est toujours » par noêsis meta logou (Timée 28a), par intellection accompagnée de raison. 519 Cette version légèrement remaniée d’un article qui sera publié dans les Actes du colloque Langage des hommes, langage des démons, langage des dieux, Institut protestant de théologie, Paris, 25-26 novembre 2010, reprend, dans la perspective thématique de ce colloque, certains développements des SECTIONS II et III de notre thèse. 520 Notre ouvrage de référence pour les Éléments de théologie est l’édition, traduite et commentée, d’E. R. Dodds : Proclus, The Elements of theology, Oxford University Press, 1963. 521 Pour les références à la doctrine plotinienne dans les Ennéades, et pour l’influence de sa critique jamblichéenne sur les idées ici défendues par Proclus, voir le commentaire d’E. R. Dodds, op. cit., p. 309-310, ainsi que son introduction, p. XX. 283 Dans cet exposé des principes de sa psychologie, où la méthode du géomètre fournit un cadre déductif et démonstratif aux doctrines de la tradition platonicienne, Proclus traite de l’essence des âmes particulières (ou humaines) et de leurs relations aux dieux (ou hénades), aux intellects, aux autres âmes (divines et démoniques) et aux corps. Cependant, il n’y expose jamais vraiment ce qui dispose l’homme à recevoir l’inspiration démonique, posée comme condition de l’intellection humaine. Ses Commentaires sur le Timée et sur le Premier Alcibiade offrent certes de plus amples précisions sur les rapports entre l’âme humaine et son démon, mais ils n’apportent qu’un éclairage partiel sur les causes pratiques de la noêsis meta logou : l’homme active-t-il sa faculté intellective en s’exerçant à la dialectique, en pratiquant la vertu, en accomplissant certains rites ? Bien que le Commentaire de Proclus sur le Phèdre soit perdu – œuvre à laquelle le reste de son corpus renvoie parfois lorsqu’il est question de psychologie (et de démonologie)522 – on retrouve chez son maître Syrianus, dont l’exégèse du Phèdre fut conservée par Hermias (condisciple de Proclus), l’arrière-plan théorique de la doctrine proclienne de l’inspiration divine (et démonique). Dans son commentaire, Syrianus traite des effets de l’enthousiasme sur les différentes parties de l’âme humaine, en y distinguant l’enthousiasme au sens propre, qui touche à l’un de l’âme, de ses formes dérivées, qui se rapportent aux autres facultés psychiques. Dans des contextes exégétiques et littéraires différents, Proclus défendra essentiellement la même doctrine au sujet de l’intellection humaine, de l’inspiration démonique et de l’enthousiasme divin. Dans le cadre d’une recherche s’intéressant aux rapports entre les hommes, les démons et les dieux, notre étude portera sur l’un des principaux problèmes épistémologiques (et éthiques) posés par la psychologie néoplatonicienne : comment la pensée intellective est-elle possible pour une âme totalement descendue dans le devenir et, par conséquent, entièrement séparée des principes intelligibles ? Dans son commentaire aux lignes 28a1-4 du Timée, Proclus traite de la notion d’intellection en définissant les différentes acceptions du terme noêsis523. L’étude de ce texte, dans le cadre de la 522 Nous reviendrons plus tard sur ces raisons, lorsqu’il sera question, entre autres, de la doctrine du démon dans le Commentaire de Proclus sur le Premier Alcibiade. 523 Proclus, In Timaeum, I, 243, 26-246, 9 (le texte de référence demeure celui édité par E. Diehl, Procli Diadochi in Platonis Timaeum commentaria, t. I-III, Leipzig, Teubner, 1903-1906). Nos citations proviennent de la traduction annotée d’A. J. Festugière : Proclus, Commentaire sur le Timée, livre II, Paris, Vrin, 1967. 284 psychologie (et de la démonologie) exposée dans les Éléments de théologie, nous permettra de situer l’âme démonique dans la hiérarchie métaphysique du système proclien et de définir son rôle dans l’activation de la puissance intellective de l’âme humaine. Le Commentaire de Proclus sur le Premier Alcibiade524, dans la section consacrée au démon de Socrate, apportera de plus amples précisions sur la fonction de cette entité psychique, distincte à la fois de notre âme et des principes intelligibles qui la transcendent. Enfin, le Commentaire d’Hermias sur le Phèdre – d’après l’enseignement de son maître Syrianus525 – et l’exposé sur la prière dans le Commentaire de Proclus sur le Timée526 nous amèneront à préciser la nature de l’inspiration démonique, dans son rapport à l’enthousiasme divin, afin d’entrevoir les moyens par lesquels l’homme peut disposer son âme à saisir « l’Être qui est toujours ». 2. L’intellection humaine et la fonction médiatrice du démon 2.1 La noêsis meta logou dans le Commentaire de Proclus sur le Timée Le Commentaire de Proclus sur le Timée comprend un exposé systématique sur l’intellection (noêsis) où il est incidemment fait mention du démon et de sa fonction médiatrice dans l’illumination intellective de la raison humaine. Au moment d’analyser le syntagme noêsis meta logou, Proclus énumère et définit les multiples significations du terme noêsis. Une seule de ses acceptions, présentées selon un ordre hiérarchique descendant, convient à la noêsis telle que la conçoit Timée dans l’extrait commenté : l’intellection intelligible, l’intellection qui lie l’intellect à l’intelligible, l’intellection de l’intellect divin, l’intellection des intellects particuliers, l’intellection de l’âme raisonnable527 et l’intellection imaginative. Selon la même méthode, Proclus décline le 524 Nous nous référons à l’édition d’A.-Ph. Segonds : Proclus, Sur le Premier Alcibiade de Platon, t. I, Paris, Les Belles Lettres, 2003. 525 Nous traduisons le texte édité par P. Couvreur, Hermiae Alexandrini in Platonis Phaedrum scholia, Paris, Bouillon, 1901. Notons qu’une nouvelle édition de ce commentaire a été récemment publiée par C. M. Lucarini et Cl. Moreschini (De Gruyter, coll. « Bibliotheca Teubneriana », 2012). 526 Proclus, In Timaeum, I, 206, 26-214, 12. 527 À défaut de pouvoir mieux définir la nature de cette intellection, étant donné les limites qu’impose l’objet de notre étude, mentionnons que le λόγος de la νόησις μετὰ λόγου et le λόγος de la διάνοια relèvent d’une même faculté générique de l’âme, son λόγος, qui se décline spécifiquement en fonction de l’objet de son activité. Proclus semble baser sa distinction sur la fameuse image de la Ligne divisée dans la République 285 second terme du syntagme, logos528, en raison intellective, raison discursive (ou scientifique) et raison opinative529. En combinant les deux acceptions retenues, il entend définir par ses causes, intellective et psycho-logique, l’activité cognitive signifiée par l’expression noêsis meta logou. Proclus se base sur différents critères pour écarter les acceptions de noêsis qu’il juge hors propos. D’une part, puisque l’objet de l’intellection accompagnée de raison est l’Être, qui est défini comme éternel et invisible, son intellection ne pourra s’effectuer dans le temps ou s’accompagner d’images : les deux dernières acceptions, relatives à la discursivité et à l’imagination, sont ainsi rejetées530. D’autre part, puisque la noêsis en question se rapporte à l’homme (car c’est de connaissance humaine dont parle Timée), elle ne pourra signifier un mode d’intellection réservé aux dieux : les trois premières acceptions, relatives à la divinité, sont à leur tour disqualifiées531. La combinaison de ces critères permet donc de dégager l’unique sens attribuable, dans le présent contexte exégétique, au terme νόησις, à savoir l’intellection des intellects particuliers, grâce à laquelle la plus haute faculté cognitive de l’âme humaine, la raison intellective, ou logos noeros – l’acception de logos ici retenue par le commentateur –, s’actualisera en noêsis meta logou532. Dans la suite de son commentaire, Proclus, dont les propos sur les intellects particuliers restent ici allusifs533, rappellera que cette intellection n’est rendue possible que par l’intermédiaire d’une tierce entité, le démon (ou l’ange534) : (509d-511a), où les Formes intelligibles (objets de la νόησις) sont distinguées des Formes intermédiaires (objets de la διάνοια). 528 Comme l’a souligné A. J. Festugière dans ses notes (Proclus, Commentaire sur le Timée, livre II, p. 80, n. 5), la traduction du terme λόγος dans l’expression νόησις μετὰ λόγου pose problème. Festugière croit que le sens platonicien de λόγος en Timée 28a est « définition », et juge que Proclus y voit une faculté discursive (le λόγος) qui se fait intuitive (noeros) lorsqu’elle entre en activité. À notre avis, le λόγος de νόησις μετὰ λόγου peut signifier une forme cognitive de « définition » pour Proclus, ce dont rend compte, dans l’acte intuitif qu’est la νόησις μετὰ λόγου, la faculté discursive qui est activée, à savoir le λόγος (qui est la cause « passive » de l’intellection accompagnée de raison, alors que l’intellect particulier en est la cause « active »). 529 Proclus, In Timaeum, I, 246, 10-248, 6. 530 Ibid., 245, 1-8. 531 Ibid., 245, 8-9. 532 En rapport avec nos remarques antérieures, précisons que la νόησις de la νόησις μετὰ λόγου n’est pas à proprement parler l’intellection des intellects particuliers, mais bien le résultat de l’illumination du λόγος νοερός de l’âme humaine par ces intellects qui en sont séparés. 533 Les principes de la méréologie de Proclus, à savoir sa théorie des rapports entre un tout et ses parties, que l’on retrouve dans les Éléments de théologie (aux prop. 66 à 74, d’après les divisions de Dodds, mais aussi ailleurs dans le reste du traité), et qui y sont appliqués aux intellects (aux prop. 166 à 183, encore une fois selon la section délimitée par Dodds), nous permettent de reconstruire une doctrine de l’intellect particulier, 286 Maintenant, quel est cet Intellect particulier535, et qu’il n’est pas distributivement un pour chaque âme individuelle, ni n’est participé par les âmes individuelles directement, mais par l’intermédiaire des âmes angéliques et démoniques, qui agissent continuellement selon cet Intellect, et en vertu desquelles les âmes individuelles participent aussi, quelquefois, à la Lumière Intellective, on l’a expliqué en détail plus longuement ailleurs536. À notre connaissance, l’exposé détaillé auquel Proclus renvoie ici ne se retrouve dans aucune de ses œuvres conservées537. Étant donné l’importance de l’exégèse du Phèdre dans le développement de la psychologie (et de la démonologie) néoplatonicienne, il est probable qu’un tel exposé soit apparu dans son Commentaire perdu sur la Palinodie de Socrate538, œuvre à laquelle Proclus renvoie dans son Commentaire sur le Parménide alors qu’il est question d’enthousiasme539. Dans l’état actuel du corpus proclien, nous pouvons néanmoins nous référer aux Éléments de théologie, où sont condensées les doctrines que la tradition néoplatonicienne a voulu abstraire du Phèdre. 2.2 Les classes psychiques et l’intellect particulier dans les Éléments de théologie Le démon, en tant qu’intermédiaire entre l’âme humaine à l’intellect particulier, constitue la solution apportée par Proclus aux difficultés épistémologiques (et éthiques) inhérentes à la doctrine plotinienne de l’âme. Se voulant fidèle à la doctrine authentique de doctrine qui n’est jamais formellement exposée, du moins à notre connaissance (et à notre satisfaction), dans l’état actuel du corpus proclien. 534 À la suite de Jamblique (voir Mystères d’Égypte), mais selon une reconfiguration qui semble originale, Proclus (et probablement déjà Syrianus) distingue différentes entités intermédiaires entre les dieux et les hommes, selon la triade anges, démons, héros. Nous nous limiterons à employer le terme démon, qui vaut génériquement, dans le cadre des Éléments de théologie, pour les trois termes de cette triade. 535 Nous ne modifions pas le texte traduit : toutes les traductions qui ne sont pas les nôtres demeurent inchangées. Nous conservons donc ici les majuscules dans la traduction de certains termes de la noétique proclienne par A. J. Festugière. Dans le corps de notre étude, nous avons cependant attribué des minuscules initiales à ces mêmes termes, lorsqu’ils désignent, selon nous, des principes qui ne sont pas uniques, mais pluriels. 536 Proclus, In Timaeum, I, 245, 17-22 (trad. A. J. Festugière) : « τίς δὲ ὁ μερικὸς νοῦς ἐστιν οὗτος, καὶ ὡς οὐχ εἷς ἐστι κατὰ μίαν ψυχὴν μερικήν, οὐδὲ αὐτόθεν ὑπὸ τῶν μερικῶν μετέχεται ψυχῶν, ἀλλὰ διὰ τῶν ἀγγελικῶν καὶ δαιμονίων ψυχῶν τῶν ἀεὶ κατ’ αὐτὸν ἐνεργουσῶν, δι’ ἃς καὶ αἱ μερικαὶ ψυχαί ποτε μετέχουσι τοῦ νοεροῦ φωτός, διήρθρωται διὰ πλειόνων ἐ ν ἄ λ λ ο ι ς . » 537 Nous partageons la déception de Festugière qui n’a pas su trouver, ailleurs dans le corpus proclien, une « doctrine précise et complète sur le μερικὸς νοῦς » (op. cit., p. 81, n. 5). 538 On pense à ce célèbre passage du Phèdre (246e sqq.) où Socrate parle d’une armée de dieux et de démons qui s’élancent, à la suite du grand Zeus, vers les hauteurs de la voûte céleste. 539 Proclus, In Parmenidem, 949, 31-950, 3. Nous citons à partir de l’édition de Carlos Steel, Procli in Platonis Parmenidem commentaria, t. II, Oxford, Oxford University Press, 2008. 287 Platon, qu’il interprète à partir de schèmes métaphysiques hérités de Jamblique540, Proclus maintient une distinction nette entre la classe des âmes et celle des intellects. Pour lui, l’âme, et a fortiori l’âme humaine, ne peut en aucun cas être identifiée à un intellect : par essence, elle est distincte et séparée du plan intelligible (ou, plus précisément, du plan intellectif). Elle ne peut activer sa puissance intellective que par participation à un intellect séparée d’elle-même, qui ne se réduit pas à une disposition, une faculté ou une partie de l’âme541. Les propositions 183 et 184 des Éléments de théologie introduisent des distinctions essentielles dans la classe des âmes et contribuent à définir la relation épistémologique entre les âmes humaines et l’intellect particulier, par l’intermédiaire des démons : Prop. 183. Tout intellect qui est participé, mais qui est seulement intellectif, est participé par des âmes qui ne sont ni divines ni soumises au changement de l’intelligence à l’inintelligence. Prop. 184. Toute âme est soit divine, soit soumise au changement de l’intelligence à l’inintelligence, soit intermédiaire entre celles-ci et toujours intelligente, quoiqu’inférieure aux âmes divines542. En rapprochant les développements doctrinaux des Éléments de théologie de ceux du Commentaire sur le Timée, on peut ainsi résumer la doctrine proclienne de l’intellection. L’intellect particulier est le terme ultime de la procession des réalités éternelles constitutives de « l’Être qui est toujours543 ». Bien qu’il ne soit pas divin – car il ne participe pas aux hénades divines (prop. 181) – il possède, sous un mode plus particulier (ou moins universel) que les intellects divins, la totalité des Formes (prop. 177). Grâce à la lumière (phôs) de cet intellect, l’âme humaine, dont l’activité intellective est transitoire, parvient à connaître « l’Être qui est toujours », mais n’y arrive que par l’intermédiaire des 540 À ce propos, voir la section consacrée aux principes de la métaphysique jamblichéenne par J.-M. Narbonne (avec la coll. de M. Achard) dans son introduction générale aux Œuvres complètes de Plotin, t. I, v. I, Paris, Les Belles Lettres, 2012, p. CLXXV-CCXLVIII. 541 En raison sans doute d’un manque de clarté des passages où apparaît l’expression μερικὸς νοῦς, et peutêtre d’une influence inconsciente de doctrines noétiques antérieures (notamment celle de Plotin), certains commentateurs ont identifié l’intellect particulier de Proclus à l’intellect humain (cf. Festugière, op. cit., p. 237, n. 4). 542 Proclus, Éléments de théologie, prop. 183-184 (notre traduction) : « Πᾶς νοῦς μετεχόμενος μέν, νοερὸς δὲ μόνον ὤν, μετέχεται ὑπὸ ψυχῶν οὔτε θείων οὔτε νοῦ καὶ ἀνοίας ἐν μεταβολῇ γινομένων. Πᾶσα ψυχὴ ἢ θεία ἐστίν, ἢ μεταβάλλουσα ἀπὸ νοῦ εἰς ἄνοιαν, ἢ μεταξὺ τούτων ἀεὶ μὲν νοοῦσα, καταδεεστέρα δὲ τῶν θείων ψυχῶν. » 543 Proclus, In Timaeum, I, 256, 13-18. 288 démons, qui en dépendent directement et dont l’intellection est perpétuelle. Les âmes démoniques assurent ainsi la continuité dans la procession du réel (prop. 28 et 29) tout en expliquant comment l’âme humaine, séparée dans sa descente des principes intelligibles (prop. 211), peut activer sa puissance intellective. Cette présentation schématique des causes et principes de l’intellection humaine, recomposée à partir d’éléments abstraits des Éléments de théologie et du Commentaire sur le Timée, se voit confirmée par l’exposé consacré au démon de Socrate dans le Commentaire sur le Premier Alcibiade (où la science démonologique, mentionnons-le déjà, est nettement plus élaborée). 2.3 Le démon et l’intellect particulier dans le Commentaire de Proclus sur le Premier Alcibiade Dans la section du Commentaire sur le Premier Alcibiade consacrée au démon de Socrate, Proclus distingue d’abord les différentes classes génériques de démons pour ensuite définir le démon « qui nous a reçu en lot544 ». Afin d’exposer adéquatement la nature de ce démon, tout en corrigeant les erreurs de ses prédécesseurs laissés ici anonymes, Proclus distingue cette entité psychique de ce qu’elle n’est pas, à savoir une âme (humaine), une partie de l’âme, un intellect particulier. À la lumière des précisions apportées au sujet de l’intellect particulier, les idées défendues dans cette section du Commentaire se laissent plus facilement saisir : Enfin, tous ceux qui identifient l’intellect particulier avec le démon qui a reçu l’homme en lot, me semblent avoir tort de confondre la propriété intellective avec l’existence démonique. Tous les démons, en effet, subsistent dans le plan de l’âme et sont inférieurs aux âmes divines; or, la classe intellective est différente de la classe psychique et ni leur essence ni leurs puissances ni leurs actes ne sont identiques. Contre cette thèse, il faut encore dire que les âmes ne jouissent de l’intellect que lorsqu’elles se convertissent vers lui, reçoivent la lumière qui vient de lui et unissent leur acte à l’intellect, tandis que nous avons part au soin du démon pendant toute notre vie […] Et en tant qu’âmes, nous dépendons de l’intellect seulement, mais en tant qu’âmes usant d’un corps, nous 544 Proclus, In Alcibiadem I, 71, 1-78, 6 (p. 53-63) (trad. A.-Ph. Segonds). Nous nous limitons à parler « génériquement » du démon, bien que cela puisse occasionner quelques imprécisions, étant donné la complexité de la doctrine démonologique exposée dans le commentaire sur le Premier Alcibiade par rapport à la simplicité de celle présentée dans les Éléments de théologie (dont nous avons fait le cadre de référence pour notre étude). 289 avons besoin d’un démon. C’est pourquoi Platon appelle l’intellect pilote de l’âme (visible au seul pilote de l’âme, dit-il en effet) et le démon éphore et tuteur des hommes545. Si notre âme ne dépend en elle-même que de l’intellect particulier, tandis qu’en tant qu’homme (en tant qu’âme usant d’un corps) nous dépendons du démon, ce dernier a-t-il encore un rôle à jouer dans l’activation de l’intellection humaine ? En effet, si l’âme ne dépend en elle-même que de l’intellect, quelle fonction épistémologique le démon peut-il conserver ? Dans les lignes qui suivent, Proclus précise que le démon « parfait la raison, mesure les passions546 » : il dispose ainsi l’âme, descendue dans un corps, à recevoir l’illumination de l’intellect particulier. S’il n’est pas la cause essentielle de l’intellection de l’âme rationnelle, ce que Proclus réserve en propre à l’intellect particulier, il en demeure toutefois, comme cause auxiliaire, une condition sine qua non, en tant que l’existence de l’âme incarnée demeure guidée par son démon. Par la perfection de son intellection, le démon purifie l’âme humaine de son irrationalité et la dispose à recevoir la lumière de l’intellect particulier. Cet extrait du Commentaire sur le Premier Alcibiade nous ramène ainsi à l’ultime proposition des Éléments de théologie, où la descente totale de l’âme humaine est justifiée non seulement par sa nécessaire subordination à un être supérieur, mais aussi par son incapacité factuelle à maîtriser, par elle-même, ses autres facultés. 545 Proclus, In Alcibiadem I, 76, 20-77, 13 (p. 62-63) (trad. A.-Ph. Segonds) : « Καὶ μὴν καὶ ὅσοι τὸν νοῦν τὸν μερικὸν εἰς ταὐτὸν ἄγουσι τῷ λαχόντι δαίμονι τὸν ἄνθρωπον οὐ καλῶς δοκοῦσί μοι συγχεῖν τὴν νοερὰν ἰδιότητα πρὸς τὴν δαιμονίαν ὕπαρξιν. ἅπαντες γὰρ οἱ δαίμονες ἐν τῷ πλάτει τῶν ψυχῶν ὑφεστήκασι καὶ δεύτεροι τῶν θείων εἰσὶ ψυχῶν· ἄλλη δὲ ἡ νοερὰ τάξις τῆς ψυχικῆς καὶ οὔτε οὐσίαν ἔλαχον τὴν αὐτὴν οὔτεδύναμιν οὔτε ἐνέργειαν. ἔτι δὲ πρὸς τοῦτο κἀκεῖνο ῥητέον ὅτι νοῦ μὲν ἀπολαύουσιν αἱ ψυχαὶ τότε μόνον, ὅταν πρὸς αὐτὸν ἐπιστραφῶσι καὶ δέξωνται τὸ ἐκεῖθεν φῶς καὶ συνάψωσι τὴν ἑαυτῶν ἐνέργειαν ἐκείνῳ· τῆς δὲ τοῦ δαίμονος ἐπιστασίας κατὰ πᾶσαν ἡμῶν <τὴν> ζωὴν […]. kαὶ ὡς μὲν ψυχαὶ τοῦ νοῦ μόνον ἐξηρτήμεθα, ὡς δὲ ψυχαὶ σώματι χρώμεναι τοῦ δαίμονος δεόμεθα. διὸ καὶ ὁ Πλάτων τὸν μὲν νοῦν ‘ψ υ χ ῆ ς κ υ β ε ρ ν ή τ η ν ’ ἀποκαλεῖ (‘ψ υ χ ῆ ς ’ γάρ φησι ‘κ υ β ε ρ ν ή τ ῃ μ ό ν ῳ θ ε α τ ὴ ν ῷ ’), τὸν δὲ δαίμονα ἀνθρώπων ‘ἔ φ ο ρ ο ν ’καὶ ‘ἐ π ί τ ρ ο π ο ν ’. » 546 Ibid., 78, 1-2 (p. 63). 290 3. L’inspiration démonique et l’enthousiasme divin 3.1 L’enthousiasme dans le Commentaire d’Hermias (Syrianus) sur le Phèdre La noêsis meta logou n’est pas la plus haute activité de l’âme humaine, mais elle constitue le sommet de la connaissance fondée sur l’essence de l’homme, le logos. Dans son Commentaire sur le Parménide, Proclus mentionne un mode de connaissance supérieur à l’intellection accompagnée de raison, à savoir l’intellection pure547. Selon la compréhension que nous avons de ce passage, en rapport à la section qui le précède548, cette connaissance permettrait à l’homme, divinement inspiré, d’appréhender des Formes autrement accessibles qu’à la seule Science divine (Epistêmê), qui dans le Phèdre (247c-e), tout comme dans le Parménide (134b), est coordonnée aux Formes dites intelligibles-etintellectives (qui sont supérieures aux Formes intellectives, dont traite principalement le Timée, toujours selon Proclus). D’après les Commentaires sur le Timée et sur le Premier Alcibiade, mais aussi selon les Éléments de théologie, la connaissance à laquelle accède l’âme, par l’intermédiaire de son démon, se limite à celle des Formes intellectives. La distinction entre différents genres de Formes introduit de facto une distinction entre une inspiration supérieure (divine) permettant l’appréhension de Formes plus universelles (intelligibles-et-intellectives), et une inspiration inférieure (démonique), donnant accès à des Formes plus particulières (intellectives). Notre but n’est pas ici d’établir un accord systématique entre cette doctrine et celles déjà exposées dans cette étude, mais plutôt de voir comment s’est justifiée, à partir d’une exégèse du Phèdre, la subordination d’une forme d’inspiration (démonique) à une autre (divine). Alors qu’il traite de la folie divine dans son exégèse du Phèdre549, Syrianus opère essentiellement les mêmes distinctions conceptuelles que celles retrouvées dans l’œuvre de son disciple, Proclus, au sujet de l’âme; son interprétation tient elle aussi compte du rôle des démons dans la transmission de l’enthousiasme divin qui s’étend, par leur intermédiaire, jusqu’aux facultés irrationnelles de l’âme humaine, voire en deçà : L’enthousiasme, au sens premier, propre et véritable, celui qui vient des dieux, se produit en rapport avec l’un de l’âme, qui est au-delà de la pensée discursive 547 Proclus, In Parmenidem, 951, 13. Ibid., 949, 10 sqq. 549 Hermias (Syrianus), In Phaedrum, 83-87. 548 291 et de l’intellect qui est en elle. Cet un même, à un autre moment, semble inerte et inactif; pourtant, lorsqu’il est illuminé, c’est toute la vie qui l’est aussi, tout comme l’intellect, la pensée discursive et la partie irrationnelle de l’âme, une trace de cet enthousiasme se rendant même jusqu’au corps. D’autres formes d’enthousiasme se produisent donc en rapport avec les autres parties de l’âme, que mettent en mouvement certains démons ou plutôt des dieux non sans ces démons550. La dernière phrase de cet extrait présente les démons comme les vecteurs d’une inspiration qui illumine non seulement la faculté intellective (nous) de l’âme humaine, mais aussi ces autres facultés que sont la pensée discursive (dianoia), l’opinion (doxa), l’imagination (phantasia), l’ardeur (thumos) et le désir (epithumia). Syrianus précise que ces formes dérivées d’enthousiasme, transmises par les démons, proviennent ultimement des dieux. On peut se demander, à la lecture de cet extrait, si le démon contribue à susciter l’enthousiasme au sens « premier, propre, véritable et divin », celui qui éveille l’un de l’âme, qui est aussi désigné par le terme huparxis chez Proclus551. Bien que Syrianus reconnaisse la fonction médiatrice du démon en tant que vecteur d’un enthousiasme supérieur, cet enthousiasme, qu’on le conçoive comme une intellection pure ou comme une union au divin, transcende la noêsis meta logou que ce démon peut inspirer, et n’est plus, à proprement parler, démonique, mais bien divin. Dans son Commentaire sur le Premier Alcibiade, Proclus reprend à son compte la doctrine démonologique de son maître. À la suite de Syrianus, il y soutient que l’inspiration démonique se transmet aux multiples facultés de l’âme humaine : Il faut dire que c’est primordialement dans son intelligence et dans sa science des êtres que Socrate bénéficiait de l’inspiration de son démon, qui le mouvait à l’amour divin, et que secondairement, même dans le cas des choses de la vie, son démon redressait et mettait en ordre son soin provident pour les êtres plus imparfaits. D’autre part, en ce qui concerne l’action même du démon, il faut 550 Ibid., 85, 14-21 (notre traduction) : « Ὁ οὖν πρώτως καὶ κυρίως καὶ ἀληθῶς ἐκ θεῶν ἐνθουσιασμὸς κατὰ τὸ ἓν τοῦτο γίνεται τῆς ψυχῆς, ὅ ἐστιν ὑπὲρ τὴν διάνοιαν καὶ ὑπὲρ τὸν ἐν αὐτῇ νοῦν· ὅπερ ἓν ἐν τῷ ἄλλῳ χρόνῳ παρειμένῳ καὶ καθεύδοντι ἔοικε· τούτου μέντοι τοῦ ἑνὸς καταλαμφθέντος πᾶσα ἡ ζωὴ καταλάμπεται καὶ ὁ νοῦς καὶ ἡ διάνοια καὶ ἡ ἀλογία, καὶ μέχρι καὶ αὐτοῦ τοῦ σώματος ἴνδαλμα τοῦ ἐνθουσιασμοῦ ἐνδίδοται. Γίνονται μὲν οὖν καὶ ἄλλοι ἐνθουσιασμοὶ περὶ τὰ ἄλλα μέρη τῆς ψυχῆς δαιμόνων τινῶν αὐτὴν κινούντων ἢ καὶ θεῶν οὐκ ἄνευ δαιμόνων. » 551 Ce terme apparaît à de multiples reprises dans le corpus proclien, mais l’une des occurrences qui en éclairent le mieux le sens se retrouve dans l’introduction programmatique de la Théologie platonicienne, t. I, 3, 15, 1-21 (nous nous référons, évidemment, à l’édition d’H. D. Saffrey et L. G. Westerink : Proclus, Théologie platonicienne, t. I, Paris, Les Belles Lettres, 2003 [2]). 292 dire qu’il ne recevait pas seulement avec son intelligence ou avec ses puissances opinatives la lumière qui procède de cette source, mais aussi avec son pneuma, car l’illumination démonique d’étendait immédiatement à travers toute son âme et mettait dès lors en branle la sensation elle-même552. Il n’est pas fait mention dans ce passage de la plus haute faculté de l’âme, l’huparxis selon Proclus, ni d’une forme d’intuition supérieure à la noêsis meta logou (bien que nous ne puissions pas strictement l’exclure, le démon de Socrate étant divin553). La fonction providentielle du démon, en tant qu’il préside à la destinée de l’homme, à savoir d’une âme faisant usage d’un corps, ne semble s’étendre qu’aux facultés proprement humaines, dont le sommet est la raison intellective. Encore une fois, bien que les différents contextes exégétiques, avec les visées qui leur sont propres, s’avèrent un obstacle à la reconstruction systématique de sa doctrine, Proclus nous semble avoir distingué, tout comme son maître, l’inspiration démonique d’une inspiration qui lui est supérieure et qui élève l’âme vers la pensée divine. 3.2 Le rôle de la prière dans le Commentaire sur le Timée Dans une section de son Commentaire sur le Timée qui précède l’analyse du syntagme noêsis meta logou, Proclus réserve un long traitement à la notion de prière, en distinguant les étapes qui mènent celui qui prie à s’unir avec le divin554. En énumérant les bienfaits que la prière apporte aux hommes, il précise qu’elle « conjoint l’intellect des dieux aux raisons de ceux qui prient555 ». La nature de cet intellect attribué aux dieux pose problème. Il ne saurait être question ici des intellects dits particuliers, qui, selon la proposition 181 des Éléments de théologie, sont inférieurs aux intellects divins. Il pourrait s’agir d’intellects supérieurs au Démiurge, qui contient en lui, sous un mode qui lui est 552 Proclus, In Alcibiadem I, 80, 4-13 (p. 65) (trad. A-Ph. Segonds) : « λεκτέον δὴ ὅτι πρώτως μὲν κατὰ τὴν ἑαυτοῦ διάνοιαν ὁ Σωκράτης καὶ τὴν τῶν ὄντων ἐπιστήμην ἀπήλαυε τῆς ἐπιπνοίας τοῦ δαίμονος ἀνακινούσης αὐτὸν ἐπὶ τὸν ἔρωτα τὸν θεῖον, δευτέρως δὲ καὶ ἐπὶ τοῖς κατὰ τὸν βίον πράγμασιν ἀνώρθου καὶ διεκόσμει τὴν πρόνοιαν αὐτοῦ τὴν περὶ τοὺς ἀτελεστέρους, καὶ κατ’αὐτὴν τοῦ δαίμονος τὴν ἐνέργειαν οὐ τῇ διανοίᾳ μόνον οὐδὲ ταῖς δοξαστικαῖς δυνάμεσιν ὑπεδέχετο τὸ ἐκεῖθεν προϊὸν φῶς, ἀλλὰ καὶ τῷ πνεύματι, διὰ πάσης αὐτοῦ τῆς ζωῆς χωρούσης ἐξαίφνης τῆς δαιμονίας ἐλλάμψεως καὶ αὐτὴν ἤδη τὴν αἴσθησιν κινούσης. » 553 Ibid., 78, 11-12 (p. 64). 554 Au sujet de la doctrine de la prière dans l’In Timaeum et de ses sources dans la tradition néoplatonicienne, voir Ph. Hoffmann, « Erôs, Alètheia, Pistis… et Elpis : Tétrade chaldaïque, triade néoplatonicienne (Fr. 46 des Places, p. 26 Kroll) », dans H. Seng et M. Tardieu (éd.), Die Chaldaeischen Orakel : Kontext – Interpretation – Rezeption, Heidelberg, Universitätsverlag Winter, 2011, p. 255-324, en particulier p. 287301. 555 Proclus, In Timaeum, I, 211, 4-5 (trad. A. J. Festugière). 293 propre, tous les principes qui le précèdent dans l’ordre de la procession divine556. Toutefois, il nous paraît plus vraisemblable que Proclus fasse référence à des intellects qui lui sont inférieurs, à savoir ceux des dieux hypercosmiques, hypercosmiques-et-encosmiques et encosmiques, et dont dépendent, sous différents rapports, les âmes divines, démoniques et humaines. Certes, celui qui à la suite de Timée cherchera à connaître l’Univers par ses causes voudra adresser sa prière au dieu qui en est « le Créateur et le Père » (Timée, 28c), au Démiurge. Mais, plus modestement, il se tournera vers les dieux qui procèdent de l’Artisan divin, notamment vers les douze dieux « séparés du Monde » (hypercosmiques-etencosmiques) identifiés aux dieux du Phèdre (246e sqq.)557, afin de s’élever à un niveau plus universel dans sa compréhension du Monde. Si ses étapes sont respectées, la prière est censée mener à l’union avec le divin et, par conséquent, à une compréhension plus universelle de l’Être, supérieure à celle de l’intellection proprement humaine. Comme l’enthousiasme des facultés rationnelles et irrationnelles de l’âme humaine était subordonné, chez Syrianus, à l’enthousiasme proprement divin, l’inspiration démonique, qui rend possible l’intellection humaine, le sera, chez Proclus, à « l’union qui fixe l’un de l’âme dans l’un même des dieux558 ». D’ailleurs, 556 Mais Proclus ferait plutôt référence à des intelligibles divins, puisque les divinités supérieures au Démiurge (Zeus), à l’exception de Cronos et Rhéa, sont de l’ordre des intelligibles (ou des intelligibles-etintellectifs). Les différentes acceptions de νόησις dans l’In Timaeum manifestaient d’ailleurs une hiérarchie descendante dans l’ordre divin, de l’intellection des intelligibles (divins), en passant par l’intellection qui lie l’intellect à l’intelligible, jusqu’à l’intellection des intellects divins (parmi lesquels nous comptons, d’après notre compréhension de ce passage, l’intellect du Démiurge et ceux des dieux qui lui sont subordonnés). 557 À propos des dieux « séparés du monde », ou hypercosmiques-et-encosmiques, voir Théologie platonicienne, t. VI, ch. 15-24, en particulier les ch. 17-18 pour l’exégèse du Phèdre (toujours dans l’édition d’H. D. Saffrey et L. G. Westerink, Paris, Les Belles Lettres, 2003 [2]). 558 Proclus, In Timaeum, I, 211, 24-25 (trad. A. J. Festugière). L’enseignement de Proclus au sujet de cette cinquième et dernière étape de la prière dans le Commentaire sur le Timée se présente ainsi dans sa totalité, toujours dans la traduction de Festugière : « Enfin l’union qui fixe l’un de l’âme dans l’un même des dieux et fait une seule activité de la nôtre et de celle des dieux, selon laquelle nous ne nous appartenons plus à nousmêmes, mais aux dieux, dès là que nous demeurons dans la divine Lumière et que nous sommes encerclés par elle. Et c’est bien là le terme suprême de la prière, afin qu’elle rattache le retour à la permanence initiale, qu’elle rétablisse dans l’unité du Divin tout ce qui en est sorti, qu’elle enveloppe de la Lumière divine la lumière qui est en nous. » Le texte grec rend manifeste les similitudes entre le vocabulaire employé ici par Proclus pour caractériser notre union avec le divin, notamment par l’image de la lumière, et celui que nous retrouvons dans les Éléments de théologie pour décrire les rapports de participation, les mouvements de procession et de conversion entre différents niveaux ontologiques, Ibid., I, 211, 24-212, 1 : « τελευταία δὲ ἡ ἕνωσις, αὐτῷ τῷ ἑνὶ τῶν θεῶν τὸ ἓν τῆς ψυχῆς ἐνιδρύουσα καὶ μίαν ἐνέργειαν ἡμῶν τε ποιοῦσα καὶ τῶν θεῶν, καθ’ ἣν οὐδὲ ἑαυτῶν ἐσμεν, ἀλλὰ τῶν θεῶν, ἐν τῷ θείῳ φωτὶ μένοντες καὶ ὑπ’ αὐτοῦ κύκλῳ περιεχόμενοι. καὶ τοῦτο πέρας ἐστὶ τὸ ἄριστον τῆς ἀληθινῆς εὐχῆς, ἵνα ἐπισυνάψῃ τὴν ἐπιστροφὴν τῇ μονῇ καὶ πᾶν τὸ προελθὸν ἀπὸ τοῦ τῶν θεῶν ἑνὸς αὖθις ἐνιδρύσῃ τῷ ἑνὶ καὶ τὸ ἐν ἡμῖν φῶς τῷ τῶν θεῶν φωτὶ περιλάβῃ. » 294 les hommes ne visent pas les démons par leurs prières; comme Proclus le mentionne, les destinataires de cet exercice spirituel sont les dieux et les déesses : C’est donc à bon droit que celui qui veut traiter de l’Univers invoque les dieux et déesses à partir desquels et desquelles l’Univers se trouve être complètement achevé, leur demandant que ce qui doit être dit « soit avant tout conforme à leur pensée ». Tel est en effet le terme suprême de la spéculation philosophique : s’élever vers l’Intellect divin et disposer son discours sur le Réel en accord avec la vue unique que cet Intellect s’est donnée d’avance de toutes choses. Au second rang et en conséquence de ce premier vient le fait de conduire tout l’exposé conformément à l’intelligence humaine et à la lumière de la science. Car ce qui est complet, parfait, unifique, préexiste dans l’Intellect divin : ce qui est partiel en revanche, et déficient eu égard à la simplicité divine, est du ressort de l’intellect humain559. Cette opposition entre la connaissance possédée par l’intellect divin et celle atteinte par l’intellect humain révèle une tension épistémologique. Certes, par la prière, notre âme doit poursuivre le terme de la spéculation philosophique, en assimilant son intellection à celle des dieux, mais elle ne peut le faire que dans les limites imposées par sa propre nature, en tant que son essence est rationnelle et sa pensée discursive. La connaissance qui « ressort de l’intellect humain » vient « au second rang » : bien qu’elle puisse participer, entre autres par la prière, à la pensée intellective des dieux, la vue que l’âme conserve de la totalité intelligible reste malgré tout partielle. En postulant l’efficacité de la prière, telle que la conçoit Proclus, attribuons à Timée, par sa raison inspirée des dieux, la connaissance la plus universelle qu’un homme puisse acquérir de l’Univers, connaissance dont son discours nous offre l’image vraisemblable. C’est en visant la pensée universelle de l’intellect divin et en suivant les étapes de la prière que l’homme peut bonifier sa connaissance intellective du Monde et de ses causes. Il doit tendre vers le divin, dans le but de s’y unir et d’ainsi élargir la vision particulière de l’Être que lui procure son démon. C’est par cet enthousiasme premier, celui qui touche à 559 Ibid., I, 220, 28-221, 8 (trad. A. J. Festugière) : « εἰκότως ἄρα ὁ τοὺς περὶ τοῦ παντὸς λόγους ποιεῖσθαι μέλλων θεοὺς ἐπικαλεῖται καὶ θεάς, ἀφ’ ὧν ἑκατέρων συμπεπλήρωται τὸ πᾶν, κατὰ νοῦν αὐτοῖς διαφερόντως τοῖς θεοῖς λεχθῆναι τὰ μέλλοντα λέγεσθαι. τοῦτο γάρ ἐστι τὸ ἀκρότατον θεωρίας τέλος, τὸ εἰς τὸν θεῖον ἀναδραμεῖν νοῦν, καὶ ὡς ἐκείνῳ πάντα προείληπται ἑνοειδῶς, οὕτω τὸν περὶ τῶν πραγμάτων· διαθεῖναι λόγον. δεύτερον δὲ δὴ καὶ ἑπόμενον τούτῳ τὸ κατὰ τὸν ἀνθρώπινον νοῦν καὶ τὸ τῆς ἐπιστήμης φῶς διαπεράνασθαι τὴν ὅλην θεωρίαν. τὸ γὰρ ὅλον καὶ τέλεον καὶ μονοειδὲς ἐν τῷ θείῳ νῷ προϋπάρχει, τὸ δὲ μερικὸν καὶ ἀπολειπόμενον τῆς θείας ἁπλότητος *** περὶ τὸν θνητόν ἐστι νοῦν. » 295 l’un de l’âme, que la raison, par l’intermédiaire du démon qui l’inspire, peut espérer atteindre une compréhension plus universelle de l’Univers. 4. Remarques conclusives sur la nature de l’intellection Pour qu’il y ait intellection accompagnée de raison de « l’Être qui est toujours », pour que la puissance intellective de l’âme humaine soit activée par un intellect qui en est séparé, l’âme doit-elle être directement possédée par les dieux ou, plus modestement, ne recevoir que l’inspiration de son démon ? À la suite de son maître, Proclus montre que l’enthousiasme proprement divin est à distinguer de l’inspiration démonique, et qu’une âme illuminée par les dieux saisit l’Être plus universellement qu’une âme inspirée par son seul démon. L’enthousiasme au sens propre, celui qui affecte la faculté unitive de l’âme – et que peut éveiller une prière parfaitement accomplie – amène l’homme à transcender les limites de sa connaissance et l’élève, pour un moment, au niveau de la pensée divine. Mais les effets de la possession divine ne touchent pas qu’à l’un (ou l’huparxis) de l’âme, mis en contact avec le divin, ils s’étendent aussi, par l’intermédiaire des démons, aux autres facultés psychiques, rationnelles et irrationnelles – celles de l’âme en tant qu’elle fait usage d’un corps, selon le Commentaire sur le Premier Alcibiade –, notamment à la raison intellective (logos noeros). Bref, c’est en se tournant vers les dieux que l’homme peut espérer actualiser pleinement les potentialités de son âme, par l’effet de l’inspiration divine (sur l’un de l’âme) et par l’intermédiaire du démon qui guide la totalité de son existence. La doctrine néoplatonicienne enseigne que les dieux sont partout et que leurs bienfaits sont toujours à la portée de qui se dispose à les recevoir. Si notre âme peut s’élever à une contemplation partielle de l’Être sous l’inspiration de son démon, elle peut davantage, lorsqu’elle s’unit aux dieux et élargit ainsi l’horizon de sa propre perspective sur l’Univers. En distinguant, dans l’œuvre de Proclus et de son maître, l’inspiration démonique, qui met la raison au contact d’un intellect particulier, et l’enthousiasme divin, qui l’unit à l’intellect des dieux, peut-être avons-nous donné un sens plus concret – voire un 296 fondement spéculatif – aux épithètes attribuées jadis aux fondateurs de l’Académie et du Lycée, au divin Platon et au démonique Aristote560. 560 Nous avons ici à l’esprit une note d’H. D. Saffrey et L. G. Westerink dans Théologie platonicienne, t. I, p. 141 (p. 35 de la traduction, n. 5), au sujet de la distinction entre theios et daimonios. 297 TABLEAUX ET SCHÉMAS 1. La place des intellects particuliers dans la procession intellective a) Division triadique des intellects (Éléments de théologie, prop. 166 et 181) 1. Intellect divin, universel et imparticipé (= Monade) 2. Intellect divin, particulier et participé 3. Intellect particulier (seulement particulier, non divin) et participé b) Division binaire des intellects (Éléments de théologie, prop. 63) 1. Intellect perpétuellement participé (participé par les âmes divines et supérieures) 2. Intellect participé de manière intermittente (participé par les âmes humaines) c) Division binaire des intellects (Éléments de théologie, prop. 64) 1. Intellect complet et substantiel (participé par les âmes divines et supérieures) 2. Illuminations intellectives (perfectionnent l’âme humaine) d) Division triadique des intellects (Commentaire sur le Premier Alcibiade, p. 65, 17-22) 1. Intellect imparticipé 2. Intellect participé 3. Intellect immanent qui perfectionne les âmes 2. Les différentes acceptions de noêsis et de logos dans l’In Timaeum 1. Intellection intelligible 1. Raison opinative 2. Intellection qui lie l’intellect à l’intelligible 2. Raison scientifique 3. Intellection de l’intellect divin 3. Raison intellective 4. Intellection de l’intellect particulier 5. Intellection de l’âme rationnelle Intellection accompagnée de raison 6. Intellection de l’imagination 3. Intellect (nous) et raison (logos) dans le mythe du Phèdre Mythe du Phèdre Jamblique (dans le Commentaire d’Hermias) Proclus « capitaine » de l’âme (kubernêtês) un de l’âme (hen tês psuchês) pilote de l’âme (hêniochos) intellect de l’âme (nous tês psychês) intellect particulier (merikos nous) Puissance intellective de l’âme rationnelle ? (logos noeros) ? 299 4. La division des facultés de l’âme humaine selon Jean Philopon (d’après le prologue de son Commentaire sur le De anima d’Aristote, CAG, XV, p. 1-9) 5. L’ordre de procession des réalités dans la philosophie de Proclus (basé sur le schéma d’E. R. Dodds, The Elements of Theology, p. 282) 300 BIBLIOGRAPHIE I. Ouvrages de référence BAILLY, A., Dictionnaire grec-français, édition revue et corrigée par L. Séchan et P. Chantraine, Paris, Hachette, 2000 (éditions précédentes : 1894, 1950, 1963). LIDDELL, H. G., SCOTT, R. et STUART JONES H., A Greek-English Lexicon, Oxford, Clarendon Press, 1940 (9e édition), avec « revised supplement », 1996. Également consulté dans sa version électronique sur le site http://www.tlg.uci.edu/lsj/. SMYTH, H. W., Greek Grammar, Cambridge, Harvard University Press, 1984. Thesaurus linguae graecae, consulté à l’adresse : http://www.tlg.uci.edu/. II. Sources (éditions et traductions) 1. Proclus PROCLUS, A Commentary on the First Book of Euclid’s Elements, traduction, introduction et notes par G. R. 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