LE´ VI-STRAUSS Nature, culture et société Les

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LÉVI-STRAUSS
Nature, culture et société
Les Structures élémentaires de
la parenté (chap. I et II)
Édition d’Alice Lamy
96 pages
4,80 €
LIRE LÉVI-STRAUSS EN TERMINALE
Claude Lévi-Strauss n’est pas totalement absent des
manuels de terminale, mais il est souvent réduit à une
caricature politiquement correcte, en particulier à une
critique de l’ethnocentrisme, qui est la chose du monde
la mieux partagée (par les Indiens et par les conquistadors), ou à une apologie sophistiquée du relativisme
culturel, qui vient conforter les élèves dans leurs préjugés : aucun individu ne pense la même chose qu’un
autre et il ne faut surtout pas juger ceux qui ne font
pas comme nous. Lévi-Strauss vaut pourtant beaucoup
mieux que cela. Non seulement il donne des munitions
pour quantité de sujets du baccalauréat, pas seulement
pour ceux portant sur la culture, mais sa pensée est si
complexe et tendue qu’elle nous fournit aussi bien la
thèse que l’antithèse. Ne dit-il pas à la fois que l’ethnocentrisme des civilisés les ravale au statut de barbares
et qu’il faut respecter l’ethnocentrisme, gage de survie
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des identités culturelles ? Qu’il existe un fossé entre
l’animal et l’homme, mais aussi une continuité entre la
nature et la culture qui fait de l’humanisme une mystification ? Ou encore que nous ne pouvons pas juger les
autres cultures parce que nous sommes prisonniers de
notre système de référence, mais qu’il existe pourtant
des différences intrinsèques, non relatives, entre les primitifs et nous ? Autant de raisons de relire Lévi-Strauss
et de l’utiliser autrement dans nos cours.
Certaines thèses des Structures élémentaires de la parenté
sont bien connues, mais on ne se rend pas toujours
compte que leur articulation pose problème. Rappelonsles brièvement, mais dans un ordre volontairement
inverse de celui de Lévi-Strauss.
Sont élémentaires les structures de parenté qui déterminent des conjoints prohibés et des conjoints prescrits
(ou préférés, ou simplement possibles).
Sont complexes les systèmes qui ne prescrivent pas de
conjoint particulier, dès lors choisi selon d’autres critères (beauté, richesse, etc.). Cette distinction de l’élémentaire et du complexe ne recoupe pas celle entre
sociétés primitives et développées, puisque certaines
sociétés primitives ont élaboré des structures
complexes. Elle n’est d’ailleurs qu’une différence de
degré, puisque la liberté de choix n’est jamais ni nulle
ni totale. Lévi-Strauss se demande quelle est la
fonction des systèmes matrimoniaux élémentaires.
L’anthropologue ne doit pas être un historien, ni un
géographe, mais plutôt un musicien et surtout un psychologue, capable d’apercevoir dans la multiplicité des
systèmes autant de variations sur un thème relativement simple, qui s’explique par les opérations fondamentales de l’esprit humain.
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Partons donc de l’organisation dualiste ou du mariage
préférentiel entre cousins croisés. Si les deux moitiés A
et B en lesquelles une communauté est divisée sont exogamiques, elles constituent des classes matrimoniales.
Pour un homme A, les femmes A sont des conjoints
interdits, les femmes B des conjoints possibles. Imaginons maintenant que Paul Martin a un frère et une sœur.
Tous trois se marient avec deux femmes et un homme
de la famille Durand. Chaque couple a un garçon et une
fille. Pour les enfants de Paul, les enfants du frère du
père sont des cousins parallèles, tandis que ceux de la
sœur du père sont croisés. Beaucoup de sociétés primitives qualifient les cousins parallèles de « frères et sœurs »
et interdisent en conséquence leur mariage comme incestueux, tandis que les cousins croisés se voient nommés
« époux et épouse ». On remarquera que l’organisation
dualiste aboutit elle aussi à interdire le mariage entre
cousins parallèles, qui appartiennent nécessairement à la
même moitié, que la filiation soit patrilinéaire ou matrilinéaire. Toutefois le problème n’est pas de savoir si une
institution précède ou non l’autre, mais si elles ne sont
pas deux expressions d’un même principe. La thèse de
Lévi-Strauss est qu’on a affaire à deux systèmes de réciprocité. L’organisation dualiste permet aux moitiés
d’échanger des prestations et des contre-prestations de
toute nature. L’union préférentielle entre cousins croisés
est la formule la plus simple du mariage par échange.
Qui acquiert la femme (+) d’un groupe est débiteur visà-vis de ce groupe et doit donner une femme (−) de son
propre groupe en échange. Dans notre exemple, les
frères Martin sont des preneurs de femmes, qui ont une
dette envers la famille Durand. Le fils de Paul ne peut
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donc pas épouser sa cousine parallèle Martin, promise,
comme sa sœur, aux Durand. En revanche, un mariage
avec sa cousine croisée Durand rétablirait l’équilibre,
puisque le père Durand, qui a épousé une Martin, doit
lui aussi donner une fille.
Frazer avait déjà remarqué qu’il existe des mariages
par échange, c’est-à-dire des trocs de filles ou de sœurs,
et que le mariage des cousins croisés était de même
nature. Après tout, disait-il, pour l’indigène misérable
qui n’a pas les moyens d’acheter une femme, rien de
plus économique que d’échanger sa sœur. Mais
comment Lévi-Strauss peut-il en induire que tout
mariage est une forme d’échange, restreint ou généralisé ?
Qu’est-ce que l’échange ?
On ne peut le comprendre si on n’a pas à l’esprit la
redéfinition par Marcel Mauss du concept d’échange,
dans son Essai sur le don (1924). Mauss luttait contre
l’évolutionnisme qui ne concède aux primitifs que le
troc ou la vente au comptant, réservant la vente à crédit
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et la monnaie à une phase supérieure de la civilisation.
La forme archaïque de l’échange est en réalité le don.
Les partenaires sont moins des individus que des personnes morales. Le but n’est pas essentiellement économique, puisqu’on n’échange pas des choses utiles,
mais des choses précieuses, des rites, des rangs, des
femmes, etc., et puisque le donateur s’attend à recevoir
en retour des biens de même valeur (on laisse ici de
côté le potlatch, où il faut surenchérir, sous peine de
perdre son honneur voire sa liberté), et reçoit parfois
exactement les mêmes biens. Cet échange est un fait
social total, qui a, outre sa dimension économique, un
aspect religieux, juridique, etc., dans la mesure où la
chose qui fait l’objet du contrat a une âme. On parle
de don parce que la transaction se fait sous la forme de
cadeaux, mais l’acte n’est ni libre ni gratuit. Il y a en
réalité une triple obligation de donner, de recevoir et
de rendre, dont le non-respect peut être durement
sanctionné. D’un côté, dans la lignée de Marx qui se
moquait des « robinsonnades » d’Adam Smith, Mauss
critique la projection sur le primitif de la psychologie de
l’homo œconomicus ou de l’égoïsme rationnel. L’échange
n’est pas qu’un phénomène économique, à l’origine de
la division sociale et internationale du travail (l’individu
et la nation, disait Smith, ont tout intérêt à échanger
librement le surplus de leur production spécialisée plutôt qu’à rechercher l’autarcie). Ici, la circulation des
biens est l’occasion de la création d’un lien, qui peut aller
de la simple amitié à l’alliance. D’un autre côté, à la
suite de Montesquieu, qui affirmait que « l’effet naturel
du commerce est de porter à la paix » (De l’esprit des
lois, livre XX, chap. 2), Mauss montre que l’opposition,
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chère aux libéraux, entre l’échange et la violence est
valable même pour les sociétés primitives, dans la
mesure où tout étranger est soit un allié, soit un
ennemi. Ou bien on lui fait la guerre, ou bien on lui
offre des présents.
Tout mariage est donc bien un échange de femmes, à
condition de ne pas prendre « échange » au sens restreint
d’un troc motivé par l’intérêt individuel, mais au sens
large d’un don réciproque créateur d’une alliance. La
femme n’est pas une simple marchandise, mais le cadeau
suprême. Mais pourquoi inventer ces systèmes de réciprocité ? Pourquoi fixer des règles de l’échange des
femmes, plutôt que de laisser l’individu choisir librement ? On pourrait répondre simplement que la question
est naïve, car l’individualisme est une valeur récente. Les
sociétés primitives sont holistes, elles affirment le primat
du groupe sur l’individu, en matière de mariage comme
en d’autres domaines. Même de nos jours, dans certaines
sociétés développées, le mariage continue d’être une relation entre deux familles, établie par les parents des mariés
plutôt que par les intéressés. Cette réponse est juste, mais
insuffisante. La femme est, comme la nourriture, qui fait
parfois l’objet d’une distribution collective selon des
règles strictes, un produit à la fois rare – objectivement (à
cause de la polygynie) ou subjectivement (du fait de l’inégale désirabilité) – et vital, en raison de la division sexuelle
du travail : l’homme chasse ou pêche, la femme ramasse
ou jardine ; si bien qu’un célibataire qui reviendrait
bredouille mourrait presque de faim. Le groupe ne peut
donc pas ne pas intervenir dans le choix de l’individu,
sous peine de voir sa survie menacée, et il a tout intérêt
à élaborer un système de réciprocité, où toute acquisition
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d’une épouse soit compensée par la perte d’une sœur ou
d’une fille, à la fois pour que tout membre du groupe
puisse se marier et pour que le groupe se renforce par
son alliance avec d’autres groupes.
La prohibition de l’inceste
On peut maintenant revenir du corps principal de
l’ouvrage à son introduction. La thèse qui ramène le
mariage au principe de réciprocité donne immédiatement la solution du problème de la prohibition de l’inceste. L’inceste n’est pas interdit en raison d’un
sentiment naturel d’horreur, car, comme le dit Freud,
on n’interdit que ce qui est désiré et le complexe
d’Œdipe montre que les premiers désirs sont d’ordre
incestueux. L’inceste n’est pas non plus prohibé parce
qu’on aurait peur des effets supposés néfastes des
mariages consanguins. En effet, on a vu que le mariage
était interdit entre cousins parallèles, mais souvent valorisé entre cousins croisés, alors que la proximité biologique est la même. Enfin, la prohibition de l’inceste ne
dérive pas d’un tabou qui frapperait le sang (surtout
menstruel), symbole de la consubstantialité des
membres d’un clan avec leur ancêtre totémique. Car,
dans le sud de l’Australie, il arrive que, pour diverses
raisons (dette d’initiation, meurtre, etc.), les hommes
d’une moitié échangent mutuellement et temporairement leur femme avec ceux de l’autre moitié, desquels
ils les ont reçues. Il peut donc y avoir relation sexuelle
avec des femmes normalement interdites, du moment
qu’elles sont devenues autres. Cela montre qu’une
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femme n’est pas prohibée en fonction d’un caractère
intrinsèque, mais en vertu de sa position dans le système
de parenté. Les relations priment sur les termes. Puisque
cette structure est un système de réciprocité, chaque
femme reçoit un signe positif ou négatif selon qu’elle est
acquise ou donnée. Un mariage est possible s’il se fait
entre des signes différents, comme dans le cas des cousins croisés, interdit s’il met en jeu des signes identiques,
c’est-à-dire deux créanciers (− −) ou deux débiteurs
(+ +), comme dans le cas des cousins parallèles. La prohibition de l’inceste n’est donc que la contrepartie négative d’une règle positive d’exogamie. On se refuse
certaines femmes pour les offrir à d’autres, avec qui on
s’allie – dans tous les sens du terme.
Jusqu’ici tout s’emboîte parfaitement. Le problème
d’articulation que nous signalions survient avec le chapitre consacré au couple nature et culture. Chapitre
paradoxal. Pourquoi ressusciter une distinction que
l’anthropologie s’était efforcée avec succès d’enterrer ?
Pourquoi aller jusqu’à faire du problème du passage de
la nature à la culture le problème fondamental de
l’anthropologie ? En 1962, Lévi-Strauss écrit : « l’opposition entre nature et culture, sur laquelle nous avons jadis
insisté, nous semble aujourd’hui offrir une valeur surtout
méthodologique » 1. Mais déjà en 1949, il ne dit pas autre
1. La Pensée sauvage, Paris, Plon-Pocket, 1993, p. 294. La même
année, il écrit pourtant que « Rousseau pose le problème central de
l’anthropologie, qui est celui du passage de la nature à la culture »,
Le Totémisme aujourd’hui, Paris, PUF, 1991, p. 146. En 1959, il disait
que l’on comprendrait le passage de la nature à la culture le jour
où on résoudrait le problème de l’origine du langage, qui n’est pas
ethnologique ! G. Charbonnier, Entretiens avec Lévi-Strauss, Paris,
10/18, 1961, p. 187.
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chose. Il concède que l’opposition n’a pas de valeur
historique, puisque ni l’homme de Neandertal ni les primitifs ne vivent dans l’état de nature ; mais il ajoute
qu’elle a un sens méthodologique. Non pas pour comparer des cultures différentes, mais pour distinguer, chez
un membre d’une civilisation donnée, ce qui relève respectivement de l’inné et de l’acquis. Malheureusement,
possible en droit, cette analyse s’avère en fait impraticable. Si on part de l’enfant humain, on n’est jamais sûr
de retrouver la nature. Si on part de l’animal, on est certain de ne jamais accéder à la culture. On ne peut que
constater la discontinuité entre les deux ordres, se placer
d’un côté ou de l’autre de la barrière. Or Lévi-Strauss
n’est pas intéressé par la différence – facilement définissable – entre la nature et la culture, mais par le passage
de l’une à l’autre. Pourtant, ce passage n’est-il pas aussi
insaisissable que l’apparition de la conscience dans la
série des espèces vivantes ? Peut-on vraiment « passer de
l’analyse statique à la synthèse dynamique » (p. 28) ? La
réponse de Lévi-Strauss est célèbre. Sont culturelles des
normes particulières, tandis que ce qui est naturel est
universel. Or la prohibition de l’inceste est une règle universelle, valable dans toutes les sociétés, même si son
extension diffère grandement d’une société à l’autre.
C’est donc en elle que s’accomplit le passage de la nature
à la culture. Mieux, elle serait « le processus par lequel la
nature se dépasse elle-même » (p. 29). On ne voit pas
bien ce que la phrase peut vouloir dire. S’il existait un
dégoût spontané de l’inceste, on pourrait dire à la rigueur
que la nature se reflète ou se prolonge dans la règle. Mais
on sait qu’en fait l’interdit social vient empêcher la satisfaction du désir incestueux. On devrait donc plutôt dire
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avec Freud que les idéaux culturels imposent en général
un renoncement à nos pulsions, que la culture réprime
la nature en nous, ce qui explique pourquoi nous pouvons avoir l’impression qu’elle s’oppose à notre bonheur
ou pourquoi certains vont chercher dans la névrose des
satisfactions substitutives. Pourtant Lévi-Strauss n’introduit pas ces formulations un peu obscures par hasard.
Avec le problème du passage de la nature à la culture, il
en va selon lui du salut même de l’humanité. Avant de
le montrer, rappelons brièvement pourquoi l’anthropologie a dû se débarrasser de l’opposition entre nature et
culture, et pourquoi elle est un instrument parfois difficile à utiliser.
Peut-on juger objectivement la valeur d’une
culture ?
Montaigne demande dans Des cannibales (Essais I,
31) : en quel sens peut-on qualifier les Tupinamba
(Brésil) de barbares ou de sauvages ? Il répond en trois
temps. Premièrement, « chacun appelle barbarie ce qui
n’est pas de son usage ». Nous avons tendance à prendre
les opinions et les institutions de notre pays pour le
critère du vrai et du bien. La découverte du Nouveau
Monde nous permet de nous détacher de la « voix
commune », en reconnaissant à la fois que l’étranger
n’est pas un barbare (comme lorsque le roi grec Pyrrhus
admire l’ordonnancement de l’armée romaine), et que
nos coutumes ne sont pas toujours justes, comme
lorsque les Indiens amenés à Rouen s’offusquent de
l’ampleur des inégalités sociales. Deuxièmement, les
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Indiens sont sauvages au même titre que les fruits que
mère nature seule a produits, sans l’intervention de l’art
humain. « Ces nations me semblent donc ainsi barbares,
pour avoir reçu fort peu de façon de l’esprit humain, et
être encore fort voisines de leur naïveté originelle. Les
lois naturelles leur commandent encore, fort peu abâtardies par les nôtres. » Montaigne nous décrit une société
régie par le minimum d’artifice, caractérisée relativement à la nôtre par son dénuement, par le fait qu’elle est
sans (vêtements, agriculture, contrat, etc.). Il remarque
qu’elle surpasse même l’âge d’or, ce qui nous indique
que c’est à travers ce prisme qu’il la considère. Ne nous
dit-il pas que l’abondance naturelle les dispense de travailler, qu’on n’y voit pas de malade, qu’on n’y parle
jamais de mensonge ni de trahison, qu’on n’y a que des
désirs naturels, c’est-à-dire limités, etc. ? « Le mythe du
bon sauvage » est né de la rencontre entre les récits de
voyage et l’Antiquité. Les hommes de la Renaissance
ont eu l’impression que l’idéal décrit par Hésiode ou
Épicure existait réellement. Troisièmement, Montaigne
nous exhorte à « juger par la voie de la raison ». Or cette
expression est équivoque. D’une part la raison est un
principe d’explication, qui atténue l’étrangeté apparente
d’une coutume étrangère en la replaçant dans son
contexte ou en découvrant sa fonction. « Il ne tombe en
l’imagination humaine aucune fantaisie si forcenée, qui
ne rencontre l’exemple de quelque usage public, et par
conséquent que notre raison <notre discours> n’étaie et
ne fonde » (De la coutume, I, 23). Par exemple, si les
Tupinamba mangent leurs prisonniers de guerre, c’est
pour exercer une vengeance raffinée. D’autre part, la raison est une valeur absolue au nom de laquelle nous pouvons juger aussi bien les cultures étrangères que la nôtre.
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Contrairement à ce que suggère Lévi-Strauss, il n’y a
aucune tension dans la pensée de Montaigne 1. Le cannibalisme est simultanément compris et condamné.
Vouloir expliquer l’inexplicable n’est pas nécessairement
s’apprêter à excuser l’inexcusable. Montaigne dit simplement qu’au regard de la raison comme norme, toutes
les sociétés sont barbares. Ce qui ne veut pas dire qu’elles
se valent, puisqu’elles le sont à des degrés différents.
Les massacres de la Saint-Barthélemy dépassant par
exemple en horreur tout ce qu’on peut trouver chez les
Indiens. « Nous les pouvons donc bien appeler barbares,
eu égard aux règles de la raison, mais non pas eu égard
à nous, qui les surpassons en toute sorte de barbarie »
(I, 31). Le sauvage n’est pas si cruel que nous, mais il
est loin d’être bon.
Montaigne superpose donc au couple nature/culture
l’opposition nature/art, donnant à « culture » son sens étymologique de colere = cultiver. Il exalte la vie primitive
parce qu’il valorise ce qui est naturel, et critique la civilisation corrompue et corruptrice parce qu’il a l’artificiel
en horreur. Le problème posé par le couple nature/
culture n’est pas cette valorisation. On pourrait aisément
l’inverser, comme Baudelaire faisant l’éloge du maquillage et de l’artifice en général, parce que lui assimile la
nature aux besoins (manger, dormir, etc.) et au péché
originel. La difficulté tient à ce qu’il n’y a pas de Naturvölker. Montaigne était bien obligé de concéder que les
Indiens font cuire leur nourriture, sont capables de
construire de grandes embarcations et passent leur temps
1. Histoire de Lynx, Paris, Plon-Pocket, 1991, p. 281.
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à faire la guerre. Il était victime de l’illusion qu’il dénonçait quand il inférait par exemple de l’absence de contrat,
élément essentiel à notre droit, l’inexistence de tout système juridique. Baudelaire remarque au contraire, après
Hegel, à quel point le primitif associe la beauté à l’artifice : « Les races que notre civilisation, confuse et pervertie, traite volontiers de sauvages, avec un orgueil et une
fatuité tout à fait risibles, comprennent, aussi bien que
l’enfant, la haute spiritualité de la toilette » (Le Peintre de
la vie moderne, XI).
Qu’est-ce que la culture ?
On attribue généralement le sens large de la notion
de culture, présent dans le programme de philosophie
de terminale, à Edward Tylor. Celui-ci fait en effet de
l’ethnologie la science de la culture ou de la civilisation,
dont il propose en 1871 cette définition fameuse : « cet
ensemble complexe qui comprend la connaissance, la
croyance, l’art, la morale, le droit, les coutumes, et
toutes les autres aptitudes ou habitudes acquises par
l’homme en tant que membre de la société » (Primitive
Culture, I). Son problème est de comprendre la relation
entre l’humanité et la diversité de ses expressions. D’un
côté, on est frappé par l’uniformité entre les sociétés,
qu’elles appartiennent à des aires géographiques distinctes (l’Ojibwa et le Zoulou) ou à des périodes différentes de l’histoire (la ville aztèque médiévale et
l’ancienne cité lacustre suisse). Cette similitude s’explique par la double uniformité des causes et de la
nature humaine, au sens de Hume : le libre arbitre n’est
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pas le pouvoir miraculeux d’agir sans cause ; il y a des
lois de la pensée humaine comme il y a des lois de la
nature inorganique (contingentes dans les deux cas) ;
« les mêmes motifs produisent toujours les mêmes
actions » (Enquête sur l’entendement humain, chap. VIII).
D’un autre côté, cette ressemblance ne va pas jusqu’à
l’identité. Tylor refuse néanmoins de parler de races
différentes, comme si l’espèce humaine se subdivisait
en plusieurs variétés héréditaires. L’humanité est naturellement homogène ; les différences entre les sociétés
sont culturelles et ne sont que de degré. Inspiré par la
philosophie de l’histoire et le darwinisme, Tylor propose en effet une théorie du développement de la
culture ou de l’évolution mentale en différents stades :
sauvage, barbare et civilisé ou cultivé (au sens strict
d’éduqué). Il ne faut pas caricaturer cet évolutionnisme. Tylor sait bien que la progression n’est pas
linéaire, qu’elle s’accompagne de régression, de survivance ou de renaissance. Mais on ne peut perdre que
ce que l’on a d’abord gagné. Et qui voudrait dire avec
De Maistre que la tendance générale est à la dégradation ? Tylor pense qu’il ne faut ni être trop sévère avec
les primitifs, comme Gibbon, ni les idéaliser pour
mieux les instrumentaliser, comme Diderot avec les
Tahitiens. Il reconnaît qu’il est délicat de mesurer le
caractère inférieur ou supérieur d’une société. Le progrès en matière de science et d’industrie est peu contestable, mais il admet des exceptions (les Étrusques
étaient d’excellents orfèvres), et il a surtout son revers :
nous fabriquons des armes toujours plus destructrices.
Si l’on prend en compte le critère politique et moral, il
est plus difficile encore de parler de progrès. Chaque
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gain s’accompagne d’une perte. Le développement du
sens de la valeur de la vie et de la propriété diminue
ainsi le courage et la générosité. Mais n’oublions pas
que la vie sociale des primitifs est en équilibre instable,
qu’elle peut basculer en un instant de l’hospitalité à la
férocité. Tout bien considéré, même si le progrès moral
n’avance pas au même rythme que le progrès intellectuel, les philosophes du XVIIIe siècle n’avaient pas tort
de croire que la diffusion des Lumières nous rend plus
vertueux. Il est donc vrai qu’il y a beaucoup de choses
à améliorer dans une tribu primitive, sans que cela
autorise pour autant les conquérants ou les colons – qui
sont souvent de bien mauvais représentants de l’idéal
européen – à les détruire ou à les asservir.
Alain Finkielkraut reproche à la définition de Tylor
d’engloutir « le cultivé dans le culturel 1 ». Pourtant, on
a souvent remarqué que Tylor ne parle jamais de
culture au pluriel, mais seulement de différentes étapes
du développement de la culture. En raison d’un essentialisme et d’un européocentrisme modérés et légitimes, qui lui permettent d’échapper au piège du
racisme et du relativisme culturel, tout en restant
méfiant vis-à-vis du « fardeau de l’homme blanc ». Il y
a bien une culture primitive (ou plutôt un degré primitif de la culture), puisque les membres d’une société
acquièrent grâce à la tradition des propriétés que l’hérédité ne leur aurait pas données. Mais cette culture reste
sauvage, incomparable et parfois incompatible avec
1. La Défaite de la pensée, Paris, Folio, 1998, p. 131. Le juste
combat d’A. Finkielkraut contre la « philosophie de la décolonisation » n’évite pas toujours l’outrance ni l’amalgame.
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celle qui est le résultat de l’instruction. La culture au
sens large introduit chez l’enfant, par le biais de la
famille, des préjugés que la culture au sens étroit aura
pour tâche, par l’intermédiaire de l’école donc de
l’État, d’évaluer et peut-être de combattre. La première
enracine l’individu et lui fournit des certitudes discutables ; la seconde le déracine, grâce au doute, non pour
le priver de repères, mais pour lui faire gagner son autonomie. Finkielkraut croit à tort que culture ne se dit
qu’en deux sens, au singulier et au pluriel, alors qu’il y
en a trois. Kambouchner propose de les ranger par
ordre d’extension décroissante :
Au sens ontologique (A), la culture s’oppose à la
nature, et désigne le propre ou plutôt l’essence de
l’homme, par rapport à l’animal.
Au sens anthropologique (B), une culture désigne un
système propre à une société donnée (mais on parle par
extension de culture d’entreprise), une totalité qui s’exprime dans ses différentes institutions et la distingue de
ses voisins.
Au sens classique ou humaniste enfin (C), la culture
désigne un processus par lequel l’individu développe avant
tout son âme (mais on parle par extension de culture
physique), c’est-à-dire ses facultés intellectuelles et
morales, par une fréquentation des œuvres de l’esprit 1.
Quelle est l’origine de ces significations ? On pourrait
rapprocher (A) de l’opposition que les sophistes faisaient entre physis et nomos, même si leur problème
était moins de définir ce qui fait la spécificité de l’être
1. « La culture », in Notions de philosophie III, Paris, Gallimard,
1995, p. 445.
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humain que de critiquer le caractère artificiel et partant
injuste des lois égalitaires. On attribue souvent la paternité de (B) à Herder ou au romantisme allemand. (B)
serait un héritier de la notion de Volksgeist, conçue
comme une riposte à l’universalisme français, dans
lequel les Allemands voyaient le déguisement d’un particularisme hégémonique. La diffusion de certains
idéaux des Lumières et de la Révolution française par le
biais de la conquête napoléonienne ne pouvant que
renforcer cette confusion. Lévi-Strauss rappelle
d’ailleurs que les anthropologues culturalistes, les premiers à défendre le relativisme culturel (après avoir
assisté au massacre des Indiens), étaient des Américains d’origine allemande 1. (C), enfin, vient de la paideia grecque, et se dirait en allemand Bildung. Le latin
cultura (animi) est métaphorique : comme un champ,
l’esprit doit être cultivé si l’on veut qu’il donne de
beaux fruits. Si (B) et (C) sont antagoniques, (C) et
(A) communiquent. Car l’inculte, bien que de forme
humaine, n’a pas pu réaliser son humanité, par le biais
des humanités. Faute de soin, le germe ne s’est pas
développé. L’inculte sera donc rejeté du côté de l’animalité ou de la nature. L’opposition entre la civilisation
et la barbarie mêle inextricablement les sens (A) et (C).
Y a-t-il des cultures supérieures à d’autres ?
Lévi-Strauss remarque que Tylor définit implicitement la différence entre l’homme et l’animal. Par
1. Le Regard éloigné, Paris, Plon, 1983, p. 50.
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conséquent son sens élargi de culture, à cheval entre
(A) et (B), tout en retenant quelque chose de (C), ne
peut s’opposer qu’à la nature 1. Mais Lévi-Strauss
oublie d’ajouter que Tylor rejette expressément le problème
du passage de la nature à la culture. Le primitif lui sert à
inférer ce qu’a dû être le préhistorique. Le géographiquement lointain est l’image du premier âge de l’humanité. Certes l’état sauvage est intermédiaire entre l’état
animal et la vie civilisée, mais si on cherchait l’origine
de la civilisation, on quitterait le terrain des faits pour
celui des hypothèses invérifiables. On se placerait au
niveau de la poésie de Lucrèce ou des mythes indigènes, qui racontent l’histoire tantôt d’êtres ignorants
de tout art auxquels des héros civilisateurs ont tout
donné, à commencer par le feu ; tantôt d’un paradis
dont l’homme a été exclu par sa faute. L’ethnologie ne
peut donc être qu’une science (du développement) de
la culture.
Tylor compare la tâche de l’ethnologue à celle du
naturaliste. Les techniques sont comme des espèces
vivantes dont on doit étudier la distribution et la diffusion d’une part, l’évolution de l’autre. Lévi-Strauss
trouve l’analogie boiteuse. Tandis qu’il existe un lien
biologique entre deux variétés de chevaux – Equus
caballus est le descendant réel d’Hipparion –, on ne peut
pas séparer les outils des systèmes de représentations
dont ils sont issus. Certes notre paille et le tube à boire
indien ne forment pas une espèce, mais qu’importe à
Tylor, qui veut faire une histoire des techniques, par
1. Anthropologie structurale, Paris, Plon-Pocket, 1985, p. 414.
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exemple celle qui va de l’astrolabe au sextant ? La véritable objection contre l’évolutionnisme et le diffusionnisme n’est pas non plus le caractère conjectural de
leur discours, car Lévi-Strauss admet que certaines
reconstructions partielles ont un haut degré de probabilité. Il critique l’illusion archaïque qui voit dans le primitif l’enfance de l’humanité. Le primitif ressemble
certes au préhistorique par certains aspects (l’outillage
de pierre taillée), mais pas par tous : l’art de l’un est
stylisé, celui de l’autre est réaliste. Les peuples primitifs
sont adultes ; ils ont derrière eux une longue histoire,
même si celle-ci restera à jamais inconnue 1. Toutefois
le conflit porte avant tout sur le projet de hiérarchie des
cultures. Peut-on dire comme Tylor que l’Australien est
inférieur au Tahitien, qui est lui-même inférieur à
l’Aztèque ? Ou parler comme Berlusconi, peu de temps
après les attentats du 11 septembre 2001, de la supériorité de la civilisation occidentale, adoptée par toutes les
autres, hier par le bloc communiste, demain par le
monde musulman ? Lévi-Strauss répond que l’occidentalisation du monde n’est pas le résultat d’un choix,
mais d’un rapport de forces. L’agonie de l’idéologie
communiste doit beaucoup à l’effondrement du
modèle soviétique. Les primitifs n’imitent un autre
style de vie que si leur propre société a été désorganisée
par les Blancs. Berlusconi s’inspire de Fukuyama, qui
voit dans le triomphe de la démocratie et du capitalisme la « fin de l’histoire » théorisée par Hegel et
Kojève. Mais Huntington leur rétorque que le monde
d’après la guerre froide est plutôt celui du déclin relatif
1. Race et Histoire, Paris, Folio, 1993, chap. 4.
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de l’Occident – annoncé par Spengler – et de la révolte
contre lui. Aujourd’hui, le kémalisme, qui pensait que
la modernisation n’était pas possible sans éradication
de la culture indigène, est en crise, et pas seulement en
Turquie. Les pays émergents cherchent plutôt, comme
le Japon avant eux, à s’approprier la technique occidentale tout en préservant leur façon de vivre. Dans un
monde multipolaire, moins qu’à la diffusion d’une civilisation universelle, il faut s’attendre, si l’on n’y prend
garde, à un choc des civilisations.
Race et Histoire (1952) est un plaidoyer passionné
pour la diversité des cultures. Diversité qu’il ne faut ni
naturaliser comme le racisme, ni réduire à l’unité
comme le faux évolutionnisme. Croire que notre
culture représente la civilisation et rejeter les autres
dans la barbarie, c’est-à-dire dans l’animalité (« barbare » désignerait étymologiquement le chant inarticulé
des oiseaux), serait faire preuve du même ethnocentrisme que les primitifs, qui se désigne eux-mêmes
comme « les hommes » et qualifie les étrangers de
singes ou de fantômes. « Le barbare, c’est d’abord
l’homme qui croit à la barbarie 1. » De plus, le choix
d’un instrument de mesure du développement de la
culture est encore plus délicat que ne le pensait Tylor.
« Un choix illimité de critères permettrait de construire
un nombre illimité de séries 2. » L’aborigène, économiquement arriéré, a ainsi su inventer les systèmes matrimoniaux les plus complexes. Même si l’on considère
des cultures qui se succèdent dans un même espace, il
1. Race et Histoire, op. cit., p. 22.
2. Anthropologie structurale, op. cit., p. 12.
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est factice de se représenter le progrès comme un
homme qui monterait les différentes marches d’un seul
escalier, ou l’évolution de l’espèce humaine sous la
forme d’un unique individu simiesque qui se redresserait et prendrait peu à peu nos traits actuels. L’homme
de Neandertal était le contemporain de l’Homo sapiens ;
le polissage et la taille de la pierre ont coexisté. Aujourd’hui, la science étale dans l’espace ce qu’elle échelonnait hier dans le temps. Imaginons le devenir historique
sous les traits d’un joueur de roulette, plutôt que sur le
modèle de la croissance biologique (le gland qui
devient chêne, l’enfant qui grandit). L’analogie est dangereuse, puisque Lévi-Strauss ne croit pas qu’une invention
puisse être due au seul hasard. Elle vise à montrer que le
« progrès » est contingent. Comme le chiffre 7, il aurait
pu surgir plus tôt ou plus tard. Et qu’il procède par
sauts, qui ne vont pas forcément dans la même direction, tout comme le chiffre 7 peut être suivi par un
nombre plus grand ou plus petit.
Toutefois, Lévi-Strauss nie moins la réalité du progrès
des sciences et des techniques que la représentation simplificatrice que l’on s’en fait. Ne pourrait-on alors pas distinguer deux histoires : l’une stationnaire, l’autre
cumulative ? Certains peuples verraient sortir toujours
le même chiffre, d’autres des chiffres consécutifs. LéviStrauss commence par dire que ces deux histoires ne
se différencient pas par leur contenu intrinsèque, mais
par le point de vue de l’observateur. Chaque culture a
son propre système de référence. Elle ne voit de progrès
que là où une autre culture se développe dans la même
direction qu’elle. Admettons que la bille de la roulette
s’arrête sur le 7, puis le 4, puis le 3. Cette combinaison
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n’aura pas de sens pour celui qui attend des nombres
qui se suivent, mais elle en aura un pour celui qui s’intéresse à l’alternance du pair et de l’impair. Une culture
ne peut donc pas en juger une autre, puisque cela supposerait
qu’elle adopte le point de vue de nulle part. Mais peuton en rester à ce relativisme culturel ? Lévi-Strauss dit
ailleurs que « les sociétés qu’étudie l’ethnologue,
comparées à nos grandes sociétés modernes, sont un
peu comme des sociétés “froides” par rapport à des
sociétés “chaudes”, comme des horloges par rapport à
des machines à vapeur. Ce sont des sociétés qui produisent extrêmement peu de désordre, ce que les physiciens appellent “entropie”, et qui ont une tendance à
se maintenir indéfiniment dans leur état initial, ce qui
explique d’ailleurs qu’elles nous apparaissent comme
des sociétés sans histoire et sans progrès 1 ». Il y a donc
bien une différence intrinsèque, indépendante de notre système de référence, entre nous et les primitifs. Certes la distinction entre histoire stationnaire et cumulative n’est
que de degré, et l’histoire cumulative n’est pas l’apanage de l’Europe. Néanmoins le rapport au temps n’est
pas le même d’une culture à l’autre. Les primitifs
vivent dans le respect du passé, se défendent d’innover
par rapport au legs des ancêtres. Chez eux, la tradition
est une source de légitimité. Les modernes ont le culte
de la nouveauté et désirent sans cesse le changement.
Chez nous, le simple fait qu’une loi soit ancienne suffit
malheureusement parfois à justifier qu’on la remplace.
Lévi-Strauss concède d’ailleurs que la révolution
industrielle, qui est après la révolution néolithique un
1. G. Charbonnier, Entretiens avec Lévi-Strauss, op. cit., p. 38.
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grand moment d’histoire cumulative, n’a eu lieu qu’en
Europe. Mais il ajoute qu’elle n’a été rendue possible
que parce que la Renaissance a vu fusionner différentes
influences culturelles. Le progrès résulte de la coalition
de cultures ayant entre elles des écarts différentiels,
tout comme il est plus facile de sortir des chiffres
consécutifs si l’on met en commun différentes tables
de jeu. La différence intrinsèque entre stationnaire et
cumulatif renvoie donc finalement à celle entre cultures
solitaires ou solidaires. Par conséquent, « c’est le fait de
la diversité qui doit être sauvé, non le contenu historique que chaque époque lui a donné 1 ».
L’évolutionniste fonde la distinction entre culture
supérieure et inférieure sur l’idée de progrès. On aurait
pu lui répondre soit en dénonçant le mythe du progrès,
soit en posant la question de la valeur du progrès,
comme Umberto Eco dans sa réponse à Berlusconi (Le
Monde du 10/10/01). Par exemple, les progrès de la
médecine ont permis d’allonger la durée de la vie, mais
est-ce réellement un bien ? Une vie courte mais intense
ne vaut-elle pas davantage la peine d’être vécue qu’une
vie longue mais médiocre, etc. ? Lévi-Strauss ne fait ni
l’un ni l’autre. L’idée d’une coalition mondiale entre
des cultures dont chacune préserve son originalité lui
permet de concilier le progrès et la diversité. Mais
n’est-ce pas paradoxal ? La collaboration entre les
joueurs entraîne une homogénéisation, compensée par
de nouveaux processus de différenciation, par exemple
entre classes sociales (formation d’une bourgeoisie et
d’un prolétariat). Mais il ne s’agit plus nécessairement de
1. Race et Histoire, p. 85.
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différence entre les cultures. Le cours du monde s’accompagne d’une disparition des sociétés primitives, ou du
nombre de langues parlées dans le monde. Le progrès
entraîne donc bien une réduction de la diversité culturelle. C’est pourquoi Lévi-Strauss renie dans Race et
Culture (1971) son idée de coalition entre des cultures
qui accompliraient le miracle de s’ouvrir aux autres,
tout en restant fidèles à elles-mêmes. Les discours de
l’Unesco dissimulent des contradictions sous le voile
du politiquement correct. En réalité, autant on doit
condamner le racisme, autant on doit être indulgent
avec l’ethnocentrisme, car « toute création véritable
implique une certaine surdité à l’appel d’autres
valeurs ». Cette incommunicabilité relative « peut
même représenter le prix à payer pour que les systèmes
de valeurs [...] de chaque communauté se conservent,
et trouvent dans leur propre fonds les ressources nécessaires à leur renouvellement 1 ». Il est sans doute barbare de croire à la barbarie, mais seuls les barbares sont
créateurs. Les civilisés, eux, vont au musée admirer ce
qu’ils n’ont plus la force de produire.
Finkielkraut reproche à Lévi-Strauss cet « éloge
mesuré de la xénophobie », qu’il rapproche de l’éloge
fait par Herder du préjugé utile, qui permet à un peuple
de mieux affirmer son caractère propre. Toutefois il lui
reconnaît le mérite de mettre en lumière la contradiction
de l’Unesco, qui prêche l’amour entre les peuples, alors
que sa logique différentialiste ne peut conduire qu’à
l’hostilité mutuelle 2. Je dirais plutôt que la thèse de
1. Le Regard éloigné, p. 47 et 15.
2. Race et Histoire, p. 118 et 35.
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Lévi-Strauss est vraie, mais a une portée limitée. Elle
compare implicitement les cultures à un artiste, dont les
jugements souvent injustes et intolérants sont l’inévitable contrepartie d’un goût puissamment original.
Balzac conseillait ainsi à Stendhal de réécrire la Chartreuse de Parme pour en faire un roman plus balzacien.
Cela ne veut pas dire que l’artiste (ou une culture) doit
se tenir à l’écart de toute influence étrangère, mais qu’il
(ou elle) doit être capable, comme le disait déjà Herder,
de l’assimiler. En effet, si on compare – avec Nietzsche
– l’esprit à un estomac, tant que notre système digestif
fonctionne bien, il peut absorber toutes sortes de nourritures exotiques, et se les incorporer, les faire siennes. Les
visages des Demoiselles d’Avignon ont beau emprunter à
l’art nègre, le tableau reste une œuvre cubiste de Picasso.
Seul un organisme affaibli, enclin à la dyspepsie, se fermera aux autres, pour ne pas mettre en péril une santé
déjà fragile. Le repli sur soi, dirait Nietzsche, est donc
un symptôme de décadence, typique des cultures moribondes. L’Unesco ne se contredit donc pas nécessairement quand elle valorise simultanément l’affirmation de
l’identité culturelle et le dialogue des cultures, à condition d’ajouter que cela suppose d’être à la fois assez
cultivé pour s’intéresser à l’autre et en assez bonne santé
pour ne pas risquer de se sentir menacé par cette
confrontation. Mais peut-on, comme le fait LéviStrauss, transposer ce point de vue esthétique aux
valeurs en général ? En morale par exemple, on ne
demande pas à chaque culture de faire preuve d’originalité, d’être un individu unique et incomparable, mais de
ne pas transgresser des principes universels. On s’est
scandalisé en 1971, alors que l’idée la plus contestable
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– une culture ne peut pas en évaluer objectivement une
autre parce qu’elle est prisonnière de son système de
référence – était déjà présente en 1952. Montaigne
n’avait-il pas réfuté d’avance le relativisme culturel, en
disant qu’il ne faut certes pas juger les autres en fonction
de nos propres coutumes, mais qu’on peut critiquer
toutes les cultures, y compris la sienne, au nom de la
raison ? Léo Strauss n’avait-il pas raison de souligner au
début de Droit naturel et histoire (1953) que le simple fait
de trouver une loi injuste ou de nous demander ce que
vaut l’idéal de notre société présuppose l’existence d’un
étalon supérieur à la fois au droit positif et aux valeurs
d’une culture : le droit naturel, dont les droits de
l’homme constituent la forme moderne ?
À la recherche du passage entre nature et
culture
Ce détour était nécessaire pour faire sentir à quel
point il est paradoxal de présenter la distinction nature/culture comme essentielle à l’anthropologie. Il est vrai
que celle-ci a besoin d’un sens élargi du terme de
« culture », qui ne s’oppose plus à la barbarie, mais à
la nature. On oppose ainsi ce que l’individu tient de
l’hérédité biologique et ce qu’il acquiert grâce à la tradition. Mais cela n’implique pas qu’on s’intéresse au
passage de la nature à la culture, ou de l’animal à
l’humain. L’anthropologie est beaucoup plus préoccupée par le rapport entre l’humanité et la diversité des
sociétés, par la question de savoir si « culture » doit se
mettre au singulier ou au pluriel. Le sens élargi de
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« culture » n’entraînant pas nécessairement, quoi qu’on
ait pu dire, le relativisme culturel.
On peut maintenant revenir à ce que Lévi-Strauss
appelle la valeur méthodologique, plutôt qu’historique,
de l’opposition nature/culture. Il serait absurde de dire
que tout est inné ou que tout est acquis. Mais lorsqu’un individu réagit à une situation, peut-on isoler
dans sa réponse les facteurs naturels du conditionnement culturel et montrer comment ils s’articulent ? La
culture n’est pas un vernis qui viendrait se superposer
à un fonds naturel, mais une synthèse au sein de
laquelle les éléments d’origine n’existent plus en tant
que tels, de même que l’hydrogène et l’oxygène doivent
changer d’état pour donner de l’eau. Seulement le chimiste a la possibilité de retrouver les éléments de
départ, alors que le psychologue et l’anthropologue
n’ont pas cette chance. En effet, si on isole un nouveauné, on ne sait pas si l’absence de réaction à un stimulus
provient du défaut d’un facteur culturel ou d’un
manque de maturation. Et prolonger l’isolement serait
placer le sujet dans un cadre aussi artificiel que l’environnement culturel normal (p. 5). On a observé, dès
la naissance, des différences de comportement moteur
entre des bébés africains et des bébés nord-américains,
mais rien ne prouve qu’elles soient innées, puisqu’elles
sont faibles entre bébés américains, qu’ils soient blancs
ou noirs. Elles pourraient donc s’expliquer par des
différences culturelles dans la façon de s’occuper de
l’enfant (mis au berceau ou porté contre le corps), ou
dans la manière dont les femmes s’alimentent et se
comportent lors de la grossesse 1. Lévi-Strauss
1. Le Regard éloigné, p. 24.
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remarque que « dès que l’homme a acquis le langage
[...], il a lui-même déterminé les modalités de son évolution biologique, sans en avoir nécessairement
conscience », par exemple par le biais des règles matrimoniales. Puisque « les hommes ne se sont pas moins
faits eux-mêmes qu’ils n’ont fait les races de leurs animaux domestiques », on peut dire que l’anthropologie
physique étudie les transformations anatomiques et
physiologiques résultant de l’apparition de la culture 1.
On s’est trop longtemps demandé si la race influençait
ou non la culture, au lieu de voir que la race « est une
fonction parmi d’autres de la culture », du moins si l’on
entend par « race » certaines propriétés héréditaires 2.
Lévi-Strauss donne l’exemple de la drépanocytose,
maladie où la mutation d’un gène entraîne une anomalie de l’hémoglobine parfois mortelle. Comment se faitil qu’en dépit de la sélection naturelle, on trouve dans
certaines régions d’Afrique jusqu’à 10 % de drépanocytaires ? Sans doute parce qu’elle procure une protection
relative contre la malaria, elle-même favorisée par les
travaux agricoles (défrichement, etc.), qui multiplient
les terres marécageuses. Le maintien d’une mutation
nocive est donc une forme d’adaptation naturelle à
une transformation culturelle de l’environnement.
L’anthropologue parti à la recherche de la nature ne peut
s’empêcher de retrouver l’influence de la culture jusque sur
la vie intra-utérine et le patrimoine génétique.
1. Anthropologie structurale, p. 410.
2. Le Regard éloigné, p. 36.
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Le cas des enfants sauvages
Les « enfants sauvages », qui se développent à l’écart
de toute influence sociale, ne dépeignent-ils pas fidèlement l’état naturel de l’humanité ? Lévi-Strauss croit
– à tort – ne pas pouvoir répondre négativement sans
reprendre à son compte la thèse traditionnelle de l’arriération : ces enfants ont été abandonnés parce qu’ils
étaient des anormaux congénitaux. Lucien Malson
réfute cette idée avec passion. Certes ces enfants nus,
mutiques, quadrupèdes, sexuellement indifférents,
etc., ressemblent à des idiots constitutionnels. Mais
s’ils n’avaient pas été normaux, ils n’auraient sans
doute pas pu survivre, et ils ne manifesteraient pas une
capacité limitée d’apprentissage : on peut leur enseigner à se tenir debout, à se vêtir, à comprendre le langage, parfois à utiliser un vocabulaire rudimentaire.
Surtout l’enfant animalisé (l’enfant-loup Kamala) et
l’enfant solitaire (Victor de l’Aveyron) souffrent des
mêmes troubles, au degré près, que l’enfant reclus
(Gaspard Hauser), qui n’a pas été enfermé parce qu’il
était idiot, mais parce qu’il gênait. L’imbécillité de l’enfant sauvage est donc bien la conséquence de l’absence
de contact intellectuel et affectif avec autrui, le résultat
et non la cause de son isolement. Malson montre également que Lévi-Strauss n’a pas besoin de la thèse traditionnelle. D’ordinaire, ce sont ceux qui croient à
l’existence d’une hérédité psychique qui l’invoquent :
puisque l’enfant sauvage n’a pas su retrouver le
comportement naturel de l’espèce humaine, c’est qu’il
était idiot. Si le comportement humain n’était obtenu
que par l’apprentissage, on ne comprendrait pas,
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disent-ils, pourquoi les enfants sauvages parviennent si
rarement à parler une fois qu’ils ont retrouvé un milieu
culturel. Or Lévi-Strauss ne pense précisément pas
qu’il existe un comportement naturel de l’espèce
auquel l’enfant pourrait revenir, comme un chat
domestique évadé qui retrouverait son instinct de chasseur. On peut donc dire à la fois que l’enfant sauvage
illustre ce qu’est le comportement humain pré-culturel
et que celui-ci n’est rien de fixe, si bien que l’enfantloup prendra par exemple les habitudes alimentaires de
ses parents adoptifs. Malson trouve chez Lévi-Strauss
et chez Sartre une même critique de l’idée de nature
humaine, la même conviction que l’homme est histoire.
Ce qu’il y a d’inné chez l’homme, c’est une capacité à
apprendre, ainsi que le moment pour le faire (si l’on
n’apprend pas à parler très tôt, cela devient presque
impossible après). « L’homme en tant qu’homme,
avant l’éducation, n’est qu’une simple éventualité 1. » Il
n’est, disait déjà le pédagogue empiriste Itard, grand
pourfendeur des idées innées, que ce qu’on le fait être.
Peut-on parler de sociétés animales ?
Si l’on partait de l’animal plutôt que de l’enfant,
pourrait-on espérer trouver dans le vivant une ébauche
de culture ? Lévi-Strauss en doute, qui critique le terme
même de société animale. Tout dépend pourtant de la
définition qu’on en donne. Espinas appelle corps social
1. Les Enfants sauvages, Paris, 10/18, 1979, p. 63 et 100.
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« un tout organisé, c’est-à-dire fait de parties différentes, dont chacune concourt par un genre particulier
de mouvements à la conservation du tout 1 ». Certes
on pourrait reprocher à cette définition de confondre –
volontairement – société et organisme. Ou encore son
parti pris idéologique, contre le darwinisme social,
puisqu’elle fait de la solidarité des associés un atout
dans la lutte pour l’existence. Toujours est-il qu’elle
permet de distinguer trois grands types de sociétés animales. Il y a d’abord la société de nutrition (ou blastodème), qui résulte de la connexion d’organes continus,
avec ou sans communication vasculaire (infusoires,
polypes, etc.). Ensuite la société de reproduction (ou
famille) : la société conjugale formée par l’union du
mâle et de la femelle se prolonge parfois en société
domestique, chargée de l’éducation des jeunes. On a
tort de réserver le terme de société aux sociétés domestiques maternelles des hyménoptères (guêpes, abeilles,
fourmis), que l’on compare de surcroît abusivement à
des États, alors que la prétendue « reine » (en fait une
mère) ne donne aucun ordre. En réalité, les sociétés
domestiques paternelles, par exemple chez les oiseaux,
constituent un état supérieur de la famille. Surtout le
terme de société convient principalement à la peuplade,
véritable bande de jeunes (chiens, singes, etc.), dont le
lien social réside avant tout dans la sympathie, dans
l’attraction des semblables. Est-il vrai, comme le dit
Lévi-Strauss, que ces sociétés ne connaissent que l’instinct et la transmission héréditaire (p. 6) ? Certes l’animal n’a pas de conscience et ne réfléchit pas. Mais
1. Des sociétés animales, Paris, Alcan, 1935, p. 413.
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Espinas refuse de s’enfermer dans le dilemme cartésien : ou bien l’animal est rationnel, ou bien il est une
machine. Comme Leibniz, il pense qu’« il y a un
nombre infini de degrés entre la pleine conscience et le
zéro de conscience ». En particulier, l’instinct est « intermédiaire entre le mécanisme aveugle et la claire
intelligence 1 ». Bergson dira que ce n’est ni une intelligence tombée dans l’automatisme, ni un réflexe
composé, mais une intuition vécue plutôt que représentée, une sorte de sympathie divinatrice (L’Évolution
créatrice, II). Espinas préfère y voir un mode d’intelligence inférieur parce qu’inconscient, que l’on peut
attribuer à l’animal par analogie avec nos propres actes
instinctifs (au sens d’irréfléchis). Par exemple, les fourmis, qui élèvent parfois des pucerons pour leur sécrétion abdominale, sont le seul animal à en avoir
domestiqué un autre. On ne peut le comprendre sans
faire appel à un acte initial de discernement : un jour,
une fourmi a eu l’idée d’emporter un puceron dans la
fourmilière, dans l’attente vague d’un avantage
inconnu, et ses congénères l’ont imitée. Il n’y a donc
qu’une différence de degré entre l’intelligence animale et la
nôtre. En outre, ce n’est pas par anthropomorphisme
qu’Espinas parle d’éducation des jeunes au sein de la
société domestique. Par exemple, les perdrix ont appris
à se méfier des chasseurs et à leur échapper en modifiant leur façon de s’envoler ainsi qu’en postant des
sentinelles. Les petits ne tiennent pas cette nouvelle
aptitude de l’hérédité, mais des leçons de leurs parents.
Il se constitue ainsi une véritable tradition. Il y a donc,
1. Des sociétés animales, p. 253 et 159.
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en sus de l’inné, des capacités que l’animal acquiert en
tant que membre d’une société. Si l’on se fie à la définition de Tylor, n’est-on pas contraint d’admettre que la
distinction nature/culture ne se superpose pas à l’opposition
animal/humain ?
L’homme et l’animal
Non, si l’on cesse de définir la distinction nature/
culture par l’opposition entre l’inné et l’acquis, l’hérédité biologique et la tradition externe (p. 9). S’intéressant maintenant aux singes anthropoïdes, Lévi-Strauss
montre deux choses. Premièrement, toute insistance
sur la continuité entre l’animal et l’humain ne fait que
déplacer la frontière, sans jamais la supprimer. Par
exemple, les singes ont des systèmes de communication
variés, mais n’utilisent pas de symboles pour nommer
les choses. L’homme peut leur enseigner à le faire, mais
les animaux n’utiliseront pas ces signes dans leur milieu
naturel. Mieux que l’intelligence ou la capacité à fabriquer des outils, le langage est donc le critère qui souligne la différence entre l’animal et l’humain. Or le
langage rend illusoire la recherche d’une continuité
entre nature et culture. Puisque la pensée symbolique
est relationnelle, « le langage n’a pu naître que tout
d’un coup. [...] Un passage s’est effectué, d’un stade où
rien n’avait un sens, à un autre où tout en possédait 1 ».
1. « Introduction à l’œuvre de Mauss », in M. Mauss, Sociologie et
Anthropologie, Paris, PUF, 1997, p. XLVII.
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Deuxièmement, le comportement individuel ou collectif des singes, notamment sexuel, est relativement irrégulier, comme s’ils échappaient à la monotonie de
l’instinct sans être encore capable de se donner des
règles à suivre. Toutefois, Lévi-Strauss n’exagère-t-il
pas pour les besoins de sa cause cette individualisation
des comportements ? Comme dans le cas des enfants
sauvages, ne tente-il pas de parvenir à une conception
juste – la culture est l’univers des normes – au moyen
d’une thèse – la vie des singes offre peu de constance –,
qui est à la fois contestable et superflue ? Car pour souligner qu’aucun animal ne se dote de règles institutionnelles, puisque aucun ne parle, il n’est pas nécessaire
que leur comportement manque de toute régularité.
Prenons l’exemple des bonobos, célèbres pour la
variété de leurs pratiques sexuelles. Est-il vrai que
celles-ci doivent tout au hasard des rencontres ? Puisqu’une société animale est incapable de poser des
règles morales ou matrimoniales, on ne doit pas s’attendre à voir les bonobos prohiber l’inceste. Ils l’évitent
pourtant 1. La mère ne frotte plus son ventre contre
celui de son fils une fois que ce dernier dépasse deux
ans. Le jeune mâle a des contacts sexuels avec d’autres
femelles que ses sœurs. Comment l’expliquer ? L’idée
qu’une fréquentation précoce atténue la désirabilité
n’est pas valable pour l’homme, mais l’est peut-être
pour les bonobos, car si les frères et sœurs sont élevés
séparément dans une nursery, on les verra souvent
copuler ensemble. Et dans le cas du père, qui n’élève
pas sa progéniture et qui a trop de rapports sexuels
1. F. de Waal, Bonobos, Paris, Fayard, 1999, p. 116-121.
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pour savoir qui sont ses enfants ? Le problème est
résolu par l’exil volontaire des jeunes femelles, qui
partent à la recherche d’autres groupes dès qu’elles ont
leurs premières tumescences génitales. En dehors
même du cas de l’inceste, l’accès aux femelles n’est ni
libre ni égal, mais soumis à des rapports de domination. Comme dans tant d’autres espèces, le mâle alpha
tend à se réserver les femelles pour lui. La vie sexuelle
des bonobos a donc beau être riche, elle n’en est pas
moins régie par des lois, qui n’ont d’ailleurs rien d’exceptionnel. Toutefois, la thèse de Lévi-Strauss est correcte : l’absence ou la présence de normes est un critère des
deux distinctions superposables animal/humain et nature/
culture. Il y a donc un abîme infranchissable entre les
deux ordres, qui nous empêche de saisir leur articulation ou de défaire la synthèse pour retrouver les éléments de départ. On pourrait en rester là, sans que ce
soit nécessairement un constat d’échec, car la déception de ne pas retrouver l’inné dans le comportement
humain est largement compensée par les possibilités de
libération qu’offre la prégnance de la culture.
L’origine de la culture est-elle un mythe ?
Mais Lévi-Strauss, on l’a dit, s’intéresse au passage
de la nature à la culture. La prohibition de l’inceste est
une règle sociale. Mais alors que celles-ci sont souvent
particulières, elle est universelle, comme le serait un
phénomène naturel, tel que le réflexe pupillaire. Qu’en
conclure ? Qu’il faut dé-constituer l’antique opposition
nature/culture et que la prohibition de l’inceste est
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l’impensé de toute la conceptualité philosophique 1 ?
Ou plus simplement et plus sérieusement que le raisonnement est sophistique ? Même si tout ce qui était
naturel était universel, la réciproque ne serait pas vraie.
Tous les hommes sont mortels, mais tous les mortels
ne sont pas des êtres humains. Il n’y a donc de « scandale » (p. 10) que parce que le critère choisi est mauvais : ce qui définit la culture, c’est la présence de
règles, peu importe qu’elles soient particulières ou universelles. Lévi-Strauss ajoute que la prohibition de l’inceste est également naturelle au sens où elle s’exerce
sur « l’instinct sexuel » (p. 14). Pourtant, n’importe
quel lecteur de Freud sait que l’homme ne suit pas un
instinct qui dirigerait tout membre de l’espèce vers un
membre du sexe opposé lors de la saison des amours,
mais des pulsions qui varient en fonction de l’histoire
individuelle du sujet et dont le but, se satisfaire, peut
être atteint grâce aux objets les plus étranges (pensons
par exemple au fétichiste). De sorte que là encore la
discontinuité entre les deux ordres est patente et il est
difficile de retrouver ce qui reste de biologique dans la
conduite sexuelle humaine. Lévi-Strauss reproche aux
tentatives antérieures d’explication de l’inceste de ne
pas avoir tenu compte de l’ambiguïté d’une prohibition
mi-naturelle, mi-sociale. En particulier, Durkheim
n’aurait pas dû proposer une théorie purement sociologique de l’inceste et de l’exogamie. Mais qu’a fait
d’autre Lévi-Strauss lui-même, en faisant appel à un
principe de réciprocité, qui pousse des groupes différents à échanger toutes sortes de choses (et pas seulement des femmes) ? Concluons-en que la prohibition
1. J. Derrida, L’Écriture et la Différence, Paris, Seuil, 1979, p. 416.
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de l’inceste a beau être une règle universelle qui régit
le désir sexuel, elle n’a rien de naturel. On peut dire si
l’on veut qu’elle est la culture, plus parce qu’elle est
une règle que parce qu’elle est cette règle – les bonobos
évitent naturellement l’inceste –, mais pas qu’elle nous
permet de saisir le mystérieux passage de la nature à la
culture.
Pourquoi Lévi-Strauss attache-t-il une telle importance à ce problème ? On trouve la réponse dans un
texte de 1962, où il fait de Rousseau le fondateur des
sciences de l’homme. Dans le second Discours,
Rousseau aurait cherché à rendre compte d’un triple
passage, de la nature à la culture, du sentiment à la
connaissance et de l’animalité à l’humanité. Pour ce
faire, il devait trouver une faculté dotée d’attributs
contradictoires, à la fois naturelle et culturelle, etc. : la
pitié ou identification à autrui, à tout être vivant 1. On
voit qu’il n’est plus question de prohibition de l’inceste,
ni même de règle, mais que la forme du raisonnement
est la même. Curieusement, celle-ci n’est pas sans rappeler la pensée mythique, qui « procède de la prise de
conscience de certaines oppositions et tend à leur
médiation progressive 2 ». Si le passage entre deux
termes semble impossible, on cherche un intermédiaire
ayant une nature ambiguë. Soit par exemple les mythes
gé de l’origine du feu. Un jeune dénicheur d’oiseaux
abandonné par son beau-frère en haut d’un rocher est
recueilli et adopté par un jaguar, qui lui fait découvrir
1. Anthropologie structurale II, Paris, Plon-Pocket, 2006, p. 50 ; cf.
Le Totémisme aujourd’hui, Paris, PUF, 2002, p. 148.
2. Anthropologie structurale, p. 258.
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la viande cuite. La femme du jaguar, bien qu’humaine,
est hostile à l’Indien. Celui-ci la tue, sur les recommandations du jaguar, et s’enfuit, emportant le feu dans
son village. Comment expliquer l’indifférence du mari
envers sa femme ? Ce qui est psychologiquement surprenant s’éclaire d’un point de vue logique. Le jaguar
et l’homme sont des termes opposés. L’un mange cru,
l’autre cuit. Pour que ce que possède l’homme vienne
du jaguar, il faut qu’une relation s’établisse entre les
deux, grâce à un terme intermédiaire : la femme
indienne ou l’animal. Une fois que cet être ambigu a
joué son rôle de médiation, il doit être supprimé,
puisque la situation finale se caractérise par la discontinuité entre l’animal et l’humain 1. Cette ressemblance
entre la pensée indienne et celle de Lévi-Strauss nous
oblige à nous demander si l’anthropologue ne nous a
pas livré un mythe de l’origine de la culture, dont il y
aurait autant de variantes que de médiateurs (la prohibition de l’inceste, la pitié, etc.). Dans quel but ? Lutter
contre « le mythe de la dignité exclusive de la nature
humaine ». Lévi-Strauss cherche désespérément un
passage de la nature à la culture pour combattre ce
qu’il croit être les effets pratiques pervers de la discontinuité théorique nature/culture. Le même amourpropre qui incline l’homme à se croire un empire dans
un empire, à se poser comme incarnation de la culture
en face de la nature inerte et de l’animal, au lieu de
se reconnaître comme un être vivant parmi d’autres,
entraîne aussi une culture à se croire seule représentante de l’humanité et à rejeter toutes les autres dans
1. Le Cru et le Cuit, Paris, Plon, 1994, p. 91.
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la barbarie. Un même raisonnement amène la réduction de la biodiversité, le spécisme et le racisme. Par
conséquent, le relativisme culturel des années 1950 ne
suffit plus. L’Unesco doit comprendre que la lutte
contre les préjugés raciaux devrait s’accompagner
d’une promotion du respect envers toutes les formes
de vie 1. Les textes des années 1960 s’en prennent systématiquement à l’humanisme occidental, qui n’érige
l’homme en règne séparé que parce qu’il est le produit
d’une civilisation démesurément urbaine, coupée de
son milieu naturel, condamnée à vivre dans l’artifice 2.
Cet anti-humanisme peut prendre la forme du naturalisme ou celle du matérialisme. Dans le texte sur
Rousseau, Lévi-Strauss nous rappelle que tout être
vivant, puisque souffrant, est notre semblable et devrait
susciter notre pitié. Tandis que lors de sa polémique
avec Sartre, il déclare qu’après « avoir résorbé des
humanités particulières dans une humanité générale »,
il faut encore « réintégrer la culture dans la nature, et
finalement, la vie dans l’ensemble de ses conditions
physico-chimiques 3 ». Une cascade de réductions
ramènerait le sujet au vivant et celui-ci à la matière.
Alain Renaut, qu’on sait légitimement attaché à la philosophie du sujet, refuse que les droits de l’homme ne
soient « qu’un cas particulier des droits qu’il nous faut
reconnaître au pouvoir créateur de la vie 4 ». Mais il ne
sert à rien de rappeler que l’homme est liberté et qu’il se
1. Le Regard éloigné, p. 46.
2. Anthropologie structurale deux, p. 334.
3. La Pensée sauvage, p. 294.
4. La Philosophie, Paris, Odile Jacob, 2005, p. 124. A. Renaut cite
un entretien de C. Lévi-Strauss dans Le Monde du 21 janvier 1979.
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distingue de l’animal en étant capable de s’arracher au
cycle vital de la satisfaction des besoins. Non seulement
parce que Lévi-Strauss pourrait répondre que la différence entre l’homme et l’animal est logiquement et chronologiquement ultérieure à leur statut commun d’être
souffrant. Mais surtout parce que Lévi-Strauss ne nie pas
qu’il existe un abîme entre l’humain et l’animal, mais
seulement que la spécificité de l’homme lui confère une
dignité particulière. Tout se passe comme s’il y avait deux
Lévi-Strauss. Le scientifique, dont l’œuvre ne cesse de
souligner la discontinuité entre la nature et la culture ;
l’homme, qui soutient au contraire dogmatiquement que
la culture est une manifestation de la nature, parce qu’il
pense que tous nos maux viennent de ce que l’homme
se prend pour le seigneur de la création. Parfois les deux
Lévi-Strauss essayent de se rejoindre, comme dans la
préface de 1967 de la 2e édition des Structures. Puisque
les progrès de la recherche montrent soi-disant que l’animal est capable d’utiliser des symboles et des outils, on
peut se demander si l’opposition nature/culture n’est pas
« une création artificielle de la culture, un ouvrage défensif » ou un instrument de domination. Lévi-Strauss
oppose à notre humanisme dévergondé l’humanisme
sage des primitifs, dont les coutumes préservent l’équilibre avec le milieu naturel. Par exemple, la croyance en
un esprit « maître de chasse », qui protège les animaux,
empêche les abus de la part des chasseurs 1. Un élève de
Lévi-Strauss a montré à sa suite que l’opposition nature/
culture telle que nous la concevons, comme celle entre
1. Le Regard éloigné, p. 35.
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l’espace sauvage ou domestique, est propre à notre civilisation occidentale, parce qu’elle suppose le désenchantement du monde 1. Mais que la distinction n’ait été établie
que par nous ne veut pas dire qu’elle n’est pas un « aspect objectif de l’ordre du monde », sauf à pousser le
relativisme culturel jusqu’à annuler la différence entre la
conception religieuse et la conception scientifique du
monde. Et on attend toujours de voir des animaux qui
pourraient parler, c’est-à-dire former au moyen d’un
code fini un nombre infini d’expressions adaptées à des
situations particulières. Ajoutons que le matérialisme de
Lévi-Strauss reste programmatique. Et que si la sensibilité à la souffrance de l’animal augmente effectivement
dans nos sociétés, comme en témoigne le développement
du végétarisme ou des mouvements de libération animale, il s’agit plus vraisemblablement d’un effet culturel
(nous tolérons en général de moins en moins bien la
mort et la douleur), que de cette « répugnance innée à
voir souffrir son semblable » dont Rousseau admettait du
reste qu’elle est étouffée par la civilisation. Force est de
conclure que la tension persiste chez Lévi-Strauss entre l’affirmation théorique et la contestation pratique de la discontinuité nature/culture. Ce qui rend son œuvre doublement
précieuse. D’une part, elle nous enseigne que l’animal
ne parvient jamais au seuil de la culture, tandis qu’on ne
retrouve presque jamais chez l’homme le fonds de
nature. D’autre part, elle nous montre que la remise en
cause de l’exception humaine, si fréquente aujourd’hui,
1. Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard,
2005.
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est une philosophie de l’environnement, comme le relativisme culturel fut une philosophie de la décolonisation.
Stéphane Desroys du Roure,
professeur au lycée La Tour des Dames
de Rozay-en-Brie (77).
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