Faut-il avoir peur des grandes études controlees? Le point de vue

ERREURS ET ERRANCES Forum Med Suisse No7 12 février 2003 164
Les grandes études contrôlées ont fait progres-
ser la cardiologie de manière spectaculaire au
cours des vingt dernières années. Le but de la
présente étude est cependant d’illustrer
quelques-uns des problèmes qu’elles posent en
pratique clinique.
Histoire d’un malade
Le patient était un employé de banque de 41
ans qui avait consulté pour la première fois en
1980. Il n’avait pas de symptôme cardiaque,
mais il était inquiet car son père venait de mou-
rir d’un infarctus à l’âge de 64 ans. Il fumait 1
paquet de cigarettes par jour, sa pression arté-
rielle était de 155/95 mmHg, son cholestérol
total était de 6,5 mmol/l, son poids était nor-
mal, il ne faisait pas de sport. L’examen phy-
sique était normal à l’exception de la pression
artérielle. L’ECG était normal. Des conseils
avaient été alors donnés au patient pour amé-
liorer son hygiène de vie, en particulier pour
cesser de fumer et pour diminuer sa consom-
mation de graisses animales.
Le patient a reconsulté en 1990. Il faisait alors
un peu de sport mais n’avait pas modifié ses
autres facteurs de risque. Une épreuve ergo-
métrique s’était révélée normale. Le patient
avait entendu parler d’un effet préventif pos-
sible de l’aspirine sur l’infarctus et m’avait de-
mandé ce que j’en pensais. J’avais dû lui avouer
que les études publiées ne permettaient pas de
répondre à sa question.
Le patient a été hospitalisé en 1995 pour un in-
farctus aigu antérieur étendu. Il a été soumis
aussitôt à une thrombolyse intraveineuse à la
streptokinase. L’évolution a été favorable de-
puis lors.
Les incertitudes thérapeutiques
Un médicament hypolipémiant n’avait pas été
prescrit lors de la première consultation (1980)
car les résultats négatifs de l’étude O.M.S. sur
le clofibrate venaient d’être publiés [1]. Cette
étude avait donné naissance à de violentes
polémiques. Les fibrates étaient-ils toxiques?
Le clofibrate était-il un mauvais médicament?
L’étude avait-elle été mal faite? De toute façon,
il paraissait déraisonnable à l’époque de pres-
crire un traitement aux fibrates en prévention
primaire pour une hypercholestérolémie mo-
dérée. Les choses auraient bien sûr été diffé-
rentes quelques années plus tard lorsque l’effi-
cacité des fibrates et surtout des statines en pré-
vention primaire a été démontrée [2].
Je n’avais pas été capable de répondre à la
question posée lors de la deuxième consultation
(1990) concernant la place de l’aspirine en pré-
vention primaire de la maladie coronarienne.
En effet, les deux études randomisées publiées
au cours des deux années précédentes sur ce
sujet avaient donné des résultats contradic-
toires. L’étude des médecins anglais [3] (5139
médecins en bonne santé, 500 mg d’aspirine
par jour vs l’absence d’aspirine) avait donné
des résultats négatifs. Au contraire la Physi-
cian’s Health Study [4] (22071 médecins amé-
ricains en bonne santé, 325 mg d’aspirine tous
les deux jours vs placebo) avait montré une di-
minution significative de l’incidence d’infarctus
du myocarde. A noter que cette incertitude
quant au rôle de l’aspirine en prévention pri-
maire persiste aujourd’hui [5].
L’infarctus antérieur aigu (1995) avait été traité
par une thrombolyse intraveineuse à la strep-
tokinase. Ceci était conforme aux résultats des
études GISSI-2 et ISIS-3 publiées en 1993–94
[6, 7]. Ces études avaient montré en effet que le
t-PA, bien que beaucoup plus coûteux, n’était
pas supérieur à la streptokinase pour le traite-
ment de l’infarctus aigu. Le choix de l’agent
thrombolytique aurait été cependant différent
si l’infarctus était survenu l’année suivante. En
effet l’étude GUSTO-1 devait montrer alors que
la mortalité des patients avec infarctus aigu
traités par t-PA et héparine était significative-
ment abaissée par rapport à ceux traités par
streptokinase et héparine [8]. Et le patient au-
rait été traité différemment aujourd’hui, la su-
Faut-il avoir peur des grandes
études contrôlées?
Le point de vue du clinicien
A. Bloch
Correspondance:
Dr A. Bloch, chargé de cours
Service de cardiologie
Département cardio-vasculaire
médico-chirurgical
Hôpital de la Tour
Av. J.-D. Maillard 1
CH-1217 Meyrin-Genève
antoine-bloch@latour.ch
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périorité des interventions coronariennes per-
cutanées précoces sur la thrombolyse intravei-
neuse ayant été démontrée par plusieurs études
[9].
Ce «case report» illustre que, même en lisant
attentivement la littérature récente et en se li-
mitant aux grandes études contrôlées publiées
dans les grandes revues médicales, nous ne
sommes jamais certains de donner à nos pa-
tients le meilleur traitement possible, traite-
ment susceptible d’être modifié quelques mois
plus tard.
Les difficultés du praticien
Les guidelines
Face au volume actuel énorme de publications
médicales, se tenir au courant des développe-
ments récents est devenu une tâche très diffi-
cile, voire impossible pour le praticien très oc-
cupé. Les guidelines nous aident-elles beau-
coup? Probablement pas. Elles représentent
une procédure longue et compliquée, fruit de
compromis entre de nombreux experts et co-
mités de sociétés. Il peut ainsi s’écouler plu-
sieurs années entre le début du projet et sa pu-
blication, d’où des recommandations parfois
démodées.
Le cauchemar des acronymes
La mode est aux acronymes («suites d’initiales
servant d’abréviations et prononcées comme
un nom ordinaire»). Une revue publiée en 1999
en a recensé plus de 2250 pour les études car-
diologiques! [10] Cette mode ne facilite évi-
demment pas pour le praticien la mémorisation
et la compréhension des études publiées.
Les présentations préliminaires avant
publication
Les premiers résultats des grandes études sont
présentés généralement dans les congrès. Ces
présentations sont faites de manière spectacu-
laire et attirent des foules de congressistes.
Elles sont suivies d’une intense publicité qui
conditionne de manière importante la pratique
de la médecine. Or ceci se produit avant que
l’étude ait été publiée, que la méthodologie et
les statistiques puissent être étudiées, que les
éditoriaux et commentaires d’accompagne-
ment aient pu être lus. Ainsi l’étude COPERNI-
CUS, consacrée à l’utilisation du carvedilol dans
l’insuffisance cardiaque sévère a été présentée
dans une séance «Highlights» au 22eCongrès
de la Société européenne de Cardiologie en août
2000 mais n’a été publiée dans le New England
Journal of Medicine que le 31 mai 2001, c’est-
à-dire 9 mois plus tard [11].
Les résumés et présentations de congrès doi-
vent donc être interprétés avec prudence.
Contrairement à ce qui se passe maintenant, ils
ne devraient pas conduire à une modification
des attitudes thérapeutiques avant la publica-
tion complète des études.
Biais dans le choix des études publiées
Les résultats positifs d’études cliniques sont
plus faciles à publier que les résultats négatifs.
Cette politique, compréhensible à certains
égards, présente le risque que des résultats né-
gatifs mais cliniquement importants passent in-
aperçus, privilégiant ainsi des résultats positifs.
Problèmes méthodologiques
et statistiques
Une analyse détaillée de la sélection des pa-
tients, des méthodes utilisées et des résultats
statistiques n’est souvent pas à la portée des
médecins praticiens. Il y a là une raison sup-
plémentaire pour attendre la publication com-
plète ainsi que les éditoriaux et les commen-
taires faits par des experts n’ayant pas parti-
cipé à l’étude. Même de grandes études comme
AVERT publiée par des auteurs célèbres dans
des revues prestigieuses, ont donné naissance
à de fortes critiques méthodologiques [12, 13].
Influence de la manière de présenter
les résultats
L’étude réalisée par questionnaire auprès de
400 professionnels de la santé a montré que la
décision de prescrire et le choix des médica-
ments dépendent souvent de la manière de pré-
senter les résultats [14]. L’influence est beau-
coup plus grande quand les résultats de l’étude
sont présentés, à mortalité égale, sous forme de
réduction du risque relatif plutôt que comme
réduction du risque absolu ou du nombre de
patients à traiter pour éviter une augmentation
du nombre de décès.
Couverture par les médias
Les grandes études contrôlées représentent un
travail énorme et coûtent très cher à l’industrie
pharmaceutique. Les investigateurs, l’indus-
trie, les grandes revues médicales, les mass
médias, les journaux financiers ont tout intérêt
à ce que les résultats des études soient très ra-
pidement publiés et annoncés avec la plus
grande publicité possible.
Une analyse a été faite de la présentation par
les médias de l’effet préventif de trois médica-
ments (selipran, fosamax, aspirine) [15]. Elle a
porté sur les présentations faites entre 1994 et
98 par 9 grands quotidiens américains et 4
grandes chaînes de télévision. 40% des rap-
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ports n’ont pas présenté les résultats de ma-
nière quantitative; la grande majorité de ceux
qui l’ont fait n’ont montré que les bénéfices re-
latifs; 53% n’ont pas signalé les effets secon-
daires et 70% n’ont pas parlé des coûts. En
conclusion [15] les informations présentées par
la grande presse et la télévision concernant les
traitements médicamenteux sont souvent in-
adéquates ou incomplètes en ce qui concerne
les avantages, les risques et les coûts. De même,
les médias ne mentionnent généralement pas
les liens financiers existant entre les groupes de
recherche ou les experts et les maisons phar-
maceutiques.
Incertitudes liées aux résultats positifs
d’une seule étude
Plusieurs grandes études contrôlées récentes
sont susceptibles d’avoir un impact très impor-
tant en cardiologie, tant du point de vue médi-
cal que financier. Pour ne citer que les conclu-
sions de l’une d’entre elles, HOPE [16]:
«Compte tenu des résultats, il serait approprié
d’utiliser le ramipril chez tous les patients à
haut risque d’événement cardiovasculaire
athéromateux» [17]. De telles affirmations pa-
raissent prématurées lorsqu’elles ne sont ba-
sées que sur une seule étude, sur un petit
nombre d’études ou sur des études ayant donné
des résultats contradictoires. Ainsi HOPE a
donné des résultats positifs avec le ramipril
alors que QUIET a donné des résultats négatifs
avec un autre inhibiteur de l’enzyme de conver-
sion, le quinapril [16, 18]. Les auteurs de QUIET
ont avancé plusieurs hypothèses pour expli-
quer cette divergence mais n’ont pas envisagé
l’éventualité que les résultats de HOPE aient été
erronés.
Il est évident que ces bouleversements dans la
pratique médicale sont inquiétants lorsqu’ils
résultent d’une étude isolée ou d’un petit
nombre d’études. Il faut rappeler à ce propos
l’histoire de l’étude ELITE [19]. Il s’agit d’une
étude randomisée comparant l’effet du losartan
et du captopril chez 722 patients avec une in-
suffisance cardiaque NYHA II-IV et une fraction
d’éjection 940%. Le losartan a diminué la mor-
talité de manière significative, permettant de
conclure que les antagonistes de l’angiotensine
II sont supérieurs aux inhibiteurs de l’enzyme
de conversion pour le traitement de l’insuffi-
sance cardiaque due à une dysfonction systo-
lique ventriculaire gauche. Les investigateurs et
leurs sponsors ont eu alors le courage de re-
commencer l’étude avec un collectif plus im-
portant (3152 patients). ELITE II [20] a montré
une mortalité un peu plus élevée (mais non si-
gnificative) dans le groupe losartan que dans le
groupe captopril, indiquant ainsi que les inhi-
biteurs de l’enzyme de conversion, lorsque bien
tolérés, restent le traitement de choix dans l’in-
suffisance cardiaque.
Les résultats d’une grande étude
contrôlée sont-ils applicables à un
patient donné?
Il s’agit là d’un problème difficile pour le mé-
decin praticien. Les grandes études n’incluent
généralement que des patients très sélection-
nés qui ne correspondent pas toujours à la ma-
jorité des patients vus ambulatoirement. Il est
difficile de déterminer si le bénéfice à attendre
du traitement pour un patient donné est supé-
rieur ou non aux effets néfastes. Enfin, il faut
mentionner les problèmes liés à la compliance,
de très nombreux patients ne prenant pas ou
mal les médicaments prescrits.
Conflits d’intérêt
Les éditeurs de plusieurs grands journaux mé-
dicaux ont publié récemment un éditorial
consacré au sujet: «Sponsoring, auteurs et res-
ponsabilité» [21]. Ils s’inquiètent en effet de ce
que l’objectivité des travaux puisse être mena-
cée par l’environnement intellectuel dans le-
quel certaines recherches cliniques sont
conçues, par le mode de recrutement des pa-
tients et par la manière de rapporter (ou de ne
pas rapporter) les résultats.
Le matraquage médiatique
Le rôle de la substitution hormonale postmé-
nopausique pour la prévention des maladies
cardiovasculaires est un sujet controversé de-
puis longtemps. Le symposium publié le 20 juin
2002 dans l’American Journal of Cardiology
[22] a permis d’aboutir à la conclusion sui-
vante: «chez les femmes ménopausées en
bonne santé, l’utilisation des œstrogènes a dé-
montré ses bienfaits cardiovasculaires dans de
nombreuses études d’observation».
Les résultats de la «Women’s Health Initiative»
ont été présentés le 9 juillet 2002 sur Internet
et publiés le 17 juillet dans le JAMA [23]. L’étude
a été interrompue prématurément en raison
d’une augmentation des complications chez les
femmes ménopausées traitées par une associa-
tion œstrogène-progestérone par rapport à un
groupe de contrôle. A noter que l’augmentation
des événements coronariens et vasculaires cé-
rébraux a été statistiquement significative mais
faible. Les résultats de l’étude WHI ont fait im-
médiatement les gros titres des mass média.
Ainsi, le numéro de la revue Paris Match daté
du 1er août mais paru en juillet contient un
grand article sur le sujet. Il affirme que la «Wo-
men’s Wealth Initiative» démontre pour la pre-
mière fois qu’un traitement hormonal substitu-
tif de la ménopause augmente non seulement
le risque de cancer du sein mais aussi celui
d’infarctus, d’accidents vasculaires cérébraux
et d’embolies pulmonaires.
La précipitation, le matraquage médiatique et
ERREURS ET ERRANCES Forum Med Suisse No7 12 février 2003 167
le manque de rigueur scientifique avec lesquels
la télévision, la radio et les journaux ont
présenté les résultats de l’étude WHI sont na-
vrants. Ces présentations ont en effet devancé
la possibilité pour les médecins d’étudier à fond
l’article en question et surtout elles ont semé la
panique parmi les millions de femmes méno-
pausées qui prennent régulièrement des hor-
mones.
Conclusion
Les grandes études contrôlées contribuent de
manière essentielle aux progrès de la méde-
cine. Elles ont profondément modifié la théra-
peutique cardiologique au cours des vingt der-
nières années. Le passage des résultats de ces
études à la pratique présente cependant de
nombreux pièges qu’il est important de
connaître et d’essayer d’éviter. En règle géné-
rale, il faudrait éviter de se précipiter sur les ré-
sumés de congrès, annonces dans la grande
presse, scoops publicitaires. Il est très impor-
tant de lire attentivement la publication com-
plète de l’étude ainsi que les éditoriaux et com-
mentaires qui l’accompagnent. Une étude iso-
lée ne devrait pas conduire à une modification
fondamentale des attitudes thérapeutiques
aussi longtemps qu’elle n’a pas été confirmée
par une deuxième étude. Enfin, l’applicabilité
des résultats des grandes études contrôlées à
des patients individuels est souvent difficile,
voire impossible.
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