La tradition BOUDDHISTE Le chemin vers l’Éveil Nicole-Andrée Charbonneau Simon Deraspe en collaboration avec Madelyn Fournier Directeur de la collection Jean-Marie Debunne La tradition BOUDDHISTE Le chemin vers l’Éveil Nicole-Andrée Charbonneau Simon Deraspe en collaboration avec Madelyn Fournier Directeur de la collection Jean-Marie Debunne La tradition bouddhiste Auteurs Directeur de la Collection Labyrinthes Conception graphique Révision linguistique Illustrations Photographies Nicole-Andrée Charbonneau, enseignante à l’école secondaire Félix-Leclerc (comm. scol. des Affluents) Simon Deraspe, enseignant à l’école secondaire Mont-Saint-Bénilde en collaboration avec Madelyn Fournier, sociologue Jean-Marie Debunne, professeur en éducation religieuse à l’Université Saint-Paul Les Éditions la Pensée inc. Colette Tanguay Louis Gilles Tremblay Nelson Morneau, Suzie Bouchard, Nicole-Andrée Charbonneau, Mathieu Boisvert, Lynda Champagne © Les Éditions la Pensée inc., 2001 Tous droits réservés. On ne peut reproduire, enregistrer ni diffuser aucune partie du présent ouvrage, sous quelque forme ou par quelque procédé que ce soit, électronique, mécanique, photographique, sonore, magnétique ou autre, sans avoir obtenu au préalable l’autorisation écrite de l’éditeur. Dépôt légal Bibliothèque nationale du Québec, 2001 Bibliothèque nationale du Canada, 2001 Imprimé et relié au Québec ISBN 978-2-89458-290-9 Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Programme d’Aide au Développement de l’Industrie de l’Édition (PADIÉ) pour nos activités d’édition. «Gouvernement du Québec – Programme de crédit d’impôt pour l’édition de livres – Gestion SODEC» LE «PHOTOCOPILLAGE» TUE LE LIVRE T a b l e d e s Introduction 2 La jeunesse du fondateur du bouddhisme – un homme parmi les autres hommes Entre mythe et réalité 4 La jeunesse de Siddharta Gautama 5 La naissance d’un prince 5 Une jeunesse heureuse d’enfant choyé et préservé 7 Siddharta fait quatre rencontres 9 Le prince décide de changer de vie 15 La vie de moine mendiant… La quête de Siddharta 21 L’état d’éveil – l’illumination 4 19 26 Le Ministère du Bouddha et la formation de la communauté La mort du Bouddha et les premiers conciles 32 La rupture au sein de la communauté 33 La doctrine du bouddhisme 34 Entrée en matière 34 L’enseignement du Bouddha – les quatre nobles vérités 30 36 L’expansion du bouddhisme – deux parcours distincts 40 Asoka: le diffuseur du bouddhisme en Inde 40 Description des principales écoles de la tradition bouddhiste 43 Le Bouddhisme du Petit Véhicule ou Theravada 44 Le Bouddhisme du Grand Véhicule ou Mahayana 45 Le Bouddhisme zen 46 Le Bouddhisme tibétain 47 Les lieux et les objets de culte de la tradition bouddhiste Les lieux de culte 48 Les objets de culte 50 Les figures du Bouddha et les fêtes bouddhiques Une iconographie rigoureuse 52 Les fêtes bouddhiques 54 Conclusion Glossaire 48 52 56 57 Bibliographie 59 matières La tradition bouddhiste Le sentier vers l’éveil Nicole-Andrée Charbonneau Simon Deraspe Nelson Morneau En collaboration avec Madelyn Fournier I ntrodu c t i o n «Les religions en perte de vitesse!…» Qui dit cela? Et pour quelles religions? Et pour quelles raisons? Certes, s’il faut voir en ce nouveau millénaire que certaines pratiques religieuses connaissent leur déclin tandis que d’autres sont complètement abandonnées par des croyants déçus; s’il faut reconnaître que certaines religions meurent à la naissance de nouveaux courants religieux, d’autres, bien au contraire, sont en plein essor et pendant ce temps gagnent le cœur d’Occidentaux de plus en plus nombreux. ces courants. À titre d’exemples, les livres sur le bouddhisme abondent de plus en plus sur les tablettes des librairies; dans les médias, tant écrits qu’électroniques, de nombreux reportages portent notamment sur la sagesse bouddhique et sur les lois du karma tandis que d’autres traitent entre autres du grand dalaï-lama*1; certaines revues spécialisées gagnent aussi en popularité en raison de leurs nombreux articles sur la réincarnation; et ce ne sont là, bien sûr, que quelques-uns des signes indiquant l’intérêt manifesté pour cette tradition qui nous vient de l’Asie du 6e siècle avant Si l’on en croit certaines manifestations Jésus-Christ. Mais comment comprendre médiatiques, le bouddhisme, une pratique que l’Occident, en ce début de millénaire, de tradition orientale, est certainement de puisse démontrer un pareil engouement Suzie Bouchard Jeunes moines bouddhistes. 2 _______________ 1 Les astérisques renvoient au glossaire. pour une tradition qui a vu le jour en Inde? Peut-on supposer que l’idée d’une religion qui ne se réfère pas à un Dieu, mais à une expérience religieuse personnelle, puisse, en effet, s’avérer attrayante à une société moderne quand celle-ci, tout en se questionnant sur l’existence de Dieu, se sent par ailleurs attirée par la spiritualité? Une hypothèse qui peut, bien entendu, expliquer cet engouement, mais nous pouvons aussi supposer que les grandes incertitudes de l’Occident en regard de certains dogmes et de certaines pratiques religieuses ont pu aussi mener à ce besoin d’un nouveau type de spiritualité. Le bouddhisme, en raison notamment de ces principes fondateurs et de l’approche spirituelle qu’il propose, semble ainsi répondre à certaines attentes, voire les combler. sance», «zen». On peut aussi penser à des images telles que les rudes montagnes de l’Himalaya que parcourent des moines peu chaussés et sévèrement vêtus. Comment, par ailleurs, ne pas rappeler ce personnage au visage joufflu et au corps imposant que d’aucuns connaissent surtout dans la position assise, les jambes croisées? Enfin, comment ne pas penser à cette fameuse loi du karma qui détermine la nature de la réincarnation? Dans cet ouvrage, nous reviendrons sur ces représentations comme nous reviendrons sur quelques-unes des grandes explications pouvant motiver cet attrait pour le bouddhisme. Nous aborderons aussi bien sûr les principes fondateurs de cette tradition Pour de nombreux lecteurs et lectrices, des religieuse, mais comment intégrer cette mots, des images, des symboles, des philosophie de vie, comment en saisir le représentations colorent particulièrement sens sans en connaître d’abord son cette doctrine. On peut ainsi penser aux fondateur. Sa naissance l’a prénommé expressions telles que «nirvana», «renais- Siddharta, l’histoire l’a nommé Bouddha. Bonne lecture et bon apprentissage dans l’univers de la tradition bouddhiste! 3 La jeunesse du fondateur du bouddhisme un homme parmi les autres hommes Entre mythe et réalité 560 avant notre ère, tandis qu’il serait mort vers 480. Les indianistes soutiennent ainsi Le récit d’événements anciens, à partir de que Bouddha aurait vécu jusqu’à l’âge de sources aussi lointaines que celles de la quatre-vingts ans, un âge vénérable conhaute antiquité, n’est pas une sinécure car, sidérant cette époque. les données imprécises Une période forte en grands jointes à des documents À l’instar de plusieurs autres courants personnages et événements… douteux peuvent nuire religieux ayant tendance à magnifier le Siddharta Gautama aurait vécu à à l’authenticité des faits caractère unique et remarquable de leur une époque à peu près contemporaine historiques. fondateur, la tradition bouddhiste n’y à d’autres grands chefs religieux tels échappe pas et présente le jeune Siddharta Lao-Tseu et Confucius, en Chine, ou En raison de l’époque Gautama sous les traits d’un homme Zoroastre, en Perse. De plus, à cette éloignée où se déroule à l’intelligence exceptionnelle et doué même époque, la science de aussi la vie de Boud- d’une force surnaturelle. La même traPythagore s’affirmait en Grèce tandis que le peuple juif endurait la dha, la distinction entre dition bouddhiste souligne aussi, d’autre l’histoire personnelle part, les dimensions surhumaines de déportation à Babylone et suivait l’enseignement de prophètes tels que de Siddharta Gautama certains faits ayant marqué la vie de et la légende qui entoure Bouddha; nous pouvons par exemple Zacharie ou Malachie. la vie de Bouddha2 est penser à certains événements inusités difficile à établir. D’ailleurs, certains qui ont entouré sa naissance, mais aussi auteurs ont longtemps remis en question aux circonstances qui ont motivé son l’authenticité de ce récit, mais depuis, la départ du palais de son père, ou encore à question ne se pose plus. La littérature celles qui l’ont mené à la grande vérité actuelle met fin à ces doutes et une étude bouddhique, mais nous y reviendrons. Des approfondie de textes anciens confirme les récits qui sont, de fait, parfois difficiles à faits et situe approximativement la période distinguer de la réalité historique, mais de la naissance et de la mort de Bouddha. entrons avec abandon dans cette légende et Celui-ci, sous les patronyme et prénom de allons voir l’histoire de ce personnage Gautama Siddharta, aurait vu le jour vers extraordinaire. 4 _______________ 2 Selon la littérature, Bouddha signifie «le Sage» ou «l’Éveillé». La jeunesse de Siddharta Gautama La naissance d’un prince Siddharta est le fils unique du roi Suddhodana et de son épouse la reine Maya. La tradition décrit celle-ci sous les traits d’une jeune femme d’une grande beauté. Siddharta est de la caste des ksatriyas* et de la famille des Shakya, clan formant une confédération. Celle-ci s’étend du sud du Népal jusqu’au Gange* et la cité de Kapilavastu en est la capitale. On appelle ce pays l’État de Kosala, et ses habitants, le peuple Gautama; c’est ce royaume que le jeune héritier est appelé à gouverner après son père. La famille de Siddharta, ainsi que lui-même dans la première partie de sa vie, respectent et pratiquent alors les préceptes de la religion hindoue. qu’un jour la jeune souveraine avait fait ce songe: un petit éléphant blanc à six défenses, avec la tête aussi rouge qu’un rubis, la frappait au flanc droit et la pénétrait pour la féconder. Ce même rêve lui fit aussi entrevoir la naissance toute particulière de son futur enfant: le nourrisson, en effet, allait voir le jour par l’aisselle de sa mère. Savais-tu que…? On donne parfois au Bouddha le nom de Shakyamuni, titre qui signifie «l’ascète de la tribu des Shakya». La légende quant à la naissance du Bouddha est étrange; elle affirme que la conception de celui-ci fut miraculeuse, qu’aucun humain n’y fut pour quelque chose3 et que Maya resta chaste4. On raconte ainsi _______________ 3 Nous pouvons ici faire un certain lien avec l’enfantement de la Vierge-Marie dans la tradition chrétienne. 4 La littérature explique le désir de virginité de Maya par son respect pour une discipline religieuse de type ascétique. 5 Le lotus, fleur sacrée de l’Inde, est le symbole de l’éveil spirituel. Si la plante pousse dans la boue, ses fleurs, elles, s’épanouisent dans l’air pur. 6 Le lendemain matin, Maya informe donc son mari, le roi, du songe qu’elle vient de faire: «Maharajah, cette nuit, dans un rêve, un éléphant blanc a percé et pénétré mon flanc droit. Jamais de ma vie je n’ai connu de bonheur aussi intense. Par conséquent, de ce jour, je ne veux plus soumettre mon corps au plaisir des sens et dès maintenant laisse-moi faire appel à un sage en mesure de me donner la signification de ce songe.» Les sages consultés confirment tous la chose: le rêve est de bon augure; l’éléphant symbolise la sagesse alors que ses défenses expriment la nature divine. Quant à l’arrivée au monde de l’enfant par l’aisselle de sa mère, elle indique, toujours selon les sages, la nature transcendante* de l’enfant. On laisse aussi savoir au roi que Maya engendrera un enfant saint et que celui-ci deviendra, à son choix, un monarque illustre ou un grand maître spirituel. Dès en raison des prodiges qui marquent sa lors, son nom sera célébré aux quatre coins naissance et ensuite parce que le corps de la Terre. même de Siddharta présente les marques de ce que l’on croit alors être celles de la Dix-huit mois après ce songe, Maya perfection. En effet, lorsqu’on le présente pressent l’enfantement et se rend seule aux au temple selon la coutume, les bois de Lumbini5 près de Kapilavastu, où prêtres découvrent que l’enfant se trouve l’une des résidences de son époux. porte sur son corps les trenteDans des circonstances étranges, l’enfant, deux grands signes de la le futur bouddha, vient au monde. Ainsi, perfection ainsi que les alors que debout sous un figuier la reine quatre-vingts petites mars’agrippe aux branches pour enfanter, une ques du «grand homme». musique divine se fait entendre tandis que Les plus importantes le ciel s’illumine d’une étrange lumière; du sont le cercle avec des ciel tombe aussi une pluie de fleurs et un rayons sous la plante de enfant dénué de toutes souillures, un ses pieds (roue de la vie), enfant dont la peau est de couleur d’or, sort l’épaisseur de ses talons, du flanc droit de sa mère; celle-ci, l’excroissance ou chignon étrangement, ne ressent alors aucune des sur le sommet de son crâne, le douleurs propres à l’enfantement. duvet de poils très doux entre ses sourcils, ses cheveux poussant Au même moment, un dieu recueille le vers la droite et de très longs lobes nouveau-né et fait son berceau d’un lotus d’oreilles. Soutenant les prédictions faites à blanc. Dès ses premiers gestes, l’enfant Suddhodana suite au songe de Maya, ces prend symboliquement possession du marques attestent, selon les prêtres que monde: il se lève, fait sept pas en direction Siddharta est une «grande âme», qu’il est de chacun des quatre points cardinaux, et destiné à un avenir glorieux, soit en tant dans chacune de ses traces s’ouvre une fleur que puissant souverain soit en tant que de lotus; il remarque aussi en posant son maître spirituel; on le dit déjà libérateur de regard à droite et à gauche, devant et la souffrance terrestre. Cette deuxième derrière lui que personne d’autre dans condition n’est certes pas de nature à plaire l’univers n’est semblable à lui. Il prononce au roi qui voit plutôt dans l’enfant son alors ces mots: «Ceci est en vérité ma unique et éventuel héritier. dernière naissance et il n’y aura plus pour moi d’autre existence. Je viens mettre un Une jeunesse heureuse d’enfant terme à la souffrance, à la maladie et à la choyé et préservé mort.» Non loin de là, au même moment, La reine meurt mystérieusement sept jours naissent aussi Yasodhara, sa future épouse, après la naissance de l’enfant. Avant de Channa, celui qui deviendra son fidèle mourir, elle confie celui-ci à sa sœur Mahapajati, deuxième épouse du roi. Mais cocher, et son valeureux cheval Kantala. le roi lui-même se charge de l’éducation de Son père le prénomme Siddharta, ce qui son fils, gardant à l’esprit la prédiction des signifie «accomplissement parfait», d’abord sages. Craignant, en effet, que son fils ne _______________ 5 Aujourd’hui Rumindei au Népal. Siddharta veut aussi dire «celui qui accomplit». 7 devienne un jour un gourou*, il le fait surveiller étroitement. D’ailleurs, afin de préserver son fils d’un possible désir d’abandonner la vie mondaine pour se consacrer à sa destinée spirituelle, le roi met tout en œuvre pour que le jeune homme ne pense qu’à devenir un grand roi comme lui-même. Et il ordonne à ses serviteurs que le spectacle de la laideur et de la souffrance humaine soit désormais banni du palais. Le bonheur et l’avenir de son fils en dépend pense le souverain. l’ignorance la plus complète de la condition humaine. Chaque serviteur est choisi pour préserver cette ignorance: ils sont tous dans la force de l’âge, beaux et en parfaite santé. Siddharta grandit ainsi, choyé dans l’opulence et les rires de la cour. Son existence n’en est pas pour autant paresseuse et insouciante. C’est un jeune homme à l’intelligence vive et il bénéficie de l’enseignement des maîtres les plus compétents; il passe donc la majeure partie de son temps à lire et à étudier. Son père l’incite aussi à se fortifier par la pratique Sous les soins de son père, Siddharta passe des arts militaires ce qu’il fait en comdonc sa jeunesse dans un palais doré pagnie des meilleurs guerriers. entouré de murailles et de forêts et dans 8 Quand Siddharta atteint l’âge de dix-neuf ans, suivant l’avis de ses conseillers, Suddhodana lui fait bâtir trois palais, un pour chaque saison de l’année, où tous ses désirs seront comblés. Afin d’exclure définitivement ce qui pourrait stimuler, chez son fils, le désir de commencer une quête spirituelle, le souverain fait aussi construire un quatrième palais; dans celuici abondent les plus jolies jeunes femmes du royaume; sous l’ordre du souverain celles-ci doivent respecter tous les désirs du jeune Siddharta. Le souverain espère ainsi retenir son fils par le plaisir des sens. Le prince tombe effectivement amoureux; c’est sa cousine Yasodhara. On met tout en œuvre pour le marier et un tournoi de tir à l’arc est organisé. La main de Yasodhara est donnée en récompense. Siddharta joue, gagne et épouse la jeune femme. La légende raconte que cette union est tout à fait naturelle, qu’il est prévu que Yasodhara devienne la femme de Siddharta puisqu’un lien les unit tous deux depuis déjà plusieurs vies. Pendant plusieurs années «dix ans», diront certains auteurs, Siddharta a le sentiment qu’il mène, avec son épouse, une existence heureuse et comblée de bonheur. Si on trouve de plus en plus souvent Siddharta seul au pied d’un arbre et perdu dans ses pensées, nul ne sait encore, ni même le jeune prince que ce bonheur devient peu à peu illusoire. C’est à la naissance de son fils Rahula6 que Siddharta prend soudain conscience d’un grand malaise dans sa vie. Siddharta fait quatre rencontres C’est en effet en ce jour de la naissance de Rahula qu’inspiré par les Dieux, _______________ 6 Rahula signifierait empêchement. Siddharta est poussé par le besoin de sortir du palais. Il a vingt-neuf ans, et sans la permission de son père, il ne peut en sortir. Le premier réflexe de Suddhodana fut de s’inquiéter de cette demande soudaine du prince. Cependant, conseillé par les sages, le souverain concède que la chose puisse être bonne pour l’avenir du prince et que celui-ci devrait en effet effectuer une tournée du royaume. Ne va-t-il pas un jour le gouverner? Le roi et les sages s’entendent également sur une autre chose: le jeune prince doit absolument être toujours tenu à l’écart de la souffrance et de la laideur. Rien ne doit l’atteindre et le faire souffrir. Rien ne doit choquer le regard de l’héritier. Mille précautions sont prises dans l’organisation du voyage de Siddharta et des ordres stricts sont donnés aux serviteurs qui l’accompagnent. Avant le passage du prince, on procède donc au grand nettoyage de la cité. Chacune des voies et des ruelles sont bien balayées, les bâtiments rénovés, les maisons décorées et parfumées; bientôt, règne dans la ville l’ambiance des grands jours de fête. Du même coup, on cache aussi tout ce qui peut révéler à Siddharta la misère ou le malheur des hommes. On oblige les handicapés, les blessés, les vieilles personnes, les enfants malades, les pauvres, les mendiants, tous à se terrer. Toute cette facette de la triste condition humaine est donc tue à Siddharta. Et cela dans un seul objectif: maintenir l’intérêt du jeune prince pour les affaires dans un royaume bien mené et où tous sont heureux. Mais derrière cet objectif, le roi veut surtout empêcher son fils de se consacrer à la vie religieuse, une destinée prédite par les sages à la naissance de l’enfant. 9 Siddharta rencontre la vieillesse Nicole-Andrée Charbonneau C’est donc sur un char conduit par Channa, son fidèle cocher, que le prince passe enfin les portes du palais. En prenant contact avec les habitants de la cité et en traversant celle-ci de toutes parts, Siddharta est comblé et réjoui par ce qu’il voit: son peuple a le cœur en fête et toute la ville éclate de lumière et de richesse. La première journée de sa visite se termine donc dans le plus grand contentement. C’est du moins ce qu’il pense, tout 10 heureux, sur le chemin du retour lorsqu’il fait une étrange rencontre: sur la route un vieil homme aux cheveux blancs, au corps maigre et voûté, marche avec beaucoup de difficultés et de souffrances. «Channa!, demanda le prince, qu’est-ce cela? Qui est cette créature? Pourquoi cet homme a-t-il cette apparence? De mes livres, j’ai entendu parler de la vieillesse, mais je ne l’ai jamais vue. Est-ce cela? Et pourquoi cela paraît-il si terrible? — Vieillir, mon prince, entraîne beaucoup de souffrances et de soucis; chez les hommes s’éteignent le plaisir des sens et les douceurs de l’étreinte amoureuse. Aussi, la vue s’amenuise, l’oreille devient sourde, la mémoire se perd et le corps, vieilli, ne répond plus autant aux demandes de l’homme. Oui, mon prince, une bien triste chose que la vieillesse. — Est-ce que toi, Channa, est-ce que Yasodhara, ma ravissante princesse, est-ce que mon fils né en ce jour, et moi-même, allons aussi un jour être semblables à cette personne? — Oui, mon prince, puisque telle est la destinée de tous les hommes.» Siddharta, troublé, presse son cocher de rentrer au palais. douleur, à l’épuisement et à des maux pires encore; en quelques jours des épidémies peuvent tuer des populations entières. Cet homme est de ceux-là; il est atteint de la peste, un fléau terrible dont beaucoup, comme lui, mourront.» Bouleversé, Siddharta exige de son cocher de rentrer immédiatement. Un moment face à la mort De retour chez lui, Siddharta replonge dans ses pensées. Sa réflexion autour des Siddharta rencontre la douleur et deux premières rencontres faites sur la souffrance la route le tourmente de plus en plus. Une Quelques jours après ces événements, troisième visite effectuée dans le royaume Siddharta redemande à son père l’auto- quelques jours plus tard accentue encore risation de reprendre sa tournée. Le ce sentiment et ce qu’il en pressent le souverain y consent mais exige de ses serviteurs de recourir aux mêmes précautions et plus encore: seuls la beauté, le bonheur et la force doit marquer le passage du prince, excluant ainsi toute forme de laideur de son chemin. Et pour la deuxième fois, Siddharta sort de l’enceinte du palais. Au terme de la journée, tout comme la première fois, la visite s’achève lorsque l’attention de Siddharta est attirée par des bruits étranges. Ceux-ci proviennent d’un champ en bordure de la route. Écartant de ses mains les hautes herbes, Siddharta voit un homme recroquevillé sur le sol: atteint de la peste celui-ci se tord de douleur. Troublé encore, Siddharta questionne à nouveau son cocher. «Channa, est-ce là encore une situation où trouble énormément. En effet, en dépit l’homme souffre? de toutes les mesures prises par le souverain — Certes, mon prince, dit le cocher, pour préserver son fils de toutes nouvelle malheureusement le corps des hommes est tristesse et de toute nouvelle souffrance, mortel: il est aussi sensible à la maladie, à la le prince n’est guère épargné. 11 Crémation d’un corps aux abords du fleuve sacré, le Gange. Au milieu de sa route, alors qu’il revient de sa tournée de la ville, Siddharta voit des gens qui portent le corps d’un homme emmailloté; et ces gens pleurent. Ignorant de cette tristesse, c’est encore le cocher qui renseigne Siddharta sur la source de cette souffrance. «C’est la mort, mon prince, c’est la mort qui ravit le frère, le mari, le fils de ces femmes… Et ce petit garçon, qui ne sait pas encore et qui rit de cette mouche sur sa main, c’est le fils de cet homme. Bientôt, demain sans doute, ou peut-être même ce soir, cet enfant connaîtra lui aussi la souffrance. On lui dira que plus jamais son père ne rira avec lui. Voilà pourquoi toutes ces larmes, mon prince. Nicole-Andrée Charbonneau — Et où vont ces gens ainsi; où mènent-ils cet homme? — Mais voyons mon prince, on le mène à la crémation. C’est ainsi que le veut la coutume de notre pays. La dépouille de cet homme sera donc brûlée, ce soir, aux abords du Gange.» 12 La richesse rencontre l’indigence Sa découverte de la vieillesse, son apprentissage de la maladie et sa rencontre avec la mort troublent certes la réflexion de Siddharta en regard de la connaissance qu’il a eue jusque-là de la condition humaine. Une quatrième rencontre, ajoutée aux trois premières, a cependant un impact encore plus déterminant sur la vie de Siddharta. Cette rencontre a lieu lors de la quatrième sortie du prince dans le royaume de son père. Cette fois, la rencontre l’étonne d’abord plus qu’elle ne le fait souffrir: le vieil homme a la tête complètement rasée et ne porte, en guise de vêtement, qu’une simple tunique ou du moins ce qu’il en reste, des haillons; ce que l’on voit de son corps est enduit de cendre. Assis en bordure de la route, appuyé sur un bâton - sa seule fortune - l’homme présente un visage calme et absent; il semble indifférent aux bruits et aux gens qui déposent parfois quelques aumônes dans sa sébile. «C’est un moine», explique aussitôt Channa qui comprend le regard du prince. «Ce moine mendie son quotidien, il marche et médite; c’est tout ce qu’il fait tout au long du jour. Tout au long de son parcours il médite et ne se nourrit que d’aumônes, soit bien chichement mon prince.» Surpris, Siddharta demande à son cocher de lui expliquer pourquoi ce mendiant est assis ainsi, dans cette position, les yeux fermés. «Cet homme cherche la sainteté, c’est le chemin usuel pour les religieux qui veulent atteindre la libération.» De plus en plus intéressé, Siddharta veut aussi savoir si cette libération préserve l’homme des tourments de la maladie, du vieillissement et de la mortalité. «De telles pratiques, marcher, mendier, se priver, méditer, protègent-elles l’homme des maux de la Terre? — Les sadhus*, dit le cocher, considèrent que les hommes de bien, c’est-à-dire ceux qui évitent de faire le mal par la pensée ou par les gestes, ceux qui souhaitent ardemment le bien pour chacun des vivants, ceux qui considèrent comme passagers les plaisirs de la chair, ceux-là alors peuvent échapper aux souffrances humaines.» 13 14 Mathieu Boisvert Le prince décide de changer de vie apprécie la richesse; de ses doigts, il touche Impressionné par les dernières connais- et fait tinter les verreries; le cristal étincelle sances qu’il avait acquises au contact des sous les soins des servantes. hommes et de leurs souffrances, décontenancé par les derniers propos de Channa Et pourtant, dans sa propre maison, les sur la libération, Siddharta rentre au palais serviteurs, même les plus fidèles, ne et prend conscience qu’en peu de jours des disposent que de peu d’espace pour dormir. changements importants se sont opérés en Ils s’entassent côte à côte dans une seule et lui: il n’est plus le même homme, jeune et même pièce et de vilaines paillasses leur insouciant; il n’est plus aussi rieur et enjoué tiennent lieu de lit. Pendant ce temps, les qu’auparavant. Sa vie, jusque-là douce et chiens des maîtres s’amusent et dorment bienfaisante, lui paraît maintenant vide et sur des tapis magnifiques. sans but. Sa femme, son fils, son père, ses amis, plus personne ne peut apaiser cette Et pourtant, dans sa propre maison, les tristesse et combler ce vide qui prend chiens des maîtres sont nourris des naissance en lui. Rien, ni même son fils, ne meilleurs morceaux rapportés à la cuisine; le fait plus rire ou sourire. La joie a disparu des morceaux de choix que les maîtres, de son cœur et Siddharta paraît bien devant trop d’abondance, abandonnent bouleversé. dans les plats. Pendant ce temps, les serviteurs, même les plus fidèles, ne Soucieuse, Yasodhara s’inquiète de l’état de disposent que de riz et de quelques son époux: «Es-tu souffrant, mon bien- communs légumes. aimé? — Yasodhara, écoute-moi, lui dit le prince, Siddharta prend soudainement conscience écoute-moi bien mon épouse; je ne souffre que les chiens de la maison sont mieux pas, pas vraiment de mon corps. Mon corps traités que les hommes et les femmes qui est jeune, il est sans malaise, il est sans servent fidèlement son père et sa famille; maux et il se porte bien. C’est mon âme qui que des hommes, des femmes, des enfants souffre. C’est ce que j’ai vu à l’extérieur de de son royaume vivent dans l’indigence la l’enceinte du palais qui me fait souffrir et plus grande; que beaucoup souffrent et bien au-delà de ce que l’on peut imaginer. meurent, en gueux, dans la misère la plus Dehors, c’est la terre entière qui souffre. effrayante. Dehors, les hommes pleurent, les hommes ont mal, les hommes meurent!» Siddharta prend soudainement conscience que toute l’opulence dans laquelle lui et sa Siddharta ne connaît plus le repos. Il perd famille vivent ne profite en fait qu’à le sommeil et passe de longues nuits à quelques-uns: que tout est là pour répondre réfléchir et à déambuler. Il marche dans les aux volontés de sa famille, et surtout, pour jardins; il marche dans le grand palais de sa répondre au plaisir des sens; que tout est famille; il traverse d’immenses pièces; il mis en œuvre pour combler leurs désirs et touche de ses pieds le marbre doux et frais; leurs besoins les plus infimes. Son père, il glisse sa main sur les boiseries et en Suddhodana, Mahapajati, la deuxième 15 • La tradition chrétienne • La tradition islamique • La tradition hindoue • La tradition juive • Le phénomène religieux • Le guide des grandes religions DANGER LE PHOTOCOPILLAGE TUE LE LIVRE