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d’une population. Pourquoi appliquer aux autres des méthodes dont nous récuserions la validité si on
prétendait nous les appliquer à nous-mêmes ? Est-ce honnête ?
Les enquêtes sociologiques peuvent être interprétées à bien des points de vue. Ne devrions-nous,
nous, être très attentifs, en plus de la discrétion, à l’intention ? Les industries font des études de marché
pour mieux orienter leur production. De la désaffection de la population pour tel produit, on peut espérer de
l’intérêt pour un produit nouveau qui satisfasse là où le précédent décevait. La transmission du message
spirituel se fait dans une discrétion et un respect dont la concurrence commerciale ne s’embarrasse pas.
D. Pourquoi les bouddhistes répugnent-ils à laisser appeler le bouddhisme religion ?
C’est qu’ils sentent qu’ils ne sont pas, et qu’ils ne veulent pas être de la même espèce de choses
que ce que leur paraissent être les autres religions. A quels signes les identifient-ils?
Ce qui les frappe, ce ne sont pas les éléments de religiosité que l’on peut relever au niveau des
populations chrétiennes. Ce n’est pas cela qui les étonne, car chez eux aussi, au niveau des populations, on
retrouve largement ces mêmes éléments : animisme, ritualisme, superstition, magie. Ceci existe plus ou
moins partout : ce sont des déformations, des parasites, qui ne permettent pas de préjuger de la doctrine
spirituelle elle-même. En cela ils font des distinctions que nous ne faisons peut-être pas assez à leur égard.
Ils regardent, au contraire, ce qui s’enseigne dans les religions, ce que les Maîtres, les
responsables, les dirigeants paraissent considérer comme le plus important, la base de leur enseignement,
ce sur quoi ils insistent le plus quand ils enseignent la doctrine soit à leurs fidèles, soit à leurs nouvelles
recrues, soit à d’autres qui vont les questionner pour information, ou encore ce qu’on trouve, présente
comme points fondamentaux dans les catéchismes qu’on peut se procurer, ou les cours de doctrine par
correspondance, auxquels on peut s’abonner. Les bouddhistes instruits qui ont ainsi fait leur enquête, ne
peuvent que regarder avec méfiance, cette espèce de transfuge qui viendrait prétendre devant eux, en
arguant de traductions défectueuses, que les catéchismes publiés par les responsables de son Eglise
n’expriment pas de manière satisfaisante le « vrai christianisme ». « Depuis 300 ans que vous êtes ici, avec
les nombreux prêtres thaï que vous avez et qui ont étudié à l’étranger, il est étonnant que vous ne sachiez
pas encore dire en thaï le cœur de votre doctrine », répliquent-ils.
Or, comment commence le catéchisme des « religions » (spécialement de celle qui est la plus
« voyante » ici)? On commence par les choses qu’il « faut » croire, deux surtout d’abord, et on les
« prouve » : on déroule les preuves en supposant que l’auditeur ne peut pas ne pas trouver que l’on prouve.
D’ailleurs, le principal, c’est qu’il accepte de croire ces deux choses : un Dieu, que l’auditeur comprend
comme individualisé, pensé localement et temporellement (présent toujours et partout, surtout au ciel, avec
les anges), avec un psychisme comme le nôtre, et puis, une âme qui peut se détacher du corps, en
emportant le psychisme. Puis, c’est une cosmogonie, qui ne peut que paraître assez enfantine, racontée
sans distinction clairement exprimée du sens littéral et du sens doctrinal ou spirituel, comme l’attendrait un
bouddhiste, pour qui la distinction des divers sens du langage est une chose essentielle.
Aussi curieuse que lui paraisse la construction des vérités fondamentales, ce qui frappe le plus le
vrai bouddhiste (qui ne peut pas être animiste), c’est qu’on lui demanderait là de « croire », d’accepter sur
parole une construction doctrinale animiste, supputée, supposée (
sammuti
), vraie dans sa littéralité
anthropomorphique (
puggal-adhisthan
). Cela ne peut que lui faire l’effet d’un retour à la religion populaire
indienne que le Bouddha a démythologisée, aux cosmogonies mythologiques que l’hindouiste éclairé
lui-même n’utilise que comme outil ou cadre d’expression. Pour le bouddhiste qui connait la doctrine – et
comment celui qui a la charge d’enseigner ne serait-il pas parvenu à ce niveau ? – l’affabulation,
l’historisation, l’anthropomorphisme, sont des procédés de langage, peut-être utiles comme accessoires
pédagogiques avec des commençants, mais souvent dangereux, et toujours imparfaits. Le langage idéal, en
matière de doctrine, c’est celui qui ne fait pas de concession à l’imagination, le langage qui dit directement le
sens dernier, le sens doctrinal :
Dhamma-adhistan
ou
paramattha-vacana
. Les associations d’étude assidue
de la doctrine pour les laïcs, appelées écoles d’
Abhidhamma
, annexes à la plupart des monastères de la
capitale et des villes, avec souvent un bâtiment spécial, et fonctionnant les samedis et dimanches, prennent
toujours comme objet d’étude ce qui est considéré par eux comme le sommet du bouddhisme : la troisième
« Corbeille » des écritures, au langage le plus sec et le plus dépouillé qu’on puisse imaginer. Ceux qui sont
« mordus » par ces études considèrent les paraboles et le langage imagé des Sutras (ou « Corbeilles »)