encore les refuser. Un disciple du Bouddha ne peut que

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ade apparaît : en sanskrit, prajñâ,
karuna et upâya ; en français, la
sagesse, la compassion et les
moyens habiles, si l’on s’en tient à
une traduction courante. La sagesse ne peut être expérimentée sans
la compassion, l’une soutient l’autre ; leur mûrissement conjoint s’épanouit dans une parfaite habileté
à agir dans la multitude des situations. Ces trois termes condensent
à eux seuls la voie de l’Éveil telle
qu’elle est toujours appréhendée
par les écoles actuelles. Comment
donc les faire pleinement résonner
dans nos langues ? La sagesse du
Bouddha n’a rien d’une modération ou d’une quelconque prudence. Sa compassion n’est pas un
pâtir ; le terme de karuna fut
d’ailleurs adopté pour sa quasihomophonie avec karana, l’agir.
Pourquoi ne pas se permettre des
formules plus audacieuses, plus
expressives, qui, sans être littérales, préserveraient et même
rehausseraient, ici, leur sens profond. Des formes verbales plutôt
que des noms pour dire un processus. Puisque l’adepte de la
Grandeur, proclament tous ces
Livres, travaille à même la matière
du réel, dans ses frémissements,
dans ses incendies et ses bruissements. Il est l’alchimiste qui transforme la Terre en or.
Pour tenter de traduire au
mieux cette résolution à la sagesse
et la compassion, disons que l’adepte de la Grandeur aspire à se
libérer de ses peurs et à prendre
soin du monde. La Voie de l’Éveil
est conçue comme un chemin
dédoublé : sur le premier, il s’exerce à se défaire des plus fondamentales de ses peurs, la peur de mourir, la peur de ne pas être reconnu,
la peur de ne pas être aimé ; sur
l’autre, il s’exerce à prendre soin
de ceux qui meurent, de ceux qui
ne sont pas reconnus, de ceux qui
ne sont pas aimés. Le chemin
débute par l’acceptation inconditionnelle de sa propre fragilité et
vulnérabilité. Mais l’acceptation,
seule, ne suffit pas. Les Livres de
la Grandeur sont une collection de
méthodes, de pratiques et d’enseignements pour s’appliquer, jour
après jour, à l’audace de se libérer
des peurs et de prendre soin du
monde. Une fois les réticences, les
restrictions levées, le double chemin ne fait plus qu’un. Car plus je
suis tendre, moins j’ai de crainte ;
et moins j’ai de crainte, plus je suis
tendre. Finalement, le chemin
s’accomplit sous la forme d’une
habileté. Car nous vivons dans l’épaisseur du monde où l’existence
est action. Quelles que soient les
situations, les conditions ou les
personnes rencontrées, l’adepte
accompli n’est plus jamais démuni. Il ne se fatigue plus, il ne se
désespère plus. Le monde souffre,
il le guérit et le fait resplendir. La
Voie de l’Éveil devient la Voie de
l’Action. C’est l’upâya, un terme
sanskrit qui provient d’un verbe
upe, “s’engager”, avec les mêmes
acceptions qu’en français : s’engager dans une voie, s’engager pour
autrui. L’upâya signe la destinée
de la Voie de l’Éveil.
Pour un disciple du Bouddha,
que peut signifier en ce XXIe siècle cheminer dans l’art de la
Grandeur, sinon encore et toujours
se réconcilier avec la vie, mais
d’une façon plus vaste encore.
L’existence humaine possède une
triple dimension. Elle est à la fois
personnelle, interpersonnelle et
sociale. Le personnel, c’est la
sphère des émotions, des sentiments
et
des
pensées.
L’interpersonnel, c’est la sphère
des interactions, avec pour chacun
d’entre nous une certaine manière
d’être en relation avec ses propres
gestes et ses propres paroles. Dans
nos sociétés modernes, le social,
c’est aussi la sphère citoyenne et
politique, puisque nous ressentons
notre co-appartenance et notre coparticipation à cette société. Les
écoles bouddhistes se sont développées dans des contextes traditionnels où les formes sociales
apparaissaient sans prise possible
comme s’il s’agissait d’une donnée extérieure. Les enseignements
s’adressaient naturellement aux
deux premières sphères : il s’agissait de se libérer de ses compulsions, de ses frustrations et de ses
illusions, et de persévérer dans la
tendresse et le souci des autres.
Mais ce souci s’exprimait sans
véritablement prendre en compte
la production et l’institutionnalisation des valeurs et des normes qui
régissent le vivre-ensemble. La
troisième sphère ne pouvait être
vue. Dans nos sociétés modernes,
elle est non seulement visible mais
tangible : l’ordre et le devenir
social et politique nous appartiennent solidairement. Je peux moimême choisir de magnifier des formes, des valeurs, les partager ou
LE BOUDDHISME
ENGAGÉ
Eric ROMMELUÈRE
Si nul ne peut plus
ignorer les crises économiques, sociales et
écologiques qui
assombrissent notre
avenir, que peut signifier être bouddhiste
aujourd'hui ? Dans
ses formes traditionnelles, le bouddhisme
considère la souffrance comme la manifestation d'une angoisse
existentielle. Ses
enseignements et ses méthodes sont autant de propositions pour en défaire les mécanismes mentaux.
Depuis plus d'un siècle cependant, influencés par
les conceptions modernes de l'aliénation et de l'émancipation, de nombreux bouddhistes ont élargi
leur regard aux mécanismes sociaux de la souffrance : se changer soi-même et changer le monde ne
sont plus que deux facettes d'un même projet.
Un bouddhiste peut - et même doit - s'engager
dans la vie politique, économique ou civile afin de
concrétiser un idéal de société juste et équitable,
quitte, et c'est une autre nouveauté, à s'opposer aux
structures établies. Incarné par des personnalités
comme Thich Nhat Hanh, qui forgea l'expression
"bouddhisme engagé" dans le contexte de la guerre
du Viêt-Nam, ou le XIVe dalaï-lama, qui propose
lui aussi un bouddhisme social, humaniste et non
violent, ce courant tisse aujourd'hui une invisible
toile qui transforme et modèle l'ensemble des traditions bouddhistes d'Orient et d'Occident.
Seuil, 18 €
Réf.: REL21084 Prix Rel.: 16,20 €
encore les refuser. Un disciple du
Bouddha ne peut que reprendre à
neuf la signification de cette triade
fondamentale, prajñâ, karuna et
upâya, et intégrer pleinement cette
troisième sphère dans son chemin
d’éveil et d’action. Lorsque la vie
devient pesante, lourde, altérée par
des conditions de travail, des
conditions économiques difficiles,
chacun d’entre nous doit se sentir
interpellé par une responsabilité
partagée. Comment un disciple du
Bouddha pourrait-il l’ignorer ? Il
lui appartient de révéler les souffrances sociales et d’œuvrer, individuellement et collectivement, à
leur dénouement. Bref, il ne peut
que s’engager. g
Éric Rommeluère est un enseignant
bouddhiste français formé dans la tradition zen. Il est l’auteur de nombreux
articles et essais où il explore les
enseignements du Bouddha, leurs
interprétations et leurs adaptations en
Occident. Il a récemment publié Le
bouddhisme engagé paru aux Éditions
du Seuil (février 2013).
Reliures 30 Printemps-Eté 2013
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