Majorque, parce qu’il était reçu dans les salons chics, parce
qu’il souffrait de tuberculose.
Il importe donc moins de le remettre en son temps que de com-
prendre en quoi il est différent – et personnel. Certes, Liszt a
écrit: « Le sentiment inspirateur de Chopin ne se révèle tout
entier que lorsqu’on a été dans son pays, qu’on y a vu l’ombre
laissée par les siècles écoulés, qu’on en a suivi les contours gran-
dissants comme ceux du soir, qu’on y a rencontré ce fantôme de
gloire, revenant inquiet qui hante son patrimoine, qui apparaît
pour effrayer ou attrister les cœurs alors qu’on s’y attend le
moins
1
.» Tout cela est bien poétique, mais l’on pourrait en dire
autant de n’importe quel Polonais.
Un compositeur tout entier voué au piano
Tous les commentateurs de Chopin ne pouvaient que le remar-
quer, il est le seul compositeur de son temps (et même plus) à
s’être attaché à ce point à un instrument
unique. En ces temps où la symphonie
triomphe, il n’écrit pour l’orchestre que
d’habiles parties d’accompagnement
d’œuvre concertantes, et surtout dans
sa jeunesse. L’âge romantique est celui
du lied ou de la romance, il ne compo-
sera que quelques mélodies polonaises
sans prétention. Son œuvre de musique
de chambre n’est pas absolument négligeable, mais enfin, n’eût-
il composé que son Trio, ou même la Sonate pour violoncelle et
piano, qu’il ne serait pas demeuré dans les mémoires. Sa pro-
duction pianistique, en revanche, est presque entièrement de
très haut niveau. Sans vouloir crier au génie à propos de toute
œuvrette, il faut reconnaître que sa première œuvre, la Polo-
naise en sol mineur de 1817 (il a 7 ans), est au-dessus du médio-
cre. Et par la suite, même s’il sacrifie parfois – rarement – à des
usages mondains, Chopin est toujours Chopin.
Son goût pour la retenue classique, qui transparaît dans bien
des anecdotes le concernant, son admiration pour les maîtres et
son intelligente réflexion sur l’art l’ont préservé de la vulgarité
revendiquée et du pathos qui envahissent parfois la musique
romantique, jusque chez les meilleurs de ses contemporains.
D’un autre côté, en un temps où commence à se manifester un
penchant néoclassique, notamment chez Mendelssohn et Schu-
mann, on ne note chez lui aucune référence directe au passé,
fût-ce à Bach ou à Mozart. Leur semence a été enfouie et inté-
riorisée. Et lorsqu’il abordera une forme académique comme la
Sonate, il va lui infuser un souffle neuf qui ne doit rien à aucun
prédécesseur, fût-ce à Beethoven, dont il connaissait pourtant
la musique. Que l’on écoute le finale de la Sonate “funèbre” ou,
plus rare, le premier mouvement, très étrange, de la Sonate n°1,
l’on comprendra leur totale originalité.
Pour le reste, au contraire de tant de musiques romantiques des-
criptives ou évocatrices de récits sentimentaux, sa musique n’ap-
pelle pas la narration, ne mime aucune réalité, ni affective ni
extérieure, au contraire de ce que l’on prétend souvent. Si elle
peut posséder un impact affectif, cela vient de l’auditeur. Le
compositeur ne l’a pas cherché.
Aussi est-ce par un regrettable malentendu que l’on associe à cer-
taines de ces pièces des “sujets”: le Prélude «à la goutte d’eau»,
imitant la pluie frappant au carreau, un jour d’angoisse où George
Sand et ses enfants étaient sortis par mauvais temps! la Valse «de
l’adieu» ou celle du «petit chien» qui poursuit sa queue, l’Etude
«révolutionnaire » et, par-dessus tout, « Tristesse de Chopin»
(l’Etude op.10 n°3)!
Une Pologne plus rêvée que revendiquée
On a également beaucoup glosé sur le caractère national (iste) de
cette musique. Elle fut certainement pour la Pologne une réfé-
rence identitaire. Le cinéaste Andrzej Zulawski, qui a réalisé un
film sur le compositeur (La Note bleue), expliquait un jour que
dans la Pologne communiste où il vécut sa jeunesse, il avait fini par
détester Chopin tant il était mis à toutes les sauces par le régime.
Mais le culte chopinien n’avait pas attendu le régime communiste.
Si Paderewski fut nommé président du Conseil, il le devait en
grande partie à son talent d’interprète de Chopin. Or, c’est un
principe, dès que l’on associe trop un musicien à une cause politi-
que, il faut se méfier. De même que l’on a trop surnommé
Debussy «Claude de France», Chopin, tout polonais qu’il soit, ne
peut se limiter à une cause politique, si noble soit-elle. D’abord,
ce qui est un peu gênant pour la cause, c’est qu’installé à Paris pen-
dant dix-sept ans, il ne trouva jamais l’occasion de revenir au pays
natal, comme s’il avait choisi d’être un
Polonais sans Pologne. Certes, il a com-
posé cinquante-sept Mazurkas et seize
Polonaises, sans compter la Krakowiak.
Mais enfin, ce n’est ni Bartok, ni Can-
teloube, ni Villa-Lobos. L’ethnomusi-
cologie n’existait pas et le rapport entre
ces œuvres polonaises et la véritable
musique polonaise est d’ordre métony-
mique. Une mazurka de Chopin est plus chopinienne que polo-
naise. Comme l’a écrit fort lucidement Wilhelm von Lenz: «Il
représentait la Pologne, sa patrie, telle qu’il la rêvait dans les
salons parisiens sous Louis-Philippe
2
.»
Chopin et la postérité
Après sa mort, Chopin devint un mythe. Tout récemment, le pia-
niste anglais Jonathan Plowright a publié un intéressant CD où
il réunit diverses œuvres de la fin du 19
e
et du 20
e
siècle, compo-
sées en hommage à Chopin, qui a décidément fécondé l’imagi-
nation de ses successeurs plus que quiconque. On le retrouve
chez Fauré, Massenet ou le jeune Debussy, on le retrouve chez
Granados, il est indispensable pour comprendre la musique
russe postromantique, particulièrement Rachmaninov et Scria-
bine, pour ne parler que de très grands noms du piano. Mais,
surtout, il aura suscité des générations d’interprètes. De même
que les musiques de Rossini, Bellini ou Verdi semblent n’être là
que pour s’incarner en une voix, Chopin (et ce n’est pas chez lui
une faiblesse, au contraire) existe par ses interprètes et vice
versa. Que serait-il sans Rubinstein, Cortot, François, Arrau et
tant d’autres? Mais que seraient-ils sans lui? On a pu avoir l’im-
pression qu’un pianiste romantique devait choisir entre deux
options: être chopinien ou lisztien (certains heureux comme
Claudio Arrau furent les deux). Ainsi Cziffra était plus lisztien
que chopinien, et Rubinstein l’inverse. C’est que chacun des
deux compositeurs proposait une voie singulière, presque irré-
ductible. Alors que Liszt poussait le piano jusqu’à ses ultimes
possibilités, en faisait le concurrent de tout un orchestre, Cho-
pin, jusqu’au bout, en dépit de l’industrialisation naissante du roi
des instruments, de l’instrument-machine, tint jusqu’au bout à
lui conserver ce caractère vocal, humain, intime quoique parfois
puissant. Ravel avait raison: Chopin pensait la musique comme
un compositeur italien! Jacques Bonnaure
1. F. Liszt, Chopin, 1852
2. Wilhelm von Lenz, Les grands pianistes de notre temps que j’ai
personnellement connus, Berlin, 1872
Voir page 27 les festivals “Chopin”
12 La Lettre du Musicien – 2equinzaine de mai 2010 – n°388
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