PHILOSOPHIE EMOTIONNELLE Pour Daniel Barenboïm, la musique est un art sans début ni fin. La musique naît du rien pour aboutir au rien. C’est une section de temps pendant laquelle le silence est interrompu. Ou seraitce au contraire le silence qui interrompt le son? Pour le chef d’orchestre et pianiste Barenboïm, la musique est un art de la dialectique perpétuelle, de la contradiction et de sa résolution. Dans la musique, sensualité et sensibilité se cherchent des formes. Seul le juste mélange de liberté et de forme donne naissance, selon Barenboïm, à un art véritable: l’émotivité pure reste arbitraire, la forme seule demeure musique sans âme. Cette philosophie de la musique semble convenir presque idéalement aux œuvres pour piano de Frédéric Chopin. Chopin a souvent consacré plusieurs années à la composition de certains morceaux, les peaufinant jusqu’à ce qu’ils laissent une impression d’absolue perfection dans leur légèreté quasi immatérielle. Lorsqu’on écoute les sonates, les impromptus ou les mazurkas de Chopin, rien ne trahit leur genèse souvent difficile – et c’est précisément ce qui les distingue. L’extrême méticulosité de Chopin a fait de lui l’un des maîtres du piano les plus joués aujourd’hui. La simplicité complexe de son langage musical; la grandeur philosophique qui s’exprime le plus simplement du monde; le fait que toutes ses œuvres soient à la fois profondes et faciles d’accès. Les compositions de Chopin sont des constructions longuement réfléchies qui vivent des rapports entre mélodie et harmonie, entre rythme et ligne de chant, entre liberté et forme. Au même titre que Barenboïm, Chopin concevait la musique comme un cosmos temporel, une modernité redevable à la tradition et ne pouvant naître que dans le présent. Chez Chopin aussi, le présent ne peut être compris qu’à travers le passé. Ses fantaisies, nocturnes et sonates sont autant de méditations sur l’art de la fugue chez Bach, sur l’idéal sonore humaniste de Mozart ou sur le belcanto de ses contemporains Rossini et Meyerbeer. Un autre point commun à Daniel Barenboïm et Frédéric Chopin: chez l’un comme chez l’autre, la musique a l’air de naître au moment où elle est jouée. Parallèlement, elle cache un savoir infini, une profonde stratégie, et incarne une forme stricte. Chopin et Barenboïm croient tous deux à la perfection du son et, simultanément, à son éternelle redécouverte dans l’instant. «Chaque fois que je joue un morceau que je connais depuis longtemps, je découvre quelque chose de nouveau», affirme Barenboïm. «La musique est chaque fois un phénomène unique – mais elle vit en même temps de son éternelle répétition. Cette merveilleuse dialectique entre unicité et répétition réside depuis toujours au cœur de la musique et de son interprétation.» Barenboïm et Chopin sont des penseurs émotionnels. Chopin, qui était lié à la femme fatale George Sand, aimait les défis intellectuels et poursuivit toute sa vie un bonheur simple – qu’il trouva principalement dans la musique. Pour Barenboïm aussi, la musique est une force émotionnelle de laquelle se laissent déduire des règles de vie. Une de ses phrases favorites est: «La musique m’a enseigné plus de choses à propos de la vie que la vie ne m’en a enseigné à propos de la musique.» Quand Daniel Barenboïm s’assied au piano pour son récital de Varsovie, la musique de Chopin sonne comme le compositeur aurait pu se l’imaginer: on dirait un tableau d’atmosphère spontanément improvisé, mais c’est pourtant une construction artistique extrêmement élaborée dans laquelle la connaissance de la tradition est contrôlée et ajustée sur le moment. Barenboïm a choisi des œuvres illustrant presque tous les genres cultivés par Chopin: fantaisies, nocturnes, sonates, valses et barcarolles. On se rend vite compte que chaque forme remplit sa propre fonction. Les choix d’interprétation de Barenboïm apparaissent particulièrement significatifs dans la Sonate op. 35. Pour lui, la célèbre marche funèbre n’est pas un simple effet, mais une conséquence logique du reste de la sonate. Le premier mouvement, le scherzo et le presto final sont tous dans le mode mineur – ce qui provoqua l’indignation des auditeurs lors de la création. Barenboïm illumine d’un flot de lumière le sombre univers de Chopin et insuffle de l’esprit à ce classique de la musique pour piano. Le pianiste se montre tout aussi souverain dans la grandiloquente polonaise en la bémol majeur op. 53 où il souligne l’opposition entre violence et sensualité sonores. On observe un même équilibre entre individualité et universalité dans sa lecture de la Valse en ut dièse mineur op. 64 no 2. Sous le doigts de Barenboïm, il ne s’agit pas d’un morceau de bravoure, mais d’une page dont le caractère dansant se développe comme une pensée rigoureuse dans une mesure libre à trois temps. «En musique», dit Barenboïm, «le temps est à la fois une grandeur donnée et quelque chose de relatif.» On comprend ce qu’il veut dire en écoutant cette valse: au lieu de la jouer au métronome, il allonge ou raccourcit le temps – dans le seul but de développer son propre cosmos narratif équilibré et cohérent. Quand Daniel Barenboïm joue Frédéric Chopin, le résultat dépasse la simple interprétation d’un classique. Son récital de Varsovie est une discrète leçon de philosophie musicale qui, tout en ouvrant des perspectives sur la construction des œuvres et les émotions du musicien, demeure d’une sensualité et d’une spontanéité proprement incroyables. Axel Brüggemann 2/2011