Weyl et le problème de l’espace,
entre science et philosophie
Le problème de l’espace est au cœur de la pensée d’Hermann Weyl. Pendant la période 1916-
1923, son travail scientifique est tourné vers les fondements de la géométrie différentielle et de la
relativité générale. Prenant acte de ce nouveau contexte épistémologique, Weyl reformule
radicalement le problème mathématique de l’espace et le résout dans sa nouvelle forme. Cependant
le problème initial comportait deux volets qui ne se recouvrent que partiellement.
Le problème philosophique de l’espace
Le problème philosophique de l’espace réunit un ensemble de questions de tradition kantienne,
elles-mêmes héritées des débats qui ont accompagné la constitution de la physique mathématique
(Galilée, Descartes, Newton, Leibniz, etc.). Selon cette tradition, l’espace est une entité au statut
complexe et ambigu, relevant tout à la fois de l’intuition et de la construction conceptuelle ; en tant
que forme de l’intuition, il rend possible le développement d’une mesure et garantit la
constructibilité des concepts de la physique, et par suite la possibilité d’une physique mathématique
(raison pour laquelle Kant réputait impossible une psychologie scientifique). Dans la lignée de la
phénoménologie husserlienne, Weyl reconnaît que l’a priori husserlien est bien plus riche que celui
de Kant, et il attribue à la conscience en tant que forme de l’expérience, et par suite à la subjectivité,
un caractère absolu. Aussi, en conservant une grande continuité de méthode dans la position du
problème philosophique, Weyl ne se prive-t-il pas, comme il le dit lui-même, de butiner des fleurs
philosophiques (Fichte, Leibniz, Bergson, Hobbes, Platon, Hume, Galilée, etc.) au gré de ses lectures.
C’est ainsi que, même s’il semble épouser pour un temps les préoccupations génétiques de la
phénoménologie husserlienne, retraçant les niveaux constitutifs conduisant des formes les plus
subjectives de l’expérience spatiale jusqu’aux formes objectives les plus exactes de l’espace(-temps)
« réel », Weyl entremêle constamment à cette réflexion des « aperçus », saisissants par leur
profondeur et leur élégance philosophiques, toujours fondés sur des constructions mathématiques et
physico-mathématiques.
Weyl affirme avec Husserl que, même s’il s’agit d’une forme a priori, celle-ci n’en reste pas
moins à décrire et à analyser dans sa structure précise (projective, affine, conforme, métrique). Qu’il
s’agisse de l’espace de la perception commune ou de celui de la science, la structure de l’espace n’est
pas ce tout inanalysable donné dans une intuition immédiate (qu’elle se présente comme forme pure
de l’intuition comme chez Kant, ou comme une forme dégagée sur la base d’une intuition eidétique,
comme le prétend Oskar Becker dans son essai d’élucidation et de fondation phénoménologique de
la théorie de la relativité). Or toute l’histoire de la géométrie du XIXème siècle témoigne que le champ
des géométries possibles est vaste. Il s’agit dès lors pour Weyl de chercher pourquoi, parmi la
multiplicité infinie des géométries concevables abstraitement, une structure unique s’impose comme
la structure de l’espace « réel ». C’est à cette « déduction » qu’est consacrée ce qu’il nomme l’analyse
mathématique du problème de l’espace.