Une histoire de la langue et de la littérature sanskrites (1)

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Une histoire de la langue et de la littérature sanskrites (1)
Michel Angot Docteur en Indologie
Professeur à l’Institut national des langues et civilisations orientales
Le sanskrit a une histoire indienne mais aussi occidentale. Langue sacrée pour les
brahmanes – mais qu’est ce qu’une langue sacrée ? – le sanskrit, découvert par les
Européens principalement au XVIIIe siècle, devint rapidement la langue des origines de
l’Occident tout en étant aussi perçue comme celle de l’Orient par excellence, la langue
des mystères de l’Orient fabuleux. Ces quelques pages visent à dire comment fut perçu le sanskrit en Occident et en Orient et à donner une idée de la richesse de la littérature d’une langue vieille d’au moins quatre mille ans.
Langue divine, langue originelle…
Dans l’Occident scientifique, les mystères de la religion joints à la nostalgie des origines
qui se maintenait malgré le développement de la science ont tracé un destin très particulier au sanskrit. Quand dès le XVIIe siècle mais surtout à la fin du XVIIIe siècle, on
découvre la « parenté admirable » entre les langues européennes et le sanskrit, les
scientifiques qui sont aussi des rêveurs imaginent avoir retrouvé la langue que parlaient
Adam et Ève dans le jardin d’Éden. À l’époque, l’intérêt extraordinaire manifesté envers le sanskrit ne tient pas à ce qu’il est, ni à ce qu’il prétend être mais à ce que les
Européens s’imaginent qu’il est : la langue divine, au moins la langue originelle – de
leurs origines à eux qui se conçoivent les maîtres du monde – et pour les moins romantiques la langue de nos ancêtres. L’hébreu, le « scythique »… cessent d’être considérés comme les langues à l’origine du français et des autres langues européennes. La
parenté entre elles et le sanskrit avait déjà été entrevue au XVIe siècle ; dès l’Antiquité,
le latin et le grec avaient été rapprochés. L’ouvrage de M. Olender, Les langues du
Paradis, dont le titre reprend celui d’un ouvrage du XVIIe siècle, raconte plaisamment
et savamment comment on échafauda à cette époque les hypothèses les plus curieuses
pour connaître la langue de l’Éden. Le cadre biblique dans lequel on tenait les origines
du monde et de l’homme est discuté ; certains s’interrogent pour savoir de quel enfant
de Noé descendent les Indiens… Les jésuites rédigent même un traité en sanskrit qu’ils
font passer pour le Véda, le texte sacré des « Brames » – les brahmanes : ce pseudoVéda écrit à des fins de propagande chrétienne abusa Voltaire vers 1760. Polémiques,
supercheries, crédulité, érudition, nationalisme, colonialisme et guerres – des religions,
des origines, et bien sûr des États et des hommes – forment le tableau d’où émerge
difficilement la connaissance du sanskrit. Le nationalisme culturel ou religieux a souvent vicié le diagnostic car, selon la formule de J. G. Herder, « chaque vieille nation
aime tant se considérer comme la première-née et prendre son pays pour le lieu de
naissance de l’humanité » (De l’esprit de la poésie hébraïque, 1782).
En 1813, la naissance du terme « indo-européen »
À l’époque, on tient le sanskrit plus ou moins comme la langue des origines et le Véda
comme les « archives du Paradis », le mot est de M. Olender. En 1813 est inventé le
terme « indo-européen » encore accrédité aujourd’hui pour qualifier la famille des langues qui « règnent depuis les bords du Gange jusqu’aux rivages de l’Islande ».
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L’Anglais William Jones, un des créateurs de la Société asiatique de Calcutta, eut une
influence décisive sur la révélation des textes sanskrits. En revanche, il n’est pas, et loin
s’en faut, le créateur des études indo-européennes comme l’imagine la tradition universitaire anglo-saxonne. Les premiers bons connaisseurs du sanskrit, dont W. Jones,
pensent que cette langue archaïque est parfaite et l’opposent au grec, au latin et a fortiori aux autres langues européennes qui seraient des langues dégradées. En ce temps
où l’évolutionnisme gagne de proche en proche tous les domaines de la science, c’est
donc sur les bords du Gange qu’on imagine le foyer originel des langues, des religions
– y compris parfois la religion chrétienne – et des peuples. Cependant, durant tout le
XIXe siècle, l’ensemble de la littérature sanskrite est peu à peu révélé au monde savant. Le temps des érudits remplace celui des voyageurs aventuriers et des missionnaires. Les textes sont reconnus, édités et parfois, mais rarement, admirablement traduits.
La découverte du sanskrit est pour l’histoire des sciences de l’homme un moment essentiel et originel : la linguistique en particulier et plus généralement beaucoup de ce
qui relève du comparatisme, se sont développés en partie grâce à l’étude de la langue
sanskrite et de sa littérature, par exemple avec les travaux de F. Bopp et de la science
allemande qui domine ces études durant tout le XIXe siècle.
Divagations savantes sur « ce peuple de l’âge d’or »
Il faut attendre la fin du XIXe siècle pour commencer à considérer le sanskrit comme
une langue comme les autres. Petit à petit, on renonce à trouver dans les textes indiens
les réponses sur l’âge du monde ou l’histoire du peuplement de la terre : la connaissance de la préhistoire et la paléontologie sortent les récits indiens et bibliques de l’histoire des origines. On s’aperçoit que le sanskrit, même sous sa forme archaïque dite
« védique », n’est pas l’ancêtre des langues indo-européennes. En 1878, Ferdinand de
Saussure, alors qu’il n’est pas encore devenu le fondateur de la linguistique moderne,
est déjà en avance quand il écrit : « Il y a certainement, au fond des recherches sur les
Aryas [le peuple qui parlait la langue védique], dans ce peuple de l’âge d’or revu par
la pensée, le rêve presque conscient d’une humanité idéale ». C’est que les savants ne
peuvent vivre que dans leurs temps, épouser ses préjugés si bien que rapidement on a
confondu la langue et ses locuteurs : on a imaginé une langue indo-européenne et un
peuple indo-européen : die Indo-Germanen dit la science allemande ; on a transféré les
qualités de la langue à ses locuteurs et l’Inde idolâtre est devenue la terre promise du
mythe aryen avant que de localiser l’origine du peuple parlant l’indo-européen en Allemagne, en Asie centrale ou dans les régions arctiques ; on a aussi paré le peuple originel de ses couleurs et vertus nationales !
La science occidentale n’est pas la seule à divaguer : en Inde aussi, la découverte de la
parenté entre des langues indiennes et les langues européennes a suscité tout un courant de réflexions. Un bon exemple de divagations savantes est fourni par B. G. Tilak
avec son The Artic Home of the Vedas, (1903) et son Orion or Researches on the Antiquity of the Vedas (1916) ; le premier a été traduit en français (1979, Arché, Milano)
sous le titre plus explicite Origine polaire de la tradition védique. Sur la base d’une
analyse des informations astronomiques et climatiques contenues dans les textes védiques, l’auteur concluait que le Véda avait été composé dans l’extrême nord arctique. Il
s’agissait de redonner sa fierté à l’Inde mais les pandits, s’ils étaient prêts à accepter
que toutes les langues indo-européennes dérivent du sanskrit, voulaient aussi que l’Inde
soit son foyer originel. Ils refusaient, et refusent toujours, les théories qui relativisent le
Véda : il leur était difficile d’accepter que le sanskrit fût une langue indo-européenne
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antique mais non unique. Toutes les découvertes des Européens montraient surtout
que le Véda, leurs « Écritures sacrées », n’était ni unique ni même pleinement indien :
cela heurtait aussi de front leur croyance millénaire en l’éternité du Véda et l’idée que
l’Inde en était le berceau. Soulignons aussi que la tradition savante occidentale ne fait
évidemment pas que divaguer : elle met au point des méthodes nouvelles, précise son
objet, découvre enfin. Ce sont souvent les mêmes auteurs qui errent et qui découvrent.
À propos de ces terres indiennes déjà portées au mythe et si ignorantes de l’histoire,
on en conçoit un nouveau destiné aux Européens. Toutes les divagations raciales fondées sur des connaissances imprécises et incomplètes, notamment sur la confusion entre qualités de la langue et qualités des locuteurs, relèvent de l’histoire de l’Occident.
Elles heurtaient plus ou moins les croyances des brahmanes en l’éternité de leur langue
sacrée et relativisaient même sa prétention à une très haute antiquité. La littérature
sanskrite partage sans conteste avec la littérature chinoise le record de continuité : sa
production s’étend sur presque quatre millénaires. Mais pour autant ni l’une ni l’autre
ne peuvent se targuer d’être les littératures les plus anciennes : celles de l’Égypte antique et de la Mésopotamie les précèdent toutes deux dans ce domaine.
On a maintenant changé de problématique mais les passions sont toujours là…
Une langue raffinée qui n’a jamais été une langue d’usage
Laissons maintenant de côté la façon dont les Européens se sont intéressés au sanskrit
et ont tenté de l’agréger à leur patrimoine et regardons comment les « Indiens » l’ont
considéré. L’Inde est un état récent, créé par la conjonction de trois courants : la vieille
civilisation qualifiée par la langue sanskrite ; la civilisation moghole où la composante
persane et musulmane était prépondérante ; et la colonisation principalement britannique ouvrant l’Inde sur le monde contemporain.
Le sanskrit, le persan puis l’anglais furent donc successivement et concurremment les
langues de pointe du sub-continent qui, tardivement, et de l’extérieur, fut nommé Inde.
Remarquons dès l’abord que le nom du sanskrit, contrairement à ceux des autres langues, n’est en rien lié à un peuple ou un État déterminés. Le persan, l’anglais, le français, furent d’abord le nom de la langue régionale parlée par un certain peuple avant
de devenir, de gré ou de force, les langues parlées dans un certain État et même d’être
exportées selon des modalités diverses dans quelques parties du monde. Or il n’y a jamais eu un « peuple sanskrit » ni un « État sanskrit », ni un État ayant porté un autre
nom mais où le sanskrit aurait été la langue nationale ou la langue prépondérante.
Quand ce mot fut employé en l’appliquant à cette langue, le « sanskrit » avait déjà un
long passé anonyme : le terme est ignoré du Veda et même des fondateurs de la grammaire. Et, quand elle fut adoptée, cette épithète signifiait seulement que la langue en
question était soumise, plus rigoureusement que d’autres, aux lois de la grammaire.
Samskritam dont nous avons fait « sanskrit », ou « sanscrit » selon certains dictionnaires, signifie en effet « raffiné, achevé » et ce raffinement était fonction de la manière
dont ses utilisateurs brahmanes se représentaient cette langue. Il faut attendre l’époque
contemporaine pour qu’un certain nationalisme indien imagine le sanskrit comme langue nationale de l’Inde. Ce trait doit être souligné car il constitue un caractère essentiel
du sanskrit et explique une partie de sa spécificité : le sanskrit n’a jamais été soumis
aux pressions de l’usage comme le furent et le sont le français ou l’allemand.
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Des peuples parlant une langue indo-européenne occupent la plaine de l’Indus
Voilà maintenant ce que l’on sait de son histoire ancienne. Vers 1800 avant J.-C., des
peuples dont on ignore presque tout sinon qu’ils parlaient une langue indo-européenne
pénètrent dans le bassin moyen du fleuve que, de nos jours, on nomme Indus, et qui a
finalement donné son nom à l’Inde, même s’il coule au Pakistan. Ils mettent un point
final à une civilisation urbaine, de type mésopotamien, dont subsistent aujourd’hui des
ruines, notamment à Harappâ et Mohenjo-Daro au Pakistan. Ces peuples sont, comme
beaucoup d’autres, des nomades pasteurs, ce qui n’exclut pas une certaine agriculture ;
ils maîtrisent le cheval, le char et le fer. Ils proviennent, croit-on, de l’Asie centrale et
parlent une langue qui est proche de l’ancien iranien et qui, de manière plus lointaine,
est apparentée à bien d’autres langues européennes et asiatiques : le latin, le grec, l’arménien, le celte, le germanique, le tokharien parlé dans le Turkestan chinois au VIIe
siècle et maintenant disparu… Cette « invasion », pas forcément violente ni brutale, se
solde par une lente occupation de la plaine de l’Indus puis de celle du Gange. On ne
sait pas dans quelles conditions les populations autochtones, sans nécessairement abandonner leurs dieux et leurs manières de penser, adoptent la langue des vainqueurs. La
culture matérielle de ces envahisseurs, dont on ne connaît ni la langue ni l’ethnie, est
rudimentaire si on la compare à ce qui prévaut à la même époque dans d’autres régions du monde comme l’Égypte qui est au faîte de sa gloire ou l’admirable civilisation de la Crête minoenne de langue indo-européenne.
Le Véda a conservé les mythes et légendes chantés par les bardes
Ces peuples guerriers seraient demeurés obscurs s’ils n’étaient venus accompagnés de
bardes, d’aèdes, de rhapsodes, de poètes, comme on voudra les nommer qui, tel Homère, récitaient et composaient ensemble ou seuls des hymnes à la gloire de leurs divinités, racontaient les mythes fondateurs de ces peuples. Dans le domaine indien, ce
sont ces hymnes appelés plus tard sûkta, « bien énoncés, bien dits », comprenant des
vers, des ric, dont la collection forme la couche la plus ancienne de ce que, après quelques siècles, on nommera le Véda, « le Savoir ». Rien d’extraordinaire dans tout cela.
Dans les légendes anciennes de tous les peuples de langue indo-européenne, on trouve
aussi des hymnes de facture semblable. Georges Dumézil, notamment dans Mythe et
Épopée, a montré admirablement à quel fonds commun appartenaient tous ces mythes
et légendes. Embrassant par sa vaste érudition les principales langues de l’aire indo-européenne, du sanskrit au vieil-irlandais, il a vu et montré que des œuvres que l’on
croyait propres à chaque peuple et chaque culture relevaient aussi de structures de
pensée communes à tous leurs locuteurs. Il a ruiné le nationalisme de ces peuples qui
affirmaient le caractère unique de leur « littérature » sacrée. Car, semble-t-il, pour tous
les peuples de l’aire indo-européenne, des bardes composaient des textes semblables ou
comparables. L’Avesta iranien, notamment les Yast et les Gâthâ, en est un témoignage
à la fois très proche dans le temps et dans la langue utilisée. Mais ces poèmes et légendes étaient composés et transmis oralement et ont généralement disparu ou, sinon, sont
devenus des objets d’études pour les philologues et les ethnologues. Même si parfois ils
se sont mieux maintenus dans les écarts montagneux où des peuples plus à l’abri de
l’histoire ont conservé jusqu’à aujourd’hui une partie de leur tradition, l’essentiel est
perdu. Ce qui est extraordinaire, unique même, c’est que grâce au conservatisme des
Indiens et à l’incroyable effort de mémoire dont les brahmanes, leurs conservateurs
statutaires, ont fait preuve, le Véda est parvenu jusqu’à nos jours sinon intact dans sa
totalité, au moins intact pour une partie essentielle. Par ailleurs la religion, les pratiques
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rituelles et cultuelles que le Véda soutenait ont totalement disparu. Le texte seul est
resté. On nomme « védique », la langue des hymnes et aussi celle, pourtant bien différente, des Brâhmana, les commentaires (entre 900 et 600 avant J.-C.) qui expliquent le
culte, les rites et la réflexion sur ces rites.
Le sanskrit classique, normalisé, devient la langue de l’esprit
Vers le début de l’ère chrétienne, la vieille langue védique d’origine indo-européenne a
disparu : comme le latin donne naissance aux parlers italiens, occitans, ibériques... elle a
déjà été remplacée par des langues vernaculaires : « l’indo-aryen moyen » ou « moyen
indien » comme on appelle ce groupe de langues multiples. On connaît par exemple
celle dans laquelle prêchait le Bouddha (vers 500 avant J.-C.), celles des inscriptions,
des écritures jaina… Pendant ce temps, à l’écart, les brahmanes continuent à réciter le
Véda alors que les rites védiques disparaissent peu à peu jusqu’à devenir complètement
obsolètes et que le monde suit son cours. Alors que le bouddhisme se forme et s’institutionnalise, une nouvelle religion qu’on nommera hindouisme au XIXe siècle émerge
peu à peu, mêlant des éléments d’origine diverse en un tout jamais clos : on constate
seulement qu’avec le temps la partie védique décline. C’est alors qu’une nouvelle langue issue de la vieille langue védique, transformée par la volonté normalisante des
brahmanes voit le jour sans doute vers 100, même si cela a demandé plusieurs siècles.
Langue de savants, elle prendra plus tard le nom de samskritâ vâc, « la parole
raffinée », c’est-à-dire apprêtée selon les canons de la grammaire de Pânini. Ce que
l’on nomme le sanskrit classique voit alors le jour et devient la langue normalisée
d’une civilisation spécifique en assumant le rôle qu’ailleurs jouent le grec ou le latin,
une civilisation qui a intégré les apports des populations indusiennes, ârya, dravidiennes
et, dans une moindre mesure, des populations tribales, d’origine mon-khmer.
La grande différence, c’est que le sanskrit règne, non sans partage, sur un empire de la
pensée. En effet, jamais cette langue n’est la langue d’usage d’un État ou d’un empire.
Jamais elle n’est adoptée ni même connue par un peuple ou un groupe ethnique : ce
serait même inconcevable. On n’imagine même pas qu’elle soit une langue d’usage.
Ce sanskrit dit « classique » devient la langue de l’esprit et est réservé à cet emploi.
Langue largement artificielle, elle est sciemment mise à l’abri de l’usage et de l’usure,
en fonction d’un statut qu’on lui attribue. On l’empêche d’évoluer et, dans une certaine mesure, on y réussit. Pourtant, tout au long de son histoire, le sanskrit a toujours
été compris à l’audition puis à la lecture à voix haute par suffisamment de gens pour
susciter une création littéraire continue. Rappelons que la lecture silencieuse et privée
ne s’est généralisée que récemment : jusqu’à l’époque moderne en Europe, lire c’est
former des sons à partir de signes visibles et non former des représentations mentales.
Les Romains pratiquent la lecture publique à voix haute et s’étonnent de la capacité de
César à lire une missive sans former des sons.
Une langue fixe, pérenne et sacrée au seul usage des brahmanes
Ce n’est pas suffisant pour caractériser le sanskrit que de s’intéresser à la langue car,
pour comprendre sa nature, il faut nécessairement comprendre ce que furent les brahmanes, les créateurs et principaux utilisateurs du sanskrit. Que ce soit la langue védique, alias le sanskrit « archaïque », ou la langue « classique », le sanskrit est demeuré
attaché à cette infime minorité de la population. Même si originellement l’accès au
moins partiel au Véda est en droit possible aux classes guerrière et productive, il est
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juste de dire que le sanskrit, tant védique que classique, fut d’abord la langue des brahmanes, ces êtres qui, dans la hiérarchie des créatures, jouissent d’un statut supérieur,
les seuls qui soient réputés être pleinement des hommes.
Qu’est-ce qui à l’époque – rappelons que nous ne sommes ni en train de décrire la société indienne d’aujourd’hui ni la façon dont le sanskrit est considéré de nos jours –
assurait aux brahmanes leur supériorité sans cesse affirmée dans les textes ? Ce n’est
pas leur fonction religieuse d’officiants, de « prêtres » dirait-on, car ils n’ont pas le monopole de cette fonction et, à la différence de nos prêtres, ils sont choisis par ceux qui
les emploient et les payent. D’ailleurs ils ne sont officiants que pendant la durée de la
cérémonie. Ils n’ont pas non plus, loin s’en faut, le monopole du religieux, une dimension qui est diffuse dans tout le corps social. Les brahmanes n’ont pas accès par statut
aux pouvoirs politique ou économique. Ils ne sont pas comparables aux scribes de
l’Égypte antique : le sanskrit n’est écrit que tardivement et plutôt contre la volonté des
brahmanes pour qui toujours la connaissance est parole et qui réservent les grises
nuances du monde à la noirceur de l’écrit. Les brahmanes ne forment pas non plus,
comme les mandarins de l’Empire chinois, un corps d’administrateurs au service de
l’État. Ces deux fonctions, scribes et administrateurs, étaient réservées à une caste spécifique dont le statut fut toujours inférieur à celui des brahmanes même si certains de
ces derniers pouvaient participer, à titre de conseillers, à l’exercice du pouvoir.
Non ! Ce qui assurait leur prééminence c’était le privilège qu’ils avaient d’énoncer en
sanskrit, de transmettre par la voix et de garder en mémoire les normes du monde et
des hommes ; ils étaient en position d’énoncer des normes pures, de dire le vrai c’està-dire ce qui, condamné à ne pas exister, devait être mis à l’abri pour demeurer à jamais la source du réel changeant. Cette distance entre le vrai qu’ils énoncent et le réel
qu’ils inspirent caractérise les brahmanes pour le principal et donne sa saveur à la langue sanskrite qu’ils utilisent à cette fin. C’est ainsi qu’on peut expliquer les trois caractères majeurs de la langue des brahmanes : comme les normes sont fixes, appartiennent à tous les temps et doivent se tenir à distance de l’histoire, la langue qui les
énonce se doit d’être fixe, pérenne et sacrée. Adoptant la vieille langue védique archaïque, les brahmanes l’ont adaptée à leurs besoins spirituels et intellectuels et ont ainsi
créé le sanskrit qu’ils ont fixé, pérennisé et sacralisé. Il fallait bien que cette position des
brahmanes soit fondamentalement acceptée par tous ou par une majorité et, même si
elle a été discutée par certains, les bouddhistes notamment, les opposants ont eux-mêmes constitué une classe d’érudits qui a finalement adopté le sanskrit pour discuter
avec les brahmanes ; souvent ces érudits étaient d’origine brahmanique. C’est ainsi que
Nâgârjuna (vers 200 ?), un des plus grands penseurs bouddhistes, est d’origine et de
culture brahmanique et s’exprime en sanskrit.
Le Véda, un texte pour l’action d’une extraordinaire richesse verbale
L’évolution du sanskrit a donc été presque complètement contrôlée voire soumise à ce
petit groupe d’érudits statutaires. Prenons, pour le montrer, l’exemple de l’importance
du verbe dans la langue. La religion « originelle », c’est-à-dire au moment où il nous
devient possible de la connaître (vers 800 avant J.-C.), des brahmanes est rituelle ; les
rites qu’on nomme karman, « action », consistent en une séquence définie d’actes accompagnés de l’énonciation, sous forme de récitations, de chants, de textes védiques ;
dans leur emploi rituel, ces textes sont appelés mantra. L’essentiel est que le Véda, tel
qu’il est employé, est un texte pour l’action. Cette valorisation de l’action se reflète
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dans la langue par une extraordinaire richesse verbale : chaque verbe dispose de centaines de formes différentes ; de multiples nuances peuvent être exprimées par le verbe
qui est le centre de la phrase. Quelque deux mille ans plus tard, vers l’an mille de notre
ère, les brahmanes ont intériorisé les valeurs du yoga, du renoncement… maintenant
l’action est tenue pour la responsable de tous les maux et le karman est le nom donné
à la destinée personnelle héritée des actions précédentes, une malédiction parfois : celui
qui sait ne fait rien et celui qui fait ne sait rien. Linguistiquement, cela s’est traduit par
la lente disparition du verbe dans le sanskrit. Tout ce qui était auparavant exprimé par
des verbes l’est dorénavant par des noms d’action, des participes, des composés...
Cette évolution que les brahmanes font subir au sanskrit a encore bien d’autres causes.
De toute façon, elle leur est propre et il ne faut pas imaginer que « l’Inde » ait renoncé
à l’action : à la même époque, les continuelles batailles entre les rois, la construction
des plus grands temples hindous, la conquête d’un empire maritime par les rois tamouls, témoignent d’un solide appétit de vivre. Il faut bien distinguer l’histoire des
brahmanes et du sanskrit de l’histoire des rois et des peuples indiens.
La représentation que les brahmanes se faisaient de leur langue a donc été essentielle et
l’importance de la grammaire se laisse déduire de ce qui précède. Ayant pour rôle
principal d’être la langue des normes, le sanskrit, plus que toute autre langue – au recensement de 1971, on en comptait encore 2672 parmi lesquelles le sanskrit était parlé
par quelques milliers de « sanskritophones » – fut lui-même soumis aux normes des
grammairiens. La grammaire joue dans cette civilisation le rôle de la physique et de la
mathématique dans la nôtre. Avant le XXe siècle, nos philosophes ne sont pas des
spécialistes : dans son université de Koenigsberg, année après année, Kant occupe successivement et comme il se doit à l’époque toutes les chaires : mathématiques, chimie,
sciences naturelles… même si aujourd’hui seule compte son œuvre philosophique, lui
et tous les autres sont des scientifiques qui s’intéressent à la métaphysique et à la
philosophie ; des prédécesseurs de Kant comme Newton, Descartes ou Pascal demeurent même bien connus pour leur œuvre scientifique. En « Inde », l’art du raisonnement où s’alimentent philosophes, théologiens, logiciens, médecins ou architectes est
fondé sur la grammaire. Même si les différents savoirs, les shâstra, ne sont pas organisés à l’image des nôtres, la grammaire, théorique, spéculative ou simplement descriptive, est toujours là. Le vyâkarana comme on l’appelle en est même venu à être considéré comme une voie de salut, au même titre que le yoga ou la parole du Buddha.
Tous les savoirs traditionnels adoptent la méthode mise au point par les maîtres-fondateurs de la grammaire Pânini et Patañjali, ce dernier étant un homonyme de l’auteur
du Yoga-Sûtra. C’est à ce point qu’un traité de médecine est d’abord un ouvrage
sanskrit sur la médecine avant que d’être un traité de médecine en sanskrit : la conséquence contemporaine, c’est que traduire et comprendre un texte sanskrit en ignorant
les conceptions des vaiyâkarana demeure impossible. De l’analyse du langage, constamment, les brahmanes tirent des conséquences, parfois surprenantes, sur le monde,
sur sa structure, son devenir, sur les choses ou sur l’homme. Cela est rendu possible
parce que le sanskrit et avec lui toutes les langues ne sont pas conçus comme des productions humaines mais comme des phénomènes naturels : il y a le ciel bleu, la mer, les
étoiles et… le sanskrit. Ce monde naturel est structuré et la langue sanskrite est au
sommet de la création si bien que tout s’y reflète en même temps qu’elle participe de
tout. La langue sanskrite, ainsi que le dit le grammairien Patañjali (vers 200 avant J.C. ?), est le soutien de l’ordre du monde.
Bien sûr il est arrivé qu’individuellement tel brahmane ait accédé à la royauté ou soit
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devenu par la faveur du prince un riche propriétaire. Il y eut des brahmanes qui n’en
avaient que le nom et la rhétorique des bouddhistes s’est moquée d’eux, a raillé leur
concupiscence et leur appétit de richesses – même si les moines bouddhistes ne furent
pas non plus à l’abri des défaillances personnelles ! Mais au total, ils ont bien été des
spécialistes de la transmission, des gardiens de textes qu’ils considéraient comme sacrés
et même « non humains ». De la même manière, l’incroyable prétention du sanskrit à
être la langue des normes du vrai s’est accommodée aux nécessités du réel. Avec le
temps, le sanskrit a débordé le cadre de ses utilisateurs statutaires : de nombreuses œuvres – théâtre, poésie de cour, fables, romans, épopées – témoignent en faveur d’une
connaissance élargie au « public cultivé ». Celui-ci, demeurant de toute façon une minorité, connaissait suffisamment le sanskrit pour goûter les œuvres souvent difficiles
qui lui étaient destinées ; parfois extrêmement raffinées, elles visaient à faire plaisir, à
faire rêver, plutôt qu’à faire connaître. Le « public » était composé des brahmanes de
la cour ainsi que de tous les courtisans, élégants et hommes d’esprit qui vivaient en
ville. Malgré la diversification relative de ce public, l’immense majorité de cette littérature, même destinée à des non-brahmanes, est pourtant rédigée par des brahmanes et
cela vaut même pour des traités où l’on peut douter de leur savoir-faire comme l’art
des courtisanes ou celui des voleurs. Leur prééminence était donc acceptée, si elle était
discutée, par la majorité de la population et, de fait, toute la littérature indienne ancienne a fini par être rédigée en sanskrit. Même les écrits bouddhiques et jaina, en
même temps qu’ils étaient disponibles dans les langues propres à ces religions et ces
cultures, ont fini par être rédigés en sanskrit tant était grand son prestige. C’est ce
prestige qui assurait au sanskrit une notoriété et une diffusion en dehors du domaine
brahmanique. Entre le Xe et le XIIIe siècle, le bouddhisme disparaît des terres indiennes où il était né mais se maintient en dehors de l’Inde où il s’était exporté, et avec lui
le sanskrit : cela nous vaut de disposer des mêmes textes en sanskrit, en chinois et en
tibétain. Parfois l’original sanskrit a disparu et le texte n’est plus connu que dans la
langue de traduction. Ce troisième millénaire de l’histoire du sanskrit est celui des chefd’œuvre littéraires.
Début d'un lent déclin
Vers le Xe siècle, commence un lent déclin : une nouvelle religion s’installe brutalement dans la plaine indo-gangétique et avec elle la langue de culture des nouveaux
arrivants : le persan, une langue cousine du sanskrit mais modernisée et pénétrée d’influences arabes ; le persan est demeuré la langue officielle de « l’empire des Indes »
jusqu’en 1947 et continue à jouir d’un grand prestige, même en Inde indépendante.
Dorénavant, les sultans musulmans – parfois des convertis – sont au pouvoir. En 1565,
le dernier grand Empire hindou disparaît. Tout cela a évidemment un impact important sur le sanskrit. Notamment, même si les brahmanes n’ont pas été totalement écartés des cercles du pouvoir, même s’ils ont appris le persan et ont été associés à la gestion des différents sultanats musulmans, ils ont cessé de fait d’occuper dans la société la
place qui était la leur jusque-là. Ils n’ont pas vaincu l’islam comme ils avaient vaincu le
bouddhisme et en Inde même, ils ont été sur la défensive. Les circuits économiques se
détournent d’eux. Or ils ne pouvaient se consacrer à l’étude des lettres sanskrites que
parce que des rois hindous et vainqueurs, en leur octroyant régulièrement des terres,
leur permettaient d’avoir des revenus. Dès lors que les rois hindous sont systématiquement vaincus, qui va entretenir les brahmanes ? Comment vont-ils survivre ? Cela les
fait dépendre plus étroitement qu’auparavant de la générosité des fidèles, de la société
civile. Par ailleurs, avec le persan, arrivent d’autres lettrés, en liaison directe avec l’es-
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pace arabo-musulman, lequel brille alors de tous ses feux. De nouveaux savoirs, de
nouvelles pensées se font jour. Le quatrième millénaire de l’histoire du sanskrit est celui d’une lente décadence : confite dans sa perfection, la langue sanskrite n’est plus au
service d’une pensée neuve ou novatrice ; les ouvrages oscillent entre résumés ou exposés didactiques et commentaires prodigieux d’érudition mais quelque peu vains.
Même le domaine du religieux échappe peu à peu au sanskrit : les grandes œuvres
sont traduites, ou plutôt adaptées dans les langues vernaculaires. Le Râmâyana sanskrit
de Vâlmîki est ainsi la source principale de l’Irâmâvatâram « L’avatâr de Râma » de
Kamban (entre le IXe et le XIIe siècle), considéré comme le chef-d'œuvre de la littérature tamoule, au sud de l’Inde. De même, le Râmcaritmânas, « Le lac spirituel de la
geste de Rama », écrit en hindî par le brahmane Tulsî-Dâs (1532-1623). Dans l’Inde
d’aujourd’hui, quand on parle du Râmâyana, on fait référence à ceux de Kamban, de
Tulsî-Dâs, ou à d’autres adaptations qui ont été parfois totalement réécrites dans les
langues indiennes. Les ouvrages proprement religieux rédigés en sanskrit sont alors
doublés par leurs traductions en hindî, en tamoul… aujourd’hui certains religieux ont
même oublié l’original et sont tout surpris quand ils apprennent que le texte qu’ils
tiennent pour l’original est en fait une traduction ou une adaptation du sanskrit.
Concurrencé par le persan à cause de la montée en puissance de l’islam en Inde, le
sanskrit a pourtant continué son expansion en dehors du sub-continent. Ce faisant, il ne
semble pas qu’il y ait jamais eu d’émigration indienne importante ni même aucune
conquête militaire ou colonisation. Nulle part, à ce qu’on connaît, le sanskrit n’a été
imposé par la force à la population : il est demeuré une langue sacrée, celle que l’on
grave sur les monuments religieux, celle qui sert à nommer les rois… Aucun État
« indien » n’a fait de conquête durable. Pourtant l’expansion du sanskrit hors de l’Inde
est un phénomène majeur. Pour la comprendre, il est préférable de ne pas considérer
le sanskrit comme une « langue indienne » : la sanskritisation plus ou moins complète
du sub-continent indien s’est simplement continuée, non sans résistance et sous des
formes diverses, dans les îles de l’archipel indonésien, dans la péninsule indochinoise,
au Tibet, en Chine, en Asie centrale... Dans cette aire très vaste, l’expansion du sanskrit
a été le fait de brahmanes qui ont été appelés par des souverains locaux et parfois se
sont fixés. Ils ont souvent formé leurs successeurs locaux et de nombreux ouvrages furent aussi traduits du sanskrit en chinois par des lettrés chinois polyglottes. Les aventures du jeune brahmane Kumârajîva en Asie centrale puis en Chine en sont un bon
exemple : il est à l’origine de la traduction d’ouvrages sanskrits d’inspiration bouddhique. Vers le sud et le sud-est, l’influence fut plus forte encore. En Indonésie, les plus
anciens écrits – stèles et rochers gravés – datent du Ve siècle de notre ère et ils sont en
sanskrit. La langue sanskrite accompagna l’expansion de l’hindouisme et du
bouddhisme : des sculptures de Shiva, un des grands dieux de l’hindouisme, ont été
retrouvées jusqu’à Bornéo. En Asie du Sud-Est, notamment au Cambodge, on connaît
même les noms de certains brahmanes appelés par des souverains locaux : Shivasoma
fut le chapelain du roi Indravarman I (877-889) et il est décrit comme élève d’un certain Shamkara que certains savants identifient au grand philosophe hindou. Au moins
au Cambodge, la production d’ouvrages sanskrits a été continue entre les Ve et XVe
siècles. Les plus beaux monuments de ces vastes régions, les temples d’Angkor au
Cambodge ou l’admirable Borobudur à Java ont été réalisés par des techniciens qui alliaient l’esthétique locale et les canons indiens servis par les textes sanskrits et leurs
connaisseurs originellement brahmanes. Néanmoins le reflux de l’hindouisme donc des
brahmanes et du sanskrit est continu d’ouest en est. L’Iran et l’Afghanistan – ce dernier partiellement bouddhisé ainsi que l’attestent les grandes statues du Buddha récem-
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ment détruites à Bamîyan – sont islamisés dès le VIIIe siècle, l’Inde du Nord à partir
de 997. En Indonésie, à partir du XIVe siècle et surtout du XVe siècle, l’expansion
continue de l’islam va petit à petit faire reculer hindouisme et bouddhisme qui ne se
maintiennent aujourd’hui que dans l’île de Bali et, dans une moindre mesure, à Lombok. En Asie du Sud-Est, si le bouddhisme se maintient, c’est coupé de ses sources indiennes.
Le sanskrit se confine dans la célébration de son ancienne gloire
Après le Xe siècle en Inde même, encore à cette époque, surtout dans le sud, la veine
n’est pas complètement tarie, loin s’en faut. Le Gîta-Govinda dans le domaine de la lyrique, les œuvres de Râmânuja dans la « philosophie » en portent témoignage. Le
Nyâya surtout, un art du débat petit à petit transformé en logique, est peut-être le dernier grand succès de la réflexion des brahmanes. Mais les raisonnements ingénieux des
logiciens n’échappent pas à l’impression de vaine subtilité : où l’on attend des raisonnements, on entend de plus en plus souvent des ratiocinations. Nâgesha, un grammairien fameux du XVIIIe siècle, contemporain de Voltaire, écrit un commentaire plein de
finesse et d’une érudition prodigieuse sur le texte fondateur de la réflexion grammairienne qui date de deux mille ans. Mais que déjà l’empire moghol soit en pleine décadence, que les Anglais soient déjà là, que l’esprit scientifique soit en train de révolutionner le cours des choses et des esprits, il l’ignore complètement. Et tous les brahmanes vont de même ignorer l’esprit scientifique, ne vont jamais accepter que quelque
chose d’autre puisse venir d’ailleurs. Encore à cette époque – cela changera après – si
le sanskrit demeure à l’abri du monde, c’est sans savoir qu’il n’en est plus à l’origine.
On n’observe aucune évolution des thèmes et des méthodes de réflexion : dans leurs
œuvres, les commentateurs brahmanes continuent à triompher des arguments bouddhiques comme si le bouddhisme n’avait pas disparu depuis plusieurs siècles ! Au
XVIIIe et surtout au XIXe siècle, le sanskrit découvert par les Européens connaît par
leur biais une embellie passagère et tournée vers le passé : c’est sur les plus vieux textes que les chercheurs occidentaux se penchent et non sur les « nouvelles » productions des lettrés traditionnels, les pandits. Ce n’est pas à ce qui est dit en sanskrit qu’ils
s’intéressent d’abord mais à la langue sanskrite qu’ils considèrent, faussement, comme
l’ancêtre de leurs langues : en fait le monde s’écrit maintenant dans les langues européennes. Confiné dorénavant dans la littérature religieuse, et pas forcément la
meilleure, il se limite au ressassage et à la célébration de son ancienne gloire. Le nationalisme indien naissant ne va pas les démentir.
Aujourd’hui, à l’aube de son cinquième millénaire d’existence, l’évolution du sanskrit
est contrastée. Les lettrés traditionnels qu’on nomme pandits ont quasiment disparu,
malgré quelques belles exceptions. Certes le mot se maintient, mais c’est un titre vain
quand ce n’est pas devenu un nom propre. De toute façon, l’Inde se veut un état
moderne ; tous ses fondateurs, Nehru, Gandhi, Jinna pour le Pakistan, ignoraient le
sanskrit. Les gouvernements, quels qu’ils soient, ont tendance à voir, non sans raison
souvent, dans les pandits des tenants de l’obscurantisme et du passéisme. Ils respectent
les plus savants, les religieux, parfois les saints que la tradition a su engendrer tout au
long des siècles. De plus les quelques connaisseurs hors pair de la tradition sanskrite
qui subsistent sont en même temps encombrés des superstitions les plus étranges. Nous
avons fait l’expérience de ce paradoxe : dans la même personne se logent la plus
grande connaissance d’un superbe texte sanskrit et les divagations sur le triangle des
Bermudes et autres sornettes, le tout débité sur le ton dogmatique et définitif qui con-
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vient à ceux qui, par statut, ont le monopole du savoir légitime… Dorénavant les pandits sont reconvertis dans la politique ; s’il en est ainsi c’est que, semble-t-il pour la
première fois, ce qu’en Occident on nomme hindouisme – terme britannique inventé
au XIXe siècle et adopté ensuite en Inde – est devenu militant et qu’une partie de ses
tenants affirme son universalité. Alors qu’il avait été jusqu’au XIXe siècle la religion
des Indiens en Inde, dorénavant le sanâtana dharma, « la Loi éternelle », est présenté
comme la religion par excellence car « les meilleurs dieux sont hindous »[1]. La conséquence est que le sanskrit, la langue des brahmanes, change de statut. Certains pandits, devenus nationalistes, veulent faire du sanskrit – mais quel sanskrit ? – la langue
nationale de l’Inde ; il en est même qui veulent le promouvoir au rang de langue
universelle ! Il y a des journaux en sanskrit qui disent impeccablement des nouvelles du
monde. Par ailleurs, le sanskrit réel, celui des textes, a perdu depuis longtemps, sinon
tout prestige, du moins sa capacité de dire du nouveau : le persan, puis l’anglais et les
langues nationales de l’Inde, notamment l’hindî, l’ont définitivement relayé dans cette
tâche. Pendant les deux derniers millénaires, il avait été une source constante à laquelle
s’alimentaient les autres littératures tout en étant lui-même extrêmement productif.
Maintenant que les littératures indiennes en hindî, en tamoul, en bengali… ont conquis
leur autonomie, qu’elles sont ouvertes sur le monde, la littérature sanskrite est devenue
une simple référence parmi d’autres. Gandhi écrit en gujarati, sa langue maternelle,
puis en anglais : il ignore le sanskrit. Les principaux dirigeants de l’Inde contemporaine
sont dans ce cas. Quand ils sont d’origine brahmane, ils connaissent parfois quelques
hymnes ou prières en sanskrit comme nous pouvons encore connaître quelques prières
en latin. Il est certes possible que le sanskrit retrouve une autre jeunesse : ce ne serait
pas la première fois. Mais il faudra que l’Inde et les Indiens changent dans une direction qui, aujourd’hui, nous semble improbable. Les usagers des autres langues qui
n’ont jamais pardonné au sanskrit sa prétention et sa superbe, veulent, comme souvent
en Inde, le promouvoir au rang des innombrables icônes qu’on vénère pour mieux les
ignorer. Certains nationalistes attirent le sanskrit dans une direction souvent réactionnaire. Dans ces temps démocratiques où l’économie fonde la puissance, où tout est
censé se valoir, les langues « vivantes » contemporaines tiennent enfin leur revanche
sur celle qui affirmait être la source et le sommet de toute hiérarchie linguistique, sociale et spirituelle. Et le sanskrit qui prétendait à l’éternité se retrouve remisé dans l’antiquité ou promis au statut douteux de langue universelle pour concurrencer l’anglais,
la langue de l’ignorance dominante.
La littérature sanskrite[2].
Dans l’immense littérature en sanskrit, beaucoup demeure à découvrir mais il semble
maintenant que les œuvres majeures soient connues. Un corpus gigantesque s’est
constitué et constamment accru avec le temps, sans discontinuité majeure pendant
quatre mille ans ; il est demeuré pour l’essentiel comme un héritage à la disposition des
nouveaux auteurs. Nous qui sommes les usagers d’une langue jeune, qui a évolué si
rapidement que la lecture de Rabelais nécessite maintenant une traduction, nous ne
pouvons imaginer ce que c’est que de disposer des œuvres réalisées pendant plusieurs
milliers d’années dans une langue qui a peu évolué, où même les vers les plus simples
sont riches de références, d’allusions, d’allusions à des allusions. Car chaque mot intègre en lui des couches de savoir constituées par des générations de poètes, de philosophes, de penseurs. Les brahmanes sont d’abord des héritiers et l’héritage sans avoir
été intégralement et parfaitement transmis est demeuré disponible pour l’essentiel jusqu’à aujourd’hui. Le fait est d’autant plus important que, s’agissant de la littérature
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philosophique, religieuse ou même technique, les auteurs n’ont jamais le sentiment ni
même la volonté de dire du nouveau. Ils pensent que la vérité n’est pas conquise par
l’homme mais reçue par lui d’une instance supérieure, qu’elle n’est pas le but vers
quoi on tend mais la source qui irrigue l’esprit pour peu qu’il s’y est bien disposé : dès
lors il s’agit moins de connaître ces paroles qui une fois pour toutes ont énoncé le vrai
– bien distinct du réel ! – que de les reconnaître, que de les découvrir en soi. Le présent véridique ne peut être plus qu’un écho qui se répète à l’infini : moment unique,
pour celui qui le vit, d’une connaissance qui précède le connaisseur. C’est ainsi que
Bhaskara, le plus important des « philosophes » conçoit le Véda comme une sorte de
legs gratuit, une grâce faite par cette instance supérieure qu’il nomme brahman. Cette
conception qui aurait pu être paralysante n’a jamais été un obstacle à la création : sous
prétexte de commentaire, à force d’analyse, on voit les auteurs énoncer des théories en
fait toutes nouvelles. Mais rien de nouveau ne peut être dit sans la caution d’une parole
antique et vénérable, laquelle est en général mystérieuse à souhait. Le caractère sibyllin
des paroles originelles a en réalité tout permis, tout justifié et n’a en rien paralysé l’élan
créateur et novateur quand il était là.
Une composition très éloignée de nos concepts occidentaux
Par ailleurs, la composition des œuvres a été très spécifique. Rarement, voire jamais,
on n’y entend, comme c’est le cas de la littérature occidentale, les échos de la vie politique, militaire, sociale ou personnelle. Les auteurs, souvent anonymes ou réduits à un
simple nom, écrivent[3] sans jamais mentionner de contexte personnel ou général. Ils
sont largement absents de leur œuvre. On est souvent incapable de dater les textes et
leurs auteurs, de les situer dans un espace précis et différencié. Certes on mentionne
des guerres et des rois, il est bien question d’événements et de personnes et il y a quelques biographies. Mais, même dans les biographies, les personnages sont largement
conventionnels, de même que leurs actions et le cadre du récit : ce n’est pas un roi qui
est décrit mais le roi ; de même ce n’est pas une ville ou une forêt mais la ville, la forêt.
Du côté des realia, ce n’est pas mieux. L’ouvrage en sanskrit le plus connu en Occident – on en a même fait un film ! – le Mahâbhârata, est le très long récit d’une guerre
fratricide mais il est inutile d’y chercher quelque renseignement sur l’art du combat ou
les techniques militaires : tout juste y est-il question des « pluies de flèches » qui s’abattent sur les combattants. Même quand ils parlent du monde et des gens, les textes
sanskrits demeurent étrangement éloignés du réel. Il n’y a aucun ouvrage d’histoire
humaine qui nous permette de reconstituer la vie ancienne. Il est symptomatique
qu’aucun monument ancien civil ou militaire ne soit disponible, que n’ait été érigée aucune statue d’un Napoléon local, d’un bienfaiteur de l’humanité, d’un homme de lettres ou même d’un sage – sauf si, comme le Buddha, il est divinisé. Les rares renseignements proviennent incidemment des fables ou des pièces de théâtre (ou des récits
des voyageurs étrangers). Cette tendance est ancienne. Dans le Véda, il n’y a presque
aucun toponyme : comme les hommes, les dieux sont nomades, ils parcourent les espaces, ne fréquentent que temporairement des lieux anonymes, sans aucune
spécificité ; même la visite des dieux ne leur donne aucune identité. La littérature a
donc pour cadre des espaces indifférenciés, des lieux et des personnages conventionnels, le tout dans un temps indéfini. Ce manque d’ancrage dans un présent singulier
fait que ces textes largement délocalisés demeurent constamment actuels. C’est leur
manque d’enracinement qui assure leur universalité.
Il faut aussi souligner la difficulté générale de cette littérature : le sanskrit sous toutes
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ses formes a toujours été une langue d’érudits. Il nécessite la connaissance de l’héritage. En outre s’ajoute dans presque tous les domaines sa prodigieuse technicité. Par
exemple, la poésie savante, le kâvya, d’une incroyable complexité, sans toujours
échapper au maniérisme, défie la traduction. Partout le goût de l’ellipse, de la métaphore – les traités où l’on raffine sur la description des figures de style sont nombreux
– l’ésotérisme et des canons de la beauté littéraire fort différents des nôtres nous rendent souvent incapables de goûter même en traduction les délices de l’original sauf à
les ajuster plus ou moins à nos critères de goût. Souvent la concision et l’économie
sont érigées en règles d’expression normales, tandis que la rupture de cette économie
devient un principe d’exégèse ; parfois la poésie est systématiquement l’art de signifier
le plus par le minimum de moyens. Cela pour dire que les traductions sont souvent impuissantes à rendre compte de la vraie nature de ces textes. Il ne faut donc pas confondre la beauté de la traduction avec celle des originaux. Il y a un moment où le traducteur se doit de dire au lecteur : « En fait, si vous voulez comprendre le texte, il vous
faut connaître le sanskrit », une tâche de longue haleine.
Des traductions souvent impossibles
Il faut enfin remarquer que, s’il est légitime de traduire du français ou de l’anglais, cela
l’est beaucoup moins du sanskrit. Cela ne tient qu’en partie à un fait de croyance, de
foi : les brahmanes pensaient que les textes sanskrits sont sacrés et disent le vrai dans la
mesure où ils sont énoncés en sanskrit. Il n’est donc pas étonnant qu’ils n’aient jamais
pensé à traduire leurs textes sacrés et que les traductions sont le fait des bouddhistes,
bien que depuis deux mille ans, le sanskrit soit une langue seconde – et même troisième ou quatrième ! On n’est pourtant pas obligé de souscrire à l’idéologie des brahmanes. En fait le problème de la traductibilité ne tient pas au caractère sacré des textes
– sacrés, ils l’étaient pour leurs utilisateurs, mais pas nécessairement pour un traducteur extérieur – ni à quelque propriété des textes qui serait ineffable dans nos langues :
si les textes sanskrits demeurent dans une grande partie mal traduisibles, cela tient à ce
que les auteurs s’expriment non seulement par le sens des mots – la seule partie d’un
texte qui soit traduisible – mais aussi, et parfois surtout, par la forme du texte. Par
exemple, l’intense et continue réflexion sur la langue du Véda ne porte pas sur le sens
de ces textes – on ne s’y intéresse pas, ou peu, ou tardivement – mais sur sa forme.
De même, le grammairien Pânini (Ve siècle avant J.-C. ?) écarte-t-il volontairement le
sens des mots du champ de la grammaire. Son principal commentateur, Patañjali (IIe
siècle avant J.-C. ?), remarque que si les mots sanskrits sont le soutien de l’ordre du
monde, ce n’est pas par leur sens – les mots des autres langues diraient la même chose
aussi bien – mais par la correction de leur forme. L’immense littérature grammairienne
étudie les mots de Pânini et trouve dans leur structure, celle des syllabes, des lettres et
même des silences du maître la matière d’un sens bien plus profond que ce qui est signifié par le sens des mots. Si Platon dispose les idées dans le ciel, les brahmanes y placent les formes des mots, sous l’aspect d’archétypes prélocutoires qui se manifestent
différemment selon les niveaux du monde et les niveaux de conscience des locuteurs.
Réduits à la simple traduction sémantique, les textes sanskrits pourtant les plus intéressants s’avèrent parfois bien décevants. Ainsi la première formule de l’œuvre du grammairien Pânini dit : « Les sons â, ai et au ont pour nom vriddhi, 'croissance' ». Rien là
de bien extraordinaire ! Pourtant, l’examen des quatre syllabes de son énoncé original
sont l’occasion pour son commentateur Patañjali d’une étude magistrale où se mélangent grammaire, philosophie et technique d’énonciation. Évidemment, si on se limite à
la traduction des mots en ignorant leur structure formelle, on passe complètement à
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côté de l’essentiel. Cet art de cacher ce qui est vraiment dit dans l’énoncé, de multiplier des couches de sens, caractérise bien le sanskrit en tant que langue initiatique.
Quels en sont les ouvrages majeurs ?
Puisqu’il n’est question en quelques pages que d’évoquer la richesse de la littérature
sanskrite, citons simplement quelques ouvrages majeurs. Choix subjectif mais aussi
choix imposé par la tradition indienne qui a une vision hiérarchique des choses. Le plus
haut s’avère être, on s’y attend, le plus ancien. Les hymnes védiques sont donc ce qui
demeure d’une religion dont ignore la liturgie et les croyances. Que comprendrait-on
du christianisme si l’on ne disposait que des Psaumes, du Cantique des Cantiques et de
l’Apocalypse de Jean ? Littérature religieuse donc mais dont on ignore la religion. On
soupçonne seulement que la religion védique vénérait… le Véda lui-même, qui plus
qu’un texte est plutôt une bibliothèque. Le nom Véda, « connaissance », est un des
nombreux noms donnés ultérieurement à l’ensemble de ces textes. On imagine toutes
les confusions que ce nom a pu véhiculer, d’autant qu’il ne lui est pas exclusif. On
connaît donc ces textes et comment, bien après leur composition, ils ont été religieusement utilisés ; et encore cette utilisation a-t-elle beaucoup varié avec le temps. Le Véda
a aussi été une source d’inspiration littéraire. La différence entre ouvrages
« littéraires » et « religieux » est souvent délicate à établir car, à partir du moment où
le texte est beau, bien composé, ses auditeurs considèrent qu’il est d’inspiration divine.
Ce qu’on entend dans les hymnes rassemblés en diverses anthologies – les Samhitâ ou
« collections » – c’est une sorte de lyrique du verbe poétique. Des textes souvent
étranges donc, des « œuvres frénétiques »[4], violemment poétiques : ce sont des sortes de délires verbaux d’un grand pouvoir d’expression en même temps qu’ils sont
formellement raffinés, des délices pour les traducteurs. Indra, « divinité nationale des
clans âryens », selon le mot de L. Renou, est le héros principal des hymnes guerriers
où sont célébrés sa force et sa vaillance et où est évoquée, plus que racontée, sa geste
fameuse quand il tua une sorte de démon.
« Moi, Indra, je n’ai jamais perdu la partie, la mort n’a jamais eu accès à moi. Broyant
le soma, demandez-moi la richesse, ô Puru : dans mon amitié vous ne subirez pas de
dam » (Rig-Veda-Sâmhitâ, X.48.5).
Pendant plus de trois mille ans, le lyrisme flamboyant de ces hymnes, souvent difficile
à rendre en français, a servi de modèle : quand il s’est agi de dire la grandeur, les exploits des dieux divers qui se sont succédé en Inde, c’est vers les hymnes védiques que
les poètes se sont tournés sans jamais dépasser leur étrange beauté ni même l’égaler.
Avec eux contraste la langue sèche, astringente des Brâhmana, textes où se mêlent
exégèse, réflexions théologiques et poétiques. Mais là encore prévaut le délire verbal :
poètes et commentateurs sont comme des enfants qui découvrent la puissance infinie
de leur langue. Ils célèbrent « les montagnes [qui à l’origine] étaient ailées ; volant au
loin, elles se posaient où elles voulaient. Mais la terre vacillait. Indra leur coupa donc les
ailes et assujettit la terre grâce à elles. Les ailes devinrent des nuées d’orages : c’est
pourquoi celles-ci flottent toujours autour de la montagne. » (Maitrâyânî-Samhitâ,
I.10.13).
Des problèmes mathématiques en langue poétique
L'intérêt pour la parole n’a jamais cessé parmi les brahmanes. La poésie, l’art des
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mots, ont toujours été sentis non comme un ravissant divertissement de l’esprit mais
au sens originel du mot poésie, donc comme un pouvoir de création[5]. Dans toutes
les disciplines, même les plus abstraites, la forme poétique n’est pas oubliée : c’est aussi
sous forme de poèmes qu’on pose des problèmes mathématiques : « Un grand serpent
noir, vigoureux, invincible, de trente-deux mains de long, entre dans un trou à la vitesse de sept doigts et demi en 4/14 de jour ; et dans le cours d’un quart de jour, sa
queue grandit de deux doigts trois-quart. O ornement des calculateurs, dis-moi en
combien de temps il sera entré entièrement dans le trou. » Voilà un antique problème
de baignoire et de robinets ! La plus belle poésie nous semble avoir été la plus courte.
À la manière de nos moralistes du XVIIe siècle, des auteurs ont composé des strophes
par milliers du type : « La science qui est dans les livres est comme l’argent dans la
main d’autrui : le temps de l’action vient-il que l’on n’a ni science ni argent »[6]. À
côté de ces vers faciles aux idées communes, de véritables poètes ont illustré le genre.
Un de ces maîtres fut Bhartrihari (entre les Ve et VIIe siècle) qui composa trois Shataka, « Centuries », très réussies : chacune est dédiée à un thème particulier très caractéristique des goûts de l’époque ; la première est consacrée à l’amour, la seconde aux affaires du monde et la troisième au dégoût du monde. Du premier recueil : « Tu étais
moi, j’étais toi : telles furent nos dispositions à l’un et à l’autre. Aujourd’hui tu es toi,
je suis moi ; comment est-ce possible ? » Bhartrihari illustre bien ce qu’est aussi devenu le sanskrit : une très belle langue littéraire vivante d’urbains raffinés. Le théâtre, la
poésie de cour montrent que le sanskrit est alors une langue de culture dont l’emploi,
au moins la compréhension, déborde le cadre statutaire des brahmanes. Dans le domaine du théâtre comme dans celui de la poésie lyrique ou héroïque, le grand nom fut
Kâlidâsa (entre 200 avant J.-C. et 600). Sa pièce Shakuntalâ, pleine de délicatesse sans
mièvrerie, d’élévation de la pensée sans lourdeur, fut traduite en 1789 en anglais et fut
tout de suite connue de Goethe, puis de Nerval. Elle contribua pour beaucoup à la renommée du sanskrit en Occident. On continue à la jouer en Inde, le plus souvent dans
les langues vernaculaires. Une inscription de 637 atteste qu’à cette époque, l’œuvre de
Kâlidâsa était tenue au-dessus de tout. Cette période est en fait un des points culminants de la littérature sanskrite. À côté des œuvres proprement littéraires, toutes les
sciences de l’époque fleurissent alors : l’astrologie, la mathématique, la métrique, l’alchimie, la médecine et bien sûr la grammaire. La langue des brahmanes est devenue,
non sans transformation, la langue de tout ce qui compte en matière de pensée.
Le goût du trait bien présent dans ces courtes strophes contraste avec les immenses
épopées. Le Râmâyana et le Mahâbhârata ne brillent pas vraiment par leurs qualités
poétiques ni même par l’art de la narration. Leurs « vers » sont simples et ne relèvent
pas vraiment de la poésie. Les récits, pleins de digressions didactiques, ponctués des
noms des épithètes des héros et des dieux, manquent de vivacité et ne sont pas des
chefs-d’œuvre littéraires. En revanche, on y entend battre le cœur de la pensée
indienne : tous les problèmes sociaux, politiques, philosophiques, religieux y sont exprimés, en même temps que cryptés. Car les deux textes, s’ils sont rédigés par des brahmanes dont on ne connaît guère que les noms mythiques, ne sont leur sont pas
destinés : les héros sont des rois, des guerriers et les récits résonnent de leur fureur
guerrière. La plus longue de ces deux épopées, le Mahâbhârata, est l’histoire d’un
sacrifice : en fait, la Terre, lasse de porter le poids des hommes, se plaint auprès des
dieux, « les habitants du ciel » ; ceux-ci se décident pour une « descente » sur terre,
précipitent la guerre universelle, organisent méthodiquement un carnage général. Parmi eux se détache Krishna, qui par son yoga, c’est-à-dire sa ruse, est le véritable instigateur de cette guerre d’apocalypse. Quand le récit se termine, tous les héros sont
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morts, la terre est soulagée et a retrouvé pour quelque temps la paix. Bien sûr, les digressions moralisatrices sont légion car on discute beaucoup avant de s’égorger : les
mêmes qui se battent le jour discutent le soir entre des ennemis qui n’oublient pas
qu’ils sont frères ou cousins. C’est dans cet océan de mots que se détache la
Bhagavad-Gîtâ, texte repris ensuite par tous les maîtres et tiré dans toutes les directions spirituelles. Alors que Krishna n’a de cesse que de pousser son disciple au combat, certains commentateurs trouvent même le moyen de faire de la Gîtâ un texte de
paix. C’est cette œuvre que les brahmanes contemporains voudraient voir ériger en
une sorte de Bible hindouiste, laquelle n’a jamais existé.
Épopée, amours, politique...
Quant au Râmâyana, de forme un peu plus raffinée, il est, plus que son aîné, au cœur
de la civilisation indienne : les amours du prince Râma et de Sîtâ, leur exil dans la forêt, l’enlèvement de Sîtâ par Râvana, Râma à la recherche de son épouse, le combat
entre les armées de Râvana et de Râma, la répudiation par Râma de Sîtâ dont on peut
soupçonner la vertu : autant d’épisodes que racontent les mamans à leurs enfants, mais
aussi les sculptures sur les temples, les miniatures, les pièces de théâtre, les poèmes...
C’est avec le Râmâyana – adapté dans les différentes langues indiennes – que les jeunes gens apprennent la vie traditionnelle. Les deux épopées ont alimenté la veine créatrice des auteurs dans des domaines différents, et notamment la littérature : l’histoire
étant connue de tous, un homme de théâtre comme Bhavabhûti écrit une pièce sur
« La dernière aventure de Râma ». Récemment, on a adapté les deux épopées en séries télévisées – très « tirées » en direction de l’Inde contemporaine – avec un immense succès populaire dont l’ampleur dépasse l’imaginable. Des hommes politiques
ont bâti leur carrière sur le fait qu’ils avaient incarné Râma au cinéma. Remarquons
que ces épopées sont des gestes guerrières ; l’Inde n’a jamais été en fait le pays de la
non-violence sauf dans les esprits des ascètes retirés du monde et dans les rêves sucrés
des Occidentaux en mal de modèles exotiques ! Les héros sont des princes conduits à
faire des actes violents : morale, politique, comportements, tout est discuté – sans que
le récit devienne jamais philosophique. Quant aux femmes, c’est-à-dire aux épouses, elles ne sont pas écartées ou subordonnées. Les épopées leur donnent un rôle important
et Sîtâ, Savitrî, ou Dâmayantî ne sont pas de pâles doublures de leur mari-héros mais
bien des figures attachantes, de véritables héroïnes.
Le domaine politique est bien investi. Car c’est un brahmane qui devait être le chapelain personnel du roi – les rois n’avaient aucune dimension religieuse ; les mantrin,
« conseillers » – le mot exporté en Chine nous est revenu sous forme de « mandarin »
et de « mandarine » ! – étaient généralement des brahmanes. Le maître-ouvrage, en
même temps que nom de la discipline, est l’Arthashâstra, l’« Enseignement du
profit ». L’artha est, avec le dharma, « devoir, loi » et le kâma, « amour », un des trois
principaux objets de l’activité humaine dans et pour le monde. L’œuvre (entre 300
avant J.-C. et 300) attribuée à un certain Kautilya, le « Retors », couvre tout le champ
de l’activité du roi en tant que celui-ci, par tous les moyens, s’efforce à la puissance
pour conquérir les royaumes voisins et la terre entière. Le texte explique comment le
roi qui incarne le châtiment fait de l’usage méthodique de la violence le moyen d’assouvir sa passion de conquérant : la paix quand on est faible, la guerre quand on est
fort, les alliances et la traîtrise, l’usage judicieux du poison pour se débarrasser de ses
ennemis, des prostituées pour connaître l’état de l’opinion, des fausses nouvelles pour
extorquer aux crédules l’argent nécessaire, des espions dormants qu’on place chez le
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voisin… De la même manière que la politique, les considérations sur l’organisation de
l’État et l’économie n’ont d’autre dessein que d’accroître la puissance du roi. L’Arthashâstra est unique par son ampleur et les traités ultérieurs n’ont fait que reprendre
sa matière. Disséminés dans les épopées ou les fables, une foule de préceptes corrobore
ce que dit déjà l’Arthashâstra : « Grâce à la confiance qu’inspire la paix, je ruinerai les
entreprises de l’adversaire par des méthodes régulières, des méthodes secrètes et des
espions » (Arthashâstra VII.1). L'œuvre est théorique et systématique : il ne faudrait
pas voir en l’Arthashâstra la description d’un État ou d’un roi de réalité. Pourtant
l’état de guerre constante qu’ont connu les États indiens pendant les deux mille cinq
cents ans où leur histoire est suffisamment connue, la disparition rapide des royaumes
et des dynasties montre que l’Arthashâstra était en prise directe avec les mœurs politiques indiennes. Le dynamisme de cette civilisation est en partie incarné dans un tel
texte et forme un bon antidote à la vision occidentale récente de l’Inde, généralement
« mystico-sucrée » en même temps que misérabiliste. Celle-ci tient au fait qu’aux
XVIIIe et XIXe siècles les brahmanes ont d’abord présenté aux Occidentaux des ouvrages de religion comme les Upanishad ou la Bhagavad-Gîtâ. Si l’on n’avait montré à
des voyageurs indiens que les œuvres de Pascal, de Descartes ou Malebranche, quelle
image se seraient-ils formé de la France ? Par ailleurs, il ne faut jamais oublier que les
textes sanskrits ne reflètent vraiment que la vision des brahmanes, ou de leurs émules
bouddhistes ou jaina, et que l’on ignore celle des autres couches de la population qui
n’étaient pas, comme les brahmanes, astreints à un devoir de parole et de mémoire.
Les romans n’ont pas été tellement pratiqués et, quand ils sont en vers, leur technicité
empêche leur lisibilité. En revanche, on trouvera beaucoup de plaisir à la lecture des
fables et contes dont il existe de bonnes traductions en français. Écrits dans une langue
sans prétention mais parfois alerte, on y rencontre des sages qui ne sont pas nécessairement des brahmanes, des moines bouddhistes qui ont oublié la compassion, on s’y
moque avec verve des penchants et des travers d’une humanité dans laquelle il est facile de se reconnaître. C’est le chacal qui joue le rôle de notre renard. On y reconnaît
bien nos classiques : « Mais je suis vieux, et je n’entends pas bien de loin la teneur de
vos discours. Sachant cela, tenez-vous près de moi et expliquez votre affaire devant
moi, afin que je connaisse la vérité du procès et qu’en prononçant la sentence je ne
perde pas le ciel » dit un chat à un moineau et à un lièvre… De plus les récits sont souvent bien menés et le sanskrit trop souvent empesé dans des conventions trouve là
l’occasion de jouer aux langues vivantes : il y a même de l’humour, chose rare en
sanskrit. La Vetâlapañcavimshatikâ connue sous le nom de « Contes du vampire » est
un bon exemple. Beaucoup de ces fables ont traversé le temps et l’espace et de nombreuses fables de La Fontaine trouvent leur motif originel dans des fables indiennes, le
Pañcatantra, « Les Cinq Traités », notamment. Plus que dans les ouvrages réputés sérieux, on y saisit sur le vif les comportements et les mentalités des hommes tels qu’ils
furent. S’il en est ainsi, c’est que leurs destinataires étaient souvent les futurs rois, les
« princes » et que leurs précepteurs se devaient de leur apprendre plaisamment le
cours réel des choses du monde. Les fables étaient censées enseigner au prince son futur métier de roi.
...et textes de loi
L’organisation de la société a suscité constamment l’attention normative des brahmanes. Cette réflexion générale a formé une branche majeure de la littérature indienne, en
sanskrit particulièrement. Le Mânavadharmashâstra connu sous le nom de sa traduction, « Les Lois de Manu », (vers le premier siècle de notre ère) est le nom en français
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de l’ouvrage technique le plus connu. Rien de législatif en fait mais une somme concise
des règles civiles et religieuses, un manuel de savoir-vivre destiné à de sévères brahmanes et au roi. L’œuvre se présente surtout comme un recueil de maximes qui ont fait
l’objet d’une masse de commentaires et d’interprétations. Cosmogonie, éloge du châtiment, explications concernant la destinée personnelle, le karman, l’existence des castes,
les devoirs qui s’attachent à elles. Voici une maxime concernant le devoir de vérité
propre aux brahmanes :
« Il faut dire le vrai, il faut dire le plaisant, il ne faut pas dire le vrai déplaisant ; ne pas
dire le faux plaisant : telle est la Loi éternelle » (Manu IV.138)[7].
On trouvera à la lecture des Lois de Manu, seul ouvrage de ce genre facilement disponible en français, celui devant lequel s’émerveilla Nietzsche – pas toujours pour de
bonnes raisons ! – non pas une réflexion sur « les problèmes de société » mais une
présentation d’une société idéale, laquelle n’a jamais existé que dans l’esprit normatif
de son auteur. Ne nous attendons pas pour autant à une mièvre utopie : à bien des
égards, les valeurs et les fonctionnements de cette société choquent notre sensibilité.
Rappelons-nous que les textes sanskrits parlent des normes et non de la réalité des
choses : la tension a toujours été là entre le vrai normatif et le réel, entre le vrai qui
donne sens au réel et le réel têtu qui a pour lui d’exister. Toujours les textes ont su dire
le devoir-être, le devoir-faire des hommes puis ont su trouver toutes sortes de raisons
pour expliquer non seulement que les hommes ne peuvent mais aussi ne doivent pas
respecter ces normes. L’ouvrage de Louis Dumont, Homo hierarchicus, explique très
bien certaines des facettes de cette idéologie.
N’imaginons pas que le sanskrit ait été réservé à une haute littérature passablement
ennuyeuse : la littérature sanskrite, comme la sculpture des temples, a su aussi célébrer
la vie avec passion. La pudibonderie de l’Inde contemporaine tient en partie à l’influence de l’islam dominant dans le Nord depuis l’an mille. Il n’est qu’à voir les vêtements portés avant le Xe siècle que l’on retrouve sur les quelques fresques qui subsistent à Ajanta ou Ellora : hommes et femmes y sont très légèrement vêtus, parés plus
que vêtus parfois. La lyrique de l’amour divin n’est jamais séparée de celle de l’amour
humain. Nombreux sont les poèmes d’amour enflammé d’un extrême raffinement. Du
Naishadhacarita de Harsha (VIIe siècle) cette strophe où Nala parle à la belle Damayantî qui a perdu la mémoire de son aimé mais non de son amour : « Je commençais par la bouche, et de baiser en baiser j’arrivais au nombril. J’en voulais davantage.
Mais cette partie de toi où tu ne m’as pas laissé mettre les lèvres, que la mémoire la
baise, plus fortunée que moi ». L’érotique n’était qu’un aspect du kâma, un des trois
objets d’activité humaine et l’on ne confondra pas ce kâma, « amour » avec le seul
sexe. Il suffit de lire le classique du genre, le Kâma-Sûtra pour s’en persuader. Voilà
bien une œuvre étonnante qui est beaucoup plus qu’un art de la polissonnerie auquel
on veut parfois l’assimiler. On y trouve exacerbé l’amour des classements, des règles,
des étiquettes, tous les travers de la volonté normalisante des brahmanes. Mais aussi
quel texte admirable ! On n’a guère de chance, en Inde et ailleurs, de rencontrer une
femme telle qu’elle est décrite dans l’ouvrage, bien sûr experte dans les arts amoureux
mais aussi artiste, femme de lettres, d’esprit, de science, un peu à la manière des grandes courtisanes de la Renaissance italienne ou des geisha japonaises. On peut bien douter que de telles femmes aient jamais pu exister dans l’Inde même ! Signalons que les
gravures dont généralement on orne les traductions de ces ouvrages pour appâter le
client datent en fait des XVIIe ou XVIIIe siècle et relèvent d’une tout autre esthétique.
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Car le Kâma-Sûtra date peut-être du Ve siècle de notre ère.
Il n’est pas question de donner en quelques lignes un aperçu des exposés philosophiques rédigés en sanskrit. Le discours philosophique ne se prête pas aux citations sauf à
se satisfaire de formules qui, sorties de leur contexte, ont la portée que le lecteur leur
attribue. Le débat philosophique indien n’a pas la même orientation que celui des
Grecs, Héraclite, Platon, Aristote, qui sont à l’origine de notre philosophie. La comparaison entre les uns et les autres aboutit à la découverte qu’il n’y a pas de « vraie » ou
de « pure » philosophie en Inde ; ce qui est vrai et l’est d’autant plus si l’on accepte de
voir qu’il n’y a pas à l’inverse de « vrai » ou de « pur » darshana en Occident ! Inde
et Occident pêchent, l’un et l’autre, à cet égard et à beaucoup d’autres, par nationalisme et ethnocentrisme. Laissons cela de côté. La « philosophie » commence en Inde
quand on se donne pour but de sortir du dharma, du devoir, lequel est un « devoirêtre dans le monde ». Et la quête de ces philosophes indiens est orientée vers la sortie
du monde. Le suicide serait la solution s’il s’agissait pour ce corps de la sortie de ce
monde. Mais ce qu’ils recherchent, c’est de ne plus renaître, d’échapper définitivement
au cycle sans début des naissances et des morts, d’échapper à l’acte qui, nourrissant la
vie, ensemence les vies futures. Il s’agit d’échapper à la matrice. Pas question de connaître pour agir sur le monde : sauf dans les deux derniers siècles, jamais il n’est venu
à l’esprit des penseurs indiens que le monde devait ou même pouvait être changé car
ses lois sont ce qu’elles sont et ne sont pas susceptibles d’évoluer. Les différents diagnostics posés sur la nature du monde vont dans ce même sens : le « philosophe » le
plus important, Shamkara (entre 650 et 800) considère le monde comme avidyâ,
« ignorance », « nescience » ou même comme mâyâ, « illusion » : se donner pour tâche de changer le monde, c’est-à-dire l’ignorance ou l’illusion, ou de l’améliorer, est
précisément de la nature de l’ignorance ou de l’illusion. Connaître le monde n’a
d’ailleurs pas d’intérêt : à quoi servirait de connaître l’ignorance ? Tous ces philosophes acceptent le monde tel qu’il est, en pensant au mieux – si même ils s’y
intéressent ! – qu’il ne peut être autre que ce qu’il est, mais qu’on peut y être mieux :
se changer plutôt que changer le monde en somme. Mais même cela, qui plaît à l’Occident, est très minoritaire. En pratique, toutes les pensées « philosophiques » sont sotériologiques, c’est-à-dire qu’elles se conçoivent comme un projet de libération
personnelle : tous les maîtres veulent changer de monde et non changer le monde. Les
différences et les débats passionnés portent sur la méthode : le recours à Dieu est-il
possible, nécessaire ? La dévotion est-elle efficace ? Y a-t-il des préalables dans le mode
de vie – non-violence, véracité, chasteté – ou dans le statut ? La délivrance définitive
est-elle réservée aux seuls brahmanes ? Est-elle possible seulement après la mort ou
déjà dans cette vie ? Voilà la matière des débats où se sont illustrés les plus grands : le
Buddha mais on ignore quelle fut l’exacte nature de son enseignement, surtout Nâgârjuna, Patañjali – l’auteur du Yoga-Sûtra, « Aphorismes sur le Yoga » – ou Shamkara,
l’auteur de nombreux commentaires dont le Brahma-Sûtra-Bhâshya, « Commentaire
sur les Aphorismes sur le Brahman », dont la philosophie a fini par devenir l’orthodoxie. Textes admirables rédigés exclusivement pour une toute petite minorité d’ascètes car il n’est pas dans le statut de cette « philosophie » d’être dite au plus grand
nombre. Tous leurs auteurs considèrent sans même en débattre que la connaissance,
pour qu’elle soit efficace, doit être dévoilée à ceux qui par statut et par effort sont à
même de la recevoir et de la comprendre. Celui qui dévoile est le maître, le guru, mot
qui malheureusement est maintenant chargé en Occident de valeurs plutôt négatives.
Les textes sont leurs enseignements, énoncés oralement, confiés ensuite à la mémoire
plus ou moins fidèle des disciples, puis tardivement écrits et récemment imprimés. En-
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viron six mille ouvrages dont émergent quelques œuvres extraordinaires sans cesse reprises et commentées ultérieurement. À Patañjali, Nâgârjuna et Shamkara, ajoutons
pour le plaisir de citer leurs noms Bhartrihari, le spécialiste de philosophie grammaticale, homonyme de l’auteur des Shataka, et Mandana Mishra qui tranche avec les autres parce qu’il n’est pas un ascète mais un simple maître de famille.
Ne nous abusons pas : ces textes, leur raison d’être, leurs destinataires, sont très loin de
nous et de nos préoccupations et ils étaient, dans une très grande mesure, étrangers
aux valeurs nécessairement mondaines qui animaient la vie et les passions indiennes.
Ces quelques pages qui ont trop l’air d’un tour d’horizon n’ont d’autre but que de
susciter de l’intérêt pour une langue et une littérature encore largement ignorées par
l’Occident ou connues en fonction des intérêts souvent réducteurs des Indiens ou Occidentaux contemporains. À part la physique et l’histoire, tous les domaines sont bien
représentés, y compris celui des sciences exactes. Certes la plupart des aspects de ces
« sciences » ou « savoirs » ont été dépassés aujourd’hui et relèvent de l’histoire des
sciences. Au demeurant, l’esprit scientifique, sauf peut-être dans le domaine de la
grammaire dans ses débuts, est inconnu en Inde, comme ailleurs, ce qui n’a pas empêché l’Inde d’inventer le zéro mathématique et de disposer, comme d’autres civilisations non scientifiques, de techniques efficaces. Dans le domaine des doctrines philosophiques et religieuses, il serait illusoire d’imaginer tous les maîtres communiant dans la
sérénité des humeurs calmées par la méditation : les passions furent violentes, les débats incessants et les plus grands des maîtres ont eu la dent dure. Dans cette littérature,
on trouvera donc de tout. Sans modestie – le sanskrit n’est pas une langue modeste ! –
le Mahâbhârata prétend lui-même être la somme de tout ce qui est : « Tout ce qui est
ici existe ailleurs et ce qui n’y est pas n’est nulle part ailleurs ».
Il reste que, en fonction d’un destin très particulier, le sanskrit servi par des générations de brahmanes et d’érudits a surtout été le véhicule des aspirations des hommes
vers le plus haut : or celles-ci n’ont jamais vraiment changé si elles prennent sous ces
tropiques une forme spécifique ; elles demeurent d’actualité aujourd’hui. Parce qu’ils
étaient indiens, les brahmanes nous font comprendre les faits majeurs de la civilisation
indienne ; parce qu’ils n’étaient pas seulement indiens, ils nous adressent à travers les
âges des mots de toujours et les lecteurs, s’ils s’en donnent la peine, y trouveront bien
du plaisir et de l’intérêt. Et si la littérature sanskrite a connu son lot de maîtres en certitudes, elle a aussi érigé l’incertain et l’interrogation comme les expressions mêmes de
l’ultime :
« Cette création, d’où elle est issue,
Si elle a fait l’objet ou non d’une institution,
Celui qui surveille ce [monde] au plus haut firmament,
Lui seul le sait ; à moins qu’il ne le sache pas ».
(Rig-Véda-Samhitâ X.129.7)
1 - Titre d’un ouvrage d'O. Herrenschmidt repris d’une phrase d’un informateur de
l’auteur.
2 - Pour une présentation plus complète, cf. le chapitre consacré à la littérature dans
M. Angot, L’Inde classique, Les Belles Lettres, Paris 2001.
3 - C’est par facilité que l’on dit "écrire". En fait le sanskrit fut une langue à la fois
orale et savante. On devrait dire "composer" ou "énoncer".
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4 - Expression de L. Renou p. 13 de Die Sprache "Langue et religion dans le Rgveda :
quelques remarques", 1949, p. 11-17.
5 - Le mot poésie vient du grec poiêsis 'création'.
6 - Pustakasthâ ca yâ vidyâ parahaste ca yad dhanam / kâryakâle samutpanne na sâ
vidyâ na tad dhanam. Stance célèbre citée selon O. Böhtlignk, Indische Sprüche, n°
5156, 1870. Traduction littérale: « Le savoir qui est dans un livre et l’argent qui est
dans la main d’autrui / quand vient le temps de s’en servir, ce n’est pas un savoir, ce
n’est pas de l’argent ».
7 - Satyam brûyât priyam brûyân na brûyât satyam apriyam / priya~ ca nânritam
brûyâd esha dharmah sanâtanah.
Michel Angot, Avril 2002, © Clio 2004
Bibliographie
Bernard Sergent, Genèse de l’Inde, Payot, Paris, 1997
Michel Angot, L’Inde classique, Les Belles-Lettres, Paris, 2001
Louis Renou, Anthologie sanskrite, Payot, Paris, 1961
Jean Varenne, Le Veda, Les Deux Océans, Paris, 2000
Jean Varenne, Contes et légendes extraits des Brâhmana, Gallimard 1967
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