Le Hitopadesha

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Le Hitopadesha
Recueil de contes de l'Inde ancienne
Recherches Asiatiques
Collection dirigée par Philippe Delalande
Dernières parutions
Michel BOIVIN (dir.), Les ismaéliens d'Asie du sud, 2008.
Michel NAUMANN
et Fabien CHARTIER,
La Guerre
d'indépendance de ['Inde 1857-1858, 2008.
Cyril BERTHOD, La Partition du Bengale, 2008.
Jean-Marie THIEBAUD, La Présence française au Japon, du
xvf siècle à nos jours, 2008.
Ami-Jacques RAPIN, Opium et société dans le Laos précolonial
et colonial, 2007.
Louis AUGUSTIN-JEAN et Florence PADOV ANI (dir.), Hong
Kong: économie, société, culture, 2007.
Gérard Gilles EP AIN, Indo-Chine,
une histoire coloniale
oubliée, 2007.
François ROBINNE, Prêtres et chamanes, métamorphoses des
Kachin de Birmanie, 2007.
lm FRANÇOIS, La question cambodgienne dans les relations
internationales de 1979 à 1993, 2006.
Jeong-1m HYUN, Corée, la transition vers la démocratie sous
la pression étudiante dans les années 1980, 2005.
Jean-Marie THIEBAUD, La présence française en Corée de la
fin du XVIIIème siècle à nos jours, 2005.
Amaury LORIN, Paul Doumer, gouverneur
général de
l'Indochine(1897-1902),2004.
Philippe GRANDJEAN,
L'Indochine face au Japon 1940 1945, 2004.
Pascale
COULETE,
Dire
la prostitution
en Chine:
terminologie et discours d'hier à aujourd'hui, 2003
Éric GUERASSIMOFF, Chen Jiageng et l'éducation, 2003.
Jean DEUVE, Le Royaume du Laos 1949-1965,2003.
Pascale BEZANCON, Une colonisation éducatrice ?, 2002.
Albert-Marie MAURICE, Croyances et pratiques religieuses
des montagnards du centre- Vietnam, 2002.
Guilhem FABRE, Chine: crises et mutation, 2002.
Chi Lan DO-LAM, Chants et jeux traditionnels de l'enfance au
Viêt-Nam, 2002.
NÂRÂYANA
Le Hitopadesha
Recueil de contes de l'Inde ancienne
Traduit du sanscrit, présenté et annoté par
Alain Poulter
Avec le concours ci'Anne-Marie Lévy
L'Harmattan
@
L'Harmattan,
2008
5-7, rue de l'Ecole polytechnique;
75005
http://www.librairieharmattan.com
[email protected]
harmattan [email protected]
ISBN: 978-2-296-06263-4
BAN : 9782296062634
Paris
Préface
A lire certains textes de l'Inde ancienne, l'Inde hindoue plus précisément, on
pourrait avoir l'impression que les Indiens ont fait bien avant nous maintes
découvertes et inventions~ C'est d'ailleurs ce que certains parmi eux affirment.
Le poète Kâlidâsa décrit, dans un poème de la pièce Shakuntala, une vision qui
ressemble étrangement à ce que l'on peut observer à propos des mères porteuses
- comme l'illustrent des mythes shivaïtes; et ils sont bien en avance sur nous pour
les greffes de têtes - c'est le cas pour Ganesh, le dieu à tête d'éléphant! Si ces
exploits nous laissent sceptiques, le recueil de "Vlnstruction profitable",
Hitopadesha, est bien la preuve que l'idée de rendre l'enseignement agréable aux
jeunes élèves paresseux leur est venue avant nous.
Un enseignement qui s'adresse à des princes, de futurs hommes de pouvoir, à
des princes hindous: il faut bien insister sur ce point car si le plaisir de la lecture
est grand et si un grand nombre de motifs nous sont familiers - ne serait-ce que
la misogynie, lieu commun de tant de nos contes certaines conclusions nous
semblent surprenantes, inattendues voire choquantes et le thème du chapitre
"Comment séparer des amis" nous avertit que nous sommes dans un monde où
les valeurs morales ne sont pas nécessairement les nôtres. Avertissement utile:
ce livre nous apprend bien des choses, d'une manière plaisante, sur une société
dans un lieu et un temps précis, une "société qui n'était pas chrétienne" pour
reprendre la formule de Arthur Waley, l'écrivain et traducteur anglais de textes
japonais et chinois anciens.
Cela implique des attitudes et comportements souvent étranges à nos yeux, et
dans ce cas particulier la séparation des domaines politique et religieux ou, plus
exactement, la manière qu'à l'hindouisme de séparer les deux domaines et qui
l'oppose à l'Occident, lequel a prétendu et prétend toujours les concilier, avec un
succès limité.
Il ne faut jamais à la lecture des textes sanskrits perdre de vue le système des
castes qui est à la base de chaque comportement. Qui peut manger quoi, qui peut
ou ne peut pas tuer qui, et avec quelles conséquences? Un brahmane ne doit pas
prendre la vie, serait-ce celle d'un insecte. Un kshatriya, un militaire, a pour
devoir de faire la guerre sans s'embarrasser de scrupules ou remords inutiles. Le
devoir suprême d'un roi - après la protection des brahmanes - consiste à tout
faire pour garder et augmenter son pouvoir, chercher des alliances, en casser
d'autres et dans ce but légitime tous les moyens sont bons. Pour enseigner aux
futurs rois et pour conseiller les rois au pouvoir il faut des spécialistes, des ministres rusés, intelligents et sans scrupules. Toujours des hommes de la caste des
brahmanes - qui ne sont pas nécessairement, même pas le plus souvent, des
prêtres. Certes les brahmanes ne doivent pas prendre la vie, mais comme conseillers du roi c'est leur devoir d'enseigner à celui-ci comment accomplir son devoir
royal. Beaucoup de cynisme, dirions-nous? Peut-être, mais moins d'hypocrisie
pourraient répondre les Hindous. Ce n'est pas ici le lieu de débattre de cette question, mais pour tirer profit de l'Instruction profitable il faut être conscient de son
but. Sans oublier qu'un grand nombre des contes visent à nous donner simplement des exemples fort divertissants de la variété des comportements humains,
que le roi doit également connaître!
Pour conclure citons Bhartrihari, un poète de cour du VII e siècle (?), poète de
l'amour et du renoncement qui, dans ses "Centaine de vers politiques"
(Nîtishataka), donne le conseil suivant à son roi:
o roi, si tu souhaites traire tes sujets comme des vaches,
Nourris-les d'abord comme s'ils étaient des veaux.
Soigné et nourri avec grande attention,
Le royaume rend des fruits comme une vigne d'abondance.
Parfois, nous pouvons donner notre assentiment: nous ne sommes pas si éloignés les uns des autres!
Anne-Marie LEV~
docteur en Etudes Indiennes,
enseignante à l'Université de Bordeaux III
- 8-
A mon père
Jean Poulter
PRESENTATION DU HITOPADESHA
HPurâvrittâh kathâ mârkandeya
vicakshva nah
"
Lors de leur douzième année d'exil forestier, quand les cinq frères Pândava et
leur commune épouse rencontrèrent, dans la forêt Kâmyakâ, l'illustre visionnaire
Mârkandeya qui, même fort de milliers d'années, avait l'éclat de ses vingt-cinq
ans, que lui demandèrent-ils par la bouche de Krishna: "Rapporte-nous les histoires arrivées autrefois, ô Mârkandeya !" (purâvrittâh. ..) (Mahâbhârata III, 182,
43). Des histoires, les recueils de contes en offrent à foison!
La littérature sanskrite, au sens où Louis Renou parlait des "belles-lettres",
recouvre un immense secteur, différencié des écrits religieux et des traités spécialisés, où l'on range des poèmes, quelques romans, de nombreuses pièces de
théâtre. Là, à des degrés divers, brille par sa virtuosité le kâvya, à savoir la poésie savante (pas uniquement en vers), raffinée, ornée, due à d'illustres auteurs
érudits (kavi), par exemple Kâlidâsa, Bhartrihari, Bâna, Bhâravi, Dandin. Rien de
tel pour les contes! Ils ne relèvent pas, quant à eux, du style kâvya et forment
une catégorie sui generis. Leur écriture sans complexité leur a permis, par le biais
de multiples traductions, de rayonner de par le monde en s'acclimatant, de bonne
heure, sous d'autres cultures. C'est ainsi que vit le jour une traduction en syriaque de contes, dont il ne reste que des vestiges, vers 570 de notre ère; une autre
(disparue) en pehlevi par un médecin nommé Barzouyeh, à la même époque, à
partir d'une forme ancienne du Paiicatantra ou "Recueil de cinq (pânca) livres
(tantra) "; ou encore, d'après le nom de deux chacals du Paiicatantra, la célèbre
version en arabe, vers 750, due à Ibnu'l Muqaffa, intitulée Kalila et Dimna.
Dans l'univers des contes, figure en bonne place le Hitopadesha ou "instruction (upadesha) profitable (hita)", ce qui produit par phénomène de jonction
(samdhi) : hita + upadesha = hitopadesha. A ce texte, populaire en Inde, on attribue une place de choix dans l'apprentissage du sanskrit que font les étudiants.
Nous restreindrons notre propos à l'étude de deux aspects concernant le
Hitopadesha : que peut-on dire de l'auteur et de ses sources? Quel est l'argument de l'ouvrage et comment se caractérise son texte? Le lecteur trouvera, à la
fin de cet ouvrage, deux Annexes spécialisées.
-
1 AUTEUR
ET SOURCES
Le Hitopadesha ou Instruction profitable est un ouvrage sanskrit en quatre
livres où alternent récits en prose et maximes versifiées, à l'usage de la formation des princes indiens. Concernant l'auteur, l'époque, le lieu c'est surtout un
aveu d'ignorance qu'il faut concéder.
L'auteur se nomme lui-même (I~ 140) Nârâyana. Il vivait à la cour de
Dhavalacandra, un gouverneur de province (mândala ~ 141), un petit roi
comme il en existait tant dans l'Inde ancienne et qui était son mécène. D'après
Johannes Hertel, un sanskritiste allemand qui édita le Paficatantra en quatre
volumes de 1908 à 1915, notre auteur aurait composé son ouvrage au Bengale:
il argue de la tonalité qu'il pensait tantrique d'un passage en I, 295 (le rituel
transgressif du tantrisme où l'on vénère la shakti, la Puissance de la Déesse, étant
anciennement attesté au Bengale), situé qui plus est aux environs de Kanyâkubja
(l'actuelle bourgade de Kanauj en Uttar Pradesh), ville qui fut par intermittence,
aux VII-IXe siècles, sous la domination des souverains Pâla du Bengale. Mais la
déesse Gaurî en question n'est pas une forme habituelle de la shakti chez les tantrika. La divinité d'élection (ishtadevatâ) de notre écrivain devait être Shiva,
salué dans la stance une de l'Introduction, et dans les stances finales des livres I
et I~ bien que le nom de "Nârâyana" soit une désignation usuelle de Vishnu
comme "refuge pour les hommes" grâce à ses incarnations. Le même indianiste
situe notre kavi entre le IXe siècle (il est postérieur à Kâmanda, VIlle siècle, qu'il
utilise manifestement) (il emploie l'expression bhattâraka-vâra en I, 75, "jour du
soleil", dies solis des Romains, sunday des Anglais, notre dimanche, devenue
courante au IXe siècle) et le XIVe siècle (un manuscrit népalais du Hitopadesha
date de 1373). La fourchette temporelle reste large, ce qui n'est pas rare pour les
auteurs anciens de l'Inde. Lyne Bansat-Boudon et Yves Codet proposent plus
précisément le Xe siècle pour Nârâyana (Jalons chronologiques, dans "Théâtre de
l'Inde ancienne", p. LXII, Gallimard, La Pléiade, 2006). Nous sommes en présence d'une œuvre composite tardive.
"Composite" : Nârâyana déclare, en effet, (Introduction 9) qu'il s'est appuyé
sur des sources littéraires. Cependant, en ce qui concerne les contes, leur genèse
se perd dans le passé de la "littérature orale" (selon l'expression du folkloriste
français du XIXe siècle, Paul Sébillot) où excellaient des bardes, des récitants,
des lettrés regroupés en corporations, des professionnels maîtres en techniques
de mémorisation et qui aimaient se livrer à des joutes oratoires leur rapportant
- 12 -
célébrité et fortune. "Vlnde, plus que tout autre pays, a cultivé pendant des siècles l'art de transmettre oralement son patrimoine littéraire" dit Catherine
Champion ("Traditions orales dans le monde indien", collection Purusârtha,
1996, p. 187). Vécrit et l'oral peuvent coexister: "Le passage de la tradition orale
à la tradition écrite, fait remarquer Guy Deleury, traverse en Inde des frontières
imprécises, les textes écrits étant souvent transmis par oral pendant des générations" (Introduction, p. Il, au "Pantcha Tantra", Imprimerie Nationale, 1995). Le
primat reste à l'oral et même, spécialement pour les œuvres religieuses, à la
bonne prononciation. Au demeurant, on peut faire cette expérience: lire un conte
à une assistance diffère profondément de le lui ra-conter, de le refaire passer à
son état d'oralité tout en sauvegardant sa trame avec ses articulations. Ra-conter,
dire à nouveau (le préfixe "ra-" est itératif) l'histoire à un public avec ses effets
perlocutoires. Comme pour la première fois. Kathâ (féminin en sanskrit),
"conte", est dérivé de la racine verbale KATH- qui veut dire "parler, s'adresser
à". Même remarque pour âkhyâyikâ, du verbe composé âKHYÂ- : "déclarer,
annoncer". Cela ne peut se faire pour un poème à cause de sa rigueur formelle,
ni pour un roman ou une œuvre théâtrale: il s'agirait d'un résumé au prix de
nombreuses pertes.
On ne saurait cependant écarter l'éventualité de textes prélables en sanskrit
ayant pu donner prise à des traditions populaires et vernaculaires portées par des
conteurs. La littérature de l'Inde ancienne "exploite indéfiniment un fonds qui
paraît inépuisable pour produire des récits qui, tout en se ressemblant, sont foncièrement distincts." (Nalini Balbir, "Océan des rivières de contes", Gallimard,
La Pléiade, 1997, Introduction p. XLIV). Nous sortons peu du conjectural.
En Introduction 9, Nârâyana reconnaît avoir emprunté au Paficatantra et à un
autre recueil. Le Paiicatantra est assurément la source principale du
Hitopadesha. On peut néanmoins se demander quelle version en connaissait l'auteur puisque la tradition textuelle de l'ouvrage est complexe. Des critiques penchent pour la version du Sud, abrégée (on peut la lire grâce à la réédition de la
traduction de l'abbé Dubois, 1821, publiée par Guy Deleury op. cit.). Sous sa
forme ancienne, le Paficatantra semble avoir pris naissance au Cachemire mais
nous ne possédons pas de texte originel, à supposer qu'il en ait existé un.
Vautre recueil, dont le nom n'est pas livré, est au dire de la plupart des indianistes un ouvrage de politique, le Nîtisâra ("V essentiel de la politique"), dû à un
auteur du VIlle siècle, Kâmandaka. Ce livre écrit en vers avec un indéniable style
kâvya, est divisé en vingt chants (sarga). Un certain nombre de poèmes qui parsèment le Hitopadesha en sont tirés ou s'en inspirent.
Précisons aussitôt qu'il existait des collections de subhâshita ("ce qui est bien
dit"). Ces sentences versifiées bien frappées se rencontraient insérées ou disséminées en moult ouvrages et passaient d'auteur en auteur sans qu'on en recherche vraiment la paternité. Les indianistes parlent de "masse flottante". Ces "col- 13 -
lections" (samgraha) pouvaient être cousues en de vastes compilations gnomiques, comme celle qui se présente sous le nom d'emprunt de Cânakya, le brahmane ministre qui permit, vers 310 avant notre ère, la fondation de la dynastie
indienne des Maurya (voir notre traduction: "Le ministre et la marque de l'anneau", VHarmattan, 2003). Ce corpus sentencieux - plus de deux mille maximes - est antérieur au VII e siècle de notre ère! Il est séant pour un lettré indien
d'avoir en chaque circonstance une maxime à l'esprit. Illustration est donnée de
cela par le brahmane Doc, un enquêteur qui anime les romans policiers de Sarah
Dars (éditions Picquier). Relevons donc que ces aphorismes de sagesse pratique
étaient devenus "propriété commune" (Nalini Balbir), sans signature, même si on
a fini par réserver la part du lion aux écrivains célèbres. Le Hitopadesha, qui
comporte sept-cent trente-trois maxinies, non signées, a dû puiser dans cet héritage, même si Nârâyana a pu en créer ou en retoucher.
Relevons que les maximes isolées posent un problème de critique historique:
d'où viennent-elles, qui cite qui? Par exemple: Hitopadesha III, 96 et III, 142
offrent le même texte que celui de deux compositions provenant d'auteurs de la
fin VIle et du début VIlle siècle, à savoir Shishupâlavadha II, 30 ("Exécution du
roi Shishupâla ") dû à Mâgha, et Venîsamhâra ("Les tresses renouées") III, 40 de
Bhattanârâyana. On ne peut en tirer de conclusion probante: qui emprunte à qui,
n'y a-t-il pas une source commune? Même remarque pour Hitopadesha III, 125
et Mudrârâkshasa
~ 13.
Bien sûr, le Hitopadesha s'appuie sur d'autres témoins littéraires.
Mentionnons, parmi d'autres, l'épopée du Mahâbhârata, à laquelle trois histoires au moins se réfèrent: "Les trois poissons" (Hitopadesha IV: 6, 9-10), en
Mahâbhârata XIII, 135 ("Le Mahâbhârata", Tome III, textes traduits et annotés
par Schaufelberger et Vincent, Presses de l'Université de Laval, 2005, p. 225ss);
"Le rat et l'ermite" (Hitopadesha IV: 15) en Mahâbhârata XII, 117-119 (op.cit.
p. 218ss) ; "Sunda et Upasunda" (Hitopadesha ~ 26-27) en Mahâbhârata I,
201-204 (Tome II, p. 718).
Autre source: la Brihatkathâ ou "Vaste récit". La tradition rapporte que la
Brihatkathâ, réserve inépuisable de contes pour les auteurs ultérieurs, aurait
d'abord été composée en une langue vernaculaire, la paishâcî ou dialecte des
Pishâcâ, terme qui désigne des gens de basse condition tout autant que des créatures démoniques féroces et gourmandes de chair fraîche. On ne sait pas
grand'chose sur ce parler, peut-être utilisé au Nord-Ouest ou à l'Est de l'Inde. La
prime Brihatkathâ achevée vers le III e siècle de notre ère, depuis longtemps disparue, ne nous est connue que par des versions sanskrites dont la plus célèbre est
le Kathâ-sarit-sâgara ("Océan des rivières de contes"), dû à Somadeva (XI e siècie). Les rapprochements avec le Hitopadesha viennent de traditions communes
(voir "Océan des rivières de contes" sous la direction de Nalini Balbir, Gallimard,
La Pléiade, 1997).
- 14 -
Multiples aussi autant qu'implicites - du moins pour nous, non pour les pandits indiens - sont les renvois aux Lois de Manu, cet opus magnum pour l'observance brahmanique dans la société hindoue.
Il ressort de la date tardive de l'auteur (les lettres classiques sanskrites déclinent vers le XII e siècle) et de l'utilisation de nombreuses sources écrites, que la
création littéraire en sanskrit qu'est le Hitopadesha, bien qu'il s'agisse de contes,
ne relève guère du genre populaire. Le sanskrit est une langue d'érudition,
d'élite, de virtuosité et de sophistication. Pour être "populaires" il faut que les
contes retrouvent l'oralité et passent par une langue vernaculaire, indienne ou
autre. On en a bien des exemples, aujourd'hui, dans le sous-continent.
2 - ARGUMENT ET ANALYSE DU TEXTE
Demandons-nous quel est le projet de l'ouvrage et quelles remarques on peut
avancer sur sa texture littéraire.
I.;argument est présenté clairement dans l'Introduction. Un roi se désole
parce que ses fils ne prennent pas au sérieux leur dharma de princes, leur devoir
de futurs rois: protéger les sujets, conquérir, assurer la prospérité et s'adonner
justement aux plaisirs de la chasse, de l'amour, du jeu, des arts. Un lettré (pandita) de sa cour, Vishnusharman, se targue d'instruire les princes au métier qui
les attend en six mois. Il usera d'une pédagogie adaptée que Nârâyana exprime
en ces termes (Intro. 8) :
"Comme une empreinte fixée
sur un vase neuf ne peut être modifiée,
ainsi la politique sera ici racontée
aux jeunes gens sous la fiction du conte (kathâcchalena)"
Le folkloriste russe Vladimir Propp rejoignait cela en parlant de "fiction
intentionnelle". Et c'est l'exposition orale du pandit, entouré des fils du roi, sur
la terrasse palatine, que le Hitopadesha est censé rapporter. Remarquons l'arrière- fond d'oralité: l'écrivain (lekhaka) effectif se retire derrière le conteur
(kathaka) fictif.
Cet argument forme la trame du "récit-cadre" qui englobe l'ensemble de l'ouvrage. Il disparaît la plupart du temps, ne réapparaissant que pour une relance, à
la fin et au début d'un livre.
Vishnusharman réussira-t-il dans sa mission?
On l'aura observé: l'intention politique est première dans le Hitopadesha,
lequel se range ainsi parmi les œuvres littéraires sanskrites (nous ne parlons pas
des traités, shâstra, techniques) de "politique", nîti, de la racine verbale NÎ"conduire". C'est l'art de conduire et ses sujets et soi-même, pour un roi attentif
à ses ministres brahmanes. Dans ce même registre, nommons quelques passages
- 15 -
dans "Vhistoire des dix princes" (Dasha-kumâra-carita, de Dandin, traduction
par M-Cl. Porcher, Gallimard, 1995) et "Le ministre et la marque de l'anneau",
pièce théâtrale (traduction par A. Poulter, VHarmattan, 2003). La nature de
"manuel politique" est bien plus marquée dans le Hitopadesha que dans le
Paficatantra. "Le ton nîti" (Louis Renou) se fait présent dans le récit-cadre, et
particulièrement dans les versets gnomiques. D'après Maurice Wintemitz
("History of Indian literature", volume III, Delhi, 1963, p. 328, la version allemande datant de 1922), 273 strophes versifiées portent directement sur la politique (on peut voir II, 95 à 106 ; III, 50-53 ; I~ 27-53), 222 sur la sagesse pratique et 105 sur le dharma éthico-religieux à l'indienne (I~ 68-96), sur un total
général de 733 strophes. Vinsistance sur la politique étrangère et l'accentuation
politique éclatent aux. livres III et IV
"Que la politique, comme une courtisane,
posée sur la poitrine des ministres,
couvre sans cesse les rois de baisers sur la bouche".
(in I~ 139)
Vargument principal - enseignement à l'usage des princes - va se nouer, pour
motif pédagogique, à des intrigues littéraires, qui lui donnent un corps de lettres. Par intrigue (vastu) on entend la mise en écriture d'événements qui se suivent temporellement. Le temps va tourner en six mois les pages des quatre livres
que sont devenus les exposés du pandita. I : comment le rat, le corbeau, le daim
et la tortue devinrent amis, surmontant ensemble les obstacles et se faisant
confiance; II : comment deux chacals ministres finirent par se débarrasser d'un
taureau dont le roi -lion avait fait son confident; III et IV (ces livres déploient une
seule intrigue à rebrousse-poil) : comment des serviteurs inconsidérés et des rois
vaniteux, en dépit de la sapience de leurs premiers ministres, entrèrent en guerre.
Et comment, nonobstant, ces ministres conclurent finalement un traité de
concorde et de coexistence.
Voici le déroulement de notre texte. Regardons-le en lui-même.
Uanalyse littéraire repère un genre mixte dans le Hitopadesha : prose et vers
(ce qui est réglé par la métrique) s'y croisent et correspondent à la dualité narration - laquelle fait seule avancer l'action - et instruction par apophtègmes.
La prose narrative renferme des récits en général et, plus particulièrement,
des contes. Large place est laissée aux dialogues qui font converser des actants
n'ayant pas forcément, selon l'observation ordinaire, la parole. Les personnages
abondent. Ainsi, au livre III, on compte vingt-huit figures principales: dix-huit
animaux (cygne, héron, singe, âne, éléphant, butor, chacal, etc.), neuf humains
(teinturier, charron, barbier, amante, mère et fils, etc.) et la déesse Lakshmî. Ce
sont surtout des protagonistes de la vie indienne courante, y compris - pour qui
accepte la fiction
- les animaux,
présents sans cesse dans les villages, campagnes
et rues des cités. S'instaure plus une symbiose entre le monde humain et le
- 16 -
monde animal qu'une démarcation. Aussi, les animaux ne jouent pas, dans la narration, une fonction critique de la société par transfert de rôles humains en un
camouflage animal. On ne peut établir de correspondance stable entre tel animal
et tel type humain. Pour les dieux, il en va de même: si on dit qu'ils existent,
c'est bien en Inde, dans la vie familière. On touche aussi au merveilleux comme
tel, au début des aventures de Kamdarpaketu (III, 110). "Les mondes fictionnels
lointains, ceux dont nous sépare une distance temporelle ou géographique considérable, sont ceux vers lesquels nous nous déplaçons avec le plus de plaisir."
(Thomas Pavel "Comment écouter la littérature ?" Collège de France/Fayard,
2006, p. 16).
Dans l'étoffe des récits, on distingue trente-huit "contes" qui sont coulés dans
un moule langagier traditionnel répondant aux trois marqueurs formels que
voici: une strophe versifiée initiale énigmatique (1) puisque l'interlocuteur
demande katham etat ("comment cela ?) ; un développement narratif plutôt bref
(2), où apparaissent de nouveaux actants et formant un tout littéraire clos; la
reprise en inclusion (3) de la stance de départ, introduite par ato 'ham bravîmi
("c'est pourquoi j'ai déclaré").
Ce sont les contes qui remplissent la fonction divertissante dans l' enseignement du pandit. Vécrivain ajuste plaisir (prîti) et savoir (vyutpatti) pour ses lecteurs. Les contes mettent en œuvre régulièrement deux procédés littéraires.
D'une part, l'enchâssement:
un récit est inséré dans un autre qu'il suspend
momentanément, et la tournure est réitérable. A, B, A' ; A, B, C, B' , A'. Exemple:
la tortue et les oies
- les
trois poissons
- la femme,
son amant et le mari
- la tor-
tue et les oies - le serpent et les mangoustes - la tortue et les oies (livre IV). On
parle de récits à tiroirs. D'autre part, la démultiplication des narrateurs: un narrateur fait parler un narrateur, qui fait parler un narrateur. Le narrateur premier,
c'est Vishnusharman. Exemple: le pandit fait parler le chacal Damanaka, qui fait
parler un religieux mendiant. Sans oublier le maître-narrateur, Nârâyana, mué en
une sorte de narrator otiosus ("éloigné") tirant les ficelles du discours, et qui
s'est auto-désigné implicitement dès Intro. 9. Tout ceci renforce le suspens mais
créé aussi un "effet de brouillage" (Nalini Balbir).
A côté de la prose narrative, les vers. Souvent lancés par la parole d'un personnage, ils peuvent s'enchaîner jusqu'à former de longs colliers. Ils distillent
l'instruction (upadesha) profitable. Ils montrent un style plus travaillé, leur
rythme cadencé aide à les fixer en mémoire et sont réglés par des mètres divers
(voir Annexe II). Que le lecteur cependant ne s'attende pas à tomber sous le
charme de descriptions de paysages, de saisons ou de femmes splendides, ces
loci communes de la lyrique sanskrite, ou à se perdre dans la pléthore des ornements littéraires (alamkâra) ou des suggestions d'effets de sens (dhvani) !
Il Y a assurément un auteur à la source du Hitopadesha, ce n'est pas l'écriture anonyme d'une mémoire collective. Nârâyana fait éclater sa sensibilité litté- 17 -
raire dans la prose narrative, dans les longues séquences qu'il organise soigneusement (voir au livre I les étapes de la rencontre des quatre futurs amis), dans les
stances qu'il crée de son propre chef. Il montre une homogénéité d'écriture.
Ainsi, sobriété et clarté: illustration des règles de grammaire (vyâkârana), formes verbales conjuguées assez nombreuses, peu de figures ornées (alamkâra),
pas de composés nominaux ou de phrases qui s'étirent outre mesure; vivacité
grâce aux multiples dialogues. Mais abondance des pronoms (on se demande
parfois qui dit quoi à qui), emplois multiples de tournures passives. Dans son
souci d'instruire, fort de la prolixité de ses sources, il multiplie à l'excès les vers.
"Du point de vue artistique, estimait A. B. Keith, il n'y a pas de doute que l'accumulation des vers est une erreur." ("A history of sanskrit literature", 1920, p.
264, 'Oxford University Press), "erreur" à nos yeux! Les stances', comme il se
doit, sont plus travaillées. Nârâyana a un style et on dirait qu'il garde distance et
ironie, comme quelqu'un qui a vécu et se double d'un tempérament d'artiste.
HKshanam kurudhvam
vipulam âkhyâtavyam bhavishyati"
La présente traduction cherche à être exacte et agréable. Nous avons traduit
les vers par de la poésie libre; se servir d'une seule forme métrique française eût
tourmenté le sanskrit, n'eût pas restitué la diversité des mètres du Hitopadesha
et eût accentué l'effet de monotonie déjà sensible avec les enfilements des
shloka. "Traduire reste inéluctablement, remarque le philosophe Sylvain Auroux,
une entreprise empirique, qui s'enrichit de l'expérience acquise." ("Les notions
philosophiques", PUF, 1990, tome 2, p. 2629).
Nous avons eu sous les yeux les éditions suivantes:
-
Hitopadesha of Nârâyana
by M. R. Kale, sixth edition, 1967
Delhi, Motilal Banarsidass, avec sa traduction anglaise.
- Hitopadesha of Nârâyana pandita
containing original text and Hindi translation, by Rameshwar Bhatta
Chaukhamba sanscrit pratishtan, Delhi.
- Hitopadesha ou l'Instruction utile
par Edouard Lancereau, première édition en 1855
Maisonneuve & Larose
Nos remerciements s'adressent à Anne-Marie Lévy, pour ses fins conseils, sa
vivacité et son soutien; à Jacques Elie, érudit en anglais; à Corinne Pouradier
qui, vaillamment, a assuré la première saisie informatique de notre travail.
Thomas Pavel distingue le lecteur" qui étudie le texte" et "celui qui s'y abandonne" (op. cit., p. 16). Aux Pafidava, que nous rencontrions en commençant, le
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sage Mârkandeya répondit: "Prenez patience, abondance de récits il va y avoir"
(kshanam kurudhvam, etc.) (Mahâbhârata III, 182, 48). Abandonnons-nous, à
l'invite de Nârâyana, à la ronde des contes et au défilé des apophtegmes.
Alain Poulter
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REMARQUES PRATIQUES
PRONONCIATION
Nous avons utilisé une transcription simplifiée. Voici les sons qui diffèrent
sensiblement du français.
ai (bhairava)
an (vishnusharman)
au (kaushambî)
e (veda)
g (bhâgîrathi)
h (hitopadesha)
j (jaradgava)
fi (paficatantra)
ph (phullutpala)
s (candanadâsa)
u (pâtaliputra)
prononcer
"ail"
"ane"
"aou"
'~é"
"gu"
aspiré
"dj"
"gn"
"p"
sourd
"ou"
paille
manne
ffilaou
été
bague
anglais "house"
djinn
agneau
papIer
sessIon
loup
ABREVIATIONS
Hito pour Hitopadesha
Intro pour Introduction
litt. pour littéralement
p. pour page
Pafica pour Paficatantra
s. pour suivant
skt pour sanskrit
PRECISIONS
- Les numéros en exposant dans le courant du texte renvoient aux notes en fin de
page.
- Les sous-titres en italiques, proposés par le traducteur, n'appartiennent pas au
texte sanskrit.
- Dans les notes, nous ne mentionnons que les mètres autres que les shloka.
- I, 120 signifie: Hitopadesha, Livre I, paragraphe 120 (un paragraphe se
termine toujours par une stance versifiée).
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