L`exemplification bilingue des « Mots de la Grammaire

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L’EXEMPLIFICATION BILINGUE DES MOTS DE LA GRAMMAIRE
EN CONTEXTE CRÉOLOPHONE
Frédéric Torterat
Université Paris-Sorbonne (EA 3560)
Université d’État d’Haiti (FLA/URPP)
(Paris/Port-au-Prince)
[email protected]
Résumé : l’harmonisation des exigences académiques au plan grammaticographique (syntagmatique, textuel), en
Haïti, ne concerne évidemment pas que les enseignements du primaire et du secondaire où le français est pratiqué
généralement comme langue seconde. Aussitôt qu’il s’agit d’expliciter un phénomène linguistique et de recourir à
son exemplification, les enseignants du supérieur sont confrontés à l’obligation d’en donner une représentation
formelle satisfaisante. Or, dans ce contexte, la grammaire du rôle et de la référence semble présenter une appropriété
descriptive incontestable.
Mots-clés : exemplification, FLS, créole, linguistique formelle.
1. EN TERMES DE DESCRIPTION ET D’EXEMPLIFICATION
Quand elle s’inscrit dans une démarche didactique, l’approche du fait grammatical conduit bien
entendu à segmenter des phrases pour en délimiter les constituants, mais aussi des moments textuels, et
donc à recourir à l’exemplification pour conforter la description d’ensemble. D’autre part, elle en appelle à
des termes épilinguistiques dont l’explicitation n’est pas toujours des plus faciles, qui plus est dans le cadre
d’un bilinguisme inégalement réparti, et à l’occasion duquel les supports pédagogiques ne sont
entièrement rédigés dans la langue maternelle des apprenants que dans des cas limités (1). En Haïti plus
particulièrement, l’exemplification des faits grammaticaux dans un enseignement bilingue (créole haïtien,
français) fait l’objet d’initiatives éparpillées qui sont laissées à la discrétion des établissements et des
équipes. On peut dire qu’elle sert généralement, dans les manuels du primaire et du secondaire, soit à
conforter des classifiants préétablis, soit à dégager un commentaire (kòmentè) d’ordre général. On assiste
alors à un schème d’action très répandu qui consiste à faire intervenir le champ de la grammaticographie
en français, et celui des énoncés didactisés en créole haïtien (CH). Grossièrement, un même fait se répète :
un domaine, celui de l’exemple, est réservé à la langue maternelle, tandis que l’autre, celui du terme
grammatical, est en partie dédié à la langue seconde (FLS) (2). La principale difficulté pour les enseignants
haïtiens consiste donc à s’approprier des termes linguistiques en français tout en les replaçant dans un
contexte créolophone et, si ce n’est à les créoliser en partie, du moins à les expliciter à travers une
paraphrase accessible, dont voici une illustration, relevée dans un manuel du dernier cycle du secondaire
par S. Sylvestre (membre de l’URPP) dans son mémoire de master, à propos de la classe des adverbes :
[1] Se yon seri mo ki pa gen menm fòm, menm wòl, menm konpòtman. An teyori yon advèb diferan de
yon pwepozisyon, yon pwepozisyon eswa yon adjektif menm si diferans ant mo sa yo mens pafwa, si
nou pran egzanp, yon pwepozisyon konn tounen yon advèb : Jak ap vi apre. Sa pale de adjektif
kalifikatif ki tounen advèb tanzantan : misye se yon nèg fò/misye pale fò (3).
Dans un contexte pédagogique d’apprenants créolophones, et où le français intervient comme langue
de la désignation taxinomique, il est courant que les chargés de cours insistent, notamment après une
explication générale de la flexion verbale, sur l’unité focale (qu’il s’agisse du support agentif ou non) et,
précisément, sur la portée de l’adverbe, suivant par là même en partie le système de Klein et Perdue (que
résume Véronique (2003) à l’appui notamment des approches formelles : 89 sqq, et surtout 97-98). Cela
étant, aussitôt qu’ils le peuvent, les enseignants rebondissent sur une donnée du contexte extralinguistique
pour exemplifier leur propos, et s’entendent sur des termes repris du français, qu’ils reportent en CH
suivant leurs exigences pédagogiques.
Dans les manuels du troisième cycle dit « fondamental » haïtien, en effet, on déplore une terminologie
flottante, y compris en créole. Par exemple pour les déterminants, tantôt nous avons detéminan, tantôt mo
detay ; pour les pronoms, tantôt pwonon, tantôt mo ranplasan, avec des phrases démonstratives qui sont
soustraites à toute forme de contextualisation. Le fait notamment que les adjectifs, de leur côté, soient
presque tous rangés sous l’appellatif de mo kalifyan pose une difficulté de deux ordres : d’une part, tous
les adjectifs admis dans cette catégorie ne sont pas forcément caractérisants, et, d’autre part, certains
d’entre eux sont facilement nominalisables, là où d’autres font office de déterminants antéposés ou
postposés, à compter que l’effectivité même de la présence d’adjectifs de la classe nominale en CH est un
fait discutable (Véronique 2000). Pour pallier cette dispersion, le recours à certains phénomènes
translinguistiques, comme l’intensification et la réduplication, ouvre tous les possibles. Effectivement, on
note en CH une intensité nulle, notamment à l’appui de certains adverbes (pas – menm, pa – ditou), une
intensité faible, avec des formules du type yon tigout, yon ti jan devant l’adjectif (manje a ti gout sale), et
une intensité forte, notamment avec la réduplication, laquelle se combine quelquefois avec des expressions
verbales locutionnelles comme ou kwè se (ou kwè se insolan li insolan) (4). Prenons par exemple le terme
tifi (la fillette) : ce nom peut être visiblement adjectivé et modifié en tant que tel par un adverbe d’intensité,
et ainsi en CH, dans certains contextes, on dira tifi a tifi anpil pour signifier que le second emploi de tifi
reporte à l’adjectivation du premier (tifi a, déterminé par a), l’ensemble signifiant alors une fillette qui est
vraiment fillette, autrement dit qui n’a pas encore les atours d’une femme.
Dans les ouvrages pédagogiques du secondaire et sur un plan épilinguistique en revanche, il est
couramment question du nwayo (yon gwoup nominal), soit le noyau prédicateur, ou nexus, comme on
voudra, ce qui représente un bon point d’appui. Dans cette vue, et afin de ne pas provoquer de rupture dans
les intitulations des cours, les enseignants du supérieur emploient eux aussi tantôt nwayo, tantôt pilye, ce
qui revient au même. Au moment d’aborder les syntagmes verbal et nominal, par exemple avec un noyau
nominal dans li prezidan depi ane pase, verbal dans li mouri yè, nomino-adjectival dans syel la blè
(tournure attributive averbale), ceux-ci conviennent du wòl (rôle argumental) que l’on pourrait résumer de
modificateur des circonstants, et parlent volontiers de transitivité partout où c’est effectivement le cas
(verbe, adverbe, préposition, notamment). Il en est de même pour la prédicativité, qu’ils illustrent à travers
la périphrase de ce qui supporte le wòl prensipal dans le syntagme, et autour duquel, surtout, les
modificateurs rentrent dans le cadre d’une périphérie cotextuelle donnée (5).
C’est donc en conformité avec les démarches déjà menées dans le primaire et le secondaire, que les
enseignants du supérieur, de leur côté, tranchent en faveur d’un ou de deux formalismes linguistiques
parmi ceux qui leur paraissent les plus appropriés, et c’est ce point qui sera plus particulièrement traité ici.
2. CONCERNANT LE TERRAIN
Pour que les enseignants des autres degrés puissent conduire favorablement l’exemplification, en créole
haïtien, de faits grammaticaux dont la désignation est dans presque tous les cas reprise du français, c’est
donc au niveau de l’enseignement supérieur qu’il convient d’agir en premier temps. À ce titre,
l’établissement qui accueille un programme de recherche organisé à Port-au-Prince est la Faculté de
linguistique appliquée. Administré par Pierre Vernet et parrainée en partie par l’AUF, il s’agit d’un
établissement d’enseignement supérieur public de l’Université d’État d’Haïti. À l’occasion d’une
réorganisation des cursus, un groupe de sessions 2005-2009 a été mis en place en vue, d’une part, de
consolider la formation académique et pédagogique des personnels déjà en responsabilité, ainsi que de
préparer, d’autre part, les recrutements à venir d’enseignants permanents et non permanents. En outre, une
unité de recherche nommée Pradel Pompilus (URPP), en hommage au linguiste haïtien renommé, a été
créée en avril 2005, avec en prévision une répartition en plusieurs laboratoires à partir de 2009. Des
domaines de recherche comme la créolistique (et donc la linguistique créole), la sociolinguistique, la
didactique du FLE/S et la phonologie sont autant de champs disciplinaires dans le cadre desquels il est
envisageable de projeter ces unités (cf. Torterat 2002).
Les sessions concernées ont repris les généralités de la linguistique contemporaine en termes
d’approches (d’unification, notamment), et de démarches (sociohistorique, typologique), tout en exposant
les champs disciplinaires à la disposition des chercheurs. Les TD, de leur côté, sont revenus sur au moins
deux formes de syntactisation de l’énoncé : la parataxe, la catataxe, la diataxe et autres possibilités ont été
ainsi envisagées à travers une exemplification débattue avec les chercheurs, en confrontant notamment
plusieurs types de commentaires épilinguistiques et en tâchant de mesurer leur productivité (notamment
d’après Eynde (Van Den), Mertens et Swiggers (1998), Katzenberger et Catana-Amitay (2002)). Les
enseignants concernés par le programme ont fourni par ailleurs l’inventaire de leurs intitulés de cours sous
forme de syllabus avec une explication sommaire en créole haïtien, avec quelques notes pour la question
du contexte.
Le principal défi méthodologique tient à ce que le fait de dégager une construction grammaticale, tout
en montrant comment elle s’inscrit dans une textualité, ainsi que dans un contexte extraverbal, exige un
traitement plus ou moins unifié (Torterat (2005b), (2005c)). Mettons des constructions verbales qui
peuvent paraître problématiques, comme te konpra (n) n Potoprens se paradi ou Tobi ansanm ak Frank
gen dwa gen opinyon e viv lavi (tu as pris Port-au-Prince pour un paradis/Tobie et Frank ont droit à avoir
une opinion et à vivre leur vie) : sur quoi insister ? Comment aborder les phénomènes d’extraction, de
coordination asymétrique, de réduplication ? Pour ce faire, il convient d’admettre que les supports
pédagogiques ne peuvent être envisagés que dans une problématique téléonomique, et que si l’on prend
une phrase pour exemplifier tel ou tel phénomène cognitif, l’un des enjeux principaux revient à la
(re)contextualiser. En outre, cette projection renvoie tout simplement à une contrainte incompressible de
l’enseignement : il s’agit de savoir ce qu’on entend démontrer, et pourquoi pas à l’appui de textes
littéraires (Vernet 2001) ou notamment journalistiques (D’Aboville 2004), car si l’on s’en tient juste aux
classifiants grammaticaux tels qu’ils sont pratiqués dans les manuels du primaire ou du secondaire, il est
difficile d’échapper à la récitation et l’énumération de règles normatives et soustraites à toute forme de
remise en contexte.
Indiquons par ailleurs que ce sont les grammaires syntagmatiques, comme on s’en doute, qui
demeurent les plus sollicitées dans le supérieur haïtien, car elles placent le syntagme au premier plan. Ce
type d’approche présente bien évidemment l’avantage de la simplicité, ce qui, dans le cadre d’un
enseignement bilingue, permet de varier notablement les manières d’expliciter les opérations linguistiques
dégagées, de même que les phénomènes cognitifs en question (ainsi la relexification ou l’ellipse de
catégories fonctionnelles, comme l’indique Lumsden dans DeGraff (1999 : 129-157)). Car la
problématique de l’approche méthodologique des représentations rejoint, selon toute évidence, celle des
supports didactisés, à condition bien sûr qu’ils ne soient pas préconstruits en français (ce qui permet au
moins d’écarter l’incongruité de certains exemples, ainsi que le sentencieux cela se dit, mais la population
ne parle pas ainsi).
En marge des exemples et de leur contextualisation, le domaine des formalismes intervient donc au
premier plan des descriptions à caractère grammatical. Dans Torterat (2005a), nous avons exposé le regain
d’intérêt pour les innovations des linguistiques européennes, ainsi que pour les champs disciplinaires
typiquement français, comme peuvent l’être la sémiotique des valeurs, la grammaire d’arbres
polychromes, la linguistique culiolienne. Or, l’enseignement du français pâtit bien évidemment de la faible
reconnaissance de ces apports généralistes outre-atlantiques, qui, même s’ils sont relayés au Canada par
des chercheurs tels que Paul Laudendeau ou Diane Vincent par exemple, ne profitent pas forcément d’une
presse satisfaisante de ce côté-là de l’Atlantique Nord. En revanche, la plupart des chercheurs créolistes
s’entendant sur quelques opérations transversales et communes à tous les créoles, comme l’analogie, la
réanalyse et la grammaticalisation, nous avons là une possibilité de mise en commun non négligeable (voir
respectivement Croft (2001), Haspelmath (1999) et Kriegel (2003), inter alii, sur ces points) (6).
3. L’OPPORTUNITÉ MÉTHODOLOGIQUE DE LA GRAMMAIRE
DU RÔLE ET DE LA RÉFÉRENCE
3.1. Présentation sommaire
L’un des formalismes les plus à même de traiter visiblement toutes les problématiques grammaticales
et de se prêter facilement à une recontextualisation des exemples didactisés, tout en les rendant accessibles,
est sans doute la grammaire du rôle et de la référence. Les composantes de la GRR sont la structure L
(comme en grammaire lexicale et fonctionnelle), la projection des constituants, celle des opérateurs, et
enfin la pragmatique. Ces projections renvoient aux composantes descriptives des liens effectifs qui
existent entre le lexique, les constituants en tant que segments syntagmatiques, les catégories (comme le
temps et la quantification) et, justement, les données contextuelles (rôles topical ou focal, notamment).
Dans l’énoncé, ce formalisme, que nous partions du créole haïtien ou du français, nous invite à dégager les
segments syntagmatiques sur lesquels portent éventuellement des données contextuelles, à savoir un cœur
(noyau de la structure argumentale) en deçà de la phrase et de la proposition, lequel cœur se répartit dans
le noyau prédicatif (NUC – PRED) et ses différents arguments (ARG). Il s’agit donc d’une grammaire
distribuée (et non dérivationnelle, comme celle préconisée dans le programme minimaliste de Chomsky),
et dépourvue de mouvements, étant donné que la GRR ne prévoit aucun assemblage ni déplacement de
constituants, mais donne une position principale aux constituants prédicatifs ainsi qu’à la fonction
référencielle. Tout ceci est bien illustré dans les présentations à caractère généraliste de Van Valin (1999),
(2001), De la Villa (2001), et François (2003b) concernant les macrorôles, Nuyts, Bolkenstein et Vet
(1990), Bhat (1991), Bickel (2001), Everet (2002) pour le domaine des réseaux de relations, Klabunde et
Von Stutterheim (1999) pour ce qui relève de la praxis linguistique, et notamment Pino Moreno (2001),
Ortigosa (2002), Wedekind, Wedekind et Musa (2002), Bellosta Von Colbe et François (2003a) pour ce
qui relève de la segmentation phrastique.
Pourquoi inviter les enseignants du supérieur haïtien à recourir à cette « grammaire », et les inciter à en
vulgariser les formalisations auprès de leurs collègues des autres degrés ? Répondons simplement que
dans ce type de représentation formelle, l’approche en termes de didactisation des énoncés textuels en
enseignement bilingue débouche sur une représentation d’ordre syntagmatique à laquelle est liée, par
l’intermédiaire du lexique et du contexte, une représentation à la fois sémantique et pragmatique, dans un
esprit de complétude et de multimodularité. L’ensemble ainsi formalisé nous conduit ainsi à aborder le
« fait grammatical » dans son entier. Mettons que nous employions un modifieur comme anpil (beaucoup)
en CH : quelle est sa portée ? Que modifie-t-il ? Et donc à quel niveau de la représentation va-t-on
l’indiquer ? Si celui-ci porte uniquement sur le verbe, c’est par exemple au niveau du cœur que l’on va
l’apposer en périphérie :
[2]
PERIPHERIE
CŒUR
ARG
NUC
ARG
PRED
ADV
SN
Anpil
Mati te pale ak Jan
V
SP
(Mati a beaucoup parlé à Jean)
Si, dans un autre cas, c’est sur l’ensemble de l’action de prédiquer que porte le modifieur (ainsi avec les
adverbes d’assertion par exemple), on fera remonter la notation au niveau du syntagme verbal dans son
ensemble, voire la phrase elle-même :
[3]
PERIPHERIE
PHRASE
PROPOSITION
CŒUR
Les notations de coordination et de subordination répondent aux mêmes exigences schématiques. Par
exemple dans une phrase où l’on aura deux syntagmes verbaux avec un cas d’hypotaxe en périphérie de
l’un des constituants, on aura la possibilité de subordonner le second syntagme à l’un des arguments du
premier cœur (pour se pa yon aza si pèp ayisien li soutni/ce n’est pas un hasard s’il a été soutenu par le
peuple haïtien) :
[4]
PHRASE
PROPOSITION
CŒUR
NUC
ARG
PERIPHERIE
PRED
SV
SN
Se pa
PROPOSITION
yon aza
CŒUR
ARG
ARG
ARG
NUC
PRED
CMPL
SN
SN
V
Si pèp ayisien li soutni
On remarque assez facilement dans le schéma [4] que le SV adjoint à aza thématisé constitue un
modifieur à ce niveau, mais dans le même temps n’intervient pas ailleurs. Dans cet esprit, la GRR nous
invite à reporter l’assignation d’autres classes de traits, comme ceux d’agent et de patient. La portée
explicative de ces caractéristiques est évidente : ces dernières attribuent des macrorôles sémantiques en
complément des rôles argumentaux dans un système uniformisé et à caractère universel (cf. [2] et [3]).
Ainsi, dans une phrase telle que de bon zanmi sa yo deside yon jou pou yo leve bonè (les deux bons amis
ont décidé de se lever tôt), on notera que les circonstants constituent un appui non négligeable pour la
signification de l’opérateur temporel, dont ils intensifient l’acception avec une certaine restriction. En
termes de structures de traits, les compléments de contenu, et avec eux le contexte, auront donc une
incidence certaine sur l’acception du verbe lui-même.
3.2. Modulations de la démarche
Dans les approches dérivationnelles, la solution pour traiter les déplacements consiste à poser une suite
linguistique telle que, par exemple, gade kom ou deranje mwen (vois comme tu me déranges) en premier
temps, et ensuite d’énoncer un principe, afin de décrire les éventuels mouvements qui se produisent dans
l’énoncé tout en s’appuyant sur des traits comme le temps, le cas ou les rôles argumentaux, que le
traitement en grammaire lexicale et fonctionnelle complète avec une série de spécifications
multicatégorielles. La GRR, de son côté, rejette les formats schématiques des représentations phrastiques
telles que les relations grammaticales, le module X-barre, tout en leur reprochant notamment leur
inappropriété descriptive dans le domaine des invariants interlinguistiques, lesquels sont notés en GRR à
travers des caractéristiques définies (Van Valin et LaPolla 1997). La conception de la construction
syntagmatique, connue sous l’appellatif de structure propositionnelle plate, est basée sur le fait que cette
structure se résume dans le NUCLEUS, qui contient les PRÉDICATS, et surtout le CŒUR, comme nous l’avons
vu. Les notations sous-spécifiées, comme l’aspect verbal ou la négation, apparaissent donc à un niveau de
nucleus du prédicat tout en renvoyant aux caractéristiques plus discursives en fin de parcours. Comme
dans les autres formalismes généralisables, les indications (sous-spécifications, caractérisations) sont
hiérarchisées dans ce sens où elles interviennent à des niveaux différents de la représentation
syntagmatique de la phrase (on parle ainsi de core juncture, clausal juncture ou par exemple de nuclear
juncture en anglais). Un syntagme formant phrase par exemple, tel que Mati te pale ak Jan [2], donnerait
schématiquement PHRASE- PROPOSITION- CŒUR (ARG [SN Mati]-NUC (PRED) [V pale]-ARG
[SP ak Jan]).
En cas d’ellipse du verbe par exemple, le mécanisme des relations renverra éventuellement à la (sous-)
catégorisation commune aux constituants, et c’est dans un même esprit que les arbres représenteront autant
de structures argumentales qu’il y a de SV effectifs, qu’ils soient présents ou non. Or, une exemplification
de ce type dans le contexte de l’enseignement supérieur, creuset des enseignants du primaire et du
secondaire, mais aussi des conseillers pédagogiques qui seront amenés à intervenir dans les établissements
pour expliciter, en créole haïtien tout comme éventuellement en français, la segmentation de la phrase et
l’analyse en constituants, paraît des plus appropriés.
4. EN RÉSUMÉ
Pour que les pédagogues soient en mesure, en Haïti, d’aborder avec un minimum d’harmonisation ce
que nous appellerions la grammaire de phrase et la grammaire de texte, il convient qu’ils aient été
habitués, en amont, à aborder ces domaines avec des représentations claires. Celles-ci leur permettront, au
moment où ils dégagent les segments phrastiques (à travers les rôles argumentaux par exemple) et les
moments textuels, d’exemplifier leur propos tout en apportant un volume suffisant d’indications
contextuelles, et pourquoi pas à l’appui de termes qui appartiennent à un même scénario conceptuel (le
frame de Koch). Une fois les supports recontextualisés, à la fois en CH et en FLS, ils auront la possibilité
d’illustrer les opérations translinguistiques de leur choix dans une problématique d’invariabilité. Dans le
supérieur haïtien, il importe donc de déterminer un ensemble fini non pas de représentations, mais
d’opérations schématiques, ce qui se fait déjà en linguistique cognitive bien entendu, mais aussi en
linguistique computationnelle (ainsi Stolzenburg, Höhne, Koch et Volk en appellent, dans leur
programmation, à un ensemble limité d’opérations). C’est ce que nous avons dans la grammaire
applicative universelle, mais aussi, de manière plus revendiquée, dans la GRR et le programme
minimaliste chomskyen. Or, dans une grammaire d’interaction (Tomasello (1998), François (2003a),
Perrier (2004)) comme peut l’être la GRR, ce que l’on nommera le nexus (et/ou le core) du syntagme
s’avère assurément significatif aux yeux des enseignants à tous les degrés d’exercice, lesquels admettent
généralement la présence dans la phrase de ce qu’ils appellent un pilier (pilye), véritable donnée du
contexte culturel cette fois-ci, qui se tient à l’écart des régionalismes et des phénomènes de francisation ou
de pseudo-créolisation (il est question en Haïti de pilier de famille, pilier de groupe, et ce terme intègre
tout simplement la grammaire de phrase de la même manière qu’il le fait de phénomènes de société).
Certains enseignants, dès le secondaire, lui substituent d’ailleurs le terme de prédicat, ou prédical, pour
désigner le noyau prédicateur de la phrase ou du syntagme délimité dans la phrase, et à aucun moment ne
s’inscrivent en rupture avec ce formalisme, lequel dépasse la controverse, en marge du français, qui
consiste à distinguer les créolophones qui seraient les tenants du CH rèk (unilingue et multiforme, celui
des analphabètes grossièrement), et du CH swa, qui renverrait au parler des élèves scolarisés, avec son
attirail d’alternances codiques et d’expressions littératurantes. La grammaire du rôle et de la référence
présente donc une opportunité méthodologique incontestable, dans ce sens où elle s’avère pleinement
compatible avec les pratiques pédagogiques du primaire et du secondaire haïtiens. Par ailleurs, celle-ci
remet en cause les frontières existant entre les disciplines linguistiques, dans le même temps qu’elle prend
facilement appui sur l’analyse de corpus textuels. Elle est également une invitation à prendre en compte le
contexte d’emploi des mots tout en l’intégrant dans son appareil descriptif, au-delà de toute contrainte de
normalisation des « mots de la grammaire ». Le contexte devient donc, par son intermédiaire, un pilier, là
aussi, mais plus particulièrement pour ce qui relève de la construction du sens.
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Notes
(1)
À l’occasion des recherches menées depuis les années 1990 sur les créoles atlantiques de base lexificatrice romane, plusieurs formes
d’« hygiène méthodologique », pour reprendre l’expression de G. Lazard, sont apparues dans la formulation plurilinéaire des exemples. Cela
étant, cette problématique pose invariablement les mêmes questions : celle de la présentation d’ensemble d’une part, et celle, d’autre part, des
indications notationnelles (en créole ? en français ?). Au-delà, pour une explication, l’une générale, l’autre sommaire, des créoles en tant que tels,
et notamment sur les plans sociohistorique et typologique, voir resp. DeGraff 1999 et Hazaël-Massieux 2005.
(2)
La présentation d’ensemble fait sens en elle-même : sous une forme schématique, les distinctions formelles sont pour le moins significatives,
suivant par exemple que l’on se positionne dans un cadre de réseaux relationnels ou dans celui des modules d’expression.
(3)
trad. : c’est une classe de mots qui n’ont pas la même forme, ni les mêmes rôles (argumentaux), ni les mêmes comportements
(syntagmatiques). En théorie, l’adverbe se distingue en cela de la préposition tout comme de l’adjectif, même si ces distinctions entre ces derniers
se voient quelquefois contredite par les faits : ainsi une préposition devenant un adverbe (Jack a vécu après), voire à l’occasion un adjectif
qualificatif (ce monsieur, c’est un noir fort/ce monsieur parle fort).
(4)
Voir là-dessus notamment Kouwenberg 2002.
(5)
Nous avons assisté, dans les cours de deuxième année universitaire où le français s’impose encore comme langue seconde, à des explications
très accessibles sur ces advèb ki modifye mo oswa gwoup mo li akonpaye yo. Tantôt ces derniers modifye sans mo sa, ou bien sans tout fraz la. Le
terme prédicatif est alors indiqué comme recevant des arguments dans sa périphérie, dans un ensemble facilement formalisable.
(6)
Nous ne discuterons pas ici des positions de McWorther sur les créoles en général, lesquelles sont suffisamment bien résumées dans Kriegel
op. cit. (159 sqq) et Hazaël-Massieux op. cit. (9-10).
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