Discussion générale : des différences entre l`intelligibilité et la

Discussion générale : des différences
entre l’intelligibilité et la
compréhension de la parole en
situation de communication
Dans cette discussion nous souhaitons revenir sur ce qui constitue selon nous le
point central de ce travail : l’étude de la relation existant entre l’intelligibilité et la
compréhension de la parole en situation de communication. Les résultats que nous
avons obtenus montrent clairement que les scores de retranscription orthographique
ne sont pas de bons prédicteurs des performances des auditeurs dans la tâche de
compréhension que nous avons utilisée. En effet, notre étude a montré qu’il n’existe
que de faibles corrélations entre les scores obtenus par une même population dans
les deux types de tâches. Ces résultats, qui sont issus d’un protocole impliquant un
contrôle strict des conditions de dégradation du signal de parole, contrastent avec les
données qui ont été observées dans les études antérieures (Beukelman et Yorkston,
1979; Hustad, 2008).
Nos données indiquent que des différences existent bel et bien entre les tâches
de retranscription orthographique et les tâches visant à évaluer la compréhension de
l’auditeur en situation de communication, en dépit du fait que les deux procédures
de test portent sur les mêmes stimuli de parole. Et l’importance de ces différences
est telle qu’il n’est pas possible d’utiliser les résultats obtenus dans la première pour
faire des hypothèses sur les résultats qu’obtiendraient les mêmes auditeurs dans la
seconde.
Les implications cliniques de ce résultat sont très importantes, car les scores
d’intelligibilité sont souvent utilisés comme des indicateurs de la performance com-
municative verbale des patients. Or nous observons que les résultats obtenus dé-
pendent pour une grande partie de la tâche impliquée, ce qui signifie en d’autres
termes que les scores d’intelligibilité mesurent davantage la capacité du patient à
faire transcrire ses paroles qu’à être compris dans une situation de communication.
Notre conclusion confirme le constat effectué par le personnel médical et qui est
à l’origine de notre travail de thèse : les indicateurs d’intelligibilité habituellement
utilisés ne représentent pas fidèlement l’aptitude du patient à communiquer. Nos
résultats s’incrivent donc comme un argument en faveur du développement de tests
spécifiquement conçus pour évaluer cette dimension en particulier.
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Discussion générale : des différences entre l’intelligibilité et la compréhension de la parole
en situation de communication
De plus, compte-tenu de l’importance des tâches convoquées dans les tests sur
les performances obtenues par les locuteurs, il semble nécessaire de développer des
procédures de test qui se rapprochent le plus possible de situations de communication
naturelles. Bien entendu, d’un point de vue pratique cela suppose aussi que l’on
prenne en compte les contraintes liées au domaine des troubles pathologiques de
production de la parole (TPPP) : notamment les difficultés que peut représenter un
tel type de test pour les patients, mais aussi les contraintes de temps ou de matériel
auxquelles sont soumis les personnels médicaux. L’étude de faisabilité clinique que
nous avons conduite a montré toute la difficulté de la question ; mais cette étude
a aussi montré qu’il était envisageable de pallier les principales difficultés par un
environnement, des consignes et des critères d’inclusion et d’exclusion adaptés.
D’autre part et d’un point de vue théorique, le fait que les scores d’intelligibilité
ne soient pas représentatifs des performances du locuteur en situation de communi-
cation nous amène à nous interroger sur les aspects communicatifs et cognitifs qui
différencient les deux types de tâches. En effet, on peut s’interroger tout d’abord sur
les aspects du « fonctionnement communicatif verbal » que chacune des deux tâches
permet d’appréhender chez le locuteur. Et, puisque notre problématique touche aux
troubles pathologiques de production de la parole, il nous paraît intéressant de rap-
procher ces aspects de la notion de handicap. C’est pourquoi nous souhaitons dans
un premier temps traiter de la relation entre les tâches d’intelligibilité et le handicap
de communication verbale.
Ensuite, il nous paraît important de souligner le fait que les différences que nous
avons observées entre les tâches de retranscription orthographique et de compré-
hension de la parole en situation de communication concernaient les performances
des auditeurs. Dans les deux procédures les stimuli de parole utilisés ne variaient
pas : seule la tâche proposée à l’auditeur différait. Le fait que nous ayons relevé
des différences importantes entre les scores obtenus peut donc indiquer que chacune
des deux procédures met en jeu des processus de traitement cognitif différents chez
l’auditeur. Nous traitons cet aspect dans la deuxième et dernière partie de cette
discussion (p. 239).
Intelligibilité et handicap de communication verbale
Dans notre thèse nous avons insisté sur l’importance qu’il y a de considérer les
objectifs pour lesquels les méthodes d’évaluation de l’intelligibilité ou de la compré-
hension de la parole sont utilisées. Ainsi dans notre premier chapitre nous avons vu
que les tests d’intelligibilité ont été, au départ, élaborés en vue d’évaluer les perfor-
mances de systèmes de transmission de la parole ou de canaux de communication
(ex. salles). Dans cette optique particulière la parole est vue comme un code parmi
d’autres, et l’évaluation des media de communication se fait en comparant les sym-
boles émis et les symboles reçus – les phonèmes dans le cas de la parole. La majorité
des mesures subjectives de l’intelligibilité conduites pour ces objectifs s’inscrivent
ainsi dans un paradigme de lecture d’unités linguistiques (logatomes ou mots) et de
retranscription orthographique.
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Comme nous l’avons vu à travers le chapitre 2, ce paradigme de lecture et
de retranscription a été ensuite porté au domaine clinique pour l’évaluation des
troubles pathologiques de production de la parole (TPPP). Dans notre thèse nous
nous sommes interrogé sur les différences entre ces deux domaines et leurs objectifs
d’évaluation. En effet dans le cas de l’acoustique et de l’ingénierie des télécommu-
nications le canal de communication est au centre de l’évaluation alors que pour le
cas des TPPP ce sont les performances du locuteur qui sont en question. De plus,
l’objectif de l’évaluation des media de communication est en général d’en améliorer
les performances. Dans le cas des TPPP l’évaluation répond à plusieurs objectifs
que nous proposons d’aborder sous l’éclairage du modèle apporté par Wood (1980)
pour la classification internationale du handicap (CIH – cf. figure 7.25).
Figure 7.25 – Modèle de Wood (1980) pour la classification internationale du
handicap (CIH)
Déficiences Incapacités Désavantage
social
Dans le modèle de Wood :
les déficiences renvoient à des pertes, ou des altérations de structures ou de
fonctions anatomiques, physiologiques ou psychologiques ;
les incapacités correspondent à la réduction partielle ou totale de la capacité
d’accomplir une activité d’une façon ou dans les limites considérées comme
normales pour un être humain ;
le désavantage social (ou handicap) renvoie au fait que l’individu est limité ou
interdit dans l’accomplissement d’un rôle normal (les « rôles » normaux étant
fonction de l’âge de l’individu, de son sexe, de son milieu socio-culturel, etc.).
Si l’on met en rapport le modèle de Wood avec le cas d’un patient atteint de
TPPP, dû par exemple à l’ablation chirurgicale d’une partie de sa langue :
la déficience est la perte d’une partie de son anatomie, à savoir une partie de
la langue ;
les incapacités correspondent à la réduction de la capacité du patient à accom-
plir des mouvements articulatoires ;
le désavantage social (ou handicap) correspond à toutes les limitations ou les
interdits que le patient subit dans les rôles sociaux qu’il est amené à tenir, du
fait de ses difficultés d’articulation.
Nous avons vu à travers notre état de l’art sur les méthodes d’évaluation utilisées
dans le cadre des TPPP (chapitre 2) que les tests d’intelligibilité sont utilisés pour
donner des indications quantitatives – et plus rarement qualitatives – à propos de
chacun de ces trois niveaux :
les scores d’intelligibilité sont parfois présentés comme des indices de la sévérité
des déficiences dont les patients sont atteints (Keintz et al., 2007; Hustad,
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Discussion générale : des différences entre l’intelligibilité et la compréhension de la parole
en situation de communication
2007b, 2008; Özsancak, 2001). En effet dans beaucoup de cas nous ne disposons
pas de critères objectifs pour quantifier ces déficiences, par exemple dans le cas
d’atteintes neurologiques ou bien quand nous nous intéressons à des patients
souffrant de troubles d’origines différentes. Nous ne sommes pas capable par
exemple d’estimer qu’un patient est atteint d’une déficience de x% dans les
fonctions neurologiques liées à l’exécution des mouvements phonatoires, et
encore moins de rapprocher cette déficience avec celle d’un autre patient ayant
perdu y% de la masse de sa langue. Les scores d’intelligibilité sont donc
parfois utilisés pour quantifier ces déficiences, ce qui peut causer des biais
méthodologiques. Nous avons par exemple relevé dans notre travail deux cas
d’études dans lesquelles les scores d’intelligibilités sont utilisés à la fois pour
représenter la sévérité des déficiences et l’intelligibilité des patients (Hustad,
2007b, 2008). Ceci pose un problème majeur dans la mesure où la sévérité est
envisagée comme une variable indépendante de l’intelligibilité des patients ;
les tests d’intelligibilité sont également utilisés pour quantifier les incapaci-
tés dont souffrent les patients pour accomplir des mouvements articulatoires,
l’évolution de l’intelligibilité au cours du temps permettant de juger de l’ef-
ficacité de thérapies orthophoniques ou d’interventions chirurgicales (Hustad,
2006; Leary et al., 2006; Lohmander et al., 2006; Neel, 2009; Puyuelo et Ron-
dal, 2005). Plus rarement, les tests d’intelligibilité permettent aussi d’obtenir
des indications qualitatives sur ces incapacités – notamment sur l’aptitude du
patient à produire les contrastes phonétiques jugés comme nécessaires pour la
bonne identification des phonèmes (Kent et al., 1989) ;
enfin, les tests d’intelligibilité sont utilisés pour rendre compte de la perfor-
mance communicative des patients, c’est-à-dire leur aptitude à se faire com-
prendre par des tiers dans des situations de communication (Ertmer, 2010;
Skahan et al., 2007).
Ce dernier point, la question de l’évaluation de la performance communicative
d’une personne, est très complexe. Tout d’abord, la communication humaine est
multimodale – aux paroles venant s’ajouter les gestes, mimiques et postures des
interlocuteurs. Ce sont entre autres ces aspects que Kerbrat-Orecchioni (1980) dé-
signera sous le terme de « compétences paralinguistiques » aux côtés des autres
compétences en jeu chez les interlocuteurs dans une situation de communication
(compétences linguistiques, idéologiques et culturelles – cf. le schéma de la commu-
nication de Kerbrat-Orecchioni en figure 7.26).
De fait, dans notre travail de thèse nous nous sommes limité à la question de la
compétence de communication verbale en éliminant volontairement les aspects non
verbaux de la communication. Notre problématique concerne en effet les troubles de
production de la parole uniquement, et de plus pour être à même de formuler des
hypothèses suffisamment précises quant aux différences existant entre l’intelligibilité
et la compréhension de la parole en situation de communication nous nous devions de
limiter le nombre de variables en jeu. Nous pensons cependant que les performances
du patient en termes de posturo-mimo-gestualité devraient également être prises en
compte pour obtenir une image précise et complète de la performance communicative
du patient. En ce sens, du point de vue des modalités communicatives, nous nous
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Figure 7.26 – Schéma de la communication de Kerbrat-Orecchioni (1980, p. 19)
Compétences
linguistiques
et paralinguistiques
émetteur
Compétences
idéologiques
et culturelles
Déterminations
« psy- »
encodage
référent
message
canal
décodage
Compétences
linguistiques
et paralinguistiques
récepteur
Compétences
idéologiques
et culturelles
Déterminations
« psy- »
Contraintes
de l’univers
du discours
Modèle
de production
Contraintes
de l’univers
du discours
Modèle
d’interprétation
sommes limité à des situations de communication uniquement verbales, comme cela
peut être le cas lors d’une conversation téléphonique par exemple. Notre travail
mériterait cependant d’être développé pour aller vers la prise en compte des éléments
non verbaux de la communication.
Ensuite, vouloir quantifier ou qualifier le handicap de communication verbale
suppose que l’on ait préalablement défini les fonctions que remplit la communication
verbale. Aujourd’hui dans le secteur de la santé le handicap tend d’ailleurs à ne plus
être défini en termes de « déficiences » ou d’« incapacités » mais de fonctionnement
(cf. Woisard-Bassols, 2011). Jamet (2003) définit le fonctionnement comme suit :
Le terme fonctionnement [. . .] renvoie à l’ensemble des fonctions de
la personne humaine, c’est-à-dire les fonctions organiques, les fonctions
liées aux activités de la personne et les fonctions qui permettent sa par-
ticipation au sein de la société.
Cette perspective fonctionnelle sur la communication verbale nous a naturel-
lement amené à considérer les fonctions du langage définies par Jakobson (1963)
comme un cadre pertinent pour notre réflexion. Nous avons souligné le fait que les
tests d’intelligibilité portant sur la retranscription d’unités linguistiques se concentrent
sur la fonction métalinguistique du langage – ce qui n’est pas étonnant lorsque l’on
considère que ces méthodes ont été développées au départ pour mesurer l’efficacité
dans le transfert de code par des canaux ou des systèmes de transmission.
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