HOWARD BARKERET ET LE THÉÂTRE DE LA

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HOWARD BARKERET ET LE THÉÂTRE DE LA CATASTROPHE Ouvrage collectif coordonné par Élisabeth Angel-­‐Perez, avec le concours de Robin Holmes Ouvrage publié avec le soutien des universités Paris-­‐IV -­‐ Sorbonne et Paris-­‐X -­‐Nanterre éditions THEATRALES, 2006. INTRODUCTION Le théâtre de la Catastrophe et ses enjeux Élisabeth Angel-­‐Perez Dans l'effervescence féconde qui caractérise la scène anglaise, Howard Barker fait figure d'inclassable. Peintre, metteur en scène, Howard Barker est l'auteur d'une œuvre littéraire impressionnante : plus d'une soixantaine de pièces de théâtre (dont une vingtaine traduites), quelque six recueils de poèmes, deux ouvrages théoriques, un opéra, une pièce pour marionnettes, etc. Si, comme ses aînés Edward Bond, John Arden ou encore Harold Pinter, Barker est nourri de Shakespeare, de Tchekhov et de Beckett, et sans doute aussi des théories d'Edward Gordon Craig, d'Artaud ou de Brecht, il n'a que peu marché sur leurs traces. Il s'est également très vite désolidarisé de ses contemporains immédiats (Howard Brenton, David Rare ou David Edgar) et de leurs entreprises ouvertement politiques et souvent militantes. Partisan d'un théâtre exigeant qui enfin traiterait le spectateur en adulte et cesserait de l'abreuver de recettes à penser, refusant toute doxa, poète surtout, Barker place le langage au centre d'une forme dramatique nouvelle qu'il veut mieux adaptée à dire la complexité de l'homme : le théâtre de la Catastrophe. Ce concept s'attache à retravailler le genre, devenu obsolète, de la tragédie. C'est donc autour d'un double enjeu, à la fois Poétique et philosophique, que le théâtre de la Catastrophe s'élabore, non pas tant comme un lointain écho du « théâtre de la cruauté» d'Artaud, mais comme une dramaturgie dont les orientations, et c'est l'objet de ce volume de le montrer, sont radicalement originales. On peut déceler trois moments dans la production de Barker qui permettent de cerner la mise en place puis l'approfondissement et l'évolution de ce concept. LES PRÉMICES SOCIOPOLITIQUES DU THÉÂTRE DE LA CATASTROPHE Barker commence à écrire à la fin des années 1970, après l'abolition de la censure, à une époque où se renouvelle le théâtre politique autour de Brenton, Hare, Edgar, dramaturges socio-­‐politiques de la deuxième génération 2. Le théâtre du jeune Barker semble, à première vue, relever de ce qu'on pourrait appeler le théâtre socio-­‐politique. La Griffe (Claw) en est le parangon. Les thèmes brassés par ces premières pièces permettent d'articuler une réflexion sur le pouvoir, la lutte des classes (La Griffe, 1975, That Good Between Us, 1980), la guerre (L'Amour d'un brave type [The Love of a Good Man], 1978), la décomposition de la société britannique (The Hang of the Gaol, 1982). Cependant, si Barker déclare qu'il lui était impossible d’«imaginer qu’un auteur sérieux ne place pas ses personnages dans un contexte politique», c'est néanmoins un théâtre politique d'un style totalement neuf qu'il va s'efforcer de dessiner. Il apparaît dès ses premières pièces que Barker n'est ni un donneur de leçons -­‐ à l'inverse de bon nombre de ses contemporains, il ne milite pas pour un théâtre didactique et refuse l'idée d'un théâtre à message -­‐ ni un satiriste. D'emblée, on a affaire à un théâtre empreint d'un grand sens tragique, un théâtre où le comique se grave au cœur du tragique en un excès d'abjection et de macabre qui n'est pas étranger au mode grotesque sans pourtant l'épouser tout à fait. Ce qui se dessine dès La Griffe et L'Amour d'un brave type, c'est un nouveau théâtre politique, éloigné du « kitchen Sink drama » (théâtre naturaliste qui force le trait misérabiliste ou, pour le moins, domestique) d'un Wesker ou d'un Osborne. Barker se déclare fervent opposant au réalisme de toute sorte. Le théâtre est stylisé ou n'est pas: «Je n'aime pas les situations naturalistes. J'aime les événements qui relèvent de la métaphore et non du lieu commun », déclare-­‐t-­‐il. Son théâtre « politique» se construit donc à partir de situations de théâtre (pas complètement étrangères à ce qu'Edward Bond appelle « Événements de Théâtre ») : la recherche d'un corps dans un champ de cadavres, par exemple, comme dans L'Amour d'un brave type ou, plus tard, la quête qu'entreprend, telle Isis, la veuve Bradshaw à la recherche du cadavre disloqué de son mari. Excessive, hyperréaliste, cette situation ne peut se lire que sur le mode métaphorique et la tentation réaliste y est étouffée dans l'œuf. La Griffe est peut-­‐être celle des premières pièces qui montre le mieux le détournement des genres opéré par Barker : la pièce s'empare de l'esthétique postbrechtienne très en vogue dans les années 1970 du théâtre agit-­‐prop. Didactique par essence avec ses adresses directes au spectateur qui créent une rupture dans le déroulement temporel et linéaire de l'intrigue, donc dans le processus d'identification, la pièce agit-­‐prop est une pièce militante. Barker en emprunte la technique mais en subvertit le fonctionnement: MRS. BILEDEW. -­‐ Noël, tu vis... des filles? (hagarde, se lève, parle au public) J’aurais pu arracher mes vêtements, j’aurais pu jeter mon sac à main, mes chaussures en peau de crocodile et mes gants de soie dans le caniveau... (35) Telle une pleureuse dans un chœur antique, Mrs. Biledew commente elle-­‐même l'action. Le didactisme est donc combattu par ses propres moyens. La pièce se construit sur le mode d'une anti-­‐Moralité politique, avec Noël dans le rôle d'Everyman. On commence à deviner que pour Barker, au théâtre, le message et l'édification ne sont pas le propos: « Un théâtre d'analyse sociale, fondé sur la communication d'idées et, par voie de conséquence, sur une trame narrative qui l'ancre dans la permanence d'un sens, traite son public comme un chien en laisse » (Arguments for a Theatre, 81). C'est bien contre cet abêtissement du spectateur, au sens fort et premier du terme, que s'élève Barker en proposant non pas un théâtre mais un « art du théâtre», comme il le répète à l'envi dans son récent volume théorique, Death, the One and the Art of Theatre. « [...] [L]es attentes du public, forgées par trois décennies de théâtre politique, ont induit chez lui une servilité intellectuelle. Cette servilité s'exprime à travers le besoin désespéré de message, lequel dénigre l'expérience artistique», déclare Barker dans Arguments for a Theatre (79). C'est avant tout sur cette certitude que s'élabore le théâtre de la Catastrophe qui se met en place dès le début des années 1980. RADICALISME DU THÉÂTRE DE LA CATASTROPHE Avec Victory et Tableau d'une exécution (Scenes From an Execution), les années 1983-­‐1985 voient se radicaliser cette volonté chez Barker de sortir d'un théâtre à étiquette, qu'il soit politique ou moral, en tout état de cause catégorisable, pour lui préférer un théâtre « de nécessité» : « Notre tâche est de faire du théâtre une nécessité. Cela ne peut advenir que lorsque ce que procure le théâtre cesse de relever du divertissement, d'une part, et de l'édification morale ou politique, de l'autre » (82). Avec Barker on est de plain-­‐pied dans un théâtre qui se situe au cœur de la crise spirituelle et morale (et donc esthétique) d'un monde qui a bien du mal à renaître des grands traumatismes de la seconde moitié du XXe siècle (Und, Found in the Ground), traumatismes qui ont permis de penser l'homme comme inhumain, de penser qu'en tout homme existe un bourreau et que le lieu de l'inhumain ne peut être que l'humain. Ses préoccupations – comment penser l’humain et ses limites, comment représenter l'homme aux confins de l'humanité, l'homme extrême -­‐ montrent que Barker travaille au dépassement de l'impasse éthique et de l'aporie esthétique qui résulte du monde décrit par Adorno comme le monde de l'après-­‐Auschwitz. Les pièces que Barker écrit à la fin des années 1980 sont sous-­‐tendues par des interrogations presque obsessionnelles : toute représentation de l'horreur n'est-­‐elle pas esthétisation de l'inhumain? Comment continuer à utiliser un langage qui était le propre d'un monde humaniste, alors qu'à l'évidence on en est sorti? Pour un nouveau langage scénique La réflexion éthique est indissociable chez Barker de la recherche esthétique d'une forme nouvelle: l'omniprésence de la figure de l'artiste dans ses textes (voir Heiner Zimmermann), comme la femme peintre Galactia dans Tableau d'une exécution, le tisserand dans Les Possibilités (The Possibilities), les poètes Milton et Homère respectivement dans Victory et The Bite of the Night l'attestent. Devant le constat de la nécessité d'une forme neuve pour dire l'homme qui a découvert sa non-­‐
humanité, l'homme « qui vient après» (et j'emprunte ici la formule à George Steiner dans Langage et silence), Barker s'emploie à inventer un nouveau langage de la scène, un nouveau théâtre à l'image de la couleur que le tisserand ou la femme peintre doivent inventer: « Il me faut inventer un nouveau rouge pour tout ce sang. Un rouge qui pue» (18), dit Galactica tandis que le tisserand s'émerveille: « Regarde, dès que ce sera sec, nous aurons un rouge nouveau. Je sens bien que c'est un rouge nouveau» (88). Cet homme de l'après est complexe, trop complexe pour qu'aucune forme théâtrale déjà répertoriée parvienne à l'exprimer. Le postmodernisme s'est occupé de rendre caducs tous les modes de représentation: Barker ne pourra s'engager ni sur la voie de la comédie (à laquelle il renonce assez tôt en dépit d'un véritable talent comique), ni sur celle du théâtre Politique brechtien, ni même dans le sillage du théâtre de la dérision beckettien, pas plus que dans celui de la tragédie classique aristotélicienne, parce qu'elle console avec sa promesse de retour à l'ordre: « ... Le théâtre de la Catastrophe est plus douloureux que la tragédie, car la tragédie console avec un retour à l'ordre, avec la réaffirmation des valeurs morales existantes» (Arguments for a Theatre, 70). La dramaturgie de Barker est « catastrophique» au sens étymologique du terme, c'est-­‐à-­‐dire qu'elle se propose comme une dramaturgie du renversement, non pas d'un renversement qui affecterait la diégèse comme l'entend Aristote (la catastrophe renverse le bien en mal), mais d'un renversement des modèles. Le théâtre de la Catastrophe, c'est donc un théâtre qui avant tout ne ressemble à aucun autre, un théâtre qui se construit contre tous les types de théâtre qui existent déjà. Le théâtre de la Catastrophe s'élève essentiellement contre le modèle aristotélicien et contre le modèle brechtien : s'il n'y a pas de purgation des passions dans ce théâtre, pas de catharsis, il n'y a pas non plus de distanciation: le théâtre -­‐ Barker, dans son dernier ouvrage théorique Death, the One and the Art of Theatre, dit « l'art du théâtre» -­‐ se donne comme expérience viscérale avant d'être intellectuelle (Barker invite les acteurs en répétition à « s'engager dans l'émotion de manière absolue et extrême»). Ce théâtre de la maturité devient plus sombre encore que Celui de la période précédente: l'humour y est plus cynique et s'appuie sur des ressorts qui relèvent toujours plus de l'abjection et du nauséeux que du grotesque. Le recours à l'histoire (Victory, The Castle, Hated Nightfall) et aux grands mythes bibliques et antiques (The Last Supper, The Bite of the Night) y est constant, comme le montre Christian Biet. Il va s'agir, pour le spectateur « catastrophique », de désapprendre ce qui lui a été inculqué, de renoncer à la morale toute faite pour enfin être en mesure de vivre «l'expérience de l'art» (et c'est d'abord en ce sens que le théâtre de Barker est expérimental), une expérience sans retour (pas de catharsis), une expérience à la fois subjuguant et traumatique dont; on ne ressort pas indemne: « Mais c'est le travail de l'artiste d'être brutal. Préserver la brutalité, voilà ce qui est difficile », dit Galactia dans, Tableau d'une exécution (37). Modalités de la Catastrophe Barker cherche dans un premier temps à isoler le spectateur de son monde de référence. Il se livre à une entreprise iconoclaste dans le but de faire jaillir un sens neuf ou même de faire, comme l'analyse Michel Morel, l'expérience de l'absence de sens: « the right to experience the meaningless» (Arguments for a Theatié, 79). L'ambition de Barker est de parvenir à créer des structures autres, intuitives, qui s'opposeraient dans leur altérité à tout ce qui est connu par principe référentiel ou mimétique : « Des structures qui relèvent du langage ou de la trame narrative qui ne doivent pas leur légitimité au fait qu'elles représenteraient le monde qu'il y a derrière la scène. Le public doit sentir que ce à quoi il assiste est au-­‐delà d’une expérience ordinaire » (Ibid., 83). Barker prive le spectateur de tout ce à quoi il peut se raccrocher : un espace identifiable, un temps reconnaissable, un personnage psychologiquement validable. L'espace « catastrophique », souvent balayé par un « vent de désolation» (comme dans The Last Supper ou Found in the Ground), se donne toujours comme postcataclysmique : ne s'y trouvent que des vestiges, des fantômes (voir Safaa Fathy), des traces – « Il y a là cendre », écrit Derrida -­‐, ruines d'une université, un champ de bataille après la bataille. Le temps catastrophique n'est que rarement précisé et, le cas échéant, c'est sèülement pour entraîner le spectateur sur une fausse piste, comme dans The Bite of the Night. Quant au personnage, il est la plupart du temps codé a contrario: avec Barker, on est dans un monde où les nourrices volent la nourriture dans les orphelinats, où les infirmières montrent leurs seins aux trains qui passent, où les penseurs dorment et où les soldats ne tuent personne. Le texte est, pour finir, l'objet de toutes les déconstructions. Il apparaît comme déconstruit dans sa narrativité et dans sa linéarité tant au niveau de la structure globale de la pièce qu'au niveau de la microstructure de la phrase: aux paraboles qui viennent interrompre la linéarité du récit ou à la fragmentation en tableaux, comme dans Blessures au visage (Wounds ta the Face), Les Possibilités ou Seven Lears, font écho, au niveau microstructurel, des phrases laissées en suspens grâce à la systématisation du procédé de l'aposiopèse (voir Michel Morel). On voit donc, à mesure qu'il se déconstruit, le texte se reconstituer selon un mode a-­‐narratif, le plus souvent-­‐
moral, et poétique. À l'horizontalité narrative et linéaire se superpose, triomphante, une verticalité poétique et paradigmatique. Réception De cette entreprise de déconstruction derridéenne jaillit le désarroi du spectateur « catastrophique» dont les certitudes culturelles, mentales, morales et éthiques sont radicalement ébranlées. Les pièces de Barker mettent en scène un monde qui, tel l'homme à son niveau individuel, est toujours en crise, toujours en guerre -­‐ une famille de tisserands turcs pendant une guerre entre chrétiens et musulmans, l'empereur Alexandre sur un champ de bataille, des terroristes débusquant un homme en temps de guerre, un tortionnaire polonais dans Les Possibilités -­‐, un monde où la torture, omniprésente, est l'instrument qui permet de créer «une condition de suspension morale » (Arguments for a Theatre, 101). Seule l'expérience de la douleur (voir Elizabeth Sakellaridou) peut conduire à cerner la nature de l'humain, à accéder au savoir: « La douleur est le lieu du sujet, affirme Julia Kristeva dans Pouvoirs de l'horreur, là où il advient, où il se différencie du chaos ». MacAttlee, l'un des soldats de The Last Supper, pose clairement la question qui remet en cause tous les fondements de la morale : « On dit qu'il est terrible de lever la main sur son propre frère, mais quelle preuve en avez-­‐vous?» (4). C'est bien cette remise en question que Barker théorise dans Arguments for a Theatre : L'abolition des distinctions routinières entre les bonnes et les mauvaises actions, l'intuition que le bien et le mal coexistent dans la même psyché, que liberté et bonté puissent ne pas être compatibles, que la pitié est à la fois un poison et un stimulant érotique, que le rire puisse être aussi souvent oppressif qu'il est rarement libérateur, tout cela forme le territoire d'une nouvelle pratique théâtrale, qui fournit au public la possibilité d'une réévaluation personnelle à la lumière de l'action dramatique. La conséquence de cela est une forme moderne de tragédie que j'appellerai le catastrophisme. (52) Devant cette négation des repères, le spectateur éprouve ce que Barker appelle une « authentique angoisse morale ». Désorienté, livré à lui même, il se retrouve seul devant la douleur. Aucune réponse ne lui est dictée. La solution unique -­‐ et de là, la clarté -­‐ est tenue pour une forme fascisante d'oppression. Dans le deuxième prologue à The Bite of the Night, Barker déclare: Clarté Sens Logique Et Cohérence Rien de tout cela Rien. Individualiste, le théâtre de la Catastrophe ne se fait pas prestataire de vérité : il invente un espace où le spectateur pourra avoir accès à sa vérité individuelle et propre, à son moi sauvage, à son « véritable moi » (Tableau d'une exécution, 34). LA CATASTROPHEET L'INTIME Il semblerait que ce soit sur ce moi, sur cette intimité, que Barker resserre son propos dans des pièces plus récentes comme La Douzième Bataille d'Isonzo (The Twelfth Battle of Isonzo), Und, Gertrude-­‐Le Cri (Gertrude-­‐The Cry) ou encore Le Cas Blanche-­‐Neige (Knowledge and a Girl) et The Fence. L'univers poétique de Barker se déploie sans restriction dans ses pièces où le corps et ses modalités – corporalité, corporéité, charnel (voir Christine Kiehl) – devient en quelque sortel le lieu de l'histoire. On n'est plus dans les grandes fresques historiques qui caractérisent la période précédente, mais dans un registre où le politique trouve une transposition non seulement dans le domestique (comme chez Pinter, par exemple) mais dans l'intime. Barker se livre à une véritable « reterritorialisation» du politique dans l'intime et le charnel. Dans Le Cas Blanche-­‐Neige, le corps de la femme se sculpte et se visite comme un paysage: la femme-­‐paysage donne son corps (« les terres de la reine », ses « champs sombres », [167], « [l]a falaise de [sa] stérilité », « les parois de [son] ventre», [126]) non pas comme une carte du Tendre, mais comme une topographie ravinée, ravageuse et ensorceleuse. Dans Animaux en paradis (Animais in Paradise), Taxis, prince suédois, et Machiniste, philosophe danois, vont se livrer une guerre sans merci pour le corps-­‐paysage de Tenna. Comme dans Hamlet, la lutte est double, politique et érotique ; elle se joue tant sur le champ de bataille -­‐ la profusion de soldats atrocement mutilés se lit comme un écho aux génocides et aux guerres fratricides dont l'histoire récente regorge -­‐que sur le terrain sensuel de la chair. L'extase et la mort sont indissociables : «L'érotisme ouvre à la mort […] il est l’approbation de la vie jusque dans la mort», dit Bataille. Le cri de Gertrude dans la pièce eponyme -­‐ cri de douleur et de jouissance orgasmique à la fois (petite mort) -­‐ opère la fusion de ces deux contraires et résume l'essence tragique de l'existence: CLAUDIUS.-­‐ Le cri Gertrude Je dois faire surgir ce cri de toi à nouveau même s'il pèse cinquante cloches ou mille carcasses il me le faut IL TUE DIEU (33) Dans un acharnement blakien à marier le Ciel et l'Enfer, la beauté apparaît comme le nécessaire résultat de la souffrance : « Vous êtes magnifique et abjecte et belle et terrible» (Le Cas Blanche-­‐Neige, 163). Dans une réactivation inattendue du rituel christique, le corps souillé est méthodiquement lavé (celui de Gertrude par Cascan, celui de la Reine du Cas Blanche-­‐Neige par Déviant). Le corps est non seulement le lieu de la douleur et donc de la révélation, il devient paradoxalement le lieu d'une transcendance. Moins naturalistes que jamais, ces dernières variations du théâtre de la Catastrophe reposent plus encore que les pièces antérieures sur l'invention d'une poésie de et pour la scène, aux antipodes d'une langue imitative, naturaliste, ainsi que sur l'ouverture d'un espace vocal (voir Robin Holmes). Transgressif, novateur, le nouveau langage pour la scène conçu par Barker compte parmi les plus justes de la scène contemporaine. 
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