3 Le problème de la production
1 Le problème de la production
Une des erreurs fatales de notre temps est de croire résolu le problème de la
production. Non seulement cette croyance est fermement défendue par ceux qui ne sont
guère familiers avec des activités de production, et n’ont donc aucune expérience
professionnelle en ce domaine, mais elle est aussi soutenue par la quasi-totalité des
experts, des capitaines de l’industrie, des dirigeants économiques dans les gouvernements,
des économistes académiques comme de ceux qui ne le sont guère, sans mentionner les
journalistes économiques. Il leur arrive d’avoir des vues divergentes sur beaucoup de
points, mais ils s’accordent tous à déclarer résolu le problème de la production. Selon eux,
l’âge d’or de l’humanité est enfin arrivé. Pour les pays riches, la tâche la plus importante
est maintenant 1’ « éducation des loisirs » et, pour les pays pauvres, le « transfert des
technologies ».
Si les choses ne vont pas aussi bien qu’elles le devraient, il faut s’en prendre à la
méchanceté des hommes. Nous devons donc construire un système politique si parfait que
la méchanceté humaine disparaisse et que chacun se conduise bien, quelle que soit la dose
de méchanceté en lui. En fait, une thèse largement répandue veut que chacun soit né bon.
Si l’on devient criminel ou exploiteur, la faute en revient au « système ». Il ne fait aucun
doute que « le système » soit mauvais sur bien des points et qu’il doive être changé. Mais
qu’il puisse survivre encore malgré ses défauts vient surtout de ce que l’on croit à tort
avoir résolu le « problème de la production ». Comme cette erreur imprègne tous les
systèmes d’aujourd’hui, cela ne vaut guère la peine de choisir entre eux à l’heure actuelle.
La naissance de cette erreur, si remarquable et si fermement enracinée, est étroitement
liée aux changements philosophiques, pour ne pas dire religieux, survenus au cours des
trois ou quatre derniers siècles dans l’attitude de l’homme vis-à-vis de la nature. Je devrais
peut-être dire attitude « occidentale » de l’homme envers la nature. Mais comme le monde
entier se trouve maintenant engagé dans un processus d’occidentalisation, une affirmation
plus générale paraît justifiée. L’homme moderne ne se conçoit pas lui-même comme partie
intégrante de la nature mais comme une force extérieure, destinée à dominer et conquérir
celle-ci. Il parle même de combat contre la nature, en oubliant que, s’il venait à gagner ce
combat, il se retrouverait du côté du perdant. Jusqu’à ces dernières années, le combat
semblait se dérouler assez bien pour lui donner l’illusion de pouvoirs illimités, mais pas
tout à fait assez bien pour lui faire entrevoir la possibilité d’une victoire totale. Une telle
victoire se dessine maintenant et beaucoup de gens, excepté une faible minorité,
commencent à se rendre compte de ce que cela signifie pour l’avenir de l’humanité.