MUSEUM LESSIANUM – SECTION PHILOSOPHIQUE N0 6 Joseph MARÉCHAL, S. J. LE POINT DE DÉPART DE LA MÉTAPHYSIQUE LEÇONS SUR LE DÉVELOPPEMENT HISTORIQUE ET THÉORIQUE DU PROBLÈME DE LA CONNAISSANCE CAHIER IV Le système idéaliste chez Kant et les postkantiens L’ÉDITION UNIVERSELLE, BRUXELLES DESCLÉE DE BROUWER, PARIS 1947 i ii Table des matières AVANT-PROPOS DES ÉDITEURS . . . . . . . . . . . . . . . . . 2 PREMIÈRE PARTIE : Le Système idealiste chez Kant 5 LIVRE I : CRITIQUE ET SYSTÈME INTRODUCTION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Ch.I Critique de la raison pure . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . §1. – La donnée initiale de la Critique . . . . . . . . . . . . . §2. – La formule kantienne du problème critique . . . . . . . . §3. – L’apriorité, condition d’objectivité . . . . . . . . . . . . §4. – L’exploration de l’à priori : la méthode transcendantale d’analyse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . §5. – Les degrés de l’à priori dans un entendement discursif . a) Déduction des formes à priori de la sensibilité . . . b) Déduction des catégories . . . . . . . . . . . . . . . §6. – Les Idées de la raison . . . . . . . . . . . . . . . . . . . a) Principe de la déduction des idées . . . . . . . . . . b) Le discernement des idées transcendantales . . . . . c) Valeur des idées transcendantales . . . . . . . . . . §7. – RÉSUMÉ DES CONCLUSIONS CRITIQUES RAPPELÉES CI-DESSUS . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Ch.II L’Idée d’un « sytème »de la raison . . . . . . . . . . . . . . §1.– Le modèle leibnitzien . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . §2. – L’idéal systématique chez Kant . . . . . . . . . . . . . . 1. Échos à Leibniz dans les ouvrages de Kant . . . . . 2. L’idée kantienne de « système » . . . . . . . . . . . Ch. III : Évolution du Système kantien . . . . . . . . . . . . . . . §1 Les premiers contradicteurs . . . . . . . . . . . . . . . . . §2. - - Flottements doctrinaux ? . . . . . . . . . . . . . . . . . 1. Analyse et synthèse . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2. Les deux entrées de la Critique . . . . . . . . . . . 3. La double Déduction des catégories. . . . . . . . . . 4. Les deux « Moi » . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7 7 8 8 9 9 10 12 12 13 18 18 19 20 20 22 22 32 32 41 46 47 52 52 54 58 63 iii Table des matières 5. La bipolarité de l’ « objet » . . . . . . . . . . . §3. – Progrès du principe dynamiste . . . . . . . . . . . . 1. Subsomption formelle et acte synthétique . . . . 2. Signification « transcendantale » du mouvement 3. L’ « idée pure » leibnitzienne . . . . . . . . . . 4. Coup d’œil en arrière . . . . . . . . . . . . . . . §4. – L’usage « pratique » de la raison . . . . . . . . . . 1. Rôle heuristique des « idées » . . . . . . . . . . 2. Les postulats moraux, . . . . . . . . . . . . . . 3. Liberté et la transcendance du sujet . . . . . . . Ch. IV Au dernier tournant de L’Idealisme Kantien . . . . . . §I. – Kant fait le point (vers 1793) . . . . . . . . . . . . . §2. – Kant et Beck . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . §3. – « Mes amis hypercritiques » . . . . . . . . . . . . . 1. Reinhold et sa « Théorie de la représentation » 2. Maimon contre la « chose en soi » . . . . . . . 3. Le « Standpunkt » de Sigismond Beck . . . . . 4. L’opposition radicale d’Enésidème-Schulze . . . 5. Kant et Fichte . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 70 78 78 85 87 91 96 96 100 111 117 117 127 139 140 145 147 152 153 LIVRE II L’ OPUS POSTUMUM Ch.I : Préliminaires . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Ch.II : Ce q’est l’« Uebergang » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . §1. – Sa formule générale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . §2. – Le terminus a quo : les « Metaphysische Anfangsgruende der Naturwissenschaft » . . . . . . . . . . . . . . . . §3. – Le terminus ad quem : la Physique . . . . . . . . . . . . Ch.III : Principe et lignes essentielles de l’ « Übergang » . . . . . . Ch.IV : Précisions apportées par l’« Uebergang » . . . . . . . . . §1. – Le phénomène (« Erscheinung » ) . . . . . . . . . . . . §2 Expérience et perception simple . . . . . . . . . . . . . . . §3. – « Affection » et « Selbstaffection » . . . . . . . . . . . Ch.V : ‘A la limtite extrème du savoir . . . . . . . . . . . . . . . . §1. – GÉNÉRALISATION DU PROBLÈME DE L’UEBERGANG . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . §2. – La triade « Gott, Ich, Welt » . . . . . . . . . . . . . . §3. – Position et AUTOPOSITION (« Setzung, Selbstsetzung ») . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . §4. – La personne (le sujet moral) . . . . . . . . . . . . . . . §5 – Realité de la chose en soi . . . . . . . . . . . . . . . . . §6. – Existence de Dieu . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Ch.VI : Conclusions générales du livre II . . . . . . . . . . . . . . 163 163 168 168 iv . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 169 170 172 178 178 181 184 191 191 194 198 201 204 212 219 Table des matières §1 – Le système de l’ « Opus postumum » . . . . . . . . . 1. Sa structure logique . . . . . . . . . . . . . . . . 2. Portée métaphysique de l’ « Opus postumum » . §2. La notion kantienne de « philosophie transcendantale » §3. SAVOIR ET SAGESSE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 219 219 224 228 233 DEUXIÈME PARTIE :L’IDEALISME TRANSCENDANTAL APRÈS KANT 237 Ch.I : Types principaux d’interprétation 1. Interpretation phénoménaliste . . . . . 2. Interpretation psychologiste . . . . . . 3. Transcendantalisme logique . . . . . . 4. L’Idéalisme absolu . . . . . . . . . . . du . . . . . . . . kantisme . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 239 239 240 241 242 Ch.II : L’idéalisme transcendantal de Fichte 245 I. Le scandale de la « chose en soi» . . . . . . . . . . . . . . . . . . 245 II. L’idéalisme transcendantal de Fichte . . . . . . . . . . . . . . . 247 §1. L’exigence systématique et le présupposé idéaliste chez Fichte247 §2. A la recherche du principe absolu . . . . . . . . . . . . . . 249 a) Les grandes lignes de la méthode . . . . . . . . . . 249 b) Points d’attache dans le kantisme . . . . . . . . . . 258 §3. La « Théorie de la Science. » . . . . . . . . . . . . . . . 264 a) LES TROIS PRINCIPES FONDAMENTAUX . . . 264 b) LES CONDITIONS D’ACTUALITÉ DU MOI THÉORIQUE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 270 1. Les catégories primitives et la synthèse fondamentale 270 2. Les synthèses intermédiaires, et les catégories de cause et de substance . . . . . . . . . . . . . 271 3. La dernière synthèse constitutive de la conscience, ou la déduction de l’imagination productrice 274 c) L’ÉVOLUTION DU MOI THÉORIQUE ; OU LA DÉDUCTION DE L’OBJET CONSCIENT . 278 d) LA FONCTION RATIONELLE DU MOI PRATIQUE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 289 e) VUE D’ENSMBLE DE LA THÉORIE DE LA SCIENCE :294 III. Remaques critiques sur l’idéalisme de Fichte . . . . . . . . . . 296 §1. – La notion du Moi absolu . . . . . . . . . . . . . . . . . 296 §2. – Monisme ou dualisme ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . 299 a) MONISME OU DUALISME PSYCHOLOGIQUW ? 299 b) DUALISME OU MONISME ABSOLU ? . . . . . . 302 10 Le « phénomèn de l’absolu » . . . . . . . . . . . . 302 v Table des matières 20 L’objet religieux et l’objet moral 30 vers l’unité absolue . . . . . . . . 40 Théisme ou panthéisme ? . . . . . RÉSUMÉ ET CONCLUSION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 305 308 313 319 Ch.III Les grands sytème idéalistes 323 §1. – L’Idéalisme de Fichte, Schelling et Hegel . . . . . . . . . . . . 323 §2. – Le finalisme dans l’Idéalisme post-kantien . . . . . . . . . . . 331 Ch.IV Le Criticisme de l’école de Fries §1. – Point de vue fondamental . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . §2. – Critique des systèmes épistémologiques modernes par Fries et son école . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ÉPISTÉMOLOGIE THOMISTE ET CRITICISME DE FRIES . . 335 335 TABLE DES MATIÈRES 353 vi 336 347 Table des matières De licentia Superiorum Ordinis IMPRIMATUR : Mechliniae, die 11 Martii 1946, †L. Soenens, vic. gen. 1 Table des matières 7 AVANT-PROPOS DES ÉDITEURS 8 Dans la conclusion du Cahier III de son ouvrage, le P. Maréchal écrivait : « Il serait prématuré d’esquisser dès maintenant les solutions positives qu’exposera notre Cahier V. Nous croyons utile, auparavant, d’en éclairer les abords, – premièrement par une critique directe du principe même de l’idéalisme kantien ; – puis, par l’examen des grands systèmes transcendantalistes, échafaudés sur ce principe, et d’autant plus intéressants, à notre point de vue, qu’ils trouvèrent, dans les cadres de la philosophie critique, une issue vers la métaphysique la plus compréhensive : nous nous attacherons, dans le Cahier IV, à mettre en lumière cette filiation, historiquement évidente et bien connue, mais logiquement un peu déconcertante » . Ces lignes fixaient, dès l’année 1923, le dessein général du Cahier IV et en annonçaient la publication dans un avenir assez rapproché. Malheureusement, le Cahier III, La Critique de Kant, avait donné lieu à certains malentendus ; pour les dissiper, l’auteur publia sans plus attendre le Cahier V, Le thomisme devant la philosophie critique : première circonstance qui retarda l’édition du Cahier IV. Dans les années qui suivirent, d’autres tâches absorbèrent, bon gré mal gré, son activité littéraire ; pourtant, le P. Maréchal n’en poursuivait pas moins la rédaction du présent Cahier, et il est probable que celui-ci eût vu le jour un peu plus tôt, si l’incendie de la maison d’Eegenhoven, en mai 1940, n’eût détruit une partie des notes nécessaires à sa composition. Pendant la guerre, l’auteur reprit son travail à pied d’œuvre, et il venait d’en terminer la première partie, lorsque la mort l’emporta, assez brusquement, le 11 décembre 1944. Dès l’année 1922, annonçant dans la première édition du Cahier I, après la table des matières, le « Sommaire des Cahiers suivants » , le P. Maréchal faisait prévoir, pour le Cahier IV, une division en cinq livres aux titres que voici : I, Discussion provisoire de la Critique kantienne ; 11, L’Idéalisme transcendantal de Fichte : origine, méthode, esprit ; III, La « Théorie de la Science » ; IV, Remarques critiques sur l’Idéalisme de Fichte ; V, L’Idéalisme de Schelling et de Hegel. La rédaction suivit, semble-t-il, un autre plan, car la table des matières du manuscrit de 1944 ne distingue plus que deux « parties » : Le système idéaliste chez Kant ; L’idéalisme transcendantal après Kant. Seule, la première a été menée à bonne fin. Le Père Maréchal avait-il renoncé à la « Critique directe du principe de l’idéalisme kantien » , qu’il avait annoncée jadis ? Ses notes ne révèlent pas ses intentions sur ce point. Quoi qu’il en soit, cette critique ne figure pas dans cette « première partie » ; comme l’indique assez le sommaire de celle- 2 AVANT-PROPOS DES ÉDITEURS ci, l’auteur s’est simplement attaché à retracer le développement de la pensée de Kant durant la période qui suivit la publication des Critiques ; place importante y est faite à l’Opus postumum. Une précision particulièrement aiguë des analyses confère à cette étude un caractère assez différent de celui des autres Cahiers, plus généraux ; mais, par là même, elle intéressera, à un titre particulier, les historiens de la philosophie. 9 Nous avons dit que cette première partie avait reçu complet achèvement. Encore, devons-nous tenir compte d’un avis laissé par l’auteur. Le 3 décembre 1944, sentant sans doute sa fin toute proche, le P. Maréchal traçait ces quelques lignes, de sa belle écriture demeurée parfaitement ferme : « Ce manuscrit n’est encore qu’une première rédaction provisoire, dont toute la toilette littéraire reste à faire : correction de la phrase, rapidité du style, mise en évidence des lignes principales, suppression des redites, peut-être aussi remaniements plus notables et, çà et là, achèvement de l’idée. La fatigue de tête me contraint de passer par cet état intermédiaire du manuscrit » . Cet avis nous donnait-il le moindre droit à des amendements quelconques, même de simple forme ? Nous ne l’avons pas cru ; les lecteurs auront donc sous les yeux le texte pleinement authentique, scrupuleusement conservé, mais ils voudront bien se souvenir de l’avertissement de l’auteur, dans le jugement qu’ils porteront sur l’état présent de son œuvre. Cette première partie forme un tout par elle-même. Quant à la seconde, l’idéalisme transcendantal après Kant, seul le titre en est indiqué dans le manuscrit et nous savons par ailleurs que l’auteur n’en avait pas même commencé l’exécution. Dès lors, devionsnous refuser à ses lecteurs tout espoir de connaître jamais sa pensée sur les grands systèmes postkantiens ? Il y a quelque intérêt à le révéler : son ouvrage Le point de départ de la Métaphysique a passé, dans son ensemble, par un premier état de rédaction où le sujet n’était point distribué en six cahiers, mais en trois livres. Cette rédaction ancienne (elle remonte aux années 1917 et 1918) existe encore en manuscrit ; or elle, du moins, n’est pas demeurée inachevée, et nous y trouvons plusieurs chapitres qui traitent précisément des postkantiens. Au surplus, donnant en 1930 et 1931, des leçons d’Histoire de la Philosophie moderne à ses élèves du Collège philosophique d’Eegenhoven, le P. Maréchal avait rédigé pour eux, très soigneusement comme toujours, quelques pages sur les diverses interprétations du kantisme. La question se posait donc pour nous : Allions-nous publier ces textes déjà lointains et que l’auteur estimait dépassés par l’état actuel des recherches ? Nous avons hésité longtemps, partagés entre le parti du silence et le désir de publication exprimé par quelques bons juges et amis. Finalement, ces derniers l’ont emporté, et c’est ainsi que nous offrons aux lecteurs trois études, extraites des anciens manuscrits : la première, la plus récente (1930, 1931) reproduit les « diverses interprétations du kantisme » ; nous la présentons en introduction 3 Table des matières 10 11 toute naturelle aux trois autres, empruntées à la première rédaction du Point de départ (1917, 1918) et qui exposent respectivement « l’idéalisme transcendantal de Fichte » , les « grands systèmes idéalistes » et le « criticisme de l’école de Fries » . Rigoureusement, cette dernière étude ne pourrait pas figurer sous le titre général de la seconde partie : L’idéalisme transcendantal après Kant. Toutefois, nous sommes suffisamment autorisés à l’y placer, en raison de l’étroit rattachement du criticisme de Fries à l’idéalisme kantien. Et l’intérêt particulièrement actuel de la publier est celui-ci : La récente phénoménologie de Husserl par sa notion de « l’intuition catégoriale » se situait consciemment dans le voisinage de la « connaissance rationnelle immédiate » de Fries : ainsi que le note le P. Maréchal, les idées de Fries ne sont donc point tellement surannées ; à travers lui, c’est un peu Husserl lui-même qu’expose et que juge l’auteur des Cahiers. Ainsi, avons-nous cherché à compléter ce Cahier IV. Achèvement bien défectueux, sans doute, bien inférieur au degré de perfection qu’eût atteint le P. Maréchal ; tel quel, néanmoins, nous l’espérons, il ne nuira pas à sa mémoire. 4 PREMIÈRE PARTIE : LE SYSTÈME IDÉALISTE CHEZ KANT 12 5 PREMIÈRE PARTIE : Le Système idealiste chez Kant 6 LIVRE I : CRITIQUE ET SYSTÈME INTRODUCTION 13 14 « La Raison pure – lisons-nous aux premières pages de la Critique – renferme les principes qui permettent de connaître quelque chose totalement à priori 1 » . « Un organon de la Raison pure serait l’ensemble [ordonné] de tous ces principes2 » . « L’application développée de l’organon fournirait un Système de la Raison pure3 » . Kant se réserve « d’exposer, plus tard, le système complet d’une Philosophie de la Raison pure4 » ; il se contentera provisoirement d’une Propédeutique : « Nous pouvons regarder comme la propédeutique du Système de la Raison pure, une science qui se bornerait à porter jugement sur la Raison pure elle-même, sur ses sources et ses limites. Cette science ne devrait pas prendre le nom de doctrine, mais de critique de la Raison pure. Son utilité, au point de vue de la spéculation, ne serait réellement que négative ; elle ne servirait pas à étendre notre raison, mais à l’éclairer, à la préserver de toute erreur5 » . Pour connues que soient ces déclarations, nous ne jugeons pas superflu de les épingler en tête de quelques chapitres, où souvent il sera question des méthodes de l’idéalisme kantien. En effet, depuis 1755 au moins6 , la préoccupation « systématique » et la préoccupation « critique » n’ont cessé de se partager l’esprit de Kant. Tantôt l’une, tantôt l’autre prévaut : si la première, d’abord dominante, céda bientôt le pas à la seconde, elle reprit finalement la prépondérance. 1 KRV, éd. B, Einleitung VII, p. 24. – Le sigle KRV. B ou KRV. éd. B désignera laKritik der reinen Vernunft,2e édit., 1787, dans les Kant’s gesammelte Schriften, de l’Acad. de Berlin, t. III, 1911 ;KRV. A = 1re édit., 1781, ibid., t. IV, 1911 ; KPV – Kritik der praktischen Vernunft, ibid., t. V, 1913 ; Kr. U. = Kritik der Urtheilskrajt, ibid. Nous citons la pagination du texte original des trois Critiques, reproduite dans cette édition de l’Académie de Berlin. 2 Ibid. 3 Ibid., p, 25. 4 Ibid., p, 26. 5 Ibid,, p, 25, 6 Témoin le mémoire d’habilitation de Kant à l’université de Königsberg : Principiorum primorum cognitionis metaphysicae nova dilucidatio, 1755. 7 LIVRE I : CRITIQUE ET SYSTÈME 15 CHAPITRE PREMIER : LA «CRITIQUE DE LA RAISON PURE» : RAPPEL DES TRAITS ESSENTIELS Les lecteurs qui n’ont pu prendre connaissance de notre Cahier III 1 , trouveront ici les lignes essentielles du criticisme kantien, exposé, et au besoin interprété, d’après la Critique de la Raison pure (2e édition, 1787). Nous ne pourrons, dans un résumé aussi bref, suivre pas à pas le texte de la Critique ; mais nous serons d’autant plus attentif à traduire exactement la pensée du philosophe. §1. – La donnée initiale de la Critique 16 Des contenus objectifs de conscience (quels qu’ils soient), abstraction faite de tout « sujet en soi » et de tout « objet en soi » : telle est la donnée initiale – on pourrait dire aussi : tel est le postulat premier – de la Critique de Kant2 . Nous entendons par contenu de conscience tout ce qui possède la propriété commune d’ « être présent à la conscience » , en d’autres termes, tout ce qui participe à l’unité formelle de la conscience. Un contenu de conscience est dit objectif lorsque sa relation à l’unité de la conscience se trouve elle-même représentée dans la conscience ; car cette relation enveloppe le minimum d’opposition logique nécessaire pour faire surgir le couple notionnel sujet-objet, et pour ouvrir la question de « valeur » que pose la Critique. Contentonsnous provisoirement de cette condition nécessaire, qui n’est peut-être pas suffisante. Nous devrons discuter plus tard le sens de la notion d’objet chez Kant : comme point de départ d’une Critique, elle renferme au moins les éléments que l’on vient de souligner. Le contenu objectif de la conscience s’impose, tout ensemble, comme un fait psychologique immédiat, et (dans le cadre du problème de la connaissance) comme une présupposition de droit : point de Critique, en effet, sans une matière à critiquer. 1 Le point de départ de la métaphysique. Cahier III ; La Critique de Kant. Bruges-Paris, 1923 (3e éd., Bruxelles-Paris, 1944). 2 Cfr Cah, III, 3e édit, pp. 81, 109-112, 123-124, 141-143. 8 Ch.I Critique de la raison pure §2. – La formule kantienne du problème critique 17 Poser le problème critique de la connaissance consiste essentiellement à demander comment des contenus de conscience peuvent, selon l’expression favorite de Kant, « se rapporter à des objets » . L’ambiguïté de cette formule générale est l’ambiguïté même de la notion kantienne d’objet. Au point où nous en sommes encore, l’énoncé qui vient d’être rappelé peut revêtir les trois significations suivantes : 10 Comment est possible l’apparence objective de certains contenus de conscience, c’est-à-dire par quel mécanisme surgit-elle ? 20 Comment sont possibles des contenus de conscience réellement objectifs, en ce sens du moins qu’ils sont engagés dans un rapport d’objectivité immanent, par ses deux termes, à la conscience (accord de l’esprit avec lui-même) ? 30 Comment sont possibles des contenus de conscience réellement objectifs, c’est-à-dire rapportés à des « objets en soi » extérieurs à la conscience (accord de la pensée avec la réalité en soi) ? De ces trois questions, écartons la première. Elle s’appuie sur le fait incontestable de nos représentations d’objets ; mais, en demandant l’explication de cette apparence objective, elle ne pose encore qu’un problème psychologique, non le problème logique de la connaissance. Le problème logique n’est posé qu’au moment où l’on cherche si, réellement, une valeur objective répond à l’apparence objective que l’on constate. Jamais Kant ne met en question toute valeur objective : son enquête critique présuppose la vérité objective de certains contenus de conscience1 . Mais, alors, la formule kantienne du problème critique doit-elle prendre le sens de la seconde ou de la troisième des questions distinguées ci-dessus ? Il n’est pas indispensable de choisir dès maintenant entre ces énoncés, bien que le troisième représente, sans conteste, la forme sous laquelle le problème s’insinua d’abord dans l’esprit de Kant2 . Nous reviendrons sur ce point. En attendant, la question de Kant : « Comment des représentations peuvent-elles se rapporter à des objets ? » signifiera, pour nous, au moins ceci : Comment des contenus de conscience peuvent-ils revêtir dans la pensée, non seulement (au point de vue psychologique) une apparence d’objectivité, mais (logiquement parlant) une valeur d’objets ? §3. – L’apriorité, condition d’objectivité Les contenus de conscience, matière de la Critique, présentent une multiplicité interne. De deux choses l’une : ou bien, cette multiplicité se laisse « 1 Par exemple : les jugements synthétiques à priori de la mathématique et de la physique pure ; les « jugements d’expérience » . 2 Lettre à Marcus Herz, du 21 nov. 1772 (voir Cah. III, 3e édit., pp. 77-81). 9 LIVRE I : CRITIQUE ET SYSTÈME l8 19 déduire à priori » , c’est-à-dire dérive logiquement d’une condition à priori, ou bien cette multiplicité est, sous quelque rapport, irréductible à toute condition à priori, et, dans cette mesure, constitue donc pour la conscience un « donné » primitif, dépourvu de nécessité rationnelle, purement contingent, particulier. Le premier cas est celui d’une pensée créatrice de son objet, c’està-dire, selon la terminologie de Kant, d’une pensée capable d’intuition intellectuelle. Le second cas est celui de la connaissance discursive – la nôtre, – seule connaissance dont une Critique ait à s’occuper. Faute d’intuition intellectuelle, la connaissance humaine est donc astreinte à s’appuyer sur un donné irrationnel, contingent et particulier, sur un donné « empirique » . Or un pareil donné étant, comme tel, dépourvu de toute consistance logique, incapable même d’exclure absolument sa propre négation, ne saurait constituer par lui seul, dans la conscience, une représentation objective. Mais il acquérerait cette consistance, s’il était représenté dans un rapport, au moins hypothétique, à quelque condition « nécessaire et universelle » , par conséquent à quelque « condition à priori » . Puisque toute condition à priori enveloppe une relation essentielle à l’unité de la conscience, on peut dire également que la représentation objective du donné n’est autre chose que la représentation de sa relation médiate ou immédiate à cette unité. En résumé : pas de connaissance pour nous sans données empiriques, mais pas non plus d’objectivité sans apriorité. Définitions : 10 Avec Kant, nous appellerons réceptivité la propriété, que possède la conscience, d’être affectée d’un donné primitif, exogène, c’est-àdire d’un donné ne résultant, dans la conscience, d’aucun principe à priori. 20 Et nous appellerons sensibilité, ou « faculté sensible » , la fonction réceptive de la conscience. 30 Le sujet transcendantal, ou le « moi transcendantal » , sera l’ensemble des conditions à priori de possibilité des objets dans la conscience. 40 Les facultés désigneront, pour nous, les différents niveaux d’apriorité du sujet transcendantal. §4. – L’exploration de l’à priori : la méthode transcendantale d’analyse C’est dans les objets présents à la conscience que doit se révéler la structure de celle-ci. La réflexion analytique, s’exerçant sur les contenus objectifs de conscience, y dégage, non seulement des attributs communs de plus en plus généraux (analyse logique ordinaire), mais aussi une hiérarchie de rapports reliant ces contenus de conscience aux conditions à priori qui en fondent la possibilité dans le sujet connaissant (réflexion transcendantale). Au sommet des conditions à priori se place, de toute nécessité, l’unité formelle de la 10 Ch.I Critique de la raison pure conscience, l’unité universelle du « je pense » . La représentation, au moins confuse, d’un rapport au « je » du « je pense » accompagne toute connaissance objective. Appelons « unité analytique de l’aperception1 » la représentation de ce rapport dans ce qu’il a d’absolument universel, c’est-à-dire de commun à tous les contenus de conscience. C’est comme « unité analytique de l’aperception » que l’unité suprême de la conscience se révèle d’abord à nous à partir de la multiplicité des objets. Mais, répète Kant, l’ « unité analytique de l’aperception n’est possible que dans la supposition de quelque unité synthétique » qui la fonde2 . Ce théorème applique à l’unité aperceptive une corrélation absolument générale : toute unité analytique (par conséquent tout concept universel) repose, dans la conscience, sur une unité synthétique. En effet, « pour concevoir une représentation comme commune à différentes choses [c’est le cas de toute « unité analytique » ], il faut la regarder comme appartenant à des choses qui, malgré ce caractère commun, ont encore quelque chose de différent ; par conséquent, il faut la concevoir comme formant une unité synthétique avec d’autres représentations (ne fussent-elles que possibles)3 » . 20 Discerner une unité analytique, c’est donc, par le fait môme, prendre conscience de 1’ « unité synthétique d’une diversité » , c’est analyser une « liaison » (Verbindung) d’éléments divers. Or, selon la remarque de Kant, « là où l’entendement n’a rien lié, il ne saurait non plus rien délier (analyser)4 » : le clivage analytique devient ainsi, dans toute l’étendue de la pensée, le signe distinctif d’une activité synthétique préalable. Pour en revenir à l’aperception : « ce n’est qu’à la condition de pouvoir lier dans une conscience une diversité de représentations données, qu’il m’est possible de me représenter l’identité de la conscience dans ces représentations mêmes 5 » . L’unité analytique universelle de l’aperception est donc précédée, ellemême, par l’exercice d’un pouvoir universel de synthèse, c’est-à-dire par « un acte de la (pure) spontanéité » du sujet6 En résumé : 1 Voir KRV, éd. B, p.133 (§16) KRV, éd. B, §16, p. 133. Cfr B, §15, p. 130 ; §16, p.135 3 KRV, éd. B, §16, p. 133 note. 4 KRV, éd. B, §15, p. 130. 5 KRV, éd. B, §16, p. 133. 6 KRV, éd. B, ll. cc. 2 11 LIVRE I : CRITIQUE ET SYSTÈME « L’unité synthétique de la conscience [c’est-à-dire : l’unité synthétique de l’aperception] est une condition objective [une condition d’objectivité] de toute connaissance ; non seulement j’en ai besoin pour connaître un objet, mais aucune intuition ne peut devenir un objet pour moi que sous cette condition ; autrement, sans cette synthèse, le divers [donné dans une intuition] ne s’unirait pas en une conscience1 » , [l’objet, grâce à l’intuition, serait en moi selon sa matière, mais il ne serait pas « objet pour moi » ]. §5. – Les degrés de l’à priori dans un entendement discursif 21 Comme on l’a dit plus haut, des éléments présents dans une conscience ne représentent quelque chose pour cette conscience, c’est-à-dire ne constituent des « connaissances objectives » (Erkenntnisse), que dans la mesure où devient représentable leur rapport même à l’unité de la conscience. On dirait aussi, en adoptant une terminologie inspirée de Fichte autant que de Kant : dans la mesure où la réflexion sur ces éléments de conscience les montre rattachés à l’unité du Moi transcendantal. Puisque l’appartenance à la conscience entraîne toujours un degré d’unification, voyons quel degré d’unification du donné initial est requis pour que ces conditions d’une connaissance objective soient réalisées. a) Déduction des formes à priori de la sensibilité Le donné initial est, par lui-même, au regard de la conscience unificatrice, une pure diversité. Or, le premier degré d’unification d’une pure diversité constitue seulement une unité concrète de matière et de forme, non encore une unité synthétique, et n’offre donc à la conscience qu’un produit contingent, particulier, une représentation brute, non une « connaissance » d’objet. Posons ici quelques définitions ; Kant appelle : 10 Intuition sensible, le premier degré d’unification réalisé, dans la conscience, par la réception du donné primitif. 20 Phénomène, le produit concret de cette unification. (Nous parlons du « phénomène » au premier degré, de 1’ « Erscheinung » , non encore revêtue de déterminations objectives). 30 Formes à priori de la sensibilité, les modes généraux de la réceptivité sensible ; autrement dit, les modes de participation immédiate du donné sensible à l’unité de la conscience. 1 12 KRV, éd. B, §17, p. 138. Ch.I Critique de la raison pure Corollaires : 22 10 Toute connaissance discursive, s’exerçant par réception d’un donné, exige des « formes à priori de la sensibilité » ; que ces formes soient l’espace et le temps, Kant ne le déduit pas, mais le constate, comme il avait constaté, au début de sa recherche, l’existence d’une pensée non intuitive. Pour la seconde fois donc, il recourt à une donnée de fait. 20 L’intuition sensible est, par sa matière, une « intuition empirique » . Considérée dans sa forme à priori, abstraction faite du donné, elle est « intuition pure » : en effet, les formes d’espace et de temps constituent, dans le sujet transcendantal, une diversité à priori, qui n’est pas seulement une diversité fonctionnelle, mais un contenu divers. 30 Dès à présent, Kant1 formule une première conclusion critique : l’idéalité de l’espace et du temps, et par conséquent des phénomènes en général. En effet, comme « intuitions pures » (métempiriques), l’espace et le temps expriment directement une disposition de la conscience, non la réalité des choses ; comme « formes à priori » , constitutives du phénomène, ils établissent celui-ci dans le plan « idéal » de l’immanence du sujet. Cette « idéalité transcendantale » des phénomènes laisse subsister la « réalité empirique » qu’ils tiennent du donné, mais les oppose à toute « réalité en soi ». b) Déduction des catégories 23 La rencontre du donné brut avec la conscience unificatrice livrait, comme premier produit, une unité concrète de matière et de forme : le phénomène. Au degré suivant d’unification, le phénomène à son tour fait fonction de matière unifiée, non toutefois de pure matière, car il possède déjà dans la conscience sa forme propre. L’unification des phénomènes sera donc, au sens strict, une « synthèse » , c’est-à-dire une union d’éléments définis ; et même une « synthèse à priori » , c’est-à-dire une synthèse mettant en jeu la spontanéité du sujet transcendantal : la synthèse des phénomènes, en effet, ne peut élever ceuxci à un niveau supérieur d’unité, qu’en dominant les formes à priori qui les constituent. Cette synthèse à priori, appelée par Kant « synthèse de l’entendement » , n’atteint donc qu’indirectement le donné particulier et variable. Portant directement sur les formes à priori d’espace et de temps – à priori sur à priori –, elle donne un produit synthétique immédiat, qui ne peut être, dans son ordre, qu’universel et nécessaire. Voit-on se dessiner la structure permanente de la conscience ? Dans la zone de l’a priori, dans le « formel » pur, c’est-à-dire au sein du sujet transcendan1 KRV, éd. B, Esthétique transcendantale, §3 et §S, II-III. Cfr Çah. III, 3e édit., pp. 132-135. 13 LIVRE I : CRITIQUE ET SYSTÈME 24 tal, tous les rapports fonctionnels, et par conséquent tous les échelonnements d’unités, jusqu’à la suprême unité de la conscience, inclusivement, sont à priori, universels et immuables. La présence du donné met en acte, sans les altérer, ces relations formelles. Un inventaire exact de celles-ci est donc possible, en principe. Avant d’y procéder, nous rappellerons, une fois de plus, quelques définitions kantiennes : 10 Considérés à leur point d’insertion dans le plan sensible, comme déterminants à priori de la construction imaginative, les rapports fonctionnels dont on vient de parler marquent les diverses manières possibles de ranger un donné quelconque sous les formes d’espace et de temps : dans cette fonction imaginative, ils prennent le nom de « schèmes transcendantaux » ou de « schèmes purs » (le schème, en général, étant la représentation du type formel d’une opération). 20 Considérés en eux-mêmes, au-dessus du plan concret de la sensibilité, c’est-à-dire comme division à priori de l’unité pure de la conscience (unité pure aperceptive), ces rapports fonctionnels, et les types formels correspondants, constituent les catégories ou les concepts purs de l’entendement. 30 Ces catégories ou concepts purs ne sont plus, à proprement parler, des « formes » immédiates d’une matière, mais des lois, ou des règles universelles de synthèse. C’est pourquoi l’entendement (Verstand ), « faculté des concepts » , est également appelé par Kant, « faculté des règles 1 1 » . La déduction kantienne des catégories enchevêtre l’un avec l’autre deux problèmes : 1. L’existence et le recensement des catégories ; 2. Les conditions de leur valeur objective. Absolument parlant, le premier de ces problèmes pourrait être résolu par l’une ou l’autre des deux méthodes suivantes : 10 Déduire analytiquement, de l’unité universelle de la conscience (unité pure aperceptive), les unités secondaires, ou catégories, où elle s’exprime ; 20 Remonter, des schèmes transcendantaux de l’imagination aux catégories, comme à autant d’unités à priori commandant les schèmes. Les deux voies, ascendante et descendante, doivent aboutir au môme tableau des catégories. Mais ces voies sont-elles, pour nous, praticables ? Kant a essayé la première voie dans la Déduction métaphysique des catégories 2 . Les fonctions synthétiques d’où naissent nos concepts s’exercent sous le seuil de la conscience (« per modum naturae » , diraient les scolastiques), et ne sont discernables que par réflexion sur leurs produits terminaux, les concepts, dont nous avons explicitement conscience. Cette conscience explicite, actuelle des concepts, nous l’acquérons dans le jugement. Kant montre que les « formes logiques pures » des jugements coïncident nécessairement 1 2 14 KRV, éd. B, p. 356. KRV, éd. B, §9-10. Cfr Cah. III, 3e édit., pp. I45-149, Ch.I Critique de la raison pure 25 avec les catégories ; car les unes et les autres sont des fonctions générales d’unité de nos représentations : les jugements traduisent en clair et ordonnent hiérarchiquement les unités formelles constitutives des concepts. Dès lors, si nous déterminons – à partir des jugements dont nous avons l’expérience – les formes absolument dernières et irréductibles de la « faculté de juger » , abstraction faite de la nature des contenus mis en œuvre par cette faculté, nous obtiendrons un système de « fonctions d’unité » applicables à « l’objet en général » , et non moins nécessaires que l’entendement même. La valeur logique de ce procédé équivaut, dans l’estime de Kant, à la valeur apodictique que la logique générale attribue à la division d’un concept, lorsque celle-ci est démontrée adéquate et la seule possible. Que tel soit le cas des douze formes pures du jugement dégagées par l’auteur de la Critique, c’est un point sujet à controverse. En toute hypothèse, il y aura « autant de concepts purs [ou de catégories] de l’entendement, s’appliquant à priori à des objets d’intuition, qu’il y a... de fonctions logiques pures dans tous les jugements possibles ; car ces fonctions épuisent entièrement l’entendement et en mesurent exactement la puissance1 » . Une seconde méthode de recensement des catégories se fait entrevoir dans les développements consacrés par Kant à la « Déduction transcendantale » et au « schématisme » . Alors que, dans la première méthode, l’accent était placé sur la possibilité d’analyser l’unité pure de la conscience par division adéquate en unités secondaires, ici l’accent est placé sur les possibilités générales de synthèse offertes, à l’unité suprême de la conscience, par la diversité à priori de la sensibilité. Envisagé de ce point de vue synthétique, le jugement se définit : « une manière de ramener des connaissances données [c’est-à-dire « les éléments divers d’une intuition » ] à l’unité objective de l’aperception2 » . Les jugements sont donc considérés comme des fonctions synthétiques à priori, rapportant les contenus divers de la conscience à l’unité universelle de celle-ci. Les catégories désigneront alors « ces mêmes fonctions du jugement, en tant que le contenu divers d’une intuition est déterminé par rapport à elles3 » . La diversité empirique pouvant être quelconque, il ne reste en cause d’autre diversité intuitive que la diversité à priori des « intuitions pures » d’espace et de temps. Si l’on n’oublie pas l’absolue fixité de tous les liens fonctionnels au sein de l’à priori4 , on comprendra aisément que le dénombrement complet des manières possibles de représenter dans le temps un donné spatial (quelconque, par hy1 KRV, éd. B, §10, p. 105. KRV, éd. B, §19, p. 141. 3 KRV, éd. B, §20, p. 143. 4 Cfr KRV, éd. B, §15, pp. 129-131 ; §10, pp. 102-103. 2 15 LIVRE I : CRITIQUE ET SYSTÈME 26 pothèse) doive, en nous livrant la table des schèmes transcendantaux, nous livrer le tableau, exactement correspondant, des catégories. En réalité, Kant, déjà mis en possession du tableau des catégories par la Déduction métaphysique, ne se soucie guère de le dresser une seconde fois, par une méthode différente, au cours de la Déduction transcendantale. Exposant plus loin la théorie du schématisme, il se contentera d’énumérer les schèmes purs à partir des catégories, sans essayer de remonter des premiers aux secondes. Cela n’empêche que le principe d’une exploration systématique de la conscience, par un mouvement ascendant de synthèse, à partir de la diversité des intuitions pures de la sensibilité, ne soit inscrit, à plusieurs reprises, dans les pages qui traitent de la Déduction. On objectera peut-être que des catégories, identifiables seulement à travers les schèmes transcendantaux, seraient celles d’un entendement discursif lié à une sensibilité spatiotemporelle, mais pas nécessairement celles de tout entendement discursif. Sans doute. Pourtant, cette réserve (qu’effacerait une déduction rigoureuse de l’espace-temps, à partir de l’unité pure de l’entendement discursif) n’importe pas beaucoup, si l’on croit, comme Kant, avoir démontré analytiquement, dans la Déduction métaphysique, les formes pures du jugement, et, par conséquent, les « catégories de l’entendement pur » . La « Déduction des catégories » doit résoudre, disions-nous plus haut, un second problème : celui de leur valeur objective. Cet aspect proprement critique de l’argumentation kantienne constitue le thème dominant de la Déduction transcendantale1 . Nous pouvons nous borner à résumer très brièvement cette dernière, dont Kant lui-même a marqué l’enchaînement essentiel dans les courts paragraphes 20 et 22 (édit. B). « Expliquer comment des concepts à priori peuvent se rapporter à des objets, voilà ce que je nomme la déduction transcendantale des catégories 2 » . 27 Cette « explication » présente, dans la Critique de la raison pure (éd. B), deux aspects corrélatifs : 10 Aucun contenu de conscience ne peut devenir connaissance objective, s’il n’est pensé au moyen de concepts à priori, ou de catégories (B, 20) ; 20 Les catégories n’ont d’usage objectif qu’appliquées à des intuitions empiriques, à des contenus d’expérience (B, 22). La première de ces deux conclusions est obtenue au moyen du raisonnement suivant : « La diversité donnée dans une intuition sensible rentre nécessairement sous l’unité synthétique originaire de l’aperception, puisque l’unité de l’intuition n’est possible que par cette unité 1 2 16 KRV, éd. B, §13 sqq. Cfr Cah. III, 3e édit., pp. 149-174. KRV, éd. B, §13, p. 117. Ch.I Critique de la raison pure synthétique aperceptive (§17)1 . Or, l’acte de l’entendement par lequel le divers de représentations données (intuitions ou concepts) est ramené à une aperception en général, est la fonction logique des jugements (§19)2 . Toute diversité donnée dans une intuition empirique contracte donc un rapport déterminé à quelqu’une des fonctions logiques de juger qui réduisent le divers à l’unité de la conscience. Or, les catégories ne sont autre chose que ces fonctions mêmes du jugement, pour autant qu’un divers d’intuition est déterminé par rapport à elles (§13). Le divers [aperçu] dans une intuition donnée est donc nécessairement soumis à des catégories3 » . Cette conclusion semble incontestable, si l’on admet la correspondance affirmée entre la fonction logique et la fonction transcendantale des jugements4 . La seconde conclusion apparaît également évidente aux yeux de Kant : « Penser (denken) un objet et connaître (erkennen) un objet, n’est pas exactement la même chose. La connaissance, en effet, suppose deux éléments : d’abord le concept par lequel est pensé un objet en général (la catégorie), et ensuite l’intuition par laquelle un objet est donné5 » . 28 A défaut d’une intuition qui le complète, le concept « serait bien une pensée quant à la forme » , mais sans objet réel ou possible à quoi s’appliquer. Or, « il n’y a en nous d’autre intuition que l’intuition sensible6 » . Celle-ci s’échelonne en « intuition pure d’espace et de temps » et en « intuition empirique » . La première apporte aux concepts purs un contenu à priori et permet l’édification de « sciences pures » , telle la mathématique ; pourtant, les « concepts mathématiques ne sont point encore, par eux-mêmes, des connaissances ; ils le deviennent dans la mesure où est présupposée l’existence de choses dont la représentation en nous doive emprunter la forme de l’intuition sensible pure.7 » , c’est-à-dire dans la mesure où est présupposée l’existence de choses données dans une « intuition empirique » . Tout compte fait, les catégories ne fournissent donc de connaissance objective « que pour autant qu’elles sont applicables à l’intuition empirique : elles ne servent qu’à rendre possible la connaissance empirique 8 » . Dans l’ordre spéculatif, notre 1 Voir, ci-dessus, §4. Voir, ci-dessus, §5, b. 3 KRV, éd. B, §20, p. 143. 4 Voir ci-dessus, §5, b, p. 8-9. 5 KRV, éd. B, §20, p. 143. 6 loc. cit. 7 Ibid 8 Ibid. 2 17 LIVRE I : CRITIQUE ET SYSTÈME connaissance objective ne dépasse point le champ de « l’expérience possible1 ». §6. – Les Idées de la raison 29 En remontant des données primitives vers l’unité suprême de la conscience, la réflexion transcendantale nous a fait rencontrer une première ligne de conditions à priori –ę les formes d’espace et de temps – constituant, par leur application au donné, les phénomènes ; puis, une seconde ligne de conditions à priori – les catégories – constituant, par leur union avec les phénomènes, les premières unités objectives présentes à la conscience. Unités objectives, parce que leurs formes représentent, dans l’entendement discursif, les types invariables, universels et nécessaires, sous lesquels s’ordonne la variabilité contingente des groupements spatio-temporels : un objet (phénoménal), en effet, n’est autre chose, pour Kant, qu’un groupement de phénomènes, considéré dans sa possibilité permanente d’être donné selon les conditions à priori de la subjectivité sensible2 . a) Principe de la déduction des idées 30 Entre le niveau occupé par les catégories, et l’unité suprême de la conscience, s’étend un intervalle où reste place, peut-être, pour des unités pures, inférieures à l’unité absolue, mais supérieures aux catégories : celles-ci, « règles de la synthèse des phénomènes » , ne se laisseraient-elles pas ramener à un moindre nombre de notions surordonnées ? En fait, ces notions existent, ce sont les « idées de la raison » ; mais sont-elles susceptibles de déduction ? Kant, en abordant cette déduction nouvelle, rappelle3 2 une fois de plus, la corrélation entre « analytique » et « transcendantal » qui faisait le nœud de la Déduction des catégories : il avait suffi, pour obtenir les catégories, de montrer « la forme [logique] des jugements, convertie en concept de la synthèse des intuitions 4 » ; conversion légitime, puisque, en un sens tout à fait général, « la simple forme logique de notre connaissance » rejoint, par équivalence formelle, « le pur concept à priori » , c’est-à-dire la représentation formelle de la synthèse à priori qui engendre la forme logique5 . Essayons d’appliquer, dans un plan supérieur à l’entendement, cette corrélation générale du logique et du transcendantal. 1 Ibid. Voir, par exemple, KRV, éd. B, pp. 523-524 : « ...diese Vorstellung (der Gegenstände) ist nichts anders als der Gedanke von einer möglichen Erfahrung in ihrer absoluten Vollständigkeit » ; ou plus haut, p. 345 : « ... die Gegenstände, d. i. mögliche Anschauungen » . 3 Dialectique transcendantale, livre I, section 2. KRV, éd. B, pp. 377-378. 4 Ibid. 5 Ibid. 2 18 Ch.I Critique de la raison pure Nous savons déjà que la réduction analytique (abstractive) des concepts laisse en résidu dernier « l’unité analytique universelle de la conscience » ; mais cette abstraction, portée d’un coup à sa limite extrême, nous dérobe la trace de différentiations intermédiaires, si elles existent. Aussi Kant, sans quitter le terrain de la logique générale, recourt-il, en l’occurrence, à une méthode régressive, qui est une véritable méthode d’invention, fondée sur la structure la plus classique du syllogisme. Tout syllogisme, en effet, ramené à sa forme parfaite, démontre un conditionné (Caïus est mortel ), en en posant, dans les prémisses, la condition déterminante (Tout homme est mortel, et Caïus est homme). Mais la condition elle-même, si elle n’est pas évidente par soi, doit, pour être intelligible, se subordonner à une condition plus générale, dont elle deviendra le conditionné dans un syllogisme nouveau appelé « prosyllogisme » . Et ainsi de suite : la série des prosyllogismes tend vers une limite, où la condition ne soit plus en rien conditionnée1 , – vers l’ de Platon. Plus brièvement : poser un conditionné, c’est poser, en même temps, l’exigence logique d’une condition du conditionné, exigence que seul 1’ « inconditionné » pur et simple satisferait entièrement. Définitions : 10 La « raison » (dans son acception transcendantale) est le pouvoir d’ordonner systématiquement les jugements sous des principes métacatégoriaux. 20 Les « idées de la raison » sont des « notions » surordonnées aux concepts purs de l’entendement, ou, plus précisément encore, sont l’expression conceptuelle de la limite vers laquelle tend l’enchaînement régressif des conditions exprimées dans les jugements. nupìjeton b) Le discernement des idées transcendantales 31 Le développement en série des conditions conditionnées, tendant vers la condition inconditionnée, s’amorce dans le plan de l’entendement, et emprunte nécessairement sa forme aux catégories. Seules les « catégories de la relation » se prêtent à figurer un enchaînement ordonné, progressif ou régressif, de jugements. L’enchaînement régressif des jugements catégoriques [A = B], selon le type catégorial substance-accident, tend vers une limite qui serait un sujet, pensable seulement comme sujet (un sujet absolu) ; l’enchaînement régressif des jugements hypothétiques [si A est B, B est], selon le type catégorial cause-effet, tend vers une limite qui serait une cause incausée (une condition inconditionnée) ; l’enchaînement des jugements disjonctifs [A = B, ou C, ou D...], selon le type catégorial de la communauté totalisante, tend vers une limite qui serait la totalité absolue des conditions de possibilité des objets pensés (la condition suprême de toute possibilité objective). 1 KRV, éd. B, p. 364. Cfr Cah. III, 3e édit., pp. 221-222. 19 LIVRE I : CRITIQUE ET SYSTÈME Ces trois unités-limites ne nous sont réellement données que comme des « lois de série » . Néanmoins leur représentation conceptuelle, au moyen des catégories sublimées de substance, de cause et de réciprocité, s’impose invinciblement à nous, créant ainsi l’ « apparence » d’autant d’objets transcendantaux : le Moi comme sujet pensant ; le Monde comme achèvement des séries causales de phénomènes ; Dieu, « l’être des êtres » , comme « l’unité absolue de tous les objets de la pensée en général1 » . On reconnaît les thèmes essentiels de la métaphysique traditionnelle : jusqu’à quel point leur incontestable nécessité subjective entraîne-t-elle leur valeur objective devant la « raison théorique » ? c) Valeur des idées transcendantales 32 En ordonnant concepts et jugements sous le type idéal de l’unité absolue, les idées transcendantales achèvent, certes, d’unifier le contenu de la conscience, mais seulement en tant que contenu subjectif. En effet, loin de participer, comme les catégories à l’édification interne des objets empiriques, elles présupposent, au contraire, ces objets déjà constitués : elles n’en sont donc pas des conditions à priori de possibilité ; elles n’ont pas, dans l’ordre spéculatif, de déduction « objective » ; tout au plus désigneraient-elles des objets « problématiques » . Et c’est trop dire encore, puisque, ne représentant en forme propre le dessin d’aucun objet transcendant, fût-il purement hypothétique, elles ne font qu’exprimer symboliquement, au moyen des catégories de l’expérience, les sommets idéaux d’un « système » de jugements ; leur « apparence transcendantale » d’objets métempiriques ne couvre, en réalité, qu’une convergence de processus subjectifs. Aussi bien, selon Kant, les « idées » ne nous font connaître, à proprement parler, ni objet transcendant, ni objet empirique ; leur fonction propre est méthodologique – « heuristique » ou « régulatrice » – dit-il ; elle concerne la juste ordonnance de la pensée même. Cependant, s’il arrivait que des objets métempiriques fussent imposés par ailleurs à notre croyance (cfr la Raison pratique), les idées transcendantalcs pourraient nous servir à « penser » analogiquement ces objets, c’est-à-dire à nous les représenter par autre chose qu’eux-mêmes. §7. – RÉSUMÉ DES CONCLUSIONS CRITIQUES RAPPELÉES CI-DESSUS 10 La critique kantienne recherche avant tout les conditions de valeur objective de nos connaissances : problème principal, inséparablement lié au 1 20 KRV, éd. B, pp. 390-393. Cfr Cah. III, 3e édit., pp. 222-224. Ch.I Critique de la raison pure 33 problème de la structure à priori de ces connaissances. 20 A défaut d’intuition intellectuelle (dont nous sommes dépourvus), toute connaissance présuppose la réception d’un donné sous des formes à priori (chez l’homme, celles d’espace et de temps), en d’autres termes, présuppose le jeu d’une sensibilité. 30 Les phénomènes, produit immédiat de la réception du donné sous les formes à priori de la sensibilité, ne sont, par eux-mêmes, à ce degré, que des représentations brutes, point encore des « connaissances objectives » . 40 Seule la synthèse à priori des phénomènes constitue ceux-ci en objets dans et pour la conscience. Cette synthèse s’effectue, en effet, selon des types formels d’unité, ou catégories, qui, d’une part, divisent adéquatement l’unité universelle de la conscience (cfr la Déduction métaphysique) et, d’autre part, déterminent à priori la fonction réceptive même de la sensibilité (cfr la Déduction transcendantale) ; la synthèse catégoriale rapporte donc les phénomènes à l’unité nécessaire de la conscience, c’est-à-dire à l’unité objective de l’aperception. 50 Les catégories apparaissent ainsi susceptibles d’un usage objectif légitime, en tant qu’elles entrent, avec les phénomènes sensibles, dans la constitution des objets d’expérience. Hors de là, elles ne sont que formes vides de notre pensée, incapables, par elles-mêmes, de représenter quelque objet que ce soit. 60 Le processus d’unification des contenus de conscience se poursuit audessus même du niveau de la synthèse catégoriale. Mais les principes métacatégoriaux d’unité, les idées transcendantales, ne rencontrent aucun contenu intuitif qui leur corresponde, et ne peuvent donc avoir, malgré leur nécessité subjective, aucun usage objectif dans l’ordre théorique : leur fonction se borne à coordonner des objets immanents déjà constitués, ou, d’une manière plus générale, à organiser systématiquement le contenu de la pensée. 70 L’oubli de ces règles critiques trouve une sanction dans l’impossibilité d’éviter, sans elles, les « paralogismes » et 1’ « antinomie de la raison pure » . Nous reviendrons plus tard sur ce sujet. Rappelons seulement ici, qu’en faisant surmonter, à son épistémologie, l’épreuve des antinomies, Kant croit avoir livré une démonstration indirecte de la thèse critique fondamentale déjà démontrée directement dans l’Analytique, savoir : « la réalité empirique des phénomènes » (en tant que « donnés » ), et leur « idéalité transcendantale » (selon leurs « conditions à priori » constitutives). 21 LIVRE I : CRITIQUE ET SYSTÈME 34 CHAPITRE II L’IDÉE D’UN « SYSTÈME » DE LA RAISON 35 §1.– Le modèle leibnitzien Pour apprécier dans toute son ampleur l’idéal d’unité systématique qui hantait la pensée kantienne, il faut remonter, par delà le wolfianisme d’un Martin Knutzen ou d’un Baumgarten, jusqu’à la doctrine originale de Leibniz, dans laquelle Kant a toujours cherché un point de repère pour situer la sienne propre. Nous rappellerons donc brièvement les principes structuraux du leibnitzianisme, en veillant à ne point dépasser ce que Kant put, directement ou indirectement, en avoir connu. Un système est fait d’enchaînements rationnels ; il est essentiellement œuvre de raison. Mais qu’est-ce ici que la « raison » ? Dans le IVe livre des Nouveaux Essais, au chapitre 17, le dialogue entre Philalèthe, qui représente le semi-empirisme de Locke, et Théophile, porte-parole de Leibniz, a plus spécialement pour objet la « raison » : « Nous pouvons, dit Philalèthe, considérer dans la raison ces quatre degrés : 10 Decouvrir des preuves ; 20 Les ranger dans un ordre qui en fasse voir la connexion ; 30 S’apercevoir de la connexion dans chaque partie de la deduction ; 40 En tirer la conclusion. Et on peut observer ces degrés dans les demonstrations Mathematiques1 » . 36 Théophile répond aussitôt, en approfondissant la question : « La Raison est la verité connue dont la liaison avec une autre moins connue fait donner notre assentiment a la dernière. Mais particulièrement et par excellence on l’appelle Raison, si c’est la cause non seulement de nostre jugement, mais encor de la vérité même, ce qu’on appelle aussi Raison a priori ; et la cause dans les choses repond à la raison dans les vérités. C’est pourquoy la cause même est souvent appelée raison, et particulièrement la cause finale. Enfin la faculté qui s’apperçoit de cette liaison des 1 Nouveaux Essais, IV, ch. 17, §1. G. V, p. 457. – Le sigle G désignera, dans ce paragraphe, l’édition Gerhardt des Philosophischen Schriften de Leibniz, 22 Ch.II L’Idée d’un « sytème »de la raison vérités, ou la faculté de raisonner, est aussi appelée Raison, et c’est le sens que vous employés icy1 1 » . 37 Théophile, non content de décrire la raison comme faculté de raisonner, c’est-à-dire de l’envisager dans l’ordre subjectif des fonctions et des actes, enracine cette faculté dans un ordre objectif dis « vérités » , qui exprime l’ordre ontologique des causes. Où Philalèthe-Locke n’offrait qu’un classement descriptif, Théophile-Leibniz jette les bases d’un système. Voyons comment le système leibnitzien appuie les trois significations solidaires – subjective, logique, ontologique – du mot « raison » sur la seconde signification, qui fait, de la raison, avant tout une « raison à priori2 » , c’està-dire la « condition à priori » d’une vérité. Dans cette dernière acception du mot « raison » , un « système rationnel » sera un ensemble de vérités qui se commandent logiquement l’une l’autre, et dépendent finalement d’une ou de plusieurs vérités, intelligibles par ellesmêmes. Pour constituer un pareil système, la raison, considérée comme faculté, doit être capable d’exercer une triple opération : découvrir les contenus matériels du système ; énoncer des jugements à leur sujet ; enchaîner les jugements entre eux. Sans liaison logique des vérités entre elles, c’est-à-dire sans « démonstration » , il n’est point de système, cela va de soi. Et pour lier entre elles des vérités, il faut d’abord discerner, en nos idées, le vrai du faux, c’est-à-dire former des jugements. En effet, la vérité ou la fausseté des idées nous apparaissent dans l’affirmation judicative, et point ailleurs : « Quand les idées sont nommées vrayes ou fausses, déclare Philalèthe, il y a quelque proposition ou affirmation tacite » [« de leur conformité avec quelque chose » ]. Sur quoi Théophile reprend, moins pour contredire que pour élargir cette assertion : « ... J’aime mieux appeler les Idées vrayes ou fausses par rapport à une autre affirmation tacite, qu’elles renferment toutes, qui est celle de la possibilité. Ainsi les Idées possibles sont vrayes et les Idées impossibles sont fausses 3 » . Enfin, pour s’enrichir de jugements vrais et de démonstrations enchaînées, la raison doit posséder le secret de trouver des vérités et de « découvrir des preuves » : « En partageant cette faculté de la raison, je croy qu’on ne fait pas mal d’en reconnoistre deux parties, suivant un sentiment assés receu qui distingue l’invention et le jugement 4 » . 1 Loc, cit. 3 Loc, cit. 3 Nouv. Essais, II, ch. 32. G. V, pp. 249-250 4 N E.. IV, ch. 17. G. V, p. 457. 2 23 LIVRE I : CRITIQUE ET SYSTÈME On sait quelle place importante occupe, dans la philosophie de Leibniz, 1’ « art d’inventer » ou la « logique de l’invention » , par opposition à 1’ « art de demonstrer » ou à la « logique dé la démonstration1 G VII, p. 183, etc. ». Sur chacune de ces trois activités rationnelles – invention, jugement et démonstration – s’imprime la marque propre du système leibnitzien. Il faut considérer ceci de plus près. 10 L’invention d’abord. Comment « découvrir les preuves » d’une proposition donnée ? « Outre la sagacité naturelle ou acquise par l’exercice, il y a un art de trouver les idées moyennes (le medium)2 et cet Art est l’Analyse... On arrive souvent [aussi] à de belles vérités par la Synthèse, en allant du simple au composé ; mais lorsqu’il s’agit de trouver justement le moyen de faire ce qui se propose, la Synthèse ne suffit pas ordinairement, et souvent ce serait la mer a boire que de vouloir faire toutes les combinaisons requises... C’est donc a l’analyse de nous donner un fil dans ce Labyrinthe, lorsque cela se peut3 » . 38 Bien que l’analyse et la synthèse puissent concourir toutes deux à l’invention4 , le procédé principal de l’art d’inventer est donc l’analyse, qui apporte avec soi sa justification logique, tandis que la synthèse ne donne un produit sûr que sous certaines conditions, qui se rencontrent, par exemple en mathématiques : toujours, néanmoins, même chez les géomètres, un contrôle analytique de la découverte « seroit à souhaiter5 » . Poussée jusqu’au bout, l’analyse doit livrer les éléments primitifs – formels et matériels – du système à édifier. Leibniz disait qu’elle doit livrer des axiomes identiques 6 et des définitions 7 : « les significations des termes, c’est 1 Voir, par exemple, Ars combinatoria (1666), Titulus. G. IV, p. 27 ; et, plus tard, Discours touchant la méthode de la certitude et l’avt d’inventer 2 Les « termes moyens » du raisonnement syllogistique 3 N. E., IV, ch. 2. G. V, pp. 348-350. 4 Cfr l’Ars combinatoria (G. II), recherche analytique des « concepts simples » à partir des données complexes, et resynthèse du complexe à partir du simple. – Leibniz a traité souvent des rapports de l’analyse et de la synthèse avec la démonstration et l’invention, par exemple dans le Discours touchant la méthode de la certitude et l’Art d’inventer (G. VII, p. 183), dans la dissertation De synthesi et analysi universali seu Arte inveniendi et judiçandi (G. VII, pp. 292-298), dans les Fragments mathématiques publiés par Couturat (Opuscules et fragments inédits de Leibniz, Paris, 1903, pp. 572-573), etc. Il n’est guère probable que ces derniers travaux, restés manuscrits, et publiés bien après l’édition de Dutens, aient passé sous les yeux de Kant ; mais les principes généraux qui s’y trouvent exposés purent lui être transmis, soit par d’autres écrits de Leibniz, soit aussi par l’intermédiaire du mathématisme wolfien (qui s’inspire à la fois de Leibniz et de sources indépendantes) 5 N. E., ch. 17. G. V, p. 458. 6 Les propositions identiques – que Kant appellera « analytiques » – sont celles dont la vénté se fonde sur l’identité formelle du sujet et du prédicat 7 Les définitions « ne sont autre chose qu’une exposition distincte des idées » [N. E., I, ch. 2. G. V, 24 Ch.II L’Idée d’un « sytème »de la raison 39 40 à dire les définitions, jointes aux Axiomes identiques, expriment les principes de toutes les démonstrations1 » . Les propositions non identiques fussentelles des vérités innées et des axiomes même, comme les axiomes d’Euclide, sont toutes justiciables de cette réduction analytique : « il faut tacher de les réduire aux premiers principes, c’est à dire aux Axiomes identiques et immédiats par le moyen des définitions, qui ne sont autre chose qu’une exposition distincte des idées2 » . 20 Le procédé rationnel d’invention doit donc, par une analyse de plus en plus pénétrante des notions et des jugements, les rapprocher indéfiniment d’un point idéal, où leur parfaite « clarté et distinction » permettrait de les exprimer par des « propositions identiques » . » L’identité, voilà, pour Leibniz, la limite commune des axiomes et des définitions dans un système rationnel. Il va de soi qu’un pareil système n’admettra d’autres « vérités » que les propositions formellement ou virtuellement identiques. Le fragment que nous allons transcrire résume la doctrine de Leibniz sur ce point : « Generaliter omnis propositio vera (quae identica sive per se vera non est) potest probari a priori ope Axiomatum seu propositionum per se verarum, et ope defmitionum seu idearum. Quotiescumque enim praedicatum vere affirmatur de subjecto, utique censetur aliqua esse connexio realis inter praedicatum et subjectum, ita ut in propositione quacumque : A est B (seu B vere praedicatur de A), utique B insit ipsi A, seu notio ejus in notione ipsius A aliquo modo contineatur, idque, vel absoluta necessitate in propositionibus aeternae veritatis vel certitudine quadam ex supposito decreto substantiae liberae pendente in contmgentibus, quod decretum nunquam omnimode arbitrarium et fundamenti expers est, sed semper aliqua ejus ratio (inclinans tamen, non vero necessitans [h. e. inclinans infallibiliter, licet nulla ponatur in re necessitas]) reddi potest, quae ipsa ex notionum analysi (si ea semper in humana potestate esset) deduci posset et substantiam certe omnisciam omniaque a priori ex ipsis ideis suisque decretis videntem non fugit. Constat ergo omnes veritates etiam maxime contingentes probationem a priori seu rationem aliquam cur sint potius quam non sint habere. Atque hoc ipsum est quod vulgo dicunt, nihil fieri sine causa, seu nihil esse sine ratione3 » . De ce texte se dégagent les lignes essentielles d’un système, dont la clef de voûte serait la Perfection divine, raison intelligible de toutes choses : « p. 73), 1 N. E., IV, ch. 8. G. V, p. 413. 2 2. N. E., I, ch. 2. G. V, p. 92. 3 Fragment sans titre, dans G. VII, Philos. Abhandlungen, n0 X, pp. 300-301. 25 LIVRE I : CRITIQUE ET SYSTÈME 41 ultima ratio rerum1 » . 30 Peut-être voit-on mal comment ce traitement purement logique d’axiomes et de définitions pourrait rejoindre le plan ontologique du réel ; et n’est-ce point là que doit aboutir la « démonstration » ? Il est vrai : à partir d’une définition nominale, les propositions analytiques, qui affirment l’identité totale ou partielle entre l’objet défini et ses notes constitutives, n’intéressent qu’hypothétiquement l’ordre de l’existence actuelle ou possible. D’autre part, dans la définition dite « réelle » , la réalité en soi de l’objet n’a pour nous, semble-t-il, d’autre fondement logique possible que notre expérience de son existence ; mais : « quoad nos » , cette réalité empirique demeure contingente ; ne devrait-elle pas, pour entrer dans une « démonstration » , être elle-même, sous quelque rapport, nécessaire ? L’objection que l’on vient de lire reçut une solution complète dans le Discours de Métaphysique (1686), dans la Correspondance de Leibniz, et dans plusieurs fragments manuscrits. Indépendamment de ces sources, encore inédites du vivant de Kant, celui-ci put trouver, en des ouvrages déjà publiés, les principes au moins de la solution leibnitzienne. Ainsi, la voie vers cette solution était largement frayée par un important article des Acta eruditorum (1684), qui dégage les propriétés des « notions ou des définitions adéquates » . Une définition qui serait distincte seulement dans son contour extérieur, dans son opposition globale à d’autres ensembles conceptuels, resterait inadéquate ; l’adéquation exclut toute indistinction : « Cum vero id omne quod notitiam distinctam ingreditur, rursus distincte cognitum est, seu cum analysis ad finem usque producta habetur, cognitio est adaequata, cujus cxemplum perfectum nescio an homines dare possint ; valde tamen ad eam accedit notitia numerorum2 » . Et voici la propriété intéressante des définitions adéquates : « ... Quandocumque habetur cognitio adaequata, habetur et cognitio possibilitatis a priori ; perducta enim analysi ad finem, si nulla apparet contradictio, utique notio possibilis est3 » . Deux remarques de Leibniz révèlent, à ce sujet, le fond de sa pensée. D’abord, il rapproche de la définition adéquate les « definitiones causales » , qui font connaître à priori la possibilité de leur objet en montrant « la manière de le produire4 » ; entendons : sa formule de structure, son idée exemplaire, – 1’ « idea factiva » des thomistes. Tous les produits de notre 1 De rerum originatione radicali (G. VII, p. 302). Meditationes de Cognitione, Veritate et Ideis (Acta eruditorum, Lipsiae, 1684), G. IV, p. 423. 3 Ibid., p. 425. 4 Loc. cit. 2 26 Ch.II L’Idée d’un « sytème »de la raison activité, soit idéale, soit extérieure, nous sont connaissables de la sorte, dans la mesure où nous en sommes les auteurs 1 : « Possibilitatem... rei a priori cognoscimus..., cum notionem resolvimus in sua requisita, seu in alias notiones cognitae possibilitatis, nihilque in illis incompatibile esse scimus ; idque fit inter alia, cum intelligimus modum, quo res possit produci, unde prae caeteris utiles sunt Definitiones causales 2 » . 42 Le parallélisme ontologiste entre cause et raison logique éclaire la portée de cette remarque : la « définition causale » révèle quelque chose de l’intelligibilité propre de l’objet causé, sa « raison à priori3 » . S’il en est ainsi, on comprend aisément une seconde remarque de Leibniz. Des « définitions causales » qui exprimeraient, non plus seulement une règle de construction dans le plan du fieri, mais une loi de création dans le plan absolu de l’être, seraient, au sens parfait de l’expression, des « définitions adéquates » . Puisque la causalité créatrice se termine aux réalités individuelles, la définition parfaitement adéquate envelopperait, outre les notes dites essentielles, toutes les déterminations particulières, tous les prédicats, même contingents, des individus : « La notion d’une substance individuelle enferme une fois pour toutes tout ce qui luy peut jamais arriver, [de sorte] qu’en considérant cette notion, on y peut voir tout ce qui se pourra véritablement énoncer d’elle4 » . « Dieu, voyant la notion individuelle ou hecceité d’Alexandre, y voit en mesme temps le fondement et la raison de tous les prédicats qui se peuvent dire de luy véritablement, comme par exemple qu’il vaincrait Darius et Porus, jusqu’à connoistre à priori (et non par expérience) s’il est mort d’une mort naturelle ou par poison5 » . A défaut de déclarations aussi expresses, les Nouveaux Essais (connus de Kant) énoncent le principe métaphysique d’où elles découlent : « Dans la rigueur métaphysique, ... il n’y a point de dénomination entièrement extérieure (denominatio pure extrinseca) à cause de la connexion réelle de toutes choses6 » . 1 Il peut être intéressant de rapprocher cette position leibnitzienne du principe général de la « science » (proprement dite), formulé, peu de temps après, par Vico : « La condizione per conoscere una cosa e il farla » , car « verum et factum convertuntur » . Cfr. B Croce, La filosofia di Giambattista Vico, Bari, 1911, p. 5. 2 G. IV, loc. sup. cit. 3 Voir ci-dessus, pp. 35-36. 4 Discours de Métaphysique, XIII. Cfr G. IV, p. 436. 5 Op. cit., p. 433. 6 N. E., II, ch. 25. G. V, p. 211. 27 LIVRE I : CRITIQUE ET SYSTÈME 43 S’il est vrai que toutes les choses et tous les événements soient reliés entre eux par un lien d’infaillible nécessité logique, aucune dénomination d’un être quelconque ne sera « purement extrinsèque » , ni par conséquent totalement étrangère à a définition de cet être. Or, nous le savons, cette infaillible nécessité logique, nullement incompatible avec la contingence métaphysique ou la liberté, Leibniz la dérive de la suprême règle morale de toute création : la « loi du maximum d’être » ou « du meilleur » . Loi de perfection, qu’au sein de la Cause première, la Sagesse infinie impose à la Puissance absolue, elle fonde la véritable possibilité des choses, celle qui, réellement, exige de passer à l’acte : « Possibilia sunt quae non implicant contradictionem. Actuaha nihil sunt quam possibilium (omnibus comparatis) optima ; itaque quae sunt minus perfecta, ideo non sunt impossibilia ; distinguendum est enim inter ea quae Deus potest, et ea quae vult : potest omnia, vult optima1 » . 44 De soi – « quoad se » – le procédé de l’analyse, appliqué aux définitions inadéquates, doit les rapprocher indéfiniment des définitions adéquates. A la limite, c’est-à-dire au point idéal où l’on posséderait la définition adéquate des choses, on connaîtrait par le fait même la totalité de leurs prédicats, absolus et relatifs : toutes les propositions deviendraient analytiques, « identiques » , puisqu’elles attribueraient à chaque être les notes de sa propre définition, et permettraient, grâce à la loi du meilleur, de discerner parmi les possibles ceux qui sont véritablement appelés à l’existence. Leibniz vient de nous exposer ce que serait de droit, « quoad se » , un système rationnel de l’objet. A quel degré cette perfection systématique estelle réalisable dans notre connaissance humaine, « quoad nos » ? Elle est incontestablement réalisable – on l’insinuait plus haut – partout où notre esprit construit lui-même l’objet qu’il contemple, par exemple en mathématiques. Là, en effet, 1 analyse et la synthèse sont rigoureusement réciproques et doivent donc, suffisamment poussées, rencontrer un principe commun qui les fonde. Néanmoins, en mathématiques même, cette recherche analytico-synthétique emprunte souvent le raccourci des « hypothèses » : la conclusion qui exprime synthétiquement la structure de l’objet mathématique reste alors conditionnelle, subordonnée à la valeur de l’hypothèse intervenue ; mais on peut « vérifier les suppositions ou Hypothèses, quand il en naist beaucoup de conclusions, dont la vérité est connue d’ailleurs, et quelquefois cela donne un parfait retour, suffisant à demonstrer 1 28 Leibniz à Bernouilli, 21 fév. 1699. G, Die mathematischen Schriften L’s III p. 574. Ch.II L’Idée d’un « sytème »de la raison la vérité de l’hypothèse1 [...] L’analyse se sert [en mathématiques] des définitions et autres propositions réciproques, qui donnent le moyen de faire le retour et de trouver des démonstrations synthétiques2 » . « L’Analyse des Anciens estait, suivant Pappus, de prendre ce qu’on demande et d’en tirer des conséquences, jusqu’à ce qu’on vienne à quelque chose de donné ou de connu. J’ay remarqué que pour cet effect il faut que les propositions soyent réciproques, afin que la démonstration synthétique puisse repasser à rebours par les traces de l’Analyse, mais c’est tousjours tirer des conséquences. Il est bon cependant de remarquer icy, que, dans les Hypothèses Astronomiques et Physiques, le retour n’a point lieu ; mais aussi le succès ne demonstre pas la vérité de l’hypothèse. Il est vray qu’il la rend probable3 ... » . 45 La dernière proposition du texte ci-dessus appelle notre attention sur les objets non mathématiques, dont l’existence ne se confond pas avec leur construction idéale. Ils sont, à vrai dire, comme les objets mathématiques, soumis à la démonstration analytique, valable pour tous les objets indistinctement4 . Mais cette démonstration ne conduit pas au delà des rapports formels d’inclusion et d’appartenance d’une essence donnée : l’existence réelle ou possible lui échappe5 . Or le système leibnitzien enveloppe l’existence même de ses objets. Celle-ci est saisie par l’expérience et par la démonstration : « Philalèthe : ...Nous connaissons nostre existence par l’intuition, celle de Dieu par démonstration et celle des autres par sensation... – Théophile : Je suis entièrement d’accord de tout cecy. Et j’adjoute que l’apperception immédiate de nostre Existence et de nos pensées nous fournit les premières vérités a posteriori ou de fait, c’est à dire les premières Expériences, comme les propositions identiques contiennent les premières vérités a priori, 1 A vrai dire, une hypothèse n’est jamais complètement démontrée par la seule vérification de ses conséquences : ab antecedente ad consequens, non autem e converso, illatio valet. Il n’y aurait « parfait retour » , et par conséquent « démonstration » de l’antécédent, que dans le cas singulier où l’ensemble des conséquences rigoureusement déduites de cet antécédent équivaudrait à une division logique complète des propriétés de celui-ci. Le rapport entre l’antécédent et le système de ses conséquences deviendrait alors « convertible s (non vi formae, sed ratione materiae), et la démonstration, en s’achevant, ferait retour au type analytique. 2 N. E., IV, ch. 12. G. V, pp. 431-432. 3 N. E., IV, ch. 17. G. V, p. 400. 4 La syllogistique ancienne ne reçoit, de Leibniz, que des amendements de détail. Cfr N. E., IV, ch. 17, §4. G. V, pp. 460-463, 469, etc. 5 Sauf peut-être l’existence nécessaire de l’Être infini, déduite analytiquement à partir de la possibilité objective de cet Être : « ... je ne veux point repeter ce qui a esté discuté entre nous sur les idées et les vérités innées, parmy lesquelles je compte l’idée de Dieu et la vérité de son Existence » ( N. E., IV, ch. 10. G. V, p. 416. Voir les considérations développées ensuite, pp. 418-419, sur l’argument ontologique et sur le complément qu’il requiert). 29 LIVRE I : CRITIQUE ET SYSTÈME ou de Raison, c’est à dire les premières lumières1 » . Cependant, les vérités de fait (ou d’expérience contingente) ne peuvent, elles-mêmes, entrer dans un système rationnel qu’en s’appuyant à la nécessité logique des principes : « Quant à la Métaphysique [c’est-à-dire au système objectif des « essences » ou « possibles » ], je prétends d’y donner des démonstrations Géométriques, ne supposant presque que deux vérités primitives, sçavoir en premier lieu le principe de contradiction, car autrement si deux contradictions [contradictoires] peuvent estre vrayes en mesme temps, tout raisonnement devient inutile ; et en deuxième lieu, que rien n’est sans raison, ou que toute vérité a sa preuve a priori, tirée de la notion des termes, quoyqu’il ne soit pas tousjours en nostre pouvoir de parvenir à cette analyse2 4 » . 46 Nous savons où Leibniz chercha le principe de valorisation métaphysique du fait contingent : sa doctrine de l’optimisme nous montre, dans l’Infinie Sagesse, la raison dernière et infaillible de la réalisation du meilleur. Toutefois cette valorisation globale de l’expérience brute est loin encore de constituer un système métaphysique concret du fini, c’est-à-dire un système de « définitions adéquates » des choses. Le problème qui demeure à résoudre, c’est précisément de passer des notions expérimentales, plus ou moins confuses, fruit d’une analyse toujours incomplète, aux définitions véritablement adéquates, présentes à la pensée divine. Incapables d’effectuer le passage, nous suppléons à cette inaccessible science par des approximations qui tendent asymptotiquement à la rejoindre. Leibniz attache une extrême importance à « l’art d’estimer les verisimilitudes, [art] plus utile... qu’une bonne partie de nos sciences demonstratives3 » . Ce qui, dans l’analyse des objets finis, nous paraît exprimer une utilité plus grande ou une probabilité plus haute, bref, ce qui nous paraît le meilleur, a quelque chance de l’être en effet et d’approcher de la définition rationnelle vraie. Il y a, pour ainsi parler, une science du probable, ou mieux, du degré de probabilité (quoad nos) : « ... Les liaisons sont mesme nécessaires quand elles ne produisent qu’une opinion, lorsqu’apres une exacte recherche la prevalence de la probabilité, autant qu’on en peut juger, peut estre démontrée, de sorte qu’il y a démonstration alors, non pas de la vérité de la chose, mais du parti que la prudence veut qu’on prenne4 » . 1 N. E., IV, ch, 9. G. V, p, 415. Leibniz à Arnauld, juin 1686. G. II, p. 58, 3 N. E. IV, ch. 2. G. v, p. 353, 4 N, E., IV, ch. 17. G, V, p, 457. 2 30 Ch.II L’Idée d’un « sytème »de la raison En résumé : 47 Le nœud logique du système de Leibniz est l’identité : identité de la « définition adéquate » avec elle-même, et par conséquent, puisque la définition adéquate exprime l’essence réelle, infailliblement promise à l’existence, identité de l’être avec lui-mârne. Vers cette identité parfaite doit converger toute connaissance objective, tant humaine que divine, s’il faut admettre : 1o que les « propositions identiques » (ou analytiques) sont immédiatement évidentes ; 20 que les propositions vraies sont toutes « identiques » ou réductibles à des « identiques » (formaliter vel virtualiter identicae). Et s’il en est ainsi, la vérité rationnelle d’une proposition non identique enveloppe nécessairement le complément d’intelligibilité que requiert cette proposition pour devenir une proposition identique : tel est, chez Leibniz, le sens primitif du « principe de raison suffisante1 » . Trouve-t-on, dans le système leibnitzien, des « propositions synthétiques » , comparables aux synthèses reconnues par Kant ? Assurément, et non seulement des synthèses empiriques, mais (avant la lettre) des synthèses à priori. Ces dernières sont de deux sortes : a) Les constructions immanentes de la mathématique, synthèses à priori dont la nécessité formelle est susceptible de réduction analytique complète2 ; b) Toutes les propositions non identiques, envisagées dans leur vérité rationnelle, c’est-à-dire comme anticipations de l’identité nécessaire ; en d’autres termes : toutes les applications du principe de raison suffisante à des vérités non analytiques3 . La synthèse rationnelle (a priori) n’est donc point absente du système leibnitzien, mais elle s’y inscrit rigoureusement dans l’identité. 48 Quant aux synthèses empiriques (a posteriori ), elles entrent dans le système comme le stade confus et l’approximation plus ou moins lointaine d’autant d’unités rationnelles : « définitions » ou « idées pures4 4 » , qui fondent à priori la vérité de l’expérience sensible5 . [Cette vue est évidemment incompatible avec la théorie du la sensibilité propre au criticisme kantien de la période classique.] 1 Voir le texte cité plus haut, pp. 39-40. Aussi : Cahier II, 3e édit., p 134 note et Précis d’Histoire de la Philosophie moderne, t. I, pp. 174-175 2 Voir, ci-dessus, pp. 43-44. 3 Les applications concrètes du principe de raison suffisante ressortissent aux méthodes de l’infinitisme leibnitzien, comme autant de « passages à la limite » . Voir Cahier II, 3e édit. pp. 161-163, 4 « Les idées pures... que j’oppose aux phantômes des sens » (N, E., I, ch. 1. G. V, p. 73). 5 Voir ci-dessus, pp. 45-46. 31 LIVRE I : CRITIQUE ET SYSTÈME §2. – L’idéal systématique chez Kant Les éléments du système leibnitzien, groupés dans le premier paragraphe de ce chapitre, avaient reçu, du vivant de Kant, une publicité suffisante pour être, dès lors, accessibles à tout philosophe de métier. Ont-ils été effectivement connus de Kant ? Plusieurs indices feraient croire que, si aucune thèse essentielle de Leibniz n’échappa au penseur de Königsberg, en revanche l’unité logique profonde qui relie les divers aspects du leibnitzianisme ne fut pas clairement aperçue. Nous voudrions montrer ceci rapidement. 10 Échos à Leibniz dans les ouvrages de Kant 49 Seuls nous intéressent ici les points qui commandent la structure organique de la doctrine de Leibniz. Les pages suivantes ne feront pas double emploi avec le Livre I du Cahier III, où sont rappelés les débuts « wolfiens » de Kant. Le mémoire d’habilitation de celui-ci à l’université de Königsberg, en 1755 (Principiorum primorum cognitionis metaphysicae nova dilucidatio), mentionne à plusieurs reprises l’ Ars combinatoria et la Caractéristique 1 : deux parties de l’œuvre de Leibniz qui mettent fortement en relief quelques lignes dominantes de son système, entre autres les principes premiers de sa méthode analytique et de son mathématisme. « Lege characteristica ita exigente » , note Kant à l’appui d’une démonstration2 2 ; et un peu plus loin3 : « En spécimen, dit-il, ... in arte characteristica combinatoria » . Il adopte d’ailleurs, devant les immenses horizons qu’avait entrevus l’auteur de la Combinaioire, une attitude réservée, voire un peu narquoise. Certes, en des cas privilégiés, la méthode combinatoire trouve son emploi : « Equidem, si ad principia absolute prima perventum est, non infitior aliquem artis characteristicae usum licere, cum notionibus atque adeo terminis simplicissimis ceu signis utendi copia sit4 » . Mais, quand il s’agit d’objets complexes, la difficulté de l’application devient inextricable (« inextricabili difficultate impeditur5 » ). Veut-on savoir, ajoute-t-il, ce qu’il pense de cet art fameux qui n’a point survécu à son inventeur : « de hac arte, quam postquam Lcibnizius inventam venditabat, eruditi omnes eodem cum tanto viro tumulo obrutam conquesti sunt6 » ? Il ne saurait mieux répondre qu’en rappelant l’apologue du laboureur, qui lègue 1 Voir notre Précis d’Histoire de la Philosophie moderne, t. I, Louvain, 1933. pp. 161-164. Nova dilucidatio, sect. I, prop, 1. Ëdit. Ak., Bd, I, p, 389. 3 Ibid., scholion, 4 Op.cit., p. 390. 5 Ibid. 6 Op. cit., p. 389. 2 32 Ch.II L’Idée d’un « sytème »de la raison à ses fils un trésor enfoui dans les champs, mais expire avant d’avoir indiqué l’emplacement précis de la cachette ; l’espoir de le découvrir engagera les héritiers à retourner infatigablement le sol : à défaut de trésor, ils obtiendront des récoltes plus riches1 C’était là, peut-être, se débarrasser un peu lestement du problème. Pourtant, le secret de l’ample construction leibnitzienne, Kant le possédait, au moins virtuellement, puisqu’il énonce le principe même qui la fonde et en assure la cohérence : « Omnis nostra ratiocinatio in praedicati cum subjecto vel in se vel in nexu spectato identitatem detegendam resolvitur2 » . 50 Et se doute-t-il, lui qui déjà se détachait de Wolff, à quel point il navigue encore dans le sillage de leur maître commun, lorsqu’il oppose en ces termes la connaissance divine à la nôtre : « ... Hinc videre est : Deum non egere ratiocinatione, quippe, cum omnia obtutui ipsius liquidissime pateant, quae conveniant vel non conveniant, idem actus repraesentationis intellectui sistit, neque indiget analysi, quemadmodum, quae nostram intelligentiam obumbrat nox, necessario requirit3 » . C’est exactement ce que voulait dire Leibniz, en déclarant que les propositions contingentes, pour manifester leur évidence rationnelle, « infinita Dei analysi indigent, quam solus Deus transire potest4 » : car l’intégration d’une « analyse infinie » ne s’achève que dans l’unité simple d’un acte intuitif parfait. Il vaut la peine aussi de remarquer la thèse générale à laquelle se rattachent ces déclarations de Kant : « Dans l’enchaînement des vérités, la priorité appartient au principe (positif) d’identité, non au principe (négatif) de contradiction 5 » . Nous verrons en son lieu ce que devint, au cours du développement ultérieur de la pensée de Kant, cette primauté absolue de l’identique. L’auteur de la Nova dilucidatio (1755) se rendait compte, assurément, que la réduction de toute évidence métaphysique à celle de l’identité, non seulement exigerait de nous une analyse infiniment laborieuse, mais passait les forces de notre raison. Ses réserves sur ce point deviennent plus explicites encore, si possible, dans l’opuscule intitulé : Untersuchung über die Deutlichkeit der Grundsätze der natürlichen Theologie und Moral (1764), où il souligne 1 Ibid., p. 390. Nova dilucidatio, sect. I, prop. III, scholion. Ak., Bd. I, p. 391. Le Point de départ, IV.- 4. 3 Ibid. 4 Leibniz, Philos. Schriften, éd. Gerhardt, t. VII, p. 200. 5 Cfr op. cit., p. 390 : « Prop. III. Principii identitatis ad obtinendum in veritatum subordinatione principatum prae principio contradictionis praeferentiam ulterius stabilire. » 2 33 LIVRE I : CRITIQUE ET SYSTÈME 51 le contraste entre la méthode synthétique (constructive) des mathématiques et la méthode analytique de la métaphysique1 . Le rêve d’une métaphysique édifiée par un enchaînement de synthèses cesserait d’être chimérique le jour où serait achevée l’analyse des données objectives ; il s’en faut de beaucoup qu’on en soit là : « Bien du temps s’écoulera, avant que la métaphysique puisse procéder synthétiquement ; pour y rendre possible, comme en mathématiques, une synthèse qui dérive les connaissances composées des connaissances simples, l’analysa devrait, au préalable, nous avoir livré des concepts parfaitement distincts dans toutes leurs parties2 . » 52 En attendant, que faire, sinon recueillir les données immédiates de l’expérience, pour y discerner, à défaut des éléments à priori, absolument premiers, dont se composeraient des définitions adéquates, du moins quelques contenus objectifs réellement premiers par rapport à nous : « concepts élémentaires » et « jugements indémontrables3 » ? Une métaphysique a posteriori, expérimentale et analytique, voilà, estime-t-il, ce que nous pouvons en tout cas ambitionner4 . Deux ans plus tard, dans les Träume eines Geistersehers erläutert durch Träume der Metaphysik (1766), cette foi, que l’on sent précaire, en une métaphysique de l’expérience, est fortement ébranlée ; et il n’est plus même question de réserver, par manière d’hypothèse, la vague et lointaine possibilité d’une métaphysique synthétique selon l’idéal leibnitzien. Pourtant, l’on n’oserait affirmer que cet idéal s’effacera jamais complètement de la pensée de Kant. En pleine période criticiste, la perspective d’ensemble de la raison théorique se règle encore, chez lui, sur un point-limite, un suprême achèvement, où l’analyse régressive rejoindrait, par identité, le principe inconditionnel des structures synthétiques nécessaires, des « définitions adéquates » : quel que soit le champ du savoir « objectif » , l’idéal « problématique » du système, chez Kant, reste conforme à l’idéal mathématiste de Leibniz. Les indices de ceci ne manquent pas : nous en rencontrerons plus loin ; en voici un qui figure dans les deux premières éditions de la Critique de la raison pure. A l’inverse de ce qui se passe en mathématiques, « la définition [proprement dite] couronne la recherche philosophique plutôt qu’elle ne 1 Voir Cahier III, 3e édit, pp. 38-39 (1e édit., pp. 21-22). Ueber die Deutlichheit, usw., Ak., Bd. II, p. 290. 3 Op. cit., pp. 284, 286, et cfr Cahier 111, 3e cuit., p. 35 (1e édit., p. 19) 4 Ce serait vraiment, selon Kant, une « métaphysique » , dont la certitude no le coderait qu’a la certitude mathématique. Le privilège des mathématiques réside dans le fait que l’objet mathématique, étant totalement construit par nous, sa définition nous est parfaitement claire et distincte, tandis que la notion métaphysique, imposée du dehors à notre esprit, reste entachée d’obscurité. Si l’analyse de la notion métaphysique pouvait être poussée jusqu’à en bannir toute trace de « confusion » , la méthode de la métaphysique rejoindrait, d’un bond, celle des mathématiques (cfr Ueber die Deutlichkeit, usw., éd, cit., p. 291). 2 34 Ch.II L’Idée d’un « sytème »de la raison l’inaugure1 » : la philosophie tend vers l’identité parfaite de la définition et de l’objet défini. « La philosophie fourmille de définitions défectueuses, de celleslà surtout qui enveloppent certains éléments de la définition [vraie], mais non encore la totalité de ces éléments... [Cependant] on peut... employer très utilement des définitions incomplètes, c’està-dire des propositions qui ne sont pas encore proprement des définitions, mais qui sont vraies d’ailleurs, et par conséquent en approchent 2 . Pour la mathématique, la définition est une condition d’être (esse) ; pour la philosophie, une condition de mieux être (melius esse). Il est beau, mais souvent très difficile d’y parvenir3 » . 53 Même dans la période criticiste, l’idéal systématique de Kant n’a donc point cessé d’être leibnitzien : l’analyse contrôle la synthèse ; l’identité commande en dernier ressort. C’est que – chez Kant, autant que chez Leibniz ou chez Wolff – l’identité n’est pas seulement le couronnement idéal du « système » , mais avant tout le seul point d’appui incontestable de la démonstration. En le constatant, nous ne songeons pas uniquement à un genre de déclarations répétées en divers endroits de la Critique, par exemple aux paragraphes 16 et 17 (de la 2e éd.) : que l’affirmation de la synthèse à priori est fondée sur l’analyse ; que « la proposition, qui fait de l’unité synthétique la condition de toute pensée, est elle-même analytique4 » ; que « le principe de l’unité nécessaire de l’aperception est lui-même identique, et s’exprime donc par une proposition analytique, encore qu’il prononce la nécessité d’une synthèse de la diversité donnée dans une intuition5 » ; nous songeons aussi à des remarques, d’un tour moins abstraitement logique et d’une portée réelle plus étendue : ainsi, lorsque Kant se résout à une épistémologie entièrement nouvelle, qui reporte dans le sujet toute détermination à priori de l’objet, la raison qui le décide à ce retournement de la perspective classique, c’est, dit-il, la possibilité de fonder, sur la permanence d’un sujet identique, la connaissance à priori des objets : « Si notre intuition des choses doit se régler sur leur structure [hors de nous], je ne vois pas comment nous pourrions en connaître quelque chose à priori, mais je le conçois très bien, si l’objet, comme objet des sens, se règle sur la structure de notre 1 KRV, Methodenlehre, I, 1 : A, p. 731 ; B, p. 739. Nous soulignons. 3 Op. et loc. cit., note 1. – Comparer avec la doctrine leibnitzienne des « vérisimilitudes » , anticipations hypothétiques, plus ou moins probables, de la vérité rationnelle. Cfr Cahier II, 3e édit., pp. 162-163, et ci-dessus pp. 45-46. 4 KRV, B, p. 138. 5 KRV, B, p. 135. 2 35 LIVRE I : CRITIQUE ET SYSTÈME faculté intuitive1 » . Veut-on « une excellente pierre de touche pour apprécier ce que j’estime un retournement complet de notre méthode de penser ? Voici : nous ne connaissons à priori, des choses, que ce que nous y mettons nous-mêmes2 » . 54 55 Evidemment, le mystère de l’à priori se dissipe, et prend l’évidence d’une identité, si notre connaissance anticipée des objets n’est autre chose que la connaissance de notre participation active à leur structure. Leibniz, avec la même exigence logique de l’identité, allait plus loin, jusqu’à une suprême identité ontologique ; néanmoins lui, non plus, n’admettait de connaissances nécessaires que celles qui jaillissent de la spontanéité profonde de la monade, selon la loi constitutive de celle-ci. De part et d’autre, la possibilité prochaine de la connaissance à priori est mesurée à la présence antécédente du contenu de cette connaissance dans les virtualités du sujet. Faut-il rappeler que cette innéité des représentations, chez Leibniz, s’étend beaucoup au delà de l’à priori kantien, qui se limite à la structure formelle de l’objet immanent ? Parce qu’il enfermait, dans les virtualités de chaque monade intellectuelle, le champ entier de la représentation des « possibles » , matière et forme tout ensemble, Leibniz maintenait, à travers les niveaux échelonnés de la connaissance, depuis la sensibilité externe jusqu’à la raison supérieure, une homogénéité foncière, et pouvait se flatter d’approcher des définitions adéquates par un passage graduel du « confus » au « distinct » : d’où l’extension, qu’il tenta, des procédés du « calcul de l’infini » à la métaphysique. Au contraire, Kant (comme Wolff, d’ailleurs) reconnut de tout temps, dans nos intellections, l’apport hétérogène d’une véritable expérience externe ; il en arriva même, vers 1764-1766, à ne plus admettre d’autre contenu de notre pensée que les Data d’expérience, c’est-à-dire un élément incommensurable à l’objet rationnel. Si, en 1770, revenant momentanément à Leibniz, il essaie de fonder la métaphysique sur des « idées pures » , totalement à priori, presque aussitôt (dès 1772 peut-être, mais certainement en 1775), il abandonne l’espoir d’établir la valeur objective de ces idées : le dualisme de la matière et de la forme de nos connaissances reparaît, total et irréductible. Néanmoins, tant resta grande l’attraction leibnitzienne, nous verrons Kant lui-même restaurer, dans la suite, quelque chose des « idées pures » , sous la forme de « Data à priori » , produits purs d’une activité pure, exercée en présence d’un donné empirique3 ; le nom même d’ « acquisitio originaria » , attribué par Kant à cette émergence contingente d’idées pures, est emprunté au grand initiateur du rationalisme allemand. En 1790, dans un long mémoire en réponse au philosophe wolfien Eberhard, 1 KRV, Vorrede, B, p. xvii. Op. cit., p. XVIII. 3 Voir plus loin, pp. 127-130. 2 36 Ch.II L’Idée d’un « sytème »de la raison 56 Kant fut amené à confronter systématiquement sa propre doctrine avec celle de Leibniz, qu’il ramène aux trois points suivants : 1. Le principe de raison suffisante ; 2. La monadologie ; 3. L’harmonie préétablie11 . Un peu plus tard, vers 1792-1793, dans une étude sur « Les progrès de la métaphysique depuis Leibniz et Wolff2 » , il délimite comme suit « l’apport original de Leibniz en métaphysique : « Le principe de l’identité des indiscernables, le principe de raison suffisante, le système de l’harmonie préétablie, enfin la monadologie3 » . Ces thèses cardinales de la métaphysique de Leibniz étaient familières à Kant depuis les débuts wolfiens de sa carrière philosophique4 ; si, vers 1790, elles sollicitent de nouveau son attention, leur cohérence étroite avec l’idéal nécessaire de l’identité lui échappe toujours. Cette imparfaite compréhension se trahit cà et là, dans l’ Entdeckung et dans les Fortschritte, ne serait-ce que par la méconnaissance du rôle dévolu à l’infinitisme dans le système leibnitzien. Cependant, en un point, Kant n’est pas loin de saisir le nœud de tout le problème de méthode qui nous occupe, c’est-à-dire, en définitive, le rapport entre synthèse et identité. Eberhard contestait l’originalité de la notion de « jugement synthétique à priori, pièce essentielle de la Critique de la Raison pure : la division kantienne des jugements nécessaires en « jugements analytiques » et « synthétiques à priori » ne ferait que répéter en d’autres termes la division leibnitzienne des mêmes jugements en « identiques » et « non identiques » . A cela Kant répond que l’expression négative et confuse : « jugements non identiques » ne laisse rien soupçonner de ce que l’on voudrait surtout savoir : le rapport possible de leur structure à leur fonction d’apriorité ; autrement en va-t-il de l’expression : « jugements synthétiques à priori » , qui introduit à un problème précis 5 . La remarque ne manquait pas de pertinence à l’égard d’Eberhard ; peut-être, cependant, eût-il fallu ne point oublier que les « jugements non identiques » étaient, en un sens très positif, chez Leibniz, des « jugements virtuellement identiques » , et, par cette extension logique virtuelle, se rapprochaient tout de même un peu des jugements synthétiques à priori kantiens. Les uns et les autres ont en commun de ne point reposer sur la seule analyse, que nous pouvons faire actuellement, de leur sujet, mais 1 Ueber eine Entdeckung nach der alle neue Kritik der Vernunft durch eine ältere entbehrlich gemacht werden soll, Königsberg, 1790. Cfr Ak., Bd. VIII, pp. 390-394. 2 Ueber die Fortschritte der Metaphysik seit Leibniz und Wolff, publié par F. T. Rink, selon le vœu de Kant, en 1804. 3 Op. cit., Erster Entwurf, IIe Abteilung. Cfr Ak., Bd. XX (1942), p. 285 ou éd. Cassirer, Berlin, 1922, Bd. VIII, p. 167. 4 Comme en témoignent les écrits de la période précritique, voir Cahier III, livre I. – Kant connaissait aussi l’opposition leibnitzienne du « règne de la Nature » et du « règne de la Grâce » : lui-même rattachait le « règne de la Grâce » au domaine pratique de la raison, c’est-à-dire à la métaphysique du « souverain bien » et des « postulats moraux » . Voir, par exemple, KRV, B (Méthodol. II, 2), p. 84. 5 Entdeckung, usw., Ak., Bd. VIII, p. 244 (lignes 27-37), 37 LIVRE I : CRITIQUE ET SYSTÈME d’exiger, pour justifier leur vérité, un autre fondement (Grund ) que cette analyse1 . Un autre fondement : lequel ? Ici la divergence devenait inévitable ; essayons de la mesurer. Aux yeux de Leibniz, la suprême condition requise pour la vérité des propositions non identiques réside dans la Pensée créatrice, où chaque réalité existante trouve sa « définition adéquate » : c’est dans la source transcendante de toute intelligence, « à l’infini » des séries de termes finis, que s’affirme l’empire universel de la loi d’identité. Kant, de son côté, nous a laissé, parmi ses annotations préparatoires au mémoire contre Eberhard, quelques lignes instructives : « ... (Au sens logique, le principe de raison suffisante signifie, que toute proposition qui n’est pas purement problématique a sa raison intelligible [Grund] ; toutefois, cette raison n’est pas raison de la chose appréhendée, mais seulement de notre appréhension de la chose). [Le principe de raison suffisante] peut aussi être compris de la manière suivante, et sans aucun doute Leibniz l’a compris de la sorte : tout concept lié à un autre concept, sans l’être en vertu du principe de contradiction, présuppose quelque fondement [de sa liaison] différent du concept même auquel il est associé (...). Leibniz n’entendait probablement pas formuler ainsi un jugement synthétique particulier, mais le principe [général] des jugements synthétiques2 » . 57 Ces lignes de Kant rencontrent très largement la véritable pensée de Leibniz. Chez ce dernier, en effet, la raison suffisante est primitivement, nous le savons, une exigence d’ordre logique : elle couvre l’écart du « virtuellement identique » au « formellement identique » dans les jugements non identiques (synthétiques au sens kantien). Cette raison suffisante, ce fondement rationnel (Grund ), nos deux philosophes le cherchent d’abord dans une perfection objective de la pensée même. Pour Leibniz, ce sera l’intuition parfaite des essences par la Sagesse créatrice. Pour Kant, ce sera une intuition également : « Par conséquent [le fondement de la possibilité des jugements non analytiques] n’est autre que l’intuition ; intuition à priori, si la proposition est à priori ; intuition empirique, si la proposition est empirique3 » . La même interprétation a passé dans le texte de l’ Entdeckung : les jugements synthétiques, nous dit-on, offrent cette particularité « de n’être possibles que moyennant une intuition, sousjacente au concept de leur sujet4 » , 1 Op. cit., p. 245 (lignes 10-17). Vorarbeiten zur Schrift gegen Eberhard (Handschr. Nachlass, Bd. VII), Ak., Bd. XX, pp. 363-3643 Loc. cit. (dans la parenthèse figurée ci-dessus par quelques points). 4 Entdeckung, usw., Ak., Bd. VIII, p. 241. Cfr p. 245. 2 38 Ch.II L’Idée d’un « sytème »de la raison 58 intuition empirique ou intuition à priori selon les cas. L’unité synthétique d’un sujet et d’un prédicat trouve donc toujours le principe et la mesure de sa valeur dans son identité totale ou partielle avec un contenu d’intuition. Le criticisme kantien ne connaissant d’autres intuitions que celles de la sensibilité, ne connaît, non plus, de synthèse objectivement valable que dans les limites de l’objet sensible. Ne scmble-t-il pas que le dissentiment entre Kant et Leibniz porte moins sur la forme logique de nos jugements que sur le contenu qu’elle peut étreindre ? En tout cas, le dissentiment se complique ici d’un malentendu. Interrogeons Kant lui-même. Ce qu’il reprochait principalement à la méthode leibnitzienne se laisse deviner à travers un grief précis qu’il formula contre l’interprétai ion des jugements synthétiques à priori par Eberhard1 : on méconnaît, assure Kant, la vraie nature de ces jugements et leur différence avec les jugements analytiques, si l’on pose le problème de l’à priori « en termes de pure Logique ; cette science, en effet, n’a point à s’occuper da la possibilité de la connaissance quant à son contenu, mais seulement quant à sa forme, pour autant qu’il s’agisse d’une connaissance discursive : toute recherche sur la connaissance à priori d’objets doit être réservée exclusivement à la philosophie transcendantale2 » . 59 Nous pensons que la doctrine de l’identité, base première de la Mathesis universalis de Leibniz, débordait réellement, dans l’intention même de son auteur, et non par une méprise de celui-ci, les cadres d’une Logique purement formelle3 : Kant aura vu le leibnitzianisme à travers sa déformation wolfienne4 . Mais, au fond, il a raison d’affirmer que la logique du jugement, chez Leibniz, rencontre des problèmes qui, plus tard, seront réservés à une « philosophie transcendantale » distinguée soigneusement de la pure logique formelle ; et il n’eut pas tort de soupçonner, qu’avant ce clivage (correct ou non) du pur logique et du transcendantal, l’universalité absolue de la forme d’identité devait paraître, aux ontologistes d’avant la Critique, entraîner par nécessité logique une universalité pareille des « contenus » possibles de la connaissance. Mieux informés, aujourd’hui, sur les divers aspects du système leibnitzien, nous achèverions aisément de mettre au point l’exégèse encore hésitante, mais 1 Écho, en cela, de Baumgarten : « Eberhard exponiert seinen Baumgarten » . Cfr Vorarbeiten, usw., ed. et vol. cit., p. 365. 2 Entdeckung, usw., Ak., Bd. VIII, p. 244. – Leibniz, dit Kant quelque part dans les Fortschritte, a cru faire de la métaphysique alors qu’il ne faisait que de la logique. 3 Du moins à partir du moment où Leibniz introduisit, dans sa Mathématique universelle, le « calcul de l’infini » ; il se tenait, auparavant, au voisinage plus immédiat de l’arithmétique logique de Hobbes, sans toutefois partager le nominalisme extrême de celui-ci. 4 On se souviendra que Wolff crut améliorer la doctrine de Leibniz en essayant de ramener le principe de raison suffisante au principe de contradiction par un simple jeu de substitution de concepts. 39 LIVRE I : CRITIQUE ET SYSTÈME en somme pas trop inexacte, qui inspirait à Kant les notations suivantes : nous nous contentons de les transcrire : « Lorsque Leibniz jugea nécessaire d’adjoindre au principe de contradiction celui de raison suffisante, croyant projeter par là beaucoup de lumière sur la métaphysique, na ne conçoit pas qu’il ait entendu, par raison [suffisante], une [justification] analytique, ce qui reviendrait à ériger tout de même le principe de contradiction en unique principe. Il voulait dire qu’on devait admettre, en outre, un principe des connaissances synthétiques à priori, puisque, réellement, quelque chose intervient, comme principe de synthèse, dans la détermination des objets ; mais il n’a pas réussi à s’en faire une idée claire (nur er konnte sich dieses nicht deutlich machen)1 » . – « Vraisemblablement, Leibniz ne visait rien d’autre, par ses deux principes de contradiction et de raison suffisante, que la différence [fondamentale] entre jugements analytiques et jugements synthétiques à priori. Car le premier de ces principes est, dans les propositions affirmatives, celui même d’identité, [sur lequel repose toute analyse] ; quant au second, il demande, outre les concepts [qui forment la proposition], un autre fondement encore [la celle-ci] .. Sous le nom de principe de raison, Leibniz a probablement voulu désigner le principe, qui lui demeurait inconnu, des jugements synthétiques à priori (savoir : que, dans un jugement, ce qui n’est pas dérivé des concepts, en vertu du principe de contradiction, doit avoir ailleurs un fondement logique ; en dehors des concepts, il n’y a que l’intuition ; voilà, sans doute, l’élément inné mis par Leibniz à la base des connaissances à priori). Le fondement (de la synthèse à priori), il le concevait comme un principium contingentiae, c’est-à-dire [un principe concernant] les phénomènes ; et il pensait, en conséquence, que les propositions synthétiques à priori valent seulement pour les phénomènes. Car, effectivement, tous les phénomènes sont, comme tels, contingents, et eux seuls peuvent être l’objet de jugements synthétiques2 » . 60 Entre les méthodes des deux philosophes – ne disons pas entre leurs conclusions – l’écart tend singulièrement à se réduire. Pour terminer, relevons enfin, vers 1791, dans les premiers échanges de correspondance entre Kant et J. S. Beck, son ancien élève, un nouvel indice de l’intérêt avivé que le maître vieillissant prenait aux aspects systématiques 1 Vorarbeiten, usw., ed. et vol. cit. (Ak., Bd. XX), p. 366. Op. cit., p. 376. – Cfr, chez Leibniz, la théorie des « vérisimilitudes » et du fondement rationnel des jugements contingents. 2 40 Ch.II L’Idée d’un « sytème »de la raison 61 de Leibniz. Le 9 mai 17911 , il félicite Beck des thèses annexes de la Dissertation présentée par celui-ci à l’Université de Halle : elles témoignent, dit-il, d’une excellente intelligence de la philosophie critique. Plusieurs de ces thèses touchent directement aux questions de méthode qui se posent aux confins du kantisme et du leibnitzianisme. Par exemple, la thèse I : « Logica pura est doctrina analytica » ; la thèse III : « Mathesis est disciplina, quae conceptuum constructione conficitur » ; la thèse IV : « Analysis finitorum et infinitorum non est scientia analytica » ; la thèse VI : « In dijudicanda quaestione utrum metaphysica a Leibnitii tempore usque ad Kantium progressus fecerit, omnia in definitione metaphysices posita esse videntur » ; la thèse X : « Synthetica et analytica unitas eandem originariae apperceptionis unitatem dénotant2 » . Ces thèses formulent le point de vue kantien, mais avec le souci, dirait-on volontiers, de rester au contact étroit de la méthodologie de Leibniz. Cette particularité n’avait point échappé à Kant. Voulant décider son ancien élève, bon mathématicien, à cultiver la philosophie critique3 , il lui écrit, le 27 septembre 1791 : « ... Je ne perds pas tout à fait l’espoir que, si l’étude [de la Critique] ne peut éclairer immédiatement d’une lumière nouvelle la mathématique, cette dernière ne puisse, en revanche, par réflexion profonde sur ses propres méthodes et sur ses principes heuristiques, ... découvrir, pour la critique de la raison pure et pour la triangulation de celle-ci, des perspectives neuves, voire procurer à la raison de nouveaux moyens d’exposition de ses concepts abstraits, ou même – qui sait ? – quelque chose de semblable à l’ars universalis characteristica combinatoria de Leibniz4 » . 20 L’idée kantienne de « système » La réalisation progressive de l’unité systématique dans la doctrine de Kant nous occupera plus loin. Pour l’instant, nous voudrions seulement nous rendre compte de l’idée qu’il se faisait, théoriquement, de cette unité et des exigences qu’elle impose. Encore débutant, il avait appris, à l’école du wolfianisme, la nécessité d’assurer la cohérence de la philosophie par des enchaînements formels rigoureux. Il n’aperçut point d’abord les obstacles qui allaient bientôt lui rendre si laborieuse la mise en pratique de cet idéal. Nous avons suivi, étape par étape, dans le Cahier III, le développement « précritique » de sa pensée, et, par le fait même, enregistré les premières oscil1 Kant an J. S. Beck, 9. V. 1791 (Briefwechsel, II2), Ak., Bd. XI, p. 256. Briefwechsel, IV, Anmerkungen, Ak., Bd. XIII, pp. 298-299. 3 Ces efforts aboutiront aux trois volumes des Erläuterungen de Beck : nous en parlerons plus loin. 4 Kant an J. S. Beck, 27. IX. 1791 (Briefwechsel, II2), Ak., Bd. XI, p. 290. 2 41 LIVRE I : CRITIQUE ET SYSTÈME 62 lations de sa méthode. S’il commence, dès 1755, à s’affranchir de Wolff, c’est en invoquant néanmoins le principe fondamental du rationalisme leibnitzienwolfien, l’identité1 . En 1762-1763, il est aux prises avec les « jugements indémontrables » (unerweisliche Urteile), c’est-à-dire avec des vérités non analytiques, non réductibles à l’identité2 . Puis, il découvre l’impossibilité de transposer à la métaphysique la méthode constructive, analytico-synthétique, des mathématiques : la métaphysique doit émaner de l’expérience 3 . En 1766, l’usage légitime de la raison humaine lui apparaît limité plus strictement encore par les données expérimentales 4 3. La Dissertation de 1770 le ramène à la métaphysique, mais au prix d’une cassure entre la sensibilité et l’entendement 5 . Désormais sa tendance persistante vers l’unité systématique du savoir sera tenue en échec par l’hétérogénéité des deux sources de nos connaissances. Et déjà, depuis 1766 au moins, se dessinait en son esprit une nouvelle opposition : celle de la raison théorique et de la raison pratique, toutes deux autonomes6 . Pourtant, il ne met point en doute l’unité radicale des facultés de l’esprit. Dans cette conviction, qu’il exprime en plusieurs endroits, il eût été, au besoin, confirmé par la psychologie de Tetens (Philosophische Versuche über die menschliche Natur und ihre Entwicklung, Leipzig, 1777), où il trouvait rapportées à une source commune, non seulement les diverses facultés spéculatives, mais les facultés actives elles-mêmes. Le 20 août 17777 , avant ou après son premier contact avec Tetens, nous ne savons, il écrit à Markus Herz ces lignes, qui trahissent sa préoccupation intellectuelle au moment même où il se croit en mesure d’achever prochainement la Critique de la raison pure : « Depuis l’époque de notre séparation l’un de l’autre, mes recherches, d’abord fragmentaires, sur toute espèce de sujets philosophiques, ont pris figure de système et m’ont amené peu à peu à cette idée du tout sans laquelle il est impossible de juger de la valeur et de l’influence mutuelle des parties. A toutes mes tentatives d’avancer mes travaux dans ce sens, s’oppose malheureusement comme un obstacle au milieu du chemin, l’ouvrage que j’appelle la Critique de la raison pure : son achèvement m’occupe exclusivement pour l’heure, et j’espère en avoir fini complètement cet hiver8 » . 63 1 Voir Cahier III, 3e édit., pp. 32-35 (1re éd., pp. 16-18). Voir Cahier III, 3e édit., p. 35 (1re éd., p. 19). 3 Voir Cahier III, 3e édit., pp. 38-39 (1re éd., pp. 21-22). 4 Voir Cahier III, 3e édit., pp. 42-44 (1re éd., pp. 24-26). 5 Voir Cahier III, 3e édit., pp. 66 sqq. (1re éd., pp. 44 sqq.). 6 Voir Cahier III, 3e édit., pp. 42, 45-46 (1re éd., pp. 24, 27) 7 Kant an M. Herz, 20. VIII. 1777 (Briefwechsel, I2), Ak., Bd. X, p. 213, 8 Cet espoir, comme on sait, ne put se réaliser avant 1781. 2 42 Ch.II L’Idée d’un « sytème »de la raison La Critique de la raison pure (1e et 2e éditions) revient à plusieurs reprises1 sur l’idée de « système » en philosophie. Les vues de Kant, à ce sujet, n’ont rien de prodigieusement original ; nous croyons utile, néanmoins, d’en rappeler ici quelque chose, afin de souligner, chez le philosophe criticiste, la persistance d’une préoccupation, qui va s’accentuer encore durant les années confuses de l’Opus postumum. Le chapitre III de la Méthodologie est intitulé : « Architectonique de la raison pure » . « J’entends par architectonique l’art des systèmes. Comme l’unité systématique est ce qui convertit la connaissance vulgaire en science, c’est-à-dire ce qui d’un simple agrégat de connaissances fait un système, l’architectonique est donc la théorie de ce qu’il y a de scientifique dans notre connaissance en général2 3... » . « Or j’entends par système l’unité des diverses connaissances sous une idée. Cette idée est le concept rationnel de la forme d’un tout, en tant que l’ensemble des éléments groupés et la position respective des parties y sont déterminés à priori. Le concept rationnel scientifique contient donc la fin et la forme du tout qui concorde avec lui3 » . « L’idée, pour être réalisée, a besoin d’un schème, c’est-à-dire d’une diversité essentielle et ordonnée de parties, qui soit déterminée à priori d’après le principe de la fin4 » . 64 N’entendons-nous pas, dans la remarque suivante, un écho des expériences mêmes du chercheur : « Il est fâcheux que ce ne soit qu’après avoir passé beaucoup de temps à la recherche d’une idée profondément cachée en nous, après avoir rassemblé rapsodiquement, comme autant de matériaux, beaucoup de connaissances relatives à cette idée, et même après les avoir maintes fois disposées techniquement, qu’il nous soit enfin possible de voir l’idée dans un jour plus clair et d’esquisser architectoniquement un ensemble d’après les fins de la raison 5 » . Kant poursuit, appliquant ces notions à la philosophie : 1 Voir, par exemple, KRV, A, Vorrede, pp. XX-XXI ; B, Vorrede, pp. xxn-xxiv ; – Einleitung, A, pp. 11-13 ; B, pp. 25-26 ; – Methodcnlehre, III, A, pp. 832-848 ; B, pp. 860-875. 2 KRV. B, p. 860. 3 Ibid. 4 Op. cit., p. 861. 5 Op. cit., pp. 862-863. 43 LIVRE I : CRITIQUE ET SYSTÈME « Le système de toute la connaissance philosophique est la philosophie 1 » . « II y a « un concept purement scolaire [scolastique] » de la philosophie, à savoir celui d’un système de la connaissance qui n’est cherché que comme science, sans que l’on ait pour but quelque chose de plus que l’unité systématique de ce savoir, par conséquent la perfection logique de la connaissance. Mais il y a encore [de la philosophie] un concept cosmique 2 (conceptus cosmicus), qui fut toujours sousjacent à cette dénomination, surtout lorsqu’il était en quelque sorte personnifié, et représenté typiquement dans l’idéal du philosophe. A ce point de vue, la philosophie est la science du rapport de toute connaissance aux fins essentielles de la raison humaine (teleologia rationis humanae), et le philosophe n’est plus un artisan au service de la raison, mais le législateur de la raison humaine3 » . « Le mathématicien, le physicien, le logicien, quelque remarquable qu’ait pu être leur progrès, les uns dans la connaissance rationnelle en général, les autres plus particulièrement dans la connaissance philosophique, ne sont toujours que des virtuoses de la raison. Il y a encore, [au-dessus d’eux], un maître en idéal, qui les emploie tous, s’en servant comme d’instruments pour aider aux fins essentielles de la raison humaine. Ce maître seul [Dieu] devrait être appelé philosophe ; mais comme on ne le rencontre lui-même nulle part, tandis que l’idée de sa législation se trouve partout dans toute raison humaine, nous nous bornerons à considérer cette idée, pour déterminer avec plus de précision quelle sorte d’unité systématique la philosophie, au sens cosmique de ce terme, prescrit du point de vue des fins. – Les fins essentielles ne sont point encore, pour cela, les fins les plus hautes : la parfaite unité systématique de la raison ne comporte qu’une seule fin souveraine. Aussi une fin essentielle est-elle toujours soit la fin dernière, soit quelque fin subalterne, nécessaire comme moyen à l’obtention du but final. Ce but final n’est autre que la destinée totale de l’homme, et la philosophie qui en traite s’appelle la morale. A cause de cette prééminence de la philosophie morale sur 65 1 Op. cit., p. 866. Le conceptus cosmicus (ĎWeltbegriff"), dont parle Kant, n’a rien d’un concept « cosmologique » . C’est, comme le dit une note de la p. 868, un concept d’intérêt universel, un concept qui ne peut être indifférent à personne. Les concepts d’école (ĎSchulbegriffe") répondent à l’intérêt de groupes particuliers. Une distinction analogue, héritée de Wolff, est faite entre la philosophie considérée comme „Weltweisheit" et la philosophie d’école. Nous verrons que l’idéal poursuivi par Kant dans ses dernières années (voir plus loin, 1’ « Opus postumum » ) est plus que jamais une Weltweisheit intégrale, embrassant tous les intérêts spéculatifs et pratiques de l’homme comme tel. 3 KRV, B, pp. 866-867. 2 44 Ch.II L’Idée d’un « sytème »de la raison toute autre acquisition de la raison, les anciens désignaient aussi, voire principalement, sous le nom de philosophe, le moraliste1 » . « La législation de la raison humaine (la philosophie) a deux objets : la nature et la liberté ; et par conséquent, elle embrasse la loi physique aussi bien que la loi morale, d’abord en deux systèmes particuliers, et puis enfin en un seul système philosophique 2 ». Le « système » de la philosophie ne sera donc complet qu’au moment où il organisera, sous une unique idée dominante, non seulement les divers niveaux de la connaissance spéculative, mais le rapport même de la raison théorique et de la raison pratique3 . Dans quelle mesure la philosophie kantienne approchet-elle de cet idéal d’unité systématique qu’elle se propose ? 1 Op. cit., pp. 867-868. Op. cit., p. 868. 3 La Critique du jugement souligne fortement l’idée de « système » , étendue aux deux aspects de la raison. Voir, par exemple, Einleitung, IX (Ak., Bd. V, pp. liii-lvii). On n’oubliera pas que, dans le domaine de la raison spéculative, la parfaite unité systématique n’est, selon Kant, ni une exigence des objets, ni une exigence de l’entendement (Verstand) comme faculté de connaissance objective, mais seulement la limite idéale d’une tendance subjective de la raison, ordonnatrice des concepts : voir, par exemple, KRV, A, pp. 645-648. 2 45 LIVRE I : CRITIQUE ET SYSTÈME 67 66 CHAPITRE III ÉVOLUTION DU « SYSTÈME » KANTIEN DE LA RAISON : DE 1781 A 1793 68 Longtemps avant la publication de la Critique de la Raison pure, l’élaboration de cet ouvrage capital, considéré par son auteur comme une « propédeutique » nécessaire à toute organisation rationnelle du savoir, contraignit Kant de surseoir à la construction métaphysique qu’il avait projetée d’abord. Puis vinrent les controverses suscitées par la première Critique ; elles provoquèrent la confection des Prolégomènes (1783). Bientôt le champ des recherches critiques s’étendit, comme c’était normal, de la Raison spéculative à la Raison pratique (1785, 1788) et à l’ensemble de la Faculté de juger (1790). Alors seulement, les fondations de la « métaphysique future » étant jetées, pouvait s’élever l’édifice entrevu. A vrai dire, dès la période des Critiques, la construction métaphysique, telle que l’entendait Kant, s’amorce1 dans les Metaphysische Anfangsgründe der Naturwissenschaft (1786). Mais ce n’est encore là qu’une introduction à la vraie « métaphysique de la nature » , qui, celle-ci, ne sera jamais publiée. En 1797, la Métaphysique des mœurs assurera, pour une part, l’exécution du programme tripartite, ébauché dès 1772 : Propédeutique (critique), Métaphysique des mœurs, Métaphysique de la nature2 . On remarquera toutefois, qu’à mesure que la « critique » proprement dite se détaillait, et embrassait, l’un après l’autre, tous les domaines de l’activité spirituelle, la démarcation entre propédeutique et système de la raison3 tendait à s’effacer. Les ouvrages de Kant qui portent expressément l’étiquette « métaphysique » peuvent sembler des appendices ou des applications de la « critique » plutôt que le point culminant et le vrai but de l’œuvre kantienne : c’est que la « critique » renfermait déjà les « concepts fondamentaux du système4 » , sinon même quelque chose de plus. Nous voudrions relever, dans la doctrine critique, de 1781 à 1793, quelques indices d’un effort continu vers une unité systématique toujours plus étroite. 1 En 1785, Kant projette d’ajouter aux Metaphysische Anfangsgründe der Körperlehre une annexe concernant « die (Anfangsgründe) der Seelenlehre » . Voir Lettre à C. G. Schütz, 13 sept. 1785, Ak., Bd. X (Briefwechsel, I2), p. 406. L’annexe promise ne figure pas dans la publication de 1786. 2 KRV. B, Methodologie, p. 869. 3 Cfr KRV. A, pp. 13-14 ; B, pp. 27-28. 4 Loc. cit. 46 Ch. III : Évolution du Système kantien §1. – « Fas est ab hoste doceri » : les premiers contradicteurs 69 70 Le développement de la philosophie kantienne, à partir de 1781, peut être envisagé à deux points de vue différents : le point de vue de l’histoire et celui de la logique. D’une part, en effet, il n’est guère de progrès ou d’amendement notable du système critique de Kant qui ne puisse sembler occasionnel, je veux dire qui ne revête l’apparence d’une réponse, au moins indirecte, à quelque objection formulée, peu auparavant, par un ami ou par un adversaire. D’autre part, le développement de la doctrine critique obéit réellement, pour les grands traits, à une loi interne d’organisation, largement indépendante des contingences historiques. Ces deux points de vue ne s’excluent pas l’un l’autre. Souvent les objections opposées à Kant signalèrent véritablement, dans ses ouvrages, des obscurités, des lacunes, des hésitations de méthode, des ambiguïtés de doctrine ou d’expression, des manques d’unité systématique, bref des imperfections nullement imaginaires, que le philosophe, laissé à lui-même, aurait peu à peu corrigées en vertu même de l’intuition philosophique qui avait inspiré sa première rédaction. D’ordinaire, ces objections ont précipité, ou même orienté quelque temps une évolution qui pouvait s’accomplir sans elles. Leur intérêt néanmoins n’est pas douteux pour qui s’efforce de comprendre exactement la pensée de Kant1 . La Critique de la raison pure reçut un accueil très réservé : rien du succès légitimement espéré par un auteur qui avait conscience de la valeur exceptionnelle de son œuvre. La nouveauté de celle-ci déconcertait, son obscurité rebutait. Bienveillantes ou non, la plupart des appréciations émises témoignent, avant tout, d’une profonde incompréhension. A tel point, que Kant nourrit presque aussitôt le projet d’un exposé plus bref et plus accessible. On peut lire dans toutes les histoires de la Philosophie moderne le récit d’un incident qui ouvrit une longue ère de controverses. Les Göttinger gelehrten Anzeigen avaient public, en janvier 1782, une recension du livre de Kant, 1 Nous avions réuni, sur ce sujet, une documentation détaillée qui a péri dans l’incendie de mai 1940 [voir l’Avant-Propos des Éditeurs]. Faute de pouvoir la reconstituer, nous nous contenterons de rappeler en peu de mots les principales objections auxquelles Kant réagit, dans ses écrits philosophiques, de 1781 à 1793 environ. Pour un exposé plus complet de ces objections, voir surtout : J. E. Erdmann, Versuch einer wissenschaftlichen Darstellung der Geschichte der neuern Philosophie, IIIe Abteilung, Bd. I (Leipzig, 1848). Faksimile Neudruck, Stuttgart, 1931, §§12-21. – Benno Erdmann, Kant’s Kritizismus in der ersten und in der zweiten Auflage der KRV, Leipzig, 1878. – H. J. De Vleeschauwer, La déduction transcendantale dans l’œuvre de Kant, tomes II et III, Anvers et Paris, 1936-1937. Voir les tables alphabétiques très complètes, à la fin du tome III. – H. Vaihinger, Commentar, Bd. I, pp. 16, 19-20, 59-66 ; Bd. II, pp. 531-540. Voir en outre l’indication des controverses, dans le commentaire textuel même, aux différents endroits des deux Vorrede A et B, de l’Einleitung et de l’Esthétique transcendantale, où sont touchés des problèmes généraux de critique. Remarquer, en particulier, les « Excursus » du tome I (pp. 269-292, 384-450) et du tome II (pp. 35-55, 56-88, 89-111, 142-151, 399-410, 436-441). – Pour tout ce qui concerne le problème moral, chez Kant, chez ses contemporains et chez ses commentateurs, faut-il rappeler les riches indications distribuées dans le texte et les notes d’un ouvrage qui reste classique : V. Delbos, La philosophie pratique de Kant, Paris, 1905 (2e éd., 1921). 47 LIVRE I : CRITIQUE ET SYSTÈME 71 écrite par le philosophe wolfianisant Garve, mais abrégée et retouchée par Feder, professeur à Göttingen, directeur de la revue. Ce compte rendu, très défavorable, reposait sur les malentendus les plus étranges. Kant fut piqué au vif de se voir reprocher, en dépit de son affirmation des « choses en soi1 » , un idéalisme semblable à celui de Berkeley. C’est principalement pour écarter cette imputation d’idéalisme, et dans l’espoir de faire ressortir plus clairement l’essentiel de la Critique, que furent composés les Prolégomènes (1783). Les différences entre ceux-ci et la première édition de la Critique de la raison pure concernent moins le fond que la forme2 ; en particulier, l’existence de « choses en soi » est affirmée de nouveau, mais, cette fois, en la reliant plus expressément à la notion de phénomène (Erscheinung)3 . Chose curieuse, le grief d’idéalisme, dont Kant s’indignait comme d’une calomnie, allait le poursuivre longtemps encore après les protestations des Prolégomènes. Il ne suffisait pas, en effet, d’affirmer des choses en soi, il fallait encore ne pas s’être privé du droit de le faire. A plusieurs, la question des choses en soi dut paraître moins simple qu’au protestataire. Par exemple, dans un compte rendu des Prolégomènes, en 1784, Pistorius, confondant sur toute la ligne Schein (apparence illusoire) et Erscheinung (phénomène), transporte au niveau du sens interne et de la connaissance du moi, le scrupule même qui avait détourné Garve et Feder de la « phénoménalité » des sensations externes. Pistorius soulevait, d’ailleurs, d’autres difficultés, relatives à la déduction des catégories. La même année, Tiedemann, un éclectique tirant au sceptique, trouve, au contraire, l’idéalisme kantien trop dogmatique encore, et s’en prend à la distinction entre jugements analytiques et jugements synthétiques à priori. Une critique analogue sera formulée, en 1788, par le médecin berlinois, G. S. Selle, qui professait une philosophie empiriste. Un autre médecin, dont le nom n’est point ignoré des psychologues, E. Platner, dans le premier fascicule (2e édit., 1784) de ses Philosophische Aphorismen, taxe la Critique de « dogmatisme » larvé4 ; mais, dans son cours à l’université de Leipzig, il déclare, au contraire, excessif le « scepticisme » des kantiens. Voilà Kant pris entre deux feux. Si sa position l’exposait à des reproches aussi divergents, peut-être n’était-ce pas uniquement parce qu’elle occupait le juste milieu entre des tendances opposées : plus tard, les objections contras1 Dans la KRV, éd. A et B (cfr Cahier III, Livre IV, ch. 1). Voir les remarques de Kant, à l’occasion du compte rendu de Garve, dans l’Appendice des Prolégomènes (Ak., Bd. IV, surtout pp. 373-375). 2 Voir l’Einleitung de B. Erdmann à son édition des Prolégomènes (Leipzig, 1877). 3 Par exemple : Prolegomena, §13, Anmerkung II. Ak., Bd. IV, p. 289. – « Kann man dieses wohl Idealismus nennen ? Es ist ja gerade das Gegenteil davon » , ponctue le réaliste méconnu (Ibid.). Une déclaration non moins catégorique est faite, en 1785, dans le Grundlegung zur Metaphysik der Sitten (Ak., Bd. IV, p. 451) : Vaihinger en souligne justement la parfaite netteté (Commentar, II, p. 21). 4 Platner n’a pas maintenu cette appréciation. Cfr Lettre de Schütz à Kant, 18. II. 1785 (Ak., Bd. X, Briefwechsel, I2, p. 399). 48 Ch. III : Évolution du Système kantien 72 73 tantes d’idéalisme et de dogmatisme seront adroitement articulées entre elles, par Jacobi, comme les deux branches d’un dilemme, également fatales à la Critique. En attendant, ce n’est pas seulement aux yeux de Platner que Kant fait figure de sceptique. Dès 1783, circulait sous le manteau une appréciation de Hamann, son ancien élève, qui l’appelait (dans une lettre à Herder) le « Hume prussien » . Pour un lecteur des Prolégomènes, où Hume est loué presque autant que contredit, cette boutade devait-elle paraître tellement excessive ? En 1785, Mendelssohn, sans malveillance personnelle envers le novateur criticiste, lança, dans la Préface de ses Morgenstunden, un mot qui fit fortune : « den alleszermalmenden Kant » . Reimar, à son tour, en 1787, regrette le « scepticisme » de la Critique. Le wolfianisme régnant était devenu, en Allemagne, une sorte de rationalisme de sens commun, une « Popularphilosophie » mêlée d’empirisme : de ce côté, Kant n’avait point à attendre beaucoup de sympathie ; deux professeurs de Göttingen, vers 1786-1787, se distinguèrent par leur hostilité : C. Meiners, qui assimile l’idéalisme kantien à la sophistique, et l’ancien associé de Garve, J. G. Feder, qui, après avoir étudié de près la Critique de la raison pure, maintient son accusation de scepticisme. Jusqu’après 1790, de vives critiques s’élèveront encore du groupe leibnitzien-wolfien : Flatt (Tübingen), Schwab (Stuttgart), Maass (Halle), Eberhard (Halle)1 , blâment le subjectivisme de l’Esthétique transcendantale, la doctrine des catégories, la théorie du jugement synthétique à priori, celle des antinomies, etc. Ailleurs le « subjectivisme sceptique » de Kant est combattu au nom de la morale et de la religion, aussi bien par le catholique Benoît Stattler (dans son Anti-Kant, München, 1788), que par le fondateur de 1’ « ordre des illuminés » , Adam Weishaupt (en 1788 et suiv.), et par d’autres. Les objections vinrent aussi de philosophes qui n’étaient point systématiquement opposés au kantisme. Le plus considérable fut J. A. H. Ulrich, professeur à Iena, dont les Institutiones logicae et metaphysicae (Iena, 1785), présentées à Kant dans une lettre parfaitement courtoise2 , adoptaient une partie des positions de celui-ci et faisaient espérer une adhésion plus complète. Des circonstances fortuites empêchèrent cet accord ; on peut croire que l’éloignement, où se replia bientôt Ulrich, eut pour cause profonde, moins des susceptibilités personnelles, qu’un malentendu initial sur le vrai sens de l’idéalisme critique, notamment sur le recours nécessaire à l’expérience comme principe de limitation et de valorisation des catégories : Ulrich n’avait point compris la « déduction transcendantale » . De J. F. Abel, professeur à Tübingen, un sympathisant plutôt qu’un adversaire, Kant lui-même écrit : « si 1 C’est à cet Eberhard que Kant répond, dans son mémoire de 1790 : « Ueber eine Entdeckung... usw. » , dont nous parlerons plus loin. 2 Lettre de Ulrich à Kant, 21. IV. 1785 (Ak., Bd. X, Briefwechsel I2, p. 402). 49 LIVRE I : CRITIQUE ET SYSTÈME 74 le premier [Feder] repousse toute connaissance à priori1 , le second [Abel] veut une connaissance qui soit intermédiaire entre la connaissance empirique et la connaissance à priori2 » . J. H. Abicht, professeur à Erlangen, peut déjà passer pour un kantien ; ses réserves portent sur la théodicée (1788) : il n’admet pas que l’argument moral soit la seule preuve de l’existence de Dieu. Parmi ses amis et adeptes les plus fidèles, Kant dut constater aussi, çà et là, un malentendu ou un dissentiment ; par exemple chez K. C. E. Schmid (1786), qui rapproche un peu trop l’à priori kantien des idées innées, et ne voit pas que les catégories puissent conférer au jugement d’expérience plus qu’une nécessité subjective ; ou encore, chez Schütz (professeur à Iena, comme le précédent), qui, dans une recension de la Critique, en 1785, souligna la difficulté de concevoir une construction à priori de l’espace, car elle supposerait un « mouvement à priori3 » . Salomon Maimon, beaucoup plus pénétrant que Schütz, fera plus tard (1790, 1794) la même remarque. Une place à part dans le défilé des opposants revient aux trois penseurs originaux que l’on a appelés les « philosophes de la croyance » (Glaubensphilosophen) : Hamann, Herder, Jacobi. Emportés plus ou moins, tous les trois, comme le sera de son côté le jeune Fichte, dans les remous du préromantisme – du « Sturm und Drang » , cette réaction fougueuse, plus littéraire que philosophique, contre un classicisme figé – ils n’avaient guère de commun avec Kant qu’un égal éloignement pour les étroitesses de l’empirisme et pour l’idolâtrie conceptuelle de l’ Aufklärung. Hamann (1730-1788), le « mage du Nord » , tout l’opposé d’un esprit systématique, s’était fixé à Königsberg, et entretenait avec Kant de bonnes et fréquentes relations. Il approuvait ce dernier de tenter la synthèse de la sensibilité et de l’entendement, mais lui reprochait de s’arrêter à cette unité imparfaite, sans descendre jusqu’à la racine unique des deux facultés. Il s’élevait, du reste, d’une manière générale, contre les artificielles distinctions d’école – sens et entendement, matière et forme, réalisme et idéalisme – dont une connaissance meilleure de la psychologie du langage ferait apparaître la vanité. Herder (1744-1803), élève de Kant de 1762 à 1764, fort engagé ensuite dans le mouvement « Sturm und Drang » , resta longtemps en termes cordiaux avec son ancien maître, sans toutefois le suivre dans son évolution criticiste. Entre le disciple féru d’empirisme historique, et le maître resté beaucoup plus fidèle à l’esprit rationaliste, les contrastes intellectuels s’accusaient à mesure que les travaux personnels de l’un et de l’autre divergeaient davantage. Le compte rendu, non signé, que fit paraître Kant, en janvier 1785, de la pre1 Feder ne concevait l’à priori qu’en un sens psychologique : la notion logique du transcendantal lui échappait. 2 Lettre de Kant à Schütz, 25. VI. 1787 (Ak., Bd. X, Briefwechsel I2, p. 490). 3 Nous reviendrons sur ce point. Cfr Vaihinger, Commentar, II, pp. 438-439. 50 Ch. III : Évolution du Système kantien 75 mière partie des Ideen zur Philosophie der Geschichte der Menschheit (Riga, 1784) de Herder, provoqua, chez celui-ci, un vif mécontentement, qui se trahit aussitôt dans la seconde partie de l’ouvrage (en 1785). Mais c’est dans la Metakritik zur Kritik der reinen Vernunft (tome I de Verstand und Erfahrung, Leipzig, 1799) que s’étale l’énumération complète de divergences théoriques depuis longtemps existantes. Kant, au gré de Herder, sépare trop la « raison » des autres facultés de l’homme ; il méconnaît le rôle nécessaire du langage dans l’élaboration de la pensée : comme le langage dépend de l’expérience, une connaissance synthétique à priori est radicalement impossible ; espace et temps sont des concepts expérimentaux ; l’opposition kantienne de matière et de forme, la disjonction de la sensibilité et de l’entendement, doivent être surmontées. Jacobi (1743-1819), déjà célèbre par ses lettres Ueber die Lehre des Spinoza (1785), écrivit, en 1787, dans son opuscule David Hume über den Glauben, la phrase souvent citée, qui résume son attitude vis-à-vis du criticismc kantien : « Sans la présupposition [d’une chose en soi], je ne puis pénétrer dans ce système, ni avec elle y demeurer1 » . Entre Kant et lui, voici2 les principaux points de contact : 10 L’un et l’autre a subi l’influence des empiristes anglais, surtout de Hume : d’où leur réserve à l’égard de toute démonstration discursive d’objets transcendants, et leur opposition au rationalisme de l’ Aufklärung ; 20 A défaut d’une science du métasensible, l’un et l’autre fait une place à la foi (Glauben). Mais ici commencent les divergences : 10 Devant les choses en soi, la position kantienne semble, à Jacobi, incohérente : les principes de la Critique conduisent logiquement à l’idéalisme total, dont Kant se défend ; 20 Selon Jacobi, notre raison connaît la chose en soi par un acte de foi nécessaire et immédiat. Kant admet, il est vrai, la valeur nécessitante d’une « foi pratique » , ayant pour objet les postulats de l’obligation morale ; mais cette croyance « pratique » , dépourvue de signification « théorique » , nous impose seulement d’agir « comme si » son objet était réel. Au contraire, la foi de Jacobi est une adhésion directe de la raison théorique à l’objet transcendant : c’est une foi qui ne nous dicte pas seulement ce qui doit être (was seyn soll ), mais ce qui est (was ist). En résumé : Mettant à part les objections qui portent sur des points particuliers, par exemple sur l’existence d’une catégorie de la réciprocité, nous constatons que ces premières critiques, déparées par trop de malentendus, s’accordent pourtant à dénoncer, dans le système kantien, la faiblesse de deux articulations principales : a) le rapport des « choses en soi » au sujet réceptif qu’elles « 1 2 Jacobi’s Werke, Bd. II, Leipzig, 1815, p. 304. D’après J. E. Erdmann, op. supra cit., pp. 329 sqq. 51 LIVRE I : CRITIQUE ET SYSTÈME 76 77 affectent » ; b) le rapport de la synthèse à priori, et des catégories, aux objets – tant aux objets d’expérience qu’aux objets métempiriques. Autour du premier des deux rapports, gravitent les accusations d’idéalisme, et subsidiairement celles de scepticisme. Tout le criticisme kantien, en effet, est bâti sur le dualisme des choses en soi et du sujet. L’affirmation de choses en soi échappc-t-elle à la réflexion critique ? En est-elle, au contraire, justiciable ? Dans le premier cas, comment se peut-elle légitimer ? Dans le second cas, comment la concilier avec la restriction des catégories aux phénomènes ? Dans les deux cas, n’introduit-elle pas, à tous les degrés de la connaissance, un facteur étranger, irrationnel, imperméable à la déduction critique ? Et cet élément non résorbable jouera-t-il un rôle logique, soit comme terme, soit du moins comme repère extrinsèque, dans la « relation à l’objet » (Beziehung auf Gegenstand), qu’enveloppe tout jugement ? Si oui, n’est-ce pas rouvrir les apories du réalisme antécritique ? Si non, nous voilà, semble-t-il, prisonniers du subjectivisme le plus extrême : l’Erscheinung, reflet immédiat de « choses en soi » dans un sujet, devient un Schein, une image intérieure ne représentant peut-être qu’elle-même. Autour du second rapport indiqué plus haut, celui de la synthèse à priori et des catégories aux objets, se groupent les arguments polémiques qui tendent à ramener Kant soit vers l’empirisme de Hume (en contestant la valeur logique de la synthèse à priori), soit vers la métaphysique transcendante de Leibniz (en refusant de distinguer les jugements synthétiques à priori des jugements analytiques, du moins quant à la valeur objective des uns et des autres). Cette première vague d’objections contre la Critique revient, au fond, à y dénoncer, en plusieurs points, un manque d’unité systématique. Manque d’unité, qu’à la suite de Reinhold, en 1789 et dans les années subséquentes, les contradicteurs de Kant vont de plus en plus mettre en évidence, – et les « amis hypercritiques » du philosophe s’efforcer plus ou moins heureusement de combler. Avant de considérer cette seconde vague d’objections, voyons comment, de 1781 à 1793 environ, en dépit de flottements et de reprises, la pensée de Kant, déconcertée et stimulée à la fois par les oppositions rencontrées, traverse les premières phases d’une évolution qui doit la rapprocher de la parfaite unité systématique, prônée dans la Méthodologie. §2. - - Flottements doctrinaux ? 10 Analyse et synthèse Les rétroactes de la première édition de la Critique de la Raison pure 1 mettent en évidence le double dessein qui en inspira la composition, et qui ne cessera de hanter la pensée de Kant : un dessein critique au service d’un 1 52 Nous les avons exposés dans le Cahier III, Livre I. Ch. III : Évolution du Système kantien dessein systématique. Plus précisément, la Critique devait, dans l’intention de son auteur, non seulement constituer la « propédeutique » indispensable d’une « métaphysique » , ou d’un « système de la Raison » , mais organiser déjà les éléments fondamentaux du Système. Cette dualité des buts ne se conçoit guère sans une dualité pareille des méthodes. En effet, une « critique » , dans le sens severement logique où l’entendait Kant, est, de soi, régressive et analytique ; or, l’analyse, puisqu’elle part d’un « tout » formel et s’y enferme, peut être dite statique. Au contraire, un « système » s’édifie par synthèse, et la synthèse, tendant à constituer un « tout » formel est dynamique. La dualité des méthodes s’avère être une opposition de méthodes. 78 Chez Leibniz, il est vrai, synthèse et analyse se rejoignaient par le sommet, à l’infini : la synthèse se fondait, de droit, sur l’Identité parfaite, sa « raison » dernière ; le principe analytique régnait sans partage au confluent de tout l’ordre logique et de tout l’ordre réel. Chez Kant, le principe analytique – principe d’identité ou de contradiction – reste l’instrument avoué de la preuve critique ; mais s’il garde son universalité extensive comme règle formelle des jugements, il a perdu cette compréhension virtuelle illimitée, cette exigence de plénitude absolue, qui dénotait, selon Leibniz, la réalité d’un « lieu » transcendant des essences : analyse et synthèse ne se rencontrent plus en un sommet commun, où s’effacerait leur opposition. Or, à prendre la Critique de la Raison pure (édit. A, 1781) telle qu’elle est, non telle qu’on imagine qu’elle aurait pu ou dû être, on ne tarde pas à remarquer que les conclusions agnostiques y reposent sur une conception étroitement statique et formelle (analytique) de la connaissance objective, tandis que le système de philosophie transcendantale, ébauché dans le même ouvrage, met en œuvre principalement des relations dynamiques (synthétiques), c’est-à-dire, dans le cas présent, des exigences à priori dont le point de saturation fuit à l’infini, au delà de toute définition formelle. Cherchons à reconnaître, sous les thèmes essentiels de la première Critique, quelques symptômes d’un conflit latent entre les deux orientations de pensée, dont nous venons de relever la coexistence et l’opposition. Nul doute que cet obscur conflit n’ait été au principe de beaucoup d’hésitations et d’apparentes contradictions que les historiens se sont plu à souligner dans la doctrine de Kant. En revanche ce conflit même, toujours renaissant, la protégea contre une fixation prématurée. A plusieurs reprises, en 1770, en 1781, en 1787, en 1790, le philosophe crut avoir atteint l’équilibre définitif de son œuvre critique ; chaque fois, pourtant, on le voit repartir vers une unité systématique plus complète. Sous les flottements de sa pensée, on devine une évolution continue, qui devient manifeste après 1790. 53 LIVRE I : CRITIQUE ET SYSTÈME 20 Les deux entrées de la Critique 79 80 Une Critique ne saurait partir du vide absolu. Elle requiert, non seulement une norme logique, mais un contenu initial. Chez Kant le point de départ, et par conséquent aussi le dernier terme de référence, du raisonnement critique, oscille entre deux positions, qu’il juge matériellement identiques, bien qu’elles ouvrent des perspectives d’inégale ampleur : la possibilité de l’expérience (de l’Erfahrung) et la possibilité de la pensée objective. La première de ces deux positions est présentée, dans l’Introduction générale (Einleitung) de la Critique, et dans les Prolégomènes, comme une constatation de fait, savoir : l’existence de « sciences pures » (mathématiques et physique pure)1 . Ce qui, dans le contexte, revient à dire : l’existence d’un système irrécusable de jugements synthétiques à priori, constituant l’armature nécessaire de toute expérience2 . Ailleurs, par exemple dans l’ « Analytique des principes » , la possibilité de la connaissance objective se mesure plus expressément à la possibilité de l’expérience considérée comme totalité unifiée, comme ensemble lié de synthèses empiriques : cette possibilité doit évidemment s’entendre, non d’un « ensemble fini » , mais d’une série indéfinie de synthèses éventuelles, série illimitée comme le temps et l’espace mêmes. La possibilité de l’expérience, envisagée de la sorte, anticipe sur l’avenir, et revient donc à l’existence de conditions à priori assurant universellement la synthèse des phénomènes dans l’espace et le temps. Ce point de vue n’est pas foncièrement différent du point de vue adopté dans l’ Einleitung. Dès à présent, dans cette mise initiale de l’entreprise critique, deux particularités doivent être soulignées. D’abord, que l’existence de « sciences pures » , reconnues comme déterminations à priori, absolument universelles, de l’expérience, enveloppe des conditions de droit, et ne se laisse donc pas constater comme un simple fait. De quelle évidence privilégiée jouit-elle ? Déjà S. Maimon,ce perspicace admirateur de Kant, ne jugeait pas inébranlable la base primitive de la Critique 3 . On reprocherait volontiers à Kant de ne pas assurer suffisamment son début, s’il ne devait plus loin, dans 1’ « Analytique transcendantale » , reprendre par la racine tout le problème de l’a priori et de l’objet. Faisons-lui crédit 1 Voir Cahier III, 3e édit., pp. 105-107. Cette interprétation – qui ressort moins nettement de l’édition A de la Critique que de l’édition B et des Prolégomènes – est d’ailleurs controversée dans ses deux parties (cfr Vaihinger, Commentar, I, pp. 384-404). Plus d’un commentateur estime que l’existence de « sciences pures » ne peut signifier ici (et, en tout cas, ne signifie dans l’édition A) que leur prétention à la valeur logique de véritables sciences ; d’autres, plus justement croyons-nous, pensent que cette valeur logique même est présupposée par Kant en ce qui concerne la mathématique et la physique pure. Quant au rapport des deux dernières sciences à l’expérience possible (c’est-à-dire quant à leur valeur objective proprement dite), il est tacitement enveloppé dans l’affirmation de leur valeur logique comme « sciences » . 3 S. Maimon, Kritische Untersuchungen über den menschlichen Geist, Leipzig, 1797. Voir surtout p. 134, pp. 148 sqq. – Cette remarque avait été formulée par Maimon dès 1790, dans son Versuch über die Transcendental Philosophie, Leipzig. 2 54 Ch. III : Évolution du Système kantien 81 jusque-là. On remarquera, en second lieu, que, si la Critique n’a pour assiette première que la possibilité de l’expérience, et pour norme logique (conformément au préjugé rationaliste) que l’analyse, il n’est pas bien étonnant qu’elle restreigne la connaissance objective aux phénomènes sensibles, rangés dans l’espacetemps. Et alors, tant vaut le présupposé restrictif, tant vaut la conclusion négative. Mais, encore une fois, à s’en tenir là, on méconnaîtrait la profondeur réelle de la pensée de Kant. En effet, la Critique de la Raison pure possède une seconde entrée, plus large, au seuil de la « Déduction transcendantale des Catégories » : c’est (dans les limites de notre entendement discursif) la nécessité de la pensée objective en général, ou la possibilité d’objets comme tels (entendons : de contenus objectivés dans la pensée). Sur cette base élargie, le problème de la connaissance justifie, par ses termes mêmes, son droit à se poser. Au début de la Critique, en effet, un empiriste (qui ramène l’apparente nécessité logique de toute synthèse à une habitude psychologique d’en associer les termes) pouvait encore, sans réduire son esprit à la totale impuissance, refuser d’envisager le problème de la synthèse à priori ; et un ontologiste, innéiste ou intuitionniste, pouvait de son côté, sans ruiner sa position principale, sacrifier, autant qu’un empiriste même, la justification rationnelle de l’expérience sensible : ceci, du moins, jusqu’au moment où l’on aurait montré, dans l’attitude de l’un et de l’autre, une incohérence latente ; mais nier ou méconnaître l’existence, en nous, de contenus objectifs de conscience, ce serait soustraire à la réflexion critique toute matière critiquable. Comment nous est possible une conscience d’objet ? Tel est donc le problème fondamental, plus expressément souligné dans l’ Analytique, bien qu’il fût enveloppé déjà dans les déclarations de l’Introduction générale et de l’Esthétique transcendantale. De cet échelonnement dans la position du problème critique – comment est possible une structure à priori de l’expérience ? Comment sont possibles des objets dans une conscience discursive ? – surgit une difficulté d’interprétation qui n’a pas échappé aux commentateurs du kantisme. Nous la considérerons sous l’angle qui convient à notre sujet, sans nous embarrasser de précédents littéraires. La différence « formelle » entre les deux manières d’exprimer la position de départ de la Critique doit, dans l’intention de Kant, signifier quelque chose. Elle signifie, d’abord, que la coïncidence « matérielle » , en nous, de la sphère objective avec celle de l’expérience (Erfahrung) ne saurait être traitée comme une simple présupposition du kantisme, mais doit être démontrable par les caractères généraux de la connaissance humaine. Cette démonstration est-elle faite péremptoirement ? Oui, s’il est vraiment établi : 10 que l’esprit humain soit incapable d’intuition intellectuelle (au sens kantien), c’est-à-dire d’une intuition déterminant à priori l’existence même de son objet ; 20 qu’à 55 LIVRE I : CRITIQUE ET SYSTÈME 82 83 défaut d’intuition intellectuelle, la matière, ou le contenu (Inhalt) d’une représentation objective doive provenir tout entier de la seule intuition sensible (réceptive). S’il en est ainsi, la Déduction des catégories a pour conclusion légitime la restriction de l’objet de notre entendement au monde des phénomènes : car le rapport à une intuition, soit intellectuelle, soit sensible, est alors essentiel à l’objet. Or, Kant ne prouve, ni dans l’absolu pour tout connaissant, ni même seulement en ce qui concerne l’homme, l’impossibilité d’un terme intermédiaire entre les extrêmes de la disjonction : sensation ou intuition créatrice. Son esprit demeure bloqué, depuis 17721 par le dilemme, frappant et simpliste, qui annonçait dès lors sa « révolution copernicienne » : ou l’objet produit l’idée, ou l’idée produit l’objet (ce qui équivaut à dire : pas de milieu entre intuition sensible et intuition intellectuelle). Parmi les tentatives de solution moyenne proposées avant Kant, celui-ci n’envisage que l’innéisme ontologiste du groupe cartésien, ou encore un dogmatisme réaliste fort rudimentaire. Il semble ignorer la véritable signification des théories scolastiques de l’analogie, qui mériteraient d’autant plus discussion qu’elles placent, comme Kant, le nœud du problème de la connaissance dans le concours de l’intuition sensible avec des conditions à priori métasensibles, mais non strictement intuitives. La distinction formelle, introduite entre l’objet comme tel et l’objet d’Erfahrung, malgré leur coïncidence matérielle en nous, signifie aussi (n’est-ce point là, dans l’agnosticisme critique, une première fissure, qui pourra s’élargir ?) que Kant ne se refuse pas, d’avance, à reconnaître dans l’entendement humain une zone de représentations métempiriques, subjectivement nécessaires et hypothétiquement (problématiquement) objectives, – zone intermédiaire entre l’objectivité pleine, celle de l’Erfahrung, et l’inobjectivité totale, comme serait celle de l’ « apparence transcendantale » (Schein) ou des produits bruts d’association. Il est possible (des textes isolés permettent cette conjecture) qu’au début de la période critique, Kant ait pris trop à la lettre son axiome fameux : « Sans la sensibilité, aucun objet ne nous serait donné ; sans l’entendement, aucun objet ne serait pensé. Des pensées, sans matière, sont vides ; des intuitions, sans concepts, sont aveugles 2 » . Sa découverte, encore récente, du caractère fonctionnel, unificateur, des concepts purs, « vides de contenu » (« ohne Inhalt » ), put l’induire à méconnaître, dans l’édification de nos concepts empiriques, tout contenu autre qu’un apport d’origine sensible. Mais une thèse aussi exclusive s’accorde mal avec le langage tenu, par Kant même, vers l’époque où parut la seconde édition de la Critique de la Raison pure. De sérieux indices, que nous relèverons plus loin, donneraient à croire que la notion leibnitzienne d’ « idée pure » , adoptée dans 1 2 56 Voir Cahier III, 3e édit., pp. 78-80 (lettre à Herz, du 21. 11. 1772). KRV. A, p. 51. Ch. III : Évolution du Système kantien 84 la Dissertation de 1770, et survivante encore vers 1772, ne s’est pas, dans la suite, totalement – ou du moins, irrémédiablement – oblitérée aux yeux de Kant. Vers 1787, quelque chose persistait, ou resurgit, des « idées pures » de 1770 : non certes leur privilège logique d’objectivité transcendante, mais leur valeur transcendantale de « contenus à priori » de la conscience. Nous reviendrons sur cette fidélité partielle de Kant à Leibniz ; car, inconsciente peut-être au début, mal en harmonie avec l’esprit empiriste d’abord prévalent dans la Critique, elle orientait insensiblement la pensée kantienne vers des voies nouvelles, dont l’aboutissement pouvait être une sorte de transposition idéaliste de la métaphysique leibnizienne. Mais n’anticipons pas. En admettant, dans la pensée subjective, des « contenus à priori » débordant les objets d’expérience, Kant tolérait une dualité d’aspects beaucoup plus dangereuse, pour l’unité de son système, que ne l’était, pour l’unité du système leibnitzien, la dualité des idées pures et des perceptions confuses, réductibles aux premières par analyse. En effet, cette dualité se superposait, chez Kant, à un dualisme profond, que le philosophe criticiste ne sut point – et peut-être ne voulut jamais – réduire complètement : le dualisme du « sujet transcendantal » et de la « chose en soi1 » . La conception kantienne de la chose en soi est, à première apparence, tout ce qu’il y a de plus plausible, et même de plus simple : imposée par le sens commun, elle est confirmée par la raison réfléchie. Du « réel en soi » doit exister, car autrement tout serait relatif ; or ]a raison (instrument nécessaire de la Critique) se refuse à affirmer exclusivement du relatif ; le « réel en soi » existe donc. Mais ce réel ne peut être connaissable que de deux manières : ou bien, en vertu d’une intuition intellectuelle qui le crée ; ou bien, en vertu d’une intuition sensible, c’est-à-dire par l’intermédiaire d’une faculté réceptive, « affectée » , (affiziert) par lui, « phénoménalément » donc. Dans un entendement discursif comme le nôtre, totalement dépourvu d’intuition intellectuelle, les constructions objectives renfermeront toujours un élément étranger, irrationnel, irréductible à toute condition à priori : un pur « donné » . Parce que l’ Erfahrung, chez Kant, enveloppe fatalement du donné brut, elle ne cessera point, en dépit de toutes les tentatives de réduction, de s’opposer en quelque chose aux principes à priori qui définissent la pensée pure2 . 1 Voir Cahier III, 3e édit., pp. 211-218, spécialement pp. 216-218. La racine de cette opposition (l’existence de choses en soi) reste aussi vivace en 1790 (terme de la période étudiée dans ce chap. III) qu’elle pouvait l’être en 1772, en 1781, ou en 1783 (Prolégomènes). On lit, en effet, dans la réponse à Eberhard (Ueber eine Entdeckung... usw., 1790) : « (Quelle que soit la provenance de la matière sensible, « il faut en venir à des choses en soi » ). C’est précisément ce que la Critique a toujours affirmé ; elle reporte seulement ce fondement (Grund) de l’élément matériel des représentations sensibles, non dans des choses en soi qui seraient à leur tour objets des sens, mais dans quelque chose de métasensible, fondement des représentations sensibles, bien que soi-même hors des prises de notre connaissance. La Critique dit : Les objets, comme choses en soi, fournissent la matière des intuitions empiriques..., mais ils ne sont pas cette matière même » (Op. cit., Ak., Bd. VIII, p. 215). 2 57 LIVRE I : CRITIQUE ET SYSTÈME 30 La double Déduction des catégories. 85 86 Nous avons fait allusion plus haut (p. 79, note 2) à un point controversé entre les principaux commentateurs de la Critique, notamment entre Vaihinger1 et Adickes2 : la tâche critique principale, annoncée dans l’Einleitung, est-elle d’établir que (dass) des jugements synthétiques à priori, ayant une valeur objective, sont possibles, ou, les supposant possibles, d’expliquer comment (wie) et dans quelles limites ils peuvent l’être ? Manifestement l’opinion personnelle de Kant était acquise d’avance à la réalité de connaissances à priori. Si l’on conteste, néanmoins, qu’il ait fait de cette conviction antécédente le postulat initial de son raisonnement, on tiendra pour fondamental, dans toute la Critique de la Raison pure, le problème du dass : « Y a-t-il une véritable connaissance synthétique à priori ? » Si, au contraire, on juge incontestablement affirmée, dès l’Einleitung, la valeur logique des synthèses à priori de la mathématique et de la physique pure, la question de possibilité (dass) est déjà tranchée, et le problème principal de la Critique devient celui du « comment » (wie). Cette incertitude de l’exégèse que réclament les premières pages de la Critique ne saurait demeurer sans contrecoup sur l’interprétation de la Déduction des catégories. Là, en effet, le « comment » occupe décidément l’avant-scène : « Comment des concepts purs peuventils prendre valeur d’objets ? » Il est vrai que l’élucidation du « comment » démontre précisément les conditions de possibilité et de valeur logique des synthèses à priori : le wie entraîne le dass. En définitive, lequel des deux problèmes était, dans l’intention de Kant, le principal ? Avant de répondre à cette question, qui peut paraître oiseuse, efforçonsnous d’en apprécier la portée générale. Savoir s* des connaissances synthétiques à priori sont possibles, et lesquelles, c’est, en toute rigueur, un problème de critique. Il est susceptible d’une solution analytique et d’une solution synthétique. La solution analytique consisterait, essentiellement, à reconnaître l’unité synthétique à priori comme implicitement contenue dans le seul « objet » que présuppose la Critique : l’objet d’expérience sensible. On voit aisément qu’un procédé analytique aussi rigoureux enclorait d’avance les solutions affirmatives d’objet dans le périmètre du « phénomène » : tout élément, tout processus psychologique, qui élèverait une prétention à franchir les barrières du phénomène, ne pourrait être qu’illusion pure, ou règle subjective de méthodologie, ou, tout au plus, asymptote d’une inaccessible « chose en soi » . Cette première voie, où le problème du dass est posé et tranché préalablement au problème du wie, ne permet pas, on le pressent, de dépasser un 1 Commentar, I, pp. 186-189, 225-227, 386-412. Die bewegenden Kräfte in Kants philosophischer Entwicklung, dans les Kant-Studien, Bd. I, 1897, spécialement pp. 41-50. 2 58 Ch. III : Évolution du Système kantien 87 transcendantalisme relativiste et méthodologique à la façon du néo-kantisme de Marburg : elle conduirait tout au plus à une image abstractive et « rationalisée » des sciences positives. Quant à la solution synthétique au problème du dass, elle se confondrait avec l’enchaînement des phases nécessaires de la construction objective, à partir de matériaux simples, donnés dans les postulats initiaux de la Critique : elle montrerait, par exemple, sous quelles conditions il est possible, effectivement, au moyen du « donné » empirique brut, de constituer une représentation offrant les propriétés logiques d’un objet. Cette méthode synthétique conclut au dass par le détour du wie ; en cela, elle rejoint, pratiquement, le point de vue des interprètes du kantisme qui placent l’objectif principal de la Critique dans la recherche du « comment » (wie). Directement ou indirectement, la valeur de la synthèse à priori fait donc l’objet d’une démonstration. Il n’est cependant pas indifférent d’aboutir à cette conclusion par la méthode analytique ou par la méthode synthétique. La méthode synthétique aiguille la Critique vers une organisation systématique de son contenu, c’est-à-dire, en fait, vers un système positif d’idéalisme, où s’accuseront tôt ou tard de nouveaux points de vue, difficilement conciliables avec les restrictions formalistes d’un criticisme statique. Si l’on obéit néanmoins aux exigences du principe synthétique, le système se développera, de lui-même, semble-t-il, jusqu’à son point d’équilibre, l’idéalisme absolu. Entre une régression timorée vers quelque transcendantalisme méthodologique, analogue au néo-kantisme de Marburg, et une avance audacieuse vers l’Idée absolue de Hegel, entre un rationalisme dépouillé et un rationalisme créateur, il reste place pour des orientations intermédiaires, – toutes, il est vrai, entachées de dualisme. Où devrons-nous situer Kant ? Revenons à la Déduction des catégories. La distinction entre une « déduction métaphysique » et une « déduction transcendantale » est faite dès la première édition de la Critique de la Raison pure, et plus nettement encore dans la deuxième édition. Kant n’a certainement pas considéré sa déduction métaphysique des catégories (son « Leitfaden der Entdeckung aller reinen Verstandesbegriffe » ) comme un simple inventaire, dressé sur la base d’une induction psychologique1 . D’après ses déclarations, la table des douze formes élémentaires de jugement, et donc aussi les douze catégories correspondantes, procèdent analytiquement de l’unité objective de l’entendement comme tel, ou de l’objet en général, indépendamment de toute restriction par les schèmes d’une sensibilité2 . Au contraire, la déduction transcendantale inclut essentiellement cette restriction schématique parmi les conditions qui définissent la 1 Voir Cahier III, 3e édit., pp. 145-149. « Wenn wir von allem Inhalt eines Urtheils überhaupt abstrahieren und nur auf die blosse Verstandesform darin achtgeben, usw. » (KRV. B, §9, p. 95). alors apparaissent les « Stammbegriffe des reinen Verstandes » (KRV. B, §10, p. 107). 2 59 LIVRE I : CRITIQUE ET SYSTÈME 88 89 structure transcendantale des catégories et commandent leur valeur objective. Nous retrouvons ici, dans la signification de chaque catégorie, l’étagement, déjà rencontré plus haut, de deux plans possibles : le plan de la pensée en général et le plan de l’ expérience en général. Or, l’imparfaite articulation logique de ces deux plans laisse en suspens des questions fondamentales. On demandera sans doute d’abord, comment, dans la déduction métaphysique des catégories, le recensement de celles-ci, au prorata des formes abstraites de nos jugements, peut revêtir la nécessité analytique d’une division formelle immédiate de l’unité pure de la pensée. Kant s’efforce de prouver que sa division est complète, et la seule possible ; soit, mais ainsi même, quelle est l’unité prochainement divisée ? L’unité pure de la pensée (« die blosse Verstandesform » , « die Funktion des Denkens, ... des reinen Verstandes » ), affirme-t-il, alléguant cette seule raison, que les douze formes générales de nos jugements « font abstraction de tout contenu » particulier, autrement dit, peuvent s’appliquer à tout contenu concevable. Pour justifier la conclusion, il fallait démontrer, en outre, que ces formes générales de nos jugements ont dépouillé toute différentiation structurale imputable aux exigences du « schématisme » ; faute de quoi l’on pourra toujours supposer qu’elles divisent immédiatement, non l’unité pure de l’entendement, mais l’unité de l’entendement médiatisée par les « schèmes transcendantaux » , différenciée par relation transcendantale avec l’à priori de notre sensibilité 1 . A d’autres égards encore, l’argumentation de Kant parut, à beaucoup, extrêmement contestable. Si l’on en admet néanmoins les résultats, un examen approfondi des diverses catégories réserve bien des perplexités. Par exemple : les catégories de la modalité, dont la fonction « catégoriale » n’est déjà pas facile à entendre2 , semblent assumer, dans les deux Déductions, ne disons pas des valeurs d’application différentes « pro subjeeta materia » , ce qui se comprend, mais une signification formelle équivoque. D’une part, en effet, dans la Déduction métaphysique, la catégorie de la « nécessité » doit, par elle-même, désigner une nécessité absolue, celle qui confère à une assertion la valeur d’un jugement apodictique, c’est-à-dire d’un jugement « durch [die] Gesetze des Verstandes selbst bestimmt, und daher a priori behauptend3 » . D’autre part, dans la Déduction transcendantale, le concept de « nécessité » ne peut désigner qu’une nécessité relative, c’est-à-dire dépendante de 1 Nos jugements concrets, formulés dans la conscience, sont toujours « schématisés » ; car tout objet, même métempirique ou simplement idéal, est représenté en nous selon quelqu’une des catégories : réalité, substance, etc., dont l’application exige le recours aux schèmes. 2 En effet, les catégories de la modalité représentent, non la structure interne de l’objet, mais son rapport aux facultés connaissantes, c’est-à-dire une qualité logique de l’acte transcendantal exprimé par la copule des jugements ; Kant lui-même souligne cette particularité : « Die Modalität der Urtheile ist eine ganz besondere Funktion derselben, die das Unterscheidende an sich hat, dass sie nichts zum Inhalte des Urtheils beiträgt..., sondern nur den Werth der Copula in Beziehung auf das Denken überhaupt angeht » [KRV. B, pp. 100-101). 3 KRV. A, p. 76 ; B, §9, p. 110. 60 Ch. III : Évolution du Système kantien 90 conditions (celles du schématisme) qui devraient, par rapport à l’entendement comme tel, s’appeler « contingentes » . Aussi longtemps, en effet, que le temps et l’espace, et par conséquent les schèmes transcendantaux, ne sont pas déduits de l’unité pure de notre pensée, ils restent, logiquement parlant, une détermination contingente de celle-ci. Et alors, comment saurions-nous de certitude absolue, apodictique, si la conformité aux conditions générales d’espace et de temps, impliquées dans le schématisme, doit régler infailliblement la possibilité ou la nécessité de tout objet éventuel de notre pensée ? Or, Kant, dans la Critique de la Raison pure (éd. A et B), constate comme un fait, sans prétendre les déduire de l’unité pure de la conscience, les formes à priori d’espace et de temps ; il se déclare incapable de démontrer qu’elles soient les seules formes possibles d’une sensibilité. Que valent exactement, dans ce cas, les règles de possibilité, d’impossibilité, de nécessité, imposées à l’objet du savoir humain par la déduction transcendantale1 2 ? L’auteur de la Critique pressentait lui-même que les principes de la modalité réveilleraient des problèmes anciens, qu’il affecte d’écarter comme des questions intempestives, étrangères au domaine « analytique » de la démonstration. A cet égard, il y aurait profit à relire le passage de l’ Analytique des principes débutant par cette phrase : « Quant à savoir si le champ de la possibilité est plus vaste que le champ total du réel, et si ce dernier est, à son tour, plus grand que l’ensemble de tout le nécessaire, voilà d’intéresssants problèmes, qui appellent un solution synthétique, mais seulement dans le ressort de la dialectique rationnelle2 » . L’interprétation de la structure catégoriale de l’entendement oscille donc entre deux points de vue, qui ouvrent – insistons-y – des perspectives épistémologiques assez différentes. D’une part, en effet, si les catégories dérivent analytiquement de l’unité pure de l’entendement, elles partagent l’absolue nécessité formelle de cette unité, et elles offrent le point d’appui fixe, inébranlable, dont Kant avait besoin pour élever le donné au rang d’objet. Et, du même coup, leur dépendance d’un entendement non intuitif montre qu’elles sont « seulement forme logique de concepts » (« nur die logische Form zu einem Begriff3 » ), et non, à proprement parler, « concepts » de quelque objet que ce soit4 . Ainsi est amorcée la conclusion de la Déduction métaphysique : les catégories pures, nécessaires et immuables en elles-mêmes, mais « vides » , ne deviennent des 1 Cette difficulté semble plutôt renforcée, dans l’édition B, §24, par la distinction de la « synthèse intellectuelle » (catégorie + intuition en général) et de la « synthèse figurée » (catégorie + intuition spatio-temporelle pure). Cfr §23. 2 KRV. A, p. 230 ; B, p. 282. 3 KRV. A, p. 95. 4 Ibid. 61 LIVRE I : CRITIQUE ET SYSTÈME déterminations objectives, qu’en se rapportant à un contenu possible d’expérience, à une « mögliche Erfahrung » . 91 Au lieu de considérer ainsi nos catégories des hauteurs de l’absolu, on peut retourner la perspective et (comme fait Kant dans la Déduction transcendantale et dans la théorie du schématisme) aborder le problème par la voie ascendante de la synthèse des phénomènes. S’il apparaît alors que la diversité des formes générales de jugement reflète, en tant que diversité, le jeu combiné des intuitions à priori de la sensibilité, ne semble-t-il pas que les prétendues « catégories de l’entendement pur » soient, en réalité, des catégories restreintes par les schèmes, « schématisées » , pures encore, mais en ce sens seulement qu’elles ne renferment aucune détermination empirique ? D’où une conséquence importante quant à la valeur logique de la Déduction : la nécessité d’une diversité de catégories, et de telle diversité de catégories, pour l’exercice de la pensée objective, repose, non sur les exigences logiques de l’entendement pur, mais sur l’association de celui-ci avec les fonctions à priori d’une sensibilité, dans l’unité physique d’un sujet connaissant. Cette nécessité, dépendante des conditions particulières de notre sensibilité, ne saurait donc être, en dernière analyse, qu’une nécessité de nature, une nécessité hypothétique. Si un entendement non intuitif était lié à un autre type de sensibilité (supposition que Kant, en 1787, ne juge pas encore absurde), la fonction catégoriale serait modifiée à proportion (conséquence incompatible avec la Déduction métaphysique, qui cliche dans l’absolu la table des catégories). C’était bien une difficulté de ce genre, touchant la valeur logique des catégories, qui avait tenu à l’écart du criticisme kantien certains sympathisants, tel Ulrich, dans ses Institutiones Logicae et Metaphysicae, tel aussi l’auteur d’une recension de cet ouvrage dans l’ Allgemeine Literatur-Zeitung, n0 295. Kant s’efforce d’apaiser leurs scrupules par la longue et si curieuse note des Metaphysische Anfangsgründe der Naturwissenschaft (1786. Cfr Vorrede, vers la fin), où, ne doutant pas d’avoir établi sa Déduction métaphysique sur le roc de l’analyse formelle, il déclare que la Déduction transcendantale n’est nullement indispensable pour assurer la conclusion principale de l’Analytique. « Dass (die Erfahrung) bloss durch jene Begriffe [les catégories] möglich sei » , voilà, dit-il, l’essentiel, et ce que la Déduction métaphysique démontre péremptoirement ; mais le « comment » de cette possibilité (le « wie möglich » , dont traite la Déduction transcendantale) pourrait, sans inconvénient majeur, n’avoir pas la même évidence irréfragable. Il n’est guère probable que Kant ait, en 1786, mis sérieusement en question la parfaite rigueur de la Déduction transcendantale même, qu’il se préparait à publier, l’année suivante, sous une forme renouvelée. Ce qui est vrai, c’est que, dans la Déduction transcendantale de 1787, comme dans la précédente, 62 Ch. III : Évolution du Système kantien 92 le dass et le wie s’enchevêtrent, et que, quoi que l’on veuille penser du wie, le dass s’appuie, au fond, sur la coïncidence entre les catégories découvertes par voie de synthèse à partir du « donné » (sont-elles, de droit, les Stammbegriffe des Verstandes ?) et les « catégories de l’entendement pur » , analytiquement démontrées, croit-on, dans la Déduction métaphysique. Cette dernière reste donc, jusqu’ici, une pièce indispensable du raisonnement de Kant. L’importance relative des deux Déductions se modifierait le jour où la Déduction transcendantale rencontrerait, dans sa propre ligne, un principe absolu de synthèse, commandant à la fois, en vertu de la même nécessité déductive, les concepts à priori de l’entendement et les intuitions à priori de la sensibilité : alors seulement, la correspondance entre les « catégories pures » et les « catégories schématisées » échapperait à toute contingence. Et la Critique atteindrait une position d’équilibre stable. Nous recueillerons plus loin, dans la Déduction transcendantale de 1787, les premiers indices d’une préparation, encore inconsciente, à ce « rétablissement » audacieux. 40 Les deux « Moi » 93 Le moi empirique est au moi transcendantal dans le même rapport que l’ « aperception empirique » à l’ « aperception pure ou originaire 1 » . Le premier est constitué par les déterminations concrètes du « sens intime 2 » ; le second se confond avec le « je pense » , suprême unité à priori de toute représentation consciente. Le premier s’insère dans le temps, et par conséquent appartient à la série des phénomènes : il est la seule expression objective du second, qui reste, en lui-même, spontanéité pure. La doctrine que nous venons de résumer soulève une gerbe de problèmes : le principal concerne l’unité de ces deux « moi » dans et pour la conscience 3 ; cherchons-en une première ; formule dans le texte même de Kant. « Tant s’en faut que l’aperception [originaire] et son unité synthétique soient identiques au sens intime [siège du moi empirique], qu’au contraire, comme source de toute liaison4 , la première se rapporte, sous le nom de catégories, à la diversité des intuitions en général, [et par conséquent], avant [même] toute intuition sen1 Cfr Cahier III, 3e édit., pp. 159-160. Le « sens intime » est « l’ensemble de toutes les représentations (der Inbegriff aller Vorstellungen) » (KRV. A, p. 177). 3 Cfr B. Erdmann, Kants Kritizismus..., pp. 52 sqq. ; P. Lachièze-Rey, L’idéalisme kantien, ch. III, pp. 149-207 ; H. J. De Vleeschauwer, Déduction transcendantale, t. II et III, pour autant que la Déduction transcendantale est intéressée dans le problème de la structure du « moi » : voir la table alphabétique du t. III. 4 Rappelons que la liaison (Verbindung) est un acte de la spontanéité du sujet, procurant « la représentation de l’unité synthétique de la diversité » . Cfr Cahier III, 3e édit., pp. 173-174. 2 63 LIVRE I : CRITIQUE ET SYSTÈME sible, à des objets en général1 , tandis que, [par lui-même], le sens intime contient seulement la forme de l’intuition, sans aucune liaison du divers qui est en elle, et par conséquent ne renferme encore aucune intuition déterminés 2 » . « L’entendement ne trouve donc pas [toute faite] dans le sens intime cette liaison du divers ; c’est lui qui la produit en affectant le sens. Mais comment le moi du je pense peut-il être distinct du moi qui s’intuitionne luimême [moi empirique]..., et pourtant ne former avec lui qu’un seul et même sujet ? En d’autres termes, comment puis-je dire que moi, comme intelligence et sujet pensant, je ne me connais comme objet pensé... qu’à la manière dont je connais les autres phénomènes, [c’est-à-dire] non pas tel que je suis devant l’entendement [selon ma réalité métasensible], mais tel que je m’apparais [comme phénomène, dans le sens intime]3 ? » « Cette question, poursuit Kant, soulève ni plus ni moins de difficultés que celle de savoir comment je puis être en général, pour moi-même, un objet, et singulièrement un objet d’intuition et de perceptions intérieures4 » . 94 Voit-on se dessiner l’aporie ? D’un côté, le moi empirique est mis au rang des phénomènes, c’est un moi-objet. Or, le fondement immédiat (Grund) du phénomène n’est autre que la chose en soi. Le moi profond, transcendantal, principe et soutien du moi empirique, se confondrait-il, sous ce rapport, avec la chose en soi ? Serait-il « sujet en soi » ? Le même verbe : « être affecté » ne désigne-t-il pas, dans la Critique, le rapport du sens intime au moi transcendantal qui le détermine à priori, et le rapport de la sensibilité à la chose en soi qui la modifie extrinsèquement ? D’un autre côté, Kant suppose constamment, entre le moi transcendantal et le moi empirique, une relation d’identité, selon leur subjectivité commune (il marque par là, entre le moi transcendantal et la chose en soi, qui est totalement non-moi, une distinction radicale) : le moi empirique, c’est-à-dire le sens intime dominé par le moi transcendantal, c’est le moi « affecté » par lui-même5 : le « moi déterminant » et le « moi déterminable » sont deux aspects du même « moi » . Mais alors, le moi empirique, s’il est en moi comme « mien » – et plus encore s’il est perçu comme « mien » – demeure-t-il pur phénomène ? Pour apparaître un moi, plutôt qu’un groupement quelconque de phénomènes, ne doit-il pas, 1 Le texte de Kant appelait, ici, une retouche. La lecture qui correspond à la traduction de Barni nous paraissant improbable, nous corrigeons d’après la lecture de Görland, de Erdmann, de Vaihinger. 2 KRV. B, §24, p. 154. 3 Op. cit., p. 155. 4 Op. cit., pp. I55-I56. 5 « Je ne vois pas comment on peut trouver tant de difficulté à admettre que le sens intime est affecté par nous-mêmes. Tout acte d’attention peut nous en fournir un exemple » (KRV. B, §24, p. 56, note. Cfr aussi Prolegomena, Ak., Bd. IV, p. 134, note). 64 Ch. III : Évolution du Système kantien outre les représentations concrètes du sens intime, offrir à la conscience immédiate, dans une sorte de perception reflexive, équivalente à une intuition intellectuelle, le moi supérieur, originaire et déterminant ? Écoutons la réponse de Kant ; elle écarte l’intuition intellectuelle, mais non toute saisie métempirique du moi : « ... Dans l’unité synthétique originaire de l’aperception [fonction suprême du moi transcendantal], j’ai conscience de moi, mais non tel que je m’apparais, ni tel que je suis en moi-même [c’està-dire, ni comme phénomène, ni comme chose en soi] : j’ai seulement conscience que je suis. Cette représentation est une pensée, non une intuition. Mais comme la connaissance de nous-mêmes exige, outre l’acte de la pensée qui ramène les éléments divers de toute intuition possible à l’unité de l’aperception, un mode déterminé d’intuition par lequel sont donnés ces éléments divers, ... la détermination de mon existence ne peut avoir lieu que selon la forme du sens intime et d’après la manière particulière dont les éléments divers que je lie sont donnés dans l’intuition interne ; par conséquent, je ne me connais nullement comme je suis, mais seulement comme je m’apparais à moi-même1 » . « J’existe donc comme une intelligence qui a simplement conscience de sa faculté de synthèse [nous soulignons], mais qui, par rapport au divers qu’elle doit lier, étant soumise à une condition restrictive nommée le sens intime, ne peut rendre cette liaison perceptible que suivant des rapports de temps, lesquels sont tout à fait en dehors des concepts de l’entendement proprement dit2 » . 95 En lisant ces explications de Kant, on se demande comment pourrait être perçue une existence dépouillée de toute détermination « essentielle » , directe ou indirecte, positive ou négative. Pour savoir que je suis, ne dois-je pas savoir, si confusément que ce soit, ce que je suis, – assez, du moins, pour discerner, dans l’existence, le moi du non-moi ? A vrai dire, le texte de la Critique n’exclut pas, de la perception méta-sensible de notre propre existence, toute détermination formelle d’essence : « l’intelligence ... a simplement conscience de sa faculté de synthèse 3 » ; c’est dire que l’intelligence se perçoit elle-même, non certes comme source permanente d’unité – ce qui reviendrait à une connaissance de la substance du moi4 – mais comme acte transcendantal de synthèse, acte supérieur au temps, qu’il détermine à priori dans l’édification du moi empirique. « Je sais que je suis » , selon que je per1 KRV. B, §25, pp. 157-158. Op. cit., pp. 158-159. 3 loc. sup. cit. 4 Cfr KRV. B, pp. 407-410. 2 65 LIVRE I : CRITIQUE ET SYSTÈME 96 çois, à travers les groupements spatio-temporels du moi empirique, l’exercice actuel d’une synthèse à priori. Mais cette conscience de la synthèse à priori (au sens actif du mot « synthèse » ) suffit-elle pour tracer une démarcation entre le moi et le non-moi, et pour ramener au moi l’ensemble des phénomènes du sens intime ? Peut-être faudrait-il, avant tout, assigner au mot « moi » un sens déterminé, ... et rester fidèle à cette convention. On serait tenté de faire du moi, en un sens logique, l’unité même de la conscience : « Moi : simple représentation, vide par elle-même de tout contenu, dont on ne peut pas même dire qu’elle soit un concept, mais qui est une simple conscience accompagnant tous les concepts [nous soulignons]. Par ce moi, par cet il, ou par ce cela (cette chose) qui pense, on ne se représente rien de plus qu’un sujet transcendantal des pensées1 » . 97 Ainsi compris, le moi englobe tous les phénomènes, et pas seulement ceux du sens intime ; car tous les phénomènes appartiennent, dès leur émergence, à l’universelle unité de la conscience. Si l’on distingue des degrés dans cette appartenance : le degré de la sensation externe, celui du sens intime, celui des concepts de l’entendement, aucune de ces différences de degré ne correspond à la coupure moi, non-moi 2 . C’est donc dans l’orbite de la conscience, et pour ainsi dire du moi lui-même, qu’il faudra découvrir l’opposition moi, non-moi, qui prend alors les caractères d’une opposition immanente de sujet à objet. Veut-on, avec plus de rigueur, définir le moi (comme sujet pensant) par la synthèse à priori (au sens actif du mot « synthèse » ) on rejette dans le non-moi le soi-disant « moi empirique » (produit de la synthèse à priori), avec tous les autres phénomènes, indistinctement. Préfère-t-on, au contraire, donner à l’idée du moi l’extension logique entière de l’idée d’à priori (« synthèse à priori » et simple « forme à priori » ) ? On fait alors rentrer dans le moi toute représentation informée par l’espacetemps, c’est-à-dire tout phénomène quel qu’il soit ; le seul non-moi serait le « donné » brut, en tant qu’apport de la chose en soi ; et le moi global ne se distinguerait point de la structure formelle de l’expérience. Dans cette dernière hypothèse (qui transpose en termes de « fonction à priori » l’hypothèse, faite plus haut, d’un moi défini simplement comme conscience), quelle signification revêt le moi empirique ? L’appellerons-nous moi parce qu’il marque une première étape dans l’unification subjective du « donné » ? C’est trop dire, semble-t-il ; car, au début de la période criticiste, le statut théorique des formes à priori de la sensibilité par rapport à la synthèse à priori garde 1 KRV. B, p. 404. Ce sont en réalité des degrés de réflexion du moi. Cfr Anthropologie, §4, note finale (Ak., Bd. VII, p. 141). 2 66 Ch. III : Évolution du Système kantien 98 quelque ambiguïté. Kant n’ose point encore faire descendre en ligne directe, de l’unité originaire de l’aperception, les catégories et les intuitions à priori de la sensibilité, comme autant de degrés échelonnés d’une même fonction synthétique. Il en est empêché par l’impossibilité de déduire logiquement, à partir de l’unité de la conscience, les formes d’espace et de temps. Il se borne à constater leur appartenance à la conscience et la subordination nécessaire de leur usage objectif aux lois de l’entendement. Ce dualisme, imparfaitement réduit, de l’à priori sensible et de l’à priori de l’entendement persiste dans la seconde édition même de la Critique, où pourtant apparaissent les signes avant-coureurs d’une théorie plus homogène. M. Lachièze-Rey, qui envisage de préférence, dans son étude de l’« Idéalisme kantien » , le problème de la construction du moi, résume comme suit les apories dont nous avons, ci-dessus, essayé de faire entrevoir la complexité : « Ainsi la jonction [des deux moi, empirique et transcendantal], ne paraît réalisable, ni par une référence directe de l’ Empfindung [celle du sens intime] à l’objet-moi1 , l’Empfindung étant aveugle et ne pouvant servir à spécifier le terme que nous lui faisons correspondre, – ni par un emprunt au moi déterminant [moi de l’aperception pure] considéré comme objet, parce que le système que nous arrivons à construire et que nous appelons moi empirique ne peut être le phénomène du moi déterminant2 , – ni par un appel au système général de l’expérience, car ce système peut bien conduire à poser l’existence de l’objet du sens interne, mais non à le désigner comme moi3 , – ni par un recours à un terme extérieur aux deux autres4 et que ces deux autres manifesteraient chacun à leur manière, parce que l’unité serait alors rejetée dans le suprasensible dont nous ne pouvons rien affirmer, – ni enfin par l’admission de deux conditions atteintes par voie régressive 5 , parce qu’il faudrait encore prouver l’unité de ces deux conditions et justifier leur droit à une même appellation [celle de moi]6 » . La « jonction des deux moi » dans et pour la conscience du sujet n’est donc pas un problème si facile à résoudre. Aussi bien, Kant avait-il commencé, d’accord avec le sens commun, par supposer le problème résolu. Il place d’emblée le déroulement de la réflexion critique dans le cadre d’un moi individuel, encore indivis. Il affirme et réaffirme, sans preuves, l’unité radicale du sujet sensitivo-rationnel. A une époque déjà tardive, il écrit : « L’homme conscient [des] changements [de sa pensée] peut1 Le « moi en soi » n’est pas plus « déterminable » par la sensation interne, que la chose en soi par la sensation externe. 2 Car le moi déterminant est le sujet transcendantal, et non un « sujet en soi » . 3 C’est-à-dire, comme formant, avec le moi transcendantal, un seul et même sujet. 4 C’est-à-dire, extérieur tant au moi empirique qu’au moi transcendantal. 5 Cfr Lachièze-Rey, op. cit., p. 168. 6 P. Lachièze-Rey, op. cit., pp. 163-164. 67 LIVRE I : CRITIQUE ET SYSTÈME il encore se prétendre un seul et même sujet (quant à l’âme) ? La question est sans pertinence ; car il n’a pris conscience de ces changements qu’en se représentant lui-même comme un sujet identique dans la diversité de ses états. Le moi de l’homme est, certes, double1 quant à la forme (c’est-à-dire quant au mode de représentation que l’on s’en fait), non toutefois quant à la matière 2 ». 99 100 Pour démontrer, en toute rigueur critique, cette proposition (qui affirme quelque chose de plus que l’unité logique de la conscience), il faut supposer, dans l’activité intuitive du moi empirique, une saisie directe ou indirecte du principe synthétique originaire (en d’autres termes, du moi déterminant) qui la commande. Nous avons dit plus haut (pp. 94-95), quelle était à ce sujet la pensée de Kant, et quelles difficultés s’ensuivaient. Du reste – et c’est peut-être ici la racine de tout le problème 3 – en admettant même que l’identité du « je » , comme indice aperceptif universel, est analytiquement donnée dans la relation primitive qui se noue entre les éléments conscients en tant que conscients 4 , comment prouver critiquement, qu’à cette unité abstraite, unité logique d’ « objet » , doive nécessairement correspondre l’unité fonctionnelle primitive d’un « sujet » transcendantal, sommet absolu dans l’échelle des conditions à priori constitutives d’objet ? Lorsqu’on remonte du donné empirique vers l’objet, l’unité synthétique requise pour l’objectivation (pour l’universalisation du donné) semble réalisée déjà au niveau des catégories : le moi transcendantal, conçu, par delà les catégories, comme spontanéité originaire, comme suprême condition à priori, unique et inconditionnée, pourrait, à la rigueur, n’être rien en soi qu’une interprétation problématique, en termes subjectifs, de l’unité abstraite de la conscience comme telle (du « Bewusstsein überhaupt » ) ; quelque chose comme la limite idéale, irréelle, de la convergence des fonctions catégoriales, – un « transzendentale Schein » , un analogue illusoire de l’unité logique. Dans ce cas, l’unité transcendantale du moi comme sujet, comme cime fonctionnelle de la conscience, pourrait-elle, si elle existe, s’imposer à notre conscience autrement qu’en une sorte d’intuition primitive du moi par lui-même ? Faut-il interpréter ainsi la perception métasensible – que nous attribuait Kant (voir ci-dessus, pp. 94-95) – de l’existence du « je pensant » en tant que suprême « faculté de synthèse » ? 1 Moi empirique et moi transcendantal. Kant, Anthropologie, §4, note finale (Ak., Bd. VII, pp. 141-142). 3 Dans ce sens, sinon en ces termes, se développent de pénétrantes remarques de B. Erdmann (Kritizismus, pp. 220-221) et de De Vleeschauwer (Déduction transcendantale, passim, surtout II, pp. 408 sqq., 592-593, et III, pp. 228-229). 4 « Denn das stehende und bleibende Ich (der reinen Apperception) macht das Correlatum aller unserer Vorstellungen aus, so fern es bloss möglich ist, sich ihrer bewusst zu werden... » (KRV. A, p. 123). 2 68 Ch. III : Évolution du Système kantien Dans l’affirmative, le moi transcendantal devrait être conçu, non plus seulement comme unité logique de nos aperceptions particulières, ni seulement comme clef de voûte de l’édifice des conditions à priori, mais en outre comme une pensée capable de se saisir elle-même, dans son ordre, selon l’attribut essentiel qui fait d’elle un principe originaire de synthèse. Disons, par anticipation sur la terminologie de Fichte ou de Hegel, que le moi transcendantal devrait être conçu, non seulement comme « pensée » , mais comme « esprit » . Sur le plan même du « je pense » (à l’exclusion du plan de la « chose » et des phénomènes), le « je suis » , essence et existence tout ensemble, se glisserait ici dans la philosophie transcendantale. Mais cette interprétation hypothétique dépasse manifestement la doctrine consignée dans la Critique de la Raison pure 1 . Une dernière difficulté. La conscience que nous prendrions, selon Kant, du moi transcendantal comme pure existence, doit se traduire dans une affirmation. Cette affirmation sera-t-elle catégoriale ou métacatégoriale ? Elle ne pourrait être catégoriale que si l’existence affirmée était représentée dans le temps, comme phénomène (mais ce serait alors l’existence d’un moi empirique, non d’un moi transcendantal). Il reste que la Critique nous propose l’affirmation métacatégoriale d’une existence dépourvue de toute détermination catégoriale d’essence et de modalité. Kant écrira, dans ce sens, vers 1793 : « Du moi selon la première acception (c’est-à-dire du sujet aperceptif), du moi logique en tant que représentation à priori, il n’y a rien de plus à connaître : ni son essence, ni sa constitution naturelle ; ce moi est [pour nous] quelque chose d’analogue à [ce que serait] la substance, dépouillée de tous les accidents qui lui étaient inhérents, et dérobée ainsi absolument à toute connaissance ultérieure, puisque les accidents étaient précisément ce qui nous la rendait connaissable 2 » . 101 Or, connaître ainsi le moi, abstraction faite de toute détermination particulière, c’est, ajoute-t-il, connaître « le sujet comme il est en soi (wie es an sich ist) dans la pure conscience, nullement comme réceptivité, mais comme pure spontanéité 3 » . D’après ce fragment, la conscience du moi transcendantal s’obtiendrait donc par une sorte de « réduction phénoménologique » à partir du moiobjet (du moi empirique). Comment qualifier, au point de vue kantien, le jugement où l’on affirmerait le résidu de cette opération ? 1 Ne préjugeons rien de ce que nous apprendront peut-être les deux autres Critiques et les travaux ultérieurs du philosophe. 2 Fortschritte der Metaphysik seit Leibniz und Wolff, Ak., Bd. XX, p. 270. 3 Ibid. – Ici le « sujet pur » est pensé comme « sujet en soi » peu d’années après, dans l’Opus postumum, il assumera la fonction de « chose en soi » . 69 LIVRE I : CRITIQUE ET SYSTÈME 50 La bipolarité de l’ « objet » 102 Les pages précédentes nous ont ramenés constamment en face de la notion kantienne d’objet. En 1772, dans une importante lettre de Kant à Markus Herz1 , le problème critique avait reçu la formule suivante : « Sur quel fondement repose le rapport de ce qu’on appelle en nous représentation, à l’objet 2 ? » . Le rapport à l’objet (« die Beziehung auf den Gegenstand » ) désignait principalement le rapport à l’objet en soi, à la « chose en soi » . Nous disons : « principalement » , parce que l’attention de Kant se portait aussi, mais pour le mettre hors de question, sur l’objet mathématique, produit immanent de l’activité constructive du sujet3 . Il serait intéressant, mais ce n’est point notre tâche, d’observer, dans les années qui précédèrent la première édition de la Critique de la Raison pure, le mouvement d’intériorisation de la notion kantienne d’objet, et la transformation parallèle de la notion de vérité. Cette transposition semble achevée, ou peu s’en faut, vers l’année 17754 . En 1781, dans la Critique, le problème de la vérité logique se présente décidément comme le problème de la participation des concepts à priori à la constitution de l’objet immanent. Toujours, cependant, la chose en soi reste exigible à l’origine de la sensation, et l’intuition sensible apporte seule les matériaux bruts dont sera construit l’objet. Lisons les premières lignes de l’Esthétique transcendantale 5 : « De quelque manière et par quelque moyen qu’une connaissance puisse se rapporter à des objets, le mode par lequel elle se rapporte immédiatement à eux... est l’intuition. Mais cette intuition n’a lieu que pour autant que l’objet nous est donné, et, à son tour l’objet ne peut nous être donné (du moins à nous autres hommes, ajoute l’édition B) qu’à condition d’affecter (« affizieren » ) l’esprit d’une certaine manière. La capacité de recevoir (la réceptivité des représentations), grâce à la manière dont nous sommes affectés par les objets, s’appelle sensibilité6 » . Point de connaissance objective sans une intuition par laquelle un objet nous soit donné. La même déclaration est faite au commencement de la Lo1 Voir Cahier III, 3e édit., pp. 77-81. Kant an M. Herz, 21. 11. 1772. Ak., Bd. X (Briefwechsel I2), p. 124. 3 Ibid., p. 125. 4 Comme en fait foi le Duisburgsche Nachlass. Voir Th. Haering, Der Duisburgsche Nachlass und Kants Kritizismus um 1775. Tübingen, 1910, pp. 122 sqq. et H. J. De Vleeschauwer, La Déduction transcendantale, t. I, Anvers-Paris, 1934, pp. 263-265. 5 KRV. A, p. 19. 6 Nous soulignons. – L’emploi répété du mot « objet » , dans ce texte, peut déconcerter le lecteur. Ou bien, Kant parle d’ « objets » dans le langage du sens commun, c’est-à-dire de « choses en soi » ; ou bien, s’il donne à ce mot une signification technique, il entend par « objets » , dans la première phrase, les objets phénoménaux, immanents, et, dans les phrases suivantes, les choses en soi « affectant » la sensibilité. Voir, à ce sujet, Vaihinger, Commentar, I, pp. 6-9. 2 70 Ch. III : Évolution du Système kantien 103 gique transcendantale 1 : Pour connaître un objet, il ne suffit pas de le penser (par concepts), il faut en avoir l’intuition. Cette doctrine est également celle de la seconde édition, où reparaissent sans changement les passages que l’on vient de citer2 . Voici maintenant la définition classique de l’objet, selon Kant : « L’objet est ce dont le concept réunit les éléments divers d’une intuition donnée [littéralement : ce dans le concept de quoi est unifié le divers d’une intuition donnée]3 » . 104 Pour constituer une connaissance objective, il faut donc qu’un contenu intuitif – chez l’homme, un contenu d’intuition sensible (réceptive) – soit unifié dans un concept, c’est-à-dire rapporté, moyennant quelqu’une des catégories, à l’unité de la conscience. Sans même entrer dans une analyse détaillée, on peut voir que la définition kantienne suspend l’objet de conscience entre deux points fixes, et pour ainsi dire entre deux pôles opposés : d’un côté, à travers les catégories, l’unité suprême du moi ; de l’autre côté, à travers l’intuition sensible, la « chose en soi » , impénétrable arrièrefond Grund ) que dénonce la relativité des données phénoménales. Cette notion de l’objet a-t-elle un sens précis ? Oui, si chacun de ses éléments constitutifs garde, dans l’épistémologie kantienne, une valeur définie et constante. Posons-nous d’abord une simple question, si naturelle que Kant ne put manquer de se la poser, au moins équivalemment : des éléments groupés dans la définition de l’objet conscient, lequel détermine spécialement l’objectivité de cet objet ? Est-ce le rapport du contenu de la conscience à l’unité formelle de celle-ci ? Est-ce l’origine intuitive du contenu de la conscience, – avec ou sans connotation de « choses en soi » ? Beaucoup de textes – on en a cité plus haut – attribuent, dans le cas présent, un rôle décisif à l’intuition. Il faut y regarder de plus près. Au début de la Logique transcendantale, donné d’intuition et pensée formelle sont également requis et nettement distingués au sein de l’objet : « Notre nature vent que l’intuition ne puisse jamais être [pour nous] que sensible, c’est-à-dire contenir autre chose que la manière dont nous sommes affectés par les objets4 ... Sans la sensibilité, nul objet ne nous serait donné ; sans l’entendement, nul ne serait pensé. Des pensées sans matière sont vides ; des intuitions sans concepts sont aveugles5 » . 1 KRV. A, pp. 50-51. KRV. B, pp. 33, 74-75. 3 KRV. B, p. 137. 4 Il s’agit manifestement ici des « objets en soi » . Voir ci-dessus, p. 102, note 3. 5 KRV. A, p. 51 ; B, p. 75. 2 71 LIVRE I : CRITIQUE ET SYSTÈME 105 En opposant ainsi l’intuition et la pensée formelle, Kant semble moins songer à les caractériser respectivement par la présence ou l’absence d’un contenu représentatif, qu’à souligner une certaine qualité d’évidence possédée par le contenu intuitif en vertu de son origine même. Dans l’intuition intellectuelle, si elle nous était possible, le contenu (déterminé totalement à priori, essence et existence) s’imposerait apodictiquement, comme production autonome du sujet. Dans l’intuition sensible, le contenu est primitivement « donné » : il s’impose encore, mais du dehors, par contrainte obscure. De part et d’autre, l’intuition établit donc originairement (« ursprünglich » ) un contact vital, un lien « existentiel » entre la conscience formelle et quelque chose d’absolu, d’indiscutable, qui réside soit au-dessus, soit en dehors de la hiérarchie des formes. L’intuition sensible serait donc facteur d’objectivité, moins comme unique pourvoyeuse de contenu, que comme preneuse de réalité, comme reflet subjectif (Erscheinung) d’une « chose en soi » . Cette interprétation de divers textes kantiens est plausible, à condition de ne pas introduire la chose en soi, comme terme, dans les rapports de vérité objective dont peut connaître la Critique ; mais rien n’empêche que ces rapports immanents aient un point d’attache extrinsèque et absolu dans la chose en soi. Malheureusement, – c’est une première difficulté, qui rend incertaine notre exégèse, sans lui enlever toute probabilité, – la notion de « chose en soi » se présente au lecteur des Critiques avec une demi-douzaine de significations, dont plusieurs ne favorisent guère l’hypothèse énoncée ci-dessus. Mettons qu’il ne faut pas, chez Kant, voir trop vite des glissements de l’idée sous les moindres variantes de l’expression. Restent cependant, nous semble-t-il, dans la Critique de la Raison pure, deux manières opposées d’entendre le lien de la chose en soi avec le sujet : – ou bien l’affirmation de « choses en soi » est dérivée de la relativité intrinsèque des phénomènes ; la chose en soi est, pour notre conscience, une dépendance logique du phénomène ; – ou bien, l’affirmation de « choses en soi » est primitive et à priori ; elle se confond originairement avec une exigence transcendantale d’absolu objectif, laquelle, rencontrant le phénomène brut, nous en découvre la relativité, en le débordant et en le « limitant » . Dans la première hypothèse, qui fait directement, de la relativité du phénomène, une relativité ad extra, la théorie de l’affinité (Affinität), ébauchée par Kant, requérerait, selon l’interprétation de Adickes1 , une « affection transcendante » du moi, par le réel en soi, en tout point d’émergence d’un donné phénoménal. Dans la seconde hypothèse, où le rôle décisif, dans l’affirmation de choses en soi, est dévolu à la spontanéité du sujet, la question de la nature et de l’origine des phénomènes n’est point 1 E. Adickes, Kants Lehre von der doppelten Affektion unseres Ich. Tübingen, 1929. Cfr, en particulier (IIe Abschnitt), la distinction entre « die transzendente Affektion » et « die empirische Affektion ». 72 Ch. III : Évolution du Système kantien 106 tranchée par là, et il reste possible de ramener à un processus immanent toute « affection » du moi (c’est-à-dire toute acquisition d’un contenu particulier de représentation) ; mais n’est-ce point faire le premier pas vers un idéalisme assez radical ? En faveur de l’une et de l’autre hypothèse peuvent être allégués des textes de la Critique. Une seconde difficulté que rencontre l’hypothèse d’un rôle objectivant de l’intuition, preneuse de réalité, se dégage d’une série de textes qui tendent à diminuer la part de l’intuition actuelle, et par conséquent à négliger l’influence indirecte de la chose en soi, dans la constitution de l’objet comme objet. D’abord, ce passage curieux de la première édition, souligné, et diversement apprécié, par les meilleurs commentateurs : « Si les objets dont s’occupe notre connaissance étaient des choses en soi, nous n’en pourrions avoir de concepts à priori. D’où, en effet, les tirerions-nous ? [...] Au contraire, si nous n’avons partout affaire qu’à des phénomènes, il n’est pas seulement possible, mais nécessaire, que certains concepts à priori précèdent la connaissance empirique des objets. En effet, comme phénomènes, ils constituent un objet qui n’existe qu’en nous, puisqu’une pure modification de notre sensibilité ne se rencontre point hors de nous [nous soulignons]. Or, cette considération même, savoir que tous les phénomènes en question, et par conséquent tous les objets dont nous pouvons nous occuper, résident en moi, c’est-àdire sont des déterminations de mon moi identique, fait ressortir la nécessité d’une unité parfaite de ces phénomènes dans une seule et même aperception. Mais dans cette unité de la connaissance possible [nous soulignons] consiste précisément la forme de toute connaissance des objets (ce par quoi le divers est pensé comme appartenant à un objet). Le mode selon lequel le divers de la représentation sensible (intuition) appartient à l’unité d’une conscience précède donc toute connaissance objective, comme en étant la forme intellectuelle, et constitue lui-même une connaissance formelle à priori de tous les objets en général, en tant qu’objets pensés (catégories). [...] Des concepts purs de l’entendement sont donc possibles à priori, – et même, par rapport à l’expérience, nécessaires, – pour cette seule raison que notre connaissance n’embrasse que des phénomènes, dont la possibilité réside en nous, dont l’enchaînement et l’unité (dans la représentation d’un objet) ne se trouvent qu’en nous, et par conséquent doivent précéder toute expérience, en la rendant d’abord possible quant à la forme1 » . 1 KRV. A, pp. 129-130. 73 LIVRE I : CRITIQUE ET SYSTÈME 107 Le ton idéaliste de ce développement ne peut manquer de frapper. On nous affirme, non seulement que l’objet est constitué par des phénomènes, et qu’il est comme eux immanent au sujet, mais que les conditions qui érigent le phénomène en objet, dans l’immanence du sujet, sont celles mêmes qui rapportent ces phénomènes à l’unité du moi aperceptif : les phénomènes deviennent objets, parce qu’ils rencontrent, dans le sujet conscient, les conditions à priori (permanentes) de leur propre possibilité comme phénomènes : « Dans l’unité de la conscience possible consiste la forme de toute connaissance des objets, c’est-à-dire ce par quoi le divers [de la sensibilité] est pensé comme appartenant à un objet1 » . Il semble donc que l’objet immanent, bien qu’il exige un contenu d’origine intuitive, tienne sa forme d’objet uniquement de la spontanéité intellectuelle du sujet. Ce point de vue serait-il particulier à la première édition, qui fut, nous le savons, suspectée d’idéalisme ? Non, sans doute, car on y insiste, en d’autres endroits, sur la signification objective de l’intuition comme telle. En revanche, les Prolégomènes et la seconde édition de la Critique, malgré le souci visible d’écarter le grief d’idéalisme, renferment plus d’un passage qui rattache spécialement l’objectivité de l’objet à l’unité supérieure de l’aperception. Témoin, entre autres, ces deux textes2 : « Toute expérience contient, outre l’intuition sensible par laquelle quelque chose est donné, le concept d’un objet [qui soit] donné comme phénomène dans cette intuition : il y a donc des concepts d’objets en général [nous soulignons] qui servent, comme condition à priori, de fondement à toute connaissance d’expérience 3 » . 108 « Penser en général quelque chose comme objet4 » : voilà la fonction des concepts à priori. Aussi les catégories se définissent « des concepts d’un objet en général, au moyen desquels l’intuition sensible de cet objet est considérée comme déterminée par rapport à l’une des fonctions logiques du jugement5 » . 1 Loc. cit. – Pour les philosophes empiristes, la notion d’objet était celle d’une possibilité permanente de sensations déterminées. Kant énonce ici une conception analogue. Ailleurs (KRV. B, p. 345), il écrit : « L’erreur (généralement commise) ... consiste à croire que les objets, c’est-à-dire des intuitions possibles, doivent se régler sur des concepts, et non les concepts sur des intuitions possibles, comme sur les seules conditions qui fondent leur valeur objective. (Ceci semble nous rejeter vers les conditions de l’intuition sensible ; mais lisons la suite du texte). La cause de cette erreur, à son tour, est que l’aperception, et avec elle la pensée, précède tout ordre déterminé possible des représentations. Nous concevons donc quelque chose en général, et nous le déterminons d’une manière sensible, etc. » . 2 Cités dans le Cahier III, 3e édit., p. 156 et note 3. 3 KRV. A, p. 93 ; B, p. 126. 4 Ibid. 5 KRV. B, p. 128. 74 Ch. III : Évolution du Système kantien D’où semblerait résulter que l’entendement est essentiellement une faculté objectivante, posant l’objet in genere, tandis que l’intuition sensible, saisie purement matérielle d’une réalité en soi, n’offre, à notre connaissance de « l’objet en général » , qu’une diversité complémentaire, particularisante 1 . A l’appui de cette remarque, on pourrait alléguer encore le rapport étroit établi par Kant entre l’objectivité et l’universalité d’un contenu de conscience. La représentation sensible s’objective en se subordonnant à un concept universel : l’universalité est signe d’objectivité. La solidarité de ces deux notions est souvent rappelée ; mais peu de passages sont aussi instructifs que les paragraphes 18 et 19 des Prolégomènes. Parmi les « jugements empiriques » , on distingue les « jugements d’expérience » (Erfahrungsurtheile), qui possèdent une valeur « objective » (objective Gültigkeit), et les « jugements de perception » (Wahrnehmungsurtheile), dont la valeur est seulement « subjective » (nur subjectiv gültig) : « Ces derniers n’exigent aucun concept pur de l’entendement, mais uniquement le lien logique qui rapproche les perceptions dans l’unité d’un sujet pensant. Les premiers, au contraire, requièrent toujours, outre les représentations de l’intuition sensible, des concepts spéciaux, originaires de l’entendement, qui font précisément que le jugement d’expérience soit objectivement valable. Tous nos jugements sont d’abord de simples jugements de perception, valables pour nous seuls, c’est-à-dire pour nous en tant que sujets ; ensuite seulement nous les affectons d’une nouvelle relation, – relation à un objet – et voulons que [le jugement] soit valable, et pour nous-mêmes en tout temps, et aussi pour chacun. En effet, si un jugement s’accorde avec un objet, tous les jugements prononcés sur ce même objet doivent pareillement s’accorder entre eux ; ainsi la valeur objective du jugement d’expérience ne signifie pas autre chose que la valeur universelle et nécessaire de ce jugement. Mais inversement, si nous avons quelque raison de tenir un jugement pour universel et nécessaire (ces propriétés ne découlent jamais de la perception, mais d’un concept pur sous lequel est subsumée la perception), nous devons par le fait même reconnaître qu’il est objectif, c’est-à-dire qu’il n’exprime pas seulement le rapport d’une perception à un sujet, mais une détermination constitutive d’un objet. Quelle raison, en effet, peut-il y avoir pour que les jugements d’autrui s’accordent 109 1 Pareillement, dans la conscience objective de nous-mêmes (connaissance du « moi empirique » ), « ce qui constitue l’objet, ce n’est pas la conscience du moi déterminant, mais seulement celle du moi déterminable, c’est-à-dire celle de mon intuition intérieure, en tant que (remarquons ceci) le divers qu’elle contient peut être lié conformément à la condition générale de l’unité de l’aperception dans la pensée » (KRV. B, p. 407). 75 LIVRE I : CRITIQUE ET SYSTÈME nécessairement avec le mien, sinon l’unité de l’objet auquel tous se rapportent, et dont l’accord avec chacun d’eux assure aussi l’accord entre eux. – §19. Valeur objective, valeur nécessaire et universelle (pour tout suj ?t), sont donc des notions convertibles ; et quoique nous ne connaissions pas l’objet en soi, nous discernons toutefois, dans l’universalité, et par conséquent dans la nécessité, d’un jugement la valeur objective de celui-ci1 » . 110 Ce texte ne manque pas d’intérêt, car il indique la valeur respective de plusieurs traits offerts par la notion kantienne d’objet : 10 L’universalité et la nécessité d’un jugement ; 20 En marquent la valeur transsubjective, indépendante des sujets particuliers ; 30 Cette valeur transsubjective est fondée, dans le sujet transcendantal, sur l’apriorité, source d’universalité ; 40 D’autre part, cette même valeur transsubjective est fondée, hors du sujet, sur les « choses en soi » , seul fondement (ontologique) concevable de la vérité transsubjective des jugements. La chose en soi apparaît donc, ici, comme la « ratio essendi » postulée par l’universalité du concept objectif. Chose curieuse, la propriété objectivante de l’intuition, comme saisie immédiate d’un donné, n’est point directement invoquée dans ce passage. Ainsi donc, nous voyons plus d’une fois s’effectuer, dans la notion kantienne d’objet, un déplacement du centre de gravité vers le pôle supérieur, aperceptif. Ce glissement paraîtra d’autant plus significatif, que l’objectivité du concept pur est caractérisée, dans la Critique, non seulement par le rapport du concept à une intuition empirique possible, mais aussi, plus prochainement, par le rapport du concept aux intuitions à priori d’espace et de temps, logiquement préalables à toute intuition empirique. Cet aspect du problème de l’à priori sensible devra nous occuper plus loin. La considération du pôle inférieur, matériel, de l’objet kantien laisse donc planer un doute sur la part exacte de l’intuition sensible (et de la chose en soi) dans l’objcctivation. L’incertitude ne sera pas moindre si l’on considère, au pôle supérieur de l’objet, l’unité suprême de la conscience, l’ « unité originaire de l’aperception » . L’unité originaire aperceptive se révèle d’abord à la réflexion comme une unité analytique et formelle : non pas précisément une généralisation abstractive du contenu matériel de la conscience, mais une unité universelle représentant indifféremment, dans les contenus divers de conscience, leur commune référence à la conscience comme telle. L’unité originaire de l’aperception couvre donc le champ illimité du « ich denke » . Comme le « cogito » cartésien, elle enveloppe, dans son extension logique, non moins les représentations brutes de la sensibilité que les idées de la raison, bien que les premières et les secondes soient dépourvues, par elles-mêmes, de valeur objective. 1 76 Prolegomena, §§18 et 19. Ak., Bd. IV, p. 298. Ch. III : Évolution du Système kantien 111 112 L’aperception de l’objet est souvent présentée, surtout dans la première édition de la Critique et dans les Prolégomènes, comme la subsomption du contenu divers de la conscience sous l’unité analytique universelle de l’aperception1 . Kant nous avertit, d’ailleurs, qu’il ne s’agit pas de la « subsomption formelle » des logiciens classiques, mais d’une « subsomption transcendantale2 » . Passons sur la difficulté de bien discerner comment l’unité analytique (formelle) de l’aperception peut, dans la conscience que nous en prendrions d’abord comme forme universelle des objets3 , être pour nous quelque chose de plus qu’un concept abstrait tout à fait général, du même ordre que les « transcendantaux » scolastiques, repoussés par Kant avec tant de dédain. En supposant écarté, là-dessus, tout malentendu, nous aurions encore à demander éclaircissement sur un point qui nous intéresse plus directement ici. L’unité analytique aperceptive, considérée comme « forme » universelle de subsomption, n’apparaît capable de constituer des représentations proprement objectives, qu’au moyen d’un contenu déjà, en fait et obscurément, marqué d’une relation objectivante : tel le donné sensible. Autrement, en effet, tout contenu de conscience, rapporté à l’unité de celle-ci, serait « objectif » , contrairement à l’enseignement de la Critique 4 . Devant ces incertitudes d’interprétation, nous n’oserions prétendre que la notion kantienne d’objet, rappelée plus haut, ait atteint déjà, dans la pensée même de Kant, la stabilité parfaite. Lui-même a le sentiment vague d’une difficulté : nous prendrons note, plus loin 5 de l’aveu qu’il en fit, en 1794, à J. S. Beck, son élève et correspondant. 1 Voir, par exemple, Prolegomena, §§18 sqq. Ak., Bd. IV, pp. 297 sqq. ; –KRV. A, pp. 68-69 ; B, pp. 93-94. Ce dernier passage, qui se développe dans un horizon logique et formel, introduit à la Déduction métaphysique des catégories. Plusieurs commentateurs le rapprochent des deux premières pages du chapitre sur le schématisme (KRV. A, pp. 137-140 ; B, pp. 176-179), dans lesquelles le problème des rapports entre intuitions empiriques et concepts purs est posé en termes de « subsomption » . 2 Dans une lettre du 11. x. 1797, à Tieftrunk (Ak., Bd. XII, Briefwechsel III2, pp. 224-225), Kant cherche à éclaircir ce qu’il appelle un « passage difficile » de la théorie du schématisme, par la distinction entre la « subsomption logique » , qui, supposant des termes « homogènes » , est immédiate, et la « subsomption transcendantale » , qui, parce qu’elle unit des termes « hétérogènes » , exige la médiation d’un troisième terme (ici, la « détermination transcendantale du temps » ) capable de racheter la dénivellation des deux extrêmes. 3 Le mode de cognoscibilité quoad nos de l’unité formelle de la conscience, comme forme universelle de subsomption, n’est point tellement évident ; à moins que la proposition : « Tout objet conscient se rapporte à l’unité formelle de la conscience » n’ait exactement le même sens que la tautologie : « Tout objet conscient est conscient » . Mais telle n’est pas la pensée de Kant. Sous ce rapport, l’exégèse de passages comme KRV. B, §16, avec la note de la p. 134, n’est peut-être pas si facile que plusieurs le croient. 4 C’est, au fond, l’objection qu’opposera Kant au « Point de vue » (Standpunkt) trop exclusivement subjectif et « constructeur » de S. Beck (cfr plus loin, par exemple, pp. 185, 209-211). 5 Voir p. 192. 77 LIVRE I : CRITIQUE ET SYSTÈME §3. – Progrès du principe dynamiste 10 Subsomption formelle et acte synthétique 113 L’histoire du problème de l’objet, dans le criticisme kantien, est celle d’un conflit latent entre le point de vue de la « forme » et le point de vue de 1’ « acte » . La première édition de la Critique (1781) juxtaposait les deux points de vue, sans tenter encore une conciliation en profondeur : une théorie de l’aperception-subsomption (Déduction objective, point de vue de la forme y voisine avec un essai de synthèse ascendante de l’objet. Déduction subjective, point de vue de l’acte)1 . Dans les Prolégomènes (1783), qui omettent la Déduction subjective, l’idée de subsomption, c’est-à-dire une conception essentiellement formelle et logique du transcendantal, triomphe, semble-t-il, sur toute la ligne. Mais la Déduction transcendantale de la seconde édition de la Critique reprend et renforce le thème de l’activité synthétique. De ce revirement il sera bon d’explorer le principe et la portée. Le principe n’est autre que cette primauté absolue de la synthèse sur l’analyse, qui fut affirmée dès la première édition de la Critique 2 , et plus expressément formulée ensuite : toute unité analytique présuppose une unité synthétique correspondante ; l’unité analytique de l’aperception présuppose une unité synthétique de l’aperception ; si l’unité analytique est absolument universelle, l’unité synthétique sera primitive, originaire (ursprünglich)3 . On pressent l’importance théorique de cette primauté de la synthèse sur l’analyse. La synthèse dont il s’agit ici est la fonction synthétique, envisagée, soit comme exercice actuel de la synthèse, soit comme puissance active de synthèse : le sens et la lettre du contexte ne permettent pas de restreindre la signification du mot « synthèse » à désigner seulement une synthèse achevée, un produit formel de synthèse, une forme d’unité. C’est, à vrai dire, le produit concret de la synthèse qui tombe d’abord sous la conscience, laquelle en abstrait la forme d’unité ; mais cette abstraction – qui est une réflexion – ne serait pas possible si la forme d’unité ne résultait, en dernière analyse, d’une condition à priori purement synthétique, que Kant n’hésite pas à appeler, dans le langage du dynamisme : « action » , « activité de l’entendement » , « acte de la spontanéité du sujet » (Handlung ; Verstandeshandlung ; Actus seiner [des Subjektes] Selbsttätigkeit) 4 . L’auteur de la Critique se rendait parfaitement compte de la place occupée, 1 Cfr Cahier III, 3e édit., p. 154, b. KRV. A, pp. 77-79. Passage repris dans B, pp. 102-105. 3 KRV. B, §15, pp. 129-131 ; §16, pp. 133-135 ; §17, pp. 136-138. Voir le Cahier III, 3e édit., p. 161, « Remarque » , et comparer avec les pages 156 et 173-174. (La première édition du Cah. III, pp. 124-125, expose la même doctrine, mais sans intercaler de textes justificatifs). 4 Loc. cit. – Quelques années plus tard, la synthèse, entendue dans ce sens, sera dite un Zusammensetzen (et non un « Zusammengesetzt sein » ). 2 78 Ch. III : Évolution du Système kantien dans la hiérarchie des conditions à priori de la connaissance, par la fonction originaire d’unité synthétique. « La catégorie, écrit-il, présuppose la liaison (Verbindung)» , c’est-à-dire « la représentation de l’unité synthétique du divers » . En effet, « les catégories se fondent toutes sur certaines fonctions logiques de nos jugements ; or, dans ceux-ci est pensée déjà une liaison, et par conséquent une unité de concepts donnés. Il faut donc chercher cette unité... plus haut encore, là où réside le principe (Grund ) d’unité de différents concepts au sein des jugements, autrement dit : le principe de la possibilité de l’entendement, au point de vue même de son usage logique1 » . 114 La fonction synthétique, dont nous parlons, devra donc dominer, tout ensemble, l’usage logique et l’usage transcendantal de l’entendement : « Et ainsi, l’unité synthétique de l’aperception est le plus haut sommet auquel nous devions rattacher tout usage de l’entendement, même la Logique entière et, après elle, la Philosophie transcendantale ; car ce pouvoir [synthétique], c’est l’entendement même2 » . 115 La topographie des fonctions de l’entendement, avec l’acte synthétique au sommet, semble donc clairement dessinée par Kant. Avant d’y appuyer des développements nouveaux, il sera prudent, toutefois, de la soumettre à un examen plus attentif ; car nous avons rencontré déjà, dans la Critique, plusieurs expressions – sont-elles équivalentes ? – désignant à l’envi un « sommet » de notre faculté connaissante : 1. D’abord, l’unité logique générale, ou l’identité logique, forme de la pensée comme telle, et pas seulement de la pensée discursive. Il ne peut y avoir d’unité formelle plus reculée, puisqu’il n’en est pas de plus universelle3 . Vers elle tend, comme vers une limite, « la fonction logique des jugements4 » , cette fonction qui rapporte les représentations diverses (quelles qu’elles soient, intuitions ou concepts) à l’unité d’une « conscience en général » (« zu einem Bewusstsein überhaupt5 » ). 2. L’unité objective pure de la conscience, entendons l’unité à laquelle se réfère toute représentation consciente, par le fait qu’elle est consciente ; c’est l’unité du je dans le je pense 6 . 1 KRV. B, §15, p. 131. KRV. B, §16, p. 133, note. 3 Cfr KRV. B, pp. 76-78, 82-85, 92-94 ; A, pp. 131, 398. 4 KRV. B, §20, p. 143. 5 Ibid. 6 KRV. A, p. 398. 2 79 LIVRE I : CRITIQUE ET SYSTÈME 3. L’unité synthétique originaire de l’aperception, dont il a été question plus haut. Aux caractères déjà notés, ajoutons ceci : « Le principe [de l’unité synthétique nécessaire de l’aperception] n’est cependant pas applicable à tout entendement possible, mais seulement à celui dont la pure activité aperceptive, exercée dans la représentation du Je suis, ne produit encore aucun contenu divers. Un entendement, dans lequel le divers de l’intuition serait donné par la simple conscience de soi, [en d’autres termes] un entendement où la représentation réaliserait du même coup, dans l’existence, les objets de cette représentation, un pareil entendement n’aurait nul besoin d’un acte synthétique particulier qui ramenât le divers à l’unité de la conscience1 ... » 116 L’unité synthétique de l’aperception constitue donc l’unité suprême, non de toute conscience possible, mais d’un entendement discursif, essentiellement appliqué à un contenu sensible. Nous ne savons, du reste, si ce type d’entendement pourrait, ou non, être associé à une sensibilité différente de la nôtre2 . 4. L’unité analytique de l’aperception, c’est-à-dire la forme d’unité qui traduit, dans la conscience, la pure unité synthétique de l’aperception. Ces deux unités, aspects solidaires, en nous, de 1’ « unité objective » de la conscience, doivent avoir même extension, même champ virtuel d’application. La comparaison de ces quatre désignations parallèles fait surgir quelques points d’interrogation. Pour remonter de l’unité analytique à l’unité synthétique de l’aperception, deux voies sont praticables : a) Dans la première voie, que trace la note insérée au §16, p. 133, de la Critique (édit. B), l’unité rencontrée en premier lieu est une unité formelle. En effet, comparant l’unité analytique de l’aperception aux concepts généraux, Kant fait remarquer qu’elle est, comme eux, perçue au sein d’une diversité (réelle ou possible), dont elle apparaît l’élément commun ; c’est dans un produit formel de synthèse, dans un groupement de « différences » , qu’est reconnue l’unité analytique : « ... Je ne puis me représenter l’unité analytique qu’à la condition de concevoir d’avance une unité synthétique possible3 » . L’unité analytique sera donc toujours l’unité formelle d’éléments divers, représentés – ou représentables – dans notre conscience ; quelque chose comme l’universelle du platonisme : « L’unité analytique de la conscience s’attache à tous les concepts communs comme tels4 » ; c’est d’eux qu’elle se dégage en dernière analyse ; et par conséquent, elle demeure, non moins que koinwnÐa tw̃n genw̃n 1 KRV. B, §17, pp. 138-139. Ibid., p. 139. 3 KRV. B, §16, p. 133, note. 4 Loc. cit. 2 80 Ch. III : Évolution du Système kantien l’assemblage différencié d’où elle se détache, grevée d’une relation nécessaire à une sensibilité. Analyse et synthèse se limitent ici mutuellement ; l’unité objective, tant analytique que synthétique de l’aperception ne dépassera point le champ de l’être catégorial (ens praedicamentale des scolastiques) ; elle se montre essentiellement l’unité d’un entendement discursif. b) Par la seconde voie, suivie dans le texte même des paragraphes 15, 16 et 17, l’unité synthétique de l’aperception est déduite, plus directement, comme « spontanéité » , comme « acte synthétique » en vertu, semble-t-il, d’une application (immanente) du « principe de raison1 » , comparable à celle qui nous fait conclure aux conditions à priori d’une représentation. La première voie était analytique ; celle-ci est « transcendantale » . Rappelons seulement une couple de textes ; le premier concerne la « liaison (Verbindung) en général » : « La [Raison] est un acte de la spontanéité de la faculté de représentations ; et, puisqu’il faut appeler cette spontanéité entendement, pour la distinguer de la sensibilité, toute liaison, – que nous en ayons conscience ou non, qu’elle embrasse des éléments divers d’intuition ou divers concepts, et que, dans le premier cas, l’intuition soit sensible ou non, – toute liaison, dis-je, est un acte de l’entendement. Nous désignerons cet acte sous le nom commun de synthèse, afin de faire entendre par là que nous ne pouvons rien nous représenter comme lié dans l’objet sans l’avoir auparavant lié nous-mêmes [dans l’entendement], et que, de toutes les représentations, la liaison est la seule qui ne puisse nous être fournie par des objets, mais seulement par le sujet lui-même, parce qu’elle est un acte de sa spontanéité. Il est aisé de remarquer ici que cet acte doit être originairement un et s’appliquer également à toute liaison [nous soulignons], et que la décomposition, l’analyse, qui semble être son contraire, la suppose toujours ; car, où l’entendement n’a rien lié, il ne saurait non plus rien délier, puisque c’est par lui seul qu’a pu être lié ce qui est donné comme tel à la faculté représentative2 » . 117 Le deuxième texte fait l’application de ce qui précède : « J’ai donc conscience d’un moi identique, par rapport à la diversité des représentations qui me sont données dans une intuition, puisque je nomme miennes toutes ces représentations, 1 Voir ci-dessus, pp. 113-114, le texte cité : « Also müssen wir diese Einheit noch höher suchen, nämlich in demjenigen was selbst den Grund der Einheit verschiedener Begriffe in Urtheilen, mithin der Möglichkeit des Verstandes sogar in seinem logischen Gebrauche enthält » (KRV. B, §15, p. 131). 2 KRV. B, §15, pp. 129-130. 81 LIVRE I : CRITIQUE ET SYSTÈME qui n’en constituent qu’une seule [unité analytique]. Or, cela revient à dire que j’ai conscience d’une synthèse nécessaire à priori de ces représentations, et c’est là ce qui constitue l’unité synthétique originaire de l’aperception [nous soulignons], à laquelle sont soumises toutes les représentations qui me sont données, mais à laquelle elles doivent être ramenées par le moyen d’une synthèse1 ». 118 Le dernier membre de phrase signifie que les représentations, par le seul fait qu’elles sont présentes à la conscience, se trouvent déjà « soumises » à l’unité synthétique originaire de l’aperception, mais que, pour être pensées objectivement, elles doivent, en outre, être explicitement « ramenées » à cette unité originaire, dans une synthèse consciente. Cette synthèse en clair résulte, semble-t-il, d’une réflexion de l’entendement sur le processus synthétique, profond et obscur, qui assure d’abord la simple appartenance des représentations à la conscience une. Des deux moments synthétiques – implicite et explicite – que distingue le texte de Kant, le second, le moment réfléchi, celui qui se formule en propositions synthétiques à priori, ne saurait jouir de l’absolue priorité dont on parlait plus haut ; de plus, sa portée est restreinte par la nature des représentations déjà formées qu’il « ramène » à l’unité aperceptive ; il est donc enserré dans les mêmes limites que l’unité synthétique découverte par la première voie (ci-dessus, pp. 115-116). Mais le premier moment, le moment primitif, direct, s’entoure d’autres conditions logiques ; présidant à l’émergence même des représentations dans la conscience, son apriorité totale le situe, effectivement, à l’origine de toute opération analytique, avant toute Logique formelle ou transcendantale ; et sa virtualité, comme principe, n’est point non plus intrinsèquement limitée par la nature des éléments matériels qu’il groupe en nous. Ne nous laissons pas arrêter ici par une illusion, que pourrait favoriser une lecture trop parcimonieuse, ou trop rapide, des écrits de Kant. D’après lui, nous le savons, les jugements analytiques, les seuls dont la vérité n’a pas besoin de justification extrinsèque, ont pour règle universelle, nécessaire et suffisante, le principe de contradiction, forme négative du principe d’identité2 . Il semblerait donc que ce premier principe analytique doive jouir d’une priorité absolue dans notre pensée, loin d’y être subordonné lui-même à un principe synthétique. En réalité, d’après Kant, le principe de contradiction (ou d’identité), s’il ne présuppose aucun autre jugement, est pourtant fondé, dans la spontanéité du sujet, sur un pouvoir radical et universel de synthèse. Les écrits kantiens 1 2 82 KRV. B, §16, pp. 135-136. Voir KRV. A, p. 151 ; B, p. 191. Ch. III : Évolution du Système kantien 119 120 nous en livrent plusieurs indices. Outre les textes cités plus haut (pp. 113114), qui subordonnent « toute la Logique » à une activité synthétique originaire, voici, par exemple, l’affirmation générale, partout latente et parfois formulée, d’une racine commune à l’élément « logique » et à l’élément « réel » des concepts ; voici encore une remarque curieuse des Fortschritte 1 , qui fait dépendre les jugements analytiques, non seulement du « principe de contradiction » , mais du « principe de raison » (au sens logique de ce principe) et du « principe du tiers exclu » ; voici enfin une note parfaitement claire de la seconde édition de la Critique 2 , confirmant l’absolue priorité de la synthèse sur l’analyse, même dans le cas de jugements identiques ; car tout jugement offre l’unité d’une diversité représentée : « II n’y a pas lieu, ici, estime Kant, de se demander si les représentations [associées] sont identiques, de manière que l’une puisse être pensée par simple analyse de l’autre. Sous le simple rapport de la diversité, la conscience de l’une se distinguera tout de même toujours de la conscience de l’autre » . C’est dire, a fortiori, que le principe d’identité, groupant deux aperceptions, non seulement distinctes, mais différentes, du même objet, possède une structure synthétique, et relève donc d’un principe supérieur d’unité. La synthèse originaire, dont nous parlons, est attribuée par Kant à l’entendement. Dans la première édition de la Critique, l’ « unité synthétique de toute diversité intuitive possible3 » présupposait, ou enveloppait, une « synthèse » , mais une synthèse exercée par la seule imagination 4 . L’ « unité transcendantale de l’aperception » ou 1’ « aperception pure » , principe originaire de l’unité synthétique, intervenait, dans les synthèses imaginatives, comme une condition à priori d’ordre formel, à laquelle devait se rattacher, comme à une règle suprême, toute liaison d’éléments divers en une connaissance 5 : c’était un principe de subsomption, non un acte synthétique. La deuxième édition de la Critique fait remonter, nous l’avons vu, l’acte de synthèse (ou la liaison active) jusqu’à l’entendement même 6 . En résumé : L’ « unité logique générale » convient indifféremment, dans tout « sujet » conscient, à tout « contenu » quelconque de pensée (de cogitatio, au sens 1 Ak., Bd. XX, p. 278. KRV. B, §15, p. 130, note. – Rapprocher ceci de la pure « relation d’identité » définie par saint Thomas (S. Th., I, 28, 1, ad 2) : « Relatio quae importatur per hoc nomen idem... non potest consistere nisi in quodam ordine quem ratio adinvenit alicujus ad seipsum secundum aliquas ejus duas considerationes » (Nous soulignons quelques mots). 3 KRV. A, pp. 116-117. 4 Ibid., p. 118. – Cette synthèse doit être à priori : « es kann aber nur die produktive Synthesis der Einbildungskraft a priori stattfinden » (Ibid.). 5 Ibid., et cfr p. 119. 6 Cfr, par exemple, KRV. B, §15, p. 130. 2 83 LIVRE I : CRITIQUE ET SYSTÈME 121 cartésien). Pareillement, l’unité du « je » , comme centre universel de référence des contenus de conscience, appartiendrait aussi bien à un entendement intuitif, s’il en existe, qu’à un entendement discursif. En revanche, l’unité analytique et l’unité synthétique originaire de l’aperception, telles que les définit la Critique, sont liées à l’acquisition d’un donné multiple – par conséquent à l’exercice d’une sensibilité – et ne pourraient donc convenir à un entendement intuitif, créateur de son objet : la fonction synthétique (prenons le mot « synthèse » dans son acception la plus générale ), reste le propre d’un entendement discursif ; l’unité synthétique qu’elle produit dénonce le caractère « phénoménal » de l’objet ainsi unifié. Toutefois : a) Cette discursivité ne doit pas, de nécessité absolue, être spatio-temporelle, bien qu’elle le soit, en fait, dans la connaissance humaine ; b) Le principe même (Grund ) de l’unité synthétique aperceptive, n’est point, de soi, restreint, dans sa portée radicale, par une classe quelconque de données à synthétiser ; plus encore, étant, en soi, spontanéité (acte) il pourrait, sans contradiction logique, se concevoir, non comme le simple corrélatif dynamique des unités formelles de synthèse qui encadrent le « donné » , mais comme le siège de propriétés unificatrices supérieures, dépassant toute synthèse de données acquises. Kant, jusqu’ici, ne nous a proposé qu’un seul exemple de ces fonctions supérieures d’unité, dont la pure possibilité, soit en nous, soit hors de nous, ne se laisse point écarter par nécessité logique : l’intuition intellectuelle. Celle-ci prolongerait, sur le plan de l’entendement, le mystérieux pouvoir d’ « intuition à priori » dont notre sensibilité interne présente un succédané inférieur. Assurément, le philosophe criticiste continue à nous dénier toute espèce d’intuition intellectuelle ; mais nous voyons mieux, à présent, quel aspect de la fonction synthétique viendrait en cause, si jamais il y avait lieu de nuancer davantage ce refus. Aussi longtemps1 que l’aperception des objets parut consister avant tout dans la subsomption des phénomènes sous des conditions formelles à priori, dont la plus haute était l’unité même de la conscience, le jugement fut considéré comme la représentation de la subsomption effectuée2 . Mais à mesure que l’idée de synthèse, confinée d’abord dans le plan de l’imagination, envahit, au niveau des catégories, le plan supérieur de l’aperception, – à mesure que l’unité aperceptive suprême se révéla activité aperceptive originaire, – dans la même mesure le jugement devint l’acte même de la synthèse catégoriale des phénomènes, l’acte qui les réfère à l’unité objective de la conscience. La fonction objectivante se concentre alors dans l’acte synthétique : parmi les éléments structuraux du jugement, c’est désormais à la copule seule d’exprimer 1 Voir les références données, p. 110, note 1 et p. 111, note 1. Ce point de vue domine encore dans la section de KRV. B, intitulée : « Von dem logischen Verstandesgebrauch überhaupt » , immédiatement avant le §9. 2 84 Ch. III : Évolution du Système kantien la condition transcendantale qui fait « objective » plutôt que « subjective1 » l’unité formelle des termes : « La fonction de la copule est, consiste... à distinguer l’unité subjective. Ce petit mot, en effet, marque le rapport de ces représentations à l’aperception originaire, et leur unité nécessaire, malgré que le jugement soit empirique et donc contingent2 » . 122 Si la nécessité d’un donné d’intuition sensible, pour faire un objet, n’est pas niée, on pressent que la valeur objective sera de plus en plus cherchée dans l’universelle nécessité des conditions à priori de la représentation, et dépendra donc moins de l’origine du contenu soumis à synthèse, que de l’apriorité absolue de l’ acte synthétique qui impose une forme à ce contenu. D’ores et déjà, le type de l’objet est dynamique, et la synthèse objective du donné prend, dans l’objet immanent, le caractère d’un devenir. Kant a-t-il remarqué que toute réalisation formelle de l’unité de synthèse, au-dessus du plan empirique de la sensibilité, introduit la notion du devenir dans le domaine « transcendantal » ? Les deux sections suivantes apporteront les éléments d’une réponse à cette question. 20 Signification « transcendantale » du mouvement 123 Le « devenir » , c’est-à-dire le mouvement dans le sens le plus large, voilà un mot bien inquiétant lorsque l’on parle « Critique » . Kant avoue3 s’être demandé longtemps si la notion de mouvement appartenait à la philosophie transcendantale. Il fait remarquer que cette notion réunit en elle « espace » et « temps » : aussi a-t-on voulu voir, dans cette synthèse d’espace et de temps, « une des sources de la méthode dialectique inventée par Fichte et organisée par Hegel4 » . Le rapprochement ne paraîtrait guère sérieux, si la Critique de la Raison pure en était restée à sa première édition. Aristote, en effet, y est blâmé d’avoir introduit, dans la table des catégories, le mouvement, « qui n’a point sa place parmi elles, n’étant qu’un concept empirique 5 » . Rien de plus. C’est encore le caractère essentiellement empirique du mouvement qu’enseignent, en 1783, les Prolégomènes 6 . A l’occasion de remarques critiques, publiées par Schütz en 17857 , Kant revient sur la question ; d’abord, sans modifier beaucoup son attitude, dans les Metaphysische Anfangsgründe 1 « Subjective » : c’est-à-dire purement associative, sans aucune nécessité objective. KRV. B, §19, pp. 141-142. 3 Reflexionen, édit. B. Erdmann, Bd. II, n. 321, 325, 326. 4 Vaihinger, Commentar, II, p. 437. 5 KRV. A, p. 81 ; B, p. 107. 6 Cfr Proleg., I, §10, Ak., Bd. IV, p. 283. 7 Cfr Vaihinger, op. cit., II, pp. 438-439 ; De Vleeschauwer, La Déduction transcendantale, t. II, p. 117 et t. III, pp. 215-216. 2 85 LIVRE I : CRITIQUE ET SYSTÈME der Naturwissenschaft (1786) 1 ; puis, l’année suivante, dans la deuxième édition de la Critique de la Raison pure, où il introduit une distinction nouvelle, de grande importance théorique : « Le mouvement d’un objet dans l’espace n’appartient pas à une science pure, et par conséquent pas à la géométrie2 ; car nous ne pouvons savoir à priori, mais seulement par expérience, que quelque chose est mobile. Mais le mouvement comme description d’un espace est un acte pur de la synthèse successive opérée, par l’imagination productrice, entre les éléments divers contenus dans l’intuition extérieure en général [nous soulignons], et (comme tel) il n’appartient pas seulement à la géométrie, mais encore à la philosophie transcendantale (Aber Bewegung als Beschreibung eines Raumes,.., gehört nicht allein zur Geometrie, sondern sogar zur Transzendentalphilosophie) 3 » . 124 Cela veut dire, qu’à la différence du mouvement des corps, nous n’avons qu’une représentation empirique, la synthèse pure de l’espace selon le temps déroule en nous, à l’occasion de toute construction spatiale, un mouvement de déterminations métempiriques dont la réalité, comme déterminations transcendantales du sujet, nous est « donnée à priori4 » . Cette fois, nous tenons, de la bouche même de Kant, l’aveu réfléchi de la solide réalité du mouvement non certes comme modification ontologique d’un sujet-substance, mais comme processus nécessaire d’actuation du sujet transcendantal. Vaut-il la peine, après cela, de rechercher d’autres aveux, moins explicites, sinon moins probants ? Au fond, toute extension d’une condition à priori transcendantale (laissons hors de cause l’à priori analytique) à un contenu contingent est, de soi, un mouvement ; car elle développe, dans le champ même de l’à priori, une virtualité conquérante. Nous nous garderons, d’ailleurs, de confondre ce mouvement d’actuation progressive, qui est une détermination pure du temps par la spontanéité du sujet, avec la représentation empirique d’une succession dans le sens interne. Ainsi donc, le concept du mouvement, s’il n’est nulle part assimilé par Kant à une catégorie, partage néanmoins, dans le cas mentionné ci-dessus, les propriétés logiques des « data à priori » du sujet connaissant. C’est dire, équivalemment, qu’une certaine espèce de devenir revendique, comme processus immanent du sujet transcendantal, la même affirmabilité que re1 Sur l’interprétation discutée de l’apriorité qui convient aux principes synthétiques de 1’ « Allgemeine Bewegungslehre » (KRV. B, §5, p. 49), voir Vaihinger, op. cit., II, pp. 387-389. 2 Les objections de Schütz portaient précisément sur la possibilité de la Géométrie comme science pure, et en particulier sur la possibilité d’une construction à priori de la « ligne » . 3 KRV. B, §24, p. 155, note ; comparer les notes des pages 156, 157, 160. 4 Cette production est du même ordre que 1’ « acquisitio originaria » ,dont il sera question plus loin. Kant parle aussi de « Data a priori (der praktischen Vernunft) » , dans KRV, B, Vorrede, pp. xxviii-xxix. 86 Ch. III : Évolution du Système kantien 125 vendiquent, comme dispositions formelles de ce sujet, les concepts à priori de l’entendement et les intuitions à priori de la sensibilité. Mais ce « mouvement » , que nous venons de rencontrer à l’étage inférieur des déterminations à priori, jusqu’où peut-il, jusqu’où doit-il remonter ? S’arrête-t-il au niveau de l’intuition à priori du temps, considérée comme principe transcendantal immédiat de la succession des phénomènes internes ? Ou bien, l’idée d’un devenir immanent garde-t-elle un sens dans la région de l’entendement pur ? Les textes de la Critique (édit. B) directement relatifs au mouvement1 ne tranchent pas cette question. Peut-être trouverons-nous mieux dans les textes où Kant fait mention de contenus métempiriques de l’entendement, 30 Vers une métamorphose idéaliste de l’ « idée pure » leibnitzienne La seconde édition de la Critique de la liaison pure 2 distingue nettement entre connaître (« erkennen » ) et penser (« denken » ), entre connaître des objets (comme objets d’expérience possible) et penser objectivement des contenus quelconques de conscience (sous la seule condition de leur cohérence logique). Si « toute connaissance spéculative de la raison se réduit aux seuls objets de l’expérience » , c’est-à-dire « si nous ne pouvons connaître les objets comme choses en soi, nous pouvons du moins les penser comme tels. Autrement, s’ensuivrait l’absurde proposition, qu’il y a phénomène (apparence) sans rien qui apparaisse3 » . Cette distinction suppose, dans la pensée discursive, non seulement la présence habituelle et latente, mais la production contingente, de déterminations à priori d’ordre idéal, dont le contenu métempirique, sans se rapporter à aucun objet déterminé, puisse néanmoins fournir l’étoffe d’une chaîne analytique de jugements et prendre une signification objective « problématique » . Voici quelques exemples de ces déterminations métempiriques – incomplètes plutôt que fictives – dont Kant reconnaît un usage hypothétique, logiquement correct. Une première série de textes ne révèle pas directement autre chose que la possibilité de nous former, par élaboration de concepts empiriques (par exemple par généralisation abstractive de leur contenu), des représentations analogiques d’objets en soi. Cette possibilité, qui pose un problème ultérieur à ceux de l’ Analytique transcendantale, permet à Kant la déclaration suivante : « Après acquisition de toutes les connaissances que les choses peuvent nous donner d’elles-mêmes dans l’expérience, la ques1 Voir ci-dessus. KRV. B, Vorrede, pp. xxvi-xxvn, et note de la p. xxvi. 3 Loc. cit. 2 87 LIVRE I : CRITIQUE ET SYSTÈME tion : – que sont donc les objets de ces connaissances, en tant que choses en soi ? – ne doit on aucune façon être tenue pour dépourvue de sens (sinnleer) 1 » . 126 127 Cette conclusion vise tous ceux qui contesteraient, à l’exemple de Mendelssohn, la possibilité de penser une chose en soi, là où serait impossible la connaissance objective de cette chose. Kant avait montré, vingt lignes plus haut, comment peut se former le concept métempirique de « réalité vraie » ou de « réalité en soi » , par opposition, non seulement à la pure « négation » , mais à 1’ « apparence phénoménale » ; s’appliquant d’abord et nécessairement à Dieu, le concept de « réalité en soi » reflue, de là, toute proportion gardée, sur les choses finies2 . Voilà donc un concept pourvu d’une signification positive, métaphénoménalc ou nouménalc, nullement arbitraire. D’autres textes font entrevoir un « usage transcendantal » subjectivement correct, sinon objectivement valable, des catégories3 , ou même une signification nouménale de 1’ « objet transcendantal » et de la notion de « chose » . Par exemple, en 1787, la Critique de la Raison pure 4 définit notre représentation nécessaire de la « chose en soi » : « den ganz unbestimmten Begriff von einem Verstandcswesen, als einem Etwas überhaupt ausser unserer Sinnlichkeit » , donc le concept positif, mais indéterminé, de « quelque chose » en général. Les déterminations ultérieures que l’on appliquerait au Etwas überhaupt, en faisant un usage transcendantal des catégories, ne peuvent revêtir qu’une objectivité problématique ; elles ont cependant, en cela même, leur part de vérité, comme on le voit dans la théorie de 1’ « Idéal transcendantal » , véritable théodicée hypothétique ; elles forment un système enchaîné, qui, une fois affirmé sur un point, joue en bloc. C’est la même conception, pour l’essentiel, mais cette fois confrontée explicitement avec l’innéisme leibnitzien, que professe Kant dans sa réponse au wolfien Eberhard, publiée en 17905 . Eberhard avait pris occasion d’un rapprochement, fait par C. C. E. Schmid6 , entre la connaissance à priori de la Critique et les idées innées des Nouveaux Essais, pour contester l’originalité de la doctrine de Kant, en regard de celle de Leibniz7 . Dans sa réplique, Kant se garde bien de nier les similitudes 8 ; là même où il revendique le plus 1 Bemerkungen zu Jacobi’s Prüfung der Mendelssohnschen Morgenstunden. Ak., Bd. VIII, p. 154. Ibid. 3 KRV. A, pp. 253-254, 643 sqq. 4 B, p. 307. 5 Ueber eine Entdeckung, noch der alle neue Kritik der r. V. durch eine ältere entbehrlich gemacht werden soll. Ak., Bd. VII, pp. 185-251. 6 Dans son Wörterbuch zum leichteren Gebrauch der Kantischen Schriften, au mot « a priori » (2e édit., Jena, 1788, pp. 9-16). 7 Ce thème comparatif est resté classique, jusqu’à nos jours, dans la « littérature » du kantisme. Voir Vaihinger, Comnientar, II, pp. 81-101 (« Wie verhält sich Kants A priori zum Angeborenen ? » ). 8 Voir ci-dessus, pp. 55-60. 2 88 Ch. III : Évolution du Système kantien 128 vivement l’originalité de sa propre doctrine, « il s’approche d’assez près des conceptions de Leibniz1 » . Sur un point même, il s’en rapproche d’une manière qui déjà semble annoncer une transposition plus complète du dynamisme leibnitzien au plan de l’idéalisme. Kant, en effet, sans jamais nous reconnaître d’intuition intellectuelle ou d’idée innée, admet cependant, parmi les présupposés nécessaires de tout concept empirique, non seulement l’existence de fonctions à priori de synthèse (facultés), mais, à chaque mise en exercice de celles-ci, la production spontanée de représentations formelles, précédant et préparant la représentation objective concrète. Il donne d’abord, de cette production spontanée, un exemple emprunté à l’intuition sensible. Comme le notait la Critique (édit. B)2 , la perception sensible requiert, outre l’existence d’une faculté sensible (en tant que « fondement de la possibilité d’une intuition spatiale » ), l’éveil d’une intuition formelle pure d’espace (une « formale Anschauung » ), qui n’emprunte rien au donné empirique ; celle-ci, comme émergence à priori, comme « acquisitio originaria » , précède la représentation spatiale concrète, qui est une « acquisitio derivativa » . Et Kant poursuit, étendant aux concepts purs cette terminologie leibnitzienne : « L’acquisition [de concepts particuliers des choses] est une acquisitio derivativa, en ce sens qu’elle présuppose déjà des concepts universels transcendantaux de l’entendement, concepts qui, semblablement, sont acquis, non innés, mais dont l’ acquisitio, comme celle de l’intuition formelle d’espace, est originaria, et ne présuppose aucun principe inné, hormis les conditions subjectives de la spontanéité de la pensée (conformité à l’unité aperceptive) 3 » . Les produits transcendantaux de l’ acquisitio originaria (intuitions pures de la sensibilité, et catégories comme concepts « conçus » ) constituent donc, préalablement à l’aperception empirique où ils s’insèrent, une expression immanente de la spontanéité du sujet, et, dans l’ordre de la représentation objective, une première phase positive ; ils offrent à la conscience un contenu général, trop indéterminé en soi pour désigner, sans le complément de la perception sensible, la réalité actuelle ou possible d’objets définis. Sous un angle un peu différent, la même doctrine est exposée par Kant dans son mémoire Sur les progrès de la métaphysique depuis Leibniz et Wolff, écrit vers 1793, mais publié seulement après la mort de son auteur. Par exemple, ce passage sur l’espace et le temps : 1 Ainsi s’exprime M. De Vleeschauwer (La Déduction transcendantale..., t. III, 1937, p. 434). le plus récent critique, à notre connaissance, qui ait fait une étude approfondie du « Streitschrift » contre Eberhard. 2 B, p. 155 ; voir ci-dessus, pp. 122-123. 3 Entdeckung, usw., Ak., Bd. VIII, pp. 222-223. 89 LIVRE I : CRITIQUE ET SYSTÈME « Espace et temps, considérés subjectivement, sont des formes de la sensibilité1 ; mais, pour les concevoir comme objets d’intuition pure2 (et comment en parler sans cela ?), il faut au préalable le concept d’un divers unifié (eines Zusammengesetzten) et, par conséquent, le concept de la synthèse d’une diversité (der Zusammensetzung des Mannigfaltigen) ; pour lier cette diversité, est donc aussi requise l’unité synthétique de l’aperception ; à son tour, cette unité de la conscience exige, selon la diversité des intuitions d’objets dans l’espace et le temps, une diversité de fonctions unificatrices qui s’appellent des catégories et qui sont des concepts à priori de l’entendement. Ces derniers, par eux seuls, ne suffisent point à fonder une connaissance d’objet en général, mais bien la connaissance d’un objet déjà donné dans l’intuition empirique3 » . 129 130 Faut-il souligner l’intérêt théorique d’une doctrine imposée à Kant par la nécessité de maintenir son apriorisme transcendantal à égale distance de l’innéisme et du semi-empirisme ? Des fonctions à priori qui s’exprimeraient immuablement, dans le plan objectif de la conscience, comme déterminations formelles à priori, latentes ou non, constitueraient réellement des « idées innées » (au moins virtuelles) ; car elles seraient à la fois – pour employer une terminologie ancienne – « in fieri » et « in facto esse » , « naturantes » et « naturatae 4 » . D’autre part, des fonctions à priori d’unification, qui n’auraient, dans la conscience, aucune expression formelle à priori, mais produiraient seulement le groupement matériel des données sensibles, ne différeraient pas beaucoup des fonctions attribuées par Locke au sens interne. L’apriorisme kantien, prenant une voie moyenne, unit la nécessité pure et simple des fonctions à priori (facultés) avec une certaine contingence des expressions pures de ces fonctions dans la conscience objective : « concepts à priori » et « intuitions à priori » sont, en effet, nous le rappelions plus haut, nécessaires quant à leur forme, mais contingents quant à leur existence ac1 Comme « formes d’intuition » du donné multiple. Comme « intuitions formelles » , selon la terminologie rencontrée plus haut. 3 Fortschritte der Metaphysik seit Leibniz und Wolff. Ak., Bd. XX, p. 276. Cfr pp. 268-270, 271-272. Voir aussi les Lose Blätter zu den Fortschritten der Metaphysik. Ak., Bd. XX, p. 337, 1. 4-14 ; p. 339, 1. 18-33 à p. 340, 1. 1-24. 4 Une distinction toute pareille est fréquente chez les philosophes modernes de tendance idéaliste. Par exemple (soit avant Kant, soit ehez ce dernier) : le sens subjectif et le sens formel du « cogito » (le je et le moi ) ; les « nombres nombrants » et les « nombres nombres » ; l’espace et le temps comme « formes d’intuition » et comme objets d’ « intuition formelle » ; l’espace « spatialisant » et l’espace « spatialisé » ; les concepts « abstrayants » et les concepts « abstraits » ; la synthèse pure, comme « acte synthétique » et comme « unité formelle de synthèse » . Un scolastique se souviendra que toute opération immanente est acte et qualité ; et, plus profondément, que tout être (fini) est conçu comme esse (acte) et comme essence (forme). 2 90 Ch. III : Évolution du Système kantien tuelle, leur Dasein 1 : ils sont contingents au sens logique de ce mot, puisque, dans leur Dasein, ils dépendent d’une condition non réductible à l’à priori des facultés, et reportée donc, logiquement, au compte du donné brut des sens (« Eindrücke » , « Empfindungen » ). Dans cette mystérieuse génération immanente, nous remarquerons surtout qu’elle renferme les moments logiques essentiels d’un « devenir » . Par ses facultés, « fondement de la possibilité des connaissances actuelles » , le sujet transcendantal est un « déterminant délerminable » , un acte en puissance d’actuation ultérieure dans l’existence ; 1’ « acquisitio originaria » , la production contingente de déterminations à priori, réalise, selon une forme pure, la synthèse actuelle de cet acte et de cette puissance. Il va de soi que le « devenir » est envisagé ici comme enchaînement de moments rationnels, non comme réalité ontologique 2 . 40 Coup d’œil en arrière 131 Notre enquête sur quelques articulations importantes du système idéaliste de Kant s’est confinée, jusqu’ici, dans l’horizon spéculatif. Sous cet angle limité, nous avons dû constater plus d’une fois un écart entre la structure effective de la Critique et l’idéal d’unité systématique qui s’y trouve proposé. Çà et là pourtant, il nous a semblé que l’écart tendait à se réduire, au cours même de la période que nous explorions. Où en sommes-nous, exactement ? Une mise au point provisoire ne saurait être inutile avant de porter notre attention sur le second des deux grands aspects de la raison, l’aspect « pratique » . Les points où se trahissait, à nos yeux, un état d’inachèvement, amorce probable d’une évolution ultérieure, peuvent être groupés sous deux chefs : 10 La part respective de l’analyse et de la synthèse dans le système critique ; 20 Le raccord systématique entre les divers plans formels distingués dans la connaissance. 10 L’analyse, a-t-on dit, est plus spécialement le procédé de la critique, et la synthèse (doublée, subsidiairement, d’analyse) le procédé de la construction systématique. Cette opposition superficielle de deux méthodes s’aperçoit au premier coup d’œil dans le texte de Kant ; mais elle doit être approfondie. Kant prétend lui-même démontrer, par un raisonnement analytique, la synthèse à priori qui commande, chez lui, toutes les autres : l’unité synthétique 1 Fortschritte, usw., Ak., Bd. XX, p. 272. On pourrait toutefois se demander, si cette « autodétermination à priori » du sujet, puisqu’elle est logiquement préalable à l’intuition empirique, n’engage pas la question du « sujet en soi » , autant que l’engage, par exemple, de l’aveu de Kant (KRV. B, pp. 429-431), notre « spontanéité » morale se posant « völlig a priori in Ansehung unseres eigenen Daseins als gesetzgebend » (p. 430). Mais le parallélisme entre ces deux cas n’est pas assez complet pour que nous nous attardions à en rechercher ici les conséquences possibles. 2 91 LIVRE I : CRITIQUE ET SYSTÈME 132 133 de l’aperception1 . Cette simple remarque suffirait à établir la proposition suivante : La réflexion critique met en œuvre, essentiellement, pour découvrir les conditions à priori du savoir, un ensemble d’opérations analytiques, effectuées sur la connaissance directe ; elle procède donc par application du principe d’identité (ou de contradiction). N’est-ce point clair ? Sans doute, s’il ne fallait toujours, en philosophie, se méfier des mots. Nous ne pouvons oublier, qu’à l’instar des grands cartésiens, Kant tient pour une véritable « analyse » l’application logique du « principe de raison suffisante » , c’est-àdire le rapport de tout contenu de conscience à ses pleines conditions d’intelligibilité dans la pensée 2 . Aussi, lorsqu’il affirme, de la synthèse à priori, qu’elle se démontre par un raisonnement analytique, cette affirmation peut viser (nous en avons rencontré un exemple, pp. 115-118) deux cas très différents : d’une part, une analyse au sens le plus strict, une simple dissociation analytique des notes d’un concept ; d’autre part, une analyse plus largement entendue, fondée sur l’exigence interne d’intelligibilité de tout contenu de pensée. Mais cette dernière analyse, remontant à l’essence logique de l’objet, à ses conditions à priori de possibilité dans la pensée, ne rejoint-elle pas le procédé transcendantal d’analyse, dont le moment principal est une véritable synthèse à priori3 ? Nous ne pouvons oublier non plus, que, selon Kant, le principe même de contradiction, fondement de toute analyse, résulte en nous d’une synthèse à priori, celle précisément qui définit la fonction suprême du « sujet transcendantal » , le pur entendement 4 . La réflexion analytique nous conduit donc finalement à prendre conscience d’un acte de synthèse, non seulement parce qu’elle le découvre à l’origine de la connaissance directe, mais parce qu’elle-même se reconnaît issue d’une activité synthétique. D’ores et déjà, dans la pensée de Kant, le système de l’idéalisme critique est suspendu tout entier à une synthèse primitive. On s’étonne moins, dès lors, du chevauchement réciproque, en apparence assez capricieux, de l’analyse et de la synthèse dans l’exposé d’aspects partiels du système, par exemple, dans la « Déduction des catégories » . Celle-ci, envisagée sous un certain angle, dans son objet, dans ses prémisses et dans sa conséquence, peut sembler purement analytique. Dans la Déduction métaphysique des catégories, les catégories pures, dérivées des types généraux d’unité des jugements, sont, assure Kant, des fonctions de l’entendement discursif antécédentes à toute restriction par les schèmes d’une sensibilité : comme telles, leur champ d’application s’étend donc à tout contenu de pensée et coïncide avec le champ universel de l’analyse au sens strict. De plus, dans 1 Voir plus haut, pp. 113-114, 118-120. Voir ci-dessus, pp, 116, 118-120. Cfr Cahier 111, 3e édit, pp. 111-113. 3 Car le « transcendantal » n’est pas, purement et simplement, 1’ « à priori » : c’est 1’ « à priori » considéré comme condition de possibilité des objets dans la pensée, 4 Voir ci-dessus, p, 113, 2 92 Ch. III : Évolution du Système kantien 134 l’estime de Kant, la table même des formes générales de jugement, et par conséquent celle des catégories de l’entendement pur, sont obtenues par un raisonnement analytique, conforme aux lois de la logique classique (logique formelle). Et la conclusion de la Déduction métaphysique – savoir, que les catégories pures ne peuvent atteindre à la complète détermination objective qu’en subsumant sous elles un donné d’intuition sensible – cette conclusion semble résulter pareillement d’une simple analyse des termes du problème1 . Mais voici l’autre face de la question. Concédé même que la Déduction métaphysique démontre analytiquement la nécessité d’une « subsomption formelle2 » de contenus particuliers sous les formes générales du jugement, et par conséquent sous les catégories de l’entendement pur, prouve-t-elle du même coup la nécessité d’une « subsomption transcendantale 3 » de données empiriques sous des catégories « schématisées » identiques aux catégories pures ? Cette dernière preuve ne semble possible que de deux manières : 10 En montrant à priori qu’il doit en être ainsi dans tout entendement discursif ; ce qui, en définitive, reviendrait à démontrer que toute « subsomption formelle » repose sur une « subsomption transcendantale » , parce que, en vertu du principe (logique) de raison, toute unité analytique présuppose une unité synthétique. 20 En constatant, en fait, dans les conditions concrètes d’exercice de l’entendement humain, l’identité des catégories schématisées et des catégories pures, c’est-à-dire la coïncidence entre les types à priori de la synthèse ascendante, exigée pour la liaison aperceptive des données, et les formes conceptuelles obtenues par un mouvement logique inverse, descendant, c’està-dire par division adéquate de l’unité pure de l’entendement. La première forme de la preuve est « transcendantale » ; la deuxième pourrait être analytique, si les deux séries – pure et schématisée – d’unités catégoriales étaient également observables et directement comparables. En réalité, l’une et l’autre série nous sont connues par une inférence où intervient l’exigence « transcendantale » d’une condition synthétique. C’est évident pour la série ascendante, qui s’élève, à travers schèmes et catégories, à partir du donné sensible. Mais la série descendante, divisant analytiquement l’unité pure de l’entendement, comment nous serait-elle accessible, sinon dans une abstraction pratiquée sur nos jugements concrets, c’est-à-dire sur des unités synthétiques dépendantes des schèmes de la sensibilité ? Saurions-nous que les « formes générales d’unité » , obtenues de la sorte, représentent des catégories de l’entendement pur (des « Stammbegriffe des reinen Verstandes » ) plutôt que de vaines abstractions formelles, si nous ne savions déjà que toute unité analytique est fondée sur une unité synthétique, et que l’unité analy1 Voir Cahier III, 3e édit., p. 148. Cfr ci-dessus, pp. 85-86, 90. Voir ci-dessus, pp. 108-109, 116. Cfr p. 99. 3 Voir ci-dessus, p. 111 et note 1. 2 93 LIVRE I : CRITIQUE ET SYSTÈME 135 tique la plus universelle présuppose une « synthèse originaire » , identique à l’entendement même ? Or, cela, nous le savons par une inférence « transcendantale » , appuyée sur le principe de raison, « principe des jugements synthétiques [à priori]1 » , comme s’exprime Kant interprétant Leibniz ? Nous voyons donc, dans le raisonnement critique aussi bien que dans l’objet de la Critique, la synthèse prendre décidément le pas sur l’analyse. Cette primauté absolue, moins évidente au début de la période criticiste, va s’affirmer davantage à mesure que le système idéaliste kantien se concentrera plus massivement autour de l’unité du « moi » . En même temps, il apparaîtra de plus en plus que les rapports de l’unité analytique et de l’unité synthétique, considérés dans les pages précédentes, ne posent pas seulement le problème de la limitation réciproque de deux unités formelles, mais, plus profondément, le problème de la limitation réciproque de l’acte et de la forme dans l’unité totale de la conscience. 20 Cette unité de la conscience, Kant l’étage en différents plans formels : est-il parvenu, dans la Critique de la Raison pure, à les relier entre eux par un lien de nécessité rationnelle ? Comme lui, mettons d’abord en présence le « sujet transcendantal » , d’une part, et, d’autre part, les « choses en soi » . La rencontre de celles-ci avec le sujet établit, dans la conscience, un premier palier de déterminations formelles : la variété qualitative des sensations. Dans la suite du processus de connaissance, cette première diversité qualitative jouera constamment le rôle d’objet, jamais celui de sujet. Est-ce à dire qu’elle représente en nous des qualités de « choses en soi » ? Ce serait trop affirmer ; mais Kant ne nous donne pas davantage le droit de la dériver exclusivement du sujet. Un deuxième palier, dans l’échelonnement des déterminations formelles de la conscience est constitué par les « intuitions à priori » d’espace et de temps, c’est-à-dire par les formes pures de la réceptivité sensible, offertes objectivement à la conscience, en manière de contenu à priori. Cette fois, plus incontestablement que dans la sensation, c’est bien le moi qui se saisit partiellement lui-même. Mais d’où procède cette conversion sur soi ? Pourquoi prend-elle la forme de l’espace et du temps ? Kant sait que ces formes devront, pour entrer dans la connaissance objective, se subordonner à l’unité suprême du moi transcendantal ; mais il ne les déduit pas de ce moi ; par rapport au moi transcendantal, elles demeurent quelque chose de contingent. Nous atteignons enfin un troisième palier : l’unité aperceptive pure, monnayée dans les catégories ; en elle seule le sujet transcendantal se révèle immédiatement à la conscience comme pur acte de synthèse. Ces trois plans superposés : qualités sensibles, intuitions à priori de la sensibilité, unité de l’aperception pure, –ę se rejoignent dans l’objet (immanent) ; 1 94 Voir ci-dessus, pp. 56-57. Ch. III : Évolution du Système kantien 136 137 en revanche, du côté du sujet, la jonction ne se fait pas bien ; une faille existe à deux niveaux : ni les intuitions pures d’espace et de temps, ni les qualités sensibles ne dérivent logiquement de l’unité originaire du moi. Cette imperfection dans l’enchaînement systématique des plans formels de la conscience, et surtout la dualité toujours béante entre l’unité aperceptive et l’à priori de la sensibilité, furent pour beaucoup dans les oppositions mal réduites que nous avons dénoncées plus haut : opposition entre l’objet en général et l’objet d’expérience, entre les catégories pures et les catégories schématisées, entre le moi transcendantal et le moi empirique. Ces oppositions seraient complètement réduites, si l’on réussissait à parfaire l’unité fonctionnelle du moi, de manière à dériver, de la spontanéité de l’entendement, tout l’élément formel de nos représentations, depuis les concepts purs jusqu’aux qualités sensibles inclusivement. On entrevoit ici une évolution possible de l’idéalisme kantien, dans la direction précisément où le primat de l’acte synthétique achèverait de s’affirmer. Sur d’autres points encore, nous avons vu s’ébaucher, dans l’idéalisme de Kant, un développement doctrinal dont l’issue demeurait incertaine. Ce fut d’abord l’existence de « contenus à priori » de pensée. Leur rencontre, dans la Critique, a quelque chose d’un peu déconcertant ; car ils doivent s’insérer entre les deux termes, supposés complémentaires, d’une opposition fréquemment soulignée par Kant, c’est-à-dire entre les formes à priori d’unité, « vides » de contenu, et le donné sensible, « aveugle » , seul contenu possible de notre pensée, semblait-il. Sans doute, la valeur objective de ces contenus à priori demeure « problématique » ; ce ne sont point des « idées pures » leibnitziennes ; ils révèlent cependant l’existence, au sein de l’entendement même, d’une diversité de représentations qui n’est point entièrement imputable à l’expérience sensible. Leur signification objective s’amplifierait dans la mesure où croîtrait la participation de la spontanéité intellectuelle à la construction de l’objet immanent. Il y a plus. Ces contenus à priori s’insèrent, dans tout acte de connaissance objective, avec le caractère de « données à priori » (Data a priori ) : leur émergence contingente (acquisitio originaria) soit dans le plan des intuitions pures, soit dans celui de l’entendement, introduit un devenir actif au sein de l’à priori. Bien que dépendant extrinsèquement d’une présentation de données empiriques, cette « acquisitio originaria » affecte néanmoins directement le sujet transcendantal, dont la spontanéité emprunte par elle le rythme de la sensibilité. On pressent tout ce que cette mobilisation d’un contenu transcendantal implique peut-être de conséquences théoriques, surtout si l’on tient pour acquis, dans l’entendement discursif, le primat absolu de l’acte synthétique sur l’unité formelle. Enfin, cet acte même de synthèse, comment se révèle-t-il à la conscience ? Indirectement, sans doute, par une inférence fondée, en dernière analyse, sur 95 LIVRE I : CRITIQUE ET SYSTÈME le principe de raison1 , mais avant cela, selon Kant, par une appréhension métasensible immédiate, dans laquelle l’esprit, appliqué à des données sensibles, se connaît comme « faculté de synthèse2 » , ou même comme « pure spontanéité3 » . Le texte de la Critique interdit d’appeler « intuition » cette saisie du moi transcendantal par lui-même ; à proprement parler, elle n’est qu’une « réflexion transcendantale » sur 1’ « objet empirique » ; mais elle atteint, dans le moi transcendantal, une détermination métempirique positivement affirmable ; et elle réalise donc quelque approximation du mode intuitif, approximation dont une théorie complète du savoir aurait à rendre compte. Kant assumera-t-il cette tâche ? Il semble, dès maintenant, trop engagé dans les voies de la synthèse active, ou, si l’on veut, du transcendantalisme dynamique, pour se permettre d’en demeurer là : ou rétrograder vers le pur « formel » , ou s’avancer, dans le sens du dynamisme, vers un but encore voilé, telle est désormais la seule alternative ouverte à l’idéalisme critique. Poursuivons notre enquête. §4. – L’usage « pratique » de la raison 138 10 Rôle heuristique des « idées » La Déduction subjective des « idées » , dans la « Dialectique transcendantaîe » , expose comment la coordination et la subordination de nos jugements, selon leur type formel (catégorique, hypothétique ou disjonctif), ouvre à la Raison réfléchissante trois grandes échappées sur un Inconditionné4 . D’après que l’on verra, dans cette Déduction des idées, un processus subjectif, commandé par l’exigence foncière d’unité de la raison, ou seulement la représentation d’un échelonnement logique de nos jugements en trois séries convergentes, symbolisées chacune par une limite idéale, on parlera, ou non, au sens propre, d’un mouvement d’organisation du moi. Les conclusions négatives, agnostiques, de la Dialectique transcendantale reposent sur la seconde interprétation, où ne joue pas la véritable notion du mouvement. Mais peut-être cette interprétation statique et minimisante ne suffit-elle point à expliquer dans toute son ampleur le rôle positif – « régulateur » ou « heuristique » – attribué par la Critique même aux idées de la raison5 . « Un coup d’oeil sur l’ensemble des connaissances de l’entendement montre que la part contributive de la raison, ce qu’elle 1 Voir 2 Voir 3 Voir 4 Voir 5 Voir 96 131 ci-dessus, pp. 91-132. 94 ci-dessus, pp. 64-95. 100 ci-dessus, pp. 68-101. Cahier III, 3e édit., pp. 220-225. Cahier III, 3e édit., pp. 267-269. Ch. III : Évolution du Système kantien s’efforce de réaliser, consiste dans l’organisation systématique de la connaissance1 » . 139 A tout système « préside nécessairement une idée : l’idée de la forme d’un tout de connaissance 2 » . Loin d’être « le concept d’un objet » , cette idée ne représente directement qu’une unité formelle, superposée aux concepts (objectifs) de l’entendement 3 . La constitution d’idées pareilles rentre, dit Kant, dans « l’usage hypothétique » de la raison : « Si la raison est la faculté de dériver le particulier du général, alors de deux choses l’une : ou bien, ce qui est général est déjà certain en soi, et donné ; dans ce cas, il ne manque plus qu’un jugement pour y subsumer [le particulier], qui sera nécessairement déterminé par là ; j’appelle ceci l’usage apodictique de la raison ; – ou bien le (concept) général n’est admis d’abord que problématiquement, comme simple idée : le particulier (cette fois) est donné pour certain, mais l’universalité de la règle dont il dépend reste un problème ; on fait, alors, l’essai de cette règle sur plusieurs cas particuliers, tous certains, afin de voir s’ils en découlent ; dans l’affirmative, s’il y a quelque apparence que tous les cas particuliers qui se présenteront en dérivent également, on conclut à l’universalité de la règle ; puis, de celle-ci, à la totalité des cas qui ne sont aucunement donnés en eux-mêmes ; c’est ce que je nommerai l’usage hypothétique de la raison4 » . 140 La fonction « régulatrice » ou « heuristique » des idées transcendantales appartient à cet « usage hypothétique de la raison » . Manifestement, elle suppose, de la part du sujet rationnel, une véritable direction imprimée au régime de l’entendement. Ne songeons pas à l’activité d’un « sujet en soi » et de facultés psychologiques ; en se confinant au plan transcendantal, il est permis de parler, en toute rigueur, d’un mouvement spontané d’unification des concepts de l’entendement sous le type exemplaire de l’idée « régulatrice » . Entre ce « mouvement de concepts » (nous le retrouverons, dans un plus ample contexte, chez Hegel) et l’immobilité d’un sujet transcendantal que l’on supposerait réduit à un échelonnement de conditions formelles, la conciliation semble pour le moins malaisée. La Dialectique transcendantale, plus encore que l’Analytique, associe donc à la notion du sujet celle d’un certain dynamisme interne : le dynamisme 1 KRV. B, p. 673. Ibid. – Cfr ci-dessus, pp. 63-64. 3 Ibid. 4 KRV. B, pp. 674-675. 2 97 LIVRE I : CRITIQUE ET SYSTÈME d’une unité qui se fait, et qui, en cela, diffère de la pure unité logique, parfaite d’emblée. Du côté de l’objet, également, la Dialectique transcendantale projette une faible lueur, qui ne filtrait pas encore à travers les conclusions de l’Analytique. Enregistrons sur ce point la pensée de Kant, sans l’affaiblir ni l’exagérer. En toute hypothèse, il reste acquis, à ses yeux, que les idées de notre raison ne sont « constitutives » d’aucun objet véritable, parce qu’elles n’appartiennent à la structure nécessaire d’aucun « objet d’expérience possible » . Est-ce à dire qu’elles soient entièrement dépourvues de valeur objective (« objective Realität » ) ? Kant estime, au contraire, que leur valeur heuristique entraîne une certaine valeur objective, au point de vue même de la raison théorique. En effet, le rôle positif de ces « idées » consiste avant tout à promouvoir les droits de l’unité dans le domaine objectif de l’expérience. Or, il n’est pas indifférent, pour la perfection intrinsèque de l’expérience, pour sa vérité d’ensemble, de présenter une organisation plus ou moins unifiée. L’unité s’impose à priori, comme une loi fondamentale, à tous les niveaux de nos connaissances, à chacun d’eux selon son degré. Si les modes d’unification introduits par les idées « régulatrices » demeurent hypothétiques dans leur dessin particulier, en revanche ils reflètent une nécessité absolue dans leur orientation générale, en tant qu’expressions approchées d’une condition d’unité « constitutive » de l’expérience même. Voilà, du moins, ce qu’on peut lire dans la Critique. Soit, par exemple, l’hypothèse qui ramène la causalité des substances à « une seule force radicale » : « A bien considérer l’usage transcendantal de l’entendement, on constate que l’idée d’une force radicale unique n’est pas seulement déterminée à la façon d’un problème, en vue de quelque usage hypothétique, mais offre une certaine réalité objective, en ce qu’elle postule l’unité systématique des forces diverses de la substance et affirme ainsi un principe apodictique de la raison1 ». 141 Ce n’est point empiriquement, en suivant les suggestions de l’expérience, ni même seulement dans les limites de chaque substance, mais à priori et universellement, « pour toute matière en général, que la raison présuppose l’unité systématique des diverses forces ; car les lois particulières de la nature rentrent sous des lois plus générales ; et l’économie des principes n’est pas uniquement une maxime pour le bon usage 1 98 KRV. B, p. 678. Ch. III : Évolution du Système kantien de la raison, mais une loi interne de nature. Dans le fait, on ne voit pas comment pourrait intervenir un principe logique d’unité rationnelle..., sans la présupposition d’un principe transcendantal, imposant à priori cette unité systématique comme nécessaire et inhérente aux objets mêmes... En effet, la loi de la raison qui impose la recherche de [l’unité] est nécessaire, puisque, sans cette loi, il n’y aurait plus de raison, sans raison plus d’usage cohérent de l’entendement, sans cet usage régulier plus de marque suffisante de la vérité empirique, – et que nous devons, par conséquent, en considération de cette vérité empirique, présupposer l’unité systématique de la nature comme objectivement valable et nécessaire1 » . « Ce qu’il y a de remarquable, poursuit Kant, dans ces principes [régulateurs], ... c’est qu’ils semblent être transcendantaux, et que, sans contenir autre chose que de simples idées directrices en vue d’un usage empirique de la raison, (encore cet usage ne se rapporte-t-il aux idées qu’asymptotiquement, c’est-à-dire approximativement, sans jamais les rejoindre), ils possèdent néanmoins, comme principes synthétiques à priori, une valeur objective, indéterminée sans doute ; ils servent de règle à l’expérience possible ; ils sont même employés avec succès comme principes heuristiques dans l’élaboration de l’expérience2 ... » . 142 Bref, ils soumettent les objets de l’entendement à l’exigence universelle d’unité, selon la règle « schématique » « du maximum dans la division et dans la liaison de la connaissance intellectuelle sous un seul principe3 » . Leur valeur objective n’est donc point celle de véritables objets, mais de « maximes » vraies, qui servent réellement les intérêts de la connaissance objective, puisqu’elles nous apprennent « à mettre l’usage empirique et déterminé [c’est-à-dire objectif] de l’entendement complètement d’accord avec lui-même, en le rattachant autant que possible au principe de l’unité universelle, et en l’en dérivant4 » . On voit, ainsi, que les idées de la raison pure, subjectivement nécessaires, ne sont qu’hypothétiques (« problématiques » ) comme représentations objectives, mais sont « catégoriques » comme maximes réglant notre attitude mentale. Elles nous enjoignent absolument 1 KRV, B, pp. 678-679. Cfr. pp. 685-686. KRV. B, p. 691, 3 Ibid„ p, 693, 4 KRV. B, pp. 693-694. 2 99 LIVRE I : CRITIQUE ET SYSTÈME « de considérer tout enchaînement dans le monde d’après les principes de l’unité systématique, par conséquent comme si (als ob) toutes choses étaient issues d’un être unique, comprenant tout comme d’une cause suprême, parfaitement suffisante1 » , et « comme si cette cause avait tout produit en tant qu’Intelligence suprême, d’après le plan le plus sage2 » . Nous ne savons pas, de science théorique, si la « supposition transcendantale 3 » exprimée dans le comme si peut, ou non, être réalisée en elle-même objectivement, mais nous savons que l’application intrépide de cette supposition à l’expérience portera la connaissance empirique à son maximum de valeur objective. Un lien secret associe donc à priori les conditions natives de l’objet d’entendement (notre seul objet authentique) et la règle de méthode imposée par la raison : la relativité du comme si n’entache point d’arbitraire la « maxime rationnelle » . Voit-on poindre, dans l’orbite même de la raison spéculative, l’opposition superficielle, et la solidarité profonde, entre une vérité de la théorie et une vérité de la pratique ? 20 Les postulats moraux, le règne des fins et la transcendance de l’objet 143 Par delà la spéculation pure, le jeu subjectif de la « raison réfléchissante » , analysé dans sa connexion nécessaire avec l’activité morale, esthétique et technique de l’homme, révèle, sans aucun doute, au sein du moi, un mouvement actif de déterminations, orienté par un idéal suprême d’unité. Pour pousser notre enquête dans cette direction, nous devrions interroger longuement la Critique de la Raison pratique et la Critique du Jugement. Mais n’est-ce pas ici superflu, tant devient manifeste, dans la donnée même de la seconde et de la troisième « Critique » , la composante dynamique de toute vie de l’esprit ? Des œuvres publiées par Kant, la Critique de la Raison pratique est celle où le dynamisme radical de la raison s’affirme le plus ouvertement, dans la plénitude de ses exigences inconditionnelles. Comme « impératif catégorique » , la raison vient intimer, à notre action délibérée, la même loi d’unité universelle qu’elle imposait, comme Acte aperceptif, aux déterminations objectives de notre conscience. Il est regrettable, qu’au lieu de faire la synthèse directe de ces deux aspects d’une même Position souveraine, le philosophe criticiste se soit contenté de les relier extrinsèquement par la théorie des postulats. 1 KRV. B, p. 714, KRV. B, p. 716. 3 KRV. B, pp. 704 sqq, 2 100 Ch. III : Évolution du Système kantien 144 145 Celle-ci, d’ailleurs, appelle de notre part un examen attentif, car elle représente une évasion, parfaitement consciente et voulue, vers la transcendance métaphysique. Quant à la Critique du Jugement, toute pénétrée par l’idée de « finalité » cosmique, elle aménage si bien le champ « problématique » du jugement réfléchissant, qu’on est tenté de voir, dans le système de finalité qu’elle propose, quelque chose de plus que l’ « asymptote1 » d’une métaphysique finaliste de l’objet. Ceci également mérite d’être examiné, et confronté avec les conclusions de la « raison pratique » . La théorie des postulats a été exposée brièvement ailleurs2 . Reprenonsen ici quelques traits, dans l’espoir d’élucider, autant que possible, un point d’exégèse kantienne toujours controversé. Avant que parût la Critique de la Raison pratique (1788), Kant avait, au cours d’une vingtaine d’années, pressenti de plus en plus clairement les suppléances que la raison pratique pouvait apporter à l’impuissance de la raison théorique devant les objets nouménaux. Durant la période précritique, ce pressentiment se traduit par des allusions ; dans la Critique de la Raison pure (Dialectique transcendantale, Appendice, et Méthodologie, chap. II, 2e section), l’allusion devient le tracé précis d’un programme : Kant y demande à ses lecteurs d’admettre par provision, – et même s’engage à démontrer plus tard, – que les idées transcendantales, simples hypothèses sur le plan théorique, où manque l’intuition qui les objectiverait, peuvent, à défaut d’intuition, rencontrer dans l’ordre pratique des garanties indirectes de valeur objective : de l’objet transcendant des idées on ne saurait prouver (directement) qu’il soit, mais on affirme nécessairement qu’il doit être ; on le « postule s comme condition à priori de possibilité de l’action morale, elle-même absolument obligatoire3 . Seulement, cette affirmation objective, fondée sur la « pratique » , ne vaut, dit Kant, que pour la « pratique » (« in moralischer Absicht » ) : la nécessité du postulat n’est point celle de l’objet transcendant qu’il représente, mais celle, où se trouve le sujet, d’agir comme si cet objet était réel4 . Dans quel sens faut-il entendre la valeur purement pratique, ou morale, du postulat ? L’objectivité qu’il tient de la raison pratique n’intéresse-t-elle en aucune façon la raison théorique, – si bien qu’agir « comme si » le postulat était vrai signifie, non pas : le juger vrai parce que l’action morale l’exige tel, mais seulement : vouloir ignorer, dans l’action, les réserves persistantes de la raison théorique ? Dans le premier cas, la raison pratique exerce une suppléance ; dans le second cas, elle soutient une fiction. La même question se pose au sujet du mot « fürwahrhalten » (tenir pour vrai ) employé par 1 L’expression est de Kant. Cfr KRV. B, p, 691. Cahier 111, livre I, ch. 3. §§5 et 6, 3 Par exemple, KRV, A, pp. 633-634 ; B, 661-662, 4 KRV, A, pp. 672-673 ; B, pp. 700-701, 2 101 LIVRE I : CRITIQUE ET SYSTÈME la Critique de la Raison pratique 1 et par la Critique du Jugement 2 pour caractériser l’attitude spéculative que réclament de nous les postulats moraux. La question ne manque pas d’importance. Elle pose le problème de l’étanchéité plus ou moins complète des deux « raisons » , ou, plus précisément, le problème du rapport entre le fondement pratique des postulats et la possibilité théorique des objets postulés. Au fond, il s’agit de savoir si la raison, avant toute division d’elle-même en raison théorique et en raison pratique, possède déjà, comme dit quelque part Delbos3 , « une portée objective générale » . Que « les principes de la raison pure, dans leur usage pratique, c’est-à-dire dans leur usage moral, ont une réalité objective 4 » : voilà, en résumé, ce que nous apprenait, touchant les postulats, la Critique de la Raison pure. Pour apprécier les nuances ajoutées à cette déclaration par la Critique de la Raison pratique, le plus sûr sera de laisser Kant lui-même s’en expliquer. « J’entends, dit-il, par postulat de la raison pure pratique ... une proposition théorique, pour autant que celle-ci, théoriquement indémontrable, est inséparablement solidaire d’une loi pratique valable à priori et inconditionnellement5 » . Il ne faut pas confondre les postulats de la raison pratique avec ceux de la mathématique pure : « Ces derniers postulent la possibilité d’une action 6 , dont l’objet était d’avance reconnu possible avec l’entière certitude d’une connaissance théorique à priori. Les premiers postulent la possibilité d’un objet même, ... en vertu de l’apodicticité de lois pratiques, et, par conséquent, seulement au service d’une raison pratique7 » . 146 Ils étendent donc à des objets nouveaux la portée de notre raison. Mais, « comment une extension de la raison pure, sous l’angle pratique, est-elle concevable sans une extension correspondante de la connaissance spéculative8 ? » « Pour étendre une connaissance pure d’ordre pratique, il faut qu’un but, ou une fin, soient donnés à priori par manière d’objet (du vouloir), et que cet objet, indépendamment de tout principe théorique, mais en conséquence d’un impératif (catégorique) 1 KPV, pp. 6-7, 261. Kr. U, §§90-91. 3 La philosophie pratique de Kant, Paris, 1905, p. 444. 4 KRV. B, p. 836. 5 KPV, p. 220. 6 Par exemple, celle de tracer un cercle, d’élever une perpendiculaire sur une droite, etc. 7 KPV, p. 20, note. 8 KPV, p. 241, titre VII. 2 102 Ch. III : Évolution du Système kantien qui détermine immédiatement la volonté, soit représenté comme pratiquement nécessaire ; tel, ici, le souverain bien. Or, celuici n’est possible [concevable] qu’en présupposant trois concepts théoriques... : la liberté, l’immortalité et Dieu. Ainsi, la loi pratique, qui prescrit la réalisation, dans un monde donné, du bien le plus parfait possible, postule, au bénéfice d’objets [problématiques] de la raison pure spéculative, la possibilité, la réalité objective, que cette raison ne pouvait leur assurer. Par là, sans doute, la connaissance théorique reçoit un accroissement, mais qui consiste uniquement en ceci : des concepts qui, autrement, seraient pour elle problématiques (purs objets de pensée), sont maintenant rangés, assertoriquement, parmi les concepts auxquels répondent de véritables objets1 » . Parce que la raison pratique ne peut se dispenser de poursuivre le souverain bien, « la raison théorique [qui ne conçoit le souverain bien qu’entouré de certaines conditions objectives] se trouve autorisée à les présupposer2 » . « Cet accroissement de la raison théorique n’est cependant pas un élargissement de la spéculation même ; il ne permet pas d’utiliser désormais positivement, à des fins théoriques, les objets postulés3 » ; en effet, « rien ne nous est donné de leur intuition » réelle ou possible 4 . 147 Les trois idées transcendantales, qui n’étaient « point encore par elles-mêmes des connaissances, ... mais seulement des pensées (transcendantes) non-contradictoires, sont maintenant, en vertu d’une loi pratique apodictique, revêtues de réalité objective, comme autant de conditions nécessaires de possibilité de l’objet même [le souverain bien] que cette loi ordonne de réaliser ; disons autrement : il nous est signifié [par la loi pure pratique] que ces idées ont des objets, sans que rien nous indique comment leur concept peut se rapporter à un objet : et cette [notification de leur objectivité] n’est point encore une connaissance de ces objets eux-mêmes. [...] Il n’y eut donc aucun enrichissement de notre connaissance d’objets suprasensibles donnés, mais il y eut cependant une expansion de la raison théorique et de ses connaissances vers le suprasensible en général, pour autant que 1 KPV, pp. 241-242. Ibid. 3 Ibid. 4 Ibid. 2 103 LIVRE I : CRITIQUE ET SYSTÈME la raison théorique s’est vue contrainte d’admettre l’existence de pareils objets [suprasensibles], qu’elle reste impuissante à déterminer davantage1 » . 148 Au point de vue « pratique » , les idées, de transcendantes et régulatrices qu’elles étaient, « deviennent immanentes et constitutives, c’est-à-dire qu’elles fondent la possibilité de réaliser l’objet nécessaire de la raison pratique pure (le souverain bien) 2 » . Les objets postulés nous sont donc donnés, par la raison pratique, comme de vrais objets au regard de notre action ; et la raison théorique enregistre ce jugement d’objectivité ; elle pousse même plus loin sa collaboration, en appliquant à ces objets réels les négations3 et les affirmations4 dont les idées « régulatrices » , avant d’être érigées en postulats, entouraient leurs objets hypothétiques ; mieux encore : en appliquant ces prédicats selon toute l’ampleur intensive qu’exige l’absolu moral. Par exemple, dans l’hypothèse de l’existence de Dieu, la raison spéculative prouve que l’auteur et l’ordonnateur de l’univers doit être « immensément sage, bon, puissant, etc.5 » ; elle ne saurait aller plus loin : « l’omniscicnce, la bonté absolue, la toute-puissance, etc.6 » échappent à la démonstration purement physique ou métaphysique. Néanmoins (et c’est bien remarquable, fait observer Kant, au même endroit) la notion de Dieu, en tant que postulée par la loi morale, reçoit de ce chef, non seulement l’objectivité brute, mais les attributs mêmes de perfection absolue inaccessibles par toute autre voie : la raison théorique juge, en effet, que Dieu ne pourrait assurer la possibilité du « souverain bien » , s’il n’était la toutesagesse, la toute-puissance, l’omniprésence, l’éternel, bref l’Être absolument parfait7 . Ne semble-t-il pas, dès lors, qu’une fois donnée l’obligation absolue de l’action morale, tous les rapports enveloppés dans la théorie des postulats soient d’ordre logique, analytique ? Ce n’est point entièrement exact. Avec un soin scrupuleux, Kant éprouve la qualité logique des principales articulations de sa théorie. Et il reprend de plus haut toute la question. « Un besoin de la raison pure dans son usage spéculatif ne conduit qu’à des hypothèses ; le besoin de la raison pure pratique conduit à des postulats 8 » . 1 KPV, pp. 243-244. Ibid. 3 Op. cit., pp. 244-245. 4 Op. cit., pp. 246-248. 5 Op. cit., p. 251. 6 Ibid. 7 Op. cit., p. 252. 8 Op. cit., pp. 255-256. 2 104 Ch. III : Évolution du Système kantien Le besoin théorique répond à la tendance de la pensée vers sa propre perfection subjective ; mais la possibilité reconnue d’atteindre ce terme n’est point requise pour l’objectivité des connaissances qui le précèdent1 . « Au contraire, le besoin de la raison pure pratique est fondé sur un devoir, sur l’obligation d’assigner à mon vouloir un objet (le souverain bien) que, je poursuive de toutes mes forces ; pour ce faire, je dois présupposer la possibilité de ce bien et de ses conditions [rationnelles], savoir Dieu, la liberté, l’immortalité2 » . 149 Or, le devoir s’impose « par lui-même, avec une certitude apodictique » , sans avoir besoin d’aucun appui spéculatif3 . « Mais l’effet subjectif de cette loi [du devoir], je veux dire l’ intention... de poursuivre la réalisation du souverain bien, présuppose tout au moins la possibilité de ce dernier ; autrement, l’on se heurterait à l’impossibilité pratique de tendre vers l’objet d’un concept qui serait, au fond, vide et sans objet4 » . 150 Car l’intention morale, loin de n’être qu’une décision facultative, déterminée par des inclinations contingentes, est « l’obéissance à un commandement absolu, objectivement fondé dans la nature des choses5 » : elle exclut donc le doute sur la possibilité objective de la fin commandée6 . L’adhésion intellectuelle aux postulats, dans le sens qu’on vient de définir, est appelée par Kant « foi morale » ou « foi rationnelle pure pratique 7 » . Mais ici des distinctions plus fines deviennent nécessaires. L’acte de foi morale, par lequel est reconnue la possibilité du souverain bien, serait-il luimême objet du commandement moral ? Non ; Kant juge évident 1 Op. cit., p. 256. Op. cit., p. 257. 3 Ibid. 4 Ibid. 5 Op. cit., p. 258. 6 Cfr op. cit., pp. 258 et 259 note. 7 Quelques définitions de Kant : « La croyance (das Fürwahrhalten), ou la valeur subjective du jugement, sous le rapport de la conviction (qui a en même temps valeur objective), présente les trois degrés suivants : l’ opinion (Meinen), la foi (Glauben) et le savoir (Wissen). L’opinion est une croyance, accompagnée de la conscience de son insuffisance tant subjective qu’objective. Lorsque la croyance, subjectivement suffisante, est tenue en même temps pour objectivement insuffisante, elle s’appelle foi. Enfin, celle qui est suffisante aussi bien subjectivement qu’objectivement s’appelle savoir » (KRV. B, Methodol., p. 850). – En rigueur de termes, « c’est au point de vue pratique seulement que l’on peut appeler foi un assentiment théoriquement insuffisant. Ce point de vue pratique est ou bien celui de l’habileté [Geschicklichkeit, point de vue contingent, qui ne peut fonder une certitude], ou bien celui de la moralité [Sittlichkeit, point de vue nécessaire absolument obligatoire] » (Op. cit., p. 851). La « foi morale » est l’assentiment, subjectivement nécessaire, aux postulats du commandement moral (cfr op. cit., p. 856). Dans l’ordre théorique même, se rencontre un assentiment analogue à la « foi morale » , et que l’on peut appeler « foi doctrinale » ; celle-ci, fondée seulement sur un « besoin » , ou une convenance, de la raison spéculative, est plus qu’une opinion et moins qu’une certitude : à la différence de la « foi morale » , « la foi purement doctrinale a en soi quelque chose de vacillant » (Op. cit., p. 855). 2 105 LIVRE I : CRITIQUE ET SYSTÈME « que la croyance à la possibilité du souverain bien n’est point du tout obligatoire, et que nulle intention morale n’en impose l’exigence, mais que c’est à la raison spéculative d’embrasser cette croyance sans se faire prier ; que peut-on, en effet, sérieusement alléguer contre la possibilité en soi d’une correspondance entre le mérite d’êtres raisonnables, que leur fidélité à la loi morale rend dignes d’être heureux, et la possession effective d’une béatitude proportionnée ? Aussi bien, quant à la première des deux composantes du souverain bien, celle qui couronne la moralité [la vertu], il suffit que la loi morale nous intime un ordre : car douter de la possibilité de cette composante [c’est-à-dire douter de la possibilité d’obéir au devoir] reviendrait à mettre en doute la loi morale même. Il en va autrement de la seconde composante, celle qui établit une proportion parfaite entre le mérite et le bonheur : pour en faire accepter la possibilité dans l’abstrait, point n’est besoin d’un commandement, car la raison théorique n’y a pas d’objection ; reste pourtant que la manièr e dont nous devons nous représenter cette harmonie [supérieure] des lois de la nature avec les lois de la liberté [n’est point si déterminée qu’elle ne] laisse quelque chose à notre choix ; et, dans ces limites, puisque la raison théorique ne tranche point avec une certitude apodictique, l’impulsion décisive peut être donnée par un intérêt moral 1 ». 151 Ainsi donc, la raison théorique, appuyée sur la raison pratique, se prononce à priori, avec une entière certitude objective, pour la possibilité en soi du souverain bien, c’est-à-dire pour la nécessité d’une conciliation finale de la vertu parfaite et du suprême bonheur. En revanche, que cette conciliation ne puisse, en aucune hypothèse, s’opérer par le jeu des seules forces de la nature, – qu’elle exige de toute nécessité une Sagesse créatrice à l’origine des deux règnes de la « nature » et de la « moralité 2 » , – comment le démontrerions-nous en rigueur, par des raisons objectives ? Nous constatons seulement qu’aucune interprétation exclusivement « naturelle » ne trouve le moindre appui dans l’expérience, et que le recours aux trois postulats demeure, devant notre raison théorique, la seule interprétation plausible du souverain bien. Celui-ci s’imposant inconditionnellement, comme Fin suprême, à notre action, nous obéissons, en adoptant librement les postulats, à une exigence subjective, de cohérence et d’unité, qui sert au mieux les « intérêts moraux » sans tomber elle-même sous le commandement absolu de 1’ « impératif » moral : 1 2 106 KPV, pp. 260-261. KPV, p. 262. Ch. III : Évolution du Système kantien « Le principe qui détermine notre affirmation des postulats est, à vrai dire, subjectif comme besoin [de la raison] ; en même temps, comme moyen de promouvoir une fin pratique, objective et nécessaire, il est le fondement de la maxime qui fait tenir pour vrais, dans la perspective morale, [certains objets dont la démonstration théorique reste insuffisante]1 » . 152 Avant de tirer la conclusion de ce paragraphe, poussons une rapide reconnaissance dans la direction de la troisième Critique. « La raison pratique a découvert en nous une Fin absolue (le souverain bien), que nous avons l’obligation de réaliser par la conformité de notre action empirique à la loi de notre liberté. Accepter, comme nous le devons, cette Fin dernière, c’est admettre du même coup, entre nos facultés et le monde des phénomènes, la mesure de correspondance, d’accord préalable, qui permette une poursuite efficace de la Fin dernière. Cet accord préalable est conçu nécessairement comme l’effet d’une Intelligence ordonnatrice, qui aurait adapté la constitution des choses aux exigences actives de notre raison pratique 2 » . Voilà en résumé, d’après les Sections II et IX de l’Introduction à la Critique du Jugement, les points d’attache fermes que trouve cette dernière dans la Critique de la Raison pratique. Comme on l’a vu plus haut, la nécessité apodictique de la loi morale ne se discute pas ; de là découle, pour la raison théorique, un corollaire immédiat : la possibilité de l’action morale ; et comme cette possibilité doit être entendue selon toute l’ampleur du commandement moral, elle inclut logiquement la possibilité en soi de la fin morale suprême, c’est-à-dire du souverain bien, en tant du moins qu’il représente une perfection morale. Jusqu’ici, l’alliance de la raison pratique et de la raison théorique livre des conclusions certaines, valables objectivement dans l’ordre suprasensible des noumènes. Au point de vue même de Kant, cette absolue certitude doit s’étendre, nous semble-t-il, jusqu’à l’harmonie exigible entre la perfection morale et la béatitude. En effet, bien que la valeur de moralité réside formellement dans la bonne volonté, et non dans l’action extérieure, il n’en reste pas moins que la rectitude de l’action extérieure est l’objet obligatoire de la bonne volonté ; si cette rectitude était, de soi, irréalisable, ou si l’efficacité du vouloir moral dans le monde des phénomènes était chimérique, tout l’ordre pratique, et l’impératif catégorique même, deviendraient inintelligibles, incohérents. Or, l’action, dans le monde des phénomènes, est nécessairement soumise au désir de la béatitude. L’harmonie finale du bonheur et de la vertu doit donc être objectivement possible, s’il est vrai que la loi morale ne souffre pas, en elle1 KPV, p. 263. – On remarquera que ce bout de phrase énonce toutes les réserves dont la Critique entoure l’affirmation des postulats : « [eine] Maxime des Fürwahrhaltens in moralischer Absicht » . 2 Cahier III, 3e édit., livre V, §3, p. 292. 107 LIVRE I : CRITIQUE ET SYSTÈME 153 même, d’incohérence. Quant à la nécessité d’une Intelligence transcendante pour fonder l’harmonie des deux éléments du souverain bien, ce n’est, à proprement parler, qu’un « postulat » pratique, subjectivement nécessaire, en ce sens que notre raison, ne voyant pas d’autre hypothèse explicative, mais pouvant à la rigueur s’abstenir d’en formuler aucune, cède à son « besoin » d’unité systématique par un acte positif de croyance, conforme aux suggestions de l’ « intérêt moral ». Nous devons donc, pour être logiques, admettre, dans le monde des phénomènes, une structure qui se prête aux exigences de l’action morale. Si, de plus, obéissant à un vœu impérieux de notre raison, nous postulons une suprême Sagesse ordonnatrice, nous reconnaissons à priori, dans le monde, non seulement un enchaînement mécanique de causes et d’effets, mais une causalité dirigée par la représentation des effets, c’est-à-dire un ordre de fins objectives. Que savons-nous de ces fins ? Elles ne sont pas données objectivement dans l’expérience, qui ne connaît que des causes et des effets. Mais, sachant qu’elles existent et qu’elles doivent être subordonnées à la fin morale suprême, nous pouvons, en partant de l’idée de « finalité naturelle » , les reconstituer « hypothétiquement » dans le cadre d’un « système de l’expérience » , indéfiniment perfectible et contrôlé perpétuellement par l’action. L’édification de ce « système » est l’œuvre de la « faculté de juger » considérée « dans son usage réfléchissant » . « Celle-ci, écrit Kant, nous offre, dans l’idée d’une finalité de la nature, l’intermédiaire conceptuel [qui nous est indispensable] entre les concepts de nature et les concepts de liberté, c’est-à-dire un concept qui rend possible le passage du pur domaine théorique au pur domaine pratique, de la régularité rigide du premier à la perfection finale du second1 » . A mesure qu’elle se perfectionne, notre représentation hypothétique de « fins dans le monde » doit serrer de plus près les véritables fins de la nature et tendre ainsi vers l’intuition totalisante qu’en possède la Sagesse créatrice. « Devant le jugement réfléchissant, sinon devant le jugement déterminant, les principes rationnels nous fournissent des raisons suffisantes de tenir l’homme, non seulement pour une fin de nature (Naturzweck ), comme le sont tous les autres êtres organisés, mais, sur cette terre même, pour la fin dernière de la nature (den letzten Zweck der Natur ), en vue de quoi tous les autres êtres naturels forment un système de fins2 » . 154 1 2 108 Kr. U., Einleitung, p. lv. Kr. U., §83, p. 388. Ch. III : Évolution du Système kantien Mais au-dessus des fins de la nature, il y a les fins de la liberté, les fins morales, et parmi elles la fin absolument dernière, « dont la possibilité n’est conditionnée par aucune autre fin1 » : nommons-la « der Endzweck » , la « fin suprême » . A celle-ci la nature est radicalement ordonnée, incapable toutefois, par elle-même, de la réaliser ; l’homme, agent libre, le peut, en soumettant la nature à la « législation inconditionnée » de l’ordre moral. Déjà « fin de dernière nature » , sa destinée morale « le rend capable, aussi, d’une fin suprême, à laquelle la nature entière est subordonnée téléologiquement2 ». Comme l’a montré la Critique de la Raison pure, l’interprétation finaliste de la nature considérée en elle-même, abstraction faite de l’impératif moral, répond indiscutablement à un besoin de notre raison, sans dépasser toutefois la valeur logique d’une hypothèse plausible ; sur cette hypothèse, s’échafaudait la preuve « physico-théologique » , plus persuasive que concluante, en faveur de l’existence d’un Créateur très sage et très puissant. Évidemment, selon les principes de Kant, tout ce travail constructeur de la faculté de juger procède de l’activité « régulatrice » ou « heuristique » de la raison, et peut tout au plus, au point de vue théorique, solliciter de nous une adhésion de « foi doctrinale » . Mais tel quel, il fraie la voie aux requêtes absolues de la liberté, à ce complexe d’exigences apodictiques et de postulations théoriques qui forment la trame d’une « éthico-théologie » : « La physico-théologie est une téléologie physique mal comprise, utilisable seulement comme préparation (propédeutique) à la théologie ; elle ne peut contribuer [plus directement] à ce but qu’en s’adjoignant, comme point d’appui, un principe entièrement différent [le principe moral]3 » . 155 Elle devient alors une « éthico-théologie4 » , objet d’un acte de « foi morale » , dont la valeur pratique de certitude n’est point inférieure, dans son ordre, à la valeur certaine des évidences spéculatives5 . On peut croire que la propension manifeste de la raison théorique à formuler, par hypothèse, une interprétation finaliste de l’univers, et à se porter ainsi, comme d’instinct, au devant des exigences absolues de la raison pratique, résulte de l’unité foncière de la raison comme telle. C’est bien ce qu’insinuent, à plusieurs reprises, les déclarations de Kant même : malgré l’opposition des deux grandes sphères de l’activité rationnelle, « il n’y a pourtant jamais qu’une seule raison : que ce soit 1 Op. cit., §84, p. 396. Op. cit., §84, p. 399. 3 Op. cit., §85, p. 410. 4 Cfr op. cit., §86. 5 Voir op. cit., §§87-91. 2 109 LIVRE I : CRITIQUE ET SYSTÈME au point de vue théorique ou au point de vue pratique, elle juge d’après des principes à priori ; et il est donc clair que, lorsque son pouvoir ne suffit pas, du premier point de vue, pour justifier l’affirmation de certaines propositions, qui d’ailleurs ne lui répugnent pas, cependant, dès que ces mêmes propositions apparaissent liées à un intérêt pratique de la raison pure, elle se voit contrainte de les accepter, non certes comme un produit de son propre sol, mais comme un apport étranger suffisamment garanti ; plus encore, elle se doit de les comparer, et de les enchaîner, en déployant toutes ses ressources de raison spéculative1 » . Les deux « raisons » sont donc coordonnées entre elles ; l’une supplée aux insuffisances de l’autre. C’est trop peu dire encore, car la simple coordination engendrerait des conflits : elles sont subordonnées l’une à l’autre, sous le primat de la raison pratique : « Dans l’union de la raison spéculative et de la raison pure pratique en vue de la connaissance, le primat appartient à la raison pratique... En dernière analyse, tout intérêt de la raison est pratique [moral] : l’intérêt spéculatif même est conditionné, et n’atteint sa plénitude que dans l’usage pratique [moral]2 » . 156 Déjà la Méthodologie de la raison pure3 étendait la perfection systématique de la philosophie au delà du domaine spéculatif : la vraie philosophie, étant « sagesse » , notre conception même du monde matériel doit, pour être complète, tenir compte des valeurs morales. Dès à présent, sous l’affirmation nette du primat de la raison pratique, nous voyons s’ébaucher, dans sa physionomie concrète, le système de métaphysique abstraitement évoque naguère par la Méthodologie. La métaphysique kantienne sera donc essentiellement une métaphysique de la raison pratique, un dogmatisme moral. Une métaphysique purement spéculative, une science de l’être, ne pourrait signifier, dans le kantisme, qu’une métaphysique de l’intuition intellectuelle (actuelle ou possible) : la Critique de la Raison pure nous interdit toute prétention de ce côté. A notre condition humaine convient seule une métaphysique du devoir être, suspendue toute aux injonctions absolues de la « liberté » , et traduisant symboliquement en termes d’être les conditions de possibilité d’une tâche obligatoire. Les affirmations nécessaires de cette « métaphysique pratique » imposent à notre adhésion intellectuelle d’authentiques objets nouménaux : les objets de la foi morale ne sont ni moins certains, ni moins réels que ceux de la science théorique ; et lorsque Kant restreint à « un but moral » (« nur 1 KPV, p. 218. KPV, pp. 218-219. 3 Voir ci-dessus, ch. II, §2, 2» : « L’idée de système chez Kant » . 2 110 Ch. III : Évolution du Système kantien 157 in moralischer Absicht1 » ) l’usage légitime des premiers, il veut dire seulement que la raison théorique, en les adoptant, en les élaborant même en vue de l’action, n’apprend rien par là sur les conditions de leur intuition possible. Une dernière remarque. Si la métaphysique des postulats est une métaphysique de l’objet, elle le doit à la position singulière du sujet rationnel, en qui se rejoignent les deux mondes de la nature et de la liberté, du phénomène et du noumène. De plus en plus, l’homme va se révéler à nous comme la clef du système kantien, comme le centre de perspective d’où toute chose doit être vue pour prendre, à nos yeux, sa juste valeur. « II n’existe, dans le monde, qu’une seule espèce d’êtres dont la causalité soit téléologique, c’est-à-dire orientée vers des fins, mais de telle manière que la loi qui leur prescrit de rechercher des fins soit conçue par eux comme inconditionnelle, indépendante de toutes servitudes naturelles, et cependant nécessaire en elle-même. L’homme, en tant que noumène, est un être de cette sorte. Il est le seul être du monde en qui, de par sa constitution naturelle, il nous soit donné de connaître une faculté supra-sensible (la liberté), voire même [de connaître] tout ensemble la loi de causalité avec son objet ; car cet objet, l’homme peut se le proposer comme une fin suprême (comme la réalisation la plus haute du bien dans le monde)2 » . L’évolution ultérieure de la pensée kantienne ne fera pas déchoir de sa situation privilégiée l’homme, « être raisonnable dans le monde » . 30 La liberté et la transcendance du sujet 158 Le paragraphe précédent nous conduisit, par l’intermédiaire du sujet moral, à l’affirmation d’objets nouménaux. Nous allons maintenant, faisant abstraction des objets, concentrer notre attention sur le sujet lui-même, considéré comme « liberté » . Cette considération s’insère tout naturellement dans la perspective générale, plus dynamique que formaliste, que nous a révélée le développement du « système » kantien depuis 1787 environ. Des commentateurs récents ont justement insisté sur cette orientation tardive du kantisme. Delbos l’avait signalée, précédemment, en une phrase que nous aimons à citer, parce qu’elle caractérise très exactement, chez Kant, un point de vue naissant, qui n’était pas encore une théorie : « C’est une idée maîtresse qui se produit, et qui s’établit désormais, comme une force à la fois de combinaison et d’expansion, au centre de l’œuvre kantienne : ... l’idée, que la raison, la raison souveraine, est pour nous acte, non représentation, et qu’elle ne peut 1 2 KPV, p. 263. Kr. U, §84, p. 398. 111 LIVRE I : CRITIQUE ET SYSTÈME faire valoir ses notions propres que dans des usages définis par les conditions mêmes de notre expérience scientifique et de notre action pratique 1 » . On pressent – et nous constaterons plus loin – l’irrésistible force assimilatrice exercée par l’idée d’acte. Au moment où nous sommes parvenus, Kant commence à peine à subir l’entraînement. Dans sa pensée, le dynamisme de l’acte se heurte encore à des démarcations formelles non surmontées ; et s’y fragmente. La causalité de la chose en soi (objet en soi ou sujet en soi) reste un mystère. L’intuition à priori de la sensibilité se subordonne au pouvoir synthétique de l’entendement : mais d’où procède-t-elle ? L’acte aperceptif diffère profondément de l’acte libre. L’activité régulatrice de la raison théorique peut favoriser les intérêts de la raison pratique, mais leurs domaines respectifs demeurent étanches. Si nous rapprochons ces divers ordres d’activité sous la rubrique commune d’acte, ou de dynamisme, le lien d’unité, que nous créons, n’est encore qu’un lien abstrait. A vrai dire, la possibilité même d’un rapprochement dans l’abstrait ouvre des problèmes, que Kant devra tôt ou tard aborder. Sous ces réserves, l’on ne saurait trop souligner l’importance que prend déjà, pour la systématique kantienne, l’idée de liberté. « Le concept de liberté, pour autant que sa valeur réelle est démontrée par une loi apodictique de la raison pratique, constitue la clef de voûte de tout l’édifice systématique de la raison pure, même de la raison pure spéculative ; tous les autres concepts (ceux de Dieu et d’immortalité), inconsistants aussi longtemps qu’ils demeurent dans la raison comme de pures idées, viennent se rattacher au concept de liberté et reçoivent avec lui, par lui, stabilité et réalité objective : c’est-à-dire que leur possibilité est prouvée par le fait même que la liberté est réelle2 » . 159 Quelle liberté Kant exalte-t-il en ces termes ? La liberté n’est-elle pas, tout modestement, un des trois postulats du devoir ? Assurément, explique la Préface de la Critique de la Raison pratique, mais un postulat privilégié : « La liberté est la condition de la loi morale..., [tandis que] les idées de Dieu et d’immortalité ne sont pas conditions de la loi morale, mais seulement conditions de l’objet nécessaire d’un vouloir déterminé par cette loi3 » . Pour préciser encore : « la liberté ... est la ratio essendi de la loi morale, la loi morale étant la ratio cognoscendi de la liberté4 » . A la page précédente5 , cette liberté était identifiée à la « cause incondi1 V. Delbos, La philosophie pratique de Kant, Paris, 1905, p. 245. Nous soulignons quelques mots. KPV, Vorrede, pp. 4 3 Op. cit., p. 5. 4 Ibid., note. 5 Op. cit., p. 4. 2 112 Ch. III : Évolution du Système kantien 160 tionnée » , dont l’idée, simple hypothèse de la raison théorique, permettait d’esquiver la troisième antinomie cosmologique 1 . Il faut avouer toutefois que très souvent, le plus souvent même, la liberté, loin de prendre ce rang d’honneur, est énumérée de plain pied avec les deux autres postulats, comme condition, non pas précisément de la loi morale, mais de l’exécution de cette loi, c’est-à-dire comme condition de l’action (Handlung) qui se développe dans le cadre de la « nature » , sur l’injonction d’impératifs purement rationnels. Nous n’avons pas à défendre ici la terminologie – un peu oscillante – de Kant. La plupart des difficultés qu’opposent les textes se résolvent aisément, si l’on distingue trois sens que peut revêtir, dans les Critiques et dans le Fondement de la métaphysique des mœurs, le mot « liberté » : 10 La « liberté transcendantale » de la Critique de la Raison pure 2 , c’està-dire la causalité transcendante, inconditionnelle, qu’il faut superposer aux enchaînements empiriques de causes et d’effets pour résoudre la troisième antinomie. Cette causalité transcendante hypothétique, efficace dans le monde des phénomènes, produirait, sur le plan nouménal, ce que Kant appelle un « caractère intelligible » , qui, lui-même, déterminerait, sur le plan phénoménal, un « caractère empirique3 » . Dans la liberté ainsi conçue, Kant nous invite à distinguer un aspect positif, proprement « transcendantal » : la « spontanéité » , ou « la faculté d’inaugurer par soi-même un état » , sans dépendre en cela d’aucune autre cause, – et un aspect négatif : la « liberté pratique » , ou le « libre-arbitre » , c’est-à-dire l’indépendance « à l’égard de la contrainte imposée par les penchants de la sensibilité4 » . 20 La liberté comme « volonté législatrice » , comme « pouvoir apodictique de la raison pratique » , comme « ratio essendi de la loi morale » . De cette liberté, l’impératif catégorique est l’expression directe. Par exemple, dans la Critique de la Raison pratique : « Le principe unique de la moralité, lisons-nous, consiste dans l’indépendance complète par rapport au contenu matériel de la loi (c’est-à-dire par rapport à tout objet désiré), mais en même temps dans la détermination de la faculté libre par la pure forme 161 1 Voir KRV, Dialect. transcendantale, ch, II, 3e section (« Anmerkung zur dritten Antinomie » ) et 9e section, III, dans les deux éditions A et B. La Méthodologie, dans le même ouvrage (A et B), distingue « un usage transcendantal... et un usage pratique du concept de liberté » . La liberté transcendantale désigne ici l’idée problématique qui résout la troisième antinomie ; la liberté pratique, ou le « libre-arbitre » (KRV. A, p. 802), est une volonté dirigée par la représentation de mobiles supra-sensibles, nonobstant les impulsions de la sensibilité. Si l’on admet que la représentation des motifs tombe sous notre conscience, on dira que « die praktische Freiheit kann durch Erfahrung bewiesen werden » (cfr KRV. A, pp. 801-802. Rapprocher ceci de Grundlegung der Metaphysik der Sitten, 1785. Ak., Bd. IV, pp. 412-413). 2 KRV. A, p. 534 ; B, pp. 561-562. 3 KRV. B, pp. 566-569. – Le « caractère » d’une cause est « la loi selon laquelle s’exerce sa causalité » (KRV. B, p. 567). 4 KRV. B, p. 562. 113 LIVRE I : CRITIQUE ET SYSTÈME législatrice universelle, telle que peut la recevoir une maxime... L’indépendance [par rapport au contenu matériel] est la liberté au sens négatif, mais le pouvoir de la raison pratique de se prescrire à soi-même la loi [nous soulignons] est la liberté au sens positif. La loi morale n’exprime donc rien autre chose que l’autonomie de la raison pure pratique, c’est-à-dire de la liberté1 » . C’est bien, sans doute, dans cette liberté positive et autonome, que Kant voyait la « clef de voûte » de tout l’édifice de la raison ; il la rapproche lui-même de la « liberté transcendantale » , mais seulement, croyons-nous, pour autant que celle-ci est opposée, par la Critique de la Raison pure, à la « liberté pratique » ou « libre-arbitre 2 » . 30 La liberté comme liberté de choix, ou comme « libre-arbitre » , c’est-àdire comme pouvoir d’obéir à la loi morale, en dépit même de la sollicitation opposée des « penchants » . C’est cette liberté que présuppose, dans les sujets de la loi, le caractère obligatoire de celle-ci. Il est impossible, en effet, de concevoir l’obligation morale sans se représenter la possibilité d’y satisfaire. Or, cette possibilité d’obéissance à la loi, cette possibilité de se déterminer, dans le monde des phénomènes, conformément à des préceptes rationnels, suppose à son tour, chez l’agent, un degré proportionné d’indépendance à l’égard des contraintes de la sensibilité ; sur le plan empirique, cette indépendance équivaut à un choix entre diverses séries possibles de phénomènes. La Critique de la Raison pure parle souvent de la liberté dans l’acception qu’on vient de dire ; et c’est dans ce sens, plutôt que dans le sens de « volonté législative autonome » , que la liberté est appelée un postulat ; « Les postulats sont l’immortalité, la liberté considérée positivement (comme causalité d’un être en tant qu’il appartient au monde intelligible) et l’existence de Dieu... Le second [le postulat de la liberté] découle de la nécessité de supposer l’indépendance [de l’action morale] par rapport au monde sensible, et le pouvoir de déterminer sa volonté d’après la loi d’un monde intelligible, c’est-à-dire d’après la loi de la liberté2 » . 162 Des trois significations du mot « liberté » , la première se retrouve dans les deux autres, mais la seconde et la troisième sont directement opposées l’une à l’autre, par Kant lui-même, lorsqu’il distingue entre l’autonomie de l’impératif moral et l’autocratie de l’action morale dans le monde3 : double 1 KPV, pp. 58-59 ; cfr pp, 51, 53, 55, et Kr. U., p. 412, a, Voir ci-dessus 1o et p. 159, note 5. KPV, pp. 238-239. 3 Cette distinction est expressément formulée dans la Critique de la Raison pratique, et aussi dans les Fortschritte der Metaphysik seit Leibnit u. Wolfl (Ak., Bd, XX, p, 295), Nous la retrouverons dans l’Opus postumum, 2 114 Ch. III : Évolution du Système kantien 163 aspect de la causalité nouménale d’un sujet libre, capable tout ensemble de se commander à lui-même et d’obtempérer à son propre commandement. Sous quelque aspect, d’ailleurs, que l’on considère la liberté – comme impératif absolu de la conscience, ou bien comme faculté de répondre ou de se dérober à cette injonction – de toute façon apparaît, au principe de la raison pratique, une spontanéité active, intrinsèquement nouménale, s’imposant souverainement au monde des phénomènes. C’est de cette spontanéité transcendante que nous entendions dire, par Kant, qu’elle est le fondement des postulats, plus encore « la clef de voûte de tout l’édifice de la raison, même spéculative » . Mais cette dernière déclaration ne nous a pas livré encore la plénitude de sens qu’elle recèle. En effet, malgré la convergence des grandes lignes, l’unité du système de la raison pure demeure trop incomplète pour qu’il soit possible déjà d’y poser la « clef de voûte » . Nous nous bornerons à relever trois indices bien visibles de cet état d’inachèvement. a) Entre les raisons théorique et pratique, les rapports démontrés par Kant ne dépassent pas jusqu’ici un certain accord extérieur, tout au plus une harmonie naturelle qui suggère une unité plus radicale ; mais celle-ci n’a pas d’expression définie dans un système qui affirme, au contraire, avec insistance l’étanchéité totale des deux champs d’opération rationnelle. b) Entre la « possibilité en soi » , qu’il faut bien accorder aux objets postulés, et leur « possibilité théorique » , c’est-à-dire la possibilité de leur « intuition » , l’écart ne peut être compensé ni par la seconde, ni par la troisième Critique : l’essai de reconstruction théorique de ces objets, tenté dans la Critique du Jugement par une méthode d’approximation croissante (qui fait songer à la méthode leibnitzienne des « vérisimilitudes » ), non seulement ne livre jamais que des « hypothèses » , mais est même impuissante, selon Kant, à conférer à celles-ci un degré de « probabilité » vraie, à les ériger, au point de vue théorique, en « opinions1 » . c) On se souvient de la position éminente que la Critique de la Raison pure (2e édition) attribuait à l’activité synthétique originaire de la conscience : cette « unité synthétique » devenait le sommet « de toute la Logique et, après elle, de la Philosophie transcendantale » ; d’un mot, elle devenait « l’entendement même (Verstand)2 » . Ici, la liberté, à son tour, est déclarée « clef de voûte » du système de la raison pure. Certes, l’acte aperceptif et l’activité libre ont des fonctions différentes. Renoncera-t-on, pour cela, à jeter un pont entre ces deux cimes ? Trop différentes pour être ramenées à l’identité, elles offrent trop d’analogies pour ne point exiger entre elles un lien d’unité systématique. 1 Voir Kr. U., §§90 et 91, 8. KRV, B, §16, p. 133, note, 115 LIVRE I : CRITIQUE ET SYSTÈME 164 Prenons bonne note de ces problèmes non résolus. 116 Ch. IV Au dernier tournant de L’Idealisme Kantien 165 CHAPITRE IV AU DERNIER TOURNANT DE L’IDÉALISME KANTIEN §I. – Kant fait le point (vers 1793) 166 En 1790, l’Académie royale de Berlin mettait au concours, avec échéance au Ier janvier 1792, la question suivante : « Quels sont les progrès réels de la métaphysique en Allemagne depuis le temps de Leibniz et de Wolff ?» La durée du concours fut, dans la suite, prorogée jusqu’au Ier juin 1795. Des mémoires présentés, trois furent jugés dignes d’un prix, ceux de Schwab, de Reinhold et de Abicht. Kant semble n’avoir songé qu’en 1792 à traiter lui-même la question proposée ; il y travaillait certainement en 1793. Plus tard, il abandonna l’entreprise, laissant en manuscrit trois rédactions inachevées ; mais il confia ces fragments, et quelques annexes, à F. Th. Rink, à charge de les mettre en ordre et d’en tirer, si c’était possible, une publication. Celle-ci eut lieu en 1804, peu de temps après la mort de Kant. Comment Rink comprit-il son rôle d’éditeur ? A en croire sa Préface, il aurait publié intégralement les manuscrits qui lui étaient confiés : son intervention personnelle se serait bornée aux transpositions locales strictement nécessaires pour fusionner en un ensemble unique les trois versions incomplètes ; il rejette en appendice les fragments qui n’avaient pu trouver place dans sa construction. La plupart des critiques qui s’occupèrent des Fortschritte ont apprécié sévèrement ces remaniements topographiques, et reproché même à Rink d’avoir altéré çà et là le texte original. Les manuscrits, qui permettraient de trancher le débat, n’ont point été retrouvés1 . Pour l’usage que nous devons faire ici des Fortschritte, les défectuosités de l’édition de Rink n’ont guère d’importance. Les lignes doctrinales ne sauraient être grandement affectées par quelques variantes possibles de l’expression. Quant à l’ordonnance de l’ensemble, on peut n’en être pas satisfait ; et nous eussions, certes, préféré la reproduction pure et simple des manuscrits. Mais vaut-il la peine de nous attarder à ces chicanes, s’il est clair, en toute hypothèse, que Kant n’avait tiré qu’un parti assez médiocre de l’occasion, qui s’offrait à lui, de ramasser en un puissant raccourci toute sa philosophie et d’en marquer lui-même la place dans l’histoire des idées ? Pourtant, à défaut 1 L’édition des Fortschritte par K. Vorländer (Philosophische Bibliothek, Leipzig, 1905) apporte à la publication de Rink d’utiles amendements. 117 LIVRE I : CRITIQUE ET SYSTÈME l67 d’un chef-d’œuvre, son opuscule inachevé nous livre un document précieux sur la conception qu’il se faisait du « système de la raison pure » au moment où – la période des trois « Critiques » étant close – sa pensée allait s’engager dans un nouvel et dernier tournant. Aux yeux de Kant, le développement de la métaphysique à travers les âges apparaît échelonné sur trois grandes phases : la première, où s’organise un dogmatisme spéculatif (« theoretisch-dogmatischer Fortgang » ) encore pleinement confiant dans la valeur de la raison, s’étend de l’antiquité jusqu’à Leibniz et Wolff ; la seconde, considérée surtout dans la période qui suit immédiatement Leibniz-Wolff, est caractérisée par une sorte de suspension sceptique (« skeptischer Stilstand » ) de nos assentiments absolus, ébranlés par les « antinomies » ; la troisième phase n’est autre que l’aiguillage kantien de la métaphysique sur les voies d’un « dogmatisme pratique » (« praktischdogmatische Vollendung » ), où la raison humaine, éclairée par la Critique, atteint son équilibre définitif1 . Voyons en quoi, selon Kant, cette dernière phase répète les deux autres, et en quoi elle les dépasse. Nous fixerons d’abord le sens de quelques termes. La Métaphysique, nous dit-on, « est la science qui permet de passer, par voie rationnelle, de la connaissance du sensible à celle du suprasensible2 » . Le concept d’entendement, par exemple le concept de cause, aussi longtemps qu’il s’incorpore à la représentation singulière « d’une expérience possible » , se rattache encore « au domaine du sensible3 » : c’est un concept physique. La métaphysique gît par delà, elle est transcendante. L’Ontologie, partie de la métaphysique, est « la science qui ordonne en système les concepts mêmes et les principes de l’entendement, pour autant qu’ils ont trait, d’une manière générale, à des objets donnés par les sens4 ... » . Elle n’atteint en lui-même aucun objet suprasensible, rien qu’une structure formelle d’objets possibles du sens, et elle constitue donc seulement une « propédeutique » à la métaphysique proprement dite. On l’appelle aussi « philosophie transcendantale, parce qu’elle renferme les conditions et les éléments premiers de tout ce que nous pouvons connaître à priori5 » . On vient de définir la métaphysique par son but, la saisie du suprasensible ; ce but, d’ailleurs, n’est peut-être accessible à notre raison que par le détour de la pratique. Dans les écoles, le mot « métaphysique » revêt une acception plus étroite : « c’est le système de tous les principes de la pure connaissance rationnelle théorique par concepts, ou, plus brièvement, le système de la 1 Voir Fortschritte, usw., édit. Rink. Ak., Bd. XX, pp. 281, 261-264. Op. cit., p. 260. Voir aussi Beylagen, pp. 315-320. 3 Ibid. 4 Ibid. 5 Ibid. 2 118 Ch. IV Au dernier tournant de L’Idealisme Kantien 168 philosophie théorique pure1 » . Le réalisme dogmatique des écoles – jusqu’à Leibniz et Wolff inclusivement – attribuait à la métaphysique, c’est-à-dire au « système des pures connaissances théoriques de la raison » , la valeur d’une connaissance objective de « noumè-nes » . Le trait le plus apparent de l’idéalisme de Kant, c’est, au contraire, la « phénoménalité » de toute notre connaissance objective. Les Fortschritte mettent fortement en évidence le point de doctrine qui résume, en quelque sorte, le phénoménalisme kantien : la nécessité d’une « intuition à priori de la sensibilité » : « La connaissance [proprement dite] consiste dans le jugement où s’exprime un concept doué de réalité objective, c’est-à-dire un concept dont un objet correspondant peut être donné dans l’expérience. Or, toute expérience comprend, à la fois, l’intuition d’un objet (c’est-à-dire une représentation immédiate et singulière, par laquelle l’objet est donné comme objet à connaître) et, secondement, un concept (c’est-à-dire une représentation médiate, permettant de penser cet objet par le moyen d’un caractère commun à plusieurs objets). De ces deux espèces de représentations, aucune isolément ne suffit à constituer une connaissance. S’il y a vraiment des connaissances à priori, il doit y avoir des intuitions à priori aussi bien que des concepts à priori... » Pour être possible à priori, une intuition ne peut avoir pour contenu que la forme sous laquelle l’objet s’offre à elle, car l’expression : se représenter quelque chose à priori, signifie : s’en former une représentation avant même la perception de cette chose, avant d’en avoir empiriquement conscience, et indépendamment de cette conscience empirique... Pareille intuition, qui n’atteint que la forme, s’appelle : intuition pure 2 » . « Ce n’est d’ailleurs point la forme de l’objet, tel qu’il est en soi, qui rend possible l’intuition pure, mais la forme du sujet, c’est-à-dire de la faculté sensible capable de cette représentation. La subjectivité est ici condition d’apriorité. « L’on peut, en effet, savoir à priori, comment et sous quelle forme les objets des sens seront perçus : ils le seront selon que le comporte la forme subjective de la sensibilité (c’est-à-dire de la réceptivité du sujet dans l’intuition de tels objets) ; et l’on devrait, pour parler exactement, non point dire que la forme de l’objet est représentée par nous dans l’intuition pure, mais plutôt que notre intuition à priori d’objets donnés ne peut s’effectuer que suivant une condi- 169 1 2 Op. cit., p. 261. Op. cit., p. 266. Nous soulignons quelques mots. 119 LIVRE I : CRITIQUE ET SYSTÈME tion formelle et subjective de la sensibilité1 » . 170 « Or, la Critique de la raison pure a démontré que les représentations d’espace et de temps étaient précisément les intuitions pures dont on vient, ci-dessus, de poser l’exigence2 » . Parce qu’elles sont, tout ensemble, formes de réception du donné sensible (formes de l’intuition empirique) et formes subjectives, perçues en elles-mêmes comme intuitions pures, elles fondent l’objectivité de la connaissance, c’est-à-dire livrent à notre conscience les conditions permanentes d’une expérience possible ; mais du même coup, elles attestent la phénoménalité de cette connaissance, puisque le contenu empirique, quel qu’il soit, de celle-ci revêt inévitablement la forme subjective, spatio-temporelle, de notre sensibilité3 . En résumé : dans un entendement discursif, pas de connaissance objective sans intuition à priori d’une sensibilité ; mais pas d’intuition à priori d’une sensibilité, sans phénoménalité de l’intuition empirique correspondante, c’est-à-dire sans idéalité transcendantale de la forme de cette intuition empirique ; par conséquent, dans notre sensibilité, pas d’intuition à priori sans idéalité transcendantale de l’espace et du temps, formes nécessaires de notre intuition empirique du donné4 . Par sa position centrale dans la théorie kantienne de la connaissance objective, l’intuition à priori apparaît à Kant comme sa vraie trouvaille personnelle, comme la ligne de partage entre son idéalisme transcendantal et le réalisme dogmatique (de Leibniz-Wolff)5 . A l’intuition pure de l’espace-temps est liée la possibilité du « moi empirique » , c’est-à-dire la possibilité, pour le moi, de se faire objet devant soi-même dans la conscience empirique. C’est parce qu’il est capable de discerner l’apriorité de la forme spatio-temporelle des objets sensibles, que le moi peut reconnaître, dans les représentations du sens interne, l’expression phénoménale de lui-même6 . On parlera d’un double moi (« doppelte Ich » ) celui de la pensée et celui de l’intuition du sens interne, voire d’une double subjectivité de la « personne 7 » ; mais « on n’entend point par là une double personnalité : le moi qui pense et intuitionne constitue seul la Personne ; quant au moi objet de mon intuition, il est Chose comme tous les 1 Op. cit., p. 267. Op. cit., pp. 267-268. 3 Cfr op. cit., pp. 268 sqq. 4 Les Fortschritte ramassent en une phrase, dont tous les mots portent, les rapports exposés ci-dessus : « Das Subjective in der Form der Sinnlichkeit, welches a priori aller Anschauung der Objecte zum Grunde liegt, machte es uns möglich, a priori von Objecten ein Erkenntniss zu haben, wie sie uns erscheinen » (Op. cit., p. 269). 5 Loc. cit., et cfr pp. 281-282, 286, etc. 6 Op. cit., pp. 269-270. 7 Op. cit., p. 268. 2 120 Ch. IV Au dernier tournant de L’Idealisme Kantien autres objets hors de moi1 » . Le problème des deux « moi » , que nous avons laissé plus haut sans solution (voir pp. 92 sqq.), n’est point résolu dans ces passages des Fortschritte ; mais déjà l’on y perçoit la tendance à considérer la pensée et l’intuition pure de la sensibilité comme les manifestations échelonnées d’une seule et même spontanéité de la « personne » . Cette tendance est celle même qui porte Kant à essayer de réduire le dualisme trop radical laissé par la Critique de la raison pure entre l’Esthétique transcendantale et l’Analytique transcendantale. Son effort d’unification est symbolisé, timidement encore, dans les Fortschritte, par le relief nouveau donné au mot zusammensetzen. A vrai dire, Zusammensetzung n’est que la traduction allemande de Synthesis ; mais la substitution ordinaire d’un terme à l’autre s’accompagne d’une simplification, au moins verbale, dans l’exposé des synthèses cognitives ; désormais la formule est franche : « Toutes les représentations constitutives d’une expérience doivent être portées au compte de la sensibilité, une seule exceptée, celle du construit (du Zusammengesetzte) comme tel2 » . 171 II vaut la peine d’insister sur la portée immédiate de cette déclaration : « La forme subjective de la sensibilité, lorsqu’elle s’incorpore aux objets sensibles comme leur propre forme, – ainsi que l’exige la théorie de la phénoménalité des objets du sens, – introduit dans la détermination de ces objets une représentation qui n’en peut être séparée, savoir : d’être du construit (nämlich die [Vorstellung] des Zusammengesetzten). Car nous ne pouvons nous représenter un espace déterminé qu’en le parcourant [littéralement : en le traçant], c’est-à-dire en ajoutant espace à espace ; et il en va de même pour le temps3 » . En lisant ces lignes, on voudrait interroger Kant sur le rapport exact qu’il établit entre la représentation de la Zusammensetzung (assemblage, construction, synthèse) et l’intuition pure de l’espace-temps. Son texte offre quelques éléments de réponse à notre question. Pour les bien comprendre, n’oublions pas qu’une intuition pure (non-empirique) ne nous devient consciente qu’au sein d’une intuition empirique, dont elle isole la forme comme forme. C’est donc, toujours, de la représentation concrète d’objets sensibles que se dégagera, pour notre conscience, l’intuition pure des formes à priori d’espace et de temps. Mais alors, l’intuition (objective) de ces formes en elles-mêmes, avec l’à-priorité qui les distingue de la diversité empirique qu’elles unifient, est-ce 1 Op. cit., p. 270. Op. cit., p. 275. 3 Op. cit., p. 271. 2 121 LIVRE I : CRITIQUE ET SYSTÈME réellement autre chose que l’aperception même de ce divers empirique, pour autant qu’il nous apparaît ramassé et ordonné (construit, « zusammengesetzt » ) spatialement et temporellement ? Kant écrit à ce sujet : « La représentation d’un construit, en tant que tel, n’est pas une simple intuition ; elle requiert le concept d’une synthèse (einer Zusammensetzung), qui puisse être appliqué à l’intuition spatiotemporelle. Ce concept (comme celui de son opposé, le simple) n’est point abstrait des intuitions, à la façon d’une représentation partielle contenue dans celles-ci : c’est un concept fondamental (Grundbegriff), c’est un concept à priori, enfin c’est dans l’entendement discursif, le seul concept fondamental à priori qui se trouve originairement à la base de tous les concepts d’objets sensibles1 » . 172 Espace et temps sont des formes de la sensibilité ; l’intuition pure de l’espace et du temps serait-elle une synthèse de l’entendement ? Kant va nous le dire : « Comme concept à priori, la synthèse (Zusammensetzung) n’appartient pas à la réceptivité sensible, mais à la spontanéité de l’entendement2 » . D’autre part : « Espace et temps, considérés subjectivement, sont des formes de la sensibilité ; mais pour les concevoir objectivement, comme objets d’intuition pure (et comment en parler sans cela ?), il faut au préalable le concept d’un Zusammengesetzte [d’une structure synthétique], et par conséquent aussi celui d’une Zusammensetzung ou d’une synthèse [active] de la diversité ; ce qui suppose que l’unité synthétique aperceptive [soit reliée à cette diversité par une diversité correspondante de fonctions à priori, c’est-à-dire par des catégories] 3 » . Bref, les formes à priori d’espace et de temps – dont Kant n’explique pas l’origine – ne peuvent s’objectiver devant notre conscience, comme intuitions pures, qu’à travers le concept à priori de « synthèse » . L’intuition pure de temps et d’espace ne serait donc autre chose que la forme à priori du sens, considérée, non plus dans sa fonction élémentaire de réception du donné brut (stade de la Wahrnehmung), mais dans sa participation à la construction immanente de l’objet d’expérience, comme forme intrinsèquement constitutive de cet objet (stade de l’ Erfahrung) 4 . Et cette participation à la construction de l’objet, on dirait volontiers qu’elle est à la fois statique, comme produit 1 Op. Op. 3 Op. 4 Op. 2 122 cit., cit., cit., cit., p. 271. pp. 275-276. p. 276 p. 276. Ch. IV Au dernier tournant de L’Idealisme Kantien 173 formel, structural, de l’activité synthétique de l’esprit, et dynamique, comme causalité quasi-exemplaire présidant immuablement à la synthèse effectuée. Autour de l’intuition à priori du sens, commandée et complétée par le concept à priori de la Zusammensetzung, peuvent donc être regroupées les diverses notions qui, dans la Critique de la raison pure, formaient la trame de l’Esthétique et de l’Analytique transcendantales. Des Critiques aux Fortschritte nous n’apercevons pas de véritable divergence doctrinale ; mais il est facile de constater un changement de la tonalité d’ensemble, devenue plus homogène, et un déplacement d’accent dans le sens du primat de la synthèse sur la simple apriorité formelle. Pourtant, cette importance accrue de la synthèse ne réalise pas encore l’unité systématique parfaite. Par exemple, une difficulté que nous avons 88 132 135 exposée plus haut (pp. 60-91, 92-134, 94-136) subsiste : le Zusammensetzen, le « construire » , était présenté par Kant comme un principe originairement unique : d’où vient alors la pluralité des catégories ? Dans la « première rédaction » des Fortschritte 1 , nous lisons ceci, qui ne détonne en rien sur la Critique de la raison pure et sur les Prolégomènes : « Ces catégories – il faut le remarquer – ne présupposent aucune espèce particulière d’intuition ; elles ne présupposent point, par exemple, la seule intuition possible à l’homme, l’intuition sensible d’espace et de temps ; mais elles sont des formes de pensée répondant au concept d’un objet d’intuition en général, de quelque espèce d’intuition qu’il s’agisse, fût-ce d’une intuition suprasensible (dont nous ne pouvons, d’ailleurs, nous faire aucun concept propre) » . 174 Ces catégories-là doivent évidemment dériver de l’entendement pur, sans égard à la diversité à priori des intuitions pures de la sensibilité : la correspondance effective des premières aux secondes (ou, comme nous le disions précédemment, des catégories pures aux catégories schématisées) demeure un profond mystère. Il est vrai que la même « rédaction » des Fortschritte, quelques pages plus loin2 , semble faire dépendre, directement ou indirectement, de la diversité à priori des intuitions sensibles, toute spécialisation de la pure Zusammensetzung (ou de l’unité synthétique de l’aperception) ; voici quelques lignes significatives du texte dont le commencement a été cité plus haut (p. 172) : « [Le concept de l’intuition pure de la sensibilité présuppose celui de la Zusammensetzung], et par conséquent aussi présuppose une unité synthétique de l’aperception en liaison avec la diversité [sensible] : cette unité de la conscience exige, selon [nach] la 1 2 Op. cit., p. 272, Op. cit., p. 278. 123 LIVRE I : CRITIQUE ET SYSTÈME diversité des représentations intuitives d’objets dans l’espace et dans le temps, une diversité de fonctions qui les puissent unifier, et qu’on appelle des catégories1 » . 175 Ce passage fait plus que de décrire la correspondance de fait entre l’entendement pur et les intuitions formelles d’espace et de temps ; il insinue davantage : au moins une harmonie préétablie, une affinité naturelle entre les deux plans de représentation superposés dans l’objet. Mais Kant n’aime guère ce genre de solutions, trop extrinsèques aux éléments du problème. Ses habitudes d’esprit, et le mouvement général de sa pensée dans les Fortschritte, orienteraient plutôt vers une autre solution, encore informulée mais peut-être déjà pressentie : que les intuitions à priori de la sensibilité, non moins que les catégories, procèdent d’une seule et même activité synthétique du sujet, d’un seul et même Zusammensetzen (voir plus 179 loin, pp. 127 sqq.). L’intuition à priori de la sensibilité est donc présentée par Kant comme l’apport original de la philosophie critique au développement de la métaphysique spéculative, qui ne saurait être qu’une « métaphysique de la Nature2 » . Le « supra-sensible » n’y est point connu comme objet en soi : « noumenorum non datur scientia » , mais s’y glisse néanmoins sous l’espèce « idéale » des « concepts à priori » , constitutifs formels d’objets immanents, phénoménaux3 . Aussi bien, dans le champ de la raison théorique, le kantisme se fait-il gloire d’éviter deux positions extrêmes : contre l’empirisme sceptique, il maintient les droits d’une philosophie transcendantale, c’est-à-dire d’une « ontologie » de la raison pure ; mais en même temps, il réduit les prétentions du dogmatisme ontologiste, source d’antinomies. Il y a plus. Dans le domaine de la raison pratique, l’idée transcendantale de « liberté » , clef de la position kantienne, devient révélatrice d’un ordre subjectif de réalités nouménales. Le kantisme possède ainsi, à côté d’une ontologie formelle, propédeutique à toute métaphysique spéculative, une véritable métaphysique de l’objet pratique, une « métaphysique des mœurs4 » . Ici, une objection fait hésiter un moment l’auteur du mémoire5 . La solution qu’il apporte demeure-t-elle dans le cadre du problème mis au concours ? Des « progrès » (Fortschritte) supposent un terrain continu, où se marquent les pas en avant. Les systèmes ontologistes, trouvant dans la métaphysique spéculative le fondement rationnel de la métaphysique pratique, n’avaient point à changer de terrain pour effectuer le passage de l’une à l’autre. Mais, après l’épreuve du criticisme, cette continuité de terrain est interrompue : 1 Op. cit., p. 276. Op. cit., p. 293, 3 Ibid. 4 Ibid. 5 Op. cit., p. 293, 2 124 Ch. IV Au dernier tournant de L’Idealisme Kantien d’une « métaphysique de la nature » , aucune voie, semble-t-il, ne conduit plus à une « métaphysique des mœurs1 » . Si l’on rejoint cette dernière, ce ne peut donc être par un « progrès » régulier, comme dans la métaphysique classique, mais par un saut brusque à un autre plan, par une 2 . Kant repousse l’objection. Entre nature et liberté, la finalité (die Zweckmässigkeit) jette réellement un pont : metbasic eÊc llo gènoc « Parmi les concepts par lesquels nous connaissons la nature, ... il en est un qui offre cette particularité de rendre intelligible, non ce qui appartient à l’objet, mais ce que nous y plaçons nousmêmes ; ce concept, sans faire, à proprement parler, partie intégrante de la connaissance objective, n’en est pas moins un moyen ou un principe de connaissance, provenant de la raison ; c’est même un principe de connaissance théorique, non cependant de connaissance dogmatique 3 » . 176 177 En effet, « le concept d’une téléologie de la nature est fondé sur le pouvoir, que nous découvrons en nous, de lier nos représentations selon une hiérarchie de fins (nexus finalis)4 » , couronnée par un inconditionné dans la série des fins, c’est-à-dire par une « fin dernière » (Endzweck ). Or, la fin dernière, sommet de notre interprétation problématique de la nature, c’est précisément le « souverain bien » , obligatoirement poursuivi par nous à travers les phénomènes : poursuivi comme un devoir qui s’impose à notre liberté5 , et par conséquent comme une fin (nouménale) objectivement nécessaire. Il n’y a donc point ici construction, de toutes pièces, d’une métaphysique pratique, trônant dans un splendide isolement, mais plutôt, sous l’égide des lois de la liberté, extension de l’ordre théorique à l’ordre pratique, jonction de l’ordre de la nature et de l’ordre des mœurs. On voit le rôle médiateur de l’idée de fin. L’analyse du concept à priori de « fin dernière » (Endzweck) conduit aux trois objets suprasensibles de la théorie des postulats : le « suprasensible en nous » , c’est-à-dire la liberté, comme « autonomie » de la raison pratique et comme « autocratie » du vouloir ; – le « suprasensible au-dessus de nous » , c’est-à-dire Dieu ; – le « suprasensible après nous » , ou mieux après notre existence terrestre, c’està-dire l’immortalité de l’âme6 . Malgré l’insistance avec laquelle Kant présente sa doctrine des postulats moraux comme un progrès métaphysique véritable, comme l’ « accomplisse1 Ibid. Ibid. 3 Ibid. 4 Op. cit., p. 294, 5 Ibid. 6 Op. cit., p. 295. 2 125 LIVRE I : CRITIQUE ET SYSTÈME ment » (Vollendung) de toute métaphysique humaine – troisième et dernier stade du progrès métaphysique, – il n’oublie pas que le titre de cette métaphysique à requérir de nous un assentiment absolu ne gît pas dans la constitution théorique des objets, mais dans les exigences dynamiques du sujet. Aussi, pour certaine qu’il la juge, la métaphysique des postulats n’est-elle, à ses yeux, qu’un « dogmatisme pratique » : non une science, mais une foi 1 . Et nous voyons même reparaître, sous sa plume, des expressions qui, prises à la lettre, conviendraient mieux à un pragmatisme sceptique qu’à un « dogmatisme pratique » . Voici, par exemple, une formule des plus déroutantes, parce qu’elle semble réduire l’affirmation des postulats à une simple fiction méthodologique : « Dans ce cas [d’une métaphysique pratique], nous n’avons point à considérer ce qu’est en lui-même l’objet suprasensible, mais seulement comment, de notre côté, nous devons le penser et nous représenter sa structure, pour nous rendre capables de poursuivre l’objet dogmatique-pratique de la moralité pure, c’està-dire la fin dernière qui est le bien suprême. Il ne s’agit pas d’investigations sur la nature de choses que nous nous construisons nous-mêmes pour obéir à une nécessité pratique, et qui peut-être n’existent pas en dehors de l’idée que nous nous en faisons2 ... » . 178 La réserve énoncée dans ces lignes est répétée à plusieurs reprises dans les pages suivantes de l’opuscule3 ; mais elle a sa contre-partie. Soit, par exemple, l’existence de Dieu. Au point de vue de la raison théorique, c’est plus qu’une opinion arbitraire (qu’un « blosses Meinen » ), moins qu’une véritable probabilité4 . Pourtant, nous déclare Kant, l’affirmation de cette existence est absolument certaine, envisagée du point de vue pratique : et ainsi, tout compte fait, elle reste absolument certaine, sinon pour l’entendement isolé, du moins « pour l’homme » : « L’argument moral pourrait donc s’appeler un argumentum , valable pour tout homme, en tant qu’être 5 raisonnable dans l’univers » . Le système légitime de la raison pure – autrement dit, la métaphysique enveloppée dans les trois Critiques – commence à se dessiner. De la métaphysique ancienne, prolongée jusqu’à Leibniz et Wolff, Kant garde une Wissenschaftslehre, [une « théorie de la science » ] qui est une ontologie formelle ; – de la réflexion dissolvante tendant au phénoménisme sceptique, il garde une kat' 1 njrwpon Op. cit., pp. 296-298. Op. cit., pp. 296-297. 3 Par exemple, op. cit., pp. 297, 299, 300. 4 Op. cit., pp. 298-299. 5 Op. cit., p. 306. – L’argument ad hominem devient une véritable démonstration, soit théorique, soit pratique, lorsqu’il est fondé, non sur quelque individu en particulier, mais sur « l’homme en général » 2 126 Ch. IV Au dernier tournant de L’Idealisme Kantien 179 Zweifellehre : la dialectique des antinomies, avec son aspect négatif (l’incognoscibilité des noumènes) et son aspect positif (la possibilité logique et la fonction heuristique des noumènes) ; – en elle-même, la doctrine kantienne se présente comme un réalisme de la raison pratique, commandé par l’idée vivante de la liberté : c’est une doctrine positive de la sagesse, une Weisheitslehre 1 , qui tient du seul devoir moral tout ce qu’elle a d’absolu, mais qui doit demander à 1’ « analogie » de la raison spéculative une expression conceptuelle de cet absolu, disons mieux : la seule expression conceptuelle à nous possible de cet absolu2 . Si la métaphysique est, comme on le disait plus haut, la connaissance rationnelle qui donne accès au suprasensible, Kant peut se flatter – et il ne s’en prive pas3 – d’avoir achevé l’esquisse de la seule métaphysique possible après la Critique ; les échelons inévitables en sont clairement dessinés ; ce sont : 1. Le suprasensible, comme structure formelle à priori d’une métaphysique de la nature (ontologie formelle). 2. Le suprasensible, comme objet nouménal problématique (solution des antinomies). 3. Le suprasensible, comme existence postulée par l’action. §2. – Kant et Beck La correspondance de Kant avec son ancien élève Jacob Sigismond Beck, de 1791 à 1796, porte le reflet des préoccupations nouvelles qui hantaient l’esprit du vieux maître concernant quelques points importants du système critique. Jusqu’en 1795, le ton de ces lettres témoigne, chez Kant, d’une bienveillance et d’une estime plus qu’ordinaires à l’égard de son jeune correspondant, dont manifestement le talent mathématique lui impose. Non seulement il loue la Dissertation inaugurale présentée par Beck à l’université de Halle, mais il ajoute ce témoignage, alors particulièrement significatif : « Je vois par les thèses annexes de votre Dissertation, que vous avez saisi ma pensée beaucoup plus exactement que nombre de mes partisans avoués4 » . Il attend, de la précision et de la clarté du mathématicien, un sérieux avantage pour la métaphysique et pour la critique5 . De son côté, Beck professe envers l’illustre vieillard un dévouement affectueux et reconnaissant. Il se déclare conquis par la philosophie kantienne : « Je me suis affectionné à votre philosophie, parce qu’elle me convainc6 » . 1 Op. cit., pp. 272-273. Cfr p. 281. Voir, par exemple, op. cit., pp. 306-307. 3 Voir op. cit., pp. 310-311, Anhang. 4 Kant à Beck, 9. V. 1791, Ak., Bd. XI (Briefwechsel, II2), p. 256 ; cfr p. 255. 5 Ibid. ; cfr Kant à Beck, 27. IX. 1791, Ak., Bd. XI, p. 290. Voir ci-dessus, p. 61. 6 Beck à Kant, 1. VI. 1791, Ak., Bd. XI, p. 262. 2 127 LIVRE I : CRITIQUE ET SYSTÈME 180 l8l « J’ai étudié avec le plus cordial intérêt la Critique de la raison pure, et la trouve convaincante à l’égal des vérités mathématiques. La Critique de la raison pratique, depuis sa publication, est ma Bible 1 » . Mais s’il embrasse avec ferveur le kantisme, Beck n’aime pas autant les « kantiens » : « Parmi les bruyants amis [de votre philosophie], je n’en vois aucun qui me plaise2 » . Tous lui paraissent guidés par d’autres mobiles que le pur amour de la science. Reinhold même ne trouve point grâce 3 : sa Theorie des Vorstellungsvermögens ne tient pas debout ; Beck projette, entre autres travaux prochains, de la soumettre à une critique démolissante4 . Consulté à ce sujet, Kant s’émeut : « Car, dit-il, Reinhold, fort aimable homme du reste, s’est identifié si passionnément avec sa théorie (je ne la comprends pas encore très bien moi-même) » , qu’il prendrait facilement ombrage d’une opposition à ses vues 5 . L’éditeur Hartknocht était en quête d’ « un homme compétent et habile, qui voulût entreprendre, à sa façon et selon ses vues personnelles, un exposé continu [de la Critique] au moyen d’extraits de cette œuvre6 » ; Kant lui suggéra le nom de J. S. Beck. La proposition, transmise par Hartknoch, fut acceptée définitivement lorsque le maître joignit ses instances à celles du libraire7 . Beck se trouvait ainsi très honorablement associé à son ancien professeur, qui semble avoir espéré de lui autre chose, et mieux, que l’agencement d’un banal centon. En effet, au lendemain de la Critique du jugement (1790), Kant ne se dissimulait plus l’opportunité d’améliorations notables dans la forme de son idéalisme transcendantal8 ; et il y consentait d’avance ; mais il était loin de soupçonner chez son disciple – jugé fidèle – le germe d’une divergence qui devait atteindre la signification essentielle de la Critique. Ce germe, non encore éclos, il nous est facile aujourd’hui de l’apercevoir, latent déjà au fond de l’attitude intransigeante de Beck devant la théorie de la représentation de Reinhold (à laquelle il reprochait de s’appuyer sur un postulat réaliste : nous reviendrons sur ce point). Quoi qu’il en soit, le travail entrepris, et vivement mené, aboutit en 1793 au premier tome de l’ Erläuternder Auszug aus der critischen Schriften des H. Prof. Kant ; le second tome suivit bientôt. Kant se montra satisfait du résultat. Mais dans l’intervalle, le jeune auteur lui avait posé une série de questions, parfois embarrassantes, premier symptôme du malentendu qui couvait. D’abord, à propos de la notion d’intuition. 1 Beck à Kant, 6. X. 1791, Ak., Bd. XI, p. 294. Beck à Kant, 1. VI. 1791, Ak., Bd. XI, p. 262. 3 Ibid. 4 Beck à Kant, 6. X. 1791, Ak., Bd. XI, pp. 292, 293. 5 Kant à Beck, 27. IX. 1791, Ak., Bd. XI, p. 291, et 2. XI. 1791, p. 304. 6 Kant à Beck, 27. IX. 1791, Ak., Bd. XI, p. 289. 7 Ibid., pp. 289-290. Cfr Beck à Kant, 11. XI. 1791, Ak., Bd. XI, p. 310. 8 Voir, par exemple, Kant à Beck, 20. I. 1792, Ak., Bd. XI, p. 313. 2 128 Ch. IV Au dernier tournant de L’Idealisme Kantien « La Critique appelle intuition (Anschauung) une représentation qui se rapporte immédiatement à un objet. Pourtant, à proprement parler, une représentation ne devient objective que par subsomption sous les catégories. Et puisque l’intuition, de son côté, ne revêt ce même caractère objectif que par le moyen des catégories, je préférerais ne pas définir l’intuition : une représentation se rapportant [immédiatement] aux objets. Car je ne trouve, dans l’intuition, rien de plus qu’un divers déterminé et accompagné de conscience (c’est-à-dire accompagné de l’identique Je pense) ; il n’y a point encore là-dedans de rapport à un objet. Je n’aime pas non plus appeler le concept : une représentation qui se rapporte médiatement à un objet ; mais je place la différence entre concept et intuition en ce que cette dernière est entièrement déterminée (durchgängig bestimmt), et celui-là incomplètement déterminé. En effet, l’intuition, comme le concept, tiennent leur objectivité de la fonction du jugement, qui les subsume à un concept pur de l’entendement1 » . La lettre porte ici une annotation de Kant, rectifiant cette dernière phrase : « La faculté de juger intervient pour déterminer le concept, par le moyen d’une intuition, à devenir connaissance d’objet, mais non pour nouer le rapport de l’intuition à un objet en général2 ». Quelques mois après, Beck revient à la charge : « Je désirerais beaucoup savoir si j’exprime bien votre pensée dans ce qui suit. J’estime que l’on ne devrait pas, en Esthétique transcendantale, expliquer l’intuition en disant qu’elle est la représentation qui se rapporte immédiatement à un objet, et qui surgit quand un objet affecte (afficirt) nos facultés (das Gemüth), car c’est en Logique transcendantale seulement que l’on pourra montrer comment nous obtenons des représentations objectives. Déjà l’intuition pure contredit, à soi seule, l’explication [donnée dans l’Esthétique]. Je ne vois réellement pas que je me trompe en disant : l’intuition est une représentation complètement déterminée relativement à une multiplicité donnée3 » . 182 Kant répond, le 3 juillet suivant : 1 Beck à Kant, n. XI. 1791, Ak., Bd. XI, p. 311. . Ibid., p. 311, Anmerkung Kants. 3 Beck à Kant, 31. V. 1792, Ak., Bd. XI, p. 338. 2 129 LIVRE I : CRITIQUE ET SYSTÈME « Quant à ce que vous dites de votre définition de l’intuition, ... je n’aurais qu’une remarque à ajouter : savoir, que la détermination complète doit être entendue ici objectivement [c’est-à-dire en tant que rejoignant l’objet], et non en tant que réalisée dans le sujet (comment pourrions-nous, en effet, connaître toutes les déterminations d’un contenu d’intuition empirique ?) ; et alors votre définition ne signifie tout de même rien de plus que ceci : l’intuition est la représentation d’un singulier donné1 » . 183 Kant n’écarte donc pas absolument la définition à laquelle tient si fort son disciple : après tout, une « représentation pleinement déterminée » ne peut signifier qu’une « représentation du singulier » , et l’intuition, à ses yeux mêmes, est bien cela2 . Elle n’en reste pas moins, pour lui, « la représentation immédiate de l’objet » . Perçoit-il le vrai motif qui détourne son correspondant de la considérer sous cet angle ? L’aveu de ce motif pouvait se lire dans la précédente lettre de Beck : « [D’après l’Esthétique transcendantale, l’intuition empirique est] une représentation qui se rapporte immédiatement à un objet, et qui surgit quand un objet [en soi ?] affecte nos facultés3 » ; Beck répugnait à introduire, dans son résumé de la Critique, une « affection transcendante » de la sensibilité par des « choses en soi » . Sur la fonction et l’existence même de la chose en soi, le dissentiment avec son vieux maître est déjà total ; mais ce dernier mesure-t-il le fossé qui les sépare ? Dans sa lettre du 3 juillet 1792, Kant poursuivait, à l’endroit même où nous avons arrêté notre citation : « ... L’intuition est la représentation du singulier donné. Mais puisqu’aucune représentation synthétique (kein Zusammengesetztes) ne peut être donnée comme telle ; puisque c’est nous, au contraire, qui devons effectuer la synthèse de toute diversité donnée, et que pourtant cette synthèse, astreinte à se conformer à l’objet, ne saurait être arbitraire ; puisqu’il faut, par conséquent, que soit donnée à priori, sinon la représentation synthétique elle-même, du moins l’unique forme possible de la synthèse du donné divers – il s’ensuit que cette forme même constitue l’élément purement subjectif (sensible) de l’intuition : élément à priori, certes, qui ne peut être pensé (seule peut l’être la synthèse envisagée comme action), mais qui doit nous être donné (espace et temps), et sera 1 Kant à Beck, 3. VII. 1792, Ak., Bd. XT, pp. 347-348. Comme il l’enseignait dans son cours de Logique : « De même que seuls les objets singuliers, ou les individus, sont entièrement déterminés (durchgängig bestimmt), ainsi n’y a-t-il de connaissances entièrement déterminées que les intuitions, non les concepts : dans ces derniers, la détermination logique ne peut jamais être considérée comme complète » (Logik, §15, Anmerkung. Ak., Bd. IX, p. 99). 3 Beck à Kaut, 31. V. 1792, Ak., Bd. XI, p. 338. 2 130 Ch. IV Au dernier tournant de L’Idealisme Kantien donc une représentation singulière, non un concept (une repraesentatio communis)1 » . 184 Suit le conseil – n’est-il point, déjà, significatif ? – de ne pas s’attarder, dès le début du travail, à couper en quatre des notions élémentaires, qui s’éclairciront suffisamment par l’usage même que l’on en fera dans la suite2 . Lisons entre les lignes : le maître vieillissant n’est plus d’humeur à s’engager volontiers dans un lacis de « subtilités extrêmes » (aller-subtilste Zergliederung der Elementarvorstellungen). Peut-être aussi pressent-il, sous les questions particulières, qui lui sont posées avec tant d’insistance, une question fondamentale, infiniment plus importune. Quoi qu’il en soit, Kant s’abstient, consciemment ou non, d’aller au fond de la difficulté soulevée, c’est-à-dire de préciser l’inévitable solidarité de la notion d’intuition avec celles d’objet et de synthèse objectivante. Beck pourtant – soit candeur, soit tactique – l’interrogeait en même temps sur ces notions d’objet et d’activité synthétique (objectivante). Ici, non plus, les réponses ne descendent pas jusqu’à la racine de la question. « Vous avez touché tout à fait juste, écrit Kant, le 20 janvier 1792 3 , en disant : L’objet, c’est l’ensemble même (Inbegriff) des représentations ; et l’action (Handlung) de l’esprit par laquelle est représenté l’ensemble des représentations, c’est ce qu’on appelle les rapporter à l’objet. – Resterait seulement à se demander : comment un ensemble, un complexus de représentations peut-il être représenté ? » Et le philosophe répète ce que nous lui avons déjà entendu déclarer précédemment : un « complexe » unifié ne saurait être donné comme tel à notre conscience, mais doit, pour nous devenir conscient, être construit (zusammengesetzt) par une activité (Handlung) de l’esprit, s’exerçant à priori sur une multiplicité donnée (quelle qu’elle soit). Il faudra donc à la fois, d’une part une application de 1’ « unité synthétique » de la conscience à la « diversité donnée » , à l’effet de nous faire « penser » celle-ci dans un concept « d’objet en général » , et, d’autre part, une « disposition purement subjective » , dont on nous dit : « La disposition purement subjective du sujet cognitif, pour autant qu’un divers lui est donné sur le mode singulier (auf besondere Art gegeben), s’appelle la sensibilité (die Sinnlichkeit), et ce mode singulier de l’intuition, pour autant que donné à priori, 1 Kant à Beck, 3. VII. 1792, Ak., Bd. XI, pp. 347-348. Ibid. 3 Ak., Bd. XI, p. 314. 2 131 LIVRE I : CRITIQUE ET SYSTÈME s’appelle la forme sensible de l’intuition1 » . 185 On reconnaît ici la doctrine de l’ « intuition à priori » du sens, exposée vers la même époque dans les Fortschritte (voir ci-dessus, pp. [168 sqq.]). Kant permet donc à son correspondant d’appuyer sur elle une déduction purement immanente de l’objet, à partir de l’unité synthétique de l’aperception : cette déduction aboutira nécessairement aux « intuitions pures » de la sensibilité, qui sont un véritable « donné à priori » . La concession, si concession il y a, ne semble-t-elle pas plus apparente que réelle, lorsqu’on en lit le contexte immédiat : « Par l’application des catégories à l’intuition sensible, les choses nous sont connues seulement comme objets phénoménaux, non selon qu’elles subsistent en elles-mêmes ; sans intuition d’aucune sorte, elles ne sont pas connues du tout, mais seulement pensées [selon leur pure possibilité] ; et si l’on ne se borne pas à faire abstraction de toute espèce particulière d’intuition, mais qu’on exclue l’intuition comme telle, alors aucune garantie de réalité objective n’entoure plus les catégories, on ne sait si elles représentent encore quoi que ce soit et ne sont pas des concepts vides2 » . Il serait donc vain d’attribuer une valeur objective aux expressions immanentes de l’activité synthétique pure (de la Zusammensetzung), si l’échelon inférieur de celles-ci ne présentait les caractères distinctifs d’une intuition, au moins d’une « intuition à priori » , et non plus ceux d’un concept pur. On peut, comme Beck, en rester là (provisoirement ?), si l’on veut ; mais Kant est bien convaincu qu’en poussant la déduction jusqu’à une « intuition pure » de la sensibilité, on postule implicitement, par le fait même, cette « réceptivité » , cette « affectio ab extra » , qu’on se flattait d’esquiver : « Peut-être pouvez-vous éviter de définir, dès le début, la sensibilité par la réceptivité, c’est-à-dire par la manière dont les représentations sont dans le sujet en tant qu’il est affecté par les objets ; vous placeriez alors le caractère distinctif [de la sensibilité] dans ce qui, à l’intérieur même d’une connaissance, marque spécialement la relation de la représentation au sujet [c’est-à-dire dans l’aspect purement subjectif et particulier de la représentation], de manière que la forme de cette représentation, rapportée sous cet angle à l’objet de l’intuition, n’offre rien à connaître que l86 1 Kant à Beck, 20. I. 1792, Ak., Bd. XI, pp. 314-315. – Le texte original n’est point ici très lumineux. Notre traduction suppose la lecture suivante (ligne 3) : « ... und diese Art (der Anschauung) a priori gegeben... » . 2 Ibid., p. 315. 132 Ch. IV Au dernier tournant de L’Idealisme Kantien le phénomène de cet objet. Or, que le dit aspect subjectif ne soit autre chose que la manière dont le sujet est affecté par des représentations, ni par conséquent autre chose que la pure réceptivité du sujet1 , cela résulte déjà du seul fait que l’aspect en question n’est qu’une détermination [passive] du sujet2 » . 187 Les observations que l’on vient de lire revendiquent manifestement une « affection transcendante » de la sensibilité par des choses en soi. Tôt ou tard, pense Kant, Beck doit y venir dans sa déduction descendante de la doctrine critique. Ne regrettons pas de nous être attardés à des notations subtiles et compliquées : elles font entrevoir, à côté de points sur lesquels le père du criticisme accepte de larges remaniements de son œuvre, d’autres points où sa résistance, parfois embarrassée, ne fléchit néanmoins jamais : l’idée de la « chose en soi » , avec ses corollaires, est un de ceux-ci. Sur la méthode à suivre pour resserrer l’unité systématique de l’idéalisme transcendantal, Kant parut d’abord en accord parfait avec son disciple, qu’il avait même devancé dans cette voie. En effet, dès la seconde édition de la Critique de la raison pure (1787) le rôle déterminant joué par la « liaison » (Verbindung)3 dans la constitution de l’objet d’expérience présentait les traits essentiels que lui conservèrent, nous l’avons vu, les Fortschritte (voir 170 ci-dessus, pp. 120 sqq.) : seule la terminologie avait légèrement varié. Aussi, lorsqu’on novembre 1791, Beck interroge4 sur la portée du mot « verbinden » , Kant, dans sa réponse5 , le loue-t-il de ne pas esquiver ce point difficile de la théorie de l’Erfahrung : lui-même avait, dit-il, essayé de tourner la difficulté dans une esquisse nouvelle de son « système de métaphysique6 » ; il supposait, à vrai dire, les « intuitions pures » d’espace et de temps, exigences à priori d’un « donné » , mais procédait ensuite de haut en bas (ainsi que Beck rêvait de le faire), montrant dans les catégories les conditions supérieures, nécessaires, sinon suffisantes, de la possibilité d’une connaissance objective, et par conséquent les éléments d’une « ontologie comme [science de la] pensée immanente » ; de là, réduisant à une valeur « problématique » toute extrapolation transcendante de la raison, il descendait, par la « déduction des catégories » , vers les conditions à priori de l’expérience comme vers l’ensemble des conditions inférieures (limitatives) sans lesquelles les catégories demeureraient incapables de constituer une connaissance d’objet ; or, ces 1 Donc, soit précisément ccla même que Beck voulait éviter de reconnaître. Ibid., p. 315. Le lecteur aura remarqué, dans les textes de Kant, deux acceptions, diamétralement opposées, des mots « sujet, subjectif » : d’une part, le Sujet aperceptif, source d’universalité et d’objectivité ; d’autre part, le Sujet particulier, sensible, principe de passivité et de relativité. 3 C’est-à-dire par « la représentation de l’unité synthétique d’une divertisé » (KRV. B, §15, p. 108). 4 Beck à Kant, il. XI. 1791, Ak., Bd. XI, pp. 311-312. 5 Kant à Beck, 20. 1. 1792, Ak., Bd. XI, pp. 313-314. 6 loc. cit. 2 133 LIVRE I : CRITIQUE ET SYSTÈME l88 conditions qui commandent prochainement la possibilité de l’expérience se résument dans les « intuitions à priori de la sensibilité » . Pareille, confidence, si elle n’apportait pas à Beck tout l’éclaircissement qu’il sollicitait, ne pouvait cependant que l’encourager dans sa confiance en une déduction descendante. Il ne s’en fit pas faute, et, dans sa lettre du 31 mai 1792, poussa plus hardiment sa pointe sur le thème de l’intuition empirique (voir ci-dessus, p. 182). Mais dans la même lettre, il exposait un doute qui lui restait concernant l’activité synthétique objectivante. Pour faire un objet, disait-il1 , « la liaison des représentations dans un concept » (par exemple celui d’ « homme noir » ) ne suffit pas : il faut y ajouter la détermination spontanée du concept dans un jugement (par exemple, « l’homme est noir » ), c’est-à-dire un « acte de référence objective (Handlung der objectiven Beziehung)2 » ; on voudrait être nettement fixé sur cette référence active, qui recèle tout le secret de 1’« objectivité » de nos connaissances3 . La réponse de Kant, le 3 juillet 1792, confirme l’interprétation proposée : « Vous avez entièrement raison de dire que l’unité de la conscience nous est donnée [seulement] comme subjective dans l’unité synthétique du concept (in dem zusammengesetzten Begriff), mais qu’elle est rendue objective dans la synthèse active des concepts (in der Zusammensetzung der Begriffe) 4 » . Dans le premier cas, nous ne faisons encore que penser un contenu conceptuel, en nous « le représentant problématiquement » ; dans le second cas, nous le connaissons comme objet, en pensant « l’acte même par lequel nous en déterminons le concept (die Handlung meines Bestimmens dieses Begriffs)5 » . En parlant ainsi, l’auteur des Critiques n’ajoute aucun trait nouveau à la doctrine qu’il professait depuis des années. Dans une lettre suivante, il insiste sur l’idée, pas nouvelle non plus, que l’unité de composition des concepts empiriques n’est pas donnée par la seule intuition, mais exige que soit perçue, dans l’intuition, la « liaison spontanée » (selbstthätige Verbindung) de la « diversité intuitive » , c’est-à-dire une condition à priori qui commande, dans une « conscience en général » , la représentation d’un « objet en général6 » . Le 10 novembre 1792, Beck soumet encore une fois au contrôle sa pensée sur la fonction objective de l’acte synthétique : « En réfléchissant aux conditions qui nous permettent de penser des objets, on voit aisément que la dignité, conférée aux 1 Beck à Kant, 31. V. 1792, Ak., Bd. XI, p. 339. Ibid. 3 Ibid. 4 Kant à Beck, 3. VII. 1792, Ak., Bd. XI, p. 347. 5 Ibid. 6 Kant à Beck, 16. X. 1792, Ak., Bd. XI, p. 376. 2 134 Ch. IV Au dernier tournant de L’Idealisme Kantien représentations par leur référence aux objets, consiste en ceci, que la liaison du divers est pensée comme nécessaire. Cette détermination de la pensée est propre à la fonction du jugement. Abordée de ce biais, la contribution de la catégorie à notre connaissance [objective] m’est devenue compréhensible ; car ainsi je vois clairement que la catégorie est le concept par lequel le divers d’une intuition sensible est représenté comme lié nécessairement (comme valable pour tous). Quelques abréviateurs [auteurs de résumés ?], pour autant que je sache, se sont exprimés incorrectement làdessus. Juger, disent-ils, c’est unir des représentations objectives. La Critique enseigne tout autre chose : juger, c’est soumettre des représentations à l’unité objective de la conscience, par quoi l’on désigne l’action de nouer une liaison représentée comme nécessaire1 » . 189 « Penser un objet » , c’est donc se représenter comme nécessaire l’unité synthétique d’une diversité : sur ce point, l’on est d’accord. « Connaître un objet » , ce sera se représenter comme nécessaire l’unité d’une diversité donnée dans une intuition : Kant et Beck font tous deux la distinction entre denken et erkennen 2 ; mais l’accord existe-t-il sur la nature de l’intuition requise pour l’Erkennen ? Moins que jamais, et le dissentiment ne tardera pas à se manifester. Pour la première fois, avec un peu de réserve encore, le Privatdozent de Halle s’ouvre à Kant, le 17 juin 1794, du dessein qu’il caresse de publier bientôt, en complément des deux tomes de l’ Erläuternder Auszug, un ouvrage exposant le vrai « point de vue » d’où la méthode transcendantale kantienne doit être envisagée. Il s’agit du volume qui portera plus tard le titre de Einzig möglicher Standpunkt aus welchem die critische Philosophie beurteilt werden muss (1796). Probablement le destinataire de cette missive n’aura pas lu sans un peu d’étonnement les lignes suivantes : « Dans votre Critique de la raison pure, vous conduisez le lecteur, pas à pas, jusqu’au plus haut sommet de la philosophie transcendantale, jusqu’à l’unité synthétique. En effet, vous dirigez son attention d’abord sur la conscience d’un donné ; puis sur les concepts, par lesquels quelque chose est pensé ; sur les catégories également, vous les présentez d’abord comme des concepts, au sens ordinaire de ce mot ; tout à la fin seulement, vous amenez votre lecteur à voir que la catégorie est, à proprement parler, l’activité même par laquelle l’entendement se construit originairement le concept d’un objet, et engendre le jugement : je pense 190 1 2 Beck à Kant, 10. XI. 1792, Ak., Bd. XI, pp. 384-385. Cfr, par exemple, Beck à Kant, 24. VIII. 1793, Ak., Bd. XI, p. 443. 135 LIVRE I : CRITIQUE ET SYSTÈME un objet. J’ai l’habitude d’appeler cette production de l’unité synthétique de la conscience : l’acte originaire d’attribution (die ursprüngliche Beylegung)1 » . Beck compare cette sorte de parturition spirituelle (Erzeugung), dont le fruit est un premier jugement synthétique (« je pense un objet » ), au postulat du géomètre, qui se donne, en la réalisant, la possibilité de tracer une figure dans l’espace ; par exemple, lorsqu’il prononce : Soit le triangle équilatéral AB-BC-CD ; ou bien : Soit un cercle de rayon r ; ou, en bref : Soit la représentation d’un espace. « Ici de même, selon moi, le postulat : se représenter un objet dans un acte spontané d’attribution (durch ursprüngliche Beylegung), est le principe suprême de toute la philosophie, sur lequel repose la logique générale pure et la philosophie transcendantale tout entière2 . Je suis fermement convaincu, que cette unité synthétique est précisément le point de vue, d’où l’on peut, quand on s’en est rendu maître, recueillir des observations parfaitement exactes au sujet, non seulement de ce qu’est un jugement analytique et un jugement synthétique, mais de ce qui doit être appelé en général a priori et a posteriori 3 ... » . 191 L’auteur de la lettre énumère alors, avec une perspicacité cruelle, les principaux points sur lesquels le procédé ascendant d’exposition, adopté par Kant, dans la Critique, laissait planer un doute. Ceux-ci, par exemple : – pourquoi la possibilité des axiomes géométriques est-elle fondée sur une « intuition » pure ? – à quelle cause rapporter l’ « affection » qui inaugure en nous l’expérience : à une vraie « chose en soi » , ou seulement à quelque idée transcendantale ? – ou ne serait-ce point plutôt à l’objet empirique, au phénomène ? – et alors, la Critique commet-elle, ou non, un cercle vicieux en plaçant à la base des jugements synthétiques à priori la possibilité de l’expérience, sans prendre garde que la notion de cette possibilité même suppose admis le jugement synthétique à priori de causalité ? – et qu’est-ce que la possibilité de l’expérience, pour qui ne peut l’envisager du seul point de vue d’où toutes ces énigmes se résolvent 4 ? « Mais votre Critique n’amène que peu à peu le lecteur à ce point de vue 5 » . [Et comme la véritable signification de votre méthode n’apparaît pas aussitôt, beaucoup se laissent déconcerter, ou se méprennent.] « Une preuve que les amis mêmes de 1 Beck à Kant, 17. VI. 1794, Ak., Bd. XI, p. 509. Allusion à KRV. B, p. 134 note. 3 Epist. cit., 1. c. 4 Ibid., pp. 509-510. 5 Ibid., p. 510. 2 136 Ch. IV Au dernier tournant de L’Idealisme Kantien la Critique ne s’y retrouvent qu’imparfaitement, gît déjà dans le fait qu’ils ne savent trop où situer l’objet (Gegenstand) qui donne naissance à la sensation (Empfindung) 1 » . [Voilà le point crucial !] « Je me suis proposé d’entreprendre à fond ce sujet (celui du Standpunkt), qui est bien le plus important de toute la Critique, et je travaille à un ouvrage dont la méthode sera l’inverse de celle de la Critique. Je commence par le postulat de l’acte originaire d’attribution (ursprüngliche Beylegung), etc.. Que pensez vous de ce projet2 ? » 192 La réponse de Kant porte la date du 1er juillet 1794. Si le ton en reste amical, moins chaleureuse est l’approbation donnée au projet de Beck. A vrai dire le philosophe semble n’y voir encore qu’un essai tolérable de substituer, dans la présentation de la doctrine critique, l’ordre descendant (abwärts) à l’ordre ascendant (aufwärts) 3 ; un peu d’inquiétude, toutefois, perce dans ses remarques, surtout dans son insistance à revenir sur les notions d’intuition et d’objet. Par exemple, l’expression « ursprüngliche Bcylegung » lui plaît médiocrement. Il en demande l’équivalent latin ; lui-même la comprend comme suit : « le rapport d’une représentation, comme détermination du sujet [notons ceci], à un objet distinct d’elle, de manière à devenir une connaissance et non plus seulement [quoique détermination du sujet] un sentiment [c’est-à-dire un état subjectif] 4 » . Il ajoute cette chicane : « On ne peut dire, à proprement parler, qu’une représentation advienne (zukomme) à quelque autre chose, mais seulement qu’à cette représentation, pour en faire une connaissance, advient (zukomme) un rapport à quelque chose d’autre (que son sujet d’inhérence) : en vertu de quoi, elle est rendue communicable à d’autres [sujets] ; sinon, elle demeurerait de l’ordre du sentiment..., incommunicable. Mais nous ne pouvons comprendre, et communiquer à d’autres, que ce que nous sommes capables nous-mêmes de construire, étant entendu [N. B.] que le mode de l’intuition même, qui nous livre les éléments d’une représentation, peut être supposé identique chez tous5 » . 1 Ibid. Ibid. 3 Comme Beck le lui redira dans une lettre du 24. VI. 1797 (Ak., Bd. XII, p. 175) : « Diese meine Methode, von dem Standpunkt der Categorien abwärts zu gehen, so wie Sie in Ihrem unsterblichen Werk aufwärts gehen » . 4 Kant à Beck, 1. VII. 1794, Ak., Bd. XI, p. 514. 5 Ibid., p. 515. 2 137 LIVRE I : CRITIQUE ET SYSTÈME Cette considération, poursuit Kant, est enveloppée dans la théorie de la Zusammensetzung [de la spontanéité constructive de l’entendement], d’après laquelle les deux opérations inverses de synthèse et d’analyse – synthèse de la représentation à partir d’une diversité donnée, et analyse de cette représentation comme concept – aboutissent à un seul et même résultat. « Cet accord, ne reposant uniquement ni sur la représentation, ni sur la conscience, et néanmoins valable pour tous (communicabel ), est [forcément] rapporté à quelque condition universellement valable, distincte de tout sujet, c’est-à-dire à un objet1 » . 193 Explication laborieuse, qui n’étreint pas encore complètement une difficulté plutôt pressentie que clairement aperçue. Enregistrons, dans la même lettre, cet aveu et ce conseil également significatifs : « Je remarque, en écrivant ceci, que je ne me comprends pas suffisamment moi-même... Des ramifications de pensée aussi excessivement ténues (so überfeine Spaltungen der Fäden) ne sont plus faites pour moi : je ne parviens déjà pas à saisir distinctement les subtilités du Prof. Reinhold. Un mathématicien comme vous, cher ami, doit-il être averti de ne point s’aventurer au delà des bornes de la clarté2 ? » Le reste de brume qui dérobe à Kant le fond de sa propre pensée n’est point imputable à la seule fatigue de l’âge : en réalité, les questions qui lui sont soumises ramènent sous son regard un problème3 qu’il avait lui-même essayé de résoudre, alternativement, par deux méthodes opposées (aufwärts, abwärts), dont il n’opéra jamais nettement la conciliation. Le voici maintenant mis en demeure ou de trouver cette conciliation, ou de proclamer définitivement son impuissance. Il espère encore quelque fruit de la tentative de Beck ; bientôt il en apercevra mieux les présupposés théoriques, et rejettera une solution bien enchaînée, mais unilatérale. Chose étonnante, que nous considérerons plus loin, c’est lui seul, malgré le poids des ans, qui découvrira enfin, par un travail obstiné de réflexion, la forme d’équilibre qu’imposaient, à la construction idéaliste, les données initiales du problème critique. Une lettre de Beck, du 16 septembre 17944 , annonce l’envoi du second tome de l’ Erläuternder Auszug, et, sans allusion à la réponse précédente de Kant, aborde à nouveau le thème du Standpunkt. Cette fois aucun doute n’est laissé sur l’importance du renversement envisagé : c’est l’abandon de la vaine fiction didactique d’un lien existant entre la représentation et de prétendues choses 1 Ibid. Comparer les Prolégomènes. Ibid., pp. 515-516. 3 Voir, plus haut, ch. III, §2, 50, « La bipolarité de l’objet » , pp. 101 sqq. 4 Beck à Kant, 16. IX. 1794, Ak., Bd. XI, pp. 523-525. 2 138 Ch. IV Au dernier tournant de L’Idealisme Kantien 194 en soi1 . Malgré qu’il affecte de traiter la « chose en soi » kantienne comme une concession transitoire de la Critique aux préjugés de lecteurs non encore initiés, Beck ne paraît plus tellement sûr de n’avoir pas heurté les sentiments de son ancien maître : il le prie de lui conserver en tout cas sa bienveillance. Enfin, le 17 juin 1795, une nouvelle lettre fait prévoir, pour la prochaine foire du livre (la Michaelismesse), un troisième tome de l’Auszug, sous le titre spécial de Einzig möglicher Standpunkt etc. Par un enchaînement fâcheux de circonstances, qui mécontenta fort à Königsberg, ce volume se couvrait, comme les précédents, de la mention : « Auf Anrathen Kants » , qui n’était vraiment plus de mise. Désormais nous pouvons ranger J. S. Beck parmi ceux que Kant appellera « ses amis hypercritiques2 . » . §3. – « Mes amis hypercritiques » 195 Nous avons considéré plus haut les objections qui assaillirent la philosophie kantienne de 1781 à 1790 environ (voir pp. 67-77). Dans la période qui va nous occuper à présent (de 1790 environ jusque vers 1797), les mêmes oppositions fondamentales persistent, mais le crédit de l’idéalisme critique s’est affermi à tel point, que les attaques d’adversaires ont désormais moins d’importance – et d’intérêt – que les divergences de vues surgies parmi les adeptes. A mesure qu’augmente le nombre de ceux-ci, il devient plus difficile au maître vieillissant, septuagénaire en 1794, de contrôler par lui-même les productions de tant de disciples, réels ou prétendus. En fait, il lit très peu (et c’est dommage) les ouvrages mêmes qui lui sont envoyés dans l’espoir d’obtenir de lui un mot d’appréciation. Auprès de ses meilleurs amis, il s’en excuse, alléguant, outre la fatigue de l’âge, ses lourdes obligations académiques et le souci de publications poursuivies sans relâche. Assurément, ce n’étaient point là de simples prétextes ; on comprend qu’il ait cru devoir se dérober à l’importunité envahissante des correspondants qui sollicitaient de lui éclaircissements, corrections, approbations. Sa réserve s’explique, d’ailleurs, par une autre raison encore : dans une lettre de 17943 1, il avoue éprouver une difficulté croissante à pénétrer dans la pensée d’autrui, surtout lorsque cette pensée étrangère affiche la prétention de n’être qu’un approfondissement ou un développement logique de la sienne propre. Ces mises en demeure répétées de reviser lui-même les articulations d’un système laborieusement échafaudé provoquaient en lui un déplaisir manifeste, voire une sourde irritation. Il se tut généralement. Mais ses silences prolongés entretinrent, dans les milieux philosophiques, une incertitude, dont les adjurations grandiloquentes du « physiocrate » Schlettwein 1 Ibid., pp. 524-525. Cfr Kant à Tieftrunk, 13. X. 1797, Ak., Bd. XII, p. 207, à propos de Reinhold et de Fichte. 3 Kant à Reinhold, 28. III. 1794. Ak., Bd. XI (Briefwechsel, II2), p. 494. 2 139 LIVRE I : CRITIQUE ET SYSTÈME nous apportent l’écho pittoresque : « De tous ces écrivains [qui se proclament kantiens, et qui se déchirent entre eux], lesquels ont rencontré votre vraie pensée : est-ce Reinhold ? est-ce Fichte ? est-ce Beck, ou quelque autre1 2 ? » 10 Reinhold et sa « Théorie de la représentation » 196 Kant a toujours traité avec beaucoup de ménagements Karl Leonhard Reinhold, le premier en date des kantiens « hypercritiques » . Il lui gardait une singulière gratitude pour ses retentissantes « Lettres sur la philosophie kantienne » (Briefe über die Kantische Philosophie), publiées dans le Deutsche Merkur à partir de 1786, et pour une série d’articles ultérieurs « Sur le sort de la philosophie kantienne jusqu’à ce jour » (Ueber das bisherige Schiksal der Kantischen Philosophie, 1789). Aussi longtemps que Reinhold, soutenu par l’élan de sa première initiation à la Critique, se contenta d’être le héraut, partout écouté, de la doctrine nouvelle, la correspondance échangée entre le maître et le néophyte porte le reflet d’une amitié chaleureuse et sans nuages. L’amitié persista toujours, plus ou moins ; mais les nuages s’amoncelèrent, lorsque le brillant publiciste s’avisa de compléter et de développer, de son propre chef, les idées kantiennes, qu’il s’était contenté d’abord de défendre et de propager. Le 9 avril 1789, il annonce la mise sous presse d’une Théorie de la faculté de représentation, dont il attend merveille pour faire valoir les idées de Kant2 . Le 14 juin de la même année, il offre au maître le premier Livre de cet ouvrage, et laisse entendre que le second Livre renfermera « les véritables prémisses de la théorie [kantienne] des facultés connaissantes, et la clef de la Critique de la Raison3 2 » . L’œuvre annoncée parut bientôt sous le titre : Versuch einer neuen Theorie des menschlichen Vorstellungsvermögens (Jena, 1789) ; elle rencontra, chez les partisans de Kant, un accueil moins unanimement favorable que n’avait espéré l’auteur4 . La nouvelle théorie semblait, à plusieurs, s’écarter de la philosophie kantienne authentique, loin de la fonder plus solidement. Qu’en pensait Kant lui-même ? Accusant réception du précieux volume, il dit son regret de n’en avoir pu lire encore que des fragments, point assez pour formuler un jugement sur l’ensemble ; il compte se dédommager durant les vacances de Noël ; en attendant, il proteste que ce retard, qui déjà inquiétait son ami, ne trahit nullement de l’indifférence : 1 Lettre publique de J. A. Schlettwein à Kant, le 11. V. 1797. Ak., 13d. XII (Briefwechsel, III2 ), p. 364. 2 Reinhold à Kant, 9. IV. 1789. Ak., Bd. XI, p. 18. Reinhold à Kant, 14. VI. 1789. Ak., Bd. XI, p. 60. 4 Voir, par exemple, la lettre de Kiesewetter à Kant, 15. XII. 1789. Ak., Bd. XI, p. 115 : « Ueber H. E. Reinholds Theorie des Erkenntnisvermögens ist das hiesige [Berlin] Publikum getheilt, ein Theil lobt das Buch ausserordentlich, ein anderer Theil findet mehreres daran zu tadeln » . Lui-même formule une objection de fond. 3 140 Ch. IV Au dernier tournant de L’Idealisme Kantien « Comment pourriez-vous supposer un pareil sentiment chez quelqu’un qui attend, au contraire, de la clarté et de la solidité de vos aperçus, l’achèvement doctrinal et le rayonnement lumineux qu’il est lui-même incapable de donner à ses travaux ? Car vieillir est bien fâcheux, etc.1 » 197 198 Dix mois plus tard, devant l’impatience croissante de Reinhold, Kant s’excuse, sur ses infirmités, de n’être point encore en état de porter le jugement définitif qu’il avait promis. Il reconnaît tout l’avantage que vaudrait à la Critique une analyse du savoir prolongée vers le haut (aufwärts), jusqu’à la source première de la connaissance, la « faculté de représenter » : mais certains points lui restent obscurs ; il demande un nouveau délai pour les éclaircir2 . Tout cela, encadré de formules admiratives et affectueuses. Combien il redoutait de blesser la susceptibilité de Reinhold, nous avons pu le constater déjà dans les conseils de modération prodigués à Beck cette année même3 . Aux conseils, il mêlait, du reste, le franc aveu de la difficulté qu’il éprouvait à comprendre la Théorie de la représentation. Son embarras n’était pas simulé. Il était sincère aussi, croyons-nous, en déclarant souhaitables une unité systématique plus rigoureuse et un exposé plus évident de toute sa doctrine. Ne se sentant plus la force physique de mener à bon terme une refonte si étendue, il ne répugnait point à l’idée de la voir entreprendre par quelque disciple d’élite. De là, sans doute, pour une part, son application (manifeste dans le cas de Reinhold et de Beck) à ne point décourager, par une opposition prématurée, des initiatives intéressantes. Cette tolérance, pourtant, devait avoir des bornes. Il désavouera, l’un après l’autre, les essais, jugés aberrants, de ses « amis hypercritiques » . Cependant, lui-même ne s’immobilise pas : sa pensée, plus lente, plus prudente, ne cessera de cheminer dans sa propre ligne, vers une limite extrême qu’il refusera de franchir. En mars 1794, Kant n’avait point encore exécuté la promesse faite à Reinhold depuis près de trois ans4 ; en juillet 1795, il s’en avoue définitivement incapable5 . Nous commençons à soupçonner que les motifs de santé, invoqués avec insistance, ne sont peut-être pas l’unique raison du silence qu’il observe obstinément sur la « théorie de la représentation » . Devant l’alternative de désobliger Reinhold par des réserves ouvertement formulées, ou de lui donner une approbation de complaisance qui risquerait de fausser la véritable signification de la philosophie critique, il se réfugie dans l’abstention. C’est vers cette époque (juin 1794) qu’il voit poindre, en l’esprit de son protégé S. 1 Kant Kant 3 Kant 4 Kant 5 Kant 2 à à à à à Reinhold, 1. XII. 1789. Ak., Bd. XI, p.III. Reinhold, 21. IX. 1791. Ak., Bd. XI, pp. 288-289. Beck, 27. IX. 1791 et 2. XI. 1791. Ak., Bd. XI, pp. 291 et 304. Reinhold, 28. III. 1794. Ak., Bd. XI, pp. 494-495. Reinhold, 1. VII. 1795. Ak., Bd. XII, p. 27. 141 LIVRE I : CRITIQUE ET SYSTÈME Beck, le projet du « wahre Standpunkt » , autre sujet de soucis. Au fond, il trouve bien encombrants tous ces nouveaux venus, qui s’empressent trop à améliorer la Critique. Parlant de Salomon Maimon, dont il avait loué d’abord la perspicacité peu ordinaire1 , mais auquel ne l’attachait aucun lien personnel de sympathie, il a même une insinuation tout à fait dépourvue de bonne grâce : « Jamais, écrit-il à Reinhold, je n’ai réussi à comprendre ce que voulait exactement un Maimon avec ses retouches (Nachbesserung) à la philosophie critique (manière bien juive de se donner des airs d’importance aux dépens d’autrui !) ; force m’est de laisser à d’autres le soin de les mettre au point [ces retouches]2 » . 199 Prenons en mains quelques instants la Theorie des Vorstellungsvermögens. L’importance historique de cet ouvrage réside beaucoup plus dans le dessein avoué qui l’inspira que dans l’exécution plus ou moins réussie de ce dessein. Pour la première fois la philosophie transcendantale est envisagée avant tout comme un système, astreint à de rigoureuses exigences d’unité. Kant, le génial initiateur, ne niait point, dans l’abstrait, l’ampleur de ces exigences (voir plus haut, pp. 186 sq.), mais il n’avait pas réussi à y faire droit complètement. Selon Reinhold, un système doit, dans ses diverses parties, dériver d’un principe unique ; ce principe, à son tour, doit être par lui-même incontestable, libre de présuppositions. Or, que trouvons-nous chez Kant ? D’abord, malgré l’affirmation (demeurée stérile) d’une racine commune des facultés de l’esprit, la persistance d’un double dualisme non surmonté : celui de la raison théorique et de la raison pratique, et, dans la raison théorique même, celui de l’entendement et de la sensibilité réceptive. Ensuite, l’absence d’une évidence primitive et irrécusable des points de départ kantiens : en effet, l’apodicticité des mathématiques, fondement de l’Esthétique transcendantale, et la possibilité de lois universelles de l’expérience, fondement de l’Analytique, manquent de cette évidence première qui force l’adhésion. Il faut donc remonter, au delà des points de départ de la Critique, jusqu’à un principe vraiment premier qui les justifie3 . Y a-t-il rien de plus primitif dans la conscience que la fonction même de conscience, s’exprimant dans un fait de conscience absolument « élémentaire » ? Or, le fait de conscience le plus élémentaire ne saurait être ni 1 Kant à Markus Herz, 26. V. 1789. Ak., Bd. XI, p. 49 : « Non seulement aucun de mes adversaires ne m’a aussi bien compris, et n’a aussi bien saisi les problèmes capitaux, mais peu d’hommes seraient capables d’apporter à des problèmes aussi profonds autant de perspicacité que M. Maymon. » 2 Kant à Reinhold, 28. III. 1794. Ak., Bd. XI, p. 495. 3 Cfr Versuch einer neuen Theorie des menschlichen Vorstellungsvermögens, Iena, 1789 : Vorrede, pp. 58 sqq. ; – Beyträge zur Berichtigung bisheriger Missverständnisse der Philosophen, Bd. I (das Fundament der Elementarphilosophie betreffend ), Iena, 1790 ; Bd. II, Iena, 1794 (voir en particulier le mémoire intitulé : Systematische Darstellung der Fundamente der künftigen und der bisherigen Metaphysik, II, pp. 73-158). 142 Ch. IV Au dernier tournant de L’Idealisme Kantien 200 201 une proposition théorique, ni une maxime morale, ni un terme particulier quelconque. Que sera-ce donc ? Kant nous a mis sur la voie, lorsque, discernant dans toute connaissance objective deux éléments associés : l’intuition et le concept, il définit la première : « une représentation immédiate » et le second : « une représentation médiate » de l’objet ; derrière l’opposition intuition-concept, leur élément commun, générique, la représentation comme telle, traduit directement, dans l’ordre des faits conscients, la fonction universelle de la conscience. Ce fait primitif et irréductible, la représentation, doit nous livrer le principe initial du système critique, c’est-à-dire la proposition dont pourront être dérivés les points de départ kantiens. Toute représentation se distingue, comme telle, du sujet représentatif, et de l’objet représenté. D’autre part, en ellemême, toute représentation se compose d’une unité et d’un contenu unifié, d’une « forme » et d’une « matière » . La forme ne peut procéder que de la conscience même, disons : du « sujet » ; au contraire, la matière est « donnée » à la conscience, qui apparaît, de la sorte, passive d’un « objet » distinct d’elle1 : « La représentation, dans la conscience, est distincte de l’objet représenté et du sujet représentatif, mais relative à l’un et à l’autre2 » . Ainsi sera formulé le principe initial que l’on cherchait ; Reinhold l’appelle : le principe de la conscience (« Satz des Bewusstseins » ). Partant de là, il n’est plus trop malaisé, croit-il, de rejoindre les positions premières de la Critique 3 . On voit, d’abord, quel sens légitime prend l’affirmation de « choses en soi » . La chose en soi, accessible seulement à travers la matière de la représentation, dans une relation qui n’est point celle d’image à original, reste pour nous inconnaissable, irreprésentable même4 ; elle notifie indirectement son existence, sans rien livrer de sa forme propre ; elle est, ni plus ni moins, le fondement logiquement exigé par une « affection » , que le sujet subit sans l’avoir produite. Car les « affections » du sujet, qui constituent la matière des représentations, peuvent avoir une cause déterminante interne ou externe à la faculté représentative : dans le premier cas, l’objet de la représentation doit être cherché en quelque autre représentation, dans le second cas, cet objet répond à la notion de, « chose en soi » . Ce point de vue atténue l’opposition, que semblait mettre la Critique, entre la sensibilité et l’entendement : la distinction des deux facultés se réduit ici 1 Versuch, usw., Livre II, §§XV, XVI, XVII. Beyträge, usw., Bd. I, IIe Abhandlung, p. 144. Dans le mémoire suivant des Beyträge, le principe est formulé avec une surcharge qui n’en modifie pas la signification : « Im Bewusstsein wird die Vorstellung durch das Subjekt vom Subjekt und Objekt unterschieden und auf beyde bezogen » (Op. cit., Bd. I, Abh. III : Neue Darstellung der Hauptmomente der Elementarphilosophie, p. 167). 3 Pour ce qui suit, voir le mémoire de Reinhold Ueber das Verhältniss der Theorie des Vorstellungsvermögens zur Critik der reinen Vernunft, dans Beyträge, Bd. I, Abh. IV, pp. 257-358. 4 « Der Gegenstand ist vorstellbar, in wieferne sich eine Vorstellung auf ihn beziehen lässt ; er ist Ding an sich, in wieferne sich der blosse Stoff einer Vorstellung, und also keine Vorstellung auf ihn beziehen lässt ; er ist also als Ding an sich nicht vorstellbar» (Beyträge, Bd. 1, Abh. III, p. 186). 2 143 LIVRE I : CRITIQUE ET SYSTÈME 202 à un échelonnement de degrés dans une seule et même « faculté représentative » , à la fois spontanée et réceptive à tous ses niveaux 1 . Au degré inférieur, lorsqu’elle investit de sa forme une matière étrangère (« représentation du premier degré » ), elle prend le nom de sensibilité ; plus haut, sous le nom d’entendement ou de raison (« représentation du second degré » ) elle a pour matière la forme même de représentations préalables (intuitions ou concepts) : sa matière est alors une matière « pure » , « à priori » , subjective, puisque toute « forme » de représentation procède à priori du sujet2 . Ainsi rejoint-on les notions kantiennes d’intuition empirique (représentation immédiate), d’intuition pure et aussi de concept (représentation médiate d’objet, forme d’unité synthétique), de catégories (types fondamentaux des concepts), de connaissance objective (Erkenntnis, union de l’intuition et du concept) 3 . Sur cette base, Reinhold développe longuement une théorie de la sensibilité interne et externe et de l’entendement, une déduction des catégories, une doctrine du jugement, de la raison et des idées 4 Nous ne nous attarderons pas davantage en sa compagnie, car déjà nous pouvons discerner les deux points où il se montra réellement le précurseur des systèmes idéalistes postkantiens :. 10 C’est d’abord, par delà les dualismes encore tolérés chez Kant, l’exigence d’une unité organique étroite, issue d’un principe unique et vraiment primitif. A vrai dire, la chose en soi n’est pas éliminée, mais seulement rattachée, plus délibérément que dans la Critique, à une source de cognoscibilité interne au sujet connaissant, savoir : à la relativité essentielle de la représentation. 20 C’est ensuite le report de tout l’élément formel de la représentation à la spontanéité du sujet. Du « moi » comme « faculté de représentation » , comme unité synthétique de la conscience, émanent, quant à leur forme, non seulement les catégories, mais les intuitions pures de temps et d’espace, et les qualités sensibles mêmes : espace pur et temps pur sont mis sur le pied des catégories, avec cette seule particularité d’être les formes fondamentales de la diversité intuitive du sens interne et du sens externe. Peut-être conviendrait-il d’indiquer, chez Reinhold, une troisième anticipation sur le développement de l’idéalisme post-kantien5 . La « théorie de la représentation » , esquissée ci-dessus, part du fait de la représentation, mais n’explique que la possibilité, non la réalité actuelle 1 Versuch, usw., Livre II, §§XIX-XX. Op. cit., II. §§XXIX-XXXI. 3 Op. cit., Livre III. 4 Voir Versuch, Livre 111. 5 M. Nik. Hartmann (Die Philosophie des deutschen Idealismus, Bd. I, Berlin, 1923, pp. 13-15) l’a soulignée plus fortement que n’avaient coutume de le faire les historiens de la philosophie, K. Fischer, par exemple, qui n’est pas loin d’y voir un pur supplément, et par conséquent une impuissance avouée de la « théorie de la représentation » (cfr Geschichte der neuern Philosophie. Neue Gesammtausgabe, Heidelberg, 1890, Bd. V, pp. 158-159). 2 144 Ch. IV Au dernier tournant de L’Idealisme Kantien 203 de celle-ci dans la conscience. Quelle est la « force » (Kraft) qui met actuellement en branle l’activité de la « puissance de représentation » ? Ce ne peut être qu’une tendance naturelle – un instinct (Trieb), ayant pour objet la représentation à produire ; et comme celle-ci est composée de matière et de forme, la tendance correspondante sera tout ensemble « appétit matériel » , instinct d’acquérir, d’être affecté (afficirt zu werden), et « tendance formelle » , c’est-à-dire inclination à produire la forme, spontanéité commandant l’agir 1 . Nous ne sommes pas bien sûr que Kant, s’il a lu les dernières pages de la Théorie de la représentation, ait goûté beaucoup cette manière d’introduire, dans la représentation, le principe de la « raison pratique » . Pourtant, dès cette époque, malgré la différence des contextes, une thèse essentielle était commune aux deux philosophes : l’un et l’autre professait le primat de la raison pratique sur la raison théorique. Les réactions fort diverses que l’Essai de Reinhold provoqua, soit dans les milieux kantiens, orthodoxes ou non, soit dans les milieux hostiles au kantisme, nous occuperont seulement dans la mesure où elles ont pu contribuer à l’orientation ultérieure de la philosophie critique. A ce point de vue, ce ne sera pas un hors-d’œuvre d’enregistrer deux ou trois appréciations plus significatives, qui parvinrent certainement à la connaissance de Kant, et qui entrent donc, comme facteurs possibles, dans l’histoire de sa pensée. 20 Maimon contre la « chose en soi » Samuel Maimon écrit à Kant, le 20 septembre 1791 : « Après examen attentif, le [livre de M. Reinhold] a déçu mon attente. J’estime un système pour sa perfection formelle, mais ne puis le juger valable qu’en raison de sa vérité objective... Au point de vue de la forme systématique, la Théorie de la faculté de représentation est irréprochable. En revanche, je ne puis absolument pas concéder son principe, tant exalté comme universel et universellement valable, le principe de conscience, et moins encore me faire beaucoup d’illusions sur sa fécondité. – Je nie carrément, que, dans toute [prise de] conscience (même dans celle d’une intuition, ou d’une sensation, comme le déclare M. Reinhold), la représentation soit, par le sujet, distinguée du sujet et de l’objet et. rapportée à l’un et à l’autre. A mon avis, une intuition ne se rapporte à rien hors d’elle-même [elle peut seulement entrer, à côté d’autres intuitions, dans l’unité synthétique qu’on appelle un objet représenté]... Mais, dit M. Reinhold, cette re- 204 1 Cfr Versuch, Livre III, pp. 522 sqq., 560 sqq. 145 LIVRE I : CRITIQUE ET SYSTÈME lation de l’intuition au sujet et à l’objet, on n’en a certes pas toujours conscience : elle n’en est pas moins toujours présente. Qu’en sait-il ? Ce qui n’est pas représenté dans la représentation, n’appartient pas à la représentation. Comment prétendre, alors, que le principe de Reinhold soit universellement valable comme fait de conscience ? Une autre conscience témoignera, peut-être, exactement du contraire. Que l’intuition soit toujours rapportée à quelque substratum [à quelque en soi], c’est une illusion de l’imagination transcendantale : celle-ci, en effet, habituée à rapporter à un objet réel (c’est-à-dire à une unité synthétique) toute intuition devenue représentation, finit par la rapporter, non plus à un objet réel, mais à une pure idée substituée à cet objet1 » . Le 30 novembre 1792, résumant le contenu de ses lettres précédentes, restées sans réponse, Maimon reprend le grief articulé contre l’Essai de Reinhold : « Le principe de la conscience, dit-il, présuppose votre déduction [celle de Kant], et ne peut donc être mis à la base de cette déduction, comme un fait originaire de notre faculté de connaître2 ». 205 Le prétendu principe systématique n’est pas primitif. Pour livrer son vrai sens, cette objection de Maimon doit être projetée sur un arrière-fond de doctrines propres à ce philosophe, dont la pensée, éclectique et originale, s’inspire à la fois de Leibniz, de Hume et de Kant3 3. A ses yeux, la chose en soi n’est pas seulement inconnaissable, elle est inconcevable, inintelligible à la façon des « grandeurs imaginaires » en algèbre. Il s’ensuit que la connaissance tout entière, matière et forme, doit s’expliquer sans chose en soi, par la conscience seule : l’intuition sensible n’est plus alors qu’un degré dans l’activité immanente du sujet, une idéation imparfaitement consciente ; et l’objet connu se définit par la conscience de l’unité synthétique des intuitions groupées en représentations complexes. Kant n’ignorait pas ces préjugés doctrinaux du publiciste juif. Dès 1789, il avait pris la peine de les considérer ; dans une lettre à Markus Herz4 , réponse indirecte à Maimon, il opposait longuement, à l’empirisme de ce dernier, le phénoménalisme authentique de la Critique de la raison pure. Manifestement, l’irréductibilité des deux points de vue dépendait, en dernière analyse, d’une 1 Maimon à Kant, 20. IX. 1791. Ak., Bd. XI, pp. 285-286. Maimon à Kant, 30. III. 1792. Ak., Bd. XI, p. 390. 3 Voir principalement, de Maimon : Versuch über die Transcendentalphilosophie (1790) ; Streitereien auf dem Gebiete der Philosophie (1793) ; Die Categorien des Aristoteles (1794) ; Kritische Untersuchungen über den menschlichen Geist (1797) ; Versuch einer neuen Logik, oder Theorie des Denkens (1798). 4 Kant à M. Herz, 26. V. 1789, pp. 49-52, 54. 2 146 Ch. IV Au dernier tournant de L’Idealisme Kantien conception différente de la chose en soi, celle-ci étant, pour Maimon, tout au plus la limite irrationnelle de la pensée, mais, pour Kant, une « inconnue » réellement existante, pourvoyeuse inévitable du « donné » primitif. 30 Le « Standpunkt » de Sigismond Beck 206 Nous avons noté, en passant1 , l’attitude hostile que S. Beck, vers la même époque, observait à l’égard de Reinhold. C’est le moment d’y insister un peu. Cette hostilité s’appuyait (négligeons les facteurs psychologiques personnels) sur les mêmes griefs fondamentaux que l’opposition de Maimon : 1. Le « principe de la représentation » n’est pas primitif. 2. Supposant l’existence et la causalité de choses en soi, il est entaché de dogmatisme réaliste. Le second grief atteignait, par ricochet, la Critique de la raison pure. On conçoit difficilement qu’en lisant les premières lettres de Beck, Kant n’y ait pas reconnu aussitôt l’influence d’une prévention générale identique à celle qu’il avait constatée depuis longtemps chez Maimon et chez d’autres2 . Nul doute que cette prévention ne s’exprimât plus clairement encore dans les pages que Beck lui soumit, concernant la Théorie de Reinhold3 ; Kant, il est vrai, ayant, par avance, déconseillé de les publier, put se croire dispensé de les lire. Elles contenaient probablement l’essentiel des objections qui seront développées, en 1796, dans l’ Einzig möglicher Standpunkt. En tout cas, les dernières illusions que pouvait garder Kant sur l’attitude foncièrement idéaliste de son jeune collaborateur ne durent pas résister à l’accent convaincu avec lequel celui-ci se promettait, en 1794, de « dénoncer la totale vanité d’une prétendue connaissance de choses en soi4 » . En quoi consistait essentiellement le point de vue de Beck, ce Standpunkt dont Kant refusait d’assumer le patronage ? Considérons-y trois aspects do1 Ci-dessus, pp. 179-180. Par exemple, chez Jacobi, en 1787. Voir ci-dessus, pp. 75-76 : ce mot fameux de Jacobi sera rappelé à Kant, par Beck même, dans une lettre du 20. VI. 1797 (Ak., Bd. XII, p. 165). 3 Beck à Kant, 6. X. 1791. Ak., Bd. XI, p. 293. 4 Beck à Kant, 16. IX. 1794. Ak., Bd. XI, p. 524. – Lorsque, six mois plus tard, Beck annonce l’apparition prochaine du Standpunkt, ce n’est pas sans une pointe d’inquiétude qu’il prie son maître de lui continuer sa bienveillance (Beck à Kant, 17. VI. 1795. Ak., Bd. XII, p. 26). Une nouvelle lettre, vers Pâques de l’année suivante, se rapportait vraisemblablement à l’envoi du Grundriss der critischen Philosophie (Halle, 1796), publié par Beck parallèlement au Standpunkt. L’accusé de réception est daté du 19. XL 1796 : le ton de cette lettre, la dernière de Kant à Beck qui nous ait été conservée, reste cordial. Mais, le 20. VI. 1797, voici un long plaidoyer de Beck, visant à dissiper des malentendus et à neutraliser le jugement – supposé hostile – du familier de Kant, Joh. Schulz, sur le Standpunkt et le Grundriss (Beck à Kant, 20. VI. 1797. Ak., Bd. XII, pp. 162-171). Quelques jours après, dans une nouvelle lettre, Beck cherche à séparer sa cause de celle de Fichte, mal noté à Königsberg (Beck à Kant, 24. VI. 1797. Ak., Bd. XII, pp. 173-176). L’émoi, dont témoignent ces deux lettres, avait été provoqué par une communication (dont nous ne possédons pas le texte), où Kant blâmait sévèrement l’abus fait de son nom dans la publication du Standpunkt... comme troisième tome de l’ Auszug..., auf Anrathen Kants (cfr Beck à Kant, 20. VI. 1797. AkĎ Bd. XII, p. 162 ; J. H. Tieftrunk à Kant, 20. VI. 1797. Ak., Bd. XII, pp. 171-172). 2 147 LIVRE I : CRITIQUE ET SYSTÈME 207 208 minants : 1. La nature du principe initial de la Critique. 2. La déduction des fonctions de la conscience. 3. La notion d’objet1 . 1. Le véritable et unique principe du système entier de la philosophie transcendantale ne saurait être une proposition (Satz), ni une définition, ni un concept, ni en général un fait (Thatsache) de conscience, si élémentaire fûtil, mais seulement l’ action même (Thätigkeit) de produire ce fait élémentaire de conscience : non point, par conséquent, la constatation d’une « représentation originaire » , mais « le postulat de se représenter originairement quelque chose » (das Postulat ursprünglich vorzustellen)2 , L’expression « représentation originaire » ne désigne pas autre chose ici que l’unité objective qui, en ordre de raison, précède et détermine toute représentation formée. La « représentation originaire » traduit immédiatement dans la conscience 1’ « activité synthétique originaire » (la « Zusammensetzung » ) qui caractérise l’entendement3 . 2. Les catégories ne sont pas des idées innées ou des concepts à priori. Beck écrivait, dès 17954 , « que les catégories sont l’usage même de l’entendement » (« ... dass die Categorien der Verstandesgebrauch selbst sind » ), les types irréductibles d’exercice de 1’ « activité originaire de représentation » , c’est-à-dire d’une seule et même activité synthétique primitive : elles sont littéralement « das ursprüngliche Vorstellen » . Parmi ces catégories se rencontrent en premier lieu la « grandeur » , 1’ « espace » et le « temps » : « catégories fondamentales » , formes de synthèse d’une multiplicité « homogène5 » . Et puisque, à défaut de chose en soi, la diversité même du donné doit procéder du sujet, les « phénomènes » sont tout entiers des produits de « l’activité originaire de représentation6 » . 3. Dans la fonction catégoriale, dans la fonction intuitive pure et dans la fonction même d’intuition empirique, Beck ne voit donc plus, comme Kant, l’expression de facultés différentes (entendement, sens), mais les échelons d’une seule activité synthétique primitive. L’exercice de celle-ci, pour engendrer (erzeugen) une représentation objective, doit se fixer, se stabiliser, dans un contour formel, sous lequel devienne possible la « recognition » (Anerkennung), c’est-à-dire la conscience réfléchie de l’unité originaire de synthèse : « l’union de la synthèse originaire et de la recognition originaire engendre l’unité synthétique-objective originaire de la conscience, c’est-à-dire 1 L’essentiel du Standpunkt et du Grundriss se trouve résumé dans la longue lettre de Beck à Kant, du 20. VI. 1797. Ak., Bd. XII, en particulier pp. 164-166. 2 Standpunkt, usw., Section II, pp. 123-124. 3 Standpunkt, Section II, pp. 120 sqq. – Cfr, plus haut, pp. 189-192, ce qui a été dit de 1’ « ursprüngliche Beyleguug » . 4 Beck à Kant, 17. VI. 1795. Ak., Bd. XII, p. 25. 5 Standpunkt, pp. 141 suiv. 6 Standpunkt, pp. 145 sqq. 148 Ch. IV Au dernier tournant de L’Idealisme Kantien 209 le concept originaire d’un objet [en général]1 » . Comment, de là, passer à la connaissance d’un objet donné ? En prenant conscience (c’est la « recognition » ) du rapport établi, entre une diversité empirique donnée et une catégorie, par l’intermédiaire d’une détermination générale du temps, autrement dit par l’intermédiaire d’un « schème » correspondant à cette catégorie. On se souviendra que la « diversité empirique » , issue du sujet, à l’exclusion de toute réalité en soi, ne peut être autre chose que la limite ultime d’expansion immanente de l’activité synthétique de la conscience. Beck se flatte d’avoir ainsi dégagé, dans toute sa pureté, le « point de vue de la philosophie transcendantale » (den Standpunkt der Transcendentalphilosophie) et par conséquent « la structure transcendantale de la connaissance humaine » (das Transcendentalc unserer Erkenntnis)2 . Il n’a fait, croit-il, que mettre à sa vraie place, dans le système de la raison pure, l’idée kantienne de l’ « unité synthétique originaire de l’aperception » . Mais il a osé tirer des conséquences devant lesquelles Kant hésitait encore : désormais le primat de la synthèse sur l’analyse, avec son corollaire : le caractère primitivement fonctionnel et dynamique des catégories (position acquise, dès auparavant, par Kant lui-même) conduisent jusqu’à la résorption de la sensibilité pure dans l’entendement, et de la diversité empirique même dans la spontanéité constructive. En supprimant toute réceptivité ab extra, toute « affection » de la part de choses en soi, S. Beck débarrassait la Critique de problèmes encombrants, notamment de la tâche décevante d’expliquer la coordination régulière entre les rôles respectifs de la chose en soi, de l’à priori sensible et de l’entendement catégorial dans la connaissance objective. La solution idéaliste de Beck présente sur celle de Kant l’avantage d’une simplicité plus grande. Peut-être même, en un point – la nature du donné empirique, – reste-t-elle trop sommaire pour n’être pas un peu vague. Fichte, dès 1794, était beaucoup plus explicite à ce sujet. Lorsqu’éclata, en 1796, le différend entre Kant et Beck, J. H. Tieftrunk, professeur de philosophie à Halle, fut un des premiers qui s’employèrent à rapprocher les deux parties3 . Il entra, de la sorte, en commerce épistolaire avec Kant, et même lui soumit un court mémoire4 exposant sa manière de comprendre la Critique de la raison pure. Cette interprétation, voisine de celle de Beck, fut honorée d’une réponse, qui permet de discerner assez bien où en était la pensée du vieux maître, à ce moment particulièrement intéressant de son évolution. Kant, dans sa réponse, s’attache au problème central de « l’application des catégories aux expériences ou aux phénomènes 5 » ; il croit 1 Standpunkt, p. 144. Standpunkt, p. 120. 3 Cfr Tieftrunk à Kant, 20. VI. 1797, pp. 171 sq. 4 Le 5. XI. 1797 : un fragment en est reproduit dans Ak., Bd. XII, pp. 212-219. 5 Kant à Tieftrunk, 11. XII. 1797. Ak., Bd. XII, p. 222. 2 149 LIVRE I : CRITIQUE ET SYSTÈME en avoir trouvé une formule plus satisfaisante, qui jette, sur quelques points de la Critique, « une lumière nouvelle1 » . Cette formule ne diffère point, pour le fond, de celle – un peu antérieure – que nous avons pu lire dans les Fortschritte. Il vaut la peine, cependant, de la considérer à nouveau ; car elle est reprise ici avec la préoccupation très présente du Standpunkt de Beck. « Le concept du construit en général (des Zusammengesetzten überhaupt), écrit Kant, n’est pas une catégorie particulière, mais est contenu (comme unité synthétique de l’aperception) dans toutes les catégories. En effet, le construit ne peut être, comme tel, objet d’intuition (kann... nicht angeschaut werden) ; il faut, au contraire, posséder déjà le concept, ou la conscience, de l’acte constructeur (des Zusammensetzens) pour se représenter, comme lié dans une conscience, le multiple intuitivement donné ; en d’autres termes, pour penser l’objet comme quelque chose de construit. Cela se fait par l’intermédiaire du schématisme de la faculté de juger : c’est-à-dire, que l’activité constructive s’exerce consciemment au niveau du sens interne, en se réglant, d’une part, sur la représentation du temps, et en se rapportant aussi, d’autre part, à la multiplicité donnée dans l’intuition. Toutes les catégories s’appliquent à un contenu construit à priori (à un Zusammengesetzes), ... [que ce contenu soit une multiplicité homogène, ou une diversité]2 » . « Herr Magister Beck – que je vous prie de saluer amicalement de ma part – pourrait, lui aussi, trouver là-dedans une base d’appui pour son point de vue (Standpunkt), qui rejoint les phénomènes (comme intuitions à priori) à partir des catégories. – [En toute hypothèse] la synthèse constructive du multiple exige une intuition à priori qui fournisse un objet aux concepts purs de l’entendement ; et cette intuition, c’est l’espace et le temps. – Mais, dans le changement de point de vue [que l’on propose, c’est-à-dire dans le renversement de point de vue tenté par le Standpunkt de Beck3 ], le concept du construit (des Zusammengesetzen), fondement de toutes les catégories, reste par lui-même dépourvu de sens : on ne voit pas qu’un objet quelconque y corresponde [y doive correspondre]4 ... » . 210 1 Ibid. Lettre citée. Ak., Bd. XII, pp. 222-223. 3 Cette interprétation du texte nous est garantie par le passage parallèle d’un premier brouillon, plus développé, de cette lettre. Ce brouillon est reproduit dans les Anmerkungen du tome IV de la Correspondance : cfr Ak., Bd. XIII, pp. 468 et 471. 4 Lettre citée, p. 223. – C’est l’objection faite précédemment par Kant à Beck même : voir ci-dessus, p. 185. 2 150 Ch. IV Au dernier tournant de L’Idealisme Kantien « Pourtant, c’est un fait, il y a des jugements synthétiques à priori, qui ont pour fondement une intuition à priori (espace et temps), auxquels, donc, correspond l’objet d’une représentation non-empirique... – Comment sont-ils possibles ? – Non pas de manière que ces formes d’une construction intuitive1 représentent l’objet tel qu’il est en soi... Reste donc seulement que ces formes mêmes, au lieu d’être une représentation immédiate d’objet, soient seulement les formes subjectives de l’intuition [de cet objet] : je veux dire, que le sujet, selon sa nature propre, soit affecté par l’objet, c’est-à-dire que l’objet soit représenté selon qu’il nous apparaît (indirectement donc), et non selon ce qu’il est en lui-même 2 ... » . 211 Du reste, Kant a expliqué de longue date ce qu’il se plaît à rappeler ici : la subjectivité des formes de l’intuition est précisément la seule manière de justifier la possibilité de jugements synthétiques à priori ; mais c’est, du même coup, l’indice de la limitation de ces jugements au plan des phénomènes : « Voilà le fondement de ce théorème capital : que les objets des sens (soit du sens externe, soit du sons interne) sont connaissablés par nous selon qu’ils nous apparaissent [comme phénomènes], non selon leur en soi3 » . 212 En définitive, passant l’éponge sur la présomption juvénile de son disciple4 , Kant admettait que « Herr Magister Beck » substituât, dans son exposé de la Critique de la Raison pure, la méthode « analytique » , descendante (« abwärts » ) à la méthode « synthétique » , ascendante (« aufwärts » ). En effet, ce renversement de perspective semblait possible sans altérer l’organisation profonde du système de la raison pure. Mais il fallait alors bien noter : 10 que les étapes requises pour passer de l’activité synthétique originaire (ou des catégories) à la connaissance objective, doivent rencontrer un contenu intuitif à priori ; 20 que ces inévitables intuitions à priori (l’intuition intellectuelle étant ici hors de question) doivent être celles d’une sensibilité, c’est-à-dire les formes à priori (subjectives) d’intuitions empiriques possibles. Cela étant, comment écarter l’idée d’une véritable « réceptivité » du sujet, d’une « affection » extrinsèque de la sensibilité, et, par conséquent, d’une « chose en soi » limitante ? Si l’on peut, en exposant la Critique de la Raison pure, s’en tenir à la méthode descendante, et, de la sorte, éviter ce qu’on oserait appeler une dualité d’ordre didactique, néanmoins le dualisme foncier, 1 On se souviendra que les jugements synthétiques logiquement valables ont pour fondement une intuition soit a priori, soit a posteriori. 2 Lettre citée, pp. 223-224. – Nous avons souligné quelques mots. 3 Ibid., p. 224. 4 Voir le projet de lettre mentionné ci-dessus, p. 210, note 2. Cfr Ak., Bd. XIII, p. 471. 151 LIVRE I : CRITIQUE ET SYSTÈME qui oppose la chose en soi au sujet transcendantal, subsistera malgré tout, inséparable qu’il est de la phénoménalité des connaissances discursives. Telle est, croyons-nous, la pensée de Kant à cette époque (fin de l’année 1797). 40 L’opposition radicale d’Enésidème-Schulze 213 Ramené à ce point central, son vrai « point critique » , le désaccord entre Kant et Beck semble justifier, par le fait, les conclusions sceptiques du dialogue anonyme, paru en 1792, sous le titre : Aenesidemus oder die Fundamente der von dem Prof. Reinhold im Iena gelieferten Elementarphilosophie, nebst einer Verteidigung des Skepticismus gegen die Anmassungen der Vernunftkritik. L’auteur en était, on le sut plus tard, un jeune Dozent de philosophie, G. E. Schulze, que l’on surnomma, pour le distinguer de tant d’homonymes, Énésidème-Schulze. Son pamphlet, où les remarques pénétrantes ne manquent pas, visent Kant à travers Reinhold, et d’ailleurs directement aussi. Sur plus d’un point, les réserves de Schulze coïncident avec celles des « amis hypercritiques » de Kant : à ceux-ci, nous dit Énésidème, Reinhold a rayé la voie, en blâmant avec raison le manque d’unité de la Critique kantienne ; mais le remède qu’il y applique se révèle parfaitement vain, car son fameux « principe de la conscience » , outre qu’il n’a rien d’un principe absolument premier [ce que concéderont Beck et Fichte], n’est point dépourvu d’ambiguïté et manque même de l’absolue universalité qu’on prétend lui reconnaître. Surtout, le principe de Reinhold aggrave, plus qu’il ne l’atténue, le scandale logique qui vicia, dès l’origine, l’aventure critique : scandale de la « chose en soi » , nécessairement affirmée, mais inconnaissable [ici encore, Beck et Fichte seront d’accord avec Schulze]. Si l’on ne se résigne pas à voir pulluler les contradictions, il faut revenir en arrière : ou bien accepter franchement l’existence et la cognoscibilité de « choses » distinctes du sujet : et c’est revenir au dogmatisme ontologique ; ou bien renoncer franchement à la fiction de « choses en soi » : et c’est revenir au phénoménisme sceptique de Hume. En toute hypothèse, avec ou sans « choses en soi » , la philosophie critique est condamnée. Énésidème-Schulze, personnellement, se range plutôt à la suite de Hume. Le dilemme de l’Énésidème rappelle le dilemme de Jacobi1 : sans la « chose en soi » , impossible d’entrer dans la philosophie kantienne ; avec la « chose en soi » , impossible d’y demeurer. Ainsi donc, non seulement Jacobi, Maimon et Schulze, mais Beck, Tieftrunk2 , Fichte et, plus tard, Reinhold lui-même (rallié quelque temps à Fichte), les uns adversaires, les autres partisans de 1 Voir ci-dessus, p. 75. Pour le point de vue de Tieftrunk sur la « chose en soi » et les « affections » de la sensibilité, voir Tieftrunk à Kant, 5. XI. 1797. Ak., Bd. XII, pp. 216-218. 2 152 Ch. IV Au dernier tournant de L’Idealisme Kantien Kant, voient également, dans l’existence affirmée de choses en soi, la pierre d’achoppement de la Critique. 50 Kant et Fichte 214 Dans ce concert, la voix de Fichte s’élevait, depuis 1794, avec un éclat particulier : « L’idée d’une chose qui, en elle-même (an sich) indépendamment de toute faculté de représentation, posséderait l’existence et certaines notes constitutives, est une fantaisie, un rêve, une non-pensée1 » . Beaucoup mieux que Beck2 , Fichte sait ce qu’il veut et où i1 va. L’idée d’un « système critique » , déclare-t-il, non seulement n’enveloppe pas, mais exclut absolument l’idée d’une chose en soi3 . N’est-ce point exactement le contraire de ce que nous avons entendu Kant insinuer à Tieftrunk, en 17974 ? Sans doute, de part et d’autre, les formules brutes s’opposent. Mais Fichte conçoit le système idéaliste avec une ampleur qui lui permet, tout ensemble, de contester la théorie kantienne de la chose en soi prise en un sens absolu et universel, et de la juger néanmoins applicable à un niveau particulier de la pensée. Ainsi excuse-t-il, dans sa recension de l’Énésidème, les expressions de Kant et même de Reinhold : ceux-ci, lorsqu’ils affectent les « formes de l’intuition » sensible d’un rapport nécessaire à quelque objet en soi, considèrent « les formes d’une faculté humaine de représentation5 » ; or, rien n’empêche qu’une intelligence limitée, comme la nôtre, conçoive et affirme l’existence d’objets nouménaux inconnaissables, c’est-à-dire connaissables seulement par un entendement supérieur, intuitif. A vrai dire, ce ne peut être là, dans un système critique, qu’une vue partielle : « une chose en soi indépendante de toute intelligence serait un non-sens6 » . Nous devrons étudier de près, au Livre III, l’Idéalisme de Fichte. En attendant, essayons de délimiter ce qui peut en être venu à la connaissance de Kant autrement que par un vague ouï-dire. Pas grand’chose, assurément. Supposons – ce n’est pas sûr – que le philosophe de Königsberg, lecteur de l’ Allgemeine Literaturzeitung, ait parcouru, en 1794, la longue recension de l’Énésidème par Fichte : il y aurait rencontré, à côté de réserves sur la chose en soi, à côté de l’exigence d’une unité systématique plus étroite, beaucoup de propositions faisant directement écho à la Wissenschaftslehre, qui s’élaborait 1 J. G. Fichte, Rezension des Aenesidemus, dans l’ Allgem. Literaturzeitung, Iena, 1794. Cfr Fichtes sämmtliche Werke, herausgegeben von J. H. Fichte, Bd. I, p. 17. 2 Beck admet, comme postulat de la raison pratique, un substratum absolu – théoriquement inconnaissable – de la nature. On ne peut donc pas dire que l’idée d’une « chose en soi » lui soit totalement étrangère. Cfr Beck à Kant, 20. VI. 1797. Ak., Bd. XII, p. 166. 3 Ibid. 4 Cfr ci-dessus, pp. 209-211. 5 Op. et éd. cit., pp. 19-20. 6 Ibid. 153 LIVRE I : CRITIQUE ET SYSTÈME 215 216 à cette époque même. Par exemple, il aurait pu lire : « que les objections d’Énésidème contre la vérité en soi du principe de représentation [de Reinhold] manquent de fondement, mais, qu’en revanche, elles portent contre ce principe, dès qu’on le considère comme le premier de toute philosophie et comme un pur fait (Tatsache) ; – qu’elles montrent donc la nécessité d’en chercher une justification plus reculée » 1 ; – que du reste, un principe plus général que celui de Reinhold, un principe embrassant à la fois les deux domaines, théorique et pratique, de la raison, est possible2 ; – que seule une action (Tathandlung), non un simple fait (Tatsache), peut constituer un pareil point de départ3 ; – que « le sujet absolu, le moi, n’est point donné dans une intuition empirique, mais posé (gesetzt) par une intuition intellectuelle4 » ; – que l’opposition entre le moi pur, absolu et indépendant, et le moiintelligence, limité par le non-moi, doit se résoudre dans l’action limitatrice du premier sur le second, action tendant indéfiniment vers une limite dernière (une « fin dernière » ) qui serait « un moi dont la propre auto-détermination déterminerait aussi tout non-moi5 » ; – que la foi en cette fin dernière (Glauben an Gott) n’offre pas un moindre degré de certitude que la conviction même du « je suis6 » . Kant était alors en très bons termes avec Fichte, son visiteur à Königsberg en 1791, dont il appréciait le talent de philosophe et d’écrivain. Il savait que le jeune auteur de la Kritik aller Offenbarung (1791), stimulé par son premier succès, projetait d’élargir son champ de recherches vers les grands problèmes qui dominent la morale et le droit7 . Il ne songeait point à l’en dissuader. S’il a parcouru la recension de l’Énésidème, rien ne montre qu’il en ait pris ombrage plus que des premières audaces de S. Beck. Mais il reçut alors (1794), coup sur coup, en quelques mois, non seulement le « programme » d’ouverture des cours de Fichte à Iena8 , et l’opuscule intitulé : Begriff der Wissenschaftslehre 9 , mais d’autres publications, comme les cinq leçons Ueber die Bestimmung des Gelehrten, et le commencement du Grundlage der gesammten W. L. C’était beaucoup de lecture à la fois pour un homme âgé, qui avouait une difficulté croissante d’entrer dans la pensée d’autrui. Aussi la réponse de Kant, accompagnée des excuses devenues chez lui habituelles, se fit attendre jusque vers le mois de décembre 1797. 1 Op. cit., Werke, Bd. I, p. 10. Ibid., pp. 5-6. 3 Ibid., p. 8. 4 Ibid., p. 10. 5 Ibid., pp. 22-23. 6 Ibid. 7 Cfr Fichte à Kant, 2. IV. 1793 et 20. IX. 1793. Ak., Bd. XI, pp. 418 et 451-452, – et aussi la réponse de Kant, du 12. V. 1793. Ak., Bd. XI, pp. 433-434. 8 Fichte à Kant, 17. VI. 1794. Ak., Bd. XI, pp. 511-512. 9 Fichte à Kant, 6. X. 1794 Ak., Bd. XI, p. 526 2 154 Ch. IV Au dernier tournant de L’Idealisme Kantien 217 Cette réponse tardive, si amicale qu’elle fût, contenait deux insinuations auxquelles son destinataire ne devait pas rester insensible : elle soulignait « dans les ouvrages les plus récents [de Fichte]1 , l’épanouissement d’un don particulier d’exposition vivante, bien adaptée au grand public » – nous dirions aujourd’hui : d’un talent remarquable de vulgarisateur, – et elle marquait l’espoir « qu’ayant dépassé maintenant les sentiers épineux de la scolastique » , le jeune publiciste « ne jugerait plus nécessaire de s’y engager encore2 » . Cette dernière remarque renfermait autre chose qu’une innocente banalité, surtout après l’aveu, un peu ironique, formulé quelques lignes plus haut : que lui-même, Kant, se voyait contraint par l’âge « d’abandonner à d’autres les subtilités de la spéculation théorique, dans ses nouveaux et extrêmes raffinements (wenn sie ihre neueren, äusserst zugespitzten Apices betrifft) 3 » . Dans sa réponse du Ier janvier 1798, Fichte, en affectant de remercier pour l’éloge décerné à « son art d’exposé populaire » , enregistre le désistement de Kant devant les « äusserst zugespitzten Apices » , et déclare, de son côté, « ne point songer encore à congédier la scolastique 4 » . Malgré le ton correct de part et d’autre, les relations entre Kant et Fichte étaient de plus en plus compromises par les racontars dénués de bienveillance qui circulaient chez les kantiens rigides, et confluaient à Königsberg. Parmi les familiers de Kant, Johannes Schulz, nous le savons par une lettre de Beck5 , n’était guère favorable aux idées de Fichte. Et Beck lui-même se défendait vivement de l’être6 . La plupart des correspondants de Kant qui parlent de la Wissenschaftslehre, ou de l’attitude de son auteur, le font en termes désobligeants. Par exemple, dès 1794, Mellin « s’afflige de voir le chef d’une certaine école [« méconnaître à ce point l’idée de la science » et], dans son envie de dire du nouveau, exposer la philosophie critique à une multitude d’objections7 ». « Le Droit naturel de Fichte, écrit J. B. Erhard8 , a beaucoup de bon dans sa seconde partie, mais le commencement est pur radotage. Au total, il est regrettable que Fichte s’égare en de telles insanités, pour se donner l’air d’être le plus profond de tous les penseurs. Je dois malheureusement faire le compte rendu de ses écrits philosophiques, et ne sais trop encore quel ton adopter. M. Beck, lui aussi, s’est passablement émancipé dans le troisième tome de son Auszug : je n’ai pu, dans ma recension, me retenir de corriger son arrogance, 1 Fichte a cru trouver ici une allusion à la Zweite Einleitung zur W. L., dont Kant aurait donc pris connaissance. 2 Kant à Fichte, décembre 1797 [ ?]. Ak., Bd. XII, p. 222. 3 Lettre citée, p. 221. 4 Fichte à Kant, 1. I. 1798. Ak., Bd. XII, pp. 230-231. 5 Beck à Kant, 24. VI. 1797. Ak., Bd. XII, p. 173, p. 175. 6 Ibid. 7 Mellin à Kant, 12. IV. 1794. Ak., Bd. XI, p. 498. 8 Erhard à Kant, 16. I. 1797. Ak., Bd. XII, p. 144. 155 LIVRE I : CRITIQUE ET SYSTÈME 2l8 tout comme je n’avais pas ménagé l’absurdité de Schelling. » Le 25 juillet 1797, c’est un jeune homme de vingt-trois ans, Christian Weiss, qui vient confier sa perplexité : auditeur sympathique des cours de Fichte à Iena, il apprend que le professeur Kant n’avoue, pour continuateur authentique de sa pensée, que le seul Herr Schulz (à l’exclusion donc de Fichte) ; d’autre part, il sait que le même Kant a reconnu et célébré la Théorie de la représentation du professeur Reinhold : mais la valeur de cette œuvre n’est-elle pas infirmée par la récente volte-face de son auteur, qui la renie ? Où trouver le vrai kantisme1 ? Ce que Chr. Weiss écrit de l’investiture reçue par Joh. Schulz se rapporte à une déclaration publique de Kant, datée du 29 mai 1797, et parue dans l’ Intelligenzblatt der Allgemeinen Literaturzeitung du 14 juin 1797 : courte réplique à un long cartel ampoulé (à une « literarische Herausforderung » ) adressé au père de la Philosophie critique par le « physiocrate » allemand, J. A. Schlettwein, pour l’adjurer de se prononcer enfin entre les interprétations divergentes de son système. « A cela, déclarait Kant, je réponds sans hésiter ce qui suit : [mon porte-parole authentique], c’est l’honorable prédicateur royal et professeur de mathématiques en cette université, le sieur Schulz, dont les écrits concernant le système critique portent le titre de Prüfung, etc., et peuvent être consultés par Mr Schlettwein... Je n’ai qu’une stipulation à ajouter : j’entends les termes employés par Mr Schulz littéralement, non selon l’esprit qui, prétendument, les inspirerait (et que chacun pourrait y glisser à volonté). Quelles que puissent être les vues que d’autres ont jugé bon de rattacher aux mêmes mots, elles n’engagent en aucune façon ni moi-même, ni le savant homme dont je fais mon représentant : le sens des expressions qu’il emploie ne peut manquer de ressortir de tout le contexte de son livre2 » . Rappelons qu’en octobre de cette même année 1797, Kant recommandait encore à Tieftrunk « de traiter ses amis hypercritiques, Fichte et Reinhold, avec tous les ménagements que méritaient les services rendus par eux à la science3 » . Cependant, le conflit latent s’aggrave de jour en jour. Kant commence à se préoccuper de la Wissenschaftslehre, dont il vient de lire une recension dans l’ Allgemeine Literaturzeitung 4 : 1 Cfr Weiss à Kant, 25. VII. 1797. Ak., Bd. XII, pp. 185-186. Voir aussi (ibid., p. 245) l’appréciation hostile de J. Richardson, le 21. VI. 1798. 2 Déclaration citée, Ak., Bd. XII, pp. 367-368. 3 Kant à Tieftrunk, 13. X. 1797. Ak., Bd. XII, p. 207. 4 A. L. Z., du 8. I. 1798, sur les principaux ouvrages de Fichte, de 1794 à 1795. Cette recension est attribuée à Erhard. 156 Ch. IV Au dernier tournant de L’Idealisme Kantien « Que pensez-vous, écrit-il à Tieftrunk, le 5 avril 1798, de la Théorie générale de la science de Mr Fichte ? Il y a longtemps qu’il me l’a envoyée ; mais comme l’ouvrage est fort long, et que sa lecture aurait fâcheusement interrompu mon travail, j’ai mis le livre de côté, et ne le connais jusqu’ici que par la recension de l’A. L. Z. Je n’ai pas actuellement le moyen de reprendre en mains les pages de Fichte ; mais la recension (manifestement bienveillante) qui en a été faite me donne l’impression d’une sorte de fantôme : lorsqu’on croit l’avoir saisi, on ne trouve devant soi aucun objet, rien jamais que le moi lui-même, ou mieux, dans le moi, rien que la main tendue pour saisir l’objet. La pure conscience de soi – et encore ! – considérée seulement selon la forme de la pensée, sans matière, sans donc que la réflexion, prétendant ici s’élever au-dessus de la logique même, ait quelque chose devant elle à quoi se prendre, tout cela produit chez le lecteur une impression d’étrangeté. Le titre déjà (Wissenschaftslehre) ne suscite que des espoirs médiocres : en effet, puisque toute doctrine systématiquement conduite est une science (Wissenschaft), ne doit-il pas signifier une science de la science (Wissenschaftswissenschaft), et ainsi de suite, à l’indéfini1 ? » 219 Sous une forme moins surveillée encore, Kant a livré son sentiment au cours d’une entrevue (1er juin 1798) avec J. F. Abegg, qui lui apportait une lettre de Fichte : « Lorsqu’il eut parcouru la lettre, raconte le visiteur, il me dit : Tout cela est bel et bien compliment ; d’ailleurs, Fichte écrit toujours avec politesse ; mais entre les lignes coule un flot d’amertume, parce que je m’abstiens de me prononcer à son sujet, voire en sa faveur... Je ne lis pas tous ses écrits, mais j’ai vu récemment la recension qu’en a donnée la Literaturzeitung d’Iena : à première lecture, je ne pus saisir exactement ce qu’il voulait ; je recommençai, croyant, cette fois, y comprendre quelque chose, mais il n’en fut rien. Fichte vous tient une pomme devant la bouche, en vous empêchant d’y goûter. Autant vaudrait traiter la question : mundus ex aqua... Il reste constamment dans les généralités, ne donne jamais un exemple, et, qui pis est, ne peut en donner aucun, car l’objet qui correspondrait à ses concepts généraux n’existe pas2 » . Un an plus tard, le 7 août 1799, éclate la fameuse Déclaration de Kant contre Fichte, signifiant en termes durs la rupture de toute solidarité scienti1 2 Kant à Tieftrunk, 5. IV. 1798. Ak., Bd. XII, p. 241. Cité dans Ak., Bd. XIII (Briefwechsel, IV), p. 482. 157 LIVRE I : CRITIQUE ET SYSTÈME 220 fique entre le maître et son prétendu continuateur. Lisons d’abord ce document, dont la portée exacte a pour nous quelque intérêt. « En réponse à l’invitation qui m’en est faite, au nom du public, par l’auteur d’une recension de l’Enlwurf der TranscendentalPhilosophie de Buhle, dans le numéro 8 de l’Erlanger Literaturzeitung du 11 janvier 1799, je déclare ici : que je tiens la Wissenschaftslehre de Fichte pour un système totalement indéfendable. En effet, la pure théorie de la science, c’est, ni plus ni moins, la simple logique, qui ne peut atteindre, par ses principes, jusqu’à l’élément matériel de la connaissance, mais, en tant que logique pure, fait abstraction du contenu de celle-ci : vouloir extraire [de cette logique] un objet réel est une entreprise si vaine qu’elle ne fut jamais tentée jusqu’à ce jour ; car, dans le cas de la philosophie transcendantale, il faudrait s’élever d’abord à une métaphysique [à une ontologie]1 . Quant à la métaphysique entendue d’après les principes de Fichte : je suis si peu disposé à en partager la responsabilité, que moi-même, répondant à son auteur, lui ai conseillé, au lieu de se perdre en subtilités stériles, de cultiver son bon talent d’exposition, qui pouvait s’employer utilement dans le cadre de la Critique de la Raison pure ; mais il a décliné poliment ma proposition, en disant « qu’il n’allait tout de même pas perdre de vue la scolas-tique » . Ainsi, le point de savoir si je tiens la philosophie de Fichte pour un criticisme authentique est tranché par Fichte lui-même, sans que je doive me prononcer sur la valeur de sa philosophie ; car il s’agit ici non de [la valeur de] l’objet jugé, mais [de l’avis] du sujet appelé à juger ; à ce point de vue, c’est assez, pour moi, d’avoir décliné toute participation à cette philosophie. « Je dois ajouter que je trouve inconcevable l’outrecuidante affirmation, que j’aie voulu seulement écrire une propédeutique à la philosophie transcendantale, non le système même de cette philosophie. Jamais une intention pareille ne put me venir en l’esprit, puisque j’ai moi-même fait remarquer que l’achèvement total de la philosophie pure, dans la Critique de la Raison pure, était le meilleur indice de la vérité de cette dernière. – Enfin, puisque l’auteur du compte rendu assure que la Critique, dans ce qu’elle affirme expressément touchant la sensibilité, ne doit pas être prise à la lettre, mais que, pour la bien comprendre, il faut se rendre maître d’abord du point de vue (Standpunkt) 1 Le sens de ce bout de phrase peut être éclairé par la doctrine des Fortschritte sur les rapports de la métaphysique et de la philosophie transcendantale. 158 Ch. IV Au dernier tournant de L’Idealisme Kantien convenable (celui de Beck ou celui de Fichte), – la lettre tuant l’esprit dans le kantisme non moins que dans l’aristotélisme – : là-devant, je déclare, une fois de plus, que la Critique doit, en tout cas, être entendue littéralement et du seul point de vue d’une intelligence commune suffisamment entraînée à ce genre de recherches abstraites1 » . 221 Le dernier alinéa de la Déclaration – nous omettons de le transcrire – n’ajoute aucun éclaircissement doctrinal : la distinction, qu’il fait, entre amis maladroits et faux amis couvre une insinuation désagréable, dont on devine les destinataires. On a contesté que cette pièce de polémique fût tout entière de la main de Kant : son entourage, et en particulier Job.. Schulz, en auraient été, non seulement les instigateurs, mais les auteurs. Nous ne voyons aucune raison sérieuse de mettre en doute que Kant ait assumé, en connaissance de cause, la pleine responsabilité de sa protestation, fond et forme, – même si quelque autre avait tenu la plume. L’irritation de l’illustre vieillard se dissimule à peine. On la comprend un peu, lorsque l’on parcourt le compte rendu irrespectueux qui fit déborder la coupe ; on y peut lire, par exemple, ceci : « Kant avait été le premier professeur (Lehrer) de Philosophie transcendantale, et Reinhold l’heureux vulgarisateur de la doctrine critique ; mais le premier philosophe transcendantaliste véritable (der erste Transcendental-Philosoph selbst), c’est incontestablement Fichte. Fichte a réalisé le plan ébauché dans la Critique, il a parachevé le système d’idéalisme transcendantal esquissé par Kant. Dès lors, combien est naturel le vœu du public, de voir le fondateur de la Critique se prononcer officiellement sur l’œuvre de son disciple le plus digne, du créateur de la Philosophie transcendantale, etc.2 » . Ou ceci, qui indignait particulièrement notre philosophe : « Chose étrange. L’auteur [Buhle], comme la plupart des kantiens, ne veut point en croire le fondateur de la Critique, lorsque celui-ci affirme n’avoir écrit qu’une propédeutique à la Philosophie transcendantale, non le système même de cette Philosophie3 » . Ou ceci encore : « Le public et la jeunesse studieuse ont été mis trop longtemps à. la torture par l’exégèse des écrits de Kant, et les kantiens se sont confinés trop longtemps dans le rôle de simples répétiteurs de la Critique : la démonstration est désormais largement faite, que la lettre tue l’esprit, non 222 1 Erklärung in Beziehung auf Fichtes Wissenschaftslehre, 7 Aug. 1799. dans Intelligenzblatt der A. L. Z., Iena, n0 109 (28. VIII. 1799) (Ak., Bd. XII, pp. 370-371). 2 Cité dans Ak., Bd. XIII (Briefwechsel, IV), Anmerkungen, pp. 542-543. 3 Ibid., pp. 546-547. 159 LIVRE I : CRITIQUE ET SYSTÈME moins dans le kantisme que dans l’aristotélisme1 » . En voilà bien assez pour concevoir, sinon pour excuser entièrement, l’explosion d’une mauvaise humeur longtemps contenue. Fichte lui-même en convenait2 , sans se défendre toutefois de soupçonner dans cet éclat, comme le lui insinuait Schelling3 , une attitude calculée, et passablement machiavélique, de la part de Kant et de son entourage. Il n’y a pas lieu de nous attarder à ces à-côté biographiques. Le but de notre chapitre IV est atteint, si nous pouvons maintenant tenter une estimation approximative de ce qui, dans les hardiesses réelles ou prétendues des philosophes « hypercritiques » , put venir directement à la connaissance de Kant et influencer le cours de sa pensée. En résumé : 223 1. Kant n’a lu complètement aucun des ouvrages où s’expriment les vues originales de ces philosophes. Il connaissait mieux, sans doute, les objections, plus anciennes de Jacobi (dès 1787). S’il s’est résigné, sur la recommandation de Markus Herz, à parcourir le premier Essai de S. Maimon (1790), et s’il a rencontré, dans les quelques lettres reçues de celui-ci, des précisions supplémentaires, en revanche, son silence obstiné devant les questions et les projets du pénétrant essayiste, montrent assez qu’il n’en a pas étudié de bien près les publications ultérieures. Plus tard, au temps de sa plus fervente amitié avec Reinhold, il ne sut pas, non plus, s’imposer l’effort de comprendre l’ouvrage important par lequel cet auteur inaugurait le mouvement « hypercritique » : le Versuch einer neuen Theorie des menschlichen Vorstellungsvermögens (1789). Les lettres de S. Beck révélèrent à Kant les idées personnelles, nullement banales, peu nombreuses et très arrêtées, de celui-ci. Cette méthode nouvelle de résoudre un problème familier n’a point laissé d’impressionner son esprit. Il nous importe moins de savoir dans quelle mesure le texte même de l’ Einzig möglicher Standpunkt (1796) et du Grundriss der critischen Philosophie (1796) a passé sous ses yeux. Le problème littéraire que nous examinons est de plus d’importance en ce qui concerne Fichte. Celui-ci offre en hommage, coup sur coup, ses premières publications sur la Wissenschaftslehre (1794 et suivantes), mais sans prendre la précaution d’en exposer simultanément, par lettre, l’idée essentielle. En 1 Ibid., p. 547. – On trouvera, dans Ak., Bd. XIII, pp. 542-550, d’autres détails encore sur les circonstances qui précédèrent ou suivirent l’ Erklärung contre Fichte. 2 Cfr lettre de Fichte à Schelling, 20. IX. 1799 (J. G. Fichte. Briefwechsel. Kritische Gesammtausgabe, herausgeg. von H. Schulz, Leipzig, 1930, Bd. II, p. 168). Voir aussi une lettre antérieure (Op. cit., pp. 165-166). 3 Dans une lettre du 12. IX. 1799 (Fichtes Briefwechsel, Bd. II, pp. 158-161). 160 Ch. IV Au dernier tournant de L’Idealisme Kantien 224 somme, Kant a pu lire de lui la recension de l’Énésidème, mais avoue n’avoir point lu la pièce capitale, le Grundlage der Wissenschaftslehre (1794) ; s’il avait essayé de comprendre, en 1794, le Begriff der Wissenschaftslehre überhaupt, il eût été moins déconcerté par la recension des premières œuvres de Fichte dans l’ Allgem. Literaturzeitung en 17981 ; peut-être, comme le crut Fichte2 , a-t-il réellement parcouru la Zweite Einleitung in die W.-L. (1797), où sont énumérées les principales imperfections de la Critique auxquelles doit remédier la Théorie de la science. C’est tout ; et c’était peu : assez cependant pour prendre une vue générale correcte du dessein et de la méthode de Fichte, sinon de son système. Malheureusement Kant, de son aveu même, ne comprit pas grand’chose à la recension de l’ Allgem. Literaturzeitung ; et rien n’indique, non plus, qu’il ait deviné, à travers la Zweite Einleitung, pourtant bien intéressante, ce que pouvait être, en définitive, cette importune et « fantômale » Wissenschaftslehre. 2. Que l’unité de sa philosophie pût être rendue plus étroite, Kant le savait autant que ses critiques : lui-même s’était appliqué depuis longtemps à cette tâche. Sans doute fut-il stimulé, non moins qu’importuné, par les objections et les objurgations du dehors. Il eût toléré, à côté de la « déduction transcendantale » ascendante, qui gardait ses préférences, une déduction descendante des conditions constitutives de l’objet, – comme la voulait Beck – pourvu toutefois qu’elle fût menée jusqu’à l’exigence à priori d’une intuition empirique. Sur la nature du donné empirique, il se montrait réticent. Quant au lien d’unité des deux raisons, théorique et pratique, Kant semble n’avoir remarqué l’intérêt ni des vues de Reinhold, ni de celles de Fichte ; c’est d’autant plus regrettable que lui-même avait fait un pas dans cette direction en proclamant le primat de la liberté morale. 3. Parmi les objections de ses adversaires et de ses amis « hypercritiques » , une seule – qu’il connaît de longue date, mais n’aborde pas volontiers de front – rencontre chez lui une opposition embarrassée mais tenace : la prétendue impossibilité de « choses en soi » . L’existence de « choses en soi » n’a point cessé de lui paraître indissolublement liée à la théorie critique de la sensibilité comme faculté réceptive du donné brut : « choses en soi » , « affection » passive du sujet, « réceptivité sensible » , « intuitions pures de la sensibilité » , « concepts à priori » sont, à ses yeux, si étroitement solidaires, qu’on ne sacrifierait aucun de ces termes sans ruiner toute la série. Voilà ce qu’il prétend inculquer en exigeant, dans la Déclaration contre Fichte, une interprétation « littérale3 » des parties de la Critique qui ont trait à la sensibilité. Restera-t-il fidèle, lui-même, à la consigne qu’il voudrait imposer à ses 218 Voir ci-dessus, pp. ??-219. 2 Cfr Ak., Bd. XIII, p. 546. 3 « Nach den Buchstaben » (Ak., Bd. XII, p. 371). 1 161 LIVRE I : CRITIQUE ET SYSTÈME 225 disciples ? 162 LIVRE II L’ « OPUS POSTUMUM » 227 226 CHAPITRE PREMIER PRÉLIMINAIRES 228 Le mémoire inachevé sur Les progrès de la métaphysique depuis LeibnizWolff nous a montré l’état de l’épistémologie kantienne vers 17931 . Les œuvres publiées depuis cette date jusqu’à la mort du philosophe (en 1804) n’intéressent pas directement l’objet de notre enquête. Une seule, du reste, appartient vraiment au « système de la raison pure » : la Métaphysique des mœurs 2 ; mais le point de vue épistémologique n’y dépasse en rien celui de la seconde et de la troisième Critique. Nous n’analyserons pas non plus l’important opuscule sur La religion dans les limites de la raison 3 : situé hors du cadre constitutif de la philosophie transcendantale, il applique, sans les approfondir davantage, des principes critiques déjà formulés ailleurs. Outre quelques travaux occasionnels, plus éloignés de notre sujet (par exemple : Zum ewigen Frieden, 1795 ; Der Streit der Facultäten, 1798, etc.), Kant réussit encore, durant les dernières années du siècle, à faire paraître plusieurs de ses cours, restés manuscrits. Il assuma lui-même la publication de l’Anthropologie 4 . A des élèves et amis, il confia l’édition d’autres cours : de sa Logique, publiée par Jäschc en 1800, de sa Géographie physique, publiée par Rink en 18025 . Si l’on rapproche ces dates de celle de sa mort, le 12 février 1804, dans sa quatre-vingtième année, on aura quelque idée de l’activité intellectuelle, point banale à cet âge, qu’il conservait aux abords de l’année 1800. Mais alors se précipita le déclin de ses forces physiques, sensible depuis trois ou quatre ans déjà. Nous allons constater que l’effort chercheur de sa pensée, alourdi 1 Voir ci-dessus, pp. 165-179. Metaphysik der Sitten, dont les deux parties : Metaphysische Anfangsgründe der Rechtslehre, et Metaph. Anfangsgründe der Tugendlehre, parurent en 1797. 3 Die Religion innerhalb den Grenzen der blossen Vernunft, 1793 ; 2e édit., 1794. 4 Anthropologie in pragmatischer Hinsicht, 1798. 5 Ses leçons sur la Métaphysique (suivant le manuel de Baumgarten) ne furent livrées à l’impression qu’en 1831, par Pälitz. 2 163 LIVRE II L’ OPUS POSTUMUM 229 certes, de plus en plus, par le poids de l’âge et des infirmités, ne se détendit qu’aux tout derniers mois de sa vie1 . C’est en 17952 que se rencontre la première mention d’un ouvrage, projeté par Kant depuis plusieurs années, et destiné à exposer « le passage des premiers fondements de la métaphysique de la nature à la physique » (Uebergang von den metaphysischen Anfangsgründe der Naturwissenschaft zur Physik ) 3 . Trois ans plus tard, le philosophe se plaint à Garve 4 d’être mis « au supplice de Tantale » par l’état d’inachèvement de son œuvre ; il ne désespère pourtant pas d’en venir à bout ; sa tâche, pour le moment, se concentre sur l’ Uebergang ... zur Physik, dont l’absence « laisserait une lacune dans le Système de la Philosophie critique5 » . A Kiesewetter, le 19 octobre 17986 , il confie son intention de consacrer la petite somme de forces qui lui restent à mettre sur pied un travail qui doit couronner son œuvre critique, en y comblant une dernière lacune, c’est-à-dire l’ Uebergang 7 . Il parle parfois à ses familiers du manuscrit en confection. Dans les dernières années, ses confidences (qui portent, semble-t-il, sur un Uebergang élargi) oscillent, depuis la confiance la plus optimiste dans l’achèvement d’un ouvrage qui sera, dit-il, « son chef-d’œuvre » (sein Hauptwerk), jusqu’à l’expression découragée de son impuissance, peut-être définitive, à réaliser son idée : à ces moments noirs, il désir même, qu’après sa mort, le manuscrit soit brûlé. En fait, si le manuscrit, resté à l’état d’ébauche incomplète et très inégale, ne fut point voué à la destruction, il ne fut pas non plus jugé, par les amis du défunt, susceptible d’être publié. Ainsi débute l’histoire longue et mouvementée d’un ensemble de grands feuillets, autographes ou recopiés, auxquels on a donné le nom d’ « Opus postumum » . Ils sont répartis en treize liasses (« XIII Convoluta » ), où demeurent insérées quelques notes séparées (quelques « löse Blätter » ). Le tout, remis d’abord aux héritiers de Kant, se trouvait, en 1805, entre les mains de l’un d’eux, Christian Schoen, qui dut se justifier publiquement, contre un polémiste, de garder par devers soi une œuvre importante du défunt professeur de Königsberg. La note justificative – deux pages in-octavo environ, – publiée par Schoen, contient la première 1 Sur la vie privée et sur l’état de santé de Kant, durant cette période, nous sommes renseignés par des témoins immédiats. On trouve ces détails dans toutes les bonnes biographies du philosophe. 2 Tous les renseignements historiques sur la rédaction et le sort ultérieur du manuscrit de l’O. P. (nous emploierons désormais cette abréviation) sont groupés, soit dans Adickes (Kants 0. P. dargestellt und beurteilt, Berlin, 1920, pp. 1-35), soit dans l’Einleitung de G. Lehmann à l’édition de l’O. P. par l’Académie de Berlin (Ak., Bd. XXI-XXII. Cfr XXII, pp. 751-789). 3 Kiesewetter à Kant, le 8. VI. 1795. Ak., Bd. XII (Briefwechsel, III2 ), p. 257. 4 Kant à Garve, le 21. IX. 1798. Ak., Bd. XII (III2), p. 257. 5 Ibid. 6 Ak., Bd. XII, p. 258. 7 La Métaphysique des mœurs ayant paru cette année même, l’ancien programme de Kant était bien près d’être réalisé. Le dessein annoncé ici semble ne concerner encore que l’ Uebergang au sens restreint, non l’ensemble de l’O. P. 164 Ch.I : Préliminaires 230 231 description sommaire du manuscrit et la première indication précise, mais extrêmement brève, de son contenu. Puis le silence se fit jusqu’en 1854, où l’écrit oublié passa, durant quelques heures, sous les yeux du biographe de Kant, F. W. Schubert, aux fins d’expertise. C’était trop peu pour formuler un jugement ferme et complet, assez néanmoins pour constater l’intérêt que pouvaient présenter ces paperasses trop dédaignées. Ni la déclaration favorable de Schubert, ni une autre, similaire, insérée par R. Hayn dans ses Preussische Jahrbücher, ne semblent avoir ému l’opinion. Dix ans plus tard seulement, Rudolf Reicke obtint des ayant-droit, avec l’inventaire exact des mystérieux inédits, l’autorisation de les publier. Il imprima aussitôt l’inventaire dans l’Altpreussische Monatschrift (1864, Bd. I), mais ne commença la publication des textes qu’en 1882 (Altpreus. Monatschrift, Bd. XIX). Il s’était assuré la collaboration (anonyme) de E. Arnoldt, qui fit connaître, dans la suite, la manière peu satisfaisante dont avait procédé cette édition, d’ailleurs incomplète1 . Telle quelle, elle constitua pourtant, jusqu’en 1936-1938, l’unique source textuelle imprimée, où durent puiser ceux qui étudièrent l’Opus postumum. L’unique source textuelle, en effet. Car on ne peut donner ce nom aux publications du pasteur Albert Krause2 , malgré la part active qui lui revient dans le renouveau d’intérêt dont bénéficia l’Uebergang vers la fin du xixe siècle. Krause, qui avait défendu bravement ces « dernières pensées » (« die letzten Gedanken I. Kants » ) d’un grand philosophe contre les appréciations dédaigneuses de Kuno Fischer, regrettait l’absence d’une édition diplomatique, absolument fidèle, du manuscrit. Ayant pu enfin se le procurer, il eut la malencontreuse idée, au lieu de le publier tel qu’il gisait divisé en liasses, d’en reconstituer par conjecture l’ordonnance systématique, celle qu’il supposait répondre au plan de Kant. S’il révèle ainsi quelques textes qui manquent à Reicke, et s’il en rectifie quelques autres, en revanche son principe trop subjectif de réorganisation des fragments le contraint à ne retenir qu’un choix d’extraits, à sacrifier les doublets et à négliger les innombrables variantes (souvent significatives) introduites par Kant même dans ses essais multipliés de rédaction de certains passages. Les exposés de Krause, chargés de trop d’éléments discutables, recueillirent peu d’adhésions. Pour lancer décidément l’Opus postumum, il fallut, qu’en 1916, E. Adickes – bon connaisseur des notes autographes de Kant – fût au1 Elle occupe, dans l’Altpreussische Monatschrift, les pages suivantes : Bd. XIX, 1882, pp. 69-127 (liasse XII), 256-308 (liasses X-Xl), 425-479 (liasses X-XI), 569-629 (liasses X-XI) ; – Bd. XX, 1883, pp. 60-122, 344-373, 415-450 (liasse IX), 513-566 (liasse III) ; – Bd. XXI, 1884, pp. 81-159 (liasse V), 310-387 (liasse I), 389-420 (liasse I), 534-620 (liasse VII). 2 Alb. Krause, Imm. Kant wider Kuno Fischer, Lahr, 1884 ; Das nachgelassene Werk Imm. Kants : Vom Uehergange..., populärwissenschaftlich dargestellt, Francfort s/l. Main et Lahr, 1888 ; Die letzten Gedanken Imm. Kants. Der Transcendentalphilosophie höchster Standpunkt : Von Gott, der Welt u. dem Menschen, welcher beide verbindet, Hambourg, 1902. 165 LIVRE II L’ OPUS POSTUMUM 232 torisé à examiner attentivement le manuscrit. Dans le bref espace de quatre semaines, il établit, tantôt sur des indices certains, tantôt par conjecture probable, la chronologie du contenu des différentes liasses. Les précieux résultats de cette enquête, accompagnés d’un exposé détaillé et d’une analyse critique de l’Uebergang entier, remplissent le gros volume (xx-855 pp. in 80 ) présenté, en 1920, sous le titre : Kants Opus postumum, dargestellt und beurteilt (Berlin, 1920). Cet ouvrage de Adickes est fondamental, et restera sans doute indispensable pour l’étude de la phase suprême de l’idéalisme kantien. Il faut pourtant reconnaître – le contraire eût été bien étrange – que les interprétations doctrinales de la pensée de Kant y sont, dans une certaine mesure, influencées par les vues personnelles du commentateur, et par conséquent sujettes à discussion, malgré leur vraisemblance. Tout compte fait, cette monographie si complète, avec ses extraits justificatifs surabondants (cités le plus souvent d’après Reicke), ne pouvait tenir lieu du texte original, dont Adickes luimême réclamait une édition complète, rigoureusement exacte. Il semblait que cette édition intégrale dût normalement trouver place dans les Kant’s gesammelten Schriften de l’Académie de Berlin. On s’est étonné longtemps de ne point la voir figurer au programme de l’imposante Collection. Les causes de cet ostracisme apparent ne nous intéressent plus guère, maintenant que les tomes XXI (1936) et XXII (1938) de l’édition berlinoise (tomes VIII et JX du « Handschriftlicher Nachlass » ) abritent respectivement les liasses, ou « Konvolute » , I à VI et VII à XIII de l’ Opus postumum 1 . Personne, croyons-nous, ne mettra désormais en doute l’importance historique de cet ouvrage inachevé. Il n’est plus permis d’en parler comme d’un simple fatras d’élucubrations séniles. Jusque dans les ultimes feuillets, nombre de réflexions pénétrantes témoignent d’une faculté de discernement encore intacte ; à vrai dire, ce qui manque, de plus en plus, à mesure que le vieillard approche de sa fin, c’est l’énergie cérébrale requise pour soutenir un effort de synthèse prolongé. On distinguera, d’ailleurs, à cet égard, les parties du manuscrit rédigées avant 1800, de celles qui datent des années suivantes. Les premières (1796-1799) restent d’abord comparables en tout point aux ouvrages précédents du philosophe ; cependant, elles trahissent bientôt, par les perpétuelles reprises de thèmes identiques, une impuissance croissante de composition. Les secondes (1800-1803) portent davantage les traces d’une débilité sénile, qui entravait la pensée sans la fausser. Encore, doit-on s’étonner, qu’abordant sur le tard, dans une vision élargie, les thèmes les plus vastes et les plus difficiles de la métaphysique, Kant ait réussi à dessiner avec fermeté, 1 Leur publication est faite, par A. Buchenau, selon les règles philologiques coutumières. Le tome XXII fut enrichi, par Gerhard Lehmann, d’une excellente table alphabétique des matières, qui facilitera singulièrement, à l’avenir, les recherches et vérifications dans l’O. P. : nous regrettons de ne l’avoir eue qu’assez tard à notre disposition. 166 Ch.I : Préliminaires 233 234 dans le prolongement exact de ses vues critiques, les grandes lignes tout au moins de sa propre solution au problème total de la philosophie1 . Après une vue sommaire de l’objet et des lignes essentielles de l’Uehergang, nous nous attacherons spécialement à quelques aspects nouveaux que présentent, dans les pages suprêmes de Kant, son épistémologie critique et son système d’idéalisme transcendantal2 . 1 Le but spécial de nos Cahiers nous permet de concentrer notre attention sur les Sections de l’O. P. qui ont trait, assez prochainement, aux problèmes fondamentaux d’épistémologie. Les voici, rangées conformément à la Chronologie d’Adickes : Dans les liasses X et XI (août 1799 à avril 1800), les parties reproduites pp. 295-409, 453-539, 425-452 de Ak, Bd. XXII ; – dans les liasses VII et X (avril 1800 environ à décembre 1800), les portions reproduites pp. 3-101, 101-131, 409-421 de Ak., Bd. XXII ; – dans la liasse I (décembre 1800 à février 1803), les fragments reproduits pp. 9-139, 139-155. 155-158, 3-9 de Ak., Bd. XXI. 2 Le texte original de Kant ne porte pas, à l’intérieur des phrases, de signes de ponctuation : celle que nous emploierons, dans la traduction de passages, parfois hérissés de difficultés, vaut ce que peut valoir notre interprétation même. – Les mots soulignés le sont dans l’original, sauf expresse indication du contraire. – Les parenthèses sont de Kant lui-même ; les13 intercalations entre crochets viennent de nous. – Outre les sigles déjà usités précédemment (voir p. 7),nous nous permettrons les abréviations suivantes : O. P. (Opus postumum) ; Conv. (Convolutum, liasse) ; – N. W. (Naturwissenschaft) ; M. A. N. W. (Metaphysische Anfangsgründe der Naturwissenschaft) ; – Tr. Ph. (Transzendentalphilosophie). 167 LIVRE II L’ OPUS POSTUMUM 235 CHAPITRE II CE QU’EST L’ « UEBERGANG » §1. – Sa formule générale 236 D’après la Critique de la Raison pure, les jugements d’expérience ne peuvent revêtir des propriétés logiques d’universalité et de nécessité qu’en vertu de principes synthétiques à priori. Or, ces propriétés appartiennent, selon Kant, non seulement aux lois générales qui président à toute expérience, mais aux lois particulières qui enserrent immédiatement les expériences concrètes, c’est-à-dire aux lois de la physique (newtonienne). La physique même, en tant que « science » , repose ainsi sur l’armature à priori de l’esprit. Pour être complet, un système de la connaissance devrait donc montrer comment l’à priori suprême de la conscience, l’unité aperceptive, peut rejoindre, et réduire en lois, la diversité matérielle du savoir empirique. Une partie de cette tâche est remplie, dans la Critique de la Raison pure (A. 1781 ; B. 1787), par la « Déduction des catégories » et par la théorie du « Schématisme » : le jeu de l’imagination, dans l’édification de nos représentations concrètes, y apparaît commandé, à priori, par l’activité transcendantale de l’entendement ; aux modes généraux de présentation des données spatiales dans le temps (« schèmes transcendantaux » ) correspond, en vertu d’une nécessité antécédente, l’application d’autant de catégories. Mais il est facile de voir que les douze formes – ou lois – de la schématisation transcendantale laissent indifférencié tout le champ des lois mathématiques et physiques. A certains égards, la Critique du jugement (1790) serre de plus près la variété de l’expérience physique. A partir d’objets sensibles déjà connus, elle fait surgir, sur le plan du « jugement réfléchissant » , l’exigence d’un univers ordonné, par genres et espèces, selon des lois de finalité. Mais cette construction hypothétique se superpose à l’expérience acquise, à l’Erfahrung concrète, sans en pénétrer, fût-ce par hypothèse, les principes intrinsèquement constitutifs, elle nous fait pressentir comment l’expérience fractionnaire peut tendre vers son intégration parfaite, sans nous apprendre d’abord comment l’expérience est simplement possible1 . Pour atteindre les lois physiques qui expliquent l’expérience concrète, une voie plus directe s’offrait à Kant. Il s’y était engagé dès 1786, dans les Metaphysische Anfangsgründe der Naturwissenschaft ; et même il crut alors, 1 En réalité, dans une métaphysique achevée, les conditions de l’intégration parfaite et celles de la constitution première seraient corrélatives (voir Cahier V) ; mais la Critique du Jugement, si hardie, ne va point jusqu’à démontrer cette corrélation, entrevue pourtant. 168 Ch.II : Ce q’est l’« Uebergang » un moment, avoir épuisé la hiérarchie des conditions transcendantales qui font, de la physique, une « science » proprement dite1 . Une lacune persistait cependant, dont il constata bientôt l’existence. Des M. A. N. W. à la physique, un dernier pas restait à franchir ; et cette « transition » (Uebergang) exigeait, du point de vue critique, une pleine justification rationnelle. Que représentaient exactement, aux yeux de Kant, le terminus a quo et le terminus ad quem de ce « passage » , de cet Uebergang ? §2. – Le terminus a quo : les « Metaphysische Anfangsgruende der Naturwissenschaft » 237 Ce terminus a quo était constitué par les conclusions des M. A. N. W. La science générale de la Nature, science pure apodictique, dont les principes ressortissent à la Critique de la Raison pure, donne naissance à autant de sciences secondaires que peuvent être délimitées de classes d’objets dans la Nature en général. Si, par exemple, l’on répartit adéquatement les objets naturels en Corps (étendus) et en Esprits (inétendus), on pourra continuer, à l’intérieur de chaque membre de cette division, la déduction apodictique des conditions de l’expérience, et construire ainsi de nouvelles sciences, pures chacune dans sa ligne : une « science de la nature pensante » et une « science de la nature corporelle2 » . Attachons-nous à cette dernière science, qui annonce la physique proprement dite. La « science de la nature corporelle » a pour objet propre la « matière » (sensible) : le but des M. A. N. W. était d’exposer systématiquement les déterminations qu’exige à priori le concept de matière. Or, « la matière se définit : ce qui est mobile dans l’espace3 » : pas seulement « ce qui est spatial » , mais ce qui, dans l’espace, « affecte » nos sens selon des différences de temps, et réalise donc cette synthèse concrète de temps et d’espace qui s’appelle le mouvement 4 . Que peut-on savoir à priori du « mouvant spatial » , c’est-à-dire de la matière ? Pour dresser une liste complète des prédicats à priori de la matière, Kant recherche ceux qu’appelle le concept de « mobile dans l’espace » lorsque l’on confronte successivement ce concept avec les quatre groupes de catégories : les catégories de la « quantité » révèlent, de la sorte, les lois élémentaires 1 M.A.N.W. – Ak., Bd. IV, p. 473. M. A.N.W., Vorrede. – Ak., Bd. IV, pp. 467 sqq. 3 Op. cit. – Ak., Bd. IV, p. 480. – L’O. P. se réfère expressément à cette définition, empruntée aux M. A. N. W. : voir Ak., Bd. XXII, p. 513. 4 Op. cit., p. 476. – « Materia ist das was den Raum zum Gegenstand der Sinne macht... (die Definition dass sie das Bewegliche im Raum sei ist die Folge davon) » , redira l’O. P. (Ak., Bd. XXII, p. 535). 2 169 LIVRE II L’ OPUS POSTUMUM 238 d’une « phoronomie » (cinématique) pure, où le mouvement n’est figuré que par des rapports de distance 1 ; les catégories de la « qualité » font ressortir la condition dynamique qui seule, rend concevable l’occupation de l’espace par des « mobiles » , savoir la « force motrice » (die bewegende Kraft)2 ; les catégories de la « relation » règlent les rapports nécessaires que contractent entre eux, dans l’unité de l’espace, les éléments dynamiques matériels, et elles posent ainsi les principes fondamentaux de la « mécanique3 » ; enfin, les catégories de la « modalité » montrent, dans le mouvement matériel, quelque chose d’essentiellement relatif à nos représentations sensibles : la science du « mouvant spatial » ne peut être qu’une phénoménologie du mouvement4 . Par l’idée du mouvement dans l’espace, les M. A. N, W. conduisent donc jusqu’à l’idée de « forces motrices » (bewegende Kräfte), soumises à certains axiomes généraux. Mais les spécifications ultérieures de ces forces motrices, en rapport avec les phénomènes élémentaires étudiés en physique, ne sont point déduites encore d’une manière complète et systématique. Il reste un bout de chemin à parcourir pour atteindre le terminus ad quem de l’Uebergang. Qu’entendait Kant, au juste, par ce terminus ad quem, la « physique » ? §3. – Le terminus ad quem : la Physique En voici, dans l’O. P., une des définitions les mieux venues : « La physique est une exploration systématique de la nature à travers des forces matérielles empiriquement données, et pour autant que ces forces sont liées entre elles dans l’unité d’un système5 ». Le mot « système » doit être souligné : « Puisque, nous explique-t-on, la physique est un système, et que nous ne saurions reconnaître un système pour tel, sinon dans la mesure où nous y introduisons nous-mêmes, par principes à priori, le groupement des éléments agrégés – ce qu’on fait ici à partir du concept de mouvement – il faut que la division [structurale] de la physique, comme science, ait pour étage supérieur une topique des forces motrices, déduite analytiquement dans la perspective du système à édifier [ ?]6 » . 239 1 Op. cit., p. 477, p. 484. Op. cit., p. 477, pp. 496 sqq. 3 Op. cit., p. 477, pp. 536 sqq. 4 Op. cit., p. 477, pp. 554 sq. 5 O. P., Conv(olutum) X. Ak., Bel. XXII, p. 298. 6 Ibid., p. 299. – « ... nach folgendem System » : ces derniers mots du passage cité nous semblent appeler cette interprétation, conforme à une idée authentiquement kantienne, qui revient ailleurs ; à défaut 2 170 Ch.II : Ce q’est l’« Uebergang » 240 De ce texte, qui trouvera son explication dans les pages suivantes, nous retenons surtout qu’une science de l’Uebergang ... zur Physik sera possible, si l’on peut démontrer à priori une « topique des forces motrices » . de quoi, le terme « folgendem » ne pourrait désigner que la suite immédiate du texte, c’est-à-dire une énumération quadripartite des objets matériels, à peine susceptible d’être qualifiée de « système » . 171 LIVRE II L’ OPUS POSTUMUM 241 CHAPITRE III PRINCIPE ET LIGNES ESSENTIELLES DE L’ « UEBERGANG » « Avec le système élémentaire des forces motrices de la matière, nous est livrée, dit Kant, la clé qui donne accès à l’Uebergang von den M. A.N. W. zur Physik : c’est, à savoir, que cet Uebergang procède, non empiriquement, à partir de l’expérience, mais à priori, en vue de l’expérience ; en d’autres termes : que l’entendement (Verstand) organise la diversité des phénomènes en une physique, en un système théorique de forces élémentaires, non par groupement fragmentaire des phénomènes, mais par réduction conceptuelle de ceux-ci à l’unité d’un tout, œuvre de l’entendement même : en les ramenant donc à un principe [à priori] de l’expérience1 » . 242 Dans ce passage, et dans plusieurs autres, Kant veut inculquer, avant tout, l’attitude méthodologique qu’exige le problème posé. Par simple induction, à partir de l’expérience concrète, jamais on n’obtient des lois universelles et nécessaires ; une « science » physique, pour être possible, requiert donc que l’on remonte à des conditions subjectives préalables à l’expérience, celles qui en prédéterminèrent la forme. S’il existe de véritables lois physiques, elles doivent exprimer les modes nécessaires d’une activité exercée à priori, dans la perception élémentaire, « en vue de rendre possible l’expérience » : « Les perceptions (Wahrnehmungen) sont des actions que le sujet exerce sur lui-même en tant qu’agrégat de phénomènes. Le passage à la physique s’effectue par liaison du divers de la représentation empirique [c’est-à-dire de la diversité des perceptions] en vue de rendre possible l’expérience (zum Behuf der Möglichkeit der Erfahrung). Il s’agit d’une expérience qui, par définition, ne peut être qu’une et unique, et par conséquent renferme à priori, selon le principe d’identité, tout le formel du système qu’elle constitue. Aucune connaissance (Erkenntnis) empirique ne peut dériver primitivement d’une expérience déjà faite ; la connaissance empirique doit, au contraire, être réglée, d’avance, sur la possibilité de l’expérience même qui procédera de cette 1 172 0. P., Conv. X. Ak., Bd. XXII, pp. 393-394. Ch.III : Principe et lignes essentielles de l’ « Übergang » connaissance ; pour autant du moins que l’expérience n’est pas simplement donnée, mais construite (gemacht) conformément au principe de la synthèse à priori1 » . Nous voyons reparaître, dans un contexte nouveau, un des postulats logiques de la déduction transcendantale des catégories 2 : postulat qui s’est affirmé, plus explicitement encore, après l’ère des Critiques : par exemple, dans la théorie de la Zusammensetzung qu’esquissaient les Fortschritte. Appelonsle, comme nous l’avons fait plus haut, « principe de constructivité » . En vertu de ce principe, tous les éléments reconnus analytiquement dans la conscience, et groupés en un « système » , durent être organisés à cet effet par une activité synthétique préalable : la forme sous laquelle ils apparaissent finalement, comme parties du système, a donc la valeur d’un « à priori synthétique » . Ceci, nous le savions depuis longtemps ; mais l’O. P., s’il n’ajoute rien à la portée virtuelle du principe de constructivité, en pousse l’application à la physique avec une audace nouvelle, qui ne recule devant aucune conséquence. La physique, système élémentaire de l’expérience (Erfahrung), n’y veut connaître que du formel ; or le formel précède et détermine logiquement l’être de la chose : « forma dat esse rei » , répète Kant, à l’instar des scolastiques3 . 243 Il y a plus. Les termes et relations internes d’un système sont, non seulement des formes de représentation, mais des formes représentées comme formes, c’est-à-dire abstraites de la pluralité (au moins potentielle) de leurs « inférieurs » et, par conséquent, opposées à eux, dans la conscience, comme leur unité synthétique ; elles tombent donc sous la loi du principe de constructivité4 . L’abstraction de la forme est une « récognition » de l’a priori. Qu’est-ce à dire ? Tous les éléments formels que nous discernons dans l’expérience concrète – relations d’espace et de durée, et aussi qualités physiques secondaires, comme la couleur, le son, la chaleur – revendiquent-ils une origine subjective à priori ? Assurément ; le principe kantien l’exige, puisque la fonction d’ « unité synthétique » , propre à la forme comme forme, n’est perOp. cit., p. 3951−13 . 2 Voir Cahier III, 3e édit., p. 161, Remarque, et pp. 172-174. 3 Il parle ici, non de choses en soi, mais de ces phénomènes objectivés qui jouent, en physique, le rôle de « choses » : « Die Erscheinungen sind hier als Sachen an sich selbst zu betrachten » (0. P., Conv. X. Ak., Bd. XXII, p. 31927−28 4 Par exemple : « Das Formale dieser Verbindung [c’est-à-dire des relations constitutives de l’expérience] geht a priori vorher (forma dat esse rei) um eine Physik zu begründen, d. i. wir können nichts aus ihr ausheben als was wir in sie hineingelegt haben, weil das Objekt der Physik – das All der bewegenden Kräfte der Materie – nur als in einem System (in der Natur) gegeben vorgestellt werden muss » (O.P., Conv. X.Ak., Bd. XXII, p. 30613−17 ). La physique, comme système, doit donc « mit dem Formale der Erfahrung überhaupt zusammenstimmen ; mithin [muss] ein formales Princip dieser Zusammensetzung zu einem System, a priori zu Grunde liegen » (Ibid., p. 3099−12 . Cfr, ibid., pp. 308-309, p. 31320−27 , p. 31924−28 , p. 41620−25 , etc.). 1 173 LIVRE II L’ OPUS POSTUMUM ceptible que par le sujet même qui l’exerce1 . Il s’agit bien ici, dans la pensée de Kant, de toutes les déterminations qui se détachent, comme « formes » , dans le contenu sensible de la connaissance : « Des représentations sensibles, constituant la matière de la connaissance, nous ne pouvons rien isoler (herausheben) que cela même que nous y avons introduit en vertu du principe formel de la synthèse (Zusammensetzung) du donné empirique, sur la base des forces motrices [élémentaires]2 » . 244 Ce qui précède nous aidera à préciser le sens de déclarations du genre de la suivante : « La physique est la science des principes qui nous font relier, en un système de l’expérience, les forces motrices de la nature. A cette science appartiennent : 10 l’élément matériel des représentations empiriques (le dabile) ; 20 l’élément formel qui groupe en un système la diversité de ces représentations (le cogitabile)3 » . 245 Connaissant toute l’extension donnée par Kant à l’élément formel, devonsnous comprendre que l’élément matériel, opposé, le dabile, serait une sorte de « matière prime » aristotélicienne, totalement indifférenciée, « nec qualis, nec quanta » ? A vrai dire, pour la conscience, au regard de laquelle – supposons-le – rien ne se détache encore comme unité formelle d’une multiplicité, le dabile joue le rôle d’une matière indifférenciée. En soi, pourtant, même en tant qu’apport extrinsèque, rebelle à toute déduction à priori, le dabile glisse, sous l’armature formelle de nos sens, une diversité qualitative brute, diversité pure, impénétrable à nos analyses ; peut-être cette diversité matérielle, considérée du point de vue ontologique, dans son rapport avec l’inconscient du « sujet en soi » , ou dans son rapport avec des causes métaphysiques externes, présenterait-elle, à un entendement plus pénétrant que le nôtre, un assemblage de formes définissables en elles-mêmes. Mais ces formes seraient pour nous comme si elles n’étaient pas. Ne confondons point la forme « en soi » (an sich) et la forme « pour nous » (für uns) : la première se dérobe à la réflexion critique ; la seconde ne se révèle qu’à travers l’à priori synthétique du sujet. Aussi l’Uebergang s’étend-il logiquement à toutes les formes qui font l’objet de la physique ; sans dévoiler l’hypothétique structure formelle d’un monde en soi, il montre comment l’image phénoménale de ce monde dut être construite à priori, en nous et par nous, pour n’être point inintelligible. 1 Dans un des nombreux rappels de ce principe, dont est parsemé l’O. P., Kant en rapproche 1’ « ursprüngliches Vorstellen » de Beck (O.P., Conv. X. Ak., Bd. XXII, p. 35321−22 ). 2 Op. cit., p. 31924−27 . 3 Op. cit., p. 31320−23 174 Ch.III : Principe et lignes essentielles de l’ « Übergang » Cette construction à priori de la forme de l’expérience n’en peut embrasser la totalité qu’en remontant, dans les séries conscientes, jusqu’aux manifestations les plus élémentaires, les perceptions (les Wahrnehmungen). « N’est-ce point étrange ? fait observer Kant lui-même. Il semble tout à fait impossible d’exposer a priori des qualités qui reposent sur des perceptions sensibles (c’est-à-dire sur des représentations empiriques conscientes), par exemple le son, la lumière, la chaleur1 » . Et cependant, sans l’intervention de notre spontanéité constructive, à l’origine de ces qualités physiques, elles ne pourraient être représentées « objectivement2 » . L’à priori subjectif a donc présidé à la genèse même des perceptions élémentaires. Comment ? Pour pénétrer ce « comment » , l’O. P. fait appel aux « forces motrices de la matière » , dont les M. A. N. W. avaient démontré la nécessité pour 238 241 meubler d’objets l’espace infini (voir plus haut, pp. 170, 172). « Toutes les perceptions sensibles sont des effets de l’influence exercée par les forces motrices de la matière sur le sujet et sur ses facultés sensibles. – A ces [forces en acte] répond nécessairement l’appréhension [sensible], par manière de réaction sur ce qui est mobile dans l’espace (c’est-à-dire sur la matière), [le faisant apparaître] comme objet externe des sens et comme mouvement de cet objet. Ainsi seulement est-il possible qu’une représentation, qui ne peut pas cesser d’être objet d’expérience et d’appartenir à la physique, soit en même temps comptée parmi les étapes acheminant vers cette science à partir des M. A. N. W.3 » . 246 Chaque appréhension ou perception du sens traduit donc, dans la conscience, moyennant « réaction » du sujet, quelque combinaison des « forces motrices de la matière » . Si nous pouvions déterminer à priori le « système élémentaire de ces forces4 » , nous déterminerions du même coup les formes élémentaires de la perception sensible, celles qui sont objet de la physique5 . Entre les premières et les secondes, il y a corrélation : O. P., Conv. XI. Ak., Bd. XXII, p. 4934−6 . Ibid., lin. 7-16. 3 O. P., Conv. X. Ak. Bd. XXII, p. 3895−11 . Remarquons, en passant, comment Kant, depuis la troisième Critique, se laisse de plus en plus diriger par cette idée (familière aux métaphysiciens de l’antiquité et du moyen âge) que toute « forme » , affectant notre conscience, y traverse deux états successifs, rationnellement liés : pour nous devenir immanente comme forme achevée, consciente, objectivement aperçue, elle doit nous être immanente d’abord comme anticipation dynamique, subjective, de cet état objectif. 4 Op. cit., p. 3522 0 : voir tout le contexte immédiat. 5 Cette déduction, selon Kant, est praticable ; et il s’y essaie, avec plus de conviction peut-être que de résultats évidents. Sur sa méthode, cfr, par exemple, op. cit., p. 35723−30 . 1 2 175 LIVRE II L’ OPUS POSTUMUM « Les perceptions sensibles (Wahrnehmungen) sont des effets des forces motrices de la matière, exercées de manière à faire émerger dans la conscience la représentation empirique qui affecte les sens1 » . 247 Celle-ci doit, tout ensemble, refléter dans sa forme la structure nécessaire des « forces motrices » qui s’imposent au sujet, et jaillir à priori de la spontanéité constructive de ce même sujet2 . N’approfondissons pas, pour le moment, la passivité originelle du sujet devant les « forces motrices » qui le traversent. Ce qu’il faut, en tout cas, c’est que la représentation achevée procède du sujet en tant qu’il « s’affecte lui-même » , activement, dans ses facultés sensibles (von sich selbst afficirenden Subjekt)3 , selon les types structuraux des forces en jeu. En définitive, ces types dynamiques primitifs (quels qu’ils soient) commanderont, par leur aspect formel, les lois élémentaires de la physique, mais ils ne le feront qu’en passant par l’activité spontanée du sujet, qui les imprime en lui : « La possibilité de l’expérience repose : 10 sur les représentations empiriques des sens, lesquelles, à leur tour, ont pour fondement les forces motrices ; 20 sur le principe de l’unité synthétique à priori des perceptions sensibles, comme sur un système de ces forces motrices 4 » . C’est parce, qu’il réunit ces deux ordres de conditions que « l’acte, par lequel le sujet se détermine [s’affecte] lui-même dans la perception sensible, renferme le principe de la possibilité de l’expérience 5 » . Cette formule, dont tous les mots portent, condense l’essentiel de l’Uebergang ; elle explique pourquoi « l’expérience n’est pas le moyen, mais le but de notre perception d’objets sensibles dans les forces motrices qui les constituent6 » . L’expérience a donc pour fondement primitif une synthèse à priori exercée par le sujet sur les forces motrices de la matière. Nous découvrons qu’il en est ainsi, et nous édifions même le « système de ces forces motrices » , non par une induction tâtonnante (un herumtappen) à la manière des empiristes, mais à priori ; non point synthétiquement, mais analytiquement, « en vertu de la règle d’identité7 » . L’expérience, en effet, nous offre beaucoup plus qu’un « agrégat de perceptions » ; elle représente, par sa forme, un système ordonné, Op. cit., p. 40014−16 . « Der active und reactive Zustand der empirischen Vorstellung in der objectiven Wahrnehmung ist mit dem Subjectiven der Erscheinung des Gegenstandes, dem Formalen nach identisch » (Op. cit., p. 3859−11 ). 2 « Die Receptivität Sinnenvorstellungen zu haben setzt also eine relative Spontaneität voraus » (0. P., Conv. XI, Ak., Bd. XXII, p. 49313−14 ). 3 Cfr op. cit., Conv. X, p. 39523−24 , et ailleurs. 4 Op. cit., p. 4059−12 . 5 « Der Act durch welchen das Subjekt sich selbst in der Wahrnehmung afficirt enthält das Prinzip der Möglichkeit der Erfahrung » (Op. cit.,p. 38726−27 ). 6 Op. cit., Conv. XI. Ak., Bd. XXII, p. 49315−16 . 7 O. P., Conv. X. Ak., Bd. XXII, p. 4086 . 1 176 Ch.III : Principe et lignes essentielles de l’ « Übergang » 248 dans lequel la simple analyse dégage une structure à priori débordant à l’infini tout contenu particulier qui la réalise1 . L’ Uebergang n’est donc que la théorie analytique des conditions qui commandent à priori la possibilité de l’expérience, considérée selon toute l’ampleur de ses formes ou lois constitutives. Quelle valeur objective une pareille théorie peut-elle revendiquer ? Une valeur « apodictique » (celle d’une analyse) sur le plan idéal des phénomènes ; une valeur « problématique » (celle d’une hypothèse cohérente) sur le plan de l’en soi, comme expression des éléments structuraux d’un « univers en soi » : « Tout ce que nous ne pouvons connaître qu’à priori et par synthèse [c’està-dire, en vertu d’une construction à priori, immanente au moi] ne peut, non plus, être à nos yeux qu’objet phénoménal, non objet en soi ; aussi les objets d’expérience [qui dépendent d’une pareille synthèse] ne sauraient nous livrer, en fait de réalités, autre chose que la relation mutuelle de phénomènes groupés en une même unité objective2 » . – « L’échelle [des conditions] qu’un système élémentaire des forces motrices de la matière impose à la physique, comme aussi la simple possibilité d’un accès (Uebergang) à cette science, se prêtent à une exposition à priori absolument complète, mais purement problématique (bloss problematisch), c’est-à-dire, sans garantie même de la possibilité réelle d’un pareil système : du moins peut-il être pensé sans contradiction logique3 ». Dans l’esquisse, tracée ci-dessus, des lignes saillantes de l’ Uebergang, nous allons reprendre quelques points, d’intérêt plus spécialement épistémologique. 1 On se souviendra que Kant, dans la Critique de la Raison pure, et plus tard encore, appelle « analytique » , fondé sur « le principe d’identité » , le raisonnement qui découvre, dans un objet immanent, la condition à priori qui le constitue. 2 Op. cit., p. 37516−19 . 3 Op. cit., p. 37420−24 . – On trouvera plus loin, pp. 303 et suivantes, des éclaircissements complémentaires sur cette double valeur logique du système de l’ Uebergang. 177 LIVRE II L’ OPUS POSTUMUM 249 CHAPITRE IV PRÉCISIONS APPORTÉES PAR L’« UEBERGANG » A QUELQUES NOTIONS DE PHILOSOPHIE CRITIQUE §1. – Le phénomène (« Erscheinung » ) 250 « Ce n’est pas dans la perception sensible de quelque objet (dans la représentation empirique accompagnée de conscience) que l’expérience trouve les matériaux nécessaires pour s’élever vers son faîte ; je veux dire qu’elle ne les emprunte pas à la matière que reçoit (empfängt) le sens, mais à ce que l’entendement construit (macht) au moyen de l’élément formel de l’intuition sensible... La transformation d’un agrégat de perceptions en un système est donc autonome, et pas hétéronome1 » . Cette remarque nous montre, à deux degrés d’élaboration, les phénomènes qui entrent dans la contexture de l’expérience : ils ne sont d’abord que l’irruption primitive d’une représentation dans la conscience (als zustossende Vorstellung empfangen) 2 ; au second degré, ils sont activement élaborés (gemacht) et méritent le nom de « phénomènes de phénomènes » (Erscheinung einer Erscheinung)3 . Un pareil échelonnement est exprimé, ou supposé, dans beaucoup de textes. Par exemple : « Le phénomène est la forme subjective de l’intuition, et il est donné a priori 4 » . « Le phénomène [en général] est la modification subjective de l’action exercée par un objet sensible sur le sujet5 » . « La manifestation phénoménale de choses dans l’espace (et dans le temps) est de deux sortes : 10 le phénomène qui correspond aux objets que nous-mêmes introduisons à priori dans l’espace, et cette acception est métaphysique ; 20 le phénomène qui nous est donné empiriquement (a posteriori), et cette acception est physique. Nous appelons ce dernier : phénomène direct ; O. P., Conv. XL Ak., Bd. XXII, p. 4473−11 . O. P., Conv. X. Ak., Bd. XXII, p. 32229 : Kant songe-t-il ici à l’Anstoss de Fichte ? 3 Ibid. 4 Op. cit., p. 34525−26 . 5 Op. cit., p. 32822−23 . 1 2 178 Ch.IV : Précisions apportées par l’« Uebergang » le premier : phénomène indirect, ou phénomène d’un phénomène. – L’objet d’un phénomène indirect est la chose même1 3 » . 251 L’un et l’autre phénomène enveloppe une relation à priori du sujet aux « bewegende Kräfte » . Ce rapport est médiat dans le « phénomène indirect » : « [Considérons] la force motrice dans le phénomène spatial, par opposition à la force motrice en elle-même ; [nous trouvons] : d’une part l’ Erscheinung von der Erscheinung [« phénomène indirect » ] dans laquelle le sujet, affecté [modifié] par l’objet, l’est [secondairement] par soi-même, et produit ainsi un mouvement à l’intérieur du phénomène ; et d’autre part, la force motrice [élémentaire] du sens externe, exercée indirectement dans l’investigation de la nature : car [là même] c’est le sujet qui effectue et cause le mouvement dont [cette force ?] est affectée (da das Subjekt diejenige Bewegung selbst macht und verursacht, durch welche sie [ ?] afficirt wird)2 ; et ainsi, ce que le sujet reçoit du dehors n’en est pas moins introduit en lui, à priori, par un mouvement que [le sujet] s’imprime à lui-même3 » . Le phénomène indirect – l’Erscheinung der Erscheinung – état final, conceptualisé, de la modification objective du sens, appartient à l’ordre « métaphysique » ; le phénomène direct – la mobilisation active des forces élémentaires par le sujet « s’affectant lui-même » – est d’ordre « physiologique » [psychophysiologique] ou « physique4 » . Le « phénomène direct » se rapporte-t-il, oui ou non, à quelque chose d’extrinsèque, comme à une condition psychophysique antécédente ? Laissons provisoirement de côté cet aspect du problème des « choses en soi » . En tout cas, le phénomène au second degré, le « phénomène indirect » (celui que nous avons appelé, dans le Cahier III, 1’ « objet phénoménal » ), enveloppe logiquement, dans sa signification objective, l’idée d’une « chose en soi inconnaissable » (d’un « Ding an sich = X284» , selon la notation habituelle de l’O. P.) ; nous insisterons plus loin (pp. 204-291) sur la valeur logique de cet X ; il est indispensable toutefois, pour comprendre quelques textes qui devront être cités dans l’intervalle, de la faire entrevoir dès à présent : « Le phénomène du phénomène [le phénomène indirect], pensé comme liaison du divers, est le concept de l’objet lui-même5 » . « La chose en soi (= X) ne désigne pas un autre objet que celui même qui, envisagé seulement comme Op. cit., p. 31025−30 . Le sens de ce texte – vraisemblablement incorrect – semble être le suivant : « car c’est la spontanéité du sujet qui met en branle, en celui-ci, la force motrice du sens externe » . Adickes propose de lire (à la ligne 22) es au lieu de sie ; ce qui l’entraîne à remplacer, plus loin, Subjekt par Objekt, et, du reste, ne met pas encore la phrase parfaitement sur pied. En toute hypothèse, la signification générale du passage reste la même. 3 Op. cit., p. 32116−23 . 4 Cfr op. cit., p. 32015−20 et p. 3258−11 . 5 Op. cit., p. 3251−23 . 1 2 179 LIVRE II L’ OPUS POSTUMUM 252 phénomène, est offert à nos sens1 » . « Le corrélatif de la chose représentée comme phénomène est la chose en soi ; je veux dire : est le sujet même dont je fais (mache) un objet2 » . En effet, à la notion générale de phénomène correspond, comme son fondement rationnel, la notion de chose en soi : or, quel est le fondement rationnel du « phénomène indirect » ? Kant le répète à satiété : c’est l’activité immanente du sujet transcendantal : « La réceptivité de l’intuition, considérée sous son aspect formel, – c’est-à-dire considérée dans le phénomène, – et la spontanéité de la conscience, saisissant dans un concept (apprehensio) l’unité synthétique, sont les actes qui fondent les propositions synthétiques à priori de la philosophie transcendantale : par eux le sujet est donné à lui-même à priori comme phénomène3 » . Concluons : « La différence entre le concept d’une chose en soi et celui de la chose comme phénomène n’est pas objective, mais seulement subjective4 » . C’est une différence, non d’objets, mais de points de vue pris sur un même objet5 . Car, en définitive, « la chose en soi est l’ens rationis (= X) qui exprime la position du sujet par lui-même conformément au principe d’identité6 en quoi le sujet devient objet de pensée, pour autant qu’il se modifie lui-même, et par conséquent selon la forme [qu’il se donne], c’est-à-dire seulement comme phénomène7 » . Cette identification de la chose en soi (comme « ens rationis = X » ) avec le sujet (comme principe synthétique originaire) permet à Kant de risquer une expression plus paradoxale encore : « Ce qui détermine (bestimmt) la combinaison réciproque [des conditions spatiales et des conditions temporelles] en une intuition, c’est l’entendement (Verstand), pour autant que, d’une façon générale, il modifie (afficirt) le sens et expose (darstellt) l’objet sensible comme un phénomène. Le principe interne, à l’œuvre dans cette exposition, est l’inconnaissable (= X) : c’est donc, la 253 O. P., Conv. VII. Ak., Bd. XXII, p. 7118−19 . O. P., Conv. X. Ak., Bd. XXII, p. 41217−18 . 3 Op. cit., p. 4I212−16 . 4 O. P., Conv. VII. Ak., Bd. XXII, p. 2626−27 . 5 « Nicht ein anderes Object, sondern eine andere Beziehung – respectus – der Vorstellung auf dasselbe Object » . Ibid., p. 2628−29 . 6 C’est-à-dire : qui exprime le sujet se posant lui-même, par identité, selon la condition formelle de son essence logique. 7 Op. cit., p. 272−5 . – Faut-il souligner déjà le rapprochement entre ce point de vue et celui de Fichte ? 1 2 180 Ch.IV : Précisions apportées par l’« Uebergang » chose qui se fait elle-même (wodurch das Ding sich selbst macht) 1 ». §2. – Expérience (Erfahrung) et perception simple (Wahrnehmung) « L’expérience ne survient pas ainsi... toute faite ; elle doit être construite 2 » . Elle n’est pas un agrégat quelconque, mais un système 3 – Kant déjà nous l’a dit et redit. Elle est « œuvre de l’entendement groupant les perceptions sensibles en un tout, sous un concept 4 » . Elle est « une synthèse conceptuelle de phénomènes, réglée sur le principe de l’affection des sens, et conforme aux catégories5 » . Synthèse de l’entendement, l’expérience doit être une, et non multiple : « L’expérience est l’unité subjective absolue du divers de la représentation sensible. On ne parle pas, au pluriel, d’expériences, mais, au singulier, de l’expérience6 » . Il faut bien entendre ceci. « En tant qu’addition de représentations concrètes, particulières, l’expérience n’est jamais achevée : elle tend indéfiniment à égaler la somme absolue [des termes] de la série empirique7 » . 254 C’est justement pourquoi les lois universelles et nécessaires, « les principes de l’expérience possible, ne peuvent être dérivés de l’expérience même [c’est-à-dire de l’expérience effectuée], car celle-ci est une unité- absolue, réalisable seulement par approximation (ist absolute Einheit bei der nur Annäherung stattfindet)8 ». L’expérience comme totalité n’est saisie que dans l’exigence à priori qui oriente vers elle le groupement des perceptions : « nicht aus der Erfahrung, sondern zum Behuf der Erfahrung » , comme Kant le répète si souvent. Op. cit., p. 6926−29 . – Nous soulignons les derniers mots. O. P., Conv. X. Ak., Bd. XXII, p. 32029−31 : « Erfahrung kommt nicht... von selbst, sondern muss gemacht werden » . 3 « Ein System empirischer Vorstellungen (nicht ein empirisches System, denn das wäre ein Widerspruch) » , op. cit., p. 35923−25 . 4 « Ein Verstandesganze von Wahrnehmungen überhaupt unter Einem Begriffe » , op. cit., p. 3615−6 . 5 « Ein Verstandesbegriff von der Zusammensetzung der Erscheinungen, usw. » , O. P., Conv. XI. Ak., Bd. XXII, p. 47628−29 . 6 O. P., Conv. VII. Ak., Bd. XXII, p. 9726−27 : « man spricht nicht von Erfahrungen, sondern [von] der Erfahrung schlechthin » . 7 Op. cit., p. 1042−3 . 8 Op. cit., p. 1066−7 . 1 2 181 LIVRE II L’ OPUS POSTUMUM 255 L’expérience concrète tend vers l’unité : la diversité fondamentale qui s’oppose à cette unité, dans la conscience, est celle des perceptions élémentaires, des Wahrnehmungen. Celles-ci, « principes matériels de l’expérience possible 1 » , entrent comme éléments premiers dans le « tout collectif2 » qu’est l’expérience concrète. Soumise, dans l’Erfahrung, à un acte supérieur de synthèse, la perception simple (Wahrnehmung) « est elle-même l’effet de la force motrice mise en acte par le sujet, lorsque ce dernier se détermine à priori en vue de la représentation3 » . Les contenus subjectifs de la Wahrnehmung, c’est-à-dire les qualités sensibles : « son, lumière, chaleur, etc.4 » , constituent « l’intuition empirique5 » ; celle-ci « donne lieu, sur le plan des phénomènes, à autant d’espèces de perceptions, ni plus ni moins, qu’il en est requis pour réaliser l’unité [totale] de l’expérience6 » . C’est déjà l’unité de l’expérience qui commande l’émergence des perceptions, comme phénomènes, dans l’intuition empirique7 . Nous pouvons saisir ici l’aboutissement théorique extrême, chez Kant, d’une distinction formulée dès la Critique de la Raison pure, et maintenant jusque ; dans l’O. P. : la distinction de l’intuition et du concept comme éléments constitutifs nécessaires de toute connaissance objective. Aussi longtemps que l’union de l’intuition et du concept dans la conscience pouvait être considérée comme une rencontre d’éléments séparés, des doutes s’élevèrent sur la part que réclamait chacun d’eux dans l’objectivation ; il put même sembler que l’un ou l’autre, selon les points de vue, suffisait à assurer la fonction objective : l’intuition empirique, moyennant le postulat de « choses en soi » , – ou, au contraire, dans une théorie plus idéaliste de la connaissance, l’à priori conceptuel (voir ci-dessus : Maimon, Beck, Énésidème). Dans l’O. P., le point de vue de Kant s’est rapproché singulièrement de 181 celui de Beck (voir ci-dessus, pp. ??-186). « Toute représentation [qu’on veuille remarquer les parenthèses] est, en nous, soit intuition (représentation singulière immédiate), soit concept (représentation médiate, par quelque attribut universel) 8 » . Kant admettait, dès 1792, que cette notion de l’intuition, empruntée à son 0. P., Conv. V. Ak. XXI, p. 58320 . Op. cit., p. 5822! . 3 0. P., Conv. XI. Ak., Bd. XXII, p. 43914−16 . 4 Op. cit., p. 4936−8 . 5 « Die empirische Anschauung als das Subjective der Wahrnehmung der bewegenden Kräfte... » , 0. P., Conv. X. Ak. XXII, p. 3073−4 . 6 Op. cit., p. 36610−12 . 7 Op. cit., p. 36614−17 . 8 O. P., Conv. VII. Ak., Bd. XXII, p. 2428−29 . 1 2 182 Ch.IV : Précisions apportées par l’« Uebergang » 256 Cours de Logique, fût utilisée par Beck pour une déduction purement « descendante » de la philosophie transcendantale ; mais il jugeait alors que ce procédé déductif, établissant à priori, en partant de l’unité transcendantale du sujet, la nécessité d’une représentation « singulière et immédiate » , demeurait incomplet, s’il ne conduisait jusqu’à l’exigence d’un véritable « donné » extrinsèque, emplissant de sa diversité matérielle le temps et l’espace. Ici, cette réserve a disparu. L’intuition requise peut très bien se concevoir sans relation à quoi que ce soit d’extérieur au sujet. Qu’est-ce, en effet, qui est essentiel à l’intuition ? La singularité et l’immédiateté. Or, « il y a un être [le moi] qui se constitue lui-même en objet, pas seulement en objet pensé (cogitabile), mais en objet existant, donné (dabile) en dehors de la représentation que je m’en forme ; un être qui s’érige à priori en objet devant lui-même (Énésidème), et dont la représentation est, à la fois et immédiatement, celle du sujet et celle du propre objet de ce sujet, c’est-à-dire est intuition 1 ». Nous avons vu que l’Uebergang, en vertu d’un raisonnement à priori, relève, parmi les conditions préalables de l’expérience physique, non seulement l’intuition pure de temps et d’espace, mais un contenu spatio-temporel – les perceptions sensibles élémentaires (Wahrnehmungen) – dont la matière est constituée, prochainement du moins, par les « affections » que le sujet s’imprime à lui-même en mettant en œuvre les « forces motrices élémentaires » . Qu’existent ou non des « choses » en dehors du sujet, il n’a donc point fallu sortir du sujet connaissant pour trouver réalisée la définition kantienne de l’intuition, soit pure, soit empirique. La conscience est virtuellement, et tend à devenir actuellement, la coïncidence totale du sujet et de l’objet en une représentation ; l’intuition empirique marque le premier degré actuel de cette construction progressive de l’identité sujet-objet : le degré où le sujet se rend initialement passif de lui-même. La détermination qui résulte de là, pour la conscience, ne dépend, dans l’ordre de la représentation, d’aucune représentation antécédente : singulière, primitive, « immédiate » , elle innove, mais sans exiger d’être rapportée à quelque principe extérieur au sujet. En elle s’effectue, par « identité » subjective, la synthèse des conditions à priori du concept avec les apports particuliers de l’intuition empirique. Le texte suivant nous semble un résumé précis, sinon toujours lumineux, des rapports, analysés ci-dessus, entre la Wahrnehmung et l’Erfahrung : « L’élément matériel de la représentation sensible gît dans la perception (Wahrnehmung), c’est-à-dire dans l’acte par lequel le sujet se modifie (sich selbst afficirt) et devient à ses propres yeux 257 1 Op. cit., p. 10723−27 . 183 LIVRE II L’ OPUS POSTUMUM phénomène d’un objet. L’élément formel [de la représentation] est l’acte de liaison [Verknüpfung] des perceptions sensibles, à l’effet de rendre possible l’expérience en général, conformément à la table des catégories (axiome de l’intuition, anticipation de la perception, analogie de l’expérience et groupement ordonné de ces principes en un système général de la connaissance empirique). – La perception (Wahrnehmung), au sein de laquelle l’objet (das Object) est affecté par la chose (vom Gegenstande) dans l’exacte proportion où le sujet s’affecte [se modifie] lui-même selon les catégories, organise l’agrégat brut [matière] des perceptions, en un système de forces motrices matérielles : ce système nous montre, objectivement et à priori, les conditions de possibilité de l’expérience renfermées précisément dans ces actions et réactions [motrices primitives] ; celles-ci, [en effet], toutes ensemble, par leur groupement extérieur dans l’intuition spatiale et intérieur dans la sensation, enveloppent la fonction dynamique en vertu de laquelle se constituent les [divers] moments (momente) [que nous savons être, d’une part], prérequis pour la connaissance des objets en vue d’une science physique, et, d’autre part, contenus à priori, par identité, dans l’agrégat empirique devenu système1 » . §3. – « Affection » et « Selbstaffection » 258 L’idée d’une « affection » , ou modification passive du sujet connaissant, est impliquée dans la définition critique de la sensibilité comme faculté « réceptive » . En ce sens, du moins, elle date des débuts de la Critique ; mais son usage devint très fréquent dans les derniers écrits de Kant. A plusieurs reprises déjà, nous l’avons rencontrée aux pages de l’Uebergang : il nous reste à la dégager plus nettement. L’application la plus évidente qui soit faite de l’idée d’un affici (« Affection » ) concerne le rôle des « forces motrices élémentaires » dans la perception sensible (Wahrnehmung) : « Dès la simple perception externe ou interne, interviennent les forces motrices, aussi bien celles de la matière hors de moi, que celles de l’activité synthétique en moi2 » . O. P., Conv. XI. Ak., Bd. XXII, p. 50212−20 à 5031−2 . N. B. La finale de ce texte peut recevoir deux interprétations, selon qu’on lira, p. 50225−26 , « welche... ausmachen » ou « welche... ausmacht » . – On aura remarqué que la doctrine exposée dans ces dernières pages fait écho, non seulement à Beck, mais, par certains éléments, à Reinhold et même à Salomon Maimon. Gardons-nous, toutefois, de conclure d’une similitude matérielle à une véritable dépendance littéraire : celle-ci est possible, mais non, semble-t-il, démontrable. 2 O. P., Conv. VII. Ak., Bd. XXII, p. 1813−15 . 1 184 Ch.IV : Précisions apportées par l’« Uebergang » Or, la forme de la Wahrnehmung, nous le savons, consiste dans l’acte par lequel le sujet, disposant des « forces de la matière » , imprime en soi, par elles, une « affection » élémentaire. A un niveau supérieur, les Wahrnehmungen elles-mêmes sont appelées des « forces motrices » : « Comparées à la matière, et aux forces de la matière qui affectent extrinsèquement le sujet, et le meuvent donc, les perceptions sont, en soi, des forces motrices liées à la réaction (reactio) subjective [sur les données brutes] ; l’entendement [en effet] détermine à l’avance (anticipirt) la perception selon les seules formes concevables de mouvement – attraction, répulsion, inclusion ou enveloppement, compénétration1 » . Reconnaissons ici le thème général de l’ Uehergang : montrer à priori comment est possible une anticipation du contenu matériel même de l’expérience (« die Erfahrung quoad materiale zu antieipiren 2 » ). En définitive, toute représentation acquise par la conscience doit avoir pour auteur (Urheber) le sujet. N’est-ce point là un corollaire du « principe de l’idéalité des objets sensibles en tant que phénomènes » ? « D’après ce principe, nous construisons nous-mêmes la représentation empirique, c’est-à-dire que le sujet se modifie lui-même (sich selbst afficirt) et perçoit ce qu’il a lui-même introduit dans l’intuition empirique : il est lui-même l’auteur (Urheber) de sa représentation 3 » . 259 Toute « affection » du sujet présente donc à la fois un aspect actif et un aspect passif : seul le premier aspect – exercice d’une activité à priori – rend possible la « science » physique : « Ce n’est pas dans le fait que le sujet est empiriquement modifié par l’objet (per receptivitatem), mais dans le fait que le sujet se modifie lui-même (per spontaneitatem), que réside la possibilité de l’Uebergang... zur Physik4 » . N’oublions pas cependant que l’activité du sujet sur lui-même, dans 1’ « affection » empirique, ne se déploie qu’en mobilisant les forces motrices communes de la « matière » : « L’affectibilité (Affectibilität) du sujet comme phénomène a pour corrélatif, dans la perception sensible, l’excitabilité (Incitabilität) des forces motrices correspondantes5 » . 0. P., Conv. XI. Ak., Bd. XXII, p. 5023−8 . Op. cit., p. 50210 . 3 Op. cit., p. 47720−24 . Cfr Conv. X, p. 32116−23 l : texte cité plus haut, p. 250. 4 O.P., Conv. X. Ak., Bd. XXII, p. 40514−17 . 5 Op. cit., p. 39615−17 . 1 2 185 LIVRE II L’ OPUS POSTUMUM Que sont donc ces mystérieuses « bewegende Kräfte der Materie » , « ces forces motrices, qui constituent l’aspect subjectif1 des perceptions requises pour la possibilité de l’expérience ? Ce sont les actes autonomes2 par lesquels le sujet se modifie lui-même, tant dans l’intuition empirique que dans la synthèse des phénomènes, [c’est-à-dire] dans la conscience de sa propre action, selon une forme qu’il se donne à priori, – non en la tirant de l’expérience, mais par anticipation sur l’expérience3 » . 260 La considération de l’unité systématique de l’Erfahrung nous contraint, en effet, pour se parfaire, à remonter, par delà les formes empiriquement données, jusqu’aux actes autonomes, primitifs, d’auto-détermination où elles prennent origine ; en d’autres termes : jusqu’aux « forces motrices, considérées comme les causes efficientes des perceptions (als wirkende Ursachen der Wahrnehmungen)4 » . L’affection est donc, à tous les niveaux, auto-affection (Selbst-affection) ; on pourrait la définir : « le sujet se faisant objet5 » , le sujet prenant conscience de soi selon quelque détermination particulière « la conscience de soi (apperceptio) se réduit à un acte par lequel le sujet se fait objet d’une manière générale6 » : cette objectivation de l’entendement discursif devant lui-même ne comporte ni une totale indétermination, ni un contenu défini ; c’est « une intuition pure, laquelle, sous les dénominations d’espace et de temps [nous soulignons], contient seulement la forme de la synthèse (coordinatio et subordinatio) du divers intuitif7 » . A leur tour, espace et temps, abstraits de toute détermination empirique, ne sont pas des représentations objectives, mais des fonctions transcendantales ; ou, comme dit Kant : « L’espace (et le temps) n’est pas un objet d’intuition, mais l’intuition même8 » , « pas un objet d’intuition, mais un mode intuitif (Anschauungsart)9 » . « L’espace et le temps représentent ainsi, d’une part, des actes de la spontanéité du sujet dans l’in1 Par opposition à l’aspect « objectif » , phénoménal. Les « actes » , l’activité subjective, et non le produit formel de ces actes, les phénomènes. Oserait-on dire que c’est 1’ « esprit » considéré « comme nature » (ut natura) plutôt que « comme idée » ? 3 Op. cit., p. 40410−16 . 4 Op. cit., p. 4044−5 . 5 « Das Subject macht sich zum Object » : 0. P., Conv. XI. Ak., Bd. XXII, p. 44327 6 0. P., Conv. X. Ak., Bd. XXII, p. 41311−12 . 7 Op. cit., p. 4I315−18 . – L’espace et le temps kantiens tendent à se rapprocher de l’espace et du temps leibnitziens dans toute la mesure où Kant en vient à « intellectualiser » l’intuition à priori de la sensibilité. 8 Op. cit., p. 41021−25 . Cfr, par exemple, Conv. VII, pp. 1626 -175 . 9 0. P., Conv. X. Ak., Bd. XXII, p. 43326−28 . 2 186 Ch.IV : Précisions apportées par l’« Uebergang » tuition, et, d’autre part, des affections de la réceptivité [du même sujet] 1 » . 261 Comme « affections » du sujet discursif, ils en mesurent la capacité passive : « subjectivement parlant » , ils se confondent avec la forme constitutive du moi-objet, du moi réceptif2 ; et, par là même, ils s’objectivent en la forme concrète des perceptions empiriques, internes et externes3 . Puisque l’espace et le temps – formes à priori des phénomènes – appartiennent à la hiérarchie des conditions transcendantales qui commandent l’aperception objective, nous ne nous étonnerons pas de trouver, sous la plume de Kant, des formules de ce genre : « L’espace est ... le phénomène de l’objet en soi (= X) 4 » . Comment comprendre ceci ? « [Dans la représentation phénoménale], l’objet qui affecte [les sens] est un X indéterminé. [Or], l’élément formel du phénomène consiste dans la position de l’objet dans le temps et dans l’espace 5 » . Si l’on fait abstraction de la matière du phénomène, celui-ci n’offre donc plus qu’une simple position d’objet sous les déterminations générales d’espace et de temps ; lesquelles, ne pouvant être conçues elles-mêmes comme « choses en soi » , il reste qu’elles soient, en tant qu’intuitions pures, une sorte de phénomène de l’objet en soi indéterminé (= X). Et l’objet en soi, cause de l’affection du sens, ne diffère pas – nous l’avons dit plus haut – de l’activité exercée par le sujet sur lui-même : « Le contenu fondamental [de la connaissance, son id quod universel], la chose en soi, est un X [Indéfinissable] : c’est la pure représentation de la propre activité [du sujet]6 » . 262 Nous entrevoyons ici comment se précise, dans l’esprit de Kant, l’énigmatique concours d’intuition et de pensée, requis pour toute aperccption objective7 . Un seul et même « principe synthétique originaire » , d’une part couronne l’édifice logique de l’unité aperceptive, et d’antre part, agissant sourdement à l’instar d’une « chose en soi » , produit, dans 1’ « affection » empirique, le matériel élémentaire de la connaissance. Comme « chose en soi = cause de l’affection » , le principe synthétique – appelons-le de son nom : le moi transcendantal – inaugure la tâche même qui s’achèverait au dernier sommet de l’aperception : la tâche de rendre possible l’unité de l’expérience 1 2 O. P., Conv. VII. Ak., Bd. XXII, p. 4229−30 « Der Raum ist... das Subjective der Art afficirt zu werden » : 0. P., Conv. XI. Ak., Bd. XXII, p. 5244 . « Der Raum ist... bloss die Form der äusseren Anschauung » : Ibid., p. 5243 . Il faut dire la même chose du temps par rapport à l’intuition du « sens interne » . 4 0. P., Conv. VII. Ak., Bd. XXII, p. 415−6 . 5 Op. cit., p. 3612−14 . 6 Op. cit., p. 3710−12 . 7 Voir plus haut, pp. 254-255, 101 sqq. 3 187 LIVRE II L’ OPUS POSTUMUM 263 (« die Einheit der Erfahrung1 » ) ; à la racine de la connaissance s’impose donc une manière de « devoir » , un Sollen spéculatif. Cette constatation ouvre des perspectives qui dépassent de beaucoup l’ Uebergang. Avant d’en relever l’expression chez Kant même, nous devons suivre, un instant encore, son effort obstiné pour atteindre à priori, jusqu’en son tréfonds, le contenu matériel de la connaissance. Ce contenu matériel, l’affection empirique l’introduit dans la conscience sous l’apparence subjective des qualités physiques élémentaires, – « la lumière, le son, la chaleur » , – qui ne sont autre chose, dans leur « réalité intelligible2 » , que les modes fondamentaux de groupement des « forces motrices de la matière » . Bien que nous ne puissions déterminer à priori quelles combinaisons particulières de forces joueront dans telle ou telle expérience concrète, nous dressons à priori le cadre d’ensemble, dans lequel se rangeront nécessairement ces complexes dynamiques. Mais nous voudrions plus encore. Que recèle, au fond, la « matière » , derrière le rideau des « forces motrices » par lesquelles elle entre en composition avec l’a priori de la conscience ? Une chose semble certaine : « Expliquer rationnellement la matière n’est possible qu’à travers ses forces motrices spécifiques, par conséquent moyennant leur relation dynamique à la matière, et sans que celle-ci devienne immédiatement concevable en elle-même. Par exemple, la réalité fondamentale des acides minéraux sera seulement un quelque chose, en soi inconnu, sous-jacent aux forces caractéristiques des acides, comme pourrait l’être un substrat de leurs activités (causa efficiens)3 » . Quelle que soit la nature intime de ce « substrat » , sa correspondance dynamique avec les « forces motrices » permet d’entrevoir certains de ses caractères. 4 Appelons « éléments-matière » (Stoffen, , par opposition au « s toiqeĩa Cfr, par exemple, 0. P., Conv. X. Ak., Bd. XXII, p. 30027−28 . 2 Kant ne prétend pas déduire à priori, dans leur spécificité subjective, les représentations concrètes dont nos sens sont affectés : en tant qu’ « éprouvées » ou « senties » , elles ne peuvent être données que dans l’expérience même. La déduction à priori connaît seulement la structure intelligible d’un objet ; or, dans leur nature intelligible, les qualités sensibles se ramènent, pour Kant – aussi bien que pour Descartes, Locke ou Newton, et pour les physiciens modernes – à de purs modes de mouvement. On se souviendra de la distinction des « qualités premières » et des « qualités secondes » : Kant explique déjà, dans la deuxième édition de la Critique de la Raison pure, pourquoi ces dernières posent un problème critique ; par exemple : « La saveur et les couleurs [qualités secondes] ne sont nullement des conditions nécessaires, sous lesquelles seules les choses pourraient devenir pour nous objets des sens. Ce ne sont que des effets de l’organisation particulière de nos sens, liés accidentellement au phénomène » (KRV, A, pp. 28-29. Cfr A, pp. 28-30 ; B, pp. 44-45, 69-71). 3 O. P., Conv. VII. Ak., Bd. XXII, p. 137−11 4 Voir, par exemple, Conv. XI (Ak., Bd. XXII, pp. 55334 -5546 ) : « Der Stoff (materia ex qua). Verschiedene Elemente der Materie sind Stoffe... Urprincipien [der Materie] – elementa primi ordinis primitiva – sind Urstoffe (stoiqeĩa) » . 1 188 Ch.IV : Précisions apportées par l’« Uebergang » 264 concept générique » de matière (Materie, – comprenant aussi les forces motrices), les substrats « qui doivent être pensés comme parties qualitativement irréductibles de la matière (qualitativ-untheilbare Theile der Materie) 1 » . Or, Kant revient souvent, dans l’O. P., sur l’unité de la matière, qu’il , estime le corrélatif nécessaire de l’unité formelle de 1’ « expérience 2 » . Pour sauvegarder l’unité de la matière, il faudrait, croit-il, que les éléments primitifs (Stoffen), « qualitativement irréductibles » entre eux, fussent néanmoins, sur le plan matériel même, réductibles à une unité commune3 . Chimérique ou non, ce problème est abordé, par l’auteur de l’O. P., dans sa théorie de « l’éther » . Sans entrer dans le détail d’une exégèse passablement épineuse, nous nous contenterons de relever ici deux ou trois points, d’intérêt plus spécialement méthodologique. Après avoir rappelé l’unité et l’infinité de la matière qui remplit l’espace (à quoi semble contredire la division de cette matière en « parties » ou en « espèces spécifiquement différentes » ), Kant poursuit, en considérant les propriétés singulières de l’un des « éléments-matière » dont il parlait plus haut : « Celui de ces éléments-matière auquel, parce qu’on le suppose présent partout et pénétrant tout, serait réservé un rôle directeur, reste, en lui-même, une pure hypothèse : je veux parler du calorique (Wärmestoff), qui se prêterait bien [comme élément distinct] à mouvoir et à répartir tous les autres éléments, mais peut-être aussi n’est [rien de plus] qu’une simple qualité de mouvement4 » . 265 Ce texte cherche une conciliation de la matière une et des multiples « éléments-matière » dans l’hypothèse d’une Wärmestoff universelle ; hypothèse, en ce sens seulement – selon Kant – que la substance fondamentale y est figurée par analogie avec la chaleur (Wärme) ; car il y a, tout au fond de cette hypothèse physique, quelque chose de plus consistant : l’exigence, dans la matière même, d’une réalité de base (quelle qu’elle soit) qui assure l’unité des éléments matériels. Ceci n’est plus une hypothèse plausible, mais un postulat nécessaire. Lorsqu’il envisage de préférence cette nécessité logique, Kant parle plus volontiers d’ « éther » que de Wärniestoff, ou du moins il avertit d’écarter de ce dernier mot toute réminiscence d’une sensation de chaleur5 . La matière fondamentale – l’éther – supporte les corps et leur mécanisme, sans être elle-même un mécanisme : O. P., Conv. VII. Ak., Bd. XXII, p. 136 . Par exemple : 0. P., Conv. XI. Ak., Bd. XXII, p. 43316−19 . 3 Cfr cette démonstration, sous sa formule la plus générale, dans O. P., Conv. XII. Ak., Bd. XXII, pp. 612-615, plus spécialement pp, 61420 6157 . 4 O. P., Conv. XI. Ak., Bd. XXII, pp. 52525 -5264 . 5 Par exemple : O. P., Conv. XII. Ak., Bd. XXII, p. 60728−29 . Cfr p. 60620−26 . 1 2 189 LIVRE II L’ OPUS POSTUMUM « Totalité matérielle absolue ; subsistant en soi ; intrinsèquement et originairement mue et mouvante par attractions et répulsions, indépendante des forces motrices mécaniques1 , et, par conséquent conçue comme impondérable, incoe̋rcible, non sujette à cohésion ou à exhaustion ; pénétrant donc toutes choses ; postulée (sous le nom de calorique ou d’éther, peu importe) comme base du système élémentaire des forces motrices dynamiques2 , loin de n’être qu’une hypothèse explicative des phénomènes, ... elle est rationnellement exigée, dans un système des forces motrices primitives, comme principe de la totalité du mouvement initial, de l’ébranlement incessamment renouvelé, [dont ce système ne peut se passer]3 » . Adickes4 ramène ces propriétés de l’éther aux quatre suivantes : 1. C’est un continu occupant tout l’espace. 2. Il compénètre toutes choses. 3. Il se meut lui-même dans toutes ses parties. 4. Ce mouvement spontané est incessant, perpétuel. Nous atteignons ainsi l’extrême limite des conclusions que Kant croit pouvoir formuler à priori touchant la structure de la matière : « L’affirmation de l’existence de l’éther fait logiquement écho à [la considération de] l’expérience comme unité abso’ue, [comme totalité]5 » . « Cet éther ne peut donc pas être arbitrairement introduit en physique, à la façon d’un élément matériel hypothétique, correspondant à quelque espèce particulière des forces motrices (par exemple à la chaleur, ou à la lumière) : il n’appartient vraiment pas à la physique [expérimentale], mais à l’Uebcrgang von den M. A. d. N. W. zur Physik 6 . 266 1 « Mechanisch-bewegende Kräfte sind die, welche die ihnen ertheilte Bewegung andern mittheilen. Dynamisch-bewegend sind die, welche automatisch sind, z. B. Attraction » (Op. cit., p. 61516−18 ). 2 Voir note précédente. 3 Op. cit., p. 60810−21 . Cfr p. 5993−10 . 4 Kants Opus postumum, p. 399, n0 174. 5 O. P., Conv. XII. Ak., Bd. XXII, p. 6153−4 . 6 Op. cit., p. 60523−26 . 190 Ch.V : ‘A la limtite extrème du savoir 267 CHAPITRE V « A LA LIMITE EXTRÊME DU SAVOIR1 » §1. – GÉNÉRALISATION DU PROBLÈME DE L’UEBERGANG 268 L’Uehergang nous a montré ce que doit être la matière de la perception sensible, pour rendre possible l’expérience (Erfahrung). La forme de la perception appelle une enquête semblable : de quelle nature doit être cette forme, c’est-à-dire à. quelles conditions à priori doit-elle se soumettre, pour satisfaire à toutes les exigences théoriques de l’Erfahrung ? La réponse générale donnée par l’O. P. ne diffère pas substantiellement de celle que renfermaient déjà les Fortschritte, et peut-être même les Critiques. La forme universelle de l’intuition sensible (spatialité et temporalité) doit être construite par la spontanéité du sujet ; il faut donc qu’elle procède à priori de l’entendement (Verstand), selon le principe de la synthèse (Zusammensetzung) des perceptions ; qu’elle soit « autonome » , non « hétéronome » ; telle, en un mot, que « l’agrégat des perceptions constitue un système qui soit un par nécessaire identité, c’est-à-dire qui inclue en soi l’unité absolue (inconditionnelle)2 » . L’unité synthétique suprême impose donc ses exigences à toute la hiérarchie des formes à priori, y compris la forme de l’intuition sensible. Or, cette unité synthétique se ramène, en dernière analyse, à l’unité du « je suis » , synthèse de sujet et d’objet dans la conscience de soi : « La conscience de soi, qui unifie intuition et pensée en une représentation unique, constitue la connaissance proprement dite (Erkenntnis) ; l’impératif (das Imperativ) auquel se soumet l’entendement (le nosce teipsum) imprime au sujet déjà rendu objet d’intuition, le principe qui l’érige en [objet de] concept, autrement dit le principe qui subordonne l’objet intuitif à l’objet conceptuel3 ». La perception élémentaire obéit donc à une sorte d’impératif théorique, qui vise à l’unité absolue de la conscience de soi (« nosce teipsum » ), et qui fait sa partie dans un « tout » , dominé en dernière instance par l’impératif moral : « Uebergang zur Grenze alles Wissens » (0. P., Conv. I, Ak., Bd. XXI, p. 99−11 2 0. P., Conv. XI. Ak., Bd. XXII, p. 44710−20 . Cfr tout le contexte. 3 O. P., Conv. VII. Ak., Bd. XXII, p. 225−10 . 1 191 LIVRE II L’ OPUS POSTUMUM « L’expérience représente le tout de la série progressive que déroule, dans une incessante approximation, la conscience empirique. Comme totalité, elle est unité absolue ; s’il est permis de parler, au pluriel, de perceptions, il ne l’est pas de parler d’expériences... Il existe une nature, embrassant tout ce qui occupe l’espace et le temps : dans cette nature, la raison ramasse en une unité toutes les relations physiques. Il y a une cause efficiente souveraine, agissant avec liberté en des êtres doués de raison ; et avec eux, [il y a] un impératif catégorique, lien universel d’unité entre ceux-ci ; et avec cet impératif, un Être premier, activement présent à toutes choses (allbefassendes), auteur du commandement moral. Un Dieu 1 » . 269 Cet élargissement, vers le haut, du problème posé dans l’Uebergang von den M. A. N. W. zur Physik ne devint l’objet dominant des préoccupations de Kant qu’aux abords de l’année 1800. Entre les deux groupes de questions, ainsi délimités par la différence de date des liasses où ils apparaissent, existe-t-il quelque lien plus intime que la succession chronologique ? Parmi les critiques dont l’avis compte encore aujourd’hui, Vaihinger tient les développements épistémologiques les plus récents de l’O. P. pour un second ouvrage, projeté par Kant indépendamment de l’ Uebergang ... zur Physik. L’opinion de Krause s’attachait aussi à l’idée de deux ouvrages entièrement distincts, dont le second, guère concevable avant l’achèvement du premier, aurait eu pour objet de couronner le système de la métaphysique kantienne par la synthèse, enfin réalisée, de la raison théorique et de la raison pratique. L’hypothèse de deux traités indépendants a perdu beaucoup de sa probabilité. Mais faut-il, en sens opposé, aller aussi loin que Adickes, et rapporter presque exclusivement les vues épistémologiques terminales de l’O. P. à un « élargissement du plan » primitif de l’Uebergang zur Physik 2 ? Nous n’oserions l’affirmer. D’ailleurs, cette question de composition littéraire n’a, pour nous, d’intérêt que dans la mesure où elle découvre des rapports logiques. Or, nous semble-t-il : 10 D’une part, conformément aux vues d’Adickes, la nouvelle esquisse du système transcendantal supposait établie la thèse principale de l’Uebergang zur Physik, c’est-à-dire l’origine synthétique à priori de toute diversité qualitative discernable comme élément formel, dans l’intuition empirique : seule, en effet, la forme, reconnue comme forme, devient susceptible d’être introduite dans le cadre à priori d’un « système du monde » . 20 D’autre part – en ceci nous atténuerions un peu la thèse d’Adickes – les conclusions épistémologiques et métaphysiques, par lesquelles s’achève l’O. 1 2 192 Op. cit., p. 1042−12 . Adickes, Kants Opus postumum, pp. 722 sqq. Ch.V : ‘A la limtite extrème du savoir 270 P., étaient déjà latentes, implicitement postulées, dans les apories qui hantèrent l’esprit de Kant depuis la seconde édition de la Critique de la Raison pure 1 : pour que ces conclusions s’imposassent, dans toute leur ampleur, à un philosophe de plus en plus épris de « totalité systématique » (Ganzheit) un dernier chaînon, certes, devait être forgé : il fallait montrer la foncière rationalité de la diversité empirique engagée dans le « système du monde » . Dès le moment où cette diversité apparut rationnelle, dépendante de l’à priori du sujet, le dernier obstacle à l’unité parfaite de la métaphysique critique fut levé en principe. L’Uebergang von den Metaphysischen Anfangsgründen der Naturwissenschaft zur Physik rendit possible (sans l’exiger logiquement) un Uebergang zur Grenze aller Wissenschaft 2 . Mais le projet du second Uebergang semble avoir eu, d’abord, une certaine indépendance par rapport au projet du premier. Les textes ne manquent pas, en effet, où est tracée une voie directe, qui monte des M. A. d. N. W. vers « la limite supérieure du savoir » , en évitant le détour de la « physique » : « Des M. A. N. W., il faut maintenant remonter (Rückschritt thun) à la philosophie transcendantale comme à un système des idées de la raison pure3 , pour autant que ces idées sont synthétiques et dérivent à priori de la raison. Elles se ramènent à l’idée de Dieu, à celle de Monde, et à celle de l’Homme se déterminant librement dans le monde. Nous n’entendons pas ici le monde comme objet d’intuition empirique et d’expérience4 » . Ailleurs, l’ Uebergang zur Physik est, non seulement juxtaposé, mais opposé à l’ Uebergang zur Transcendentalphilosophie : ils sont « entièrement différents (ganz verschieden) » : le premier, appuyé sur les M. A. N. W., « s’élargit jusqu’à constituer le système des idées par lesquelles le sujet se donne la raison à priori de lui-même, et, par là, jusqu’à embrasser l’aspect formel constitutif de l’ensemble des objets5 » ; [le second Uebergang a pour but] « la philosophie transcendantale envisagée comme principe de la possibilité de l’expérience, [c’est-à-dire] comme disposition autonome du système des objets sensibles, en vue de rendre possible l’expérience 6 » . 271 138 Voir, ci-dessus, pp. 96-224. 267 2 Voir le titre de ce paragraphe, p. 191. 3 Sur ce même feuillet, Kant définit la Ph. Tr. : « Das System der Ideen in einem absoluten Ganzen » (ligne 26). Ailleurs, la Ph. Tr. est définie plus exclusivement par sa méthode, et non par le produit idéal de cette méthode, par exemple, Conv. I. Ak., Bd. XXI, pp. 8520 -864 . 4 O. P., Conv I. Ak., Bd. XXI, p. 8020−25 . Cfr p. 8514−19 . 5 Op. cit., p. IO218−20 . 6 Op. cit., p. 10223−25 . 1 193 LIVRE II L’ OPUS POSTUMUM Nous pouvons nous dispenser de tirer au clair, plus que l’auteur même de l’O. P., le parallélisme et l’opposition de ces deux points de vue, dont le premier regarde surtout la tâche constructive du sujet, et le second les conditions logiques de l’objet. En droit, ils coïncident à leur sommet absolu ; en fait, ils semblent maintes fois, sous la plume de Kant, interchangeables, pratiquement équivalents. Tenons-nous en aux deux textes suivants – deux « programmes » – d’où ressort tout au moins l’intention de grouper en un seul ouvrage les thèmes particuliers des deux Uebergänge : 1. Uebergang v. d. M. A. N. W. zur Physik. 2. Passage (Uebergang) de la physique à la philosophie transcendantale. 3. Passage de la philosophie transcendantale au système [des rapports] entre nature et liberté. 4. Conclusion à la liaison universelle des forces vives de toutes choses, dans la relation mutuelle de Dieu et du Monde1 . Le second programme se présente comme un projet d’ « Introduction » (Einleitung) : 1. Passage (Uebergang) des M. A. N. W. à la philosophie transcendantale. 2. Passage de celle-ci à une doctrine universelle de l’expérience, c’est-à-dire à une physique générale, considérée dans ses conditions formelles. 3. De la philosophie naturelle à une doctrine de la liberté... 4. Acheminement à une physique, comme système : Dieu, le Monde et l’Homme soumis à l’impératif moral2 . 272 §2. – La triade « Gott, Ich, Welt » La liasse I de l’O. P. multiplie les projets de titre, pour le grand ouvrage où Kant rêvait de parachever la synthèse de sa philosophie. Les premiers essais n’introduisent pas encore, dans le titre même, l’élément le plus caractéristique de cette synthèse. On lit, par exemple, à la première page du premier feuillet : « Passage à la limite de tout savoir : Dieu et le monde. – La totalité des êtres, Dieu et le monde, groupés selon leur relation mutuelle, dans le système synthétique des idées de la philosophie transcendantale, par3 ... » . Op. cit., p. 1720−24 . 2 Op. cit., p. 61l5−22 . 3 O.P., Conv. I. Ak., Bd. XXI, p. 99−11 . 1 194 Ch.V : ‘A la limtite extrème du savoir 273 Le monde dont il est ici question consiste, non dans une somme – toujours inachevée – de perceptions particulières, mais dans l’Erfahrung totale, représentée en nos concepts par le principe à priori de sa possibilité1 . Relativement à Dieu, sommet absolu dans l’ordre de la spéculation et du vouloir, deux questions se posent. La première – « Qu’est Dieu ? » – se résout par analyse rigoureuse de la notion d’Être parfait. La seconde – « Existe-t-il un Dieu ? » – ne se résout point par simple analyse de concepts, mais seulement, comme l’ont établi les Critiques, par la médiation d’un être raisonnable, existant dans le monde, mais éprouvant en lui-même le « commandement divin » sous la forme de 1’ « impératif catégorique2 » . Dieu et le monde apparaissent, aux deux pôles objectifs de la connaissance, comme des « maxima » opposés3 ; le système qui les relie dans notre pensée ne saurait être qu’une « cosmothéologie4 » , qui suppose, pour devenir possible, un intermédiaire confinant aux deux extrêmes : un « cosmo-theoros » , tout ensemble « habitant du monde » et « capable de tirer de son propre fonds les éléments d’une connaissance à priori du monde, c’est-à-dire capable, au moyen de ces éléments, de construire en idée l’intuition de l’univers même qu’il habite5 » . Le « sujet libre dans le monde » , l’homme, sujet moral, réunit ces conditions : il n’a pas à sortir de lui-même pour atteindre « le plus haut degré possible de progrès dans le système de la raison pure : Dieu et le monde6 » . Ainsi se dégage de plus en plus nettement la trilogie qui résume tout le système transcendantal. Assistons à quelques efforts de Kant pour la glisser au complet dans l’intitulé général de l’ouvrage. Il se contente d’abord de mentionner les deux « maxima » : « Gott und die Welt7 » . Bientôt s’adjoint le troisième terme : « Gott, die Welt und Ich8 » ; puis telle ou telle détermination du terme ajouté ; par exemple : « Gott, die Welt und das Bewusstsein meiner Existenz in der Welt, im Raum und Zeit (Dieu, le monde et la conscience de mon existence dans le monde, dans l’espace et le temps)9 » . Ou bien : « Gott, die Welt und der Cfr op. cit., p. 1013−18 . 2 Cfr op. cit., pp. 9 à 11, çà et là. 3 Op. cit., p. 1012. Cfr p. 2013−14 , et ailleurs. 4 Op. cit., p. 1711−17 , 2017−19 . 5 Op. cit., p. 3123−25 . Cosmotheoros = « Weltbeobachter » (op. cit., p. 4331 ) ou « Weltbeschauer » (op. cit., p. 5536−7 ). 6 Op. cit., p. 205−6 . 7 Op. cit., p. 162−5 . 8 Op. cit., p. 234 . 9 Op. cit., p. 2422−23 . 1 195 LIVRE II L’ OPUS POSTUMUM Mensch als Person (– et l’homme en tant que personne)1 » . Ou encore : « Gott, die Welt und (der Mensch) das denkende Wesen in der Welt (– et – l’homme – l’être doué de pensée dans le monde) 2 » . Les titres précédents restent muets sur la relation du troisième ternie aux deux autres : elle pouvait être formulée, au moins d’une manière générale, par exemple : « Gott, die Welt und der Geist des Menschen der beyde denkt (– et l’esprit de l’homme qui pense. également les deux termes)3 » ; « Gott, die Welt und das beyde Objecte verknüpfende Subject, das denkende Wesen in der Welt (– et le sujet reliant ces deux objets, c’est-à-dire l’être pensant dans le monde) 4 » . D’autres formules, où manque l’expression de la relation bilatérale du moi, sont, en revanche, redondantes sur d’autres points, par exemple : « Gott, die Welt und dieser ihr Inhaber, der Mensch in der Welt (Dieu, le monde et l’homme en possession du monde, dans le monde)5 » ; ou cette autre, mieux venue : « Gott, die Welt, und der dem Pflichtgesetz unterworfene Mensch in der Welt (– et l’homme soumis à la loi morale dans le monde)6 » . Une autre idée, intéressante en elle-même, se fait jour dans quelques intitulés ; par exemple : « Gott, die Welt und der sein Daseyn a priori synthetisch bestimmende Mensch in der Welt (– et l’homme, dans le monde, déterminant par synthèse à priori sa propre existence)7 » , ou mieux encore, en rapprochant les idées de devoir moral et d’auto-détermination : « Gott, die Welt, und der durchs Pflichtgebot sich selbst gesetzgebende Mensch in der Welt (– et, dans ce monde, l’homme se faisant son propre législateur par le commandement moral)8 » . Kant, d’ailleurs, à la même époque, essaie aussi des formules moins expressives, ou autrement orientées : « Gott, die Welt und Ich (der Mensch), in einem System der Transc. Phil, vereinigt vorgestellt von... (– et le moi – l’homme – rapprochés dans l’exposé d’un système de philosophie transcendantale, par...)9 » . « Gott und die Welt, das All der Wesen, in einem System im höchsten 274 1 Op. 2 Op. 3 Op. 4 Op. 5 Op. 6 Op. 7 Op. 8 Op. 9 Op. 196 cit., cit., cit., cit., cit., cit., cit., cit., cit., p. p. p. p. p. p. p. p. p. 2914 . Cfr p. 31l8−19 . 3212 . 2925 . 3413−14 . 3822−23 . 918−9 . 3916−17 . 569−10 . 4217−20 . Cfr p. 461 . Ch.V : ‘A la limtite extrème du savoir Standpunkt der Transc. Phil, vorgestellt... (Dieu et le monde, le tout de l’être, exposés systématiquement du point de vue le plus élevé de la philosophie transcendantale)1 » . Concurremment avec la série entière des titres précédents, d’autres affichent au premier plan l’idée d’un « système de philosophie transcendantale » . En voici quelques exemples : « System der Transcendental-Philosophie, in drey Abschnitten : Gott, die Welt... (Système de philosophie transcendantale, en trois Sections : Dieu, le monde...)2 » . – « Gott und die Welt. Ein System der Ideen im höchsten Standpunkt der Transc. Phil, vorgestellt von ... (– Un système des idées, exposé du point de vue suprême de la philosophie transcendantale, par...)3 » . – « Der höchste Standpunk der Transcendental-Philosophie im System der Ideen... (Le point de vue dominant de la philosophie transcendantale dans un système des idées...)4 » . 275 Remarquons encore cette formule, assez tardive, qui souligne la portée de l’ouvrage, – une manière d’exegi monumentum, anticipé dans un rêve ambitieux : « Die reine Philosophie in der Vollständigkeit ihres Systems dargestellt von I[mmanuel] K[ant] (La philosophie pure, exposée comme un tout systématique, par I. K.) 5 » . Voici enfin le titre – un peu long – où sont accumulées le plus d’indications précises : « Der Transcendentalphilosophie höchster Standpunkt im System der Ideen : Gott, die Welt und der durch Pflichtgesetze sich beschränkende Mensch in der Welt, vorgestellt von... (Le point de vue le plus élevé atteint par la philosophie transcendantale dans le système des idées : Dieu, le Monde et l’Homme se limitant lui-même, dans le monde, par les lois du devoir) 6 » . Un simple commentaire de ce titre fournirait déjà un bon exposé des grandes lignes du système transcendantal kantien, dans son état terminal. Avant de les retracer ici, nous devons parcourir encore quelques notions et quelques thèses, propres à l’horizon élargi que nous venons de reconnaître. 1 Op. cit., 2 Op. cit., 3 Op. cit., 4 Op. cit., (on reconnaît, 5 Op. cit., 6 Op. cit., p. 5220−22 . p. 273−5 . p. 5218−19 . p. 542−3 ; « Der Tr.-Phil. höchster Standpunkt : Gott, die Welt... » : op. cit.,p. 3210−12 repris à la lettre, le titre du tome III des Erläuterungen de Beck). Cfr p. 593−6 . p. 9525−26 . p. 593−10 . 197 LIVRE II L’ OPUS POSTUMUM §3. – Position et AUTOPOSITION (« Setzung, Selbstsetzung » ) 276 Fichte et Beck – nous l’avons constaté plus haut – reprochaient à Reinhold de placer, à la racine du système critique, un fait (Tatsache) ou une proposition (Satz), alors que, manifestement, il faut remonter jusqu’à l’acte, ou à l’action (Tun, Handlung), qui soutient ces premiers produits formels, étalés à fleur de conscience. Et nous avons remarqué l’attitude compréhensive, mais encore réservée, de Kant devant cette tentative d’approfondissement du criticisme. Lui-même, depuis longtemps, s’avançait prudemment dans la même direction : son insistance sur le primat de la synthèse dans la formation de la connaissance, sa théorie du Zusammensetzen dans les Fortschritte, en sont d’assez clairs indices. L’O. P., abandonnant les dernières timidités, généralise l’emploi de l’idée de Setzung (ou de Handlung). La priorité de la Setzung (position) sur la « forme » , dans l’ « affection empirique » et dans les intuitions pures d’espace et de temps, nous a occupés déjà, et ne peut laisser aucun doute1 . Nous allons, au prix de quelques redites, entendre Kant exposer des vues plus larges encore. « Le premier acte (Act) de la connaissance est le verbe (Verbum) : je suis conscience de moi-même (Selbstbewusstsein), parce que moi, sujet, suis pour moi-même objet. En ceci déjà gît une relation préalable à toute détermination du sujet... La conscience de soi (apperceptio) est un acte par lequel le sujet se fait (sich macht), d’une manière générale, objet. Ce n’est pas encore une perception (Wahrnehmung), [qui supposerait une affection subjective dans une intuition empirique], ... mais c’est d’abord une intuition pure, qui, sous les dénominations d’espace et de temps, ne renferme que l’élément formel de la synthèse (coordinatio et subordinatio) du divers intuitif2 » . Les intuitions d’espace et de temps ne sont pas, en elles-mêmes, des « choses » perçues, « mais elles constituent un tout [virtuel] d’intuition (ein Ganzes der Anschauung), qui ne saurait être objectivement qu’un phénomène pur, à quoi ne correspond qu’en idée l’objet pensé comme chose en soi3 » . Dans la « synthèse intuitive (Synthesis der Anschauung) » , loin de s’appuyer sur des perceptions particulières, « on part d’un principe à priori commandant le formel de l’intuition, et l’on procède de là jusqu’au principe de possibilité de l’expérience : sans 277 1 Cfr ci-dessus, pp. 257-263, 253. 0. P., Conv. X. Ak., Bd. XXII, p. 4132−4 , 3 Op. cit., pp. 41331 -4144 . 2 198 11−13 15−18 , . Ch.V : ‘A la limtite extrème du savoir rien emprunter encore à l’expérience concrète, on se pose soimême. [En effet], l’existence de la conscience dans l’espace et le temps se réduit toute à un phénomène du sens interne ou du sens externe, et, comme telle, réclame un principe synthétique à priori d’intuition ainsi qu’une affection du sujet, se rendant lui-même chose existante dans l’espace-temps. Le sujet fait ici fonction de chose en soi, parce qu’il est doué de spontanéité. Le phénomène (Erscheinung), au contraire, est réceptivité ; n’y voyons pas un objet autre [que le sujet], mais seulement une autre manière [pour le sujet] de se rendre objet. L’objet intelligible, loin d’être un objet nouménal (objectum noumenon), est [en réalité] l’acte de l’entendement qui érige (macht) en phénomène le contenu de l’intuition sensible1 » . De l’aperception suprême à l’affection empirique, les « positions » objectives, effectuées par le sujet, s’échelonnent comme autant d’ « autopositions partielles » , sous l’égide d’une « autoposition » primitive, la pure « conscience de soi » . En effet : « Ma connaissance tout entière est une participation plus ou moins prochaine à la conscience de moi-même... Cet acte d’aperception [pure] (sum cogitans) n’est pas encore un jugement (judicium) porté sur un objet, autrement dit, n’est pas cette relation de prédicat à sujet qui fonde [prochainement] une connaissance... ; c’est moins encore une conclusion [analytique] du type : je pense, donc je suis2 ... » . C’est 1’ « acte du sujet3 » , se rendant objet avant de se donner aucune détermination particulière : « Moyennant cette conscience [primitive] de moi-même, je n’ai plus affaire, objectivement, qu’avec mes facultés de représentation [c’est-àdire : je n’ai plus besoin, pour connaître objectivement, que de laisser jouer mes facultés subjectives de représentation]. Je suis à moi-même un objet. La position même de quelque chose hors de moi procède de moi, sous les formes spatiale et temporelle, où c’est moi encore qui range les objets du sens externe et du sens interne : et c’est pourquoi [l’espace et le temps] sont des positions s’étendant à l’infini (welche darum unendliche Setzungen sind). Ainsi, l’existence des choses dans l’espace et le temps ne consiste en rien autre qu’en l’omnimoda determinatio, purement subjective, [de l’espace-temps]4 » . 278 Op. cit., pp. 41424 -4155 . 0. P., Conv. VII. Ak., Bd. XXII, pp. 8923 -905 . 3 Op. cit., p. 8915−16 . 4 Op. cit., p. 9710−15 . 1 2 199 LIVRE II L’ OPUS POSTUMUM Bref, conclut Kant, à la fin de la liasse X : « [En philosophie transcendantale] nous n’avons affaire qu’à la connaissance synthétique à priori, à la synthèse du divers de l’intuition dans l’espace-temps, et à un objet que nous construisons (machen) nous-mêmes, tout ensemble comme contemplateurs (Zuschauer) et comme auteurs (Urheber)1 » . 279 Cette hiérarchie de « positions » (Setzungen), générales et particulières, du sujet était en germe, nous semble-t-il, depuis la seconde édition de la Critique (1787), dans la priorité absolue reconnue explicitement à l’acte de synthèse sur la forme synthétique. Il est vrai que la structure de la connaissance était alors exprimée, de préférence, par ses étagements « formels » : concepts et catégories, temps et espace comme « data à priori » reconnus dans l’objet empirique. Mais cet aspect formel n’est point du tout sacrifié dans l’O. P. ; car le moment « position » y reste inévitablement suivi d’un moment « réflexion » , qui immobilise et saisit la forme de la position immanente 2 . En faisant ainsi, du principe synthétique suprême de nos connaissances, « le sujet auto-créateur (subjectiv Selbst-schöpfer)3 » de toutes les déterminations formelles objectivement présentes à notre pensée, ne rapproche-t-on pas singulièrement les propriétés de la raison spéculative de celles de la raison pratique ? Leur écart apparaît notablement réduit, lorsque l’on se trouve en droit d’employer, à propos des premières, les mots d’ « impératif » et d’ « autonomie » , que nous avons rencontrés plus haut4 , voire même le mot d’ « autocratie5 » , réservé précédemment à la volonté morale, mais transposé ici au domaine théorique : « La philosophie transcendantale est la création autonome (autocratie) des idées, à l’effet de constituer par elles un système complet des objets de la raison pure6 » . En généralisant la méthode « réfléchissante » de l’Uebergang, il serait donc possible d’organiser, en un système homogène, autour de la « Setzung » foncièrement identique, tous les degrés structuraux de la connaissance humaine, depuis l’unité suprême et universelle de la conscience jusqu’à la limite Op. cit., p. 4217−10 . 2 Cfr, par exemple, cette note : « Zwei Determinationen : 1. Ich denke ; 2. Ich weiss dass ich Denke. Zwei Funktionen : der Determination [fonction synthétique] und Reflexion [fonction analytique]. Logische Reflexion [ist] noch eine höhere oder absolute Reflexion » (op. cit., p. 3054−6 ). Le mot « reflexion» n’est guère usité dans l’O. P. ; mais la fonction élémentaire qui y correspond s’y rencontre à chaque pas : chaque fois qu’un aspect formel de l’activité du sujet se détache objectivement dans la conscience. 3 O.P., Conv. I. Ak., Bd. XXI, p. 2132 . 4 Cfr pp. 258, 267-268. 5 Op. cit., 9112 : « Die Selbstschöpfung der Ideen (autocratie). 6 Op. cit., p. 8410−11 . 1 200 Ch.V : ‘A la limtite extrème du savoir inférieure, particulière, existentielle (au sens kantien), caractérisée par l’ omnimoda determinatio subjective1 . Essentiellement dynamique, la « Setzung » – qui est « Akt, Handlung, Tun, Machen » , etc., n’objective le sujet qu’en le détaillant selon des limitations échelonnées. Pouvons-nous maintenant entrevoir en lui-même le principe absolument premier de ce fractionnement objectif du moi ? §4. – La personne (le sujet moral) 280 Après avoir rappelé que la réflexion sur l’impératif catégorique nous fait envisager nos devoirs comme autant de « commandements divins » , Kant jette en passant cette notation : « Concept de la liberté. – La raison morale pratique est une des forces motrices de la nature et [s’exerce] sur tous les objets des sens2 » . Prise à la lettre, cette formule entraînerait des conséquences considérables. Ne dépassons pas l’horizon actuel de Kant : le philosophe veut affirmer seulement que les objets sensibles offrent, à la causalité motrice de la raison pratique, « un champ spécial d’exercice » pour s’élever de là « aux idées3 » , en d’autres termes, pour édifier un système total de l’être et des êtres. Création idéale, qui est œuvre de « liberté » . La Critique de la Raison pratique nous a montré la « liberté » inséparable de la « moralité » . Le sujet libre, « conscient de soi » , « autonome » et « autocrate » , se révèle, à la fois, « législateur » et (s’il n’est lui-même la « sainteté parfaite » ) « soumis à l’obligation de la loi » . Commencement absolu et fin en soi, il est, dans cette mesure, porteur de « droits » dont il a conscience. Nous rejoignons, de la sorte, la notion kantienne de personne, qui joue un rôle important dans la seconde partie de l’O. P. : « La personne est un être possédant des droits dont il peut avoir conscience4 » . « S’il n’a que des droits, et pas de devoirs, il est Dieu5 » . « Tout être vivant qui a conscience de soi, renferme un principe immatériel et est une personne 6 » . 130 Voir, ci-dessus, p. 90. 2 O. P., Conv. VII. Ak., Bd. XXII, p. 10510−12 . 3 Ibid. 4 Op. cit., p. 5116−17 . 5 Op. cit., p. 4924 . 6 O. P., Conv. I, Ak., Bd. XXI, p. 666−7 . Cfr p. 1215−19 . 1 201 LIVRE II L’ OPUS POSTUMUM 28l Dans le système des êtres, les propriétés caractéristiques de la personne ne se rencontrent qu’en Dieu et chez l’homme. Occupons-nous d’abord de ce dernier. L’homme, quoique personne, subit le pouvoir despotique de la nature 1 : « Le moi (le sujet que je suis) n’est pas seulement une personne, consciente d’elle-même, mais un objet d’intuition spatiotemporelle, appartenant donc au monde. Cependant – témoin l’impératif catégorique – je suis un être doué de liberté, et comme tel n’appartiens plus au monde, où toute causalité est liée à l’espace et au temps, tandis que l’impératif catégorique est l’œuvre d’un être divin agissant comme personne [et non, dit Kant, ailleurs, comme « démiurge » ] : aussi, dans la détermination active de moi-même, entre en jeu (c’est une propriété de la nature humaine) un pouvoir rationnel, tout ensemble technique-pratique et practico-moral (technisch-practisch und zugleich moralischpractisch)2 » . Plus précisément : « L’homme appartient au monde par sa sensibilité externe. Tout homme est déterminé par hétéronomie [comme être de nature], mais l’est en même temps, comme personne, en se soumettant à une loi d’autonomie. – La personne est un être qui se détermine soi-même par des principes de liberté3 » . 282 L’autonomie de l’impératif catégorique élève celui-ci au-dessus des contraintes de nature, mais elle n’exclut pas cette contrainte morale qu’est l’obligation, imposée à l’homme, de « se restreindre » en tant qu’agent « dans le monde » ; nous avons rencontré (p. 275) la formule bien expressive : « ... der durch Pflichtgesetze sich beschränkende Mensch in der Welt4 » . Tout ceci, qui ne fait, en somme, que répéter les Critiques, suppose, entre l’homme agissant comme « personne » et le monde qui subit son action, une étroite correspondance et, pour ainsi dire, une connaturalité. Comment la comprendre, puisque l’homme n’est, à aucun degré, l’auteur de la nature, ni de la sienne propre ni de celle qui l’entoure ? La clef du problème gît dans la perfection même de cette liberté créatrice, en laquelle notre raison reconnaît l’auteur de la nature et le fondement des valeurs morales. « Un être qui soit, à l’origine, le législateur universel tant de la nature que de la liberté, voilà ce qu’est Dieu. Il n’est pas seulement l’Être suprême, mais l’Intelligence suprême et le Bien su1 Op. Op. 3 Op. 4 Op. 2 202 cit., cit., cit., cit., p. 1329 . pp. 4222 -432 . p. 6215−18 . p. 593−10 , Ch.V : ‘A la limtite extrème du savoir prême (dans l’ordre de la sainteté) : ens summum, summa intelligentia, summum bonum 1 » . Pareil être sera éminemment une « personne » : « Dans le concept (Begriff) de Dieu, on se représente une personne, c’est-à-dire un être intelligent qui, premièrement, possède des droits, mais qui, secondement, [en vertu de sa perfection], sans être restreint lui-même par aucun devoir, impose, au contraire, à tous les autres êtres doués de raison, la contrainte [morale] de ses commandements2 » . Et puisque, selon Kant, l’existence de Dieu n’est démontrable que par la nécessité de recourir à un Être parfait et personnel pour expliquer la possibilité de lois inconditionnellement obligatoires, bien qu’exécutoires « dans le monde » des phénomènes, il s’ensuit que notre idée du Créateur enveloppe essentiellement celle d’une Intention parfaitement sainte, non seulement de soumettre les volontés créées à l’impératif moral, mais d’offrir des fins possibles à notre action obligatoire. La liberté de Dieu, comme principe d’un ordre moral, occupe ainsi le sommet absolu de toutes choses, en nous et hors de nous : « En elle, c’est-à-dire dans l’idée de Dieu comme Être moral, nous vivons, nous agissons et nous sommes (leben, weben und sind wir), stimulés par la connaissance de nos devoirs comme ordres divins. Le concept de Dieu est l’idée d’un Être moral, qui, en tant que tel, en tant que règle morale, commande universellement (welches, als ein solches richtend, allgemein gebietend ist). Cet être n’est point un hypothétique objet (Ding) : c’est la pure raison pratique elle-même, personnifiée, avec ses forces motrices propres dominant les êtres de l’univers et leurs forces3 » . 283 La phrase que nous venons de transcrire, ne détruit-elle pas, en le réduisant à une « fiction » (Dichtung, Schein), l’édifice même dont elle semblait poser le couronnement ? La Liberté divine, solution suprême de toutes les énigmes de la philosophie, n’aurait-elle de réalité que la réalité subjective de la « raison pure pratique » en chacun ? Plus que jamais nous devrons cheminer prudemment, pour saisir, si possible, jusqu’à la nuance, la pensée authentique de Kant. Nous examinerons successivement, d’après l’O. P., les deux problèmes connexes de la chose en soi et de l’existence de Dieu. Op. cit., p. 143−6 . 2 Op. cit., p. 1019−22 . 3 O.P., Conv. VII. Ak., Bd. XXII, p. 11811−18 . 1 203 LIVRE II L’ OPUS POSTUMUM §5 – RÉALITÉ DE LA CHOSE EN SOI Jusqu’à l’époque de sa correspondance avec Beck, et plus tard même, les indices ne manquent pas de la conviction persistante où était Kant – non seulement comme homme, mais comme philosophe – de l’existence de « choses en soi » extérieures au sujet connaissant. En revanche, une lecture rapide des fascicules de l’O. P. postérieurs à l’année 1799 (liasses XII, XI, X, VII et I) ferait aisément supposer que leur auteur, quelles que fussent ses convictions privées, ne laisse plus aucune place, dans sa philosophie, à l’existence en soi de choses ou d’objets (Dinge, Gegenstände). Qu’en est-il ? Certes, des affirmations générales d’une réalité extérieure se rencontrent encore, isolées, et mal appuyées par le contexte ; par exemple : « A la simple perception, externe et interne, appartiennent déjà des forces motrices, tant de la matière hors de moi que de sa synthèse en moi1 » . 284 D’autres formules peuvent sembler ambiguë̋s. Nous avons rencontré plus haut (p. 250) la suivante, dont Je texte, malheureusement, n’est pas très sûr : « Connaissance de la force motrice dans le phénomène spatial, par opposition à la force motrice en elle-même. – [D’une part] phénomène de phénomène (Erscheinung von der Erscheinung)... etc. [D’autre part] force motrice du sens externe, exercée indirectement dans l’investigation de la nature : c’est le sujet qui effectue et cause en soi le mouvement même dont elle [la force motrice ?] est affectée [ébranlée ?] ; [– il ? elle ?] introduit ainsi à priori, dans le sujet, [l’objet, conjecture Adickes] cela même que celui-ci [le sujet] reçoit du dehors2 ... » . Comprendrons-nous que le sujet, agissant sur lui-même à la façon d’une force naturelle, imprime à cette action immanente une forme parallèle à celle que présente, en dehors du sujet, le jeu élémentaire des forces de la matière ? ou même, que le sujet, par une action spontanée, reconstruise en lui-même les déterminations brutes – « affections transcendantes » – que, par ailleurs, il aurait reçues des « choses en soi » ? Ou bien, abstraction faite des choses en soi, faut-il comprendre que toute apparence de réceptivité, dans le sujet, se ramène à une passivité de celui-ci devant lui-même, si bien que les « forces motrices » , quelles qu’elles soient, traduisent toujours et exclusivement une activité subjective ? Autre exemple de formule douteuse : 1 2 204 Op. cit., p. 1813−15 . O.P., Conv. X. Ak., Bd. XXII, p. 32119−23 . Ch.V : ‘A la limtite extrème du savoir « La pure conscience de soi... n’est pas encore une perception (apprehensio simplex ), c’est-à-dire une, représentation sensible, pour laquelle il est requis que le sujet soit affecté par quelque objet, et que l’intuition soit empirique1 ... » . 285 On pourrait croire qu’il s’agit d’une « affection transcendante » de la sensibilité ; mais lisons le contexte, quelques lignes plus bas : « Que le divers de l’intuition rende l’objet représentable comme phénomène ou selon son en soi, cela ne fait pas d’autre différence que de savoir si l’élément formel [de cette diversité] doit être pensé comme valant subjectivement, c’est-à-dire pour le sujet, ou objectivement, pour qui que ce soit ; ce qui revient à savoir si la position [de quelque chose] nous représente un substantif [une position effectuée] ou un verbe [l’acte de poser]2 » . Mais ces affirmations apparentes ou douteuses – et, en tout cas, assez rares – de l’existence de choses en soi comptent à peine en regard des multiples passages qui écartent toute interprétation transcendante des notions de chose ou d’objet. Nous allons parcourir quelques exemples de ces propositions négatives, et nous chercherons ensuite à en dégager une interprétation précise de la pensée de Kant sur le point qui 251 nous occupe. Nous avons trouvé plus haut (pp. 179-253) la notion de chose en soi – « Ding an sich = X » – inséparablement associée à celle d’Erscheinung, comme une sorte de « conceptus infinitus » complémentaire de celle-ci (chose en soi = non-phénomène). Que vaut, logiquement, ce revers négatif du phénomène ? « La chose’ en soi, correspondant à la chose représentée comme phénomène, est un pur être de raison (Gedankending), non toutefois une absurdité logique (Unding)3 » . Dans la production objective du phénomène (« objectum Phaenomenon » ), « la chose en soi indéterminée (objectum Noumenon) n’est qu’une pure pensée, dont la fonction consiste à maintenir la représentation [sensible] de l’objet dans le cadre du phénomène, c’est-à-dire de ce qui n’est qu’indirectement connaissable 4 » . 286 On reconnaît ici la signification de « concept limitant » , attribuée à la chose en soi par la Critique 5 : seulement, le « noumène négatif » est désormais confiné dans le plan idéal de la représentation ; il équivaut à l’interdiction de traiter l’ « objet phénoménal » comme objet en soi, rien de plus. C’est ce que répètent des textes postérieurs en date aux précédents : Op. cit., p. 41311−15 . Op. cit., p. 41321−26 . 3 Op. cit., p. 41522−23 . 4 Op. cit., p. 4165−9 . 5 Voir Cahier III, 3e édit., pp. 213-215. 1 2 205 LIVRE II L’ OPUS POSTUMUM « Tout ce que l’on se représente comme phénomène est pensé comme différent de ce qu’est en lui-même l’objet (tel le sensible opposé à l’intelligible). Mais l’objet en soi (= X) ne désigne aucun objet particulier en dehors de ma représentation : c’est seulement l’idée même, reconnue nécessaire, d’une abstraction du sensible. Non un cognoscibile [saisi] comme intelligible, mais un X ; car, abstraction faite de la forme du phénomène, [l’objet en soi] reste pourtant un cogitabile (et, à vrai dire, un cogitabile qui s’impose à la pensée : nothwendig denkbar ) : quelque chose qui ne peut être donné [empiriquement], mais doit néanmoins être pensé comme réalisable, peut-être, dans un ensemble différent de circonstances, hors du plan sensible1 » . « La chose en soi... n’est pas un autre objet [que l’objectum phaenomenon], mais un autre rapport (respectus) de notre représentation au même objet... C’est l’ens rationis (= X) correspondant à la position de soi [dans le phénomène]2 » . « Le [fond] matériel [du phénomène], la chose en soi, est un X : simplement la représentation qu’a le sujet de sa propre activité3 ». Nous voyons émerger de nouveau, dans les deux derniers textes, l’identification réelle entre la chose en soi et l’activité d’autoposition du Moi transcendantal. Cette veine, exploitée surtout dans la liasse X, n’est point absente de la liasse VIL Deux exemples suffiront à le montrer. La liasse X se termine par une brève énumération de thèmes à traiter. Nous y lisons ces notations significatives : « La chose en soi (= X) n’est qu’un être en pensée, un ens rationis ratiocinantis... L’élément subjectif de l’intuition [d’un objet] comme phénomène est la forme à priori ; la chose en soi est l’X. Philosophie transcendantale : 1. Se poser soi-même. - 2. S’opposer un objet d’intuition : non un objet d’intuition empirique, mais [d’intuition] à priori, dans la [pure] ligne formelle, l’espace et le temps. – 3. [Cela], subjectivement, comme phénomène4 . – 4. [...] – Nota. La différence entre la représentation d’une chose en soi (= X) et la représentation de la chose telle qu’elle apparaît au sujet [dans l’Erscheinung] : dabile et cogitabile. Les deux, ensemble, forment un repraesentabile. Unité (logique) selon le principe d’identité, et unité métaphysique intrinsèque au sujet (non pas opposition contradictoire du type a et non-a, mais 287 O.P., Conv. VII. Ak., Bd. XXII, p. 2321−30 . Op. cit., pp. 2628 -275 . 3 Op. cit., p. 3710−12 . 4 Voir ci-dessus l’idée d’un phénomène pur (espace-temps) liée à l’idée d’une objectivité pure. 1 2 206 Ch.V : ‘A la limtite extrème du savoir opposition de a et de -a, c’est-à-dire oppositio s[eu] correlatio realis) 1 » . Le court programme, qu’on vient de transcrire, est introduit par un titre qui n’annonce rien de moins que le parachèvement de la « révolution de Copernic » proclamée dans la première Critique (édit. B, Préface) : « Que nos représentations ne sont point causées par les objets, mais que ceux-ci, au contraire, se règlent sur nos représentations et sur leur synthèse2 » . La liasse VII renchérit encore, si possible, sur cet idéalisme : « Je suis objet devant moi-même et devant mes représentations. [L’idée] que quelque chose existe en dehors de moi, est un produit de mon activité. Je me fais (mache) moi-même. L’espace n’est point objet de perception. (Mais, non plus, la force motrice dans l’espace ne peut être représentée comme réelle en l’absence d’un corps qui la déploie). Nous construisons nous-mêmes toutes choses (wir machen alles selbst) 3 » . 288 En rapprochant ces textes d’autres déclarations, nous pouvons espérer dégager le sens exact de la notion de « chose en soi » dans l’O. P. La chose en soi est « un pur être de raison (ein blosses Gedankending), non toutefois une chimère (Unding)4 » . Comme « Gedankending » , elle appartient donc tout au moins à cette classe d’objets problématiques, où se rangent les « idées transcendantales » . De plus, elle correspond, « mais seulement en idée5 » , au « tout d’intuition » (Ganzes der Anschauung) objectivé dans le phénomène pur spatiotemporel. En effet : « En toute connaissance d’objet se reconnaissent deux espèces de représentations : 10 la représentation d’un objet en soi ; 20 celle de l’objet comme phénomène. Par la première, le sujet se pose lui-même originairement (uranfänglich) dans l’intuition (cognitio primaria) ; par la seconde, le sujet se fait indirectement objet, selon la forma dont il est affecté (cognitio secundaria), et se donne ainsi l’intuition de soi dans le phénomène [c’est-à-dire de soi comme phénomène]. L’intuition par laquelle l’objet sensible est donné au sujet [l’intuition empirique] consiste dans la représentation (Vorstellung) et la synthèse (Zusammensetzung) du divers selon les conditions spatio-temporelles. Quant à l’objet O. P., Conv. X. Ak., Bd. XXII, p. 42111−30 . Op. cit., p. 42111−13 . 3 O. P., Conv. VII. Ak., Bd. XXII, p. 8211−21 . 4 O. P., Conv. X. Ak., Bd. XXII, p. 41522−23 . 5 Op. cit., p. 4142−4 . 1 2 207 LIVRE II L’ OPUS POSTUMUM en soi (= X), ce n’est point un objet séparé, mais le principe même de la connaissance synthétique à priori, principe qui renferme en soi la forme d’unité (das Formale der Einheit) de la diversité intuitive1 » . L’objet en soi, pur contenu de pensée, simple idée, se trouve donc correspondre réellement à l’élément formel de l’unité synthétique aperceptive, c’est-à-dire à l’acte synthétique suprême de l’entendement : « L’objet intelligible, ce n’est pas l’objectum noumenon, mais l’acte de l’entendement qui fait (macht), de l’objet d’intuition sensible, un pur phénomène. Et [cet acte] est quelque chose de donné à priori (dabile), c’est-à-dire est l’activité intuitive même, et non un simple objet d’intuition, ni seulement un objet possible de pensée. Il n’est, ni un ens (quelque chose d’existant), ni un non ens, mais un principe de possibilité2 » . 289 Il devient manifeste que la notion de chose en soi est envisagée exclusivement, ici, dans le cadre de la philosophie transcendantale, et même, de la philosophie transccndantalc entendue, au sens le plus rigoureux, comme étude des conditions à priori de possibilité des contenus objectifs de conscience. Le texte suivant délimite exactement l’horizon où l’on s’enferme : « Le concept d’une chose en soi (ens per se) germe seulement à partir d’un concept préalablement donné, c’est-à-dire à partir d’un objet représenté comme phénomène ; par conséquent, à partir d’une relation, qui nous fait considérer l’objet selon un rapport : à vrai dire, selon un rapport négatif, [comme nonphénomène] 3 » . La notion de chose en soi, dans l’O. P., s’éloigne donc de la notion primitive de « réel en soi » , si vigoureusement revendiquée, contre l’Idéalisme, dans la Critique de la Raison pure et dans les Prolégomènes ; mais elle rejoint le concept critique d’ « objet transcendantal » , pris dans l’acception rigoureuse où il se distingue de la notion métacritique d’objet en soi4 . Dans ses échanges de vues avec Beck, Kant, on s’en souvient, reconnaissait la légitimité des deux versants, ascendant et descendant, du raisonnement transcendantal, ainsi que la possibilité de déduire, à partir du sommet 0. P., Conv. VII, Ak., Bd. XXII, p. 201−12 . 2 O. P., Conv. X. Ak., Bd. XXII, p. 4153−9 . Cfr p. 41212−18 . 3 Op. cit., p. 41219−22 . 4 L’objet transcendantal, sous la plume de Kant, désigne parfois la « chose en soi » dans sa réalité transcendante (p. ex. KRV., éd. A, pp. 46, 227, 372...), parfois le « Etwas » idéal, pure condition transcendantale, immanente, qui doit être pensée, dans le phénomène, soit comme le revers négatif, « limitant » , de celui-ci, soit « comme la cause purement intelligible des phénomènes en général » (p. ex. KRV., éd. A, pp. 478 note, 494-495. Cfr KRV., éd. B, pp. 306-307). 1 208 Ch.V : ‘A la limtite extrème du savoir 290 aperceptif, toute la hiérarchie des moments logiques de la connaissance, jusqu’à l’omnimoda determinatio, c’est-à-dire jusqu’à l’élément formel de l’intuition empirique. Les Metaphysische Anfangsgründe der Naturwissenschaft et l’Uehergang zur Physik ont placé sous nos yeux la réalisation kantienne de cette déduction à priori, du moins en ce qui concerne les échelons inférieurs de celle-ci. Il y a, dans les derniers fascicules de l’O. P. (ou de l’Uebergang zur Physik élargi) des passages où l’ensemble de la déduction est esquissé, et poussé même, par delà le donné empirique, jusqu’à une interprétation transcendantale de la chose en soi primitive. Par exemple celui-ci, dont la rédaction serrée et technique fait principalement l’intérêt : « Je pense (cogito). Je suis conscient de moi-même (sum). Moi, sujet, je me fais objet (apprehensio simplex ) ; cet acte n’est pas encore un jugement, c’est-à-dire une représentation du rapport entre un objet et un autre... ; encore moins est-ce un raisonnement... ; mais c’est uniquement, par identité, l’élément formel du jugement [du cogito ergo sum] : non une relation réelle de choses, mais seulement un rapport logique de concepts. – Pour la connaissance de choses, il faut : l’intuition, le concept, et un principe de détermination des concepts subordonnés au concept principal : lorsque cette détermination conceptuelle est complète (omnimoda determinatio), elle contient la représentation d’une chose existante, comme existante. La modalité de la connaissance d’un objet, comme chose complètement déterminée, s’appelle l’expérience (Erfahrung)... – L’entendement doit en premier lieu exposer synthétiquement et à priori, sous la forme d’un système, tous les actes divers de la connaissance qui conduisent jusqu’au principe unique de possibilité de l’expérience comme unité subjective (car il y a une expérience, non des expériences)... – Ceci [regarde] la philosophie transcendantale, qui livre des propositions synthétiques à priori dont les principes se laissent complètement dénombrer1 . Le passage du pur contenu de pensée (intelligibile) au sensible (sensibile), et non inversement, s’effectue de manière que ce qui n’était que pensé (cogitabile) soit représenté aussi comme donné (dabile), bien que [cette représentation du pensé comme donné] ne puisse être qu’un phénomène (phaenomenon). Au phénomène fait pendant son opposé (noumenon), non comme une chose distincte, mais comme l’acte même de l’entendement ; [le noumène] n’est donc rien en dehors de l’entendement : pure représentation d’objet en général, il n’existe que dans le sujet même. 1 C’est-à-dire, qui ne vont pas à l’indéfini, comme l’espace et le temps, mais sont en nombre limité, et se ramènent à un principe, ou à des principes, également limités en nombre. 209 LIVRE II L’ OPUS POSTUMUM – Ainsi, ce qui est repraesentabile [comme objet], est [doit être] premièrement cogitabile, et deuxièmement dabile 1 » . 291 C’est-à-dire qu’à l’intérieur d’un système de philosophie transcendantale, la seule interprétation possible de la chose en soi est de l’identifier avec l’acte par lequel le sujet transccndantal se pose en objet dans l’affection empirique. Conclusion formulée dans l’O. P. avec une précision très satisfaisante : « L’intuition pure à priori [spatio-temporelle] comprend les actes de la spontanéité et de la réceptivité, et, par leur réduction à l’unité, l’acte de la réciprocité. Ces actes appartiennent au sujet comme chose en soi et appartiennent aussi, par la détermination subjective qu’ils reçoivent, à ce même sujet objectivé dans le phénomène2 . La chose en soi (= X) n’est autre chose ici que le concept de la position absolue, bien loin de constituer elle-même un objet pour soi : elle n’est que l’idée des rapports enveloppés dans la position éventuelle d’un objet sous la forme de l’intuition, et dans la détermination complète (in der durchgängigen Bestimmung) qui fait de cet objet un objet d’expérience possible3 ... » . 292 L’examen de ces quelques textes relatifs à la chose en soi justifie les conclusions suivantes : 1. Nulle part n’est niée la possibilité de choses en soi : cette notion n’est, aux yeux de Kant, ni une absurdité logique (Unding), ni même une pure fiction (Dichtung). 2. Non seulement comme homme, mais comme philosophe, Kant, dans l’O. P., admet de foi certaine l’existence des objets transcendants postulés par la raison pratique : Dieu et le monde. 3. L’auto-position du moi (la Selbstsetzung) révèle, dans le moi transcendantal, un « moi en soi » (Ich an sich), que, par ailleurs, nous savons être aussi Liberté, et par conséquent Personne. 4. L’O. P. ne renferme, que nous sachions, aucune affirmation incontestable d’une « affection transcendante » , causée par une « chose en soi » distincte du sujet. 5. La chose en soi n’est considérée, dans l’O. P., que sous l’angle réfléchi, essentiellement subjectif, de la philosophie transcendantale. Celle-ci, par définition même, borne sa compétence aux conditions immanentes de l’objet immanent : modalités, fonctions, positions, concepts, jugements. Elle envisagera donc la chose en soi tout au plus comme un ens rationis (Gedankending) O.P., Conv. VII. Ak., Bd. XXII, pp. 931−5 , 8−17 , 22−25 et 944−12 . 2 Adickes propose de lire, dans ce dernier membre de phrase (texte allemand, ligne 24), desselben au lieu de derselben ; le sens serait alors : « ... et, par détermination subjective de celui-ci (du sujet) à son expression objective dans le phénomène » . 3 Op. cit., p. 2821−29 . 1 210 Ch.V : ‘A la limtite extrème du savoir logiquement nécessaire ; et si elle cherche, en outre, à définir la signification « métaphysique » de ce Gedankending, opposé aux phénomènes, elle ne saurait lui trouver d’autre contenu réel que les fonctions transcendantales mêmes, c’est-à-dire les conditions à priori constitutives du sujet transcendantal. C’est ainsi que la chose en soi peut nous être présentée, soit comme l’idée subjective d’un hypothétique objet transcendant, soit comme le rapport de négativité dont reste affecté le phénomène posé en objet (autrement dit : comme l’interdiction rationnelle d’égaler les phénomènes à une totalité absolue), soit enfin comme la réalité métaphysique, purement fonctionnelle, du sujet transcendantal : le « reine Ich » se révélant « Ich an sich » . Voilà ce que nous fait entendre l’O. P. Il n’en pouvait être autrement dans une épistémologie générale prolongeant vers le haut – vers une Transcendentalphilosophie – la construction à priori amorcée par l’Uebergang zur Physik. Il suffit, pour s’en convaincre, de lire telles ou telles définitions de la philosophie transcendantale éparses dans la liasse I ; par exemple : « La philosophie transcendantale est l’expression de la raison pure, lorsque celle-ci, faisant abstraction de tous les objets [particuliers], opère sans autre avoir que sa détermination autonome à se rendre objet en général, c’est-à-dire dans la mesure seulement où elle peut se prendre à l’élément formel de notre connaissance synthétique à priori par concepts et aux principes de cette synthèse 1 » . 293 Comme si Kant nous disait, en termes plus familiers : dans l’ordre de la raison théorique, l’existence en soi de choses, distinctes du sujet, ne serait connaissable que par une intuition intellectuelle (intuition créatrice de son objet) : le raisonnement transcendanta2 , qui est un raisonnement discursif à partir de phénomènes, ne peut avoir cette portée extrasubjective. La Critique de la Raison pure opposait déjà semblable réserve à notre connaissance de la nature des choses en soi ; l’existence même de ces choses, qui s’y trouvait expressément admise, n’était point affirmée en vertu d’une nécessité transcendantale1. Il ne nous semble donc pas que la pensée de Kant, devenue plus explicite sur ce point, ait subi, dans l’O. P., une volte-face complète3 . 0. P., Conv. I. Ak., Bd. XXI, p. 893−7 . Voir Cahier III, 3e édit., pp. 216-218. 3 Les conclusions qui précèdent ne résolvent pas deux questions d’exégèse, dont nous préférons différer l’examen jusqu’au moment où il pourra s’éclairer de la comparaison avec les systèmes idéalistes des grands « épigones » de Kant : 10 Le Ich an sich (Moi en Soi) de l’O. P. est-il rigoureusement identique au « sujet transcendantal » ? 20 Quelque chose du caractère irréductible (pour ne pas dire : irrationnel) de la « chose en soi » primitive, à l’origine extrinsèque du donné, ne persiste-t-il pas, ici, dans la conversion immanente du sujet, se faisant objet selon la limitation formelle de 1’ « affection empirique » qu’il se donne ? En d’autres termes, le passage du moment « logique » au moment « transcendantal » de la conscience de soi n’exige-t-il pas une condition déterminante présentant certains attributs de l’ancienne « chose en soi » (extrinsèque au sujet) ? 1 2 211 LIVRE II L’ OPUS POSTUMUM §6. – Existence de Dieu 294 295 Après une course rapide à travers l’O. P., l’existence de Dieu doit sembler, à beaucoup de lecteurs, le plus déconcertant des thèmes ébauchés dans ce recueil de fragments. L’affirmation y côtoie la négation ; le sic et non s’essaient alternativement à occuper le terrain ; mais d’autres passages, entremêlés aux premiers, sont pleins de sous-entendus qui invitent l’esprit à se garder des positions extrêmes. Evidemment, l’existence de Dieu ne jouira pas, dans l’O. P., d’un privilège qui l’exempte des restrictions imposées déjà à notre connaissance de la « chose en soi » en général. Cette remarque permettrait sans doute de limiter, à priori, le champ des interprétations vraisemblables. Nous croyons toutefois préférable d’affranchir notre enquête de tout préjugé herméneutique, et de nous appuyer, sans triage préalable, sur l’ensemble des textes relatifs à l’existence de Dieu. Il va de soi que nous ne consignerons pas ici le menu détail, mais seulement les principales étapes, de cette recherche 1 . « Qu’un Dieu existe, ou non, comme substance, on n’a point à discuter là-dessus, puisque ce débat serait sans objet (sans objectum litis). En dehors du sujet qui juge, il n’y a pas d’êtres existants dont la nature puisse venir [ici] en question : il n’y a rien qu’une idée de la raison pure examinant ses propres principes 2 ». Cette fin de non-recevoir vaut, d’ailleurs, seulement pour la raison théorique : la raison pratique affirme Dieu à sa manière, comme valeur morale : « Le concept de Dieu n’est point un concept technique-pratique, mais practico-moral (moralisch-practisch) : c’est-à-dire qu’il enveloppe un impératif catégorique et représente, par identité, l’ensemble (complexus) de tous les devoirs de l’homme, considérés comme des préceptes divins3 » . Presque immédiatement, Kant s’explique davantage : « L’idéalité transcendantale (die transcendentale Idealität) du sujet, qui se pense lui-même, revendique pour soi le caractère d’une personne (macht sich selbst zu einer Person). Divinité de cette personne. Je suis dans l’Être suprême. Je me vois (selon Spinoza) moi-même en Dieu, lequel est en moi par son commandement4 » . « Or, l’idée d’un être portant des commandements 1 Parfois l’antériorité d’un fragment sur un autre offre quelque intérêt pour une juste interprétation. Nous avons tenu compte de cette circonstance dans la mesure, assez modeste, où c’était possible et opportun. 2 O.P., Conv. VII. Ak., Bd. XXII, pp. 5225 -532 . 3 Op. cit., p. 533−6 . Cfr pp. 511 -522 . 4 Op. cit., p. 545−8 . 212 Ch.V : ‘A la limtite extrème du savoir absolus, selon les lois morales, traduit la perfection idéale d’une personne qui ait aussi tout pouvoir par rapport à la nature sensible1 ... » . « Aussi, l’idée de la raison practico-morale contenue dans l’impératif catégorique exprime-t-elle un idéal qui n’est autre que Dieu. – Par cette voie, l’on démontre efficacement (du point de vue pratique), non certes l’existence de Dieu comme substance particulière, mais du moins l’appartenance à la philosophie transcendantale [la nécessité transcendantale] d’une référence à pareil concept [au concept de Dieu existant]2 » . Bref, au sujet de Dieu, « on ne saurait nier qu’un tel être existe ; en revanche, on ne saurait affirmer qu’il existe en dehors de la pensée rationnelle de l’homme 3 » . Dans les passages cités, se trouve déjà contenue, virtuellement, toute la doctrine de Kant sur l’existence de Dieu. I1 nous reste à en préciser quelques traits au moyen d’autres textes. D’abord, les textes qui affirment catégoriquement l’existence de Dieu. Par exemple : « Le concept de Dieu – et de la personnalité de l’être représenté par ce concept – a de la réalité. Il y a un Dieu [présent] dans la raison practico-morale, c’est-à-dire dans l’idée de la relation de l’homme au droit et au devoir. Mais cette existence [de Dieu] n’est point celle d’un être extérieur à l’homme4 » . 296 Pour comprendre en quel sens Kant affirme l’immanence d’un Dieu personnel dans l’impératif moral, et par conséquent dans notre raison pratique, il faut tenir compte du principe qu’il énonce ailleurs : « Une chose est présente où et quand elle opère (das Ding ist da wenn und wo es wirkt)5 » . La législation morale, avec son caractère absolu, il la conçoit comme une action divine au entre de notre esprit : un Dieu est là, de quelque façon que l’on résolve les problèmes soulevés par cette présence6 . Aussi peut-il dire que l’impératif catégorique nous donne « le sentiment de la présence de la Divinité dans l’homme7 » . Kant insinue, du reste, qu’une distinction doit être faite, dans ce « divin » , immanent à notre esprit, entre ce que nous livre, par conclusion rigoureuse, la philosophie transcendantale, et ce qu’y ajoute l’idée de Dieu envisagée comme un « postulat » , objet de « croyance » (Glaube)8 : Op. cit., p. 5414−16 . Op. cit., pp. 5423 -551 . 3 Op. cit., p. 559−11 . 4 Op. cit., p. 6012−16 . 5 Op. cit., p. 1214 . 6 Cfr op. cit., p. 55!7−23 . 7 Op. cit., p. 10825−26 . 8 « Es ist nur ein practisch-hinreichendes Argument des Glaubens an Einen Gott, der in theoretischer 1 2 213 LIVRE II L’ OPUS POSTUMUM « La simple idée de Dieu est en même temps postulat de son existence. Penser Dieu et croire en Dieu, c’est Ja même chose. Le principe de droit impliqué dans l’impératif catégorique rend le Tout nécessaire comme Unité absolue, non en termes de philosophie transcendantale [immanente], mais en termes de transcendance1 » . N’est-ce point dire que le « divin » , en tant qu’immanent à notre esprit, comme « impératif catégorique » , appartient au domaine rationnel de la philosophie transcendantale, tandis que le Dieu transcendant ne peut être qu’objet de « foi » ? La série des textes affirmatifs se continue dans la liasse I, la dernière en date : « II existe un Dieu, non comme âme de monde, dans la nature, mais comme principe personnel de la raison humaine (ens summum, summa intelligentia, summum bonum), lequel, en tant qu’idée d’une absolue Sainteté, unit, dans l’impératif catégorique, la parfaite liberté avec la loi du devoir2 » . Mais cet être souverain, auteur du commandement moral (dieses Gebietendes Wesen), « n’est pas extérieur à l’homme, comme serait une substance distincte de l’homme et faisant pendant au monde... La réalité de l’un et de l’autre idéal [Dieu et le monde] est de l’ordre de l’idée 3 » . 297 Qu’est-ce donc, au juste, que Kant exclut, en nous refusant la connaissance de Dieu comme substance existant en dehors de nous ? Il s’en explique luimême : « II y a un Dieu. Car il y a un impératif catégorique... – sans toutefois qu’il faille admettre, pour cela, une substance qui représenterait cet être [suprême] devant nos sens (für die Sinne)4 » . « Dieu n’est pas un être connaissable par la sensibilité humaine... Il est une pure idée de la raison, douée cependant de la plus grande réalité pratique, interne et externe5 » . « Dieu n’est point objet des sens, mais seulement de la raison6 » . unzureichend ist : das Erkenntnis aller Menschenpflichten als (tanquam) göttlicher Gebote » (Op. cit., p. 12712−14 ). 1 Op. cit., p. 10913−15 . 2 0. P., Conv. I. Ak., Bd. XXI, p. 194−8 , 3 Op. cit., p. 2115−21 . 4 Op. cit., p. 648−11 . 5 Op. cit., p. 1429−12 . 6 Op. cit., p. 14219 . Cfr pp. 143 et 144, çà et là. 214 Ch.V : ‘A la limtite extrème du savoir Manifestement, ce que l’auteur de l’O. P. veut écarter de notre affirmation de Dieu, c’est l’idée anthropomorphique d’un Dieu soumis à la catégorie de substance et manifesté à nos sens par son phénomène. Non moins évident est son embarras de concilier cette négation – trop justifiée – avec l’affirmation, à laquelle il tient également, de l’existence d’un Dieu personnel, que son immanence dynamique à notre raison n’empêche pas d’être une Personne absolument parfaite, distincte donc, sinon séparée, de nos humbles personnes humaines1 . Parfois le désir d’affirmer semble bien près de vaincre le scrupule de trop affirmer : « Le principe qui nous fait reconnaître, dans tous les devoirs imposés à l’homme, des préceptes universellement valables, c’està-dire offrant la propriété même [qui distinguerait les commandements] d’un législateur souverainement saint et puissant, ce principe élève le sujet pensé [c’est-à-dire le sujet moral, dont nous prenons conscience dans l’impératif] au rang d’un être unique et tout puissant ; en d’autres termes, l’idée que nous nous faisons de Dieu permet de conclure, sinon à l’existence d’un pareil être, du moins [à l’existence] de quelque chose qui lui soit équivalent ; ou, si l’on veut, elle permet de tirer, avec une égale conviction, les conclusions mêmes que nous dicterait un semblable absolu (dictamen rationis) s’il était lié, comme substance, à notre propre essence2 » . 298 Ces lignes prudentes ne rendent point encore, dans sa totalité, affective et rationnelle à la fois, le sentiment de Kant sur l’existence de Dieu. Voici une déclaration plus catégorique, insérée pourtant dans un contexte de tonalité technique très accusée : « Que cette idée de Dieu ait de la réalité objective, – je veux dire : qu’elle possède, [dans] la raison de tout homme non complètement déchu au rang des bêtes, une force d’action proportionnée à la loi morale ; – que l’homme doive inéluctablement s’avouer à lui-même qu’il existe un Dieu et un seul Dieu : cela n’exige aucunement que l’on ait prouvé l’existence de Dieu comme [on prouve l’existence] d’une chose de la nature ; cela se trouve, au contraire, impliqué déjà dans le développement conceptuel de l’idée [morale] selon la règle analytique (nach dem Princip der Identität) : la simple forme suffit ici à constituer l’être (Seyn) de la chose3 . 1 L’imperfection de la personne humaine se révèle, selon Kant, dans le fait qu’elle n’est pas seulement « autolégislatrice » (autonome), mais soumise à l’obligation de la loi, - non seulement support de « droits » , mais sujette à des « devoirs » . 2 Op. cit., p. 2022−29 . 3 Cfr op. cit., p. 1406−13 . 215 LIVRE II L’ OPUS POSTUMUM L’homme éclairé n’échappe pas à la nécessité de se condamner moralement, ou de s’absoudre1 ; à vrai dire, la raison practicomorale, qui prononce en lui le jugement, peut être séduite et dévoyée par les tendances sensibles... [phrase inachevée]2 » . 299 Plus loin, Kant montre que, pour la philosophie envisagée comme « sagesse » , la proposition « il y a un Dieu » , sans laquelle la « fin dernière » (Endzweck) serait fiction, est une « proposition d’existence » (Existentialsatz)3 . En regard des textes affirmatifs, rangeons ceux (ils appartiennent principalement à la liasse VII) où l’accent est placé sur l’impossibilité d’une preuve rationnelle de l’existence de Dieu : « Existe-t-il réellement un Être que nous devions nous représenter comme un Dieu ? ou bien, cet Être n’est-il qu’un objet hypothétique, que nous adoptons uniquement pour expliquer certains phénomènes (à peu près comme nous supposons un éther, partout présent et pénétrant tout)4 ? » II convient de considérer, répond Kant, le caractère strictement obligatoire de la loi morale ; d’où s’ensuit, qu’ « abstraction faite même d’une promulgation par Dieu, notre connaissance de tous les devoirs de l’homme comme autant de commandements divins (tanquam, non ceu) n’a pas moins d’efficacité que n’aurait l’affirmation d’un véritable Juge souverain de l’univers 5 ». Le ton de ce passage semblerait justifier le « fictionnalisme » (théorie du « als ob » ) de Vaihinger. Et voici de quoi renforcer cette impression : « Qu’aucun précepte, aucune défense, n’ont, effectivement, été intimés aux hommes par un Être saint et tout-puissant ; que, dans l’hypothèse même d’un message d’en haut, les hommes auxquels il aurait été destiné fussent demeurés incapables, soit de le percevoir, soit de se convaincre de sa réalité : cela ne souffre pas de doute. Reste seulement la connaissance de nos devoirs à l’instar de commandements divins, auxquels notre ignorance invincible de leur promulgation [par Dieu] n’enlèverait rien de leur autorité6 » . Pour interpréter ceci, cfr un passage parallèle : Ak., Bd XXII p. 5522−23 . 2 Op. cit., p. 923−13 . 3 Op. cit., p. 14918−24 . 4 O. P., Conv. VII. Ak., Bd. XXII, p. I253−7 . 5 Op. cit. p.12512−13 6 Op.cit. p.6421−28 . Cfr. p. 11620−26 , p.1177−12 , p.1253−15 . – Kant veut dire que la force obligatoire de l’impératif catégorique est primitive, indépendante de l’explication rationnelle que nous cherchons ensuite dans 1’idée d’un Législateur divin. Cfr op. cit., p. 122 : « Die Idee von einem solchen Wesen, vor dem sich alle Kniee beugen, zc. – geht aus diesem Imperativ hervor und nicht umgekehrt » . 1 216 Ch.V : ‘A la limtite extrème du savoir 300 La négation de toute démonstration valable de l’existence de Dieu n’est-elle point, ici, catégorique ? Assurément. Mais en quel sens ? « Un être existe, qui n’a que des droits, pas de devoirs : Dieu. En conséquence, le sujet moral se représente tous ses devoirs, même en ce qu’ils ont de formel, comme des commandements divins : non qu’il veuille prouver par là [nous soulignons] l’existence [en soi, comme substance] d’un pareil être ; en effet, [nous soulignons] le suprasensible n’est point objet d’expérience possible (non dabile, sed mere cogitabile), mais seulement objet d’un jugement d’analogie1 ... » . En résumé : La considération du devoir moral comme « commandement divin » ne suffit point à parachever la preuve de l’existence de Dieu. Pourtant, n’exagérons pas l’étendue de cette impuissance : « C’est l’élément formel de la loi qui fait ici l’essentiel de la chose : l’impératif catégorique est un commandement divin, et cet énoncé a plus que la valeur d’une simple phrase. – L’idée de l’autorité absolue que revêt, dans le sujet moral, la pure intimation du devoir ne diffère pas [formellement] du caractère divin de la personne qui commande (divinitas formalis). Une substance qui posséderait [comme sienne] cette autorité absolue, serait Dieu. – Nous ne pouvons démontrer l’existence d’une telle substance2 ... ». 301 Elle n’est point, en effet, donnée expérimentalement dans un phénomène, et n’est pas non plus l’objet d’un jugement synthétique à priori susceptible de déduction objective3 . Car les idées de Dieu et du monde, envisagées « subjectivement » , sont des « créations » de notre esprit4 ; toutes deux traduisent une exigence d’unité ; cependant l’idée de Dieu exprime directement en nous le principe « dynamique et moral5 » de cette unité ; on pourrait, sans trahir la pensée de Kant, parler d’une présence « dynamique » du divin dans l’impératif6 . Op. cit., p. 1206−13 . – Selon Kant et la plupart des philosophes modernes, on ne démontre la réalité d’un ’objet qu’en le montrant objet d’intuition actuelle ou possible – c’est-à-dire, chez l’homme, objet d’expérience possible. 2 Op. cit., p. I2818−27 . 3 Ibid. 4 O.P., Conv. I. Ak., Bd. XXI, p. 2131−32 . 5 Op. cit., p. 14320−21 . 6 Voir ci-dessus, p. 296 (note 2), 1 217 LIVRE II L’ OPUS POSTUMUM 302 Rapporter ce « divin » à une substance qui lui soit proportionnée, c’est projeter une expérience vécue dans un concept objectif ; c’est passer de l’immanent au transcendant, et nous créer un noumène « problématique 1 » ; c’est, du point de vue rigoureux de la science (Wissenschaft), poser une « hypothèse » , mais une hypothèse qu’il ne nous est pas loisible de poser ou de ne pas poser, « une hypothèse nécessaire2 » . En définitive, d’après l’O. P. : 10 Le « divin » , immanent à notre raison pure pratique, est une conclusion nécessaire de la Philosophie transcendantale. 20 « Dieu » , auteur transcendant de la loi morale en nous, est une « hypothèse » inévitable, objet d’une « foi » (Glaube) certaine. Ces conclusions, relatives à l’existence de Dieu, reprennent pour l’essentiel celles de la seconde et de la troisième Critique. 4. Op. cit., p. 1577−8 . Op. cit., p. 151 : « Der Satz : es ist ein Gott, ist eine nothwendige Hypothese der reinen practischen Vernunft. Er ist auch der höchste Grundsatz der Transcendentalphilosophie. » 1 2 218 Ch.VI : Conclusions générales du livre II 303 CHAPITRE VI CONCLUSIONS GÉNÉRALES DU LIVRE II §1 – Le système de l’ « Opus postumum » : COHÉRENCE ET PORTÉE 10 Sa structure logique 304 Si l’on veut comprendre ce que représente l’O. P. dans l’œuvre totale de Kant, on s’efforcera de ne jamais perdre de vue l’angle spécial sous lequel était abordé le problème plus restreint de l’ Uebergang ... zur Physik : c’est sous ce même angle, dans ce même horizon épistémologique, que le philosophe trace l’ample esquisse doctrinale 235 qui remplit ses derniers cahiers de notes. Nous avons insisté plus haut (pp. 168-248) sur la nature et la méthode de solution du problème posé dans l’Uebergang primitif. Qu’on nous permette de reprendre une formule qui les résumait exactement : « L’Uebergang n’est donc que la théorie analytique des conditions qui commandent à priori la possibilité de l’ expérience considérée selon toute l’ampleur de ses formes ou lois constitutives. Quelle valeur objective une pareille théorie peut-elle revendiquer ? Une valeur « apodictique » (celle d’une analyse) sur le plan idéal des phénomènes ; une valeur « problématique » (celle d’une hypothèse cohérente) sur le plan de l’en soi » , comme expression des éléments structuraux d’un « univers en soi1 » . La science de l’Uebergang ne procède donc point par voie inductive : elle ne multiplie pas l’observation des phénomènes physiques pour les échelonner sous des types abstraits, embrassant un nombre croissant de faits particuliers, dont les séries tendraient « asymptotiquement » vers une limite suprême, c’est-à-dire vers la somme concrète (Inbegriff), de tous les faits possibles. Cet édifice, en effet, appuyé sur des généralisations approximatives et provisoires, ne serait nulle part étayé par de véritables lois, universelles et nécessaires. Au faîte de la construction, si elle était susceptible d’achèvement, se placerait un concept hypothétique, chimérique peut-être : l’idée d’une « intuition intellectuelle » totalisante – celle qu’entrevoyait la Critique du Jugement 2 . Une construction conjecturale, voilà tout ce que nous pouvons espérer d’une généralisation de l’expérience concrète (aus der Erfahrung) : par cette voie, nous n’aboutirions jamais à une « science » . 248 Voir ci-dessus, p. 177. 2 Voir Cahier III, 3e édit., p. 302. 1 219 LIVRE II L’ OPUS POSTUMUM Or, l’Uebergang doit être une « science » , et par conséquent se déduire à priori : « La connaissance empirique de l’objet de nos intuitions, poussée jusqu’à la détermination complète de cet objet, s’appelle l’expérience [au sens parfait de ce mot]. Comme la complète détermination objective exigerait, pour devenir consciente, une multiplicité infinie d’ordre intuitif, il reste que le concept totalisant (Inbegriff) de l’expérience soit fondé, non sur l’expérience faite (aus der Erfahrung), mais sur l’expérience à faire (für sie)1 » . 305 Dans l’idéal immobile, nécessaire, d’une expérience parfaite, nous trouvons ce que l’induction ne pouvait fournir : le point d’appui ferme de la déduction qui révélera les conditions à priori sans lesquelles les lois physiques manqueraient des propriétés logiques essentielles à de véritables lois, en d’autres termes : sans lesquelles notre représentation de la nature cesserait d’être une véritable « science » . Installés à l’intérieur du phénomène conscient, donnée inévitable en toute doctrine de la connaissance, nous nous demandons ce que doit être un phénomène, dans sa matière et dans sa forme, pour contribuer à l’édification progressive de l’expérience parfaite. Dans sa matière, d’abord. L’Uebergang ... zur Physik, analysant en profondeur le contenu matériel du phénomène, nous découvre de quoi doit être faite cette matière pour répondre à sa fonction : ainsi défilent sous notre regard, dans leur enchaînement logique, la structure de la perception primitive (Wahrnehmung), le mécanisme de l’ « affection » , le jeu des « forces motrices de la matière » , et, brochant sur le tout, la spontanéité radicale d’un sujet, qui doit s’objectiver, comme phénomène, pour franchir les premières étapes vers la pleine conscience de soi. Du côté de sa forme aussi, le phénomène se montre, à priori, dépendant de conditions subjectives et objectives : celles de l’aperception théorique, celles de la volonté morale et des postulats. Elles n’ont pas varié depuis l’époque de la Critique. Seulement, ici, leur unité, jadis un peu lâche, s’est resserrée, à deux points de vue principaux : d’abord par la continuité, maintenant établie, entre les conditions formelles à priori de la sensibilité et la structure qualitative de la matière ; ensuite, par réduction de l’hiatus qui séparait encore les formes à priori de la sensibilité (espace et temps) des unités à priori de l’entendement. Désormais, depuis l’acte spontané constitutif de la perception élémentaire, jusqu’à l’unité achevée de l’esprit, tout ce qui est discernable comme forme, dans et par la conscience, résulte d’une seule et même activité synthétique. 1 220 O. P., Conv. VII. Ak., Bd. XXII, pp. 9825 -992 . Ch.VI : Conclusions générales du livre II 306 La volonté morale elle-même participe, en tant que « force motrice » subjective, à l’édification de l’expérience intégrale. Le but de Kant, dans l’O. P. (c’est-à-dire, ne l’oublions pas, dans la reconstruction rationnelle de notre connaissance quant à sa forme), s’étend jusqu’à la conciliation suprême de la « nature » et du « droit » : « Relations de nature et relations de droit : subordonner l’unité naturelle de l’univers, et l’unité des principes de droit, à un principe moral, c’est-à-dire à une substance [Dieu ?] déterminant ce qui est dû à chaque être1 » . Ainsi pourra-t-on dire que « la raison practico-morale est une des forces motrices de la nature et de tous les objets des sens2 » . Cela se comprend aisément, si l’on admet, avec Kant, que les objets des sens ne sont pas seulement « mobilisés » après coup, en vue de la fin dernière de notre esprit, la fin morale, mais qu’ils furent d’abord « construits » à cet effet : de droit, dans sa pureté originelle, la nature – la nôtre et celle des choses – est pénétrée de rectitude morale. 307 Les conclusions de l’O. P. obtenues par la méthode qu’on vient de décrire revêtent, aux yeux de Kant, une valeur épistémologique bien définie. 10 Cette valeur dépend essentiellement du crédit que mérite 1’ « idée » d’Erfahrung, à laquelle reste suspendue toute la déduction entreprise. Or, l’Erfahrung parfaite n’est, pour notre connaissance discursive, qu’une limite inaccessible ; elle s’impose cependant, comme un idéal indispensable, mesurant, à la manière d’une fin, la nécessité subordonnée de tous les moments partiels de l’expérience ; autrement dit : posant le seul fondement logique concevable de la nécessité et de l’universalité des lois physiques. Si l’on se donne d’abord ces dernières, comme faisait Kant dans la Critique de la Raison pure, on postule, au même titre, l’expérience intégrale comme leur raison idéale nécessaire3 . Mais si l’on ne se donnait pas, au préalable, cette valeur logique des lois de la nature, l’idée de l’expérience intégrale ne serait plus qu’une simple idée « problématique » , symbolisant le mouvement apparemment progressif et unificateur des perceptions concrètes : sa valeur ne dépasserait pas celle d’une extrapolation plus ou moins utile, impuissante à fonder logiquement notre connaissance de la nature. 20 La valeur épistémologique des conclusions de l’O. P. dépend, en second lieu, de la méthode d’investigation employée pour les découvrir. Cette méthode est, avant tout, l’analyse rationnelle, fondée sur l’identité logique. On Op. cit., pp. 11031 -1112 . 2 Op. cit., p. 10510−11 . 3 De la nécessité d’une « raison idéale » ne suit pas immédiatement la réalité nécessaire de l’objet qu’elle représente : absolument parlant, cet objet pourrait être, soit une existence actuelle ou possible, soit une fin à réaliser, soit seulement la limite d’une progression. 1 221 LIVRE II L’ OPUS POSTUMUM recherche, en effet, les conditions à priori qui président aux divers échelons de la connaissance, considérés comme autant d’ « approximations » d’un sommet idéal, l’unité parfaite de l’expérience. Ce procédé analytique offre souvent l’apparence d’une application, moins du principe d’identité, que du principe de raison suffisante : en réalité, il consiste ici, comme jadis dans l’Analytique transcendantale, à définir une « raison logique » intrinsèque à l’essence que l’on explore ; or, pour Kant, une raison intelligible, immanente à l’essence analysée, équivaut à une « identité partielle » . Fondée sur l’identité, la déduction générale de l’O. P. est donc apodictique, lorsqu’elle discerne, à la racine et aux niveaux échelonnés de la connaissance, une seule et même spontanéité objectivante : « le sujet se faisant objet devant soi-même » : « 1. Je suis (sum). 2. Je suis conscient de moi-même, c’est-àdire je suis sujet en même temps qu’objet (appercipio). L’apprehensio simplex contient l’intuitus de moi-même et le conceptus par lequel je me connais moi-même, et ensuite le passage du sujet à l’objet de cette intuition, c’est-à-dire un jugement, judicium. Mais ce jugement ne fonde point encore une conclusion du type : cogito, ergo sum ; il n’est qu’une proposition identique : sum cogitans : [processus] analytique1 » . 308 Ce jugement analytique rejoint-il l’existence ? Entendons par là, non seulement notre existence comme sujets, mais celle des objets quelconques représentés en nous. De soi, le jugement analytique n’atteint qu’hypothétiquement l’existence : il la laisse néanmoins transparaître, lorsqu’elle est donnée déjà dans l’objet analysé. Tel est ici le cas. L’analyse rationnelle découvre, sous nos contenus de conscience, un échafaudage de synthèses à priori, qui ne font que détailler la synthèse à priori fondamentale par laquelle le moi se pose dans l’existence 2 . 30 Aussi, le tableau analytique, qu’étale à nos yeux l’O. P., représente-t-il un enchaînement de synthèses à priori, dont l’ensemble solidaire est suspendu, par nécessité de raison3 , à l’existence, mais à l’existence du sujet comme sujet. Kant nous l’a dit ailleurs : « Cet acte logique [l’intuition primitive de soi qui constitue la conscience] n’est point encore une proposition, faute d’un prédicat défini. Mais il [cet acte] se complète par une détermination réelle : j’existe (sum) en tant que pensant (cogitans) ; par quoi Op. cit., p. IO220−25 . 2 Si l’on veut un « fil conducteur » pour suivre Kant dans son emploi alternant des notions d’analyse et de synthèse, on se souviendra, par exemple, que l’analyse livre de l’universel et dégage une métaphysique, tandis que la synthèse édifie une totalité (Allheit par opposition à Allgemeinheit). 3 Par nécessité transcendantale, et non seulement par intuition sensible, contingente et relative. 1 222 Ch.VI : Conclusions générales du livre II quelque chose (moi-même) est non seulement pensé, mais donné (cogitabile ut dabile)1 . Seulement, cet acte n’est point du tout une inférence [du formel à l’existant] (cogito ergo sum). Seul le sujet représenté dans la détermination complète de lui-même (in seiner durchgängigen Bestimmung) – et non dans le démembrement analytique (par identité) ou dans la pure explicitation [de sa notion] – seul, dis-je, le sujet représenté dans l’expansion synthétique de soi, peut [pourrait] nous livrer le principe d’une existence objective (omnimoda determinatio est existentia)2 » . 309 Or, ajoute immédiatement le philosophe, cette « complète détermination » du sujet, devenu objet de conscience, ne serait réalisée que dans l’ Erfahrung parfaite3 . La valeur existentielle objective du « Ich bin (sum) » se fonde donc, et se mesure, sur la nécessité rationnelle d’un idéal immanent, inaccessible en soi, mais préfiguré dans ses « asymptotes » , les représentations partielles d’objet. L’ analyse de ces représentations (c’est-à-dire une exposition « métaphysique » ) démasque une construction synthétique à priori (une « philosophie transcendantale » ) 4 prenant origine dans la pure position du moi. L’existence du « moi-objet » est donc rejetée à l’infini ; mais le « moi transcendantal » se pose, comme tel (c’est-à-dire comme « possibilité à priori d’objet » ), dans toute représentation objective. Tout ceci semble compliqué, et bien artificiel. Kant ne pouvait, toutefois, échapper à ces subtilités, s’il voulait rattacher l’existence empirique à la science rationnelle, sans présupposer, soit une « intuition intellectuelle » (que nous n’avons point), soit une preuve exclusivement analytique de l’existence (qui serait un paralogisme). Il observe fidèlement, jusqu’au terme de son œuvre, deux interdictions méthodologiques, reconnues par lui bien avant sa période criticiste. Bref, pour reprendre la formule que nous rappelions plus haut (p. 303) : le système de l’O. P., œuvre du « jugement réfléchissant » , ramène tout le contenu formel de la connaissance directe au jeu nécessaire de conditions à priori, valables apodictiquement dans le cadre objectivo-subjectif de l’immanence, mais purement problématiques dès qu’on les projette sur le plan objectif de l’en soi. Nous n’oublierons pas que la raison pratique dilate cette armature étroite de la raison théorique. 1 Il est donné comme pensé. O. P., Conv. VII. Ak , Bd. XXII, p. 9816−24 . 3 Cfr. op. cit., p. 9825ss . 4 Op. cit., p. 8714−25 . Cfr O. P., Conv. I. Ak., Bd. XXI, p. 208−12 . 2 223 LIVRE II L’ OPUS POSTUMUM 20 Portée métaphysique de l’ « Opus postumum » 310 311 Grandiose, assurément, eût été la fresque métaphysique dont Kant nous a laissé, dans l’O. P., un crayon très sommaire. Trop sommaire, en dépit de l’accumulation décourageante des reprises et des retouches. Car, ayant tracé les grandes lignes, il s’épuise à repasser sur elles indéfiniment, sans trouver la force de compléter le dessin. Telles quelles, cependant, elles contiennent en germe un système complet de philosophie, le seul, nous semble-t-il, qui fût dans le prolongement logique du criticisme initial. Sans nous attarder à revoir, une par une, les articulations de ce système1 , nous pouvons du moins, d’un coup d’œil, estimer justement son ampleur. Kant lui-même nous y aidera par quelques expressions assez frappantes, – dont nous nous garderons de majorer le sens. « Tous les êtres sont apparentés (alle Wesen sind einander verwandt) » , écrit-il dans la dernière liasse de ses notes2 2. Cette « affinité » (le mot est de lui), cette « parenté » universelle des êtres occupe plus que jamais le fond de sa pensée. Chose curieuse, elle est associée souvent à un rappel – pas toujours exact3 – du spinozisme : « Nous ne pouvons connaître d’objets, en nous ou hors de nous, qu’en suscitant en nous-mêmes, selon des lois fixes, les actes (actus) de cette connaissance. L’esprit de l’homme est le [pendant du] Dieu de Spinoza (pour ce qui concerne l’élément formel de tout objet des sens) : absolument parlant, l’idéalisme transcendantal est un réalisme [un réalisme immanent]4 » . Ce qui a frappé Kant dans l’image, peu fidèle d’ailleurs, qu’il se faisait du système spinozien, c’est l’immanence rigoureuse en vertu de laquelle la Cause universelle, « le Dieu de Spinoza, ne renferme [enthält : comprenons : ne comporte en dehors de sa propre réalité] aucun objet externe, pas même un objet de perception (de Wahrnehmung)5 » . Et comme le Dieu spinozien lui 1 A plusieurs reprises Kant énumère les principales d’entre elles, par exemple 0. P., Conv. I, Ak., Bd. XXI, pp. 62-63. 2 Op. cit. (Conv. I), p. 1071 . 3 Kant ne connaît guère Spinoza qu’à travers Lichtenberg, qui s’en réclamait : jugeant Lichtenberg spinozien, il attribue le point de vue de ce dernier à Spinoza même. En réalité, G. Chr. Lichtenberg, physicien à Göttingen, professait, avec une nuance subjectiviste plus accusée, une sorte d’idéalisme transcendantal à la manière kantienne. Ses idées sont exposées dans le tome II de ses Vermischten Schriften (herausgeg. von L. Chr. Lichtenberg und Fr. Kries, Göttingen, 1801). On conserve, de ce second tome, un exemplaire portant quelques annotations de la main de Kant. Celui-ci semble avoir été très frappé de la coïncidence entre la doctrine du savant de Göttingen et la sienne propre ; il se plaît, dans la liasse I, à mentionner fréquemment Lichtenberg ; s’il n’eut à lui emprunter aucun élément doctrinal, il lui doit probablement, dans l’O. P., quelques modes d’expression, ou tout au moins le renforcement de quelques traits. Voir, sur cet épisode tardif de l’évolution philosophique de Kant, les pages d’Er. Adickes, Kants Opus postumum, pp. 833-846. 4 O. P., Conv. I. Ak., Bd. XXI, p. 9918−22 . Cfr Conv. VII (Ak., XXII), pp. 551−3 . 5613−15 , 5921−24 , 6−11 64 , etc. 5 Op. cit., p. 1012−4 . 224 Ch.VI : Conclusions générales du livre II paraît identique (quoad nos) à la suprême unité synthétique à priori de notre conscience (faire de Dieu une substance distincte serait de l’extravagance mystique : « Schwärmerei » ) 1 , il reste que cette unité synthétique suprême, indiscernable de Dieu, soit aussi « d’après Spinoza, (le principe à priori d’où dérivent les formes) du système entier des êtres, pour autant que ceux-ci s’ordonnent systématiquement dans ma pensée, et sont par là conçus comme distincts de moi2 » . « Faire du sujet un objet, comme Spinoza3 » : Kant voit maintenant sous cet angle la tâche de la philosophie transcendantale. Dans le métaphysicien hollandais, il croit reconnaître un précurseur de la théorie de l’apriorité qui domine l’O. P. : « La pure intuition à priori4 doit, selon Lichtenberg et Spinoza, précéder l’intuition empirique (celle de la perception sensible), et elle contient tout le formel du système des idées de la raison tant spéculative que practico-morale, – les idées de Dieu et du monde, – s’il est vrai que la raison se constitue elle-même en un univers5 » 312 Cette doctrine, prétendument spinozienne, Kant est loin de la désapprouver : depuis longtemps, chez lui, l’intuition pure de la sensibilité s’est rapprochée du concept proprement dit, et par compensation l’unité synthétique originaire, source des concepts de l’entendement, s’est rapprochée de la condition d’une intuition à priori : des deux mouvements inverses est résultée une sorte d’intuition de l’entendement, qui n’est plus l’intuition pure sensible, et point encore la pleine « intuition intellectuelle » . Il fait honneur à Spinoza d’avoir pressenti cette fusion du mode conceptuel et du mode intuitif dans notre conscience de l’à priori transcendantal : la « cosmothéologie » , que prône l’O. P., sera pénétrée par « l’idée d’une unité rattachant l’intuition aux concepts, à la manière de Spinoza6 » . Dieu connu dans et par le moi ; l’intuition objective ramenée à l’intuition de soi ; le monde construit par le moi, dans le moi : cette charpente systématique, fruit mûr de la Critique transcendantale, Kant la projette rétrospectivement, par un étrange anachronisme, sur la métaphysique ontologiste spinozienne. « L’idéalisme transcendantal, dit-il encore, [est celui] dont l’objet a notre entendement pour auteur (Urheber). Spinoza7 » : s’il existe une Op. cit., p. 6412 . Cfr p. 2211−13 , p. 1914−15 . Op. cit., p. 1018−12 . 3 Op. cit., p. 8924−25 . Cfr p. 343 . 4 « Spinozens Gott, in welchem wir Gott in der reinen Anschauung vorstellen » (Op. cit., p. 8726−27 ). Immédiatement après, Kant mentionne « le système d’idéalisme transcendantal de Schelling, Spinoza, Lichtenberg, etc. » . Cfr aussi pp. 1220−21 , 1311−15 . 4322−24 . 5115−17 , 9814−15 . 5 Op. cit., p. 69!7−21 . 6 Op. cit., p. 1717−18 . 7 Op. cit., p. 156−7 . 1 2 225 LIVRE II L’ OPUS POSTUMUM 313 essentielle identité entre la « création immanente » du spinozisme et la « production immanente de formes » de l’idéalisme transcendantal, le Dieu de l’Éthique préfigurerait, certes, le Moi transcendantal. C’est donc bien le moi, le Ich, comme fonction pure, transindividuelle dans son inhérence même aux individus, divine et humaine tout ensemble, qui occupe le centre de gravité de la dernière « métaphysique » du kantisme. Le moi, sous l’angle qui lui est propre, s’étend jusqu’aux extrémités de l’être, parce qu’il est à la fois « réceptivité de nature » et « spontanéité de liberté1 » ; « hétéronomie » comme « être dans le monde » et « autonomie » comme « personne2 » . Plus encore : dans ce moi bifrons (si l’on ose dire), la réceptivité et l’hétéro-nomie se résolvent en une spontanéité autonome plus radicale, puisque lui-même dut produire d’abord en soi, comme représentation, le monde qu’il subit en s’y insérant. Kant le redit sans se lasser : le monde sensible n’est autre chose, pour nous (pour autant qu’il affecte la conscience), que le sujet se faisant objet, progressivement, par accumulation, en soi, de déterminations particulières (Affectionen), qu’il produit à la mesure de sa passivité sensible : toutes les « positions » (Setzungen) d’objets sont des positions immanentes du sujet par lui-même, des « autopositions » (Selbstsetzungen). L’expérience (Erfahrung) devient ainsi une sorte d’exploration – jamais achevée – que le moi fait de sa propre unité formelle, en la détaillant, dans l’espace infini, par séries sans fin de déterminations successives. Comme faits concrets, celles-ci n’enrichissent que la conscience empirique ; mais elles nous deviennent « intelligibles » dans leur sériation même envisagée comme l’ « asymptote » de l’expérience une et parfaite, seule intelligible en soi : « approximatio experientiae est asymptotica3 » . Ce rapprochement entre la progression concrète de l’expérience, et l’asymptote d’une courbe régulière, a pu être suggéré à Kant par l’exemple de Leibniz : l’un et l’autre placent le principe d’intelligibilité de l’asymptote dans l’intelligibilité de sa limite ; seulement ils conçoivent différemment la limite suprême des séries de termes finis. Chez Leibniz, notre représentation du monde tend asymptotiquement vers la réalité idéale, en Dieu, du « monde le meilleur » , et par conséquent vers l’idée d’un Créateur infiniment sage et infiniment bon, d’un Dieu personnel, dont la sainteté morale commande le geste créateur. Chez Kant, la représentation du monde tend asymptotiquement, non vers un Dieu Créateur, mais vers une « expérience » idéale, qui, demeurant immanente à notre subjectivité, y meublerait complètement, si c’était réalisable, le vide infini de l’espace-temps. O. P., Conv. VII. Ak., Bd. XXII, p. 1311−3 . 2 O. P., Conv. I. Ak., Bd. XXI, p. 6215−19 . 3 O.P., Conv. VII. Ak., Bd. XXII, p. 1038 . Cfr p. 10215−17 . 1 226 Ch.VI : Conclusions générales du livre II 314 Pour rejoindre l’idée de Dieu, le philosophe criticiste doit opérer d’abord une conversion, se replier du monde sur le moi, et là prendre conscience de 1’ « impératif catégorique » , où s’affirme, par identité, le « commandement divin » et, par postulation nécessaire, la « présence de Dieu comme Personne » . De ce sommet divin, qui s’oppose au monde de l’expérience comme la Liberté parfaite s’oppose au déterminisme, s’ouvre, sur le monde même, une perspective nouvelle, qui n’est plus du tout celle de l’Uehergang zur Physik. Car le commandement moral, réglant obligatoirement notre action dans et sur le monde, cesserait d’être intelligible si la Liberté souveraine, d’où procède le commandement, n’était en même temps Puissance créatrice universelle : « La Cause universelle (Weltursache), considérée comme Personne, est auteur du monde (Welturheber) ; mais non à la manière d’un démiurge1 ... » . Œuvre d’une volonté infiniment sainte, qui nous intime le commandement moral, la création apparaît ainsi compénétrée d’intention morale : elle a pour raison d’être dernière d’offrir à notre activité morale un champ d’exercice approprié ; et à ce point de vue, nul doute que le monde, considéré dans sa structure originelle, ne doive être, pour Kant comme pour Leibniz, « le meilleur possible » ; seule la liberté finie y introduit un principe de dérèglement. Le Dieu du kantisme, c’est donc, en définitive, « une cause agissant dans le monde selon des principes de pure moralité, cause pensée [par nous] comme substance (comme ens extramundanum), et, puisqu’elle domine la totalité des objets sensibles, cause unique2 » . 315 Kant s’est efforcé de grouper, dans un projet de titre, tous ces éléments capitaux de son système, en marquant exactement la valeur théorique de chacun : « Dieu, le Monde et la Conscience de mon existence dans le monde de l’espace-temps. Le premier [élément] est un noumène, le second est phénomène, le troisième est la causalité du sujet se déterminant lui-même à la conscience de sa personnalité, c’està-dire de sa liberté, en relation avec l’ensemble des êtres absolument3 » . 1 Op. cit., p. 554−5 . – Kant entend un « démiurge » dont la causalité serait purement cosmique, sans liberté et par conséquent sans caractère moral. 2 Op. cit., p. 1314−6 . 3 O. P., Conv. I. Ak., Bd. XXI, p. 2422−29 : « Gott, die Welt, und das Bewusstseyn meiner Existenz in der Welt im Raume und der Zeit. Das erste ist Noumenon, das Zweyte Phänomenon, das dritte Causalität der Selbstbestimmung des Subjects zum Bewusstseyn seiner Persönlichkeit, d. i. der Freiheit, in Verhältnisse des All der Wesen überhaupt » . 227 LIVRE II L’ OPUS POSTUMUM §2. – La notion kantienne de « philosophie transcendantale » La philosophie critique est essentiellement une « philosophie transcendantale » . Maintenant que nous avons exploré la pensée de Kant dans sa dernière et plus compréhensive expression, nous pouvons espérer saisir ce que représente, en définitive, une philosophie transcendantale authentique : ce qu’on est en droit d’en attendre, et ce qu’il serait vain, au contraire, d’en espérer. La notion du « transcendantal » nous a occupés souvent dans l’examen des Critiques 1 . La signification de base de cette notion n’a point changé : elle reparaît dans les expressions mêmes de l’O. P. Partons de ce point de rencontre, et efforçons-nous d’abord de cerner exactement l’objet de la philosophie transcendantale. « La philosophie transcendantale est celle qui répond à la question : comment sont possibles des propositions synthétiques à priori ? Qu’on trouve, dans la raison humaine, semblables propositions, et qu’elles forment l’objet principal de la philosophie, c’est chose évidente2 » . 316 L’objet de la philosophie transcendantale se situe donc dans la région de la synthèse à priori par concepts. Mais « au moyen d’une synthèse à priori par concepts, nous ne pouvons connaître à priori les objets que phénoménalement, non comme choses en soi3 » . C’est dire que l’objet direct de la philosophie transcendantale reste immanent au sujet : « L’objet intelligible n’est point un objet nouménal, mais l’acte même de l’entendement qui érige l’objet d’intuition sensible en pur phénomène4 » . « Ce n’est point un ens (quelque chose d’existant), point un non ens (quelque chose d’impossible) : c’est un principe de possibilité5 » . Un « principe de possibilité » , immanent à la pensée : nous retrouvons ici le sens primitif que revêtait le mot « transcendantal » dans la Critique de la Raison pure : « Les propositions [de la philosophie transcendantale] doivent être immanentes, sans devenir jamais transcendantes ; car, en ce Voir plus haut, et surtout Cahier III, 3e édit., pp. 111-117. O. P., Conv. X, Ak., Bd. XXII, p. 31220−23 . 3 O. P., Conv. VII. Ak., Bd. XXII, p. 2226−28 . 4 O. P., Conv. X. Ak., Bd. XXII, p. 415. 5 Ibid., 1. 8-9. 1 2 228 Ch.VI : Conclusions générales du livre II dernier cas, elles ne seraient plus que de fausses constructions hypothétiques (falsche Dichtungen)1 » . Voici enfin une définition dont la précision ne laisse rien à désirer : « La Ph. Tr. est le système de l’idéalisme pur, c’est-à-dire [l’exposé systématique] de l’autodétermination du sujet par des principes conceptuels de synthèse à priori, au moyen desquels le sujet se fait objet : la forme constitue ici, à elle seule, la totalité de l’objet [c’est-à-dire de l’objet spécial de la philosophie transcendantale]2 » . 317 Le transcendantal est « forme » , mais point au sens abstrait de « forme statique » : il est « principe de détermination formelle » , « fonction » autant que « forme » . Aussi le voyons-nous doté, tout ensemble, dans l’O. P., des deux propriétés, respectivement formelle et dynamique, d’ « autonomie3 » et d’ « autocratie4 » . Mais alors, la mathématique, dont l’objet est une construction immanente du sujet, ne doit-elle pas être ramenée à la philosophie transcendantale, comme partie au tout ? La question se justifie d’autant plus que l’intuition à priori de de la sensibilité se trouve maintenant, comme on l’a vu, intégrée à l’activité synthétique générale du moi. Pourtant, la réponse de Kant est négative : bien que la philosophie transcendantale et la mathématique s’expriment, toutes deux, par concepts et par jugements synthétiques à priori, la première repose, à l’origine, sur une synthèse à priori conceptuelle et la seconde sur une construction à priori intuitive : « La Ph. Tr. n’a point pour caractère distinctif de renfermer, absolument parlant, des principes de jugements synthétiques à priori (ce qui n’est pas moins le cas pour la mathématique), mais de renfermer des principes de synthèse à priori fondes sur des concepts et non sur [les éléments de construction] de ces concepts5 ». Une autre raison serait que la mathématique ne va pas jusqu’au bout de l’objectivité propre à la science : elle demeure un « instrument » de la philosophie et de la physique : O. P., Conv. I. Ak., Bd. XXI, p. 652−3 . Cfr ibid., p. 12014 : « Est transcendantale la connaissance philosophique de la philosophie subjective [de l’aspect subjectif de la philosophie] » . 2 O. P., Conv. VII. Ak., Bd. XXII, p. 9217−20 . 3 O P., Conv. X. Ak., Bd. XXII, p. 4165 . 4 O. P., Conv. I. Ak., Bd. XXI, p. 8410 : « Die Tr. Phil, ist die selbstschöpfung’(Autocratie) der Ideen... usw. » . Cfr aussi lignes 3-5. 5 O. P., Conv. VII. Ak., Bd. XXII, p. 236−10 . 1 229 LIVRE II L’ OPUS POSTUMUM « La mathématique ne vise pas d’objectifs (Zwecke) absolus, mais seulement des buts conditionnés1 » . C’est pourquoi elle n’occupe qu’an rang secondaire : « Comme philosophie, la philosophie transcendantale passe avant la mathématique, et se subordonne, en qualité d’instruments, les relations quantitatives dont est composée cette dernière2 » . 318 Retenons la réponse négative de Kant, sans chercher, présentement, à en apprécier les raisons. L’objet de la philosophie transcendantale n’embrasse pas seulement les concepts purs qui sont les conditions à priori des objets empiriques, mais les idées « problématiques » de la raison, au moyen desquelles notre esprit achève la représentation objective de son unité : ce sont avant tout les deux « maxima » , l’idée de Dieu et l’idée du monde : « Le sommet de la Ph. Tr., c’est-à-dire de la connaissance synthétique par concepts purs (à priori) réside dans la solution des deux problèmes suivants : 1. Qu’est Dieu ?. 2. Dieu existe-t-il ? L’objet de ces questions est pure idée3 ... » . Cette idée de Dieu « n’est point d’ailleurs une « fiction » (Dichtung), un concept arbitrairement formé (conceptus factitius), c’est un concept nécessairement donné à la raison (datus) 4 » . En tant que système des idées, la philosophie transcendantale se confond donc, soit avec une métaphysique subjective et fonctionnelle (apodictique), soit avec une métaphysique objective (problématique). Mais il ne lui appartient pas de se prononcer catégoriquement sur l’existence de ses objets : « Comme idées [Dieu et le monde] ne peuvent contribuer en rien à la matière de la connaissance, c’est-à-dire à la démonstration de l’existence objective : leur apport se borne au formel... Qu’un Dieu existe, qu’il y ait un univers absolu (universum) ou une pluralité de mondes, là-dessus rien n’est ici prononcé5 » . « Le Daseyn, le gewesen seyn, et le seyn werden [l’existence présente, passée et future] appartiennent à la nature, et par conséquent au monde [non à la représentation comme telle]. [Mais] ce qui n’est pensé qu’en concepts appartient au [plan représentatif, idéal, du] phénomène. D’où l’idéalité des objets et l’idéalisme transcendantal 6 » . 319 O. P., Conv. I. Ak., Bd. XXI, p. 1051−2 . 2 Op. cit., p. 733−5 . Cfr p. 8711−13 . 3 O. P., Conv. VII. Ak., Bd. XXII, p. 632−5 . – Avec l’idée de Dieu nous est donnée celle du monde : ibid., p. 639−18 . 4 O.P., Conv. I. Ak., Bd. XXI, p. 63l0−11 . 5 Op. cit., pp. 8627 -873 . 6 Op. cit., p. 8716−19 . 1 230 Ch.VI : Conclusions générales du livre II C’est pourquoi l’on ne doit point demander à la philosophie transcendantale la solution de problèmes qui ne sont pas de sa compétence. Par exemple, bien qu’elle soit, elle-même, par méthode, un idéalisme, le débat de l’idéalisme et du réalisme» , de l’existence purement représentée ou de l’existence en soi, lui demeure étranger : elle se meut à l’intérieur de la représentation, dont elle explore les relations immanentes : « Que je me donne les représentations sensibles comme un principe idéal ou comme un principe réel, c’est chose indifférente en Ph. Tr. Car elle ne s’occupe pas de la relation des objets au sujet, mais de la relation des objets entre eux, [qu’ils aient ou non une réalité en soi]1 » . 320 La philosophie transcendantale se confine donc dans un système de rapports idéaux, qui s’étendent, tout au plus, jusqu’à la représentation de l’existence. Mais si la philosophie transcendantale ignore l’existence en soi, elle n’interdit point de la postuler à quelque autre titre ; c’est pourquoi Kant, se résolvant, sous l’influence de Beck, à épurer sa philosophie critique de tout ce qui n’était pas immanent au sujet, pouvait néanmoins garder sa conviction précritique, ou métacritique, de l’existence de « choses en soi » . Nous croyons même que cette conviction survécut jusqu’au bout chez l’auteur de l’O. P. ; ce dont il s’est libéré, c’est uniquement de la servitude que le postulat réaliste initial faisait peser sur le système critique ; dans la mesure où la philosophie transcendantale put atteindre, par la voie de l’immanence, l’omnimoda determinatio de son objet, c’est-à-dire la réalité de l’objet dans le sujet, elle fut affranchie du réalisme extrinséciste de la « chose en soi » . Mais elle se devait alors d’expliquer, sans sortir du sujet, pourquoi l’affirmation de « choses » accompagne inséparablement l’affirmation de « phénomènes » : l’O. P. s’ac249 quitte de cette tâche dans sa théorie de l’Erscheinung (voir ci-dessus, pp. 178 sqq.). Malgré ces précisions, la nature de la philosophie transcendantale n’est point encore décrite, dans l’O. P., avec toute la netteté désirable. Kant entrevoit, semble-t-il, deux orientations opposées que pourrait prendre le développement de cette philosophie selon qu’y prédominerait le point de vue du sujet ou le point de vue de la méthode. Il n’opte pas entre elles, et n’en montre pas non plus la conciliation. Relevons de cela quelques indices, bien menus en eux-mêmes, mais grossis à nos yeux, aujourd’hui, par l’histoire de l’idéalisme après Kant. D’abord, et en tout état de cause, la philosophie transcendantale est un « système des idées » , « un mode de représentation consistant à grouper les concepts 1 O. P., Conv. XI. Ak., Bd. XX II, p. 4426−9 . 231 LIVRE II L’ OPUS POSTUMUM – éléments de la connaissance – en un tout, c’est-à-dire à réduire en système la possibilité de la connaissance synthétique à priori par concepts1 » ; « [elle est] un système des idées... ; principe général de la raison spéculativo-théorique et de la raison practicomorale, elle représente, en un système unique, les idées de ces deux raisons2 » . Mais voici une nuance plus exclusivement subjective : « La Ph. Tr. est la doctrine qui enseigne la nécessité d’un système de principes synthétiques à priori conceptuels, constitué en vue de la métaphysique. Elle n’est point une science qui énonce [du point de vue même des objets] des principes relatifs à ces objets ; elle considère le sujet connaissant, l’ampleur et les limites de son savoir3 » . 321 Aussi, la vue qu’elle nous donne de l’univers (du « Weltganze » ) n’estelle pas prise au dehors, par fragments descriptifs (« atomistisch » ), mais génétique et dynamique (« dynamisch » ), commandée, non par l’expérience préalable, mais par « l’autonomie de lois à priori4 » . Ce glissement vers un « sujet » , que l’on envisage moins dans ses objets immanents déjà constitués, que dans la production même de ces objets, respecte la ligne d’évolution directe du « transcendantalisme kantien » ; mais les formules employées trahissent des influences latérales, celle notamment de Fichte : « La Ph. Tr. n’est pas [seulement] une science qui traite des objets sensibles, fût-ce même qui en traite selon des principes à priori (la métaphysique aussi le fait), mais c’est la science qui se prend elle-même pour objet de sa réflexion5 » . Aux pages ultimes de l’O. P., un des derniers projets de titre est ainsi libellé : « La philosophie comme théorie de la science (Philosophie als Wissenschaftslehre), réduite en un système achevé6 ... » . On peut trouver piquant de comparer cette formule à la « Déclaration contre Fichte » de 1799 (voir 219 plus haut, p. 157). O. P., Conv. I. Ak., Bd. XXI, p. 151−3 . Op. cit., p. 7326−29 . Cfr p. 843−5 : « Das All der Wesen der Vernunft » . 3 Op. cit., pp. 6330 -642 . 4 Op. cit., p. 8925−30 . 5 Op. cit., p. 8520−23 . Cfr p. 7311−14 . 6 Op. cit., p. 15517−19 ; nous soulignons. – Dans la liasse II, vers 1798-1799, Kant repoussait encore, autant que dans sa Déclaration fameuse contre Fichte, l’idée d’une Wissenschaftslehre distincte de la Logique pure ; vouloir s’élever plus haut, jusqu’à « une Wissenschaftslehre plus universelle encore, reviendrait au vain exercice de « tourner en cercle dans ses concepts » ; car cette prétendue science ne pourrait être que « l’élément scientifique de la connaissance en général, c’est-à-dire sa forme même de connaissance » (O. P., Conv. II, Ak., Bd. XXI, p, 20723−30 , note de Kant). 1 2 232 Ch.VI : Conclusions générales du livre II Mais il y a autre chose, et, cette fois, point à l’horizon le néo-kantisme méthodologique de Marburg : 322 « La Ph. Tr. n’est pas la connaissance de quelque objet de la philosophie, mais seulement une certaine méthode, un certain principe (formel) pour philosopher. [Elle est] une manière de connaissance à priori, discursive et générale, consistant à se créer à soi-même l’objet de la raison au moyen des concepts de Dieu, de la Liberté et de la Totalité 1 » . Un « système » , une « méthode » : deux pôles entre lesquels la pensée de Kant ne cesse d’osciller. Des deux orientations ainsi marquées, la première conduisait logiquement par Fichte vers Hegel, la seconde acheminait de loin vers H. Cohen, Cassirer, Simmel ou Vaihinger : d’un côté l’idéalisme absolu, de l’autre un transcendantalisme virant au pragmatisme. Peut-être Kant eut-il raison de ne point opter trop exclusivement pour l’une ou pour l’autre de ces deux voies. Nous nous demanderons, plus loin, si sa propre philosophie autorisait cette abstention. §3. SAVOIR ET SAGESSE 323 On éprouve un peu d’étonnement à constater, dans l’O. P., l’absence de la théorie des postulats moraux. L’explication serait-elle, que la philosophie développée dans cette dernière œuvre de Kant est une philosophie transcendantale, et « que la philosophie transcendantale n’est [par définition] qu’une philosophie de la raison pure spéculative » , à l’exclusion de « tout ce qui est pratique2 ? » . Pas tout à fait ; car la philosophie transcendantale de l’O. P. s’occupe beaucoup, au contraire, de la raison pratique et prétend même réaliser l’unité des deux raisons3 : en quoi elle continue la tâche de la troisième Critique, où l’on trouve l’affirmation, non encore la démonstration de cette unité. Ce n’est point, du reste, que l’unité, désormais acquise, exclue ou fasse oublier la dualité : plusieurs textes, dans les pages finales de l’O. P., insistent sur l’opposition foncière de la « théorie » et de la « pratique » , de la « science » et de la « sagesse » : « Savoir et sagesse sont des principes de pensée entièrement différents. On tend à l’une ou à l’autre par deux séries distinctes d’opérations : dans la première série le sujet se referme sur soi, 1 O.P., Conv. I. Ak., Bd. XXI, pp. 8531 -861 . Cfr op. cit., p. 12213 , 19−20 , où Kant adopte, plus exclusivement qu’ailleurs, le point de vue méthodologique ou heuristique : « Von heuristischen Methoden oder Grundsätzen [sic] » ; ceci semble un soustitre, sous le titre général que voici : « Philosophie, nicht bloss Philosopheme, nicht dogmatisch sondern critisch und heuristisch, in ihrem ganzen Inbegriffe der theoretischspeculativen und moralisch-practischen Vernunft » . 2 KRV, éd. A, p. 15 ; éd. B, p. 29, Voir, dans le même sens, KRV, Methodologie, éd. A, pp. 801 sq. 305 306 3 Voir ci-dessus, pp, 220-221, 233 LIVRE II L’ OPUS POSTUMUM dans la seconde il sort de soi ; de part et d’autre, cependant, d’après des principes à priori1 » . 324 Et pourtant, des textes antérieurs à celui-ci ébauchaient déjà un rapprochement des perspectives opposées : il s’agissait de réunir « en un seul système » , – non seulement les éléments contrastants de la raison pratique-technique (de l’action extérieure, contaminée par les penchants sensibles) et de la raison pratique morale (du commandement pur, métempirique), – non seulement la « réceptivité » et la « spontanéité » du vouloir concret, – mais « l’intuition, le sentiment et les facultés appétitives » , et encore « Dieu, le monde (deux termes hors de moi) et le sujet rationnel qui les unit dans la liberté2 » : – tout cela sans transformer, comme Spinoza, le principe d’unité en une « substance3 » . Bref, il s’agissait de ramener à l’unité les deux aspects – technique et moral – de la raison pratique, et de démontrer le primat de celle-ci sur la raison théorique. L’O. P. devait achever ce travail d’unification, commencé de longue date. Dans la mesure où Kant accentuait le caractère dynamique de la connaissance spéculative, il la rapprochait des « positions » impératives de la raison pratique. Et dans la mesure où il revêtait le pur sujet rationnel, autonome, des prérogatives du Législateur divin, dans cette mesure encore il faisait transparaître la Sainteté de la Cause universelle à travers notre spontanéité finie, édificatrice du monde des phénomènes4 . Il reconnaît expressément des impératifs de la connaissance, une destination morale du phénomène : « La prise de conscience simultanée de l’intuition et de la pensée en une seule représentation, voilà ce qu’est la connaissance (Erkenntnis) ; et l’impératif auquel l’entendement se soumet luimême (le nosce teipsum) est le principe qui pousse le sujet à s’objectiver dans l’intuition et à se transposer en concept5 ... » . En tant que « dictamina rationis » , tous les principes fondamentaux ressemblent à l’impératif moral : « Dans l’idéalisme transcendantal, les propositions synthétiques à priori par concepts (l’impératif est de cet ordre) ont pour fonction de dicter [la loi] à la raison. Le dictamen rationis désigne, non ce que nous pensons, mais ce que nous devons faire6 » . O.P., Conv. I. Ak., Bd. XXI, p. 10413−16 . 2 Op. cit., p. 225−11 , 3 Ibid. 4 Cfr O. P., Conv. VII. Ak., Bd. XXII, p. 1048−12 , 5 Op. cit., p. 227−10 . 6 O. P., Conv. I. Ak., Bd. XXI, p. 1510−12 . 1 234 16−18 . Ch.VI : Conclusions générales du livre II Ce rapprochement des deux raisons – théorique et pratique – amène l’auteur de l’O. P. à étendre le concept de philosophie transcendantale aussi loin que celui de « sagesse » : « La sagesse est le principe le plus élevé de la raison1 » . « Que la philosophie (doctrine de la sagesse, Weisheitslehre) soit appelée en allemand Weltweisheit (sagesse universelle) vient de ce que la sagesse, j’entends ce qu’il y a de science en celle-ci, a pour objectif la Fin dernière (le suprême bien)2 » . Nous le savions déjà par la Méthodologie de la Critique de la Raison pure. Mais voici mieux, peut-être : « La fin dernière de tout savoir est de se connaître soi-même dans la plus haute expression de la raison pratique... La philosophie se porte aux fins du savoir, et aussi [par le fait même] à la fin dernière des choses en général3 » . 325 Cette proposition ne manque pas de profondeur. Elle seule justifie la déclaration catégorique consignée vers la même époque : « Le point de vue supérieur de la raison pratique de l’homme consiste dans un effort du savoir pour égaler la sagesse (philosophie). Le nosce teipsum. – Le système du savoir, pour autant qu’il montre la voie de la sagesse, c’est la philosophie transcendantale4 ». Si l’O. P. nous montre vraiment l’action soutenant la spéculation, et la fin suprême de la connaissance coïncidant avec l’idéal le plus élevé de l’action, enfin l’idéal commun de la spéculation et de l’action pénétré d’infinie sainteté morale, nous étonnerons-nous de rencontrer, à la même date, sous la plume de Kant, un petit nombre de passages dont le ton évoque invinciblement, dans l’esprit du lecteur, la Théorie de la science de Fichte ? Par exemple celui-ci : « Nous devons ici nous rappeler que nous avons affaire [en philosophie transcendantale] avec l’esprit fini, non avec l’Esprit infini. L’esprit fini est celui qui ne peut entrer en activité (thätig werden) que moyennant une passivité (Leiden), celui qui n’atteint l’absolu qu’en surmontant des obstacles (Schranken) : donc seulement dans la mesure où il reçoit, manie et informe une matière. O. P., Conv. VII. Ak., Bd. XXII, p. 3812 . O. P., Conv. I. Ak., Bd. XXI, p. 14918−20 . 3 Op. cit., p. 1561−2 . 5−6 . 4 Op. cit., p. 1214−7 . 1 2 235 LIVRE II L’ OPUS POSTUMUM Un pareil esprit devra, par conséquent, allier à sa tendance fondamentale (Trieb) vers la forme, une tendance fondamentale vers la matière, c’est-à-dire vers des limitations qui sont les conditions hors lesquelles il ne pourrait ni posséder ni satisfaire sa tendance primordiale. Jusqu’à quel point deux tendances aussi nettement opposées souffrent-elles de coexister dans un seul et même être ? Cette question a de quoi embarrasser le métaphysicien, non toutefois le philosophe transcendantaliste. Celui-ci, en effet, ne se propose aucunement d’expliquer la possibilité [en soi] des choses, mais se contente de déterminer les connaissances qui permettent de concevoir les conditions possibles de l’expérience possible (die Möglichkeit der Möglichkeit der Erfahrung). Et puisque l’expérience, pour être possible, n’exige pas moins l’opposition [interne], dont nous parlions, que l’unité absolue, il s’ensuit que le philosophe pose de plein droit ces deux concepts [l’ opposition dans l’unité] comme des conditions également nécessaires de l’expérience, sans se soucier davantage de leur compatibilité en soi1 ». 326 327 En se souciant, au contraire, d’expliquer cette « compatibilité » , Kant, déjà bien rapproché de Fichte, l’aurait rejoint, quant à l’essentiel, et s’orienterait avec lui vers un idéalisme absolu. Nous en jugerons mieux plus loin2 . Op. cit., p. 761−19 . [Ces derniers mots du manuscrit du P. Maréchal annonçaient l’étude de l’idéalisme transcendanta après Kant. Et de fait, ils sont suivis d’une page où figure précisément cet intitulé : Deuxième Partie, L’Idéalisme transcendantal après Kant. Cette deuxième partie n’ayant pas été rédigée, nous allons, dans les chapitres qui suivent, suppléer à son défaut par des manuscrits anciens de l’auteur, au sujet desquels nous renvoyons à l’Avant-Propos des Éditeurs. – Note des Editeurs !. 1 2 236 DEUXIÈME PARTIE L’IDEALISME TRANSCENDANTAL APRÈS KANT 328 237 DEUXIÈME PARTIE :L’IDEALISME TRANSCENDANTAL APRÈS KANT 238 CHAPITRE PREMIER TYPES PRINCIPAUX D’INTERPRÉTATION DU KANTISME1 329 La critique kantienne cherchait une relation générale entre les trois termes suivants : le sujet – l’objet – la chose en soi. Cette relation générale doit résoudre deux problèmes : 1. Sous quelles conditions le sujet produit-il l’objet (pensé) ? 2. Quel est le rapport de l’objet (pensé) à la réalité en soi ? Or, des doutes ont pu s’élever sur le sens exact de la solution kantienne à ce double problème. D’où divers systèmes d’interprétation, ouvrant autant de perspectives diverses sur les possibilités d’évolution ultérieure de la Philosophie critique. Notons brièvement les types d’interprétations possibles. 10 Interprétation phénoménaliste (Idéalisme formel, dualiste) 330 Cette interprétation, qui retient le fond de réalisme wolfien persistant chez Kant, répond à la pensée « historique » du philosophe. Tout ce qui est posé ou supposé, doit l’être selon l’exigence fondamentale de la raison (exigence dont la valeur absolue n’est pas mise en doute par Kant), c’est-à-dire selon l’identité nécessaire avec soi-même. Or, dans la connaissance humaine, le sujet (= l’unité transcendantale de la conscience), étant pure fonction objectivante, sans contenu qui lui soit propre, doit, pour constituer un objet, recevoir un contenu d’origine étrangère (c’est-à-dire non réductible à l’apriori du sujet), un « donné phénoménal » . Mais, un donné phénoménal est, comme tel, la contingence même, la relativité même. Poser ou supposer du contingent ou du relatif, n’est possible qu’en posant ou en supposant la condition absolue 1 [La rédaction du contenu de ce 1er chapitre – scolaire dans sa forme - remonte aux années 1930, 1931. – Note des Éditeurs.] 239 Ch.I : Types principaux d’interprétation du kantisme 331 hors laquelle le contingent et le relatif échappent au principe d’identité et ne sont point « pensables » , c’est-à-dire un « absolu » , un « en soi » . Poser le phénomène, c’est donc poser identiquement la « chose en soi » , dont le donné sensible ne serait que la manifestation sous la forme du sujet. D’ailleurs, la chose en soi, bien qu’affirmée comme réalité, demeure un grand X, dont toutes les déterminations, dans notre pensée, sont exclusivement phénoménales. Elle peut englober aussi bien le sujet ontologique que les objets ontologiques opposés à lui. Elle est affirmée, par nécessité logique, dans l’affirmation même de l’objet phénoménal, ni plus ni moins. Explicitons, conformément à cette exégèse, la relation générale écrite plus haut ; nous aurons : Le sujet (critique, transcendantal) intervient dans l’objet (pensé) comme détermination à priori. La chose en soi (= ordre ontologique) est l’en soi correspondant au pur « donné » phénoménal, matière première de l’objet. Les déterminations à priori appliquées au « donné » phénoménal constituent l’objet dans la pensée. Parmi les principaux représentants de cette exégèse phénoménaliste, qui maintient absolument la réalité de la chose en soi, il faut citer, en dépit de divergences profondes : Schopenhauer (1788-1860), lequel, d’ailleurs, comme théoricien personnel, fait de la « chose en soi » le « vouloir » transcendant qui se manifeste dans la « représentation » . A. Riehl (1844-1924), qui considère la réalité de la chose en soi comme partie essentielle de la philosophie kantienne ; lui-même professe une sorte de réalisme physique, qui, sans exclure tout à priori, repousse toute métaphysique définie. Ajouter un certain nombre de kantiens orthodoxes, moralistes ou théologiens, en Allemagne et au dehors. 20 Interprétation psychologiste Le sujet transcendantal de Kant est ici envisagé comme sujet psychologique. La Critique aurait pour but de découvrir l’organisation naturelle du sujet connaissant, ou, si l’on veut, d’expliquer la connaissance objective uniquement comme produit des « facultés » du sujet. Le fondement véritable de la Critique se réduirait dès lors à l’expérience interne, psychologique, dont la portée peut être, tout au plus, de relever et de délimiter nos assentiments naturels ou primitifs. Ce point de vue, en dépit de quelques expressions ambiguës, n’était certainement pas celui de Kant, qui ne prétendait pas du tout faire une « psychologie » , ou, comme il dit à propos de Locke, une « physiologie » de l’esprit. 240 3. Transcendantalisme logique 332 Le sujet, pour Kant, est un sujet « critique » , c’est-à-dire simplement la « détermination à priori » de l’objet même. Principaux représentants du psychologisme : F. E. Beneke (1798-1854) : nettement psychologiste ; puis, à des titres divers et moyennant réserves : J. F. Fries (1773-1843), qui admet la chose en soi comme objet de croyance rationnelle ; F. A. Lange (1828-1875), qui fait de la chose en soi un simple conceptlimite, et par là, malgré son psychologisme, annonce l’école néo-kantienne de Marburg (cfr ci-dessous). Formule du psychologisme : le sujet est le sujet psychologique dont nous avons l’expérience interne, et, comme tel, il explique l’objet, son produit immanent. A l’objet pensé, peut correspondre un objet en soi, mais, si cette chose en soi existe, elle est pour nous objet de croyance, ou bien objet d’une perception primitive, immédiate, qui ne saurait être ultérieurement justifiée. 30 Transcendantalisme logique Selon cette interprétation : 1. Le sujet reste un sujet transcendantal, au sens rigoureusement critique, et n’est aucunement posé comme un Absolu. Fonction transcendantale, il requiert, pour constituer l’objet, un « donné » phénoménal. 2. L’objet demeure essentiellement inachevé comme objet, ou comme intelligible : il n’atteint jamais, dans notre pensée, l’identité logique absolue avec lui-même ; mais il tend toutefois vers cette détermination absolue de soi-même comme vers une « limite » . 3. La chose en soi, affirmée comme réalité en soi, est un non-sens. Cependant, la chose en soi, conçue comme noumène négatif (comme le corrélatif logique du phénomène dans notre pensée), exprime la « limite idéale » où l’objet serait pleinement objet (= pleinement lui-même, pleinement rationnel ou intelligible) par élimination de son élément relatif : à cette limite, inaccessible par définition même, la « fonction objectivante » du sujet se serait pleinement développée en objet. 4. Tout le système de la connaissance objective se ramène donc à un relativisme indéfiniment progressif, dans lequel l’élément absolu, exigé par la raison, est rejeté au terme de la progression, comme Idéal ou comme limite. La fonction déterminatrice du sujet n’est dite « objective » qu’en raison de cette progression idéale ; en soi, elle est seulement, à chaque instant, l’enchaînement, jamais achevé, des déterminations logiques du contenu de la conscience. Formule abrégée du Transcendantalisme logique : Le sujet transcendantal (fonction objectivante, exigence d’intelligibilité) et le donné phénoménal (relatif, contingent, logiquement requis pour consti- 241 Ch.I : Types principaux d’interprétation du kantisme 333 tuer un objet) donnent, par leur union, les objets pensés. Ceux-ci, toujours essentiellement inachevés au point de vue de l’intelligibilité absolue, tendent vers la chose en soi, conçue, non comme réalité en soi, mais comme le terme idéal, pleinement intelligible, de la série objective, ou, si l’on veut, comme l’explétion, devenue « nouménale » de la « fonction objectivante » du sujet. Principaux représentants du transcendantalisme logique : 0. Liebmann (1840-1912), un précurseur, admettant encore, sous forme de relations conditionnantes de l’objet pensé, un équivalent de la chose en soi réelle ; H. Cohen (1842-1917), P. Natorp (1854-1925), E. Cassirer (né en 1874) et, en général, toute l’école néokantienne de Marburg. Annexe : On voit facilement qu’une interprétation purement logique du kantisme, comme celle de l’école de Marburg, aboutira fatalement à faire de la philosophie critique une pure méthode de la pensée ; de là, à une utilisation franchement pragmatiste de cette méthode, il n’y a qu’un pas ; parmi ceux de nos contemporains qui le franchirent, sous l’influence lointaine de Kant, citons seulement, en dehors de l’école de Marburg : Vaihinger (1852-1933), commentateur bien connu de la Critique de la Raison pure, qui professe une philosophie du « comme si » ; et, dans une direction un peu différente, G. Simmel (1858-1918), qui représente le relativisme néo-kantien le plus radical. 40 L’Idéalisme absolu Caractéristiques : 334 1. La notion de « chose en soi » est impensable, intrinsèquement contradictoire. Elle ne représente, chez Kant, qu’un artifice d’exposition, ou une incohérence d’expression (cfr, du vivant de Kant, une vive critique de la « chose en soi » , de la part d’adversaires de Kant, comme Jacobi, et aussi de la part de partisans intempérants, d’ « hypercritiques » , tels Reinhold, Schulze [Aenesidemus], Beck, etc.). 2. L’absolu, exigé pour la rationalité de l’objet (pensé), ne peut donc être cherché dans un objet opposé au sujet transcendantal, mais doit être reporté dans ce sujet lui-même, qui se pose dès lors comme activité absolue. 3. En conséquence, l’objet, dans son contenu phénoménal (matériel), aussi bien que dans sa forme d’objet, doit s’expliquer rationnellement par le sujet. D’où le monisme absolu du sujet, et l’immanence totale de l’objet dans le sujet ; au contraire, l’interprétation phénoménaliste s’arrêtait au dualisme de la chose en soi et du sujet, et elle maintenait l’en soi de l’objet (condition absolue d’intelligibilité de celui-ci) en dehors du sujet transcendantal. L’effort de l’Idéalisme absolu va porter principalement sur la dérivation rationnelle, systématique, de l’objet tout entier, à partir du sujet absolu. 242 4. L’Idéalisme absolu 335 Formule de l’Idéalisme absolu : Le sujet transcendantal, posé comme absolu, produit, par opposition interne, à la fois le sujet-détermination objective à priori, et le contenu phénoménal, l’unité de ces deux éléments constituant l’objet (pensé). Pas de chose en soi, ni comme réalité, ni comme concept. Principaux représentants de l’Idéalisme absolu : Fichte, qui, le premier, moyennant la négation de la chose en soi, rattache au transcendantalisme kantien, le principe même de l’Idéalisme absolu (1762-1814) ; Schelling (17751854) et Hegel (1770-1831), avec leurs écoles respectives, ainsi que les groupements néo-fichtéens et néo-hégéliens. N. B. – Malgré des différences notables, que nous indiquerons plus loin, les trois grands systèmes panthéistes transcendantalistes se développent sur le terrain commun de l’Idéalisme absolu. C’est pourquoi nous pouvons les réunir ici sous une dénomination commune, qui souligne leur parenté avec Kant. 243 Ch.I : Types principaux d’interprétation du kantisme 244 CHAPITRE II L’IDÉALISME TRANSCENDANTAL DE FICHTE1 336 Parmi les éléments constitutifs de 1’ « objet » de connaissance, tel que le définit Kant, introduisons une relation au devenir interne de l’intelligence. Quel sera le sort de la philosophie kantienne ainsi corrigée ? quelles issues lui demeurent ouvertes vers une systématisation ultérieure ? Évidemment, nous n’avons pas à prendre ici en considération le retour qu’elle pourrait faire à des points de vue déjà dépassés : elle payerait tout retour en arrière par le sacrifice d’un principe essentiel. La faire évoluer, par exemple vers un dogmatisme idéaliste, Panlogisme ou Ontologisme, ou vers un dogmatisme empiriste, comme le Matérialisme pluraliste, équivaudrait à nier le dessein fondamental de la Critique. Par contre, en tirer un Phénoménisme absolu, ou un Empirio-criticisme, ou un Positivisme, marquerait une régression jusqu’à Hume ou au delà, et reviendrait à effacer la méthode d’analyse transcendantale devant celle de la pure dissociation objective. Ces transformations seraient la négation plutôt que le développement de la critique kantienne. Mais une autre transformation ressemblerait davantage à une évolution organique, c’est à savoir celle qui aboutit à l’Idéalisme subjectif de Fichte, surtout dans sa période initiale. 1. – LE SCANDALE DE LA « CHOSE EN SOI » Entre Kant et Fichte, la transition fut ménagée par plusieurs intermédiaires intéressants. Adversaires déclarés du kantisme, comme Jacobi, ou bien partisans indépendants, comme Reinhold ou Maimon, semblèrent s’être donné le mot pour 1 [Sur la date du contenu de ce chapitre II, voir l’Avant-Propos des Éditeurs. – Note des Éditeurs.] 245 Ch.II : L’idéalisme transcendantal de Fichte 337 battre en brèche la réalité de la « chose en soi » . Avant même d’étudier le litige, on a l’impression de se trouver là devant une difficulté profonde, inhérente au système kantien, car elle s’affirme précisément, avec une netteté particulière, chez les « hypercritiques » , admirateurs et continuateurs immédiats de Kant, ... dont toutefois le vieux maître goûtait médiocrement les audaces. Reinhold, d’abord, crut voir dans le dualisme kantien de la matière et de la forme, de la chose en soi et de la représentation, une imperfection malheureuse, qu’il fallait au plus tôt corriger. Il se flatta de refaire l’unité du système en en rattachant les diverses parties à un principe unique : la « conscience » , c’est-à-dire l’acte de rapporter une représentation corrélativement à un sujet et à un objet. Sa perplexité fut grande devant la notion de chose en soi. D’une part, en effet, la chose en soi n’est pas pensable, car, par définition même, aucun objet n’est pensable qu’en relation avec un sujet. Il faudrait conclure de là que la chose en soi, contradictoire, est impossible. Mais, d’autre part, la présence d’une « matière » dans la connaissance exige, de toute nécessité, l’existence d’une chose en soi : car, qui dit « matière » de connaissance, dit « élément non produit par le sujet » et postule donc un objet subsistant en soi et capable d’agir sur le sujet. Reinhold, à vrai dire, ne surmonta pas cette difficulté. Peu après, Salomon Maimon, à la fois admirateur et adversaire de Kant – celui-ci disait qu’aucun de ses contradicteurs ne l’avait aussi bien compris - aborda de front l’obstacle qui arrêtait Reinhold. La distinction entre matière et forme (de connaissance), fit-il observer, est toute relative : en réalité, il n’existe ni pure matière ni pure forme. Dire, avec Kant, que quelque chose est « donné » dans la connaissance, et y prend donc la fonction d’une matière, ne signifie pas que le « donné » soit « pure matière » de connaissance, mais seulement qu’il ne peut se déduire à priori des lois générales de la conscience. Pour qu’une « chose en soi » devint logiquement nécessaire comme cause du donné, il faudrait que le donné fût matière par rapport au sujet pris intégralement et non pas seulement par rapport aux lois générales de la conscience, qui ne sont pas nécessairement tout le sujet. Absolument parlant, la présence du donné pourrait s’expliquer aussi bien par l’activité (inconsciente) du sujet ou de la faculté de connaître, que par l’influence d’une « chose en soi » distincte du sujet ... et d’ailleurs impensable. Par des voies différentes, d’autres philosophes critiques, tels que G. E. Schulze (Énésidème) et S. Beck, arrivent à la même conclusion. Le premier trouve que Kant, pour être logique jusqu’au bout, aurait dû professer l’idéalisme absolu et la négation de la chose en soi. Le second, partisan plus fidèle, prétend (peut-être, il est vrai, sous l’influence des premiers ouvrages de Fichte) que la notion de chose en soi fut tout au plus, pour le penseur de Koenigsberg, un artifice d’exposition, un procédé pédagogique : un seul point 246 II. L’idéalisme transcendantal de Fichte 338 de vue permettrait de comprendre exactement la Critique, et en particulier la Déduction des catégories : celui d’un rigoureux idéalisme1 . A tous ces philosophes, contemporains et continuateurs de Kant, la « chose en soi » paraissait donc un élément de désharmonie dans le système critique ; et comme la racine profonde de cette désharmonie résidait dans le dualisme psychologique de la sensibilité et de l’entendement, avec son opposition tranchée d’une matière de connaissance à un sujet connaissant, le correctif nécessaire s’indiquait de soi : dériver, du sujet même, la matière de la connaissance. C’est ce que Fichte réalisa, avec une ampleur et une maîtrise incontestables. Nous devrons revenir, dans un autre ouvrage, sur l’Idéalisme subjectif de Fichte, en tant qu’il commande une Métaphysique. Nous nous bornerons ici à mettre en lumière quelques lignes plus importantes, qui viennent directement à notre sujet. II. – L’IDÉALISME TRANSCENDANTAL DE FICHTE2 §1. – L’exigence systématique et le présupposé IDÉALISTE CHEZ FlCHTE 339 Le but de Fichte était de réduire à l’unité la plus stricte le système entier de la raison. Il fallait, pour atteindre cette unité, découvrir un « principe absolu » d’où pussent découler à la fois les déterminations formelles et le contenu matériel de notre conscience. Ce principe initial de la raison n’était évidemment pas l’axiome « de la conscience » ou de la « représentation » prôné par Reinhold. En effet, l’axiome de Reinhold ne surmonte pas le dualisme d’objet et de sujet : il 1 La notion kantienne de « chose en soi » exposée dans la seconde édition de la Critique n’est point si évidemment contradictoire : car elle signifie seulement l’abstraction de toute limitation phénoménale dans l’objet : le résidu de cette abstraction ne livre pas un concept propre et positif, mais un concept négatif et problématique. A vrai dire, pour parler, avec Kant, de la réalité de la chose en soi comme limite du phénomène, nous devons posséder un moyen de reconnaître dans notre conscience une limitation en tant que limitation : et ceci n’est possible que de deux manières : par une vue intuitive de l’au delà de cette limite, ou bien par la connaissance reflexive d’une tendance qui nous porte à franchir cette limite. Ce second cas, nous l’avons vu, est celui de notre connaissance humaine de l’absolu. 2 L’étude qu’on va lire s’appuie principalement sur les ouvrages suivants de Fichte : Grundlage der gesammten Wissenschaftslehre (nous utiliserons dans la suite, pour mentionner cet ouvrage, le sigle : Grundlage W-L.), 1e édit., 1794 et 2e édit. non modifiée, 1802 (cfr J. G. Fichte’s Sämmtliche Werke, édités par J. H. Fichte, Berlin, 1845, t. I). – Grundriss des Eigenthümlichen der Wissenschaftslehre in Rücksicht auf das theoretische Vermögen, 1795 (édit. cit., t. I). – Erste und zweite Einleitung in die Wissenschaftslehre, 1797 (édit. cit., t. I). –Darstellung der Wissenschaftslehre aus dem Jahre 1801 (édit. cit., t. II). – Die Thatsachen des Bewusstseins. Vorlesungen gehalten in Berlin, 1810-1811 (édit. cit., t. II). –Die Bestimmung des Menschen, 1800 (édit. cit., t. II). –Die Anweisung zu einem seligen Leben, oder die Religionslehre, 1806 (édit. cit., t. V). 247 Ch.II : L’idéalisme transcendantal de Fichte 340 suppose encore le sujet référé à l’objet, il est donc relatif et non absolument premier. « Nous nous proposons, écrit Fichte dès la première page de la Théorie de la Science, de rechercher le principe absolument premier, absolument inconditionnel de tout savoir humain. Si ce principe doit être absolument premier, il ne se laissera ni démontrer ni définir (beweisen oder bestimmen). Il doit exprimer une action (Thathandlung) soustraite, en fait et en droit, à toute détermination empirique de notre conscience, puisqu’aussi bien cette action est le fondement et la condition même de possibilité de toute conscience 1 . » Le principe absolument absolu n’exprimera donc rien qui soit objectivement représentable dans notre conscience. Il y a plus. Nous savons déjà, avant toute enquête, que le principe absolu désignera un Sujet ou un Moi, à l’exclusion d’un « objet en soi » , d’un Non-moi indépendant, bref, d’une « chose en soi » au sens prétendument kantien de cette expression. Car, aux yeux de Fichte comme aux yeux des kantiens et antikantiens, ses prédécesseurs immédiats, la « chose en soi » n’est rien qu’un non-sens, « le contre-pied de la raison » , un « concept parfaitement irrationnel » (« die völligste Verdrehung der Vernunft » , « ein rein unvernünftiger Begriff2 » ). L’exigence systématique absolue se rencontre ici avec le présupposé idéaliste. Et cette rencontre définit précisément l’idéal d’une philosophie critique par opposition à une philosophie dogmatique : « L’essence d’une philosophie critique consiste à poser un Moi absolu comme entièrement inconditionnel et incapable d’être déterminé par un principe supérieur, de recevoir aucune détermination extérieure : une philosophie qui se déroule logiquement à partir de ce principe fondamental s’appelle une théorie de la science. Au contraire, une philosophie est dogmatique lorsqu’elle oppose, sur le même plan, le Moi en soi et quelque chose d’étranger au Moi, comme c’est le cas dans le prétendu concept surordonné de chose (ens), que l’on se plaît à ériger en concept absolument suprême. Dans un système critique, la Chose est ce qui est posé au sein du Moi ; dans un système dogmatique, la Chose est ce en quoi le Moi lui-même est posé. Aussi le Criticisme est-il immanent parce qu’il pose tout dans le Moi, le Dogmatisme transcendant, parce qu’il prétend dépasser le Moi3 » . Bref, une philosophie critique exige l’unité systématique la plus étroite ; l’unité systématique exclut le point de vue incohérent de la chose en soi et appelle celui de l’idéalisme total ; et le point de vue de l’idéalisme total est celui de la totale immanence au Moi. Le Moi apparaît ainsi comme le principe exclusif et dominant de la philoso1 Grundlage W-L., éd. cit., p. 91. Zweite Einleitung, éd. cit., p. 272. 3 Grundlage W-L., éd. cit., pp. 119-120. 2 248 II. L’idéalisme transcendantal de Fichte 341 phie critique. Toute détermination qui affecte la conscience doit dépendre du Moi, dans son origine et sa persistance. Nous trouvons donc sous notre main, dès le seuil du labyrinthe critique, le fil d’Ariane qui doit constamment nous guider, ce que Fichte appelle « un principe régulateur général1 » : « nichts kommt dem Ich zu, als das, was es in sich setzt2 » , ou bien plus brièvement : « Im Ich soll alles gesetzt sein3 » : Tout, sans exception, doit se poser dans le Moi. Qu’on nous permette de remarquer en passant que le présupposé idéaliste, incontestable dans certaines de ses acceptions, peut ne point paraître absolument lumineux sous la formule générale que nous lui donnons ici. Ni Kant, ni même aucun philosophe dogmatique ne nie qu’une « chose en soi » définie par exclusion de tout rapport à un Moi quelconque serait impensable comme objet : car penser quelque chose comme objet, c’est le penser comme terme d’un rapport de vérité logique, c’est-à-dire comme terme d’une relation à un sujet connaissant, à un Moi. Il suit de là que toute détermination objectivement connue doit être, d’une manière ou d’une autre, immanente au Moi connaissant : ce que personne ne s’avisa jamais de nier. Peut-on aller plus loin, et dire avec Fichte que toute détermination objectivement connue doit être originaire du Moi, c’est-à-dire, non seulement activement reproduite, mais purement et simplement produite par l’activité même du Moi ? Ceci est moins clair. Pourtant, les métaphysiques demeurées vraiment indemnes du principe dualiste manichéen placent au sommet et à l’origine des choses l’Esprit, la Pensée, c’est-à-dire, au sens où l’entend Fichte, le Moi absolu. Une « chose en soi » , totalement étrangère à l’Esprit, serait effectivement une absurdité. Mais que de problèmes se posent alors ? Et quelle est la parenté de ce Moi suprême, de cet Esprit absolu, avec le Moi psychologique auquel se rapportent immédiatement les déterminations de notre conscience ? Aussi bien, le présupposé idéaliste, qui nous servira provisoirement de principe directeur, ne révélera-t-il sa vraie portée qu’après achèvement du « système » entier de l’Idéalisme. Avant de suivre Fichte dans l’édification de ce système, attardons-nous un instant à quelques préliminaires méthodologiques de nature à prévenir bien des malentendus. §2. – A LA RECHERCHE DU PRINCIPE ABSOLU a) Les grandes lignes de la méthode La méthode de Fichte, à n’en considérer que les grandes lignes, n’offre rien de bien déconcertant pour qui a compris le procédé de la déduction kantienne 1 Grundriss des Eigenthümlichen..., éd. cit., p. 333. Ibid. 3 Grundlage W-L., p. 260. 2 249 Ch.II : L’idéalisme transcendantal de Fichte des catégories. 342 343 La méthode analytique et déductive chez Kant. – Kant prenait point de départ dans la « pensée objective » , dans « l’objet présent à la conscience ». Au sein de l’objet concret se révélait immédiatement l’opposition d’une unité et d’une multiplicité. Or la conjonction de ces termes opposés n’est concevable que dans une relation de matière à forme. L’unité constitutive de l’objet conscient prenait ainsi le caractère d’une forme, tandis que, dans ce même objet, la multiplicité irréductible aux formes de la conscience, la multiplicité primitive ou « originaire » (ursprunglich) comme l’appelle Kant, devenait nécessairement une matière ou un « donné » brut. Mais, à son tour, l’unité formelle d’un « donné » brut n’est d’abord concevable que comme « forme réceptive » , c’est-à-dire comme forme d’une sensibilité. D’autre part, une forme réceptive demeure impuissante à élever le donné jusqu’à l’unité d’un « objet » . L’analyse de la notion d’objet comme tel montre que la forme objective doit être, non seulement à priori comme l’est déjà la forme réceptive, mais à la fois à priori et spontanée. Et le concours, dans une même représentation d’objet, de ces caractères divergents – réceptivité et spontanéité, apriorité réceptive et apriorité spontanée – n’apparaît possible que si la spontanéité est. celle d’une unité « synthétique » , commandant le donné par la médiation des formes réceptives. L’unité formelle synthétique, ainsi définie, peut encore être diverse, comme le sont effectivement nos catégories. Et pourtant, les objets conscients ne deviennent conscients, et par conséquent ne deviennent objets pour nous, qu’en vertu d’une certaine homogénéité qui les rapporte à l’unité d’une même conscience, d’un même « je » . La diversité des concepts catégoriaux n’est donc objectivement possible que sous une condition suprême d’unité, que Kant appelle « l’unité objective de l’aperception » . Remarquons bien la nature de ce raisonnement. On y reconnaîtra sans peine une « analyse transcendantale » , c’est-à-dire une dialectique réfléchie mettant en évidence les conditions à priori de possibilité d’un objet présent à la conscience. Faut-il rappeler que cette « analyse » transcendantale diffère beaucoup de la simple analyse psychologique d’un contenu de conscience ? L’analyse transcendantale, dans ce qu’elle a de vraiment caractéristique, se ramène aisément au schéma logique de la synthèse rationnelle, conciliatrice de termes opposés. On peut le constater déjà dans la brève esquisse, que nous venons de retracer, du raisonnement kantien ; et du reste, on se convaincra qu’il n’en saurait être autrement si l’on veut bien prendre garde, que rechercher les conditions de possibilité de quelque chose, c’est d’abord supposer que ce quelque chose ne réalise pas, par soi seul, la pleine harmonie rationnelle, 250 II. L’idéalisme transcendantal de Fichte et c’est, en second lieu, se mettre en quête d’un point de vue supérieur d’où la désharmonie apparaisse réduite. Chaque étape de l’analyse transcendantale kantienne pourrait donc être réduite à la forme triadique d’une synthèse réconciliant une thèse avec une antithèse. Nous avons étudié, dans la Critique de la raison pure, les résultats généraux de la réflexion transcendantale appliquée aux objets de notre conscience. Dès le début, il a fallu laisser en arrière, comme une matière irrationnelle, la multiplicité irréductible du « donné » empirique. Puis, il est apparu que les premières conditions à priori, les formes de la sensibilité, n’étaient pas non plus des conditions rationnelles, car elles n’étaient point, par elles-mêmes, réductibles à l’unité de l’entendement. Il en allait autrement de la forme des concepts, expressions partielles de « l’unité originaire de l’aperception » . Ainsi donc, l’Analytique transcendantale kantienne, dont le but était de discerner les principes derniers de la connaissance objective, se montrait impuissante à les ramener à une unité parfaite d’où il fût possible de les déduire. Au contraire, elle nous acculait à la dualité primitive d’une matière et d’une forme ; bien plus, au sein même de la forme, elle acceptait une seconde dualité, celle de la forme réceptive et de la forme synthétique, cette dernière seule remontant, dans son ordre, à une unité véritable. Le principe suprême obtenu par Kant n’était donc pas un principe de déduction entièrement absolu et universel : il ne commandait encore que la forme synthétique des objets. 344 En possession de ce principe, Kant va reprendre, en sens inverse, le chemin parcouru. Simple fantaisie ? En aucune façon. Simple contrôle de l’analyse effectuée ? Plus que cela. En effet, il s’efforcera de déduire, du principe formel de l’aperception, les conditions d’exercice actuel de ce principe, au sein d’un objet conscient. On avait induit, de l’objet conscient (hypothétiquement donné), ses conditions à priori de possibilité ; maintenant, on se propose de déduire, des conditions à priori de possibilité, les attributs nécessaires de l’objet conscient. Cette seconde phase constitue ce qu’on appelle, à proprement parler, la « déduction transcendantale » de l’objet : dans la mesure où elle est praticable, elle nous livre la science pure et apodictique d’un objet, qui n’avait d’abord que la valeur contingente d’un « fait de conscience » . Mais dans quelle mesure cette déduction est-elle possible ? Rappelons-nous ce que Kant put déduire à priori du principe formel suprême – « unité pure de la conscience » ou « unité originaire de l’aperception » –. Un principe formel exige un contenu, une « matière » . A la rigueur, ce contenu pourrait être, lui aussi, à priori, c’est-à-dire que l’unité pure aperceptive serait alors la forme d’une intuition intellectuelle. Kant signale cette possibilité : « Un entendement dans lequel tous les éléments divers (= la « matière » de la connaissance) seraient donnés dans la conscience même de soi 251 Ch.II : L’idéalisme transcendantal de Fichte 345 346 (= dans l’aperception pure) serait intuitif 1 » . Mais tel n’est évidemment pas le cas de notre entendement ; et nous sommes rejetés sur le second membre de l’alternative : l’unité pure aperceptive exige un contenu externe à elle, c’est-à-dire un « donné » . Nous remarquerons toutefois que, dans l’alternative d’un donné interne et d’un donné externe, le choix du second membre est déterminé, aux yeux de Kant, par un fait de conscience et non apodictiquement : dès sa première étape, notre déduction transcendantale s’enferme donc dans les limites d’une hypothèse contingente, elle n’œuvre déjà plus un « système absolu » de la connaissance. Poursuivons. L’unité pure de la conscience, pour informer un donné externe, réclame l’intermédiaire de formes immédiatement réceptives de ce donné, c’est-à-dire des formes à priori d’une sensibilité. De nouveau, cette proposition est apodictique : la nécessité d’une sensibilité se déduit de l’unité pure de la conscience, appliquée à un donné externe. S’ensuit-il que les formes sensibles doivent être précisément l’espace et le temps ? C’est possible, mais Kant n’essaie pas même une déduction de l’espace et du temps. Une fois déduite la sensibilité en général, nous connaissons apodictiquement la nécessité du mode « catégorial » de synthèse, c’est-à-dire du mode synthétique qui définit l’entendement. En effet, pour que l’aperception pure atteigne le donné par l’intermédiaire de l’à priori réceptif (formes de la sensibilité), il faut qu’une relation fonctionnelle existe entre celui-ci et celle-là : cette relation fonctionnelle est précisément ce que nous appelons une catégorie. La déduction nous mène donc jusqu’au mode catégorial de synthèse, dans l’hypothèse d’un donné externe. Mais faut-il une ou plusieurs catégories ? Pour le savoir, nous devrions savoir d’abord combien il existe de formes à priori de la sensibilité et combien de combinaisons elles peuvent réaliser entre elles. Si l’on « se donne » , comme formes de la sensibilité, l’espace et le temps, on pourra, sous le bénéfice de cette seconde hypothèse, déduire la nécessité des douze catégories de l’expérience. Enfin, sous les mêmes réserves et moyennant les mêmes hypothèses, le principe suprême de l’aperception nous conduira jusqu’à la nécessité soit du schématisme en général, soit de la diversité effective des schèmes purs. A ce moment se trouveront déduites toutes les conditions qui commandent à priori la constitution d’un objet conscient, du type des objets conscients de notre expérience. Cette déduction dut être guidée par des hypothèses restrictives, limitant le champ d’application de l’unité aperceptive ; mais, dans ces limites, la déduction s’est vraiment développée à priori. Et c’est à juste titre que Kant résume comme suit toute la « déduction des concepts purs de l’entendement » : « Elle consiste à exposer les concepts purs de l’entendement 1 252 Critique de la Raison pure, traduction Barni-Archambault, I, p. 140. II. L’idéalisme transcendantal de Fichte (et avec eux toute la connaissance théorique à priori) comme principes de la possibilité de l’expérience, – en regardant celle-ci comme la détermination des phénomènes dans l’espace et dans le temps en général, – et en la tirant enfin du principe de l’unité synthétique originaire de l’aperception, comme de la forme de l’entendement dans son rapport avec l’espace et le temps, ces formes originaires de la sensibilité 1 » . En d’autres termes, Kant a effectué la déduction de l’objet de notre connaissance, non pas certes quant à la « matière » , ni quant aux « formes d’espace et de temps » , mais du moins quant à la « forme synthétique » qui fait de la représentation (Vorstellung) un objet (Objekt, Gegenstand). 347 La méthode analytique et déductive chez Fichte. – Le raisonnement de Fichte, nonobstant une ampleur plus grande, ne diffère pas, dans sa forme générale, de la démonstration critique, à double versant, essayée par Kant. Toute la Théorie de la Science consiste à s’élever (par une démarche libre de la pensée réfléchie) d’un point de départ subjectivement nécessaire jusqu’à un principe rationnel absolument premier, puis à redescendre, déductivement, de ce principe vers le point de départ. Et d’abord, quel est le point de départ de Fichte ? Exactement celui de Kant : le contenu objectif de la conscience. C’est le point de départ inévitable de toute investigation critique : pour instituer une critique, il faut à tout le moins que je me donne une matière à critiquer, une « pensée » ou un « objet de conscience » . Ma tâche critique sera de reconnaître, dans cet objet conscient (que je me donne), les principes absolument nécessaires de la connaissance. Comme un objet conscient ne peut m’être donné que dans une expérience concrète, l’ensemble de la Critique ou de la Théorie de la Science se développera de l’expérience à l’expérience, c’est-à-dire entre l’expérience initiale donnée et l’expérience encore, dans la mesure où elle se laisse déduire de principes à priori. Fichte le déclare expressément dans sa Erste Einleitung in die W-L. : « Mon système d’idéalisme procède d’un principe rationnel unique, qui se découvre immédiatement dans la conscience 2 » . « La voie où s’achemine cet Idéalisme part d’un contenu, présent dans la conscience grâce à une activité libre de la pensée et aboutit à l’ensemble de l’expérience. L’intervalle entre ces points extrêmes est le terrain propre de l’Idéalisme 3 » . De ce point de départ inévitable (la conscience actuelle), il va donc falloir remonter jusqu’au principe le plus reculé et le plus absolu qu’il nous soit possible d’atteindre. Nous reprendrons tout à l’heure les principaux échelons du raisonnement de Fichte. Pour le moment, bornons-nous à quelques remarques 1 Crit. R. pure, tr. Barni-Arch., I, p. 163. Op. et éd. cit., p. 445. 3 Op. et éd. cit., p. 448. 2 253 Ch.II : L’idéalisme transcendantal de Fichte 348 de méthodologie. A cet égard, Fichte procède comme eût pu le faire Kant lui-même. Après avoir isolé, dans les « contenus de conscience » , le principe qui définit la conscience objective, comme telle, il s’efforce d’en découvrir et d’en enchaîner les conditions de possibilité. « Le philosophe idéaliste, dit Fichte, démontre que ce qu’il avait d’abord posé et immédiatement reconnu dans la conscience comme un principe fondamental, n’est soi-même possible que sous la condition d’autre chose ; et que cette autre chose n’est, à son tour, possible que par une troisième ; et ainsi de suite, jusqu’à épuiser complètement la série des conditions du principe posé, c’est-à-dire jusqu’à rendre pleinement intelligible la possibilité de ce principe. La marche du raisonnement est ainsi un progrès ininterrompu du conditionné à la condition 1 » . Nous avons vu déjà que la recherche des conditions de possibilité est une démarche synthétique de la raison : chez Fichte – on ne tardera pas à le constater – le procédé synthétique, plus nettement accusé que chez Kant, se développe par un jeu de thèses, d’antithèses et de synthèses, qui prélude à la dialectique de Schelling et de Hegel. L’intuition intellectuelle de l’acte, ou l’intuition dynamique. – Mais, sous le parallélisme des méthodes, il persiste, de Kant à Fichte, une grave divergence. Kant, admettant la réalité de la « chose en soi » , n’a point souci du préjugé idéaliste radical ; Fichte, jugeant la « chose en soi » contradictoire, doit introduire ce présupposé idéaliste dans son raisonnement. Tandis que Kant accepte le donné sensible sans en rechercher l’origine, puis se donne le temps et l’espace comme formes primitives de la sensibilité, et enfin, dans la série des conditions de l’entendement, s’arrête au principe formel de l’aperception pure (c’est-à-dire de la réflexion pure du Moi sur soi-même), Fichte se voit astreint, par son Idéalisme rigoureux, à induire un principe absolu qui embrasse à la fois le donné sensible, les formes d’espace et de temps, et la forme de la réflexion pure ; bien plus, ce principe, pour être absolument absolu, doit encore fondre le Moi spéculatif et le Moi pratique en une unité plus radicale. Mais, n’est-ce point une tentative chimérique ? Que pourrait-on bien exiger par delà l’unité pure de l’aperception, conçue comme principe de détermination formelle ? Il semble que l’analyse transcendantale de la conscience ne conduise pas plus loin. Et d’autre part, pour atteindre cet au-delà par une inférence rationnelle, nous devrions du moins pouvoir en former un concept 2 . Or, le concept présupposant déjà une réflexion du Moi, nous ne saurions avoir de concept de ce qu’il y a de primitif et d’originel dans le Moi. Si nous 1 2 254 Erste Einleitung, éd. cit., p. 446. Cfr. Zweite Einleitung, éd. cit., p. 459. II. L’idéalisme transcendantal de Fichte 349 350 atteignons un principe absolument absolu, ce sera donc en dehors de toute connaissance conceptuelle, c’est-à-dire, dans une intuition 1 . Effectivement, assure Fichte, au sein même de la représentation concrète, en relation étroite avec l’intuition sensible, nous avons une intuition plus profonde, une véritable « intuition intellectuelle » , qui pénètre jusqu’à la racine du Moi : c’est l’intuition de l’activité pure, du « Handeln ueberhaupt » , par lequel le Moi se pose dans chacune de ses manifestations conscientes. Cette intuition de l’activité ne s’exerce jamais isolément dans notre connaissance : elle n’est qu’une intuition pure et par soi inconsciente ; mais elle transparaît dans nos représentations concrètes, où notre réflexion la découvre. Pour le Moi réfléchissant, c’est-à-dire pour le philosophe qui fait la critique de sa pensée, l’intuition de l’activité apparaît objectivement comme un fait premier de conscience (« Factum des Bewusstseins, Thatsache » ) ; pour le Moi profond et originaire, principe du Moi réfléchissant, elle ne peut être qu’une action, une Tathandlung 2 , c’est-à-dire, en définitive, la coïncidence immédiate d’une activité primitive avec elle-même. Or, dit Fichte, cette « intuition » de la position active du Moi « est le seul fondement solide de toute philosophie3 » . Grâce à elle le postulat systématique de l’Idéalisme cesse d’être une chimère. Car l’intuition intellectuelle de l’activité pure du Moi nous fait toucher « le principe d’explication de tout ce qui se passe dans la conscience 4 » et la raison dernière « en laquelle se joignent le monde sensible et le monde intelligible tels du moins qu’il existent pour nous5 » . Kant pouvait-il reconnaître sa propre pensée, dans ces spéculations, ou bien y saluer un développement normal du point de vue critique ? On sait qu’il protesta vivement contre la prétention, qu’émettait Fichte, d’interpréter fidèlement la philosophie kantienne en la dépassant. Le vieux maître, non sans mauvaise humeur et pour des motifs en partie contingents, maintint sa conception de la « chose en soi » et repoussa tout le « système métaphysique » de l’Idéalisme 6 . Cette condamnation ne fut-elle pas un peu sommaire ? On pourrait le penser, sans pour cela admettre entièrement les prétentions de Fichte. Un des points litigieux que signale ce dernier consiste précisément dans « l’intuition intellectuelle » placée à la base du système idéaliste. Or, assure Fichte, il y a ici malentendu : Kant ne veut pas entendre parler 1 loc. cit. Op. et éd. cit., p. 465. 3 Ibid., p. 466. 4 Ibid. 5 Ibid., p. 447. 6 Voir Kant’s Werke, éd. Rosenkranz, tome XI, pp. 153-155. [Extrait d’]un écrit de Kant dans le n0 109 des Intelligenzblätter der Allg. Lit. Zeit., 1799 2 255 Ch.II : L’idéalisme transcendantal de Fichte 351 d’ « intuition intellectuelle » , parce que « celle-ci, dans sa terminologie, porte toujours sur un Être, c’est-à-dire sur quelque chose de déjà posé, de figé1 » . Au contraire, « l’intuition intellectuelle, dont traite la Théorie de la Science, a pour objet non pas un Être, mais un Acte, un « agir2 » . Autant la première est incompréhensible, autant la seconde est inévitablement postulée. A vrai dire, Kant, tout en la supposant, ne la nomme nulle part. L’expression qui la désignerait le plus fidèlement, dans la Critique spéculative, serait encore celle d’aperception pure 3 . Au surplus, dans la Critique de la Raison pratique, Kant accepte la marchandise sans l’étiquette : car qu’est-ce donc que la conscience de l’impératif catégorique, sinon l’intuition intellectuelle, non pas certes d’une réalité immobile, mais d’un Acte autonome ? 11 n’aurait manqué à Kant, pour rejoindre Fichte, que de savoir souder le domaine spéculatif et le domaine moral dans l’intuition fondamentale de l’activité pure du Moi4 . Volontiers nous renverrions ici nos lecteurs à la discussion que nous fîmes plus haut5 de la critique kantienne. L’insuffisance que nous croyions devoir y reconnaître coïncide partiellement avec celle que nous signale Fichte. Kant, disions-nous, sépare trop radicalement le point de vue formel et statique du point de vue dynamique, ou du moins, sa pensée comme ses expressions restent flottantes à cet égard. La « synthèse aperceptive » se définit, chez lui, par ses effets formels d’apriorité et d’objectivité ; il ne nie pas, loin de là, que ces effets ne soient nécessairement ceux d’une « fonction active » ; mais, chose étrange, alors qu’il enregistre la valeur critique des effets formels, il néglige complètement d’envisager la valeur critique de l’activité qui les rend possibles. Il faut attendre la Critique de la Raison pratique, pour voir l’activité – mais cette fois la seule activité morale autonome – rentrer dans ses droits absolus comme fondement d’une détermination formelle. Or, il paraît évident que la « réflexion transcendantale » , si elle discerne une « forme pure aperceptive » , nous y montre nécessairement la « forme d’une activité » . C’est ce que prétend Fichte ; et c’est aussi l’enseignement, parfois oublié, de la tradition aristotélicienne et scolastique, au gré de laquelle la forme ne va pas sans l’activité. On sait, en effet, que, dans la théorie classique des « quatre causes » , la forme se définit d’abord comme la configuration d’un mouvement, au sens métaphysique d’un passage successif de la puissance à l’acte. La forme, qui est alors limitée par une « matière » , devrait, pour perdre son dynamisme naturel et devenir purement statique, se 1 Zweite Einleitung, éd. cit., p. 471. Op. et éd. cit., p. 472. 3 Cfr ibid. 4 Cfr ibid. 5 [Discussion que l’auteur avait instituée, dans le premier texte, inédit, du Point de Départ, mais qu’il n’a pas reprise dans le second texte. Voir Avant-Propos des Éditeurs. – Note des Éditeurs.] 2 256 II. L’idéalisme transcendantal de Fichte 352 353 confondre avec la pure matière : ce serait l’élimination de la forme. En deçà de cette limite théorique, la forme est toujours celle d’un « fieri » métaphysique, d’un devenir actif. Et si même, comme le firent les Scolastiques, on étend la notion de forme au delà du devenir, jusqu’à la dégager de toute corrélation à une matière, le produit ainsi obtenu, c’est-à-dire, la « forme pure et subsistante » , loin d’être une « chose figée » , représentera le point critique où la dualité de « matière » et de « forme » s’efface dans la simplicité d’une activité essentielle, qui fait pleinement retour sur soi, sans diminution ni partage : à ce foyer, d’un dynamisme concentré, la forme, disent les scolastiques, devient Idée subsistante ou Intelligence – elle devient Esprit ou Moi, dirait Fichte. Toute forme est donc dynamique ; et si nous saisissons en nous la « forme pure de l’aperception » , c’est que nous y saisissons pareillement « l’activité pure de l’aperception » . Rien n’empêche d’appeler cette connaissance une « intuition de l’activité du Moi » , bien que les Scolastiques préfèrent parler d’une « réflexion du sujet sur son acte » . Les réserves que nous devrons peut-être opposer à Fichte porteront moins sur l’intuition d’une activité du Moi que sur la nature de cette activité et de ce Moi. Du principe fondamental de l’activité pure du Moi, Fichte, conformément au postulat idéaliste, devra « déduire » , non seulement les particularités du Moi théorique, mais les démarches du Moi pratique ; et, dans le Moi théorique, non seulement la forme synthétique des concepts, mais les formes de la sensibilité et jusqu’au « donné » sensible, matière première de la connaissance. Ainsi s’achèvera, comme un cycle refermé sur soi-même, le raisonnement critique qui fait le fond de la Théorie de la Science. Le raisonnement de Fichte et le procédé dialectique de la science moderne. – Entre ce mode général de raisonnement, qui rappelle le « raisonnement régressif » des Scolastiques, et le procédé dialectique de la science moderne, il existe une analogie singulière, bien que les sphères respectives d’application soient différentes. Le savant part d’expériences concrètes, induit de là une hypothèse généralisatrice, puis, de cette hypothèse posée en prémisse, déduit des conséquences qu’il compare à l’expérience concrète. On reconnaît la marche alternativement ascendante et descendante, ou si l’on préfère, le mouvement circulaire de la raison : seulement, dans l’ordre empirique, le cycle ne se referme pas complètement ni sûrement ; le principe hypothétique n’est pas induit comme la condition nécessaire des expériences initiales, mais seulement comme une condition possible : aussi réclame-t-il une confrontation de ses conséquences avec les faits concrets, ou en d’autres termes, une « vérification » ; et la vérification, à son tour, reste forcément incomplète. Dans le raisonnement de Kant ou de Fichte, le principe induit n’est 257 Ch.II : L’idéalisme transcendantal de Fichte plus une simple hypothèse probable mais une condition nécessaire de possibilité ; il n’a donc pas besoin de vérification expérimentale et la déduction qui s’y appuie prend, dès ses premières étapes, une valeur absolue. Malgré cette différence, la Théorie idéaliste de la Science fournit une explication certaine et absolue des phénomènes conscients par le même procédé que met en œuvre la Théorie empirique des Sciences pour fournir une explication probable et relative des faits expérimentaux. Nous nous bornons à rappeler ici ce parallélisme : ce n’est point le moment d’en rechercher la raison profonde 1 . b) Points d’attache dans le kantisme Pour faciliter encore l’intelligence du système de Fichte, nous examinerons rapidement les points d’attache que lui fournit le kantisme : l’orientation de pensée que cet examen nous suggérera, a quelque chance de nous faire pénétrer, par avance, dans l’esprit de la démonstration idéaliste. 354 L’impératif catégorique et l’aperception pure. – Fichte lui-même, on l’a rappelé plus haut, signale très particulièrement, à cet égard, l’Impératif catégorique et l’Aperception transcendantale. De l’impératif catégorique, nous n’avons ici guère autre chose à dire, sinon qu’il exprime une « position absolue » , un « Sollen » autonome, soustrait comme tel à toute détermination empirique. Mais l’absolu moral demeure, chez Kant, isolé dans sa splendeur austère : il ne rejoint pas l’activité spéculative et se raccorde, en somme, assez mal à l’action morale concrète ; on se souvient, en effet, qu’entre la forme pure de la moralité posée par l’Impératif catégorique, et l’ordre des fins, exigé par l’action concrète, Kant reconnaît une antinomie qu’il ne lève qu’indirectement, en postulant une coïncidence tout extrinsèque entre les termes opposés. Combien il serait plus satisfaisant de voir l’absolu moral, l’activitê spéculative et la tendance vers une Fin dernière se confondre dans une racine commune ! On pressent que le nœud du problème doit se trouver dans l’activité de la Raison théorique. Si l’analyse y découvrait, pareillement, une « position absolue » , la conciliation immédiate et intrinsèque de l’ordre moral et de l’ordre des fins deviendrait possible. Voyons donc si la considération de l’aperception pure, sommet de la Raison théorique, ne nous livrera pas quelques suggestions utiles. 1 Nous ne pourrons aborder la Théorie complète de l’expérience que dans un ouvrage ultérieur, préparé par celui-ci. On se rappellera que notre objectif actuel se restreint au « point de départ de la Métaphysique » bien que, par la force des choses, nombre de solutions particulières soient virtuellement posées dès à présent. 258 II. L’idéalisme transcendantal de Fichte 355 Une exploration dialectique sur la base de l’aperception pure. – La synthèse pure aperceptive, telle que la définit Kant lui-même, peut être considérée sous deux aspects : 10 Comme synthèse active : c’est-à-dire (sans impliquer par là aucune arrière-pensée métaphysique) comme sujet pur et indéterminé. 20 Comme synthèse passive, comme contenu synthétique, c’est-à-dire (en dehors de toute préoccupation ontologique) comme objet pur et indéterminé. Quel usage ferons-nous ici de ces deux concepts – « synthèse subjective » et « synthèse objective » – dont la combinaison définit l’unité pure de l’aperception ? Nous allons les considérer séparément, en leur donnant leur jeu plein, leur extension complète, de manière à découvrir à priori les conditions de possibilité de leur combinaison et de leur réalisation. Tout le raisonnement qui va suivre n’aura d’abord d’autre valeur que celle d’une dialectique nécessaire de concepts : nous n’atteindrions une nécessité à la fois logique et réelle qu’au moment où nous toucherions une condition dernière et absolue, fixant dans un équilibre définitif les concepts que nous explorons. On ne s’étonnera donc point de voguer dans l’abstrait jusqu’au terme de cette très rapide . dialektik poreÐa 1. L’opposition dynamique du Sujet et de l’Objet. – Envisagée du point de vue subjectif, la synthèse aperceptive pure, expression de l’unité universelle de la conscience, apparaît comme une position active illimitée du Moi. C’est-à-dire que le Moi, défini comme pure activité synthétique court du zéro de la réalité à l’infini de la réalité, franchissant tout obstacle à nous concevable. A cette infinité subjective du Moi, s’oppose, dans l’aperception pure, l’infinité de l’objet comme tel, c’est-à-dire de la synthèse aperceptive considérée passivement, dans son contenu absolument général. Car l’objet, défini comme synthèse passive, est exactement corrélatif au sujet, et en a toute l’amplitude. Si donc le sujet pur se pose activement, dans un mouvement virtuel qui va de zéro à l’infini, le champ d’expansion de l’objet pur doit être pareillement infini1 . Mais deux extensions infinies ne deviennent-elles pas identiques ? Oui, sans doute, à les considérer statiquement, comme choses achevées. Aussi bien dans l’absence bilatérale de limites, le sujet et l’objet ne peuvent plus différer que d’une seule manière : par la direction inverse de leur dynamisme constitutif. Immobiles, ils se confondraient ; entraînés dans le même sens, ils se confondent encore ; nous n’avons aucun moyen de les concevoir distincts, sinon de nous les représenter par l’antagonisme de deux mouvements égaux 1 L’opposition, que l’on marque ici, entre Sujet et Objet (immanent) répond exactement à celle des deux fonctions complémentaires de l’intelligence dans la métaphysique aristotélicienne : l’intellect agent « quo est ornnia facere » et l’intellect possible « quo est omnia fieri » . 259 Ch.II : L’idéalisme transcendantal de Fichte 356 357 et de signe contraire. C’est ainsi que, dans nos concepts, le Sujet ou le Moi prend le caractère d’une tendance, et l’Objet ou le Non-moi les caractères d’une résistance, c’est-à-dire d’une tendance opposée. Du Moi, il faut dire qu’il tend à envahir la totalité du Non-moi ; et du Non-moi qu’il tend à envahir la totalité du Moi. Mais, au point de vue dynamique même, la synthèse du Sujet pur et de l’Objet pur dans l’aperception pure n’est-elle point contradictoire ? Sous quel angle la réalisation simultanée des deux termes opposés peut-elle donc apparaître possible ? Car elle doit être possible. Malgré qu’ils s’excluent sous leur forme pure, nos concepts de Moi et de Non-moi, de Sujet et d’Objet, doivent avoir une forme actuelle de conciliation, puisqu’ils représentent des aspects nécessaires de l’unité pure aperceptive, qui est elle-même la condition suprême de possibilité de toute conscience. 2. L’alternance du Réel et de l’Idéal. – Un moyen s’offre – un seul – de surmonter la contradiction : c’est de distinguer, dans le mouvement total du Moi pur, une portion réelle et une portion virtuelle ou « idéale » ; et de même, dans le mouvement inverse du pur Non-moi, une portion réelle et une portion idéale ; cela, selon une telle loi d’alternance que, tant du point de vue réel, que du point de vue idéal, l’absurdité logique immédiate disparaisse. Ce résultat – on le pressent – n’est possible que si le Moi et le Non-moi deviennent dans une certaine mesure complémentaires l’un de l’autre : non pas comme des choses immobiles, qui se complètent seulement du dehors par limitation mutuelle extrinsèque (car alors le Moi pur, devenant essentiellement limité, ne serait qu’un fragment de Moi, et le pur Non-moi ne serait non plus qu’un fragment de Non-moi), mais comme des activités qui se limitent mutuellement sans laisser de s’envelopper tout entières l’une l’autre. Expliquons-nous. Dans le Moi, qui se pose comme activité synthétique, on peut concevoir qu’une portion de l’activité s’affirme librement et qu’une autre soit tenue en échec par le Non-moi. La portion tenue en échec n’est pas supprimée : elle est seulement refoulée et garde sa valeur dynamique propre ; ce qui se trouve neutralisé, c’est uniquement son effet ultérieur d’expansion. Appelons réelle la valeur d’acte effectivement posée, et idéale la valeur de l’activité refoulée. Le Moi actif de l’aperception pure embrasse à la fois la portion réelle et la portion idéale de l’activité aperceptive. En renversant les termes, on se représente de la même manière l’activité du Non-moi. La réalité du Non-moi correspondrait à la portion du Moi actuellement refoulée ; le surplus idéal du Non-moi correspondrait à la portion de l’activité du Non-moi tenue en échec par l’activité « réelle » du Moi. Mais l’activité totale – réelle et idéale – du Non-moi reste indéfinie aussi bien que l’activité totale du Moi. 260 II. L’idéalisme transcendantal de Fichte 358 Examinons maintenant les conséquences de cette conception dynamique. D’abord, elle permet la synthèse du Moi et du Non-moi, sans mutilation de ces deux concepts. Ils gardent chacun leur amplitude totale, moyennant qu’on y distingue une zone réelle et une zone idéale. Rien n’empêche, en effet, de joindre en une unité synthétique l’activité réelle du Moi et l’activité idéale du Non-moi, l’activité idéale du Moi et l’activité réelle du Non-moi. La contradiction flagrante a disparu. Et d’autre part, l’alternance du « réel » et de 1’ « idéal » introduite dans la définition même de l’unité synthétique, y sauvegarde la distinction du Non-moi et du Moi, de l’objet et du sujet. En second lieu, la conception dynamique nous met à même de mieux définir l’activité tant du Moi que du Non-moi. En tant qu’il se pose librement, le Moi actif s’affirme comme réalité, comme être ; en tant que refoulé par un obstacle, il s’affirme seulement comme virtualité, comme « tendance » , comme « devoir être » . Voilà le « Sollen » , surgissant, devant une entrave, sous la forme d’une exigence de liberté et en même temps sous la forme d’une tendance active. Car ce qui doit être, c’est l’épanouissement .complet de l’activité libre réduisant l’obstacle du Non-moi ; la liberté conquise sur le Non-moi serait donc à la fois l’Idéal moral et la Fin dernière du Moi actif. Les mêmes considérations doivent logiquement se répéter au sujet du Nonmoi. Pour autant qu’il se pose indépendamment du Moi, le Non-moi prend les attributs de l’être ; pour autant qu’il est contenu par la poussée du Moi et bandé contre elle, le Non-moi devient « tendance » , « devoir être » : une sorte de « devenir » à rebours. 3. Dualisme manichéen ? – Nous voilà retombés dans la contradiction ; mais, cette fois, dans la contradiction dynamique, dans la contrariété des fins et le conflit des devoirs. A nous en tenir là, nous devrions nous représenter le monde à la façon manichéenne, comme la lutte éternelle et implacable de deux principes hostiles, également primordiaux, dont notre conscience enregistre à chaque instant l’équilibre précaire. Mais il y a pis, et la contradiction logique vient doubler la contradiction dynamique. Les « contraires » , éternellement affrontés, semblent, en vertu d’une nécessité non moins implacable que leur conflit même, devoir s’effacer l’un dans l’autre, s’identifier entre eux. En effet, si l’on se définit le Moi et le Non-moi au sein de l’aperception pure, c’est-à-dire dans une zone d’abstraction supérieure à toute détermination empirique, il n’existe aucune raison pour y faire passer la frontière du « réel » et de 1’ « idéal » ici plutôt que là. Le concept indéterminé du Moi doit s’accommoder aussi bien d’une réduction indéfinie de l’élément réel que d’une réduction indéfinie de l’élément idéal. Et il en va de même pour le concept 261 Ch.II : L’idéalisme transcendantal de Fichte 359 indéterminé du Non-moi. Or, si, dans le Moi, nous réduisons successivement l’élément réel au bénéfice de l’élément idéal, cette série régressive tendra vers une limite qui présente des propriétés logiques singulières : à la limite, en effet, le Moi serait ramené à un pur « devoir être » , à un pur « Sollen » , exclusion faite de tout « être » actuel ; et cette limite définirait aussi le premier moment logique, le commencement absolument absolu, de l’activité du Moi. D’autre part, en raisonnant de même sur le Non-moi, on rencontre pareillement une limite, qui est un premier moment logique, un commencement absolument absolu, et qui n’a d’autre propriété que celle d’un pur « devoir être » , d’un pur « Sollen » . Au lieu de réduire l’élément réel, supposons que l’on réduise progressivement l’élément idéal, tant dans le Moi que dans le Non-moi : les séries ainsi constituées tendront vers une limite, qui sera, elle, non plus un « Sollen » absolu, mais un terme absolument dernier, et définissable seulement comme totalité absolue de la réalité actuelle, disons d’un mot, comme Être absolu. A l’origine et au terme, la différence du Moi et du Non-moi s’efface dans l’absolu : absolu du Devoir, absolu de l’Être. Mais ceci est gros de conséquences. Si le Moi et le Non-moi doivent avoir même origine absolue et même fin absolue, la conception manichéenne, qui définit leur origine et leur fin en fonction de l’opposition relative par laquelle ils sont représentés dans la conscience, cette conception devient contradictoire : elle érige le relatif en absolu, elle transporte au Principe et au Terme des conditions du Devenir comme tel. L’analyse même des notions de Moi et de Non-moi nous fait donc exiger un point de vue plus compréhensif que le dualisme absolu, un point de vue qui réconcilie la dualité avec l’unité. Que sera ce point de vue ? Un Monisme absolu, qui identifierait sur toute la ligne le Moi et le Non-moi ? Pas précisément ; car un Monisme absolu – qu’on se rappelle Parménide – méconnaît le dualisme essentiel du Devenir ; mais il nous faut un point de vue qui sauvegarde la communauté absolue d’origine et de fin, et explique en même temps l’opposition qui se dessine dans l’intervalle de ces deux extrêmes. Le problème, en termes réalistes, s’exprimerait exactement comme suit : faire la théorie de ce qui doit se passer entre une virtualité créatrice universelle (origine absolue) et l’accomplissement parfait des destinées qu’elle suscite (fin absolue). 4. Le principe de la réflexion. – On peut essayer de se rendre un compte plus exact de la portée du problème, et par là-même d’en préparer une solution. Nous disions que le Moi et le Non-moi devaient procéder d’un « devoir être » primitif qui les enveloppait tous deux dans sa virtualité absolue. Il faut donc expliquer comment une même virtualité pure peut se traduire par deux 262 II. L’idéalisme transcendantal de Fichte 360 361 tendances opposées. Ce conflit au sein de l’unité n’apparaît concevable que sous une condition : c’est que l’une des deux tendances soit, en réalité, une simple réflexion de l’autre sur elle-même. Dans ce cas, il y a bien, toujours, une seule et unique activité primitive, celle du « devoir être » fondamental, mais une activité qui se fait plus ou moins largement opposition à soi-même, qui se crée, par inversion partielle de son courant expansif, des obstacles à surmonter, c’est-à-dire des objets. Qu’est-ce qui détermine immédiatement ce reflux, ce contrecourant, ou, pour employer l’expression technique, cette réflexion ? Tout ce qu’on peut dire, c’est qu’elle apparaît ici comme une conséquence logique, lointaine, mais nécessaire, de l’unité synthétique où se rejoignent les deux aspects corrélatifs – objectif et subjectif – de l’aperception kantienne. La réflexion est, pour nous, la condition primitive de l’unité de conscience. 5. L’unité systématique du Moi. – Voilà donc, moyennant le fait premier et inévitable d’une « réflexion » , tout l’ensemble de notre vie consciente ramené à l’unité d’un principe absolu : le pur « devoir être » . Principe de l’activité morale 1 du Moi : en effet, le « Sollen » primitif affirme sa liberté et son autonomie morale en tant qu’il se pose soi-même en dépit de l’objet, et se donne pour tâche la conquête de soi à travers l’objet, c’est-à-dire la conscience objective toujours plus complète de soi. Principe de l’activité spéculative du Moi : car le « Sollen » primitif ne peut se conquérir qu’en s’opposant un objet, et ne peut s’opposer un objet qu’en se réfléchissant sur soi et en se posant donc comme un Moi. (Car la réflexion sur soi définit le Moi, par opposition à l’activité aveugle et rectiligne). Principe de la finalité du Moi ; car le « Sollen » primitif est une virtualité active, et tend vers l’absorption complète du Non-moi dans la conscience comme vers une Fin dernière. Principe de l’activité et de la finalité du Non-moi ou de l’Objet, puisque l’objet n’est autre chose que le « devoir être » primitif se retournant contre soi-même dans la « réflexion » , et s’imposant ainsi une limite, une détermination. Les conditions sous lesquelles cette réflexion originaire est possible et pourra se développer vers sa fin idéale commandent à priori les grandes lignes d’une « philosophie de la Nature » . Nous arrêterons ici nos spéculations ; non que les questions qu’elles soulèvent soient épuisées (il resterait notamment à résoudre le problème capital 1 Au sens juste, mais peut-être incomplet, où Kant entend la « moralité » . Celle-ci comporte incontestablement l’autonomie de la décision libre au regard des déterminations empiriques ; mais ce qu’on appelle l’obligation morale ne suppose-t-il pas, en outre, dans la volonté créée, un rapport transcendant ? Ce n’est point ici le lieu de discuter cette question, que nous trancherions, personnellement, par l’affirmative. 263 Ch.II : L’idéalisme transcendantal de Fichte 362 de la nature de Dieu par rapport au Moi pur), mais parce que, dès à présent, la Raison théorique et la Raison pratique, le règne de la Nature et le règne de l’Esprit, bref, l’Univers entier – subjectif et objectif – en tant, du moins, qu’il est quelque chose pour nous, trouvent leur place marquée dans un système unitaire tel que le rêvait Fichte. Kant nous a donc orientés vers l’Idéalisme de Fichte. En abandonnant les rênes à la dialectique naturelle de notre raison, à partir de la notion kantienne d’aperception pure – mais en tenant compte, plus que ne le fit Kant, du dynamisme de toute synthèse – nous venons de voir nos concepts s’enchaîner en un système qui rappelle la structure progressive de la Théorie de la Science, et plus encore celle des deux esquisses complémentaires, dues à la plume de Fichte, nous voulons dire du Grundriss des Eigenthümlichen der Wissenschaftslehre (1797) et de la Darstellung der Wissenschaftslehre (1801). Il est temps, croyons-nous, de laisser les préliminaires, pour nous engager, avec Fichte lui-même, à travers les principales étapes de la Théorie de la Science. §3. – LA « THÉORIE DE LA SCIENCE. » a) LES TROIS PRINCIPES FONDAMENTAUX Devant partir de la conscience actuelle, pour rechercher le principe absolu de tout contenu de conscience, nous ne saurions mieux faire que de nous attacher d’emblée aux opérations conscientes les plus générales, qui entrent dans la constitution de toutes les autres et ne se laissent elles-mêmes réduire à aucune autre 1 . Premier principe. – Tout le monde accorde ces caractères d’absolue généralité et de nécessité primordiale à l’axiome d’identité : à vrai dire, il nous est impossible de les lui refuser sans nous contredire. Car dans toute opération consciente nous prononçons, implicitement ou explicitement, le jugement absolu : A est A ou, si l’on préfère, A = A, dans lequel A désigne une matière quelconque 2 . Dès lors que nous « pensons » , nous nous arrogeons donc, bon gré mal gré, le droit de « poser quelque chose absolument » (etwas schlechthin zu setzen)3 . Mais que posons-nous ainsi ? Que A soit ? non pas ; nous posons seulement que « si A est, A est » . Nous affirmons, non le contenu matériel, A (Inhalt), Pour tout ce paragraphe a, voir Grundlage der W. L., 1er Teil., éd. cit., tome I, pp. 91-125. 2 Op. cit., pp. 91-92. 3 Op. cit., p. 93. 1 264 II. L’idéalisme transcendantal de Fichte 363 364 mais seulement une relation formelle (Form) : l’identité nécessaire de A, quel qu’il soit, être réel ou être de raison, avec lui-même1 . Or, cette relation nécessaire d’identité, puisqu’elle ne dépend pas de la réalité particulière de A, doit dépendre directement du sujet où se pose A, c’est-à-dire du Moi, et valoir d’abord pour le Moi. En effet, elle s’étend à tout contenu A, indifféremment, à condition que celui-ci soit représenté dans le Moi, c’est-à-dire, soit posé dans et par le Moi. Si la proposition A = A s’impose à nous dans toute sa généralité, c’est donc parce qu’elle signifie avant tout que « A posé dans le Moi est identiquement A posé dans le Moi » . Mais cette identité dans le Moi suppose que le Moi lui-même soit identique à soi : « Ich bin Ich 2 » , et par conséquent, qu’il soit : « Ich bin 3 » . La position nécessaire de l’identité signifie primitivement la position et l’identité du Moi. Ainsi donc tout jugement du type A = A contient implicitement la position du Moi, par le Moi, dans l’identité absolue avec soi-même. Disons en d’autres termes, que « le Moi se pose soi-même, et qu’il est par cette position qu’il fait de soi » (« Das Ich setzt sich selbst, und es ist vermöge dieses blossen Setzens durch sich selbst 4 » ). Si nous appelons « Sujet absolu » celui « dont l’être consiste tout entier dans la position qu’il fait de soi » , nous devrons reconnaître que le Moi se pose comme « sujet absolu » dans toute activité consciente quelle qu’elle soit. En ce sens, le « Ich bin » , le « Je suis » de Descartes, exprime l’affirmation primitive, nécessaire et universelle du Sujet absolu5 . Nous voilà donc en possession du premier principe fondamental : « Das Ich setzt sich selbst » : « Le Moi se pose soi-même » . Principe absolu, tant par la forme que par le contenu ; car la « position absolue » du Moi (= contenu) est identique (== forme) à 1’ « être » du Moi. Ou bien, comme Fichte le dit ailleurs6 , le Moi, se posant comme « Sujet absolu » , réalise l’identité du sujet (position active) et de l’objet (être posé). On ne saurait remonter plus haut. Second principe. – A côté de la proposition identique : A = A, notre conscience nous livre une proposition égalemen évidente et, sous certain rapport, primitive. Nous voulons parler de l’axiome négatif : Non-A n’est pas A 7 . Cet axiome négatif diffère, quant à la forme, de l’axiome d’identité, comme 1 Op. cit., Op. cit., 3 Ibid. 4 Op. cit., 5 Op. cit., 6 Op. cit., 7 Op. cit., 2 p. 93. pp. 93-95. p. 96. pp. 96-97. p. 98, note. pp. 101 sqq. 265 Ch.II : L’idéalisme transcendantal de Fichte 365 la négation diffère de l’affirmation. Et la remarque n’est pas purement oiseuse, car on pourrait être tenté de traduire la proposition négative : « Non-A n’est pas A » par la proposition « indéfinie » : « Non-A est non-A » , laquelle appartient, effectivement, au type formel : « A est A » , où le terme A désigne une matière quelconque. L’axiome négatif, dont nous parlons ici, se caractérise par la « forme de négation » , quelle que puisse être la matière : il représente une volte-face dans l’attitude même du Sujet qui juge 1 . Voyons maintenant ce que l’axiome de négation contient de vraiment primitif. S’il se laissait réduire à quelque autre principe, ce ne pourrait être qu’à l’identité : A == A, c’est-à-dire au principe de la « position absolue2 » . Or, la pure forme négative : « n’être pas » , n’est en aucune façon précontenue dans la pure forme positive : « être » . Quant à la forme, le principe négatif est donc primitif et indépendant 3 . Mais la forme ne va pas sans une matière. La matière – absolument générale – du principe négatif renferme les deux éléments : A et non-A, qui doivent tous deux, d’une manière ou d’une autre, être posés dans le Moi ; or nonA, comme non-A, n’est connaissable qu’à travers A ; la position de non-A, comme non-A, n’est donc possible que par la position préalable de A, ce qui nous ramène au premier principe fondamental comme à une condition prérequise. Il faut donc dire que l’axiome négatif est primitif quant à sa forme et conditionné quant à sa matière ou son contenu 4 . Faisons un pas de plus et dégageons l’attitude profonde du Moi enveloppée dans l’axiome négatif. La valeur absolue et nécessaire du principe négatif ne dépend aucunement de la réalité de A et de non-A ; elle se fonde donc sur la nature même du Moi, qui pose à priori le principe négatif ; c’est-à-dire qu’avant toute désignation de A ou de non-A, l’axiome négatif exprime une relation propre à l’activité du Moi. En d’autres termes, pour que le Moi puisse affirmer à priori, d’une manière absolument générale, que « non-A n’est pas A » , il doit être vrai d’abord que « Non-moi, bien que dans le Moi, ne soit pas Moi » , ce qui implique, absolument parlant, que le Moi, en se posant (premier principe), s’oppose aussi à soi-même comme Non-moi5 . La forme de la négation traduit donc, non pas la substitution totale du Non-Moi au Moi, non pas la suppression pure et simple de l’activité originaire du Moi, mais la « réflexion » , le retournement de cette activité sur elle-même ; l’opposition ainsi créée à l’intérieur du Moi est primitive comme 1 Op. cit., Op. cit., 3 Ibid. 4 Op. cit., 5 Op. cit., 2 266 pp. 102-103. p. 102. p. 103. p. 104. II. L’idéalisme transcendantal de Fichte « forme d’action » (comme « Entgegensetzen » ) ; mais comme contenu (comme Gehalt : Nicht-Ich plutôt que Ich) elle émane de la « position absolue » exprimée dans le premier principe : c’est le même Moi qui « se pose » , et tout ensemble « s’oppose à soi1 » . Nous enregistrons donc un second principe fondamental – absolu par sa forme de négation, dérivé quant à sa matière : savoir, qu’au sein même du Moi, « dem Ich wird schlechthin entgegengesetzt ein Nicht-Ich » : « un Non-moi se trouve inéluctablement opposé au Moi 2 » . 366 Troisième principe. – Si l’on rapproche le premier principe fondamental du second principe fondamental, on ne peut manquer de remarquer qu’ils s’opposent comme « thèse » et « antithèse » . En effet, 10 le Moi se pose, et se pose, assurément en soi-même ; 20 le Non-moi est posé, et nécessairement posé dans le Moi. Moi et Non-moi appartiennent donc tous deux à l’unité primitive du Moi. Mais poser le Moi selon toute son extension, ce serait éliminer le Non-moi. Inversement poser le Non-moi, selon toute son extension, ce serait éliminer le Moi. A prendre les concepts de Moi et de Non-moi dans leur plénitude, il faut convenir que le second principe introduit la contradiction dans le Moi et rend illusoire le premier principe lui-même 3 . Cependant, ces deux principes s’imposent de toute nécessité et doivent être vrais simultanément. La tâche (Aufgabe) nous incombe donc de rechercher la « condition synthétique » sous laquelle une conciliation soit possible. Cette condition, déjà notée plus haut, saute aux yeux : car la contradiction résultait de ce que le Moi, comme tel supprimait totalement le Non-moi, et réciproquement. Toute contradiction immédiate disparaît si la suppression, de part et d’autre, n’est que partielle, c’est-à-dire, si le Moi est conçu comme limité par le Non-moi, et le Non-moi comme limité par le Moi4 . La condition synthétique cherchée est donc la « limitation mutuelle » (Schranken), qui implique, de part et d’autre, la « divisibilité » (Teilbarkeit). « Moi et Non-moi doivent donc être posés comme divisibles 5 » . Ainsi, remarque Fichte, se trouve déduit le principe de la « quantitabilité » ou de « l’aptitude à la quantité en général » ; mais laissons ce point de vue particulier, sur lequel il faudra revenir plus loin. 1 Op. Op. 3 Op. 4 Op. 5 Op. 2 cit., cit., cit., cit., cit., pp. 102-103, p, 104. pp. 106-107. pp, 108-109. p. 109. 267 Ch.II : L’idéalisme transcendantal de Fichte 367 368 Et comme on ne peut oublier que le Moi divisible et le Non-moi divisible sont posés par le Moi et dans le Moi, nous exprimerons comme suit le troisième principe, synthèse des deux autres : « Ich setze im Ich dem theilbaren Ich ein theilbares Nicht-Ich entgegen » . « Le Moi oppose, au sein du Moi, un Non-moi divisible à un Moi divisible 1 » . La forme de ce troisième principe, c’est à-dire « la limitation réciproque, au sein du Moi » n’est point primitive et inconditionnelle : elle est déduite des deux autres principes fondamentaux, non par simple analyse, mais comme une condition synthétique nécessaire. Remarques sur la « synthèse fondamentale » . – Avec ce troisième principe, nous achevons d’établir les assises de la « conscience » proprement dite. Et nous avons dès maintenant appliqué le procédé typique de démonstration qui fait la trame de toute la Théorie de la Science. Partis du fait de conscience, considéré dans ce qu’il présente d’absolument général et nécessaire, nous en avons recherché les conditions à priori de possibilité et nous avons constaté qu’il exigeait le concours d’une condition subjective (position du Moi) et d’une condition objective (réflexion du Moi). Ce fut la phase ascendante de notre raisonnement ; elle correspond à « l’analyse transcendantale » dont nous avons parlé précédemment. Puis, notre raisonnement redescendit des éléments transcendantaux de la conscience vers l’unité de celle-ci (Déduction transcendantale). C’est-à-dire que nous nous demandâmes à quelle condition l’élément subjectif et l’élément objectif (thèse et antithèse) pourraient être réunis dans l’unité actuelle d’une conscience ; et nous avons constaté que cette condition conciliatrice (synthèse) ne pourrait être que la « limitation réciproque » des deux éléments opposés. Synthèse du Sujet et de l’Objet dans l’unité du Moi, c’est la définition même de la conscience. Avant cette première synthèse, il n’y avait pas lieu de parler de conscience, puisque les conditions fondamentales de celle-ci n’étaient pas posées. Avec cette première synthèse est solidement assis, rattaché à ses conditions absolument dernières, le principe prochain d’où devra procéder toute l’étude déductive de la conscience, en d’autres termes toute la « Wissenschaftslehre » . On remarquera que la synthèse fondamentale dont nous parlons, effectuée sur des termes aussi généraux que possible, n’exprime encore la conscience d’aucun objet particulier. Ce qu’elle nous donne, c’est la simple attitude du Moi par rapport à soi-même dans l’activité consciente comme telle ; autrement dit, c’est cette « conscience de soi » (Selbstbewusstsein) qui gît au fond de chacun des actes conscients particuliers. Aussi verrons-nous bientôt que la synthèse primitive n’est point réalisable isolément, selon toute l’ampleur des 1 268 Op. cit., p. 110. II. L’idéalisme transcendantal de Fichte 369 concepts qui l’expriment, mais qu’elle doit se développer en des synthèses ultérieures, véritables conditions restrictives de sa possibilité. Qu’on nous permette une dernière remarque, avant de reprendre le fil du raisonnement de Fichte. On représente parfois l’Idéalisme de Fichte comme la déduction – ou la prétendue déduction – de tout le « réel » , objet de notre conscience, à partir du seul premier principe fondamental (Sujet absolu ou Moi pur ). Il est facile de voir, dès maintenant, combien cette exégèse est inexacte : Fichte rattache tout le réel au Moi pur, comme à un principe absolument premier, rien de plus vrai ; mais il déduit son système rationnel, non pas du seul premier principe, mais de la synthèse fondamentale du premier principe (position du Moi) avec le second principe (réflexion du Moi). Or, si la position du Moi par lui-même est un acte absolu de liberté (c’està-dire d’activité métempirique, pas de liberté de choix), créant l’étoffe nécessaire de toute pensée, la réflexion du Moi sur soi-même, bien que simple inversion du mouvement primitif, est pourtant, de son côté, un acte absolu de liberté quant à la direction ou à la forme : la forme de la « réflexion » n’est possible que moyennant une « position absolue » , mais ne se déduit pas d’elle. Ainsi donc, l’Idéalisme de Fichte n’est pas un Idéalisme absolu en ce sens que l’ensemble de la réalité y serait dérivée du Moi pur par voie de nécessité : le Moi pur crée le monde dans un acte de liberté, qui ne se confond point avec l’acte fondamental par lequel le Moi se pose. Et cela suffit pour empêcher qu’on ne taxe, dès le premier abord, la philosophie de Fichte de panthéisme. Le problème est beaucoup plus complexe : nous l’examinerons plus loin. Tel quel, l’Idéalisme de Fichte est, pourtant, infiniment moins éloigné d’un Idéalisme absolu que ne l’était l’Idéalisme purement formel de Kant, comme il apparaît à première vue. D’autre part, si l’on appelle le système de Fichte un Idéalisme subjectif, il ne faut pas oublier que le sujet, à l’activité duquel se rattache la totalité de l’Être, y est défini comme « Sujet absolu » , antérieur à l’opposition de sujet et d’objet, et non pas comme un sujet corrélatif d’un objet. Or, la « conscience » ne commence qu’à la synthèse de l’opposition du sujet et de l’objet. On voit donc combien l’on se tromperait en imputant à Fichte un « subjectivisme » étroit, qui prétendrait tirer du « sujet conscient » la totalité de l’objet. Possédant la formule constitutive de la conscience comme telle, nous pouvons chercher maintenant sous quelles conditions à priori cette conscience fondamentale peut se réaliser dans une activité consciente actuelle. En d’autres termes, nous pouvons maintenant procéder, avec Fichte, à la « déduction des catégories » ou des fonctions de la conscience. 269 Ch.II : L’idéalisme transcendantal de Fichte b) LES CONDITIONS D’ACTUALITÉ DU MOI THÉORIQUE : DÉDUCTION DES FONCTIONS DE LA CONSCIENCE OU DES CATÉGORIES 10 Les catégories primitives et la synthèse fondamentale 370 371 Nous venons d’assister à la genèse rationnelle de la « conscience pure de soi » , comme synthèse des deux principes fondamentaux du Sujet pur et de la Forme pure. Cette synthèse primitive (Grundsynthesis), par laquelle se constitue essentiellement la conscience, nous livre déjà trois catégories fondamentales, immédiatement exprimables dans autant d’axiomes généraux. En effet, le premier principe absolument absolu (« le Moi se pose » ) répond à la catégorie pure de l’affirmation ou de la réalité (au sens absolu), et s’exprime immédiatement dans l’axiome d’identité : A = A1 . Le second principe, celui de la réflexion (« Le Moi s’oppose un Non-moi » ), correspond à la catégorie pure de la négation, et s’exprime immédiatement dans l’axiome de la différence : Non-A n’est pas A 2 . Le troisième principe, synthèse des deux autres (« Le Moi oppose, dans son unité absolue, un Moi divisible et un non-Moi divisible, qui se délimitent ou se déterminent réciproquement » ) correspond à la catégorie de la limitation (ou de la détermination), et il s’exprime dans l’axiome de la raison prochaine (« Satz des Grundes3 » ). [Ce rapprochement entre le troisième principe et « l’axiome de la raison prochaine » peut ne point paraître évident, à première vue. Sans entrer dans le détail de la démonstration fournie par Fichte4 , nous en entreverrons le point central si nous songeons que la « position du Moi » , et la « réflexion primitive » ou la « position du non-Moi » , ne sauraient être que des « commencements absolus » , des « faits premiers de liberté » , pour lesquels la question du « pourquoi » ou de la condition rationnelle ne se présente même pas ; mais plus bas, dès que nous posons un Moi limité et un Non-moi limité, nous ne concevons ces éléments opposés qu’étroitement corrélatifs, chacun, à l’élément limitant qui détermine leurs configurations respectives. Ainsi se fait-il que le principe de la limitation se glisse dans notre conscience sous la forme d’un principe de relation ou de dépendance rationnelle : ce qui limite le Moi devient pour nous la raison prochaine ou la condition prochaine du Moi limité ; ce qui limite le Non-moi devient la raison ou la condition prochaine du Non-moi limité. En effet, entre une condition comme telle et un conditionné comme tel, il doit y avoir égalité dans l’opposition : or, la 362 Cfr ci-dessus, p. 264. 364 2 Cfr ci-dessus, p. 265. 3 Op. cit., pp. 111 sqq. 4 Loc. cit. 1 270 II. L’idéalisme transcendantal de Fichte limitation est la réalisation même de ces caractères, car, qu’est-ce donc qu’une limite, sinon la coïncidence ou le « lieu » d’éléments opposés ? La forme pure de la limitation, posée dans le troisième principe, exprime donc bien la forme du principe de raison prochaine, telle que l’énonce Fichte : « l’équivalence réciproque de A (limité) et du complément de A (c’est-à-dire de -A)» 1 ]. 20 Les synthèses intermédiaires, et les catégories de cause et de substance Reprenons l’énoncé du troisième principe ou de la synthèse fondamentale : « Le Moi oppose, en lui-même, un Moi divisible à un Non-moi divisible » . La possibilité, pour le Moi, de se « limiter » nous a ouvert une échappatoire devant la contradiction des deux premiers principes. Mais nous ne pouvons nous en tenir là, car la formule générale de cette première synthèse dissimule de nouvelles contradictions qui doivent être levées à leur tour. 372 Principes du Moi pratique et du Moi théorique. – Le troisième principe, dit Fichte, renferme implicites les deux propositions suivantes 2 . 10 « Das Ich setzt das Nicht-Ich als beschränkt durch das Ich » : « le Moi pose le Non-moi comme limité par le Moi » . Cette proposition définirait l’activité du Moi sur un Non-moi, c’est-à-dire l’action constitutive du « Moi pratique » . Mais nous devrons remettre l’examen du Moi pratique jusqu’après l’étude du Moi théorique : celle-ci peut seule, en effet, nous apprendre en quel sens le Non-moi serait susceptible de recevoir l’attribut de réalité et de subir l’action du Moi. La première sous-proposition du premier principe gardera donc provisoirement, à nos yeux, une valeur purement problématique. 20 « Das Ich setzt sich selbst als beschränkt durch das Nicht-Ich » : « Le Moi se pose soi-même comme limité par le Non-moi » . C’est le principe fondamental du Moi théorique, c’est-à-dire du Moi déterminé par un objet. Le Moi, remarque Fichte3 , s’était posé d’abord comme absolu, puis comme limitable ou comme divisible, maintenant il se pose comme limité par un Non-moi. Synthèse de la réciprocité. – Mais cette démarche ne va pas sans difficulté. Car la sous-proposition qui la traduit se décompose en deux affirmations contradictoires : a) Le Moi se pose (activement) comme limité ou déterminé (« Das Ich setzt sich als bestimmt, heisst offenbar so viel als das Ich bestimmt sich 4 » . 1 Loc. cit. Op. cit. pp. 125 sq. 3 Op. cit., p. 126. 4 Op. cit., p. 127. 2 271 Ch.II : L’idéalisme transcendantal de Fichte 373 374 b) Le Moi est (passivement) déterminé par le Non-moi (« Also das Ich soll nicht bestimmen, sonder es soll bestimmt werden 1 » . Relativement à la même détermination, le Moi devrait donc être à la fois actif et passif. Quelle condition synthétique résoudra cette nouvelle antinomie ? Une seule : l’alternance réciproque de la passivité et de l’activité, ou plus brièvement, la « réciprocité d’action » (Wechselbestimmung, Wechselwirkung) . En effet, nous sommes contraints d’admettre que le Moi, pour se poser comme déterminé, se rend activement passif d’un Non-moi, c’est-à-dire confère activement au Non-moi une action sur le Moi. Le Moi total est donc, à la fois, actif (dans le Non-moi) en subissant (dans le Moi) la détermination, et passif (dans le Moi) en se donnant (par le Non-moi) la détermination. Notons en passant que nous venons de dégager une nouvelle fonction de la conscience, c’est-à-dire une nouvelle « catégorie » : la réciprocité, correspondante, dit Fichte2 , à la catégorie kantienne de la « relation » [ce qui suppose que, pour Fichte, toute relation soit bilatérale]3 . La catégorie de Cause. – On pressent que la catégorie de « causalité » (non pas causalité du Moi, mais causalité objective) ne peut plus être bien éloignée. Le raisonnement que nous faisons pour démontrer la « réciprocité » du Moi et du Non-moi nous conduit immédiatement à une nouvelle synthèse. Le Moi, en effet, possède de plein droit la réalité totale, la pleine activité, comme il ressort du premier principe fondamental ; d’autre part, dans la « détermination réciproque » , le Moi se rend nécessairement passif, c’està-dire, sacrifie une portion de sa réalité active. Comment alors garde-t-il intacte la somme totale de cette réalité ? Une seule conception peut résoudre la difficulté : la conception dynamique de la réciprocité, d’après laquelle la « passivité » du Moi correspond au transfert d’une portion proportionnelle de l’activité fondamentale – ou de la réalité – du Moi au Non-moi. Telle est la « Synthesis der Wirksamkeit » (Causalität)4 » . Le Moi ne peut donc se pensei comme déterminé, sans aliéner, au bénéfice du Non-moi, une portion de son activité propre, et, par conséquent, sans penser le Non-moi comme la cause (Ursache) de la détermination subie5 . 1 Loc. cit. Op. cit., p. 131. 3 Les Scolastiques n’admettent pas la bilatéralité de toute relation, bien qu’ils reconnaissent que toute relation est conçue par nous comme bilatérale. Certes, la notion de la « réciprocité » ou de la « causalité réciproque » leur est familière : on sait l’usage étendu qu’ils font des concepts corrélatifs de puissance et d’acte, de matière et de forme. Pourtant, dans l’application de ces couples notionnels, ils ne voient nulle part de réciprocité complète – celle-ci serait la limite chimérique où la qualité se trouverait ramenée à la quantité immobile ; la différence dans la réciprocité est précisément le principe de l’universel Devenir, de la Finalité interne. 4 Op. cit., p. 136. 5 Op. cit., pp. 131.136. 2 272 II. L’idéalisme transcendantal de Fichte 375 La catégorie de Substance. – Toutefois, il faut reconnaître que l’antinomie qui rendit nécessaire la « synthèse de la causalité » n’est pas encore entièrement résolue par elle. Il reste choquant que l’activité totale du Moi puisse ainsi se diviser, se « limiter » , sans perdre sa valeur totale : car un « degré » , un « quantum » de réalité active, c’est bien, semble-t-il, la « négation de la totalité » de celle-ci1 . De nouveau nous voilà contraints de chercher un point de vue qui nous fasse esquiver le conflit menaçant. Ici Fichte ne trouve à se réfugier que dans la distinction de la substance et de l’accident, ce qui revient à étager l’activité relative du Moi sur deux plans de réalité. Cette activité peut être envisagée sous deux aspects : comme une autolimitation déterminée, comme une mesure définie de réciprocité active : comme telle elle est variable, mobile, instantanée ; ou bien, comme totalité indéfinie de l’activité déterminatrice, comme ensemble des moments possibles de la réciprocité interne du Moi : sous ce second aspect, l’activité relative prend quelque chose d’absolu, car elle a toute l’ampleur des possibilités dynamiques du Moi pur. Or, la totalité indéfinie de l’activité réciproque du Moi, se trouve, par rapport à chaque réciprocité définie, dans une relation semblable à celle du Moi pur au regard de la Réflexion primitive : notre conscience étant constituée par la Réflexion, ne connaît le Moi pur qu’en celle-ci, comme condition absolue de celle-ci, mais ne saurait s’établir directement au cœur du Moi pur et en déduire apodictiquement la Réflexion. Cette dernière apparaît alors comme contingente, relativement au Moi pur posé comme principe. De même ici, chaque limitation du Moi, comparée à l’activité limitatrice intégrale du Moi, nous apparaît, au point de vue spéculatif, comme quelque chose qui échappe à la déduction directe, c’est-à-dire comme quelque chose de non-nécessaire, de « contingent » , d’ « accidentel » . Et corrélativement, il faut bien que l’activité totale et indéfinie du Moi nous apparaisse, sous la variabilité des déterminations particulières, comme une permanence, comme une substance 2 : « Insofern das Ich betrachtet wird als den ganzen, schlechthin bestimmten Umkreis aller Realitäten umfassend, ist es Substanz... Die Grenze, welche diese [= der einzelnen Determinationen] besondere Sphäre von dem ganzen Umfange abschneidet, ist es, welche das Accidens zum Accidens macht » . – « Die Substanz ist aller Wechsel, im allgemeinen gedacht : das Accidens ist ein bestimmtes, das mit einem anderen wechselnden wechselt3 » . Entre une activité totale et une activité diminuée ou particulière il y aurait certes contradiction, si l’une et l’autre devait être, au même titre, l’expression du Moi. La contradiction disparaît si la somme totale de l’activité persiste, 1 Op. cit., p. 138. Op. cil., pp. 142-143. 3 Op. cit., p. 142. 2 273 Ch.II : L’idéalisme transcendantal de Fichte comme substance, sous des déterminations internes purement accidentelles. On voudra bien remarquer, cependant, pour éviter toute confusion avec d’autres philosophies, que, dans la terminologie de Fichte, la « Substancetotalité » se définit en jonction de l’accident : et la relation est réciproque : « Keine Substanz ist denkbar ohne Beziehung auf ein Accidens, ... kein Accidens ist denkbar ohne Substanz1 . » Cette acception limitée répond assurément au sens étymologique de la « substance » , considérée comme « id quod substat accidentibus » , mais non au sens dérivé et transcendantal de « id quod stat per se » , comme disaient les Scolastiques. 376 La quantité. – Fichte fait ici2 , en passant, une remarque qui ne manque pas de portée. Les raisonnements qui précèdent contiennent une déduction de la « quantité » du Moi. En effet, en opposant un Moi divisible à un Non-moi divisible, nous affirmions déjà le fondement théorique de la quantité. La déduction s’est achevée au moment où nous avons établi que cette opposition supposait une limitation réciproque explicable seulement par une diminution (contingente) de l’activité du Moi. Or, une « diminution d’activité » n’est possible que si celle-ci peut présenter des « degrés » , ou, si l’on veut, possède un quantum. De même que l’obscurité n’est réellement qu’un degré inférieur, un « quantum » moindre, de lumière, ainsi le Non-moi limitant le Moi apparaît-il, finalement, comme un abaissement de degré ou une diminution quantitative du Moi. La « quantité du Moi » est ainsi exigée comme la condition même de possibilité de la « passivité du Moi au regard du Non-moi3 » . 30 La dernière synthèse constitutive de la conscience, ou la déduction de l’imagination productrice De synthèse en synthèse, le troisième principe fondamental nous a conduits, dans le domaine théorique, aux abords d’une synthèse terminale, véritable clef de voûte de tout l’édifice synthétique élevé jusqu’ici et dernière condition de réalisation effective du « reine Selbstbewusstsein » , de la « conscience comme telle » , notre point de départ. Déduction de 1’ « activité indépendante » . – Mais, d’abord, pourquoi une nouvelle synthèse est-elle nécessaire ? N’aurions-nous pas encore éliminé toutes les possibilités de contradiction que recélait le principe fondamental du Moi théorique ? 1 Op. oit., p. 142. Op. cit., p. 144. 3 Op. cit., pp. 144-145. 2 274 II. L’idéalisme transcendantal de Fichte 377 378 A bien y regarder, il faut avouer que non. Notre synthèse de la « réciprocité » (avec les synthèses de la causalité et de la substantialité, qui s’y rattachent immédiatement) n’est point intelligible dans son énoncé général et imprécis. On y disait que le Moi se détermine activement en se rendant passif du Nonmoi, de manière que l’activité du Moi correspondît à la passivité du Nonmoi, et réciproquement l’activité du Non-moi à la passivité du Moi. Mais, en définitive, remarque Fichte, le dilemme, qu’on voulait écarter, réapparaît : de deux choses l’une, « ou bien c’est le Moi qui se pose activement comme déterminé, et alors il n’est pas déterminé par le Non-moi ; ou bien le Moi est réellement déterminé par le Non-moi, mais alors comment prétendre encore que le Moi se détermine soi-même1 ? » On voit sans peine où gît le nœud de la difficulté. Si le Moi et le Non-moi étaient des termes parfaitement corrélatifs, définis par leur seule limitation mutuelle – tel serait le cas dans un système dualiste manichéen – la catégorie de la « réciprocité » s’appliquerait ici sans restriction. Mais, étant donné notre présupposé idéaliste, le Non-moi lui-même, on l’a vu, doit procéder finalement du Moi. Puisque toute l’activité du Non-moi est empruntée – médiatement ou immédiatement – à l’activité du Moi, la passivité du Moi par rapport au Non-moi, tout en restant, quant à la forme, corrélative de l’activité du Non-moi dépend donc, en cela même, d’une activité supérieure, qui empiète à la fois sur les deux côtés de la frontière du Moi et du Non-moi corrélatifs. C’est ce que Fichte, s’appuyant sur les synthèses précédentes, exprime en ces termes : « Dans le Moi [total] est posée une activité que ne balance aucune passivité du Non-Moi ; et dans le Non-moi [en tant qu’il dépend du Moi], une activité que ne balance aucune passivité du Moi 2 » . Cet énoncé sibyllique signifie – plus simplement – qu’il y a, dans le Moi spéculatif total, une activité synthétique qui enveloppe les activités partielles et corrélatives du Moi et du Non-moi. Fichte nomme l’activité synthétique ainsi postulée : « Unabhängige Tätigkeit » , 1’ « activité indépendante » . Quel est l’objet formel de cette activité indépendante ? Car, quelle qu’elle soit, puisqu’elle appartient au Moi théorique et ne se confond donc pas avec la pure position du Moi, elle doit subir la « loi fondamentale d’opposition » (deuxième principe fondamental) et se définir par relation à un objet formel qui la détermine. Cet objet formel n’est autre que la réciprocité même de l’activité et de la passivité au sein du Moi théorique (Wechsel Thun- und Leiden). L’activité indépendante apparaît ainsi comme la faculté qui pose originairement dans la conscience les déterminations réciproques selon les1 2 Op. cit., p. 148. Op. cit., p. 149. 275 Ch.II : L’idéalisme transcendantal de Fichte quelles se définissent concrètement le Moi et le Non-moi partiels, disons : le Sujet et l’Objet 1 . 379 L’activité indépendante, comme imagination productrice. – Nous ne pouvons entrer dans les raisonnements touffus par lesquels Fichte développe la notion d’ « activité indépendante » . Car cette dernière synthèse, étant donné le nombre des éléments qu’elle met en œuvre, est de loin la plus complexe et la plus difficile de toute la Théorie de la Science. Nous procéderons donc plus sommairement et courrons d’emblée au résultat de cette laborieuse démonstration, nous confiant avant tout à cet instinct de divination qui permet souvent à la raison de devancer sans trop de risque le mouvement lent et réglé d’une dialectique de détail. Pour tout dire en un mot, si l’on groupe les caractères les plus généraux que doit réaliser 1’ « activité indépendante » , on voit immédiatement qu’ils définissent une faculté spéculative, qu’on peut appeler avec Fichte « l’imagination productrice » . Celle-ci constituerait donc la condition dernière de l’actualité du Moi théorique. Parcourons, en effet, les principaux de ces caractères : « l’activité indépendante » doit être conçue comme dominant l’opposition du sujet et de l’objet dans le Moi théorique, c’est-à-dire comme produisant leur détermination réciproque, loin d’être seulement consécutive à cette détermination. En d’autres termes, elle doit être la condition synthétique prochaine de l’action complémentaire du Moi et du Non-moi. Mais les champs d’action respectifs du Moi et du Non-moi pouvant venir à intersection en un point quelconque de leur extension illimitée, « l’activité indépendante » doit aussi être illimitée dans son pouvoir de production. De plus « l’activité indépendante » doit être spontanée ou absolue, puisque, comme activité, elle se rattache au Moi préalablement à l’opposition relative de Sujet et d’Objet ; mais elle doit être en même temps relative, puisque son produit immédiat et exclusif est nécessairement la limitation (ou la détermination) particulière qui introduit, dans le Moi, la relativité du Sujet et de l’Objet. Virtualité absolue, productivité indéfinie, activité limitée et relative dans son exercice concret : ces attributs ne conviennent qu’à une imagination productrice, égrenant des « représentations » particulières, au cours indéfini du temps2 . A quoi l’imagination doit-elle ce privilège de faire coexister les contraires, de créer, comme dit Fichte, un état de cons-science « in welchem völlig entgegengesetzte Richtungen vereinigt werden 3 » ? Elle le doit à sa faculté de « 1 Cfr op. cit., pp. 149-151, 159-160. Cfr op. cit., p. 215 et pp. précédentes et suivantes. 3 Op. cit., p. 228. 2 276 II. L’idéalisme transcendantal de Fichte 380 381 représentation » . Des éléments qui s’entre-détruiraient sur le plan de la réalité absolue, peuvent voisiner sur le plan de la représentation. Or, l’imagination pose le Non-moi (ou l’Objet) – non point comme réalité absolue opposée au Moi, ce qui serait produire (affirmer) une « chose en soi » – mais comme représentation d’une réalité indépendante, opposée au Moi. Et l’imagination pose le Moi – non point, purement et simplement, comme réalité absolue dominant le Non-moi, ce qui serait la production même du Moi pur ou de la Liberté – mais comme représentation d’une réalité indépendante dominant le Non-moi, c’est-à-dire comme représentation de la liberté1 . Résumons tout ceci en termes peut-être plus faciles : l’opposition rigoureusement contradictoire du Moi et du Non-moi, condition de la conscience actuelle, n’est pas réalisable dans l’absolu, mais seulement comme représentation, c’est-à-dire par le jeu de l’imagination productrice. L’idéation inconsciente et la conscience de l’objet. – Nous flatteronsnous d’avoir maintenant saisi la condition synthétique ultime, celle qui rend possible la conscience actuelle ? Sans aucun doute. Nous possédons, dans l’imagination productrice, une faculté spontanée, capable de créer, au sein du Moi, cette limitation réciproque de Sujet et d’Objet que nous appelons d’un mot : une « détermination » . Mais, comme nous l’avons montré en expliquant le second principe fondamental2 , dire que « le Moi pose en soi une détermination » ne saurait avoir d’autre sens que celui-ci : « le Moi provoque en soi une inversion (ou une réflexion) de son activité sur elle-même » . L’ampleur, ou la forme, de cette réflexion définit exactement le contenu de la détermination. Le Moi, agissant dans l’imagination productrice, est donc identiquement le Moi, en tant qu’il cause, en soi, une réflexion déterminée de son activité foncière. Or, au sein du Moi, réflexion emporte conscience, dans la mesure précise de cette réflexion, ou si l’on préfère, selon la forme même de cette réflexion. Il suit de là que dans chaque opération de l’imagination productrice : 10 la détermination produite (forme de la réflexion) sera consciente ; 20 la production même de cette détermination (c’est-à-dire l’activité réfléchissante qui cause immédiatement telle ou telle réflexion) demeurera inconsciente, n’étant point elle-même « réfléchie » ; 30 la détermination consciente, n’apparaissant rattachée à aucune activité productrice du Moi, se présentera d’abord isolée de toute relation au sujet, comme un élément étranger, c’est-à-dire à la façon d’un Non-moi ou d’un Objet 3 . 1 Ll. cc. 364 Cfr ci-dessus, pp. 265 sqq. 3 Nous entendons, par là, la conscience de quelque chose qui est déjà en nous objectivement, sans être encore reconnu par nous comme objet. Telle serait la conscience purement sensible, disjointe de l’aperception. Ce stade échappe évidemment à notre expérience directe, car nous ne connaissons le sensible 2 277 Ch.II : L’idéalisme transcendantal de Fichte 382 Telle est la raison pour laquelle, d’après Fichte, la représentation imaginative prend tout d’abord à nos yeux le caractère d’un objet. Mais l’activité, d’abord inconsciente, de l’imagination, peut devenir consciente en se reflétant dans un « second acte de réflexion » . Alors, son produit, la représentation, déjà posé effectivement dans le Moi conscient, s’y trouve intégré consciemment, c’est-à-dire, manifeste sa dépendance de l’activité productrice du Moi. La première réflexion nous avait constitué la conscience brute d’un objet, la seconde réflexion nous livre, dans la conscience de l’objet, la conscience de nous-mêmes comme sujet actif. A ce moment, nous tenons tout le jeu essentiel de la conscience : une production inconsciente (« bewusstlose Production » ) de déterminations ; la conscience des déterminations objectives ou des représentations proprement dites (« Vorstellungen » ; « vorgestellte Welt » ) ; la conscience de soi comme sujet de ces représentations (Selbstbewusstsein). Le « second acte de réflexion » , qui nous donne la conscience initiale de nous-mêmes dans l’objet, est, à son tour, conscient selon sa forme réfléchie, mais inconscient comme activité. Par une réflexion nouvelle, cette activité, déjà doublement réfléchissante pourra se saisir elle-même, et ainsi de suite. Mais nous n’insisterons pas ici sur ces réflexions en cascade, car elles appartiennent déjà à 1’ « Évolution du Moi théorique » , que nous devrons considérer dans un paragraphe suivant. L’imagination productrice est donc l’instrument nécessaire et universel de la vie consciente. Sans elle, il n’est point, pour nous (für uns), de réalité, c’està-dire, d’objet connu. « Toute réalité, conclut Fichte, – et il faut entendre toute réalité pour nous (für uns), car le mot réalité ne peut avoir d’autre sens dans un système de philosophie transcendantale – toute réalité donc n’est que le produit de l’imagination1 » . c) L’ÉVOLUTION DU MOI THÉORIQUE ; OU LA DÉDUCTION DE L’OBJET CONSCIENT Avant de reprendre notre marche, il importe de repérer exactement le point où en est arrivé notre raisonnement, ou plutôt le raisonnement de Fichte Coup d’œil en arrière : le fait primitif de l’ « Anstoss » . – Une fois établies, dans la synthèse fondamentale, les conditions les plus générales d’une activité du Moi, nous avons borné provisoirement notre objectif à l’étude du principe constitutif du Moi théorique ou de la conscience : « Das Ich setzt sich, als bestimmt durch das Nicht-Ich 2 » . que dans l’aperception même. 1 Op. cit., p. 227. 2 Cfr ci-dessus, p. 372, et Fichte, op. cit., pp. 217-218 278 II. L’idéalisme transcendantal de Fichte 383 Ce principe s’offrait, à notre réflexion, comme la conciliation immédiate de l’opposition du Moi et du Non-moi dans le domaine spéculatif. Tel quel, cependant, nécessaire à la fois et indéterminé, il ne s’imposait pas encore sous une forme définitive ; il appelait un examen plus serré ; il devait être éprouvé et précisé. Jusqu’au moment où il donnerait pleine satisfaction à nos exigences rationnelles, il gardait quelque chose d’une hypothèse, d’un principe problématique. Mais écoutons plutôt Fichte lui-même décrire la méthode suivie : « Notre tâche, dit-il, était de rechercher si la proposition problématiquement formulée : Le Moi se pose comme déterminé par le Non-moi – est pensable et sous quelles conditions elle est pensable. Nous avons essayé d’appliquer à cette proposition toutes les précisions nouvelles que pouvait livrer une déduction systématique et exhaustive. Éliminant tout ce qui apparaissait inconsistant et impensable, nous avons enfermé ce qui était vraiment pensable dans un cercle de plus en plus restreint ; et ainsi, étape par étape, nous nous sommes rapprochés de la vérité, jusqu’au moment où nous avons saisi la seule manière possible de penser ce qui devait être pensé. Si maintenant la proposition d’où nous sommes partis était vraie déjà sous sa forme générale et abstraite – et nous devions la tenir pour vraie en vertu des principes fondamentaux – si de plus il appert de la déduction présentement achevée, que cette proposition ne peut être vraie que de telle manière déterminée [c’est-à-dire sous la condition concrète d’une activité créatrice de l’imagination], il n’y a pas de doute que la conclusion déduite n’exprime un fait primitif survenu dans notre esprit 1 » . Et Fichte explique ensuite qu’il appelle « fait primitif de la conscience » quelque chose qui n’est pas seulement, dans celle-ci, un produit artificiel (künstlich) et arbitraire de la réflexion philosophique, mais quelque chose qui s’impose à la réflexion comme une nécessité de l’activité consciente, c’est-à-dire comme la seule forme que puisse prendre cette dernière. Or, quel est ce « fait primitif » , auquel nous ont conduits les synthèses échelonnées jusqu’ici ? C’est l’activité inconsciente de l’imagination, provoquant la réflexion primitive et incessante, mais partielle, du Moi sur soi-même, d’où naît la représentation. En tant que « fait premier » , inaugurant la conscience, cette « activité inconsciente » est appelée par Fichte l’Anstoss 2 , c’est-à-dire le choc que se donne le Moi pour se réfléchir, l’obstacle qu’il se crée activement pour faire refluer une part de son activité. Adoptons pour la commodité de notre exposé ultérieur, cette dénomination métaphorique, dont nous n’oublierons pas d’ailleurs le sens technique précédemment défini. Ainsi donc, pour nous résumer d’un mot, le raisonnement de Fichte a 1 2 Op. cit., p. 219. Op. cit., pp. 218 et passim. 279 Ch.II : L’idéalisme transcendantal de Fichte 384 385 traversé jusqu’ici une première phase qui s’étend depuis la formule initiale du Moi théorique, jusqu’à la condition dernière de vérité de cette formule, c’est-à-dire jusqu’au fait primitif de l’Anstoss. Cette première phase pourrait s’appeler une « analyse transcendantale » de la conscience comme telle. Car l’activité constitutive de la conscience se trouve rapportée aux conditions – ou aux fonctions – qui en déterminent à priori la possibilité. L’ « histoire pragmatique de l’esprit » . Questions de méthode. – Que nous reste-t-il à faire ? Le chemin inverse 1 . Ou, si l’on veut, une sorte de contre-épreuve vécue de la déduction faite. Dans le Moi absolu, nous nous étions « donné » le Moi théorique, comme tel, et nous en avions déduit l’Anstoss. Nous allons maintenant placer l’Anstoss dans le Moi absolu et déduire de là, s’il se peut, le Moi théorique. Tout à l’heure nous analysions la conscience en cherchant à discerner, dans son opération essentielle, l’équilibre de ses conditions de possibilité ; maintenant, nous prétendons assister à la genèse même de la conscience à partir des dites conditions. Notre raisonnement sera donc constructif et suivra le mouvement naturel de l’esprit devenant conscience. C’est ce qu’exprime Fichte dans cette formule bien connue : « La Théorie de la Science doit être l’histoire pragmatique de l’esprit humain » (Die W-L. soll seyn eine pragmatische Geschichte des menschlichen Geistes)2 . Qu’on nous permette d’appeler l’attention – en passant – sur le parallélisme qui règne entre cette nouvelle phase du raisonnement de Fichte et la déduction transcendantale kantienne. Kant y prenait pour point de départ une faculté purement synthétique, une intelligence non intuitive, c’est-à-dire une forme suprême d’unité (aperception pure), astreinte à déterminer une matière extérieure à elle ou, au sens propre, un « donné » . Du rapprochement de ces deux principes – une forme pure et un donné – il déduit les caractères de la conscience objective – ou de l’objet conscient – quant à la forme (catégories). Fichte, dans cette seconde partie théorique de la Wissenschaftslehre, part lui aussi du principe suprême de la conscience (le Moi pur), et il le place en regard d’un « fait primitif » , 1’ « Anstoss » , véritable principe objectif et diversifiant de la connaissance. On retrouve ici l’équivalent de la « matière » kantienne des concepts. Seulement, en vertu du présupposé idéaliste, l’ Anstoss, avec tous ses contre-coups ultérieurs, procède du Moi, au lieu d’être opposé au Moi comme une limitation tout extérieure. Là où Kant s’accommode d’un dualisme irréductible, Fichte pose un dualisme dont il postule 1 2 280 Op. cit., pp. 222-223. Op. cit., p. 222. II. L’idéalisme transcendantal de Fichte 386 d’avance la réduction : la seule différence – mais elle est considérable – entre la déduction transcendantale de Kant et la déduction de l’objet conscient (« Déduction der Vorstellung » ) par Fichte, consiste dans l’intervention perpétuelle, chez ce dernier, du postulat idéaliste exigeant la réduction intégrale des contenus de conscience à l’unité du Moi. En conséquence la déduction de Fichte portera non seulement sur la forme (catégories), mais sur la matière (formes de la sensibilité, sensation) de l’objet conscient. Fichte expose clairement, dans le Grundriss des Eigenthümlichen, usw., la méthode de cette déduction idéaliste de l’objet : « La méthode de la Théorie de la Science dans sa partie spéculative a déjà été décrite dans le Grundlage : elle est simple et facile à saisir. Pour fil conducteur nous y aurons le principe régulateur qui domine toute notre recherche : Rien n’arrive au Moi que ce qu’il pose lui-même en soi [= ce qu’il se rapporte à soi-même en tant que Moi]. Comme fondement, nous placerons le fait primitif que nous avons démontré précédemment [= l’ Anstoss, l’activité spontanée de l’imagination productrice] ; et nous chercherons à voir comment le Moi se rapporte à soimême ce fait premier. Mais l’action du Moi, posant en lui-même, en tant que Moi, le fait premier, est pareillement un fait et doit donc pareillement être rapporté au Moi par le Moi. Et il en va ainsi sans discontinuer, jusqu’au moment où l’on atteint le Fait suprême du Moi théorique, c’est-à-dire le fait dans lequel le Moi se pose consciemment comme déterminé par un Non-moi. Ainsi la partie spéculative de la Wissenschaftslehre s’achève par son principe initial, elle fait retour à son point de départ et se referme donc complètement sur elle-même 1 . Le procédé de Fichte est manifeste. Par définition, le Moi est l’activité qui réintègre en elle-même son produit, ou, en d’autres termes, l’activité qui se réfléchit sur elle-même et, dans la même mesure, devient consciente. Pour que quelque chose appartienne vraiment au Moi (comme l’exige le principe idéaliste), ce quelque chose doit donc être, non seulement un produit du Moi, mais l’objet d’une réflexion du Moi. Aussi bien, posons-nous un « fait premier » dans le Moi, ce fait sera nécessairement réfléchi, puis cette activité réfléchissante particulière, se posant dans le Moi, devra être réfléchie à son tour, et ainsi de suite. Les degrés nécessaires de la conscience nous seront révélés par les « réflexions » superposées qui s’appelleront nécessairement l’une l’autre. Plaçons-nous donc, maintenant, au sein du Moi pur, devant le fait primitif de l’Anstoss, et bornons-nous à noter le développement inévitable de cette situation initiale. (L’exposé qui va suivre s’appuiera surtout sur la section du Grundlage der Wissenschaftslehre intitulée : Déduction der Vorstellung, et aussi, pour ce qui concerne la déduction de la sensation pure, de l’intuition et 1 Grundriss, usw., p. 333. 281 Ch.II : L’idéalisme transcendantal de Fichte de l’image, sur l’opuscule déjà cité plusieurs fois dans ces pages : Grundriss des Eigenthümlichen der Wissenschaftslehre). 387 Première réflexion et sensation pure. – Le « choc » ou l’Anstoss, qui provoque la première réflexion du Moi sur lui-même, crée dans le Moi une réciprocité d’action et de passion, que nous pouvons nous représenter comme un équilibre de forces opposées. Le Moi se constitue ainsi dans un état de passivité active, d’activité immobile (« ruhende Tätigkeit » ; on serait tenté de traduire, dans le langage de la Mécanique : « mouvement virtuel » ), qui répond à la définition (du moins à la définition dynamique) de la matière (Stoff ). Mais ce n’est pas tout. Puisque l’Anstoss détermine une première réflexion du Moi sur soi-même, il y a donc, dans l’état total ainsi créé, quelque chose qui se rapporte au Moi en tant que Moi ; en d’autres termes, le Moi qui s’est pour ainsi dire aliéné soi-même en produisant une matière, se la réapproprie aussitôt par réflexion, et, dans la même mesure, s’éveille à la conscience. La « matière » , en tant que réflexion partielle du Moi sur soi-même, constitue la « sensation pure » (Empfindung). La relativité essentielle de la sensation comme telle gît donc, précisément, dans l’opposition réciproque créée par la première réflexion du Moi sur soi-même, ou, si l’on veut, créée par l’activité primitive de l’imagination productrice. Deuxième réflexion et intuition primitive. – La « sensation pure » est donc posée, dans le Moi, comme une limitation du Moi par lui-même. L’état ainsi créé doit à son tour, pour être vraiment dans le Moi, devenir l’objet d’un acte réfléchi qui l’intègre au Moi. En d’autres termes, il faudra que la limitation primitive du Moi, non seulement existe d’une manière quelconque dans le Moi, mais y soit saisie – réflexivement – pour ce qu’elle est, c’est-à-dire comme limite. Or saisir une limite comme limite, c’est la dépasser et poser une activité (ou une réalité) limitante. La seconde réflexion du Moi aura donc pour contenu la réalité (ou l’activité) qui limite le Moi, c’est-à-dire, le Non-moi, l’Objet. Remarquons bien que cette seconde activité réfléchie, toute « perdue dans l’objet » , ne comporte encore aucune « conscience de soi » . En effet, la première réflexion du Moi posait seulement une limite au sein du Moi ; la seconde réflexion saisissait cette limite comme limite, et posait donc un Nonmoi correspondant à la limitation. Mais aucune réflexion n’atteint jusqu’ici l’activité du sujet en tant que telle, ce que supposerait la « conscience de soi » . Il faut donc dire, avec Fichte, que le second moment réflexif est une « contemplation inconsciente de l’objet » (« bewusstlose Contemplation » ), une contemplation dans laquelle le Moi ne se retrouve pas encore lui-même. 282 II. L’idéalisme transcendantal de Fichte 388 389 Fichte la nomme l’Intuition primitive (Anschauung). Comment caractériser l’état créé dans le Moi par cette seconde réflexion ? La première réflexion créait l’état de sensation brute, c’est-à-dire de pure relativité du Moi et du Non-moi à leur limite commune. La seconde réflexion crée dans le Moi, selon cette limite, un état de passivité ou de contrainte, qui se traduit, à la conscience, par un sentiment correspondant. Dans l’intuition objective, c’est-à-dire au sein même de l’activité orientée au dehors, le Moi se sent passif de l’objet, ou plus exactement – car il n’y a pas encore, à proprement parler, de « conscience de soi » – le Moi se connaît dans la mesure et sous la forme de sa passivité, ni plus ni moins. Troisième réflexion et imagination reproductrice. – La seconde réflexion a introduit dans le Moi un fait nouveau (troisième fait), qui appelle une troisième réflexion. Analysons soigneusement l’objet de celle-ci. Elle n’est plus une réflexion sur l’Anstoss primitif (premier fait), ni même une réflexion sur la « sensation brute » (deuxième fait), mais une réflexion sur l’intuition objective, sur l’Anschauung (troisième fait). Quel est donc le contenu que cette troisième réflexion pose dans la conscience ? Ce sera le contenu même de l’intuition, l’Objet, mais dans des conditions nouvelles. Dans l’intuition, l’Objet s’imposait au Moi avec le sentiment de la « nécessité » : et la raison de cette impression de contrainte était que le Moi intuitionnant ne saisissait pas encore sa propre activité intuitive. Ici, l’Objet se trouve réfléchi non seulement en soi, mais dans la dépendance où il est de l’activité du sujet. L’état nouveau créé dans le Moi par la troisième réflexion comporte donc un élément d’activité « libre » . Et, de fait, la réflexion sur l’intuition objective s’accompagne du sentiment de pouvoir, à volonté, s’exercer ou ne pas s’exercer. [En termes psychologiques, on dirait que la troisième réflexion tombe déjà sous les prises de l’attention volontaire]. Pourtant, tout n’est pas libre dans le contenu de cette dernière réflexion : si elle peut se produire ou ne pas se produire, une fois produite, elle réédite, en tout ou en partie, les détermitiations – ou la forme – de l’Objet telles que les offre l’intuition. Liberté quant à l’exsrcice, dépendance nécessaire quant à la forme objective : ce sont les traits mêmes de l’imagination reproductrice, celle qui nous donne, non plus l’objet, mais l’image de l’objet. Se plaçant au point de vue de la troisième réflexion, on peut donc appeler Chose (Ding) ou modèle objectif (Vorbild) le contenu de l’intuition primitive, et Image ou Représentation (Nachbild) le même objet, réfléchi comme produit de l’activité spontanée du Moi. 283 Ch.II : L’idéalisme transcendantal de Fichte Le Réel et l’Idéal pour la conscience. – Nous rencontrons ici le fondement de la distinction du Réel et de l’Idéal, de l’Objectif et du Subjectif (au sens ordinaire de ces mots). Le Réel ou l’Objectif, c’est le produit direct de l’activité ou de l’intuition, c’est la Chose ; l’Idéal ou le Subjectif, c’est le produit de la réflexion sur la Chose, c’est l’Image. La Chose est posée inconsciemment par le Moi et l’Image n’est que la Chose restituée consciemment au Moi ; Réel et Idéal cessent de paraître irréductibles : ils désignent seulement des moments distincts dans l’activité réflexive du Moi. 390 Construction des catégories objectives (substance, cause). – Ce n’est pas tout. La troisième réflexion, que nous pouvons appeler maintenant l’imagination reproductrice, pose dans le Moi les deux grandes catégories objectives : la Substance et la Cause. La Substance, parce que les déterminations du Non-moi, reprises dans l’image par un acte de libre réflexion, apparaissent donc séparables du Non-moi, contingentes par rapport à lui, c’est-à-dire revêtent le caractère d’accidents inhérents au Non-moi comme à un « substratum » ou à une substance. Quant à la catégorie de Causalité, elle se trouve constituée dans la conscience par le seul fait que le Non-moi, conçu comme substance, n’a point perdu le caractère d’activité nécessaire par lequel il s’opposait, dans l’intuition, à l’activité spontanée (libre) du Moi. Les catégories de l’objet ont donc leur origine prochaine dans l’imagination. Kant, aux yeux duquel les catégories étaient originairement des « formes de la pensée » (Denkformen) 1 , devait bien, lui aussi, recourir à l’imagination pour leur faire rejoindre le donné extérieur : sa théorie du schématisme comble une lacune laissée béante entre les catégories pures et les objets. Fichte n’a point besoin de « schématisme » , car il dérive de l’imagination même les catégories aussi bien que les objets. Le point de vue qu’il adopte lui montre une unité organique là où Kant s’efforce péniblement de concevoir une réunion de pièces rapportées. « L’erreur de Kant, dit-il, celle du moins qui s’exprime par la lettre de ses ouvrages, en dépit de l’esprit qui les inspire, consiste uniquement à prétendre que l’objet doive être autre chose qu’un produit de l’imagination 2 ». [On voit sans peine que le rôle assumé par l’imagination dans le système de Fichte n’est qu’un corollaire du présupposé idéaliste général. Du reste, le terme « imagination » n’est pas nécessairement synonyme chez Kant et chez Fichte ; et la différence de signification, si elle existe, doit provenir de ce que le terme « Moi » n’a pas non plus nécessairement la même valeur chez ces deux philosophes. Nous ferons plus loin la critique du principe idéaliste ; en attendant, toute notre préoccupation doit être de pénétrer la pensée de 1 2 284 Cfr Grundriss, p. 387 Grundriss, p. 388. II. L’idéalisme transcendantal de Fichte Fichte, en lui faisant subir le moins de transpositions possibles.] 391 392 Construction de la quantité concrète (espace et temps). – Les catégories objectives nous mènent au voisinage immédiat des « intuitions à priori de la sensibilité » . Précédemment déjà nous avons « déduit » la « quantité » , comme une condition nécessaire de la passivité du Moi au regard du Non-moi1 . Ici, dans la troisième réflexion du Moi sur lui-même, nous pouvons constater l’introduction active de la quantité dans la conscience. Essayons de surprendre le trait essentiel de ce moment évolutif du Moi théorique. Comme on sait, l’objet de la troisième réflexion est l’Anschauung, l’intuition primitive, dans laquelle le Moi, affecté d’une limitation donnée, pose un Non-moi, indépendant du Moi, comme cause nécessaire de cette limitation. Par l’Anschauung, le Moi s’est donc donné un « Non-moi en soi » (= une « chose en soi » , Ding an sich), dont l’activité lui apparaît indépendante de la sienne propre. Mais dans la réflexion sur l’Anschauung, le Moi rencontre pour la première fois – objectivement – son activité propre : l’image, produit du Moi, pose dans la conscience, en face de la « chose en soi » , le « Sujet en soi » ou le « Moi en soi » (Ich an sich). Or, le « Moi en soi » émerge dans la conscience comme « activité indépendante » , à meilleur titre même que la « chose en soi » , puisque l’activité du Moi porte à tous égards le caractère de la liberté (« l’image est contingente, du moins comme existence » ). Nous trouvons donc en présence deux activités, indépendantes l’une de l’autre. Mais ces activités doivent se rencontrer dans une limitation commune : il faut donc qu’à défaut d’une dépendance entre les principes actifs, du moins leurs « sphères d’action » s’entrecoupent. Or l’intersection de deux « sphères d’action » indépendantes n’est concevable qu’en vertu de la « continuité » d’un « milieu » où elles se développent l’une et l’autre. Ainsi surgit dans la conscience une notion nouvelle, celle de « milieu continu » , dont les attributs : extensivité, permanence, divisibilité indéfinie se laissent facilement déduire. En effet, pour que la « production de l’image » dans la troisième réflexion soit vraiment contingente (libre), il faut que l’activité du Moi puisse atteindre en un point quelconque, la sphère d’activité du Non-moi. [Des Scolastiques diraient : il n’y a pas de vraie liberté d’exercice sans liberté de spécification]. Or, à bien y regarder, cela n’est possible que dans une « continuité extensive » ; et, puisque le concept de ce milieu étendu n’est lié à aucune détermination particulière de son contenu, il s’ensuit encore, que la « continuité extensive » prise en soi, doit apparaître « homogène » , « stable » , « immobile » , « indifféremment et indéfiniment 1 376 Cfr ci-dessus, p. 274. 285 Ch.II : L’idéalisme transcendantal de Fichte 393 divisible » . Nous venons de définir la quantité et l’espace. Mais poser activement dans le Moi la quantité et l’espace, c’est y poser le temps. Dans le raisonnement qui nous conduisit à la notion de l’espace, nous avons défini celui-ci, précisivement, comme le milieu – ou le « lieu » – des coïncidences du Moi et du Non-moi. Pour obtenir le temps, il suffit de replacer cette « condition de milieu » en regard de l’activité subjective qui s’y exerce : une activité astreinte à parcourir, par parties, une totalité extensive s’échelonne nécessairement en « moments » et crée une « succession » ou une « série irréversible » : cette succession n’est point une condition objective du milieu spatial, mais une condition de l’activité subjective qui s’exerce dans ce milieu. L’apport de la « troisième réflexion » à la conscience est donc vraiment riche : l’image, les catégories de l’objet, l’espace et le temps. Ici s’arrête le développement de l’opuscule de Fichte intitulé : Grundriss des Eigenthümlichen der Wissenschaftslehre. Cet « Eigenthümliches » , ce « quelque chose de particulier » , qui différencie la Théorie de la Science par rapport à la Critique kantienne, c’est la déduction systématique du temps, de l’espace et de la diversité originelle (= le « donné » kantien). Les autres différences entre les systèmes de Fichte et de Kant dérivent toutes de cette différence fondamentale, dans laquelle nous reconnaissons l’expression même des attitudes adoptées en face du présupposé idéaliste. A côté du Moi de l’aperception pure, Kant se donnait comme points de départ irréductibles le « divers » , l’espace et le temps. Fichte prétend tout réduire au Moi pur. Aussi, dira-t-il, très logiquement, que le point de départ de Kant, loin d’être le principe le plus primitif qu’il nous soit possible d’atteindre, représente déjà un stade secondaire de la réflexion du Moi sur lui-même : « Kant, écrit-il dans la conclusion du Grundriss, Kant, dans la Critique de la Raison pure, part d’une phase de la Réflexion, dans laquelle le temps, l’espace et la diversité intuitive sont déjà présents dans le Moi et pour le Moi. Nous avons, au contraire, commencé par déduire à priori ces éléments ; et ils sont maintenant posés dans le Moi. Par là se trouve démontré tout ce que la Théorie de la Science présente en propre dans sa partie spéculative ; et nous prenons congé du lecteur au point précis où Kant s’offre à le guider1 » . L’évolution des facultés supérieures : entendement, jugement, conscience de soi. – L’évolution ultérieure du Moi théorique (facultés supérieures), telle qu’elle est tracée par Fichte, couvre les étapes mêmes que décrit Kant (et qu’ont décrites avant lui les philosophes de tendance idéaliste). Mais, évidemment, de l’un à l’autre, la valeur épistémologique des étapes décrites ne laisse pas d’être assez différente. 1 286 Grundriss, p. 411. II. L’idéalisme transcendantal de Fichte 394 Nous n’insisterons pas sur le détail de cette déduction supérieure : en voici la marche générale. La troisième réflexion du Moi – ou l’activité de l’imagination reproductrice – étant un « fait » du Moi, doit être à son tour rapportée au Moi par réflexion (quatrième réflexion). Or, l’activité de l’imagination, considérée en soi, est indéfiniment mobile, illimitée, fluente au fil du temps, insaisissable ; et son produit, l’image, est donc, aussi, variable, instantané, fugitif... La réflexion survenant, saisit cette activité qui s’écoule, l’arrête en un moment précis et en « stabilise » le produit. La quatrième réflexion extrait donc du « devenir » une « permanence » ; de l’image mobile, elle fait une image fixée, c’est-à-dire un « concept » . Cette réflexion nouvelle remplit donc la fonction propre de l’entendement (Verstand ) : elle soustrait la représentation à la variabilité du temps. Mais l’activité intemporelle de l’entendement est elle-même, en tant qu’acte, présente dans le Moi comme un « fait » , qui doit être « réfléchi » . Une cinquième réflexion atteindra donc l’acte de l’entendement, c’est-à-dire, saisira l’image stabilisée – ou le concept – comme posée activement par le Moi. Cette nouvelle réflexion, non seulement est libre, mais a pour contenu l’objet conceptuel en tant que produit par une activité libre. Quelle sera, dès lors, la situation faite au concept dans la conscience ? Il y interviendra comme indifféremment susceptible d’être « réfléchi » selon toute sa réalité de produit du Moi actif, c’est-à-dire d’être adopté comme objet par le Moi, ou bien de n’être pas réfléchi du tout, c’est-à-dire de n’être pas même « pensé » comme objet. Dans le premier cas, le Moi émet un jugement sur l’objet ; dans le second cas, il fait abstraction de l’objet en tant qu’objet. « La faculté de juger, dit Fichte, est le pouvoir libre de réfléchir sur les objets posés dans l’entendement, ou de faire abstraction de ceux-ci. Et ainsi, soit qu’elle réfléchisse, soit qu’elle abstraie, la faculté de juger place les objets de l’entendement sous une détermination ultérieure1 » C’est-à-dire qu’en jugeant, elle les affirme (ou les nie), et qu’en omettant librement de juger elle les laisse à l’état de simples concepts (entia rationis). L’activité judicative exerce, on vient de le dire, une réflexion libre sur le concept, produit contingent de l’entendement. N’étant liée à aucun objet particulier, elle doit être, en soi, et comme telle, indépendante de tous, et par conséquent présenter dans son acte propre, comme pur « fait » du Moi, le maximum d’abstraction objective. Comment cette abstraction absolue de tout objet est-elle possible dans le Moi théorique ? Car supprimer complètement tout objet déterminé, c’est ne laisser subsister que l’autodétermination du Sujet pur. 1 Grundlage W.-L., p. 242. 287 Ch.II : L’idéalisme transcendantal de Fichte 395 396 Une dernière réflexion du Moi donne la clef du problème. Réfléchissant sur son activité judicative, comme telle, le Moi ne peut y voir d’objet déterminé, puisque tout objet déterminé est contingent par rapport à l’acte judicatif : le Moi ne rencontre plus que « l’activité pure de détermination objective » se posant elle-même comme sujet ; en d’autres termes, le Moi se retrouve enfin comme Moi, il atteint, pour la première fois, à la conscience de soi. Cet acte suprême de réflexion est l’acte propre de la Raison. Nous voici ramenés au principe fondamental du Moi théorique, c’est-à-dire à la conscience que le Moi prend de soi-même comme principe d’un objet en général : « Das Ich setzt sich selbst als bestimmt durch ein Nicht-Ich » . A travers toutes les élaborations réflexives de l’objet concret, le Moi est enfin parvenu, dans un dernier effort d’abstraction, à saisir sa propre liberté créatrice : le Moi pur, en réagissant sur l’Anstoss initial, devient Conscience. Conclusion. – Et maintenant que nous avons parcouru, une à une, les phases de l’évolution du Moi théorique, il importe, pour éviter tout malentendu, d’appuyer sur une considération faite déjà en cours de route. Ces phases constituent non point une série d’activités successives extérieurement er chaînées les unes aux autres, mais une superposition de moments rationnels au sein d’une activité unique ; elles se commandent les unes les autres : celles qui précèdent fournissent l’appui nécessaire à celles qui suivent ; celles qui suivent sont les conditions de possibilité de celles qui précèdent. En effet, sous le bénéfice du principe idéaliste général, que « tout ce qui est posé dans le Moi doit être rapporté au Moi » , et une fois donné l’Anstoss primitif, l’évolution interne du Moi jusqu’à la « conscience de soi » se déroule avec la plus inflexible nécessité logique. Non seulement il n’y a pas de « conscience de soi » sans Jugement, ni de Jugement sans Concept, ni de Concept sans Image, ni d’Image sans Intuition, ni d’Intuition sans pure Sensation, ni de pure Sensation sans Anstoss ; mais, réciproquement, il ne peut y avoir, dans le Moi, d’Anstoss sans pure Sensation, de pure Sensation sans Intuition, d’Intuition sans Image, d’Image sans Concept, de Concept sans Jugement, ni enfin de Jugement sans conscience du Moi. C’est la même activité réflexive qui, libérée dans l’Anstoss, épuise, dans la « Conscience de soi » , les conséquences rationnelles de cette première démarche. Partis de la Conscience comme telle, nous en avons induit la nécessité du fait primitif de l’Anstoss, posé dans le Moi (c’est-à-dire de la limitation originelle du Moi). Puis, de l’Anstoss posé dans le Moi, nous avons déduit la Conscience comme telle. Le cycle du Moi théorique est complètement refermé. Mais l’Anstoss, s’il s’impose comme condition préalable de la conscience, 288 II. L’idéalisme transcendantal de Fichte et revêt ainsi une nécessité relative (= relative au Moi théorique), n’a point encore reçu la justification absolue qui en rattacherait la nécessité au Moi pur. Pourquoi le Moi pur s’impose-t-il une limitation ? Est-ce là un fait purement arbitraire et contingent ? A cette question nouvelle répond l’étude du Moi pratique. d) LA FONCTION RATIONELLE DU MOI PRATIQUE 397 Nous avons remarqué précédemment1 que le troisième principe fondamental (ou la « synthèse primitive » ), impliqué dans toutes nos opérations conscientes, se subdivisait en deux principes secondaires, dont l’un définissait le Moi théorique et l’autre le Moi pratique. La déduction du principe théorique est maintenant complètement achevée. Au contraire, le principe du Moi pratique demeure encore à l’état de « proposition problématique » , postulée à vrai dire par le jeu apparent de notre conscience, mais non encore déduite à priori. Nous devrons faire, pour ce second principe, exactement ce que nous avons fait pour son correspondant théorique 2 . Soit donc le principe premier du Moi pratique : « Le Moi se pose comme déterminant le Non-moi » (Das Ich setzt sich als bestimmend das Nicht-Ich)3 . Cette proposition, comme la proposition théorique parallèle, dissimule toute une gamme d’antithèses, qui doivent être réduites par des synthèses successives. Mais cette voie est bien longue ; et fort heureusement Fichte lui-même nous propose un raccourci4 . Toutes les antithèses latentes dans le principe pratique sont dominées par une antithèse principale, dont la solution peut nous livrer les traits essentiels du Moi pratique 5 . L’antithèse principale du Moi pratique. – Efforçons-nous d’abord de dégager clairement les deux termes de cette antithèse. Pour les bien apercevoir, il faut, avec Fichte, prendre sur le principe pratique un « point de vue plus élevé » , d’où ce principe même apparaîtra déjà, non plus comme un principe originel, mais comme la « synthèse nécessaire » d’une opposition fondamentale6 . Le Moi pur est réellement Moi, et il est absolument en vertu de la position qu’il fait de lui-même, c’est-à-dire indépendamment d’un Non-moi. 372 p. 271. 2 Cfr. Grundlage W.-L. ; Grundl. der Wissenschaft des Praktischen, p. 246. 3 Op. cit., p. 246. 4 Op. cit., p. 247. 5 Ibid. 6 Op. cit., p. 248. 1 289 Ch.II : L’idéalisme transcendantal de Fichte 398 Le Moi conscient est Moi pareillement, mais il n’est qu’en dépendance d’un Non-moi. D’un côté indépendance, d’un autre côté, dépendance. Dans 1’ « identité du Moi » , le Moi pur (absolu) et le moi conscient, en d’autres termes, la Liberté absolue et l’Intelligence, s’opposent contradictoirement1 . Comment lever la contradiction ? Nous ne pouvons supprimer ni le Moi absolu – car ce serait poser cette monstruosité logique qui s’appelle le Néant – ni le Moi conscient – car ce serait nier notre recherche critique elle-même au moment où nous l’effectuons. Un seul élément offre prise à une distinction conciliatrice : la dépendance que le Moi, devenu conscient, accuse au regard du Non-moi2 . Cette « dépendance » du Moi par rapport au Non-moi cesse d’être un scandale pour l’esprit, dès qu’on la transforme en dépendance du Moi par rapport à soi-même, c’est-à-dire dès que l’on considère le Non-moi comme un produit du Moi. C’est ce que l’on a fait plus haut, dans la Déduction du Moi théorique. Le Moi conscient – ou l’Intelligence – dépend alors immédiatement du Non-moi et médiatement de la cause du Non-moi, c’est-à-dire du Moi. De la sorte, le Moi ne dépend, en définitive, que de lui-même, et la contradiction cesse d’exister 3 . Nous venons d’invoquer une « causalité du Moi sur le Non-moi » comme condition synthétique de l’opposition entre la Liberté et l’Intelligence. Dès ce stade de notre raisonnement, la nécessité d’un « Moi pratique » se trouve virtuellement démontrée, car qu’est-ce qu’un « Moi pratique » sinon « le Moi qui se pose comme cause du Non-moi » (Das Ich bestimmt das Nicht-Ich) 4 ? Mais le Non-moi, produit du Moi, ne peut être posé que dans le Moi : en dehors du Moi, il serait « chose en soi » , c’est-à-dire Néant. « Causer le Non-moi » signifie donc, pour le Moi, se nier partiellement, c’est-à-dire se « diviser » ou se « limiter » soi-même. Ici apparaît la grande antithèse que renferme le principe du Moi pratique (« Le Moi se pose comme déterminant le Non-moi » ) : si ce principe est vrai – et nous savons déjà qu’il doit l’être – l’identité radicale du Moi, qui se pose et se nie tout à la fois, entraîne la vérité simultanée de ces deux propositions contradictoires : « Le Moi se pose comme infini et illimité » (activité pure du Moi) – « Le Moi se pose comme fini et limité » (activité objective du Moi) 5 . 1 Op. Op. 3 Op. 4 Op. 5 Op. 2 290 cit., cit., cit., cit., cit., pp. 248-249. p. 249. pp. 249-251. p. 250. p. 255. II. L’idéalisme transcendantal de Fichte 399 400 Synthèse de la « tendance indéfinie » . – Si nous ne découvrions pas une issue à cette impasse logique, nous devrions, observe Fichte, prendre notre parti de la contradiction et nous résigner au Spinozisme1 . Or (il est intéressant de le noter), Fichte n’aperçoit qu’une issue permettant d’échapper au monisme spinozien ; nous l’avons déjà signalée plus d’une fois dans ces pages : la « finalité active » ou la « tendance » (Streben)2 . Pour pouvoir unir, ainsi raisonne-t-il, dans l’identité d’un même moi actif, « l’activité pure » , illimitée, et 1’ « activité objective » , limitée3 , il faut que la première (1’ « activité pure » ) pose l’infini dans le Moi, non point comme un état actuel, mais comme une Fin à réaliser ; et il faut, en conséquence, que la seconde (1’ « activité objective » ) pose le fini, ou la « limitation » , dans le Moi, non comme une Fin en soi, mais comme une étape actuelle vers la Fin. Cela revient à dire que l’activité du Moi doit être – constamment – infinie comme tendance et finie comme réalisation actuelle, en d’autres termes, qu’elle doit être une « tendance indéfinie » (ein « unendliches Streben 4 » ). En dehors de leur synthèse dans l’indéfinie tendance, activité illimitée et activité restreinte se heurtent contradictoirement. On voudra bien ne pas perdre de vue la portée exacte de la déduction qui vient d’être faite. Elle ne consiste pas à prétendre que l’activité pure, considérée en soi, précisivement, ne soit possible que sous la forme de la tendance ; elle dit seulement que l’activité pure, pour devenir Intelligence, c’est-à-dire, pour se « rapporter à un Objet possible » , doit prendre la forme d’une tendance indéfinie. Celle-ci (le « Streben » ) apparaît donc, non pas comme la condition de possibilité en soi du Moi absolu, mais comme la « condition de possibilité de toute pensée objective5 » , autrement dit, comme la condition éminente de possibilité du Moi théorique. Le « Moi théorique » est donc subordonné (causalement) à un « Moi pratique » s’exprimant par une « tendance indéfinie » . Déduction de l’Anstoss. – Mais une « tendance » , un effort (Streben) suppose une résistance à vaincre, un obstacle à surmonter : « Dem nicht widerstrebt wird, ist kein Streben 6 » . Comment concevoir cette « résistance » dans le Moi ? Puisqu’elle doit être produite par le Moi, elle ne saurait être qu’une forme de l’activité du Moi ; et la seule forme de l’activité du Moi, qui puisse y créer une résistance, serait un renversement de direction, une volte-face de cette activité : disons le mot 1 Op. Op. 3 Op. 4 Op. 5 Op. 6 Op. 2 cit., cit., cit., cit., cit., cit., p. 255. p. 261. pp. 256-257. p. 261. pp. 261-262. p. 270. 291 Ch.II : L’idéalisme transcendantal de Fichte 401 technique, une « réflexion » . Nous retrouvons ici « le choc interne » réfléchissant, l’obstacle initial, l’Anstoss, dont il a été question plus haut1 « II faut, dit Fichte, que l’activité centrifuge infinie du Moi soit heurtée (angestossen) en un point quelconque et refoulée sur elle-même2 » . Examinons l’état des choses au point précis où, dans le Moi, est posé cet « obstacle dynamique » (Anstoss) qui est la condition nécessaire d’une tendance. Si l’activité du Moi était complètement neutralisée en ce point, c’est-àdire égale et contraire à la résistance, la « tendance » n’existerait pas, et nous nous trouverions soit devant le cas d’un Être divin, qui se réfléchirait adéquatement soi-même, selon le mode – à nous impensable – d’une identité absolue de la Conscience et de l’Objet3 , soit devant le cas de l’équilibre inerte de deux forces matérielles, égales et contraires, qui se bloquent et s’annihilent réciproquement ; mais ce cas est le cas-limite, en soi irréalisable, qui définit la pure matière : la pure matière, la pure quantité concrète, ne saurait exister comme telle. S’il y a « tendance » dans le Moi, il faut donc que l’obstacle actuel qui la fait surgir soit dépassé par elle d’une certaine manière ; il faut que l’activité « centrifuge » du Moi, équilibrée partiellement par l’activité « centripète » de la Réflexion primitive (== par le Non-moi), s’étende pourtant au delà, non point certes comme acte déterminé, mais comme « virtualité » , comme exigence active 4 » . Et puisque la « tendance » est ici « indéfinie » , il faut que la « virtualité » qui surmonte l’obstacle soit pareillement indéfinie, c’està-dire, supérieure à tout obstacle défini. Le Réel et l’Idéal au point de vue du Moi pratique. – Tel est l’état de choses existant dans le Moi de part et d’autre de l’obstacle primitif. Comment cet état de choses se présente-t-il – non plus à un observateur étranger – mais au Moi lui-même ? car tout ce que le Moi produit « en lui » (in sich) doit être aussi produit « pour lui » (für sich) et devenir l’objet d’une réflexion. A la réflexion, la « virtualité » indéfinie, ou la Forderung, qui correspond au surplus illimité de l’activité fondamentale du Moi, apparaîtra nécessairement comme « quelque chose qui n’est pas encore réalisé, mais doit se réaliser » , c’est-à-dire comme une Fin idéale. Par contre, la portion de l’activité qui rebondit sur l’obstacle, c’est-à-dire 1’ « activité objective » , apparaîtra comme quelque chose d’actuellement posé, dans le Moi et pour le Moi, ou, en d’autres termes, comme Objet réel. 382 Pp. 278 sqq.. 2 Op. cit., p. 275. 3 Op. cit., p. 275. 4 Forderung, op. cit., pp. 274-275. 1 292 II. L’idéalisme transcendantal de Fichte 402 403 Ainsi se trouve constituée dans le Moi conscient, la double série du Réel et de l’Idéal, le Réel désignant tout le domaine de l’activité du Moi réfléchie sur elle-même et devenue ainsi quelque chose « pour le Moi » , l’Idéal désignant tout le domaine de l’activité directe, non encore réfléchie, du Moi, activité indéfinie mais purement virtuelle, qui est « dans le Moi » sans être « pour le Moi » : celle-ci ne passe à l’acte qu’en se réfléchissant, et, dans la même mesure, l’Idéal qu’elle posait devient Réalité 1 . La « tendance indéfinie » , seule forme concevable de l’activité d’un Moi conscient, consiste donc dans l’effort indéfini pour substituer le Réel à l’Idéal, pour transformer l’Absolu « en soi » en un Absolu « pour soi » , le Moi pur en une Conscience totale, la Liberté en Intelligence. Toutes ces expressions sont équivalentes : elles s’appuient sur le « Devenir actif » , seule forme concevable du Moi conscient, et définissent, de ce point de vue central, les deux perspectives qu’ouvre tout Devenir : en arrière, la perspective sur un Principe (Grund ) ; en avant, la perspective sur une Fin (Ziel ). Le Principe nous l’appelons le Moi pur ; il doit être absolument premier et indépendant, il est donc Liberté ; il n’est pas un acte, mais une exigence d’acte : or, une exigence, s’imposant à la Liberté, est, par définition, un Devoir (Sollen). D’autre part, la Fin, telle qu’elle apparaît au sein de l’infini devenir, est corrélative au Principe ; elle est « ce qui doit être » ; elle n’a et ne peut avoir, dans le Moi évoluant, d’autre actualité que celle d’une Idée ; réalisée, elle serait l’actualité absolue de la conscience 2 . Cela étant, le sens du premier principe fondamental, que nous formulions au début, se précise. Dire que « le Moi se pose soi-même absolument » revient à affirmer la priorité logique absolue d’un « devoir être » (Sollen) qui est le ressort même de l’infini devenir de la conscience. Ce « devoir être » n’a d’ailleurs de réalisation actuelle que la succession même des étapes du « devenir conscient » . Le Moi ne se pose réellement (pour nous) que dans ce « devenir » . Et nous pouvons voir, d’après cela, quel rapport joint l’Anstoss initial au Moi pur. Si le « Moi pur » n’est que le Devoir absolu impliqué dans la tendance indéfinie de la Conscience, l’Anstoss dépend de ce Devoir absolu, non point par nécessité physique puisque ce Devoir n’est point un être actuel, mais par nécessité morale. La tâche absolue du Moi exige le fait libre de l’Anstoss comme première condition de son accomplissement. Car, par l’Anstoss seulement le Moi se réfléchit, s’oppose un Objet et prend conscience de soi dans l’Objet. Nous avons ainsi, en passant par le Moi pratique, achevé la déduction de cet Anstoss ou de cette Réflexion primitive que présupposait, mais n’expliquait 1 2 Op. cit., p. 277. Cfr op. cit., p. 277. 293 Ch.II : L’idéalisme transcendantal de Fichte pas, le Moi théorique. Il nous sera plus facile, maintenant, de prendre une vue d’ensemble du système de Fichte. e) VUE D’ENSMBLE DE LA THÉORIE DE LA SCIENCE : 404 Rien n’est réel que le Moi ; et le Moi n’a d’autre réalité possible que son activité même. Or l’activité du Moi – pour autant qu’elle offre un sens à nos yeux : « für uns » – est comprise tout entière dans l’infini Devenir de la Conscience. Ce Devenir, considéré dans son principe absolu, se révèle un « pur devoir » (Sollen), c’est-à-dire la position pure d’une Liberté sans Objet défini (premier principe fondamental – Moi pur ). Le principe absolu se confond donc avec le commencement absolu de la moralité, au sens kantien de ce terme. Toute l’évolution – pratique et théorique – du Moi aura donc un caractère foncièrement moral. Comment ce Devoir absolu (qui n’est réalisable que dans le Devenir conscient) entre-t-il en exercice actuel ? en d’autres termes, comment la Liberté pure se donne-t-elle un Objet ? Car un Devoir doit entrer en exercice et une Liberté doit se donner un Objet. Un Devoir pur ne peut s’accomplir qu’en se « définissant » , en s’imposant une « forme » . De même, la Liberté pure ne peut avoir un « objet » qu’en se créant un champ d’action, c’est-à-dire en suscitant une « résistance » qu’elle puisse surmonter (deuxième principe fondamental – Non-moi). Or, il n’y a qu’une manière pour une « activité pure » – comme l’est le Devoir pur ou la Liberté – de se donner à soi-même une limite (forme ou objet) : c’est de se réfléchir sur elle-même (Réflexion originelle ; Anstoss). Mais cette réflexion initiale est-elle totale ou partielle ? La réflexion totale du Moi sur soi-même nous ramènerait (selon notre mode nécessaire, et peut-être imparfait, de penser) à l’identité absolue du Devoir pur et de sa Forme, de la Liberté pure et de son Objet, c’est-à-dire à la position initiale du pur « Sollen » . Nous piétinerions sur place dans l’affirmation vide du principe absolu. Il faut donc que la Réflexion initiale, postulée par le Devoir, soit partielle (Troisième principe fondamental). Mais toute réflexion partielle du Moi pur pose celui-ci comme « limité » ou « déterminé » par un Non-moi. Nous surprenons ici la première phase de la Conscience, le principe du Moi théorique. En effet, on a montré plus haut, par une déduction rigoureuse, que la réflexion partielle du Moi enveloppe la hiérarchie entière des fonctions de la conscience, jusqu’à la « conscience de soi » inclusivement. Ainsi donc, en se réfléchissant et en se créant un objet, la « pure activité libre » devient Conscience et même Intelligence. Le moment initial de ce processus théorique répond à ce que nous avons appelé : 294 II. L’idéalisme transcendantal de Fichte « l’imagination productrice » . Mais, par cette même réflexion primitive, expression directe d’une nécessité morale, le Devoir indéterminé – Devoir être ou Devoir agir – a pris une forme définie et est devenu tendance ; ou, si l’on veut, la Liberté pure a rencontré un obstacle et s’est bandée dans un effort. Dès ce moment il est vrai de dire que « le Moi pur se pose comme déterminant le Non-moi » . Nous reconnaissons ici le principe du Moi pratique, de ce Moi pratique dont la forme fondamentale est la tendance, le Streben. 405 Quel objet poursuit la tendance ? Nécessairement un objet infini, puisque le principe actif de la tendance (le Moi pur, le Sollen absolu) est illimité. Mais cet objet infini (= le Moi pur se posant comme Fin idéale) ne peut être poursuivi qu’à travers des déterminations finies, échelonnées dans un milieu continu, ce qui exige un Devenir successif dans la réalisation de la tendance. Il faut donc que la tendance surmonte, l’un après l’autre, les obstacles surgis dans le Moi ; en d’autres termes, il faut que la tendance s’assimile successivement les « déterminations » imposées au Moi par 1’ « imagination productrice » . En quoi consiste donc cette victoire sur l’obstacle, cette assimilation ? Dans la « réflexion» , qui restitue au Moi les « déterminations » qui semblaient s’opposer à lui ; disons plus brièvement : dans la « conscience » de ces « déterminations » . Le Moi pratique (tendance, Streben) se « réalise » donc dans et par le Moi théorique, en faisant franchir à celui-ci les étapes sans fin qui l’acheminent à la Conscience absolue. Dans cette Conscience absolue, le Moi aurait intégré la totalité de ses déterminations possibles, et aurait donc épuisé le Non-moi. Pur « Sollen » au principe, il serait devenu, au terme, « Réalité absolue » ; mais faut-il répéter que le « principe » et la « fin » absolus n’ont, pour nous (für uns) d’autre « réalité » que celle même du Devenir dont ils sont les conditions rationnelles ? Le système entier de Fichte, dans la Théorie de la Science, revient à ceci : donnez-moi la conscience (la pensée actuelle), et je la ramène, par analyse, à une position et à une réflexion, à une activité pure et à un Anstoss ; donnezmoi une activité pure et un Anstoss, une position et une réflexion, et je réédifie la conscience. S’il est vrai que rien n’existe, pour nous, en dehors de la conscience, le système de Fichte nous fournit l’explication de la réalité totale. Et toute exigence ultérieure de notre part dissimulerait l’hypothèse parfaitement chimérique d’un au-delà de la réalité. Nous disons : « si rien n’existe pour nous en dehors de la conscience » , c’est-à-dire s’il n’existe en nous aucune faculté capable de briser les cadres mêmes du Savoir... 295 Ch.II : L’idéalisme transcendantal de Fichte III. – REMARQUES CRITIQUES SUR L’IDÉALISME DE FICHTE §1. – La notion du Moi absolu 406 407 Plus d’un malentendu rend l’intelligence du système de Fichte presque impossible à des philosophes insuffisamment familiarisés avec le point de vue critique. Nous pouvons espérer que notre exposé, s’appuyant sur l’étude préalable de la Critique kantienne, aura prévenu toute méprise un peu sérieuse. Qu’on nous permette toutefois d’insister encore sur le sens de la notion fondamentale du Moi absolu. Et rappelons d’abord ce que le Moi absolu (ou le Moi pur) n’est pas et ne peut pas être. Ce que n’est pas le Moi absolu. – II ne peut évidemment, pris en soi, constituer un objet défini, c’est-à-dire ce « quelque chose » de statique et de solidifié qui reçoit dans notre conscience l’attribut d’être (ens). En effet, tout ce qui présente, pour nous, le caractère d’objet ou d’être dérive déjà du principe de la réflexion (second principe fondamental). Or le Moi pur se pose antérieurement à toute réflexion. On se tromperait donc en identifiant le Moi pur de Fichte soit avec le concept objectif le plus général (le concept abstrait et univoque d’être, d’ens univocum), soit avec l’Idée simple de l’Infini ou de l’Absolu, au sens cartésien. Car l’être abstrait aussi bien que l’Idée absolue dérivent de la réflexion du Moi pur : l’être abstrait est un premier moment conscient, encore indéterminé, de cette réflexion, et l’Idée absolue cartésienne serait l’achèvement de celle-ci dans la Conscience parfaite. Aussi la Substance absolue de Spinoza – Idée absolue objective – ne répondelle point au Moi pur de Fichte : elle ne peut être qu’un « absolu de la Réflexion » , tandis que le Moi pur prétend être antérieur à la réflexion et absolument absolu. Bref, la notion de Moi pur ne saurait désigner, pour nous, un Objet, puisque l’Objet ne surgit qu’en opposition avec un Sujet, c’est-à-dire par réflexion du Moi. Le Moi pur serait-il donc un Sujet ? La question doit être distinguée. Tout d’abord le Moi pur ne signifie point ce sujet, déjà limité, qu’est notre Moi à chacun. En effet, notre Moi personnel, que nous le considérions comme sujet critique ou comme sujet ontologique, représente en tout cas, dans l’évolution générale du Moi pur, un degré ultérieur à la Réflexion absolue. Car chaque Moi particulier a dû se constituer par opposition, non seulement au 296 III. Remaques critiques sur l’idéalisme de Fichte Moi absolu, mais à une infinité d’expressions particulières du Moi absolu. La « Théorie de la Science » ne saurait donc être taxée de solipsisme, encore moins de subjectivisme, au sens ordinaire de ce mot. Prétendre que le Moi personnel soit le principe unique et dernier de l’ensemble des objets conscients serait, à beaucoup d’égards, un non-sens dans la philosophie de Fichte. Bien plus, à s’en tenir au plan inférieur de réalité où les « Moi » individuels sont déjà constitués – et c’est de ce point de vue seul qu’on pourrait parler de solipsisme – le système de Fichte a toute l’apparence d’un réalisme très accusé : l’objet, en effet, s’y impose originairement au Moi individuel comme l’effet réel d’un Non-moi ; ou si l’on veut, l’activité générale du Moi pur, loin de se communiquer au Non-moi par l’intermédiaire du Moi personnel, se partage réellement entre ce Moi et le Non-moi. Peut-être suffirait-il, pour faire s’évanouir nombre de préjugés, de modifier légèrement la terminologie usuelle de Fichte : l’exemple de celui-ci, et, plus tard, de Hegel, y autorisent d’ailleurs. On pourrait, par exemple, réservant le terme « Moi » pour le Moi individuel et personnel de chacun, appeler le Moi pur : « Être absolu » ou mieux « Esprit absolu » . Que l’Esprit soit au principe de toutes choses et de la matière elle-même, c’est la thèse fondamentale des métaphysiques les plus orthodoxes : le « premier Moteur » n’est-il pas appelé par Aristote la Pensée pure, l’Esprit par excellence : ? Mais un point, peut-être, fut mis en lumière plus crûe par la philosophie de Fichte que par les métaphysiques anciennes : nous voulons dire, que l’Esprit absolu, loin de s’imposer à nous du dehors, par la voie des sens, ne se manifeste au contraire (à notre conscience) que dans la mesure où il nous fait éprouver son active immanence : nous ne le touchons qu’en nous-mêmes, comme la condition la plus profonde de notre activité personnelle, comme la source toujours jaillissante de notre Moi, et soi-même éminemment un Moi. II est donc bien évident que le Moi pur ne signifie pas, dans le langage de Fichte, notre subjectivité particulière, notre Moi personnel, au sens limitatif de l’expression. Signifie-t-il donc le « Sujet absolu » ? Nécessairement oui, en un sens ; mais il faut s’entendre. No sewc nìhsic 408 Le Moi absolu est un « Moi transcendantal Si la « Théorie de la Science » postule, à vrai dire, un Sujet absolu1 » . – , elle ne va pas jusqu’à en définir 1’« en soi » métaphysique. Elle n’est point, à proprement parler, un « Idéalisme absolu » , mais seulement un « Idéalisme transcendantal » . 1 On voudra bien se souvenir que le Sujet absolu, dans la terminologie de Fichte, n’a plus rien de l’imperfection d’un « suppositum » . C’est précisément le seul sujet chez lequel la « forme » et le « suppositum » s’identifient dans l’activité pure. Le Sujet absolu est celui qui « existe par la position même qu’il fait de soi » . 297 Ch.II : L’idéalisme transcendantal de Fichte 409 Qu’est-ce à dire ? Nous connaissons déjà, par l’étude du kantisme le sens technique du mot « transcendantal » en philosophie critique. L’Idéalisme de Fichte prétend seulement affirmer le Sujet absolu comme « condition transcendantale » , c’est-à-dire à titre de condition à priori de la conscience. Kant érigeait en condition suprême de toute conscience l’aperception transcendantale ou l’aperception pure. Cette aperception pure devait être à la fois activité et forme, spontanéité active et forme d’unité. Fichte, on l’a constaté ci-dessus, reconnaît pleinement la condition suprême de l’aperception ; pourtant, s’il y voit, comme Kant, le premier élément à priori constitutif de la conscience, il n’y rencontre pas encore le principe absolument premier qu’exige un monisme idéaliste. La dualité de l’activité et de la forme, au sein de l’aperception pure, exige une réduction ultérieure : la « forme » elle-même doit se rattacher à l’ « activité » comme à son principe, ce qui n’est possible qu’en ramenant la « forme » à n’être qu’une pure « réflexion » de l’activité sur soi. Faut-il rappeler ici l’opposition réciproque et la dépendance unilatérale du premier et du second principe fondamental de la « Théorie de la Science » ? L’aperception pure kantienne appartient donc déjà au plan de la Réflexion ; le Moi pur de Fichte se présente comme la condition à priori de l’aperception pure elle-même, comme la Position absolue que présuppose toute Réflexion. Le Moi pur est antérieur au Moi aperceptif pur (Moi réfléchi), comme le jaillissement est antérieur au jet formé, comme le mauvement est antérieur à la trajectoire parcourue, comme le Devenir actif est antérieur à l’être achevé, comme le Devoir est antérieur à l’action. Mais on ne peut oublier que le Moi pur ne nous apparaît qu’à travers l’aperception pure, c’est-à-dire à travers la Réflexion primitive, c’est-à-dire enveloppé dans la relativité essentielle à toute manifestation consciente. Ce qu’il est en soi et pour soi, comment le saurions-nous, puisque tout « savoir » , toute « vérité logique » , implique relation d’objet à sujet ? Aussi bien, la Réflexion comme telle (le savoir, das Wissen) est pour nous la « ratio cognoscendi » du Moi pur, lequel nous apparaît comme la « ratio essendi » de la Réflexion ; mais d’aucune façon le Moi pur n’est pour nous la « ratio cognoscendi » de la Réflexion, comme le demanderait un Idéalisme déductif absolu. S’il fallait exprimer en termes métaphysiques, plus familiers à des philosophes scolastiques, l’équivalent du Moi pur de Fichte, nous dirions, reprenant une expression déjà employée, que le Moi pur, tel qu’il nous apparaît dans la Théorie de la Science, n’est autre chose que la puissance créatrice reconnue dans l’action créatrice, le Fiat créateur révélé, par le Verbe, dans la création objective. Non point par le Verbe, personne divine, tel qu’il est éternellement au sein de Dieu, selon l’enseignement de la théologie chrétienne, mais par le Verbe conçu comme principe actuel de l’extériorisation indéfinie de Dieu dans les choses, ou, si l’on préfère, par le Verbe conçu comme finalité 298 III. Remaques critiques sur l’idéalisme de Fichte 410 active et absolue de l’Univers, comme « natura (actu) naturans » (cfr Scot Érigène, saint Thomas et Spinoza). C’est bien cette « virtualité créatrice » ou cette « finalité active absolue » , dont le mouvement initial, se continuant et se multipliant à travers des réflexions successives, échelonne les deux séries opposées et parallèles du Moi et du Non-moi : d’une part, la série des activités subjectives de la conscience et d’autre part la série des « choses » , objets de ces activités. Aussi, dire que nous connaissons des objets, revient exactement à dire que le Moi pur ou la Puissance créatrice s’oppose partiellement à soi-même et se donne ainsi des objets sur le théâtre restreint de notre Moi personnel. Mais cette conception idéaliste de l’unité du monde de l’Intelligence et du monde des Objets soulève de gros problèmes. Nous pourrions les résumer dans la question suivante : la philosophie de Fichte est-elle un Monisme ou un Dualisme ? Est-elle un Monisme ou un Dualisme dans l’ordre relatif de la Réflexion (Monisme ou dualisme psychologique) ? Est-elle un Monisme ou un Dualisme intégral (Monisme ou Dualisme absolu) ? §2. – Monisme ou dualisme ? a) MONISME OU DUALISME PSYCHOLOGIQUW ? 411 Incontestablement, l’Idéalisme de Fichte se donne pour un Monisme psychologique : une fois posé le principe initial de la conscience, la Réflexion, tout objet doit en dériver selon sa matière aussi bien que selon sa forme. Il faut, néanmoins, dès à présent, distinguer deux sens possibles de cette formule. Si les déductions de Fichte sont rigoureuses, nous savons, assurément, que toutes choses, sans exception, doivent dériver de la Réflexion du Moi pur (ou de l’extériorisation de la Puissance créatrice). Le Moi pur réfléchi (ou la Puissance créatrice en acte) doit donc produire aussi bien la « matière » qui remplit notre connaissance que la hiérarchie des « formes à priori » – sensibles et catégoriales – de cette connaissance. A cette première affirmation, la métaphysique traditionnelle ne contredit point, puisqu’elle proclame de son côté la dépendance universelle des intelligences et des choses au regard de l’Esprit souverain, Dieu. Mais le problème revêt un second aspect, plus sujet à conteste. Fichte subordonne l’affirmation du Monisme psychologique au mouvement dialectique par lequel mon Moi pensant (c’est-à-dire, mon Intelligence humaine, limitée) opérerait, complètement à priori (c’est-à-dire selon une méthode de rigoureuse immanence), la déduction totale de l’Objet, matière et formes, à partir du principe initial de la Conscience (Réflexion pure du Moi, Anstoss primitif). 299 Ch.II : L’idéalisme transcendantal de Fichte 412 On peut légitimement se demander jusqu’à quel point cette « déduction de l’objet » est possible à l’esprit humain. D’abord, il ne faut pas oublier que la déduction de l’objet se fait, chez Fichte, à partir de l’Anstoss, c’est-à-dire à partir du Moi se réfléchissant : l’Anstoss lui-même n’est déduit qu’à titre de « nécessité morale » ou de « moyen nécessaire pour élever le Moi pur à la conscience de soi » , c’est-à-dire, à partir d’une « ratio cognoscendi » déjà complexe. Mais du moins, à partir de ce dualisme primitif, la déduction se développe-t-elle sans lacune et sans emprunt étranger ? Il semble que non. Toute la diversité matérielle des objets de connaissance dérive certes, on le prouve, d’une diversité initiale posée dans la Réflexion du Moi pur. Mais comment en déduire les formes contingentes de la diversité initiale ? Sachant qu’une Réflexion du Moi doit se produire pour réaliser la conscience, nous n’entrevoyons même pas, à priori, pourquoi cette Réflexion doive être telle plutôt que telle autre. Nous déduisons donc la « matière en général » ; mais la diversité concrète de la matière échappe à notre déduction. Ensuite, la déduction à priori de l’espace et du temps, proposée expressément par Fichte, ne laisse pas de faire difficulté. Peut-être Kant fut-il trop timide en traitant l’espace et le temps comme des « données formelles » , dont la déduction nous serait totalement inabordable. Mais est-il vrai, comme le veut Fichte, que la quantité et le temps soient des conséquences rationnelles nécessaires de la Réflexion primitive ? Admettons que cette Réflexion pose une « limitation » dans le Moi, nous l’aurons érigée, par le fait même, en principe de « multiplicité » ; mais toute multiplicité n’est pas nécessairement une « multiplicité quantitative » ; si l’on veut appeler la pure multiplicité : « quantitabilité » , ce ne peut donc être qu’à la manière d’un « genre supérieur » dont la « quantité » serait un « genre subordonné » . Le concept de « limitation » n’implique directement que la déchéance de l’unité absolue, c’est-à-dire la « contingence métaphysique » , qui, de soi, est « multiplicité » . Pour en faire un principe de « quantité » , d’autres conditions doivent s’y adjoindre. Lesquelles ? Fichte lui-même nous met ici sur la voie. On se souvient que sa déduction de la quantité et de l’espace s’appuie, non pas immédiatement sur le concept de « limitation » comme telle, mais sur la notion d’une limite selon laquelle, le Sujet et l’Objet, dans toute leur extension indéfinie, sont constamment et continûment complémentaires, four une position quelconque de la limite. Or, cette notion complexe – qui implique, nous l’admettons, les caractères rationnels de la quantité –ę présuppose la causalité réciproque, strictement complémentaire, du Sujet et de l’Objet, laquelle à son tour suppose, dans l’Objet comme dans le Sujet, une combinaison, également complémentaire, de passivité et d’activité. (Un Scolastique traduirait : une composition de matière et de forme. Et de la présence d’une « matière » , dans le Sujet et 300 III. Remaques critiques sur l’idéalisme de Fichte 413 dans l’Objet, il déduirait, s’il est thomiste, leur « quantitabilité » et leur « quantité » ). On le voit, pour Fichte lui-même, la quantité devient une conséquence nécessaire de la limitation du Moi pour autant seulement que cette limitation entraîne nécessairement une action réciproque du Sujet et de l’Objet, c’està-dire, si nous nous plaçons au point de vue du Sujet, une passivité du Moi devant l’Objet. Cela revient à l’affirmation suivante : un Moi, qui ne peut entrer en activité consciente que par réception d’un donné (autrement dit, par l’intermédiaire d’une sensibilité), a nécessairement un mode d’opération quantitatif. La déduction de la quantité, proposée par Fichte, vaut donc seulement pour l’activité d’une Intelligence non-intuitive, telle l’Intelligence humaine. Puisque Kant, dans la Déduction transcendantale, raisonne sur une « pensée non-intuitive » , il eût pu déduire de là, non seulement la synthèse catégoriale, mais la forme spatiale. Et une fois déduite la quantité spatiale, il suffisait d’y réintégrer l’activité du sujet pour obtenir le temps. Ce que Kant n’a pas fait, les Scolastiques – en dehors de toute préoccupation critique – l’avaient tenté depuis longtemps. Mais la limitation objective du Moi pur (= la « contingence métaphysique » des Scolastiques) entraîne-t-elle nécessairement, comme le suppose Fichte, une action réciproque et complémentaire de Sujet et d’Objet, ou, plus précisément, une « passivité » du Sujet devant l’Objet ? L’affirmer, c’est poser en conditions absolues de tout « objet » les conditions propres de notre « représentation » , et c’est nier la possibilité même d’intelligences finies, subsistantes en dehors de la matière. Certes, nous sommes incapables de nous « représenter » ces Esprits purs, intermédiaires entre l’Esprit absolu et le nôtre, et nous ne pouvons donc en former un concept propre vraiment objectif. Mais d’autre part, de quel droit en affirmer l’absolue impossibilité ? De quel droit donc prétendre que Dieu ne puisse créer que dans la matière et la quantité ? Nous conclurons que Fichte, pour déduire la quantité spatiale, et par là même pour déduire le temps, a dû se placer dans l’hypothèse d’un donné extérieur – ce qui est bien une condition initiale de la pensée humaine, mais ne découle pas toutefois avec une absolue nécessité logique du seul principe de la Réflexion primitive. Sans Réflexion primitive, il n’y a pas de quantité possible dans le Moi, assurément ; mais comment prouver que, hors la causalité réciproque et la quantité, il ne reste aucune forme de Réflexion, nous ne disons pas « positivement concevable » , ou « représentable » , mais au moins négativement concevable ? Ainsi donc, à partir du principe fondamental de la conscience, le système de Fichte, pour expliquer la totalité de ce qui est, dut s’ouvrir déjà à deux hypothèses contingentes – ou à deux « faits premiers » – la diversité maté- 301 Ch.II : L’idéalisme transcendantal de Fichte 414 rielle et concrète du donné et la réceptivité du sujet humain devant le donné. Sur le plan humain, où se mouvait la Critique de Kant – sinon sur le plan absolu du Moi pur, où Kant ne songeait pas à s’élever par la raison spéculative – n’était-ce point avouer équivalemment la causalité problématique de la « chose en soi » et l’existence d’une sensibilité (réceptivité) subordonnée à l’entendement ? Osons dire que c’était reprendre tout l’essentiel du dualisme kantien de la Raison théorique. Mais l’originalité, et peut-être le mérite de Fichte consiste principalement à avoir réduit ce dualisme dans l’unité absolue d’un Moi supérieur au plan humain. Nous examinerons immédiatement cet aspect transcendant de l’Idéalisme. b) DUALISME OU MONISME ABSOLU ? 415 On sait que Fichte soumit à de perpétuelles retouches l’exposé de son système critique. Au point qu’on s’est demandé si l’évolution de sa pensée ne l’avait point amené à contredire les conclusions originelles de la Théorie de la Science : on oppose, en effet, l’une à l’autre, une première et une seconde philosophie de Fichte, celle-là enfermée dans l’infranchissable immanence du savoir, celle-ci s’échappant du savoir relatif et immanent vers une transcendance absolue. Nous croyons, pour notre part, qu’en dépit de quelques expressions un peu déconcertantes on doit reconnaître dans les ouvrages de Fichte le développement continu d’une pensée logiquement cohérente. On nous dispensera d’établir ici cette thèse d’histoire et d’exégèse, défendue avec talent par Kuno Fischer1 et plus récemment par M. Xavier Léon2 . Il nous suffira de mettre en évidence quelques points de vue généraux qui vont à notre sujet. 10 Le « phénomèn de l’absolu » La relativité du savoir et la foi. – Dans les deux premières parties de son opuscule De la destinée de l’homme 3 , Fichte, reprenant les grands traits de la Théorie de la Science, souligne fortement l’inexorable relativité du Savoir laissé à soi-même. En effet, l’absolu n’y apparaît qu’en fonction du Devenir conscient : soit comme Principe indéterminé ou Identité subjective, soit comme Fin dernière idéale de ce Devenir ; or, Sujet indéterminé et Fin idéale échappent également à l’actualité de la conscience : l’un est « postulé » par nous, l’autre est « poursuivie » par nous ; l’un est « en deçà » de la Geschichte der neueren Philosophie, Bd. V : Fichte und seine Vorgänger, 2e édit., Heidelberg, 1890. 2 La philosophie de Fichte, Paris, 1902. 3 Die Bestimmung des Menschen, Berlin, 1800, édit. cit., tome II. 1 302 III. Remaques critiques sur l’idéalisme de Fichte conscience, l’autre est « au delà » ; ni l’un ni l’autre n’existe pour nous en dehors du Devenir même. L’Absolu ne nous est donc donné que comme dépendance logique du Relatif, c’est-à-dire de la Conscience ou de la Réflexion. Aussi faut-il avouer que tout objet, sans exception, présente en nous la marque de la relativité : tout est conscience d’un fait de conscience, Réflexion d’une Réflexion, « Rêve d’un Rêve » . Dans le second livre de la Destinée de l’homme, un dialogue s’engage entre le Moi conscient et l’Esprit. Le Moi, animé d’abord d’une confiance robuste dans la « réalité en soi » des objets, en arrive à devoir confesser l’universelle relativité : Moi. – Je puis dire : cela est pensé. Mais, au fait, à peine puis-je encore m’exprimer ainsi ; disons plus prudemment : Il me semble penser que je sente, que j’intuitionne, que je pense ; car, comment affirmer absolument que je sente, que j’intuitionne, que je pense ?... L’esprit. – Fort bien dit. Moi. – Nulle part rien de durable, hors moi ni en moi ; rien qu’une incessante fluctuation. Nulle part je ne connais un être, pas même le mien propre. L’être n’est pas. Moi-même, je ne sais rien de rien, et je ne suis pas. Il n’y a que des images ; elles sont tout ce qui existe et elles ne se connaissent elles-mêmes que comme images... Moi, je ne suis qu’une de ces images : moins que cela, je ne suis que l’image confuse de ces images... L’Intuition est un rêve ; la Pensée... est le rêve de ce rêve. L’esprit. – Tu as parfaitement tout saisi1 . 416 Nous atteignons ici le point culminant du Savoir : la relativité devenue consciente de sa relativité. N’est-ce point un résultat singulièrement décevant de nos laborieuses recherches ? « Homme borné, reprend I’esprit... Tu voulais connaître de ton savoir. Et tu t’étonnes de ne point recontrer par cette voie autre chose que ce que tu voulais savoir, c’est-à-dire ton savoir même ? Que voudrais-tu d’autre ? Ce qui procède du Savoir et par le moyen du Savoir ne peut être que Savoir. Or tout Savoir n’est que représentation... Espérais-tu autre chose ? Prétends-tu changer l’essence de ton esprit et hausser ton savoir à être plus qu’un Savoir ?... Tu as maintenant pénétré l’illusion [du Savoir]... Et c’est là l’utilité véritable du système [de la Science] : il renverse 1 Bestimmung des Menschen, t. II, pp. 244-245. 303 Ch.II : L’idéalisme transcendantal de Fichte et anéantit l’erreur. La Vérité, il ne peut te la donner, car il est, en soi, absolument vide. Pourtant, je le sais, tu cherches encore, au delà de la pure représentation, quelque chose de réel – un réel d’une réalité différente de celle que tu viens de réduire à néant. Ton effort sera vain si tu prétends tirer ce quelque chose de ton savoir et par le moyen de ton savoir. Si tu ne possèdes point d’autre organe pour saisir la réalité, tu ne la tiendras jamais. » Mais tu possèdes cet organe. Efforce-toi seulement de l’aviver... Je te laisse seul avec toi-même1 . » 417 Quel est cet « organe du réel » , qui brise le cercle magique du Savoir relatif ? On le devine, c’est la foi, la foi morale (der Glaube). La troisième partie de la trilogie : « Doute, Savoir, Foi » , qui fait le fond de la Bestimmung des Menschen, montre que la Fin absolue – corrélative du Principe absolu – s’impose à notre adhésion comme objet ferme de Foi, comme postulat (Forderung) d’une activité qui porte le caractère d’un Devoir (Sollen). Et dans la réalité – postulée – de la Fin absolue est enveloppée la réalité de tout l’ordre des moyens à cette Fin. Absolu et Phénomène de l’Absolu. – On le voit, la relativité de la Wissenschaftslehre n’exclut pas, dans l’intention de Fichte, l’absolu de l’objet de Foi. Il y a plus : la raison elle-même, en se traçant des bornes, se dépasse et atteint en quelque façon l’Absolu – non plus l’Absolu comme pure condition logique du Devenir, mais l’Absolu restitué, négativement du moins, à la réalité transcendante de son « en soi » . Nous constations tout à l’heure que le point culminant du savoir était la conscience même de la relativité du savoir. Mais la relativité pure ne se soutient pas par elle-même : elle exige logiquement, en vertu de son propre concept, un « absolu » dont elle soit le « relatif » . Comme dit Fichte, dans la Darstellung der Wissenschaftslehre de 1801, notre savoir, dans son fond, ne saurait être purement relatif, purement « formel » : s’il se connaît comme « forme » de réflexion, il se connaît par le fait même comme forme de quelque chose qui n’est pas purement formel, en d’autres termes, comme forme d’un Principe ou d’un Être (Seyn) ; et puisque le Savoir, comme tel, est « forme pure » , l’Être de cette forme ne saurait être que Principe pur, Être absolu 2 . Dès lors – c’est l’enseignement de Fichte dans l’ouvrage intitulé : Die Thatsachen des Bewusstseins. Vorlesungen in Berlin, 1810-1811 – la relation du savoir, pure forme réfléchie, au principe de cette réflexion ou à l’Être de cette forme, n’est autre que la relation du phénomène à la réalité en soi : le Savoir, c’est-à-dire l’objet entier de la Wissenschaftslehre, apparaît comme le 1 2 304 Op. cit., pp. 246-247. Qu’il ne faut pas confondre avec l’être actuel et empirique de nos représentations directes. III. Remaques critiques sur l’idéalisme de Fichte Phénomène de l’Absolu, comme l’Image de l’Être. 418 Le dualisme du Réel et le monisme de l’Idéal. – Comment, d’après cela, répondre à la question que nous nous posons dans ce paragraphe : le système de Fichte est-il un Monisme ou un Dualisme intégral ? Tout dépend du point de vue d’où l’on prétend l’envisager. « Considérée du point de vue de l’Idéal [c’est-à-dire du point de vue de la Fin et, corrélativement, du Principe] la Théorie de la Science est un Monisme : car elle reconnaît le fondement absolu de tout savoir dans l’Unité éternelle, qui gît en deçà de tout savoir. Considérée du point de vue du Réel, c’està-dire en tant qu’elle concerne le Savoir même, dans son actualité propre, la Théorie de la Science est un Dualisme. Car sous ce rapport, elle a deux principes : la liberté absolue [de la Réflexion] et l’Être absolu ; et elle sait que l’Unité absolue n’est réalisable dans aucun savoir actuel, mais seulement par la pensée [qui franchit le dualisme de la conscience, et rétablit l’unité dans l’ordre idéal]1 » . Conclusion étrange à première vue : le Savoir, en tant qu’il demeure immanent à lui-même est un Dualisme ; mais il devient Monisme dans la mesure où il se transcende soi-même pour poser un Absolu. A vrai dire, jusqu’ici il ne pose l’Absolu qu’idéalement, comme image nécessaire d’un principe et d’une fin, et non pas comme réalité connue en soi. Cette position de l’Absolu dans le Savoir n’est donc encore que la représentation – d’ailleurs inévitable – d’une relation à l’Absolu, loin d’être la saisie directe de celui-ci. Nous ne sommes point encore sortis du « phénomène de l’Absolu » . Existe-t-il un moyen de réaliser dans notre conscience, non plus la représentation indirecte et phénoménale de l’Absolu, mais directement l’Absolu transcendant ? 20 L’objet religieux et l’objet moral 419 A ce point critique, le problème philosophique du savoir s’est transformé en un problème spécifiquement religieux, celui de la destinée finale. Fichte le pose et le résout dans une série de Leçons réunies sous ce titre : Die Anweisung zum seligen Leben, oder die Religionslehre (Berlin, 1806). Elles marquent, selon l’expression même du philosophe, « le sommet et le foyer lumineux » de tout le système idéaliste. Le point de vue dominant nous y paraît d’ailleurs n’être qu’une élaboration des idées qui inspirèrent déjà la Bestimmung des Menschen et d’autres écrits de la seconde période philosophique de Fichte. Pour bien nous faire comprendre, nous prions qu’on nous permette, avant d’entrer au cœur de la « philosophie religieuse » , d’exposer quelques consi1 Darstellung... 1801, p. 89. 305 Ch.II : L’idéalisme transcendantal de Fichte dérations préliminaires sur le rapport de la Religion et de la Moralité d’après Fichte 1 . 420 Rapport de l’objet religieux et de l’objet moral. – Malgré leur union étroite, la religion ne se confond pas avec la moralité. Le domaine moral est constitué directement par les exigences du Devoir. Le domaine religieux est un produit de la réflexion intellectuelle, s’appliquant à pénétrer les conditions théoriques du Devoir ou de la Moralité. Il est facile de montrer – on l’a fait plus haut – que le Devoir, comme tel, poursuit un « but infini » . Mais ce « but infini » reste un Idéal. En effet, ce qu’exige immédiatement le Devoir moral, ce n’est point l’existence d’un objet infini qui corresponde à ce but, mais bien la tendance même au but. La réalité du but n’est point posée par le seul fait de l’effort qui y tend. Toutefois, l’Intelligence, réfléchissant sur cet acte moral, orienté vers un but infini, se voit contrainte, pour le comprendre ou pour l’expliquer, de concevoir un « ordre absolu des choses » auquel appartienne le but infini, disons autrement, se voit contrainte de se représenter le Devoir dans un ordre absolu de Finalité où le but soit réalisable. Cet « ordre absolu » , qui n’est pas « donné » par le Devoir comme tel, mais postulé comme fondement rationnel du Devoir par l’intelligence réfléchissante, cet « ordre absolu » sous-jacent à l’action morale, constitue à proprement parler le domaine religieux. Aux yeux de la raison, réfléchissant sur l’action morale, l’objet religieux, c’est-à-dire Dieu, apparaît donc comme la condition absolue qui assure la valeur morale de toute activité finie, comme la valeur d’idéal immanent à cette activité : non pas – qu’on le remarque bien – comme un ordre de choses objectivement présenté à l’action, mais comme un ordre vivant de l’action elle-même, c’est-à-dire, en définitive, comme un Idéal réellement « vécu » , « exercé » , plutôt que connu en soi. N’est-ce point supprimer l’Absolu que d’en faire seulement la loi immanente ou l’idéal du Devenir moral ? N’est-ce point en réduire la réalité à la réalité précaire, de ce Devenir même ? Les adversaires de Fichte avaient-ils tellement tort de l’accuser d’athéisme ? Il faut ici, selon Fichte, se garder d’une illusion. Un Dieu qui prendrait, dans notre conscience les attributs d’une « chose toute faite » , d’un « Être défini » , y serait posé comme résidu de réflexion, donc comme objet limité, donc comme objet spatial2 . Un tel Dieu n’est pas Dieu : c’est une « idole » que la raison doit renverser pour découvrir le vrai Dieu. 1 Nous nous aiderons en cela, assez librement d’ailleurs, d’un chapitre intéressant de l’excellent ouvrage, déjà cité, de M. Xavier-Léon, La Philosophie de Fichte. Livre III, chap. 4 : « La philosophie religieuse » . 2 Cfr la Wissenschaftslehre. 306 III. Remaques critiques sur l’idéalisme de Fichte 421 422 Celui-ci se révèle-t il à nous ? Certes. Dans l’activité morale en exercice, qui pour Fichte couvre le champ entier de l’activité du Moi, notre réflexion distingue et oppose la « détermination objective » – limitation, inertie, objet mort – et la Liberté, activité vivante et autonome. De soi, précisivement, celle-ci est universelle : n’étant assujettie à aucune détermination particulière, elle apparaît vraiment comme l’acte de l’univers entier, Acte souverainement libre, Acte qui est à soi-même sa loi absolue. Dans cet Acte, ressort à la fois et norme dernière de toute activité finie, – et non pas dans quelque entité forcément bornée – nous atteignons le fondement rationnel du Devoir, l’Absolu, Dieu. L’existence de Dieu, comme principe dynamique de toute action morale, est donc postulée (affirmée) par notre raison réfléchissante. L’absolu, postulat moral, chez Kant et chez Fichte. – Il faut remarquer ici une différence notable entre l’Absolu postulat moral, chez Kant, et l’Absolu postulat moral, chez Fichte. Chez Kant – on l’a observé plus haut – Dieu est posé objectivement par la réflexion rationnelle, comme une condition extrinsèque d’harmonie entre la Nature et la Liberté ; entre le Souverain Bonheur de l’individu et la Sainteté, c’est-à-dire l’universalité parfaite du Vouloir ; entre la Finalité personnelle et l’Impératif pur. Si loin qu’on prolonge, à travers les fins personnelles, la série indéfinie des réalisations morales, Dieu nous demeure extérieur, postulé, sans doute, par la raison, mais jamais possédé dans une coïncidence, si inadéquate soit-elle, de sa réalité avec la nôtre. Le Dieu de Kant ne se manifeste en nous que par les effets de son action : et c’est la plénitude harmonieuse de ces effets que nous appelons notre Fin dernière, le Souverain Bien. Chez Fichte, au contraire, il n’y a plus lieu de chercher un principe d’harmonie entre la Nature et la Liberté, entre les Fins de l’activité naturelle et l’Idéal de l’action morale. Car la Nature, le règne des Fins, est l’expression même de la Liberté et de l’action morale. En effet, n’est-ce point le Sollen initial, présidant à la réflexion du Moi pur, qui suscite le Streben, ou la Finalité naturelle ? La Nature devient l’acte concret de la Liberté, sa « réalisation ». Mais alors, le Dieu postulé par la raison, lorsqu’elle réfléchit sur le Devoir moral, n’a plus, comme chez Kant, la signification d’un Absolu à la fois inconnaissable et inaccessible, assurant de très haut le bonheur final de la vertu ; le Dieu de Fichte reste, sans doute, un postulat du Devoir moral, mais il est postulé comme le principe immanent de toute notre activité naturelle ; or celle-ci ne peut rencontrer sa Fin dernière qu’en épuisant son principe immanent, et chaque étape franchie vers la Fin dernière est une actuation plus complète du Principe. 307 Ch.II : L’idéalisme transcendantal de Fichte Donc, notre raison, non seulement nous montre Dieu à la source première de notre activité, mais nous le montre dans le cours progressif de cette activité, s’exprimant en nous de plus en plus, s’y « réalisant » comme « forme » actuelle de notre conscience. Le Dieu de Fichte est à la fois un Dieu obscurément immanent en nous, comme principe de notre vie, et un Dieu de plus en plus « possédé » par nous, « uni » à nous, selon sa « forme » propre, dans la clarté de la conscience. A cette assimilation directe et progressive de Dieu par la conscience, il n’est d’autre terme possible que l’égalité établie, au sein de la conscience même, entre le Principe divin et sa Forme objective de réalisation : la Fin dernière de l’homme doit donc se définir, selon Fichte, par une union qui déborde les limites de nos individualités humaines, c’est-à-dire par la pleine réalisation consciente du Principe universel. A ce point, l’Absolu « en soi » (in sich), postulat de la moralité, aurait achevé, à travers nos devenirs finis, de conquérir sa forme propre : il serait devenu un « Absolu pour soi » (für sich). Nous retrouvons ainsi, sous l’angle de la destinée personnelle, les points de vue mêmes qui furent développés dans la Théorie de la Science. 30 vers l’unité absolue 423 La Béatitude parfaite. – Cet intermède sur les rapports entre l’objet de la Religion et l’objet de la Moralité nous introduit directement aux considérations d’intérêt épistémo-logique que nous nous proposions de relever dans la « Philosophie de la Religion1 » . Nous éprouvons tous – c’est l’expérience humaine par excellence – un besoin de satisfaction complète (Trieb nach Befriedigung), une poussée vers le bonheur parfait. Appelons : Amour (Liebe) soit l’union active avec l’objet béatifiant, soit la tendance à cette union. 11 serait facile de montrer que l’amour ainsi défini est notre « tendance vitale profonde » (Lebenstrieb), et qu’il se confond en nous avec le « Streben » dont il fut question plus haut dans la Théorie de la Science. L’amour est donc, en nous, la tendance vers la possession de l’objet pleinement béatifiant. Or cet objet ne peut être qu’éternel et sans limites : notre désir naturel n’exige pas moins. Comment pouvons-nous posséder l’éternel et l’infini ? Par la pensée, seule forme véritable de la vie ; par la pensée qui nous le montrerait identique à nous dans la pleine conscience de nous-mêmes. Car il ne suffit pas que l’Infini soit en nous et agisse en nous : si nous n’avons pas conscience de l’identité de l’Infini avec nous, nous ne le possédons pas, il n’est pas « pour nous » . 1 Die Anweisung zum seligen Leben, oder die Religionslehre. Conférences données à Berlin, 1806. Cfr éd. cit., tome V. 308 III. Remaques critiques sur l’idéalisme de Fichte 424 Mais cette « possession » exigée par notre tendance vitale profonde n’est point aisée à comprendre. Marquons-en brièvement les conditions absolues de possibilité. Reconnaître quelque chose comme identique à nous dans la pleine conscience de nous-mêmes, c’est supposer que ce quelque chose devienne l’objet d’une réflexion du Moi et, sous cette vue réfléchie, se confonde (pour nous) avec notre Moi réflexivement connu. Or, nous ne connaissons notre Moi qu’à travers le Monde et en fonction de lui, c’est-à-dire comme sujet relatif à un objet, comme activité opposée à elle-même dans une réflexion. Pour nous connaître pleinement, nous devrions avoir réalisé la totalité des déterminations possibles de notre activité profonde. Précisément, ces conditions de la pleine conscience de nous-mêmes ne sont pas une simple hypothèse spéculative, elles ont pour nous la valeur d’une Fin : notre impulsion vitale la plus intime – « Streben » ou Amour – tend à épuiser la totalité des déterminations « objectives » , pour y retrouver consciemment la plénitude du principe virtuel et caché qui nous mouvait. En d’autres termes, notre conscience évolue, à travers le Devenir présent, vers une Fin idéale où l’activité subjective serait complètement réfléchie, c’est-àdire revêtue de la totalité absolue des déterminations objectives dont elle est capable. A ce faîte de l’évolution consciente le Moi aurait achevé de se conquérir soi-même : non seulement il se poserait comme activité, mais il se posséderait comme « forme de réflexion parfaite » . Or, nous le disions il y a un instant, l’objet éternel et illimité de notre béatitude, celui qu’exige en nous l’amour, doit coïncider, selon la plus parfaite identité, avec cette autopossession du Moi par lui-même. Nous pouvons donc définir l’objet adéquat de la béatitude : la Réflexion parfaite de l’activité pure. Telle nous apparaît, à travers le Devenir, notre Fin dernière. Du Verbe au Verbe. – Mais, on l’a dit plus haut, cette Fin dernière n’est point une idée indifférente, ni même seulement un Idéal effectivement poursuivi : elle est pour nous un Devoir. Puisqu’elle doit être réalisée, nous en croyons donc la réalisation possible. Et nous postulons, par conséquent, dans un acte de foi rationnelle, l’existence absolue des conditions de possibilité de cette Fin dernière, ou, pour employer l’expression de Fichte, l’existence d’un « ordre absolu » , d’un « ordre divin » , immanent à notre action. La condition abstraite de possibilité, que nous définissions comme virtualité profonde du Devenir conscient, c’est-à-dire comme Réflexion pure, quitte maintenant la sphère des abstractions logiques ; et, puisqu’elle s’avère la condition de possibilité d’une Fin qui doit être réalisée, elle revêt à nos yeux une réalité 309 Ch.II : L’idéalisme transcendantal de Fichte 425 426 dynamique proportionnée à cette Fin. En vertu de la foi rationnelle, fondée sur le Devoir, nous posons donc ces deux affirmations corrélatives : 10 que la pure activité réfléchissante (= le Moi dans la réflexion primitive) est le principe réel du Devenir progressif de la conscience, et 20 que l’activité intégralement réfléchie (= l’Univers ou l’Objet parfait) est la Fin dernière réellement et efficacement poursuivie de ce Devenir. Or, qu’est-ce que l’objet religieux, sinon cet « ordre absolu » , cette liaison du Principe fondamental et de la Fin dernière, qui assure la finalité même du Devenir 1 ? Dès lors, le problème de notre destinée, qui est aussi pour chacun de nous le problème du Monde, s’éclaire et s’unifie. Car elle se déroule tout entière, cette destinée, entre la Réflexion initiale, encore virtuelle, d’une activité pure, et la Réflexion complètement achevée de cette activité. Remplaçons la désignation abstraite de ce terminus a quo et de ce terminus ad quem par des équivalents empruntés à la terminologie chrétienne : nous dirons que le destin du Monde, et notre destinée personnelle, se jouent tout entiers entre deux états du Logos ou du Verbe : entre le Verbe, virtualité créatrice, et le Verbe, forme objective parfaite du Père. L’Absolu, par réflexion sur soi-même, engendre le Verbe. Le Verbe est d’abord pur dynamisme créateur, image virtuelle de Dieu prête à s’éployer, « fiat » initial d’où le Monde sortira comme d’un germe. Nous reconnaissons ici, dans l’Absolu qui engendre, le premier principe fondamental de la Théorie de la Science (Moi pur) et dans le Verbe, engendré comme virtualité créatrice, le second principe fondamental (Réflexion pure). Puis commence, en vertu d’une nécessité rationnelle inéluctable, l’évolution de cette virtualité créatrice : véritable dialectique immanente du Verbe, que nous avons esquissée plus haut d’après la Théorie de la Science. Le Verbe (le principe de la Réflexion) y apparaît identique à la Raison impersonnelle : en lui naît la Conscience comme telle, en lui se développe à la fois la multiplicité des activités conscientes et des contenus de conscience. C’est dire que l’évolution de la conscience, et du Monde dans la conscience, est l’évolution même du Verbe créateur : tout le Devenir – subjectif et objectif – n’est que le « fieri » de l’Image divine. Au terme de ce devenir, l’Image serait parfaite, elle serait devenue la Forme adéquate du Principe originel, la Raison absolue s’achevant dans la Conscience absolue. Ou, si l’on veut, Dieu aurait alors épuisé, dans son Verbe, la somme infinie de ses degrés d’imitabilité : le Verbe, virtualité créatrice, aurait « actualisé » complètement sa puissance créatrice, et se trouverait identique à la Création objective, maintenant parfaite. 1 310 N’oublions pas que, chez Fichte, le Devenir est tout entier Devenir moral. III. Remaques critiques sur l’idéalisme de Fichte Nos consciences individuelles représentent, dans ce triple état du Verbe, un moment intermédiaire ; car nous sommes, chacun, des phases locales du Devenir cosmique, et dans le mouvement qui nous emporte, nous sentons à la fois l’impulsion incessante d’une Raison universelle, immanente en chacun, le Verbe issu du Père, et l’attrait d’une Fin dernière, où l’infini de l’objet, étant devenu nôtre, dilaterait nos individualités au delà de toute différence, jusqu’à rejoindre la Forme même de Dieu, c’est-à-dire le Verbe encore, mais le Verbe, Image adéquate et splendide du Père. Du centre de notre conscience, nous prenons ainsi, grâce à la foi rationnelle, appuyée elle-même sur le Devoir moral, la vue certaine d’un Absolu qui nous dépasse et nous enveloppe, comme Principe universel et comme Fin dernière, sans cesser d’être en nous, à chaque instant, la réalité la plus intime : et cet Absolu, c’est l’Absolu de la Réflexion, ou, dans le langage de la religion, c’est le Verbe. Nous venons d’atteindre les limites extrêmes de notre horizon humain : tout ce qui peut avoir, pour nous, de la réalité s’échelonne du Verbe au Verbe. 427 L’unité absolue par l’amour. – Pourtant, le Verbe lui-même, tout absolu et infini qu’il soit, ne nous apparaît encore que comme l’absolu de la Forme et l’infini de la Réflexion. Nous disions plus haut que notre raison se rend compte de son essentielle relativité, c’est-à-dire de la relativité de toute raison ; le Verbe, qui est la Raison absolue, n’est absolu que dans l’ordre de la raison même, c’est-à-dire de la Réflexion : il demeure relatif pour autant que la Réflexion comme telle suppose nécessairement un « principe » qui se réfléchisse, que l’on dénomme ce principe Moi pur, Activité pure, Existence, Être absolu, Esprit absolu ou simplement Dieu. Disons – brièvement – que l’absolu de la Forme s’appuie encore sur l’absolu de l’Existence, et que le Verbe, origine et Fin de notre raison, demeure encore extérieur à Dieu. L’évolution de la Raison, conduite jusqu’à son terme suprême, notre union actuelle avec le Verbe, se montre donc impuissante à réaliser l’Unité absolue. Et nous concevons négativement, par delà l’ordre entier du Savoir, par delà le Verbe extérieur à Dieu, un ordre suréminent, où l’existence phénoménale, la réalisation consciente, la distinction de Sujet et d’Objet n’ont plus de place – où la dualité même de Dieu et du Verbe s’efface dans l’Identité pure et simple. Mais alors, puisque nous concevons problématiquement quelque chose au delà même du Savoir absolu, celui-ci, quoique Fin dernière de notre conscience, ne saurait être la Fin absolument dernière, où aspire cette faculté mystérieuse, insatiable, que nous avons nommée l’Amour. Celui-ci, au fond de la conscience, appelle et exige l’infiniment infini et l’absolument absolu. Il ne se satisfait pas du dualisme de l’Être et de la Forme, et son exigence ne se taira 311 Ch.II : L’idéalisme transcendantal de Fichte 428 point que la Forme même ne se soit reperdue dans l’Être dont originairement elle procédait. L’impulsion même qui a réalisé le Verbe dans la conscience, le pousse à franchir les bornes de la conscience, pour se retrouver identique à Dieu. Tel est l’essentiel de la fameuse Théorie de l’Amour dans la Philosophie religieuse de Fichte. Le cycle de l’activité du Moi pur se trouve maintenant complètement refermé sur soi : de l’absolument Absolu à l’absolument Absolu. Mais qu’on remarque bien à quelles conditions : il a fallu 10 que le Savoir se niât luimême et reconnût son essentielle relativité ; et, 20 qu’il laissât ainsi le champ libre à l’Amour. Par delà le Savoir, dans ce domaine où, de toutes nos facultés, l’Amour seul pénètre, la perspective du Réel et de l’Irréel, de l’Être et du Non-être se retourne. Si nous nous plaçons au sein du Savoir, l’Être ou le Réel, c’est uniquement ce qui est « pour nous » , ce qui est réfléchi et affirmé, bref, ce qui est actuellement Objet. L’absolu, au contraire, n’est aux yeux du Savoir qu’un Idéal irréel, qu’un Non-être de tout ce qui pour nous est, qu’une négation de l’objet de Science. Mais si nous nous plaçons au delà du Savoir, au point de vue de Dieu, cette fois, c’est l’Absolu qui se pose comme Être, l’Être du Savoir ou de la Réflexion, l’Objet de la Science, n’apparaissant plus que comme négation ou non-être de l’Absolu. Monisme du point de vue divin, Dualisme du point de vue humain. – Nous pouvons maintenant reprendre une dernière fois la question que nous nous posions plus haut : le système idéaliste de Fichte est-il un Dualisme ou un Monisme intégral ? On se souvient que Fichte, dans la Darstellung der Wissenschaftslehre de 1801, répondait1 : La Théorie de la science est un Dualisme du point de vue réel, c’est-à-dire du point de vue du Savoir actuel ; mais elle est un Monisme (Unitarismus) du point de vue de l’Idéal, c’est-à-dire du point de vue du Principe absolu et de la Fin dernière. La philosophie morale et religieuse de Fichte permet d’ajouter un trait à cette déclaration. L’ordre « idéal » s’affirme en nous, en vertu de la foi rationnelle, non plus seulement comme idée, mais comme réalité absolue, ou, si l’on veut, comme Verbe divin se reperdant en Dieu par l’Amour même qui l’en avait fait procéder. Ce que Fichte appelait, dans la Théorie de la science, le point de vue idéal, se trouve donc être le point de vue divin. Pour voir comme Dieu, nous devons faire abnégation du Savoir réfléchi et nous placer dans la perspective de l’Amour, c’est-à-dire de l’Activité pure toujours jaillissante au fond de nous-mêmes. 1 312 418 Cfr ci-dessus, p. 305. III. Remaques critiques sur l’idéalisme de Fichte 429 Nous pourrons dire alors, que le système idéaliste, envisagé du point de vue relatif du Savoir, c’est-à-dire, au fond, du point de vue humain, ne saurait être qu’un Dualisme ; mais que le système idéaliste, envisagé du point de vue divin, où l’Amour seul nous donne accès, atteint l’unité absolue d’un Monisme. 40 Théisme ou panthéisme ? Analogie avec le néoplatonisme. – On n’aura pas manqué – Fichte lui-même invitant à ce rapprochement – d’entrevoir des analogies assez profondes entre le système idéaliste d’une part, et, d’autre part, la théodicée néoplatonicienne ou la théologie chrétienne. Bien que l’examen de cet aspect spécial de l’Idéalisme doive rentrer plus directement dans l’objet d’un ouvrage ultérieur – que nous publierons peut-être – sur la « Déduction métaphysique » , nous ne pouvons omettre d’y consacrer ici quelques instants. On sait que, d’après le néoplatonisme alexandrin, le Principe absolu ne saurait être l’auteur immédiat des créations multiples qui s’échelonnent à tous les degrés de l’Être jusqu’aux confins du Néant. L’Absolu « crée » par l’intermédiaire du Démiurge, Logos ou Verbe extérieur, qui est vraiment l’émanation infiniment virtuelle de la puissance productrice absolue. Le Démiurge ressemble singulièrement à la Réflexion pure (ou au Verbe) de Fichte : c’est l’hypostase de la Réflexion pure. D’autre part, dans le néoplatonisme, l’Absolu marque le terme final d’un universel mouvement de retour, d’une , des choses créées ; considéré sous cet aspect, le Principe absolu devient le Bien absolu. Or, le Bien absolu est situé au-dessus de l’Intelligence absolue, au-dessus même de l’Être ou de l’Objet absolu : inaccessible à la raison, il ne se livre qu’à l’amour, dont le « flot impétueux » franchit la relativité où s’enfermait encore la raison. Fautil souligner l’étroite parenté de cette conception avec celle d’un Absolu qui n’est réalisé que par l’abnégation même du Savoir dans l’Amour ? Du reste, le parallélisme que nous relevons ici ne nous fera pas oublier que le néoplatonisme est une métaphysique ontologiste, encore insuffisamment critique, tandis que le système de Fichte, en y comprenant même sa philosophie religieuse, se développe sur la base d’un Idéalisme transcendantal issu de préoccupations strictement critiques. âpis trof 430 La transcendance de l’Absolu. – Mais si l’Absolu n’a sa réalité propre qu’au delà du Savoir relatif, il faut donc reconnaître la transcendance de l’Absolu par rapport à tout objet de ce Savoir, c’est-à-dire par rapport au Monde. La philosophie de Fichte ne rejoint-elle pas, pour l’essentiel, la théologie chrétienne, et peut-elle être encore taxée de panthéisme ? 313 Ch.II : L’idéalisme transcendantal de Fichte 431 La question est délicate. Certes, la philosophie de Fichte, moins encore que le néoplatonisme, n’a rien de commun avec le panthéisme un peu sommaire qu’on s’est plu parfois à imaginer. Rien de si difficile à définir que le panthéisme dans son opposition nécessaire au théisme. Nous croyons que le problème du panthéisme ne s’est pas posé en termes aigus à la pensée de Fichte. En affirmant Dieu comme Être transcendant, par delà le Verbe et le Monde, par delà la sphère relative du Savoir, Fichte s’est cru suffisamment lavé de l’imputation « d’athéisme » dont quelquesuns l’accablaient : or, l’athéisme qu’on avait alors en vue, c’était en réalité le panthéisme à la manière de Spinoza. Aussi l’on comprend l’insistance que met le philosophe allemand à séparer sa cause de celle du penseur cartésien. Celui-ci, en vertu du postulat de l’objectivité absolue des seules idées claires, enfermait l’Univers et Dieu même dans les limites du Savoir, ou, comme disait Fichte, dans les limites de la Réflexion : ainsi diminué, l’Absolu devenait purement immanent à la Raison et commensuré au Monde. Fichte incontestablement échappe à cet écueil : ce qui, chez lui, est purement immanent à la Raison et commensuré au Monde, ce n’est pas Dieu, c’est le Verbe extérieur, l’Image de Dieu. Et s’il y a une immanence de Dieu au Monde – il le faut bien en un certain sens – elle sera d’ordre dynamique, non d’ordre statique 1 . Rapport du Verbe et du Monde. – Ces réserves de Fichte ne suffisent pas encore à le garantir contre toute forme de panthéisme. Montrons rapidement où gît le point délicat d’où peut dépendre la qualification théiste ou panthéiste du système idéaliste tout entier. D’abord, il n’y a pas de doute que le Dieu de la « philosophie religieuse » est identique, dans la pensée de Fichte, au Principe absolu ou à la Fin absolue, considérés dans leur en soi et non point relativement à la créature. Mais Dieu ne serait pas – comme il doit l’être – Moi absolu ou Esprit absolu, s’il ne se réfléchissait sur lui-même. En se réfléchissant, il engendre de toute éternité le Verbe ; c’est-à-dire que le Principe absolu, dans son infinité, se pose soi-même comme « virtualité créatrice » , comme Image virtuelle de soi, ou comme Monde possible. A ce premier moment le Verbe est « Réflexion pure » , coéternel au Père et infini comme le Père. C’est la « Natura naturans » considérée précisivement, en soi. Mais la « virtualité créatrice » n’a point de réalité pour nous si elle ne passe à l’acte : le Verbe éternel se réalise donc dans l’Univers ; il y est création effective et non plus seulement création virtuelle. Et cette création effective n’a lieu que successivement, selon la quantité : car on a montré, dans la Théorie de la science, que la Réflexion pure ne pouvait se réaliser – « pour nous 1 314 Cfr IIe Einleitung, édit. cit., t. I, p. 495, note. III. Remaques critiques sur l’idéalisme de Fichte 432 433 » – sans contradiction, qu’à travers une succession infinie de « limitations » du Moi pur ou de la Puissance créatrice absolue. Le Verbe éternel, pure virtualité réflexive du Père, s’extériorise donc et s’actue par un Devenir spatial et temporel. Sous ce second aspect, il est « Natura naturata » , Fieri objectif ou, si l’on veut, Verbe évolutif, extérieur à Dieu. Or, remarquons bien ceci : La position du Verbe comme pure Réflexion, pure Virtualité créatrice, pure Imitabilité divine, coéternelle à Dieu, est aussi nécessaire que la Position absolue elle-même du Principe originel. Sans Réflexion en effet, Dieu ne serait qu’une poussée aveugle, indéterminée, amorale : Dieu ne serait pas Esprit ; il serait, non seulement quelque chose de métarationnel, mais quelque chose d’antirationnel, de monstrueux, par conséquent d’impossible. Cette Réflexion primitive se montre donc inséparable du Principe absolu ou de Dieu. Mais la seconde forme du Verbe, le Verbe extérieur à Dieu, l’Évolution créatrice qui s’éploie activement à travers la gamme infinie des déterminations possibles de l’Esprit absolu, en un mot, le Verbe évolutif, est-il nécessairement posé far le fait qu’est posé, en Dieu, le Verbe éternel ? Il faut bien avouer que tout le système de Fichte appelle ici une réponse affirmative. La Réflexion pure du Moi (= de l’Esprit absolu ou de Dieu) entraîne inéluctablement, semble-t-il, la « limitation » dans le Moi, c’est-àdire la création actuelle. Disons autrement : la production du Verbe éternel, comme image virtuelle de Dieu amorce nécessairement l’évolution actuelle et objective du Verbe dans le Monde. Mais précisons davantage, car au fond du raisonnement de Fichte se cache peut-être quelque exigence rationnelle vraiment acceptable par ceux-là mêmes qui repoussent la nécessité de la création. Par le fait que Dieu se pose de toute éternité comme devant être réfléchi objectivement dans son Verbe, il pose l’actualité pleine du Verbe comme une exigence absolue, dont le caractère est à la fois moral (Sollen) et naturel. Pour être vraiment soi-même en tant qu’Esprit ou Moi, l’Absolu se doit de se posséder, non pas d’une manière quelconque, mais adéquatement dans sa forme propre. Nous pouvons donc conclure de la pure nécessité d’une Réflexion en Dieu, à l’achèvement nécessaire de cette Réflexion, nous pouvons conclure du Verbe Image virtuelle de Dieu, au Verbe Image parfaite de Dieu. Mais est-il vrai que le passage de la Réflexion pure à la Réflexion parfaite ne soit possible qu’à travers une série successive de limitations partielles du Moi ? Est-il vrai que le Verbe initial, virtualité pure, ne devienne le Verbe actuellement infini qu’en évoluant comme à travers le Devenir cosmique, c’està-dire en créant ? Une nécessité psychologique. – En fait, nous ne pouvons nous représenter autrement le passage de la Réflexion pure à la Réflexion pleinement 315 Ch.II : L’idéalisme transcendantal de Fichte 434 actualisée. Et l’on saisit facilement la raison de cette impuissance. Une « forme pure » ne devient représentable, pour nous, dans un concept objectif, qu’à la condition de recevoir un « contenu » : or, le seul contenu possible de nos concepts nous vient de la sensibilité : il n’est autre que l’infinie diversité matérielle, soumise aux lois de l’espace et du temps. Et cette diversité matérielle ne saurait avoir qu’un seul mode de réalisation objective : le Devenir ; ę encore, non pas le pur Devenir métaphysique, mais le Devenir temporel et spatial, c’est-à-dire le Mouvement. Le passage de l’état initial du Verbe (ou de la Réflexion) à leur état final et parfait, se traduira donc nécessairement dans notre conscience par l’image du Devenir cosmique ; la Forme pure du Verbe, pour sortir d’abstraction et s’actualiser dans notre conscience, devra se charger d’une série indéfinie de déterminations successives. Bref, le Verbe n’est « représentable » , pour nous, qu’exprimé dans la création. Mais on voit immédiatement que cette nécessité demeure confinée dans l’ordre psychologique : elle tient au mode humain de représentation, qui peutêtre, lui-même, est contingent ; c’est la nécessité d’un symbolisme subjectif de notre pensée, non pas la nécessité d’une évolution absolue du Verbe. Cette dernière nécessité existerait, si le lien qui unit, dans notre conscience, le Verbe éternel et la Création actuelle était logique, et non pas seulement psychologique. Or, dans l’ordre strictement logique, il est bien vrai que la limitation objective de l’action créatrice, c’est-à-dire la création actuelle, n’est possible que par le Verbe, c’est-à-dire moyennant une Réflexion de l’activité absolue sur elle-même. Le Verbe est vraiment la condition de possibilité de la Création. Mais la proposition inverse offre-t-elle la même évidence logique ? La Réflexion de l’activité absolue n’est-elle possible que dans une limitation objective de cette activité ? Ou bien : le Verbe conçu sans la création actuelle, est-ce une notion contradictoire, une absurdité logique ? La solution panthéiste. – Si l’on répond que oui – et il semble bien que ce soit la pensée de Fichte 1 – on sacrifie réellement au panthéisme : car le Monde, la Création objective, devient alors un moment nécessaire du cycle évolutif interne de Dieu ; Dieu n’arrive à la conscience de soi, et ne se réalise donc pleinement, qu’en se faisant objet dans la Création. Au fond, non seulement le Monde est relatif à Dieu, mais Dieu est relatif au Monde : la relation devient réciproque. Par une fiction verbale, on oppose encore Dieu et le Monde, l’Absolu et le Relatif, mais à tout prendre, il n’y a qu’un Dieu, 1 [Le P. Maréchal a inséré ici une note, qui doit être d’une date bien postérieure à la rédaction de son texte, et que nous lisons comme suit : cfr, en effet, le troisième principe fondamental. Mais Fichte ne l’a-t-il pas abandonné ? Cfr Fichte fils, dans son introduction aux Sämmtliche Werke (Vorrede des Herausgebers), t. I, p. VIII. – Note des Éditeurs.] 316 III. Remaques critiques sur l’idéalisme de Fichte qu’un Absolu : la Totalité. Confondre la Totalité avec l’Absolu, c’est bien la marque propre du panthéisme. Et là mène inévitablement toute conception philosophique qui efface la contingence de la création. 435 La solution théiste. – Mais à la question posée plus haut : la notion du Verbe, disjointe de la notion d’une création actuelle, est-elle contradictoire ? – on peut répondre : Non. C’est-à-dire qu’à tout le moins l’on ne se croit pas fondé à déclarer impossible une Réflexion absolue n’entraînant aucune limitation objective. Dans ce cas, il y aurait, à l’origine de la création, un acte de parfaite liberté : la relation nécessaire du Monde à l’Absolu, devenant unilatérale, exclut tout panthéisme. Si l’on tient au symbolisme conceptuel de Fichte, on peut certes continuer à dire (traduisant ainsi l’enseignement trinitaire, révélé comme objet de foi, mais déjà fortement suggéré par l’analogie de notre raison) on peut continuer à dire que le Principe absolu (le Père) s’objective, c’est-à-dire se réfléchit dans le Verbe, et que l’Amour, qui fit engendrer le Verbe (le Fils) par le Père, ramène le Verbe lui-même à l’identité du Principe originel. L’Amour, ou l’Esprit Saint, serait la synthèse réciproque du Père et du Fils. Ainsi se refermerait, à l’intérieur même de Dieu, un cycle parfait à trois moments égaux, participant à la même essence absolue, mais distincts par leur opposition relative : Principe, Forme, Amour réciproque : Position, Réflexion, Synthèse. Dans cette conception, la Réflexion pure de l’Esprit absolu serait, du coup, par privilège d’infinité, Réflexion actuelle et parfaite, sans devoir aucunement se parfaire en traversant le Devenir créé. Par rapport au cycle divin, toute la Création prendrait donc la valeur d’un épicycle contingent. Avec une souveraine liberté, le Verbe transcendant, coéternel au Père, s’extérioriserait comme Verbe créé, immanent au monde (Logos spermatikos). Ce Verbe extérieur, cette action créatrice, serait l’être même de la créature comme créature. A travers le Verbe, celle-ci dérive du Père ; la Forme qu’elle revêt reflète la Forme même du Verbe, selon une succession indéfinie de degrés intensifs et extensifs ; et la communication que le Verbe fait, à la créature, tant de luimême comme forme d’être, que du Père comme source d’être, s’accompagne nécessairement d’une participation proportionnelle de l’Amour qui meut le Père et le Fils : participation exprimée dans la finalité interne et radicale de toutes choses. La créature apparaîtrait ainsi, grâce à la médiation libre du Verbe, comme l’image contingente, mobile et progressive, de l’immuable Trinité. Le problème du surnaturel. – La conception que nous venons d’esquisser échappe à tout soupçon de panthéisme. Toutefois elle n’atteint pas encore, 317 Ch.II : L’idéalisme transcendantal de Fichte au point de vue théologique, la précision désirable, ne distinguant point, dans la Création, la finalité naturelle de la finalité surnaturelle. En effet, un problème embarrassant se pose ici, quoi qu’on fasse. 436 Ne semble-t-il pas que l’épicycle créé, bien que produit et mû par l’Absolu divin, doive se développer tout entier en dehors de cet Absolu, et que, par conséquent, la réflexion de notre intelligence sur elle-même n’y puisse rencontrer qu’un principe limité et une fin limitée ? D’autre part, nous avons conscience que la tendance radicale de notre vouloir – notre « désir naturel » disait saint Thomas, « l’Instinct vital de l’Amour » répète Fichte – nous porte au delà de toute Fin créée ; l’Amour, en nous, brise le cycle contingent de l’action créatrice et le greffe sur le cycle absolu de la vie divine : à travers le Verbe immanent, il cherche le Verbe éternel, et en celui-ci, le Principe absolument absolu, le Père. Identité mystérieuse de l’Amour absolu et de l’Amour relatif ; incompréhensible continuité de notre finalité d’intelligences créées, avec le reflux éternel du Verbe dans le Père. Est-ce là une absurdité logique ? Notre raison a-t elle le droit de fermer catégoriquement cette perspective ? On n’oserait le prétendre. Mais d’autre part, on n’entrevoit pas non plus la possibilité métaphysique, le k comment » , d’une aussi énigmatique « surnaturalisation » de la nature. A vrai dire, si la philosophie, poussée à ses dernières conséquences, force à poser le problème du surnaturel, la religion révélée seule peut donner le mot de l’énigme. 437 Et ceci nous explique qu’en dehors de la sphère d’influence du christianisme, dans les philosophies de l’antiquité par exemple, cette question de la nécessité ou de la contingence de la création n’a jamais été complètement débrouillée : nous venons de montrer que la solution dernière en est liée au problème religieux, et que, poser la transcendance absolue de Dieu équivaut à poser le problème – déconcertant pour la raison – d’une destinée non seulement naturelle mais surnaturelle. Aussi ne s’étonnera-t-on point de constater chez tous les philosophes antiques, de l’incertitude et des lacunes sur les deux points précisément qui marquent le sommet de la métaphysique et de la morale, nous voulons dire sur la « fin de l’homme » et sur la « nature de Dieu » . [On nous permettra de reprendre ces considérations dans notre tome VI : après l’étude approfondie que nous devons y faire de l’épistémologie thomiste, il nous sera plus facile d’apercevoir clairement l’endroit où s’insère, dans le problème de la connaissance, le problème spécifiquement religieux du surnaturel.] 318 RÉSUMÉ ET CONCLUSION RÉSUMÉ ET CONCLUSION 438 Fichte se rendit très bien compte que l’unité systématique parfaite exigeait la réduction de la matière de l’Objet (=donné, diversité spatiale et temporelle) à la Forme du Sujet. A beaucoup d’égards, cette réduction devait paraître chimérique : cependant le trait de lumière qui la révéla possible aux yeux de Fichte, avait jailli déjà dans la Critique kantienne, où, d’ailleurs, il resta solitaire et méconnu : c’était la notion du dynamisme de la Forme, ou la notion de l’Acte. Il s’en faut certes de beaucoup que Fichte ne parvienne à déduire à priori, de 1’ « activité pure » , la diversité matérielle, l’espace et le temps. Du moins parvint-il à montrer, non seulement dans la forme, mais dans la matière des objets, un rapport de continuité dynamique avec 1’ « activité pure » (Moi pur, Esprit pur, Être absolu). De la sorte, le système idéaliste, tout en maintenant, au plan humain, l’opposition de la matière et de la forme de la connaissance, put, à travers le dynamisme constitutif ou la « finalité interne » des objets, surprendre l’Unité absolue de leur Principe et de leur Fin. Kant, à vrai dire, surtout dans la Critique de la faculté de juger, avait entrevu la nécessité à priori de cette Unité du Principe et de la Fin ; mais il n’y apercevait encore qu’une exigence régulatrice et esthétique du Sujet, étrangère à la véritable nécessité objective. Fichte fit rentrer dans l’objet comme tel la finalité même, avec sa double exigence rétrospective (Principe) et prospective (Fin). Nous percevons aisément, du point de vue dominant que nous avons atteint, la différence qui sépare entre eux les trois grands systèmes idéalistes, types achevés en l’espèce : nous voulons dire les systèmes de Spinoza, de Kant et de Fichte. Ces philosophes rencontrent, tous trois, l’antique antinomie de l’unité et de la multiplicité, sous l’expression affinée que lui donnèrent de longs siècles. Kant, après avoir réduit les antinomies rationnelles et amalgamé en une unité synthétique la dispersion empiriste des données de la connaissance, crut devoir s’immobiliser devant le dualisme statique de la Forme et de la Matière dans l’objet : l’Unité absolue fut reléguée par lui en dehors de l’objet, parmi ces points de vue méthodologiques subjectivement nécessaires, qu’on ne peut ériger en réalités qu’en se mettant sur les yeux le bandeau de la Foi. Avant cela, Spinoza avait proclamé l’unité objective de la Substance, posant ainsi, d’un seul geste hardi, le Monisme absolu. Lui aussi se tenait au point de vue statique de la Forme ; l’Être divin, unique Sujet et Forme universelle, lui apparaissait immanent sous l’étalage cosmique de ses deux attributs irréductibles : la Pensée et l’Étendue. L’opposition objective de la Matière et de la Forme se trouvait ainsi niée et affirmée à la fois dans l’Unité sub- 319 Ch.II : L’idéalisme transcendantal de Fichte 439 stantielle et la Pluralité attributale du Dieu immanent. Suprême antinomie, à laquelle devait acculer le postulat de l’unité absolue joint à la considération purement statique (objective) de la Forme : car à une Forme immobile, pure condition rationnelle, il peut bien y avoir relation d’une Matière, mais non pas réduction d’une Matière. La réduction ultime de la Matière à la Forme, de la Multiplicité à l’Unité, n’est possible qu’en un sens dynamique, à travers une Forme qui, à la fois, serait un Acte. Car une pure « forme » ne saurait se communiquer qu’en perdant son unité originelle, soit par fractionnement, soit par multiplication numérique, c’est-à-dire en cessant d’être pure forme, en se « matérialisant » à quelque degré ; tandis qu’un « acte » , sans perdre l’unité originelle de son jaillissement, ni sa continuité dynamique, peut s’épandre et se multiplier en « réflexions » innombrables sur lui-même. Aussi, dans la présupposition d’une Unité absolue, la multiplication de la Forme n’est possible que dans la continuité de l’Acte ; et la communication de l’Acte, l’émanation dynamique, entraîne la multiplication de la Forme. Voilà ce que Fichte vit et s’efforça de faire voir. Dès lors, l’Unité absolue des choses ne pouvait plus être cherchée dans la Forme comme telle : si l’on fait abstraction de l’acte, Kant a raison contre Spinoza, le dualisme triomphe. Mais l’Unité absolue ne se réduisait pas non plus, comme le voulait Kant, à une exigence méthodologique extrinsèque aux objets. Non, grâce au dynamisme de la Forme, l’Unité absolue se trouvait désormais inscrite, comme une exigence constitutive des objets, dans la « continuité active » sous-jacente à la multiplicité des « formes » : l’Unité des choses n’était point chimérique, mais elle devenait celle de leur Fin – et, corrélativement, de leur Principe. Toutefois, ce Monisme de l’Acte, – avantageusement substitué au Monisme spinozien de la Forme (de l’Être immanent et univoque) – demeurait susceptible de deux interprétations : l’une panthéiste, l’autre théiste. On pouvait, en effet, considérer comme une nécessité à priori l’expansion multiple de l’Acte, entre le Principe absolu et la Fin absolue : le Monde représentait alors un ensemble de moments intermédiaires, appartenant au cycle interne et constitutif de la Divinité. C’était, si l’on nous permet cette expression, la « nature » devenue totalement « surnaturelle » ; mais c’était aussi le retour aux insurmontables antinomies du Spinozisme, transposées cette fois en termes dynamiques. En dehors de cette interprétation panthéiste de l’Unité dynamique du Monde, il ne reste qu’une seule conception possible : celle qui considère l’émanation ou la dégradation intensive de l’Acte – avec son terme corrélatif, la multiplication de la Forme – comme un événement contingent, que nous ne saurions déduire à priori. Sur le cycle interne, et pour nous impénétrable, de la Divinité, cycle nécessaire d’une nécessité absolue, se greffe l’épicycle non 320 RÉSUMÉ ET CONCLUSION 440 absolument nécessaire de la Création. Certes, l’Unité de la Création reste en tout cas l’Unité dynamique du Principe et de la Fin, mais l’existence de la Création nous est intimée, dans l’exercice même de notre pensée, à la manière d’un « fait » vécu, dont la détermination originaire appartient à une région transcendante de Liberté, infiniment au-dessus des nécessités logiques de nos raisonnements. Nous avons montré que la conception théiste, la seule qui ne se heurte point à la contradiction, contraint de poser le problème, insoluble pour la raison, de la destinée surnaturelle. 321 Ch.II : L’idéalisme transcendantal de Fichte 322 CHAPITRE III LES GRANDS SYSTÈMES IDÉALISTES 441 La critique thomiste s’appuie sur le finalisme qui préside à la constitution même de l’objet dans la conscience. Or, tel est aussi le point de vue des grands systèmes transcendantalistes qui se donnèrent pour les continuateurs authentiques de la philosophie kantienne. Ils retracent à priori la genèse de l’objet dans le sujet, et leur méthode est essentiellement « téléologique » . Pour les caractériser à l’égard du thomisme, deux notes communes s’imposent et suffisent ici : leur idéalisme et leur finalisme. Examinons-les rapidement sous ce double aspect, qui définit leur portée épistémologique. Nous nous bornerons là ; car l’étude d’ensemble de ces systèmes puissamment charpentés appartiendrait plutôt à l’ouvrage que nous espérons publier plus tard sur la « Déduction métaphysique » . Du reste, nous avons déjà parlé avec quelque développement de l’Idéalisme de Fichte, comparé à la critique de Kant1 . §1. – L’Idéalisme de Fichte, Schelling et Hegel 442 Entre ces trois philosophes et Kant, malgré leur dessein commun de déduire les conditions de la vérité objective, la différence d’attitude est notable. A vrai dire, tous trois postulent la « conscience » : c’est pour ainsi dire leur donnée initiale : non pas, qu’on le remarque bien, une hypothèse à vérifier, mais, comme l’entendait Fichte, une condition primordiale qui se pose d’elle-même, à la manière d’une action ou d’un fait premier. Nous avons vu Kant, se plaçant d’abord au point de vue de l’esprit humain, partir d’une donnée à la fois psychologiquement nécessaire et logiquement incontestable : l’objet conscient. Fichte ne procède pas autrement : toutes ses déductions mettront en œuvre les conditions immanentes de la réflexion du Moi sur luimême, c’est-à-dire du Savoir ou de la Conscience. Schelling, à son tour, dès 1 [Sur la date de ce chapitre III, voir l’Avant-Propos des Éditeurs. – Note des Éditeurs.] 323 Ch.III Les grands sytème idéalistes 443 la première page du Système de l’Idéalisme transcendantal, suppose expressément le fait de la « connaissance » définie comme « unité du subjectif et de l’objectif1 » . Chez Hegel, dont le système forme un cycle complètement refermé sur soi, on pourrait certes se demander quel fut l’angle d’attaque véritable, le postulat réellement initial : le Sujet pur de la Phénoménologie de l’Esprit ou le pur Concept indéterminé de la Logique ? Mais en tout cas, le « sujet pur » tendant vers le « Savoir absolu » , ou bien le « savoir pur et indéterminé » tendant vers 1’ « Idée absolue » , impliquent également la conscience, avec son opposition interne d’objectif et de subjectif2 . Le point de départ réel de ces philosophes est donc foncièrement identique : ils se placent d’emblée au cœur de la conscience, synthèse d’objet et de sujet. Mais voici où se trahit la divergence de leurs orientations. Kant, en analysant son point de départ, l’objet conscient, et en le rattachant à l’unité formelle aperceptive comme à une suprême condition à priori, ne prétend point atteindre, dans l’ordre de la pensée absolue, un principe entièrement premier et totalement inconditionnel d’où se déduirait le contenu intégral de la connaissance. Et même, l’exigence systématique d’un principe absolument premier ne pouvait avoir de sens, à ses yeux, au début d’une Critique. S’il déduisit rigoureusement les conditions objectives générales de notre expérience, il s’en tint à cette déduction de la « forme » de l’entendement et ne songea même pas à construire, dans la Critique, un système unitaire de la Raison comme telle. Cette attitude expectante et impartiale – trop timide même, nous l’avons dit, – lui permit de reconnaître, dans la connaissance humaine, une insuffisance interne, un manque de complète intériorité, qu’il traduit par sa théorie de la « chose en soi » : l’épistémologie kantienne reste dualiste. Par contre – on peut le voir dès les premières lignes de la Théorie de la Science de Fichte – celui-ci et ses successeurs assimilent d’emblée le point de vue de notre conscience au point de vue de la Raison absolue se suffisant à elle-même. Comme fondement rationnel, ils exigent un principe absolument premier et inconditionnel (inconditionnel, non pas seulement quoad se, mais quoad nos), à partir duquel devra se dérouler, avec une rigueur inflexible, l’évolution entière de la pensée. On discerne sans peine le postulat dissimulé sous cette tentative : elle ne peut aboutir que si le mouvement même de notre raison objective, édifiant le « Système de la Raison » , se confond entièrement avec le mouvement nécessaire d’une pensée absolue, d’une pensée créatrice. En effet, s’il n’en était pas ainsi, si notre raison objective se trouvait, d’aventure, en dehors de l’axe selon lequel se développe une pensée absolue et créatrice, nous ne pourrions édifier une théorie de la raison que de biais, 1 Schelling, Système de l’Idéalisme transcendantal, trad. Grimblot, Paris, 1842, pp. 1 et suiv. Cfr Hegels Werke. Vollständige Ausgabe, Berlin, 1832, Bd. II. Phänomenologie des Geistes ; Bd. III. Logik ; Bd. VI. Encyclopädie. Logik. 2 324 §1. – L’Idéalisme de Fichte, Schelling et Hegel 444 445 suivant une incidence propre à notre nature imparfaite ; nous devrions tenir compte de cette incidence oblique, et introduire dans notre épistémologie un « coefficient relatif » qui la ramènerait à un dualisme voisin du dualisme kantien. Or, selon le thomisme, notre pensée reflète la Pensée absolue sans coïncider entièrement avec elle : là où la Pensée absolue est énergie créatrice, la nôtre n’est que tendance assimilatrice. Au sens que nous venons de dire, mais en ce sens seulement, nous ferions nôtres les critiques dont l’école de Frics accable « le préjugé systématique» des grands transcendantalistes. Car ce préjugé consistait, non pas seulement à vouloir faire une déduction rigoureuse de l’objet, comme se le proposait Kant lui-même, mais à vouloir faire une déduction objective qui représentât, dans son principe et sa marche même, l’évolution absolue de la pensée comme telle. Nul doute que cette dernière prétention, qui entraîne comme corollaire le Monisme idéaliste, ne soit d’un dogmatisme fort présomptueux et ne dépasse de beaucoup l’exigence d’unité inhérente à notre intelligence objectivante. Malgré tout, la tendance systématique n’aurait peut-être pas conduit jusqu’à l’idéalisme absolu sans l’appui qu’elle trouva dans une difficulté réelle de la Critique kantienne : nous faisons allusion à la notion de « chose en soi » . On a dit plus haut comment cette difficulté pesa sur les origines de la philosophie de Fichte. En effet, la notion kantienne, même purement problématique, de « chose en soi » ne se justifie pas sans un appel, conscient ou inconscient, à la finalité active du sujet : en dehors d’une intuition créatrice, seul le rapport de finalité permet au sujet de s’étendre activement hors de soi. Kant n’ayant pas tiré au clair ce point délicat, on comprend que l’impossibilité d’une « chose en soi » telle qu’il semblait la concevoir, fût acceptée comme un axiome préliminaire par la triade transcendantaliste. Supprimée la « chose en soi » , l’Idéalisme absolu devenait un simple corollaire de l’immanence psychologique de l’objet connu : car tout le contenu de la conscience devait alors non seulement être intérieur au sujet, mais procéder exclusivement du sujet. Et la tendance systématique avait le champ libre. Voyons maintenant comment les grands transcendantalistes allemands, enfermés dans le point de vue de l’immanence totale (non seulement psychologique mais objective), crurent pouvoir construire leurs systèmes déductifs. Nous savons que Fichte, cherchant à remonter aux sources mêmes de la conscience, se donna pour principe premier le « Sollen » indéterminé, le « Moi pur » , qui, sous l’empire de la nécessité morale toute primitive de se posséder objectivement, crée en lui-même des limitations à surmonter et se connaît progressivement dans son opposition interne aux limites qu’il s’impose. Mais, aux termes mêmes de la Théorie de la Science, première étape de l’Idéalisme de Fichte, cette conquête de soi, à travers des déterminations successives, s’étend à l’indéfini : elle se traduit par un Devenir sans fin, orienté 325 Ch.III Les grands sytème idéalistes 446 vers un savoir absolu qui reste un Idéal inaccessible. La première philosophie de Fichte accepte donc l’inachèvement (rationnel) de la tendance active : c’est une théorie de l’effort pour l’effort, non de l’effort pour un but certain. Hegel lui reprochait vivement de se dérober ainsi à l’étreinte de la raison par une perspective fuyante, et de se perdre volontairement dans le « mystère » . Le « mystère » s’épaissit encore dans la seconde philosophie de Fichte. Nous avons vu comment elle ouvre une issue vers la transcendance de l’Absolu. La Raison, portée par le Désir ou par l’Amour, se dépasse en se niant elle-même : elle pose ainsi la Fin absolue par delà le Savoir. Il faut avouer que Fichte, après avoir ramené la passivité de la sensation à l’activité immanente de la conscience comme telle, et maîtrisé par là un aspect de la « chose en soi » kantienne, voit échapper aux prises du Moi conscient le terme ultime de la Tendance : sur le tronc du Monisme idéaliste, un Dualisme réaliste, encore timide et tâtonnant, renaît de la Finalité interne. Transposée du Moi conscient à un Moi absolu – ou à un Être absolu – ultérieur à la conscience, l’immanence des objets n’est plus l’immanence sévère de l’Idéalisme. Le système de Fichte, dans la seconde période de ce philosophe, reste panthéiste, sans doute, mais cesse de l’être irrémédiablement. Il n’est pas aisé de marquer en peu de mots la différence entre l’Idéalisme subjectif de Fichte et l’Idéalisme objectif de Schelling. Essayons pourtant de montrer pourquoi le second est plus proche que le premier d’un panthéisme immanent à la façon de Spinoza. Dans la première et la seconde période de sa carrière, Schelling, à l’exemple de Fichte, pose à la base de tout le système de la Raison un Absolu indéterminé, qui doit atteindre progressivement la pleine conscience de soi, c’est-àdire devenir Esprit absolu. Seulement, Fichte plaçait, à l’origine de ce Devenir rationnel, l’Identité subjective du Moi pur avec soi-même (Ich = Ich), ou comme dit Hegel, le Sujet-objet subjectif ; l’Identité objective du Moi avec soi-même, c’est-à-dire la pleine objectivation du Moi devant lui-même, n’était affirmée par Fichte que comme un « Devoir être » , un Idéal (Ich soll gleich Ich sein)1 . Schelling, au contraire, se donne immédiatement un Absolu qui n’est ni Sujet ni Objet, parce qu’il constitue à tout instant l’Identité de l’un et de l’autre. En effet, d’après ce philosophe, la Nature (Objet) et l’Esprit (Sujet) sont constamment et rigoureusement complémentaires au cours du Devenir : leur somme demeure invariable et égale à l’Absolu. Le Devenir n’affecte donc pas directement l’Absolu, mais seulement les deux termes corrélatifs en quoi se différencie primitivement l’Absolu : l’Objet et le Sujet, la Nature et l’Esprit. Le Sujet s’éploie indéfiniment en déterminations objectives, absolument 1 Cfr Hegel’s Werke. Bd. I, Differenz des Fichteschen und Schellingschen Systems der Philosophie, 1801, Berlin, 1832, pp. 163-164. 326 §1. – L’Idéalisme de Fichte, Schelling et Hegel 447 448 comme chez Fichte ; toutefois ce n’est là, pour Schelling, qu’un aspect partiel de la philosophie : l’aspect complémentaire, celui qui montre l’ascension de l’Objet vers le Sujet, n’est pas moins légitime. Et même, Schelling prend là de préférence son centre de perspective : sa philosophie, celle dont il revendique l’originalité, est avant tout la philosophie des déterminations objectives, ou de la « Nature » . La Nature, dit-il, est un Devenir « subjectivé » dans l’Absolu et y tendant vers l’Esprit – « die Natur ist unbewusster werdende Geist » , ou encore « die Natur ist das werdende Ich » ; la Nature est le Moi, montant obscurément à la conscience de soi, c’est le Moi « en puissance » : les virtualités de la Nature (Potenzen) deviennent les idées de l’Esprit (Ideen). La Fin de la Nature – fin idéale, pure limite – comporterait donc la spiritualisation complète de la matière, comme la Fin – pareillement inaccessible – de l’Esprit agissant serait l’ extériorisation matérielle intégrale de sa propre forme. Ces deux courants, immanents à l’Absolu, qui en maintient l’unité profonde, forment respectivement l’objet de la Philosophie naturelle et de la Philosophie transccndantale. « De même, écrit Schelling, que la science de la nature fait sortir l’idéalisme du réalisme, en spiritualisant les lois de la nature en lois de l’intelligence, ou en assujétissant le matériel au formel, de même la philosophie transcendantale tire le réalisme de l’idéalisme, parce qu’elle matérialise les lois de l’intelligence en lois de la nature, ou amène le formel au matériel1 . » L’originalité de Schelling est d’avoir accordé un droit de cité égal aux deux séries inverses dans l’Identité fondamentale qui les soustend. Or, c’est précisément cette Identité fondamentale, sousjacente, pour ainsi dire, au double Devenir de l’Objet et du Sujet, qui rapproche Schelling de Spinoza et rend impossible une interprétation non panthéiste de l’Idéalisme objectif. Une théorie qui pose l’Absolu comme Principe dynamique et comme Fin dernière de l’universel Devenir peut s’orienter soit vers le panthéisme, soit vers le théisme traditionnel ; mais une théorie qui pose l’Absolu comme Sujet universel (Subjectum ou Suppositum ; principe substantiel immanent) se trouve acculée au panthéisme ; car, en faisant de l’Absolu la Totalité permanente du Devenir, elle ne laisse plus de place pour une transcendance véritable. D’un tout autre point de vue, il est vrai, Hegel aussi reproche à Schelling d’avoir pour ainsi dire « substantifié » l’Absolu et ramené de la sorte le Monisme idéaliste à un Dualisme. En effet, remarque-t-il, l’entité primitive (Urwesen), l’Identité indifférente du Subjectif et de l’Objectif, s’oppose irréductiblement à sa différenciation nécessaire en Nature et en Esprit : car l’Identité ou la Totalité ne saurait être le principe de la différence. Le dua1 Système de l’idéalisme transcendantal, trad. Grimblot, Paris, 1842, p. 17. 327 Ch.III Les grands sytème idéalistes 449 lisme est masqué plutôt que réduit1 . Aussi Hegel prend-il à tâche de réintégrer la différenciation dans l’Absolu : mais alors, dit-il, l’Absolu ne peut plus être défini, comme dans Schelling, « la totale indifférence du subjectif et de l’objectif2 » . La clef du système de Hegel doit être cherchée dans l’Idée (Idée absolue). Fichte mettait l’accent sur le Moi pur (le Sujet pur), qui cherche indéfiniment à se connaître en s’imposant des délimitations objectives : la Nature prenait ainsi le rôle effacé d’un simple moyen dans l’effort réalisateur du Moi... Schelling restituait à la Nature sa place normale à côté de l’Esprit, dans l’identité immuable et indifférente d’un Absolu sousjacent. En un mot : chez Fichte l’Absolu n’est pas, le Devenir seul est ; chez Schelling, l’Absolu est, mais ne devient pas : seules ses différenciations « deviennent » . Chez Hegel, au contraire, l’Absolu est et devient à la fois : son évolution parcourt un cycle interne qui se referme sur soi, et dont tous les moments s’appellent logiquement les uns les autres. Le point de vue subjectif et le point de vue objectif représentent les moments fondamentaux de cette évolution circulaire. En effet, si l’on considère l’Absolu comme Sujet, on parcourra, selon une progression qui rappelle 1’ « histoire pragmatique de la conscience » (Fichte), tous les degrés de l’ascension nécessaire du Sujet pur, vers la Conscience achevée, c’est-à-dire selon l’expression de Hegel, vers le « Savoir absolu » . Tel est le thème principal de la Phénoménologie de l’Esprit. Si l’on considère l’Absolu dans ses manifestations objectives, on obtiendra une science des choses conçues comme extraposition de l’activité subjective, et cela, depuis les phénomènes de la Nature jusqu’aux produits supérieurs de l’Esprit (« objektive Geist » ) et jusqu’à l’Esprit absolu lui-même (« absolute Geist » ). Mais les deux séries – objective et subjective – ne sont, disions-nous, que le développement de moments partiels et corrélatifs dans l’évolution interne de l’Absolu. A leur terme idéal elles tendent à se confondre ; et à leurs diverses étapes elles trahissent une unité synthétique qui s’édifie avec elles et par elles. Connaissons-nous en soi cette unité synthétique de l’objectif et du subjectif ? Sans doute. Et même elle constitue la donnée primordiale et immédiate d’où procède toute critique de la connaissance : le concept [Begriff ). Le concept n’est ni Sujet évoluant vers la conscience, ni Objet extraposé dans la conscience : il est la limite commune où s’absorbent l’un et l’autre, à la fois acte comme Sujet et forme comme Objet. En nous plaçant résolument dans le concept comme tel, nous occuperions donc l’axe central de l’universel Devenir. Et il nous suffirait, pour édifier un système entièrement rationnel, 1 Cfr Hegel’s Werke, Bd. I, Berlin, 1832. Differenz des Fichteschen und Schellingschen Systems, passim. – Hegel, Phänomenologie des Geistes, dans Hegel’s Werke, Bd. II, ou bien édit. Lasson, Leipzig, 1907. Vorrede, II, 1. pp. 12-13. 2 Phänomenologie des Geistes, 1. c. 328 §1. – L’Idéalisme de Fichte, Schelling et Hegel de définir les étapes logiquement nécessaires de ce Devenir. C’est là ce que fit Hegel dans sa Logique. Partant du concept indéterminé d’être (Seyn), et appliquant la « méthode dialectique » , qui consiste à vider progressivement le concept de ses contradictions latentes, Hegel déduit l’enchaînement complet des moments logiques que nous appelons les « catégories » et place au couronnement, comme clef de voûte de l’édifice, ou plus exactement, comme condition dernière de possibilité du Devenir parcouru, l’Idée absolue. A ce sommet du Devenir logique, Hegel s’est souvenu du d’Aristote. On saisit le progrès que Hegel se flatte de réaliser par là sur les points de vue de Fichte et de Scheliing. Un devenir purement subjectif peut se perdre dans l’indéfini : il implique l’exigence d’un Absolu sans embrasser pour cela l’Absolu. Un Devenir soit subjectif, soit objectif, appuyé sur un Absolu sousjacent, demeure distinct de celui-ci, comme la différenciation demeure, quoi qu’on fasse, distincte de la pure Identité. Mais un Devenir logique, tel que le pose Hegel, est, à chacune de ses phases, rigoureusement immanent à la synthèse dernière qui le rend possible, et qui à son tour le compénètre : car c’est le propre d’une condition rationnelle suprême de possibilité de constituer à la fois le terme de toute l’évolution logique du conditionné et la présupposition implicite de la position première de ce même conditionné. Le Devenir logique se replie donc sur son origine ; dans son principe même il pose la Fin absolue : il réalise la parfaite immanence et le Monisme rigoureux, selon l’idéal du rationalisme le plus exclusif. Le « mystère du surnaturel » y perd, de droit, la place problématique que lui laissaient encore, au delà ou à côté de la raison, Kant, et Fichte, et Schelling lui-même. Pour discerner l’originalité du système de Hegel, il faut joindre en une même considération la Phénoménologie de l’Esprit et la Logique. Sans la Phénoménologie de l’Esprit, nous risquerions de tenir la Logique pour un échafaudage d’abstractions ; sans la Logique, nous pourrions nous sentir impuissants à dépasser le point de vue d’un Devenir subjectif indéfini : nous tiendrions bien un Principe pur et un Devenir actuel, mais pas de terme du Devenir. Et l’Absolu, alors, échapperait aux prises de notre raison. En effet, selon Hegel, « il faut dire de l’Absolu qu’il est essentiellement un résultat, qu’il n’est sa réalité propre qu’au terme [de son devenir]. Et en cela précisément consiste sa nature de Réalité active, de Sujet, ou d’Autodevenir [Sichselbstwerden]. Par contre, le Commencement, le Principe, ou bien l’Absolu dans son expression initiale et immédiate, n’est que l’Universel [indéterminé]1 » . Si donc l’on s’en tenait à ce point de vue subjectif, le système de la Raison ne s’achèverait pas nécessairement, le Devenir comme tel ne contenant pas en Nìhsic no sewc nìhsic 450 1 Hegel, Phänom. des Geistes, édit. Lasson, Leipzig, 1907, Vorrede, I, 1, p. 14. 329 Ch.III Les grands sytème idéalistes 451 452 soi son propre achèvement. Nous en resterions au Sollen subjectif de Fichte ; et peut-être, l’aspiration fondamentale de notre raison franchissant les bornes de tout Savoir réfléchi, ouvrirait-elle une brèche dans l’immanence idéaliste. Mais dans l’hégélianisme, le Devenir logique vient unifier et pour ainsi dire totaliser le Devenir subjectif : la porte de sortie entre-bâillée dans l’immanence absolue se referme. Au gré de Hegel, le système de la Raison doit se clore sur soi, comme un cercle parfait : « Le vrai, écrit-il, est le Devenir de soi-même, le cycle fermé, dans lequel la terminaison, anticipée comme une fin, se fait commencement, mais dans lequel aussi la réalité n’appartient qu’à l’achèvement dernier1 » . A ces conditions du vrai fait seul complètement droit le point de vue du Devenir logique, du Devenir interne de l’Idée. On voit comment se trouve résolu, chez les trois grands transcendantalistes, le problème de la coïncidence de la Nature et de l’Esprit dans la connaissance : il ne se pose plus. Alors que Descartes et Spinoza se risquaient à le résoudre dogmatiquement, par la correspondance affirmée des idées claires et des choses extérieures, les philosophes idéalistes le résolvent d’avance, dynamiquement si l’on peut dire : chez eux, le Sujet (ou le concept, au sens hégélien), loin de s’opposer entitativement aux objets, est le Devenir même, le « Werden » , tant de l’Esprit que des choses, ou plus simplement : le Sujet est le Devenir actif de l’Objet. Pourtant l’édifice grandiose qui exprime chez les postkantiens l’évolution immanente de l’Absolu, ne laisse pas de présenter une fissure mal dissimulée, qui rappelle étrangement l’hiatus béant que créait la « chose en soi » dans l’idéalisme kantien. On a beau décréter l’intériorité absolue de l’objet au sujet, malgré tout la naissance d’une diversité matérielle au sein de l’indétermination pure, et la naissance de telle diversité plutôt que de telle autre, demeurent un étonnement pour l’esprit, qui n’aperçoit aucune raison directe de cette épigénèse. Lorsque Fichte affirme que le Moi pur doit s’imposer des limites pour atteindre à la conscience, il reconnaît lui-même le caractère irrationnel de cette limitation interne : c’est une « grundlose Tathandlung » , dont la nécessité se glisse dans le système de la raison, non par une déduction directe, mais comme une conséquence indirecte, comme une sorte de postulat du Savoir. Schelling, lui, pose immédiatement le Devenir objectif, dans sa corrélation avec le Devenir subjectif, et l’interprète comme une manifestation partielle de l’Absolu, mais il ne déduit pas réellement l’objet à partir d’un principe plus primitif. Quant à Kegel, malgré le haut degré de systématisation de sa philosophie, il n’explique pas davantage la genèse de l’élément matériel (objectif) de la connaissance : l’extériorisation du pur logique dans une matière est un fait, dit-il. Il est vrai que c’est un fait commandé, comme chez Fichte, 1 330 Hegel, Phänom. des Geistes. Vorrede, édit. cit., p. 13. §2. – Le finalisme dans l’Idéalisme post-kantien par la nécessité téléologique d’une « intériorisation » pour atteindre à la conscience : « Toutes les activités de l’esprit ne sont autre chose que des manières diverses de ramener l’extérieur à l’intériorité qui est l’esprit lui-même ; et c’est seulement par cette réduction, par cette idéalisation, ou par cette assimilation de l’extérieur que l’esprit devient et est1 . » Or, une intériorisation suppose une extériorité préalable ; mais la raison directe de l’extériorisation prérequise échappe à la théorie déductive. Ne semble-t-il pas que l’immanentisme idéaliste échoue à éliminer complètement la « chose en soi » kantienne ? Dans le plus rationaliste des systèmes, celui de Hegel, il reste une part d’irrationnel, un élément opaque à la lumière déductive. On serait tenté de se demander si Kant, du point de vue même de l’idéalisme transcendantal où il se place, n’avait pas un peu raison d’être dualiste. Car, s’il est incontestable que la Pensée subsistante, la , doive être le principe universel des esprits et des choses, il ne semble pas que le fond actif de nos consciences individuelles coïncide entièrement avec cette Pensée absolue et créatrice. L’apriorité de notre pensée ne couvre pas adéquatement le contenu de notre conscience claire. Et cet indice de dualisme suffirait déjà à nous mettre en défiance contre le préjugé de l’idéalisme absolu. D’ailleurs, sur quoi repose le préjugé idéaliste ? Sur la nécessité d’un système rationnel déduit par nous d’un principe unique et absolument premier ? Nous avons vu que cette exigence est du pur dogmatisme. Sur la contradiction intrinsèque de la « Chose en soi » ? Ceci serait plus sérieux, si la finalité interne de la pensée ne permettait de définir 1’ « objet en soi » en fonction du sujet lui-même, et de concilier ainsi intériorité et extériorité, immanence et transcendance. Nìhsic 453 §2. – Le finalisme dans l’Idéalisme post-kantien Ce caractère est si manifeste qu’il n’y a guère lieu d’y insister. L’évolution interne du Sujet absolu et la « méthode dialectique » , qui n’est que l’expression logique de cette évolution, impliquent toutes deux un Devenir au sens le plus strict du mot. Sans doute, de Fichte à Schelling et à Hegel, les points de vue pris sur ce « devenir » diffèrent un peu ; d’où une certaine diversification des formules qui le traduisent. Fichte prend le point de vue moral : au commencement se pose une « tâche » , un « devoir agir » , qui développe ensuite ses effets immanents. Schelling se plonge d’emblée dans le « devenir physique » , cette spiritualisation progressive de la pure matière. Hegel série des étapes 1 Hegel’s Werke, Berlin, 1845, Bd. VII, Encyclopädie, 3er Teil. Philosophie des Geistes, p. 18. 331 Ch.III Les grands sytème idéalistes 454 455 logiques à partir de 1’ « indéterminé pur » . Mais tous trois, sous la hiérarchie discontinue des représentations spéculatives, découvrent la poussée vitale et continue d’une finalité immanente, d’un véritable dynamisme métaphysique. Du reste, leur méthode synthétique, pour être efficace, exige une finalité active du Sujet : sinon comment le Sollen initial (Fichte) sortirait-il ses limitations ? comment une improportion purement statique du « réel » et de 1’ « idéal » dans la Nature acheminerait-elle à l’identité de l’un et de l’autre terme (Schelling) ? comment la contradiction des déterminations logiques, l’opposition spéculative des thèses et des antithèses (Hegel), engendrerait-elle des synthèses échelonnées jusqu’à l’Idée pure ? De soi, le Devoir abstrait, la différence qualitative ou quantitative, et l’opposition logique, sont immobiles et stériles : pour lancer et soutenir un développement, l’adjonction vivifiante d’un principe dynamique s’impose inévitablement. Or, faire de la finalité interne du Sujet une condition à priori de la vérité objective, c’est entrer décidément sur le terrain où s’était constituée jadis l’épistémologie thomiste. Pour saint Thomas aussi, la première étape rationnelle vers l’Objet commence à l’indétermination pure, mais à une indétermination qui n’est en somme que l’illimitation d’une puissance active : qu’on se rappelle l’intellect-possible « quo est omnia fieri » et l’intellectagent « quo est omnia facere » . Saint Thomas pourrait donc dire comme Hegel : « Au début de la pensée, nous n’avons que la pensée, dans sa pure indétermination... L’indétermination que nous avons ici est l’indétermination immédiate, ... c’est l’indétermination qui précède toute détermination, l’indéterminé comme point de départ absolu. C’est là ce que nous appelons être 1 » . Car l’être abstrait des thomistes n’exprime, non plus, que la forme de l’indétermination initiale dans l’activité intellectuelle. Cette indétermination, d’ailleurs, d’après Hegel comme d’après saint Thomas, n’est reconnaissable pour nous qu’au sein du « devenir » , où elle acquiert sa première réalité concrète : ce qui est bien un signe qu’on la pose, de part et d’autre, toute chargée d’une finalité infiniment condensée. Seulement, voici où s’accuse une divergence essentielle : les Idéalistes postkantiens énervent leur principe de finalité en le combinant de force avec le préjugé de la totale immanence. Toute l’évolution rationnelle, depuis l’indéterminé pur jusqu’à la limite évolutive supérieure : Esprit ou Idée, est rapportée par eux à un seul et même Sujet absolu, qui parcourt le cycle éternel de ses moments internes : position, extraposition, conscience ou synthèse. Dans un pareil cycle, où rien ne s’acquiert et rien non plus ne se perd, la finalité prend un sens très spécial : c’est une finalité dépourvue à la fois d’indigence véritable et d’effet réel : pour la concevoir sans contradiction logique, il faudrait la sublimer jusqu’au point où, cessant d’être un Devenir, elle se réduirait à 1 332 Hegel, Encyclopädie, §86, trad. Véra, Logique, t. I, pp. 393 sqq. §2. – Le finalisme dans l’Idéalisme post-kantien 456 l’opposition immobile de relations simultanées. Car tout mouvement, ou tout Devenir véritable, accuserait une potentialité inhérente au Sujet et réclamerait un acte étranger – ce qui est une absurdité dans un Sujet absolu, mais ce qui, logiquement, rejetterait l’Absolu en dehors de la Subjectivité évoluante et poserait la transcendance 1 . Libérés du présupposé de l’Idéalisme absolu (ou de la totale immanence), les grands systèmes transcendantalistes, grâce à leur perception pénétrante du Devenir et de la Finalité active, rejoindraient l’Aristotélisme traditionnel. Ils devraient pour cela renoncer à identifier l’Absolu avec le Sujet (critique), et par conséquent devraient doter ce dernier d’une « nature » , participée de l’Absolu. D’autre part, le Sujet (critique), ainsi distingué de l’Absolu, cesserait d’être la source exclusive de tout le contenu de la conscience : devenu susceptible de recevoir des déterminations étrangères, il ne tirerait de son propre fond que l’unité à priori imposée aux déterminations reçues. Sous les réserves dites plus haut, il faut reconnaître que les déductions de Fichte, de Schelling et de Hegel nous livrent la description la plus détaillée qui ait été faite des démarches nécessaires de la Raison appliquée à un donné. Et, sous les mêmes réserves, la métaphysique thomiste trouverait sans doute dans ces systèmes plus jeunes, qui renouèrent la tradition métaphysique interrompue par le kantisme, des inspirations heureuses pour son propre développement. 1 Cfr Fichte, 2e période, et Schelling, 3e période. 333 Ch.III Les grands sytème idéalistes 334 CHAPITRE IV LE CRITICISME DE L’ÉCOLE DE FRIES 457 §1. – Point de vue fondamental 458 Les travaux de Fries, et ceux de l’école qui, de nos jours, se réclame de lui, offrent un intérêt très spécial, tant par la conclusion positive qu’ils appuient, que par la critique dialectique qu’ils contiennent des divers systèmes d’épistérnologie 1 . La thèse fondamentale de la doctrine de Fries consiste à introduire, dans l’alternative traditionnelle des moyens de connaissance : intuition ou déduction, un membre intermédiaire qu’il appelle : « une connaissance immédiate, non intuitive, de la Raison » . En fait d’intuitions, dit-il, nous ne possédons que l’intuition sensible ; d’autre part notre connaissance intellectuelle ne se borne pas à encadrer de formes conceptuelles l’expérience sensible et à la traiter ensuite selon les règles de la déduction logique : de cette vue procédèrent les « philosophies de la réflexion » , c’est-à-dire les philosophies qui acceptèrent le dilemme suivant : toute connaissance vraie se ramène à une intuition ou à des opérations réflexives sur un contenu d’intuition ; Kant lui-même s’en laissa imposer par l’alternative fallacieuse. Il faut proclamer au contraire que notre intelligence, dépourvue d’intuition propre, possède par nature une connaissance primitive, obscure, immédiate, non-intuitive, des relations générales et nécessaires exprimées par les catégories. A vrai dire, cette connaissance ne vient à notre conscience claire que dans la « réflexion » et à l’occasion d’un donné sensible, c’est-à-dire sous la forme de concepts et de jugements : mais ces opérations réflexives de la raison ne font autre chose que manifester une appréhension rationnelle immédiate qui les a précédées. Aussi, déclare Fries, « c’est dans ce rapport mutuel [de la raison spontanée et de la réflexion] que repose tout le mystère de la philosophie 2 » . « Notre 1 2 [Sur la date de cette étude, voir l’Avant-Propos des Éditeurs. – Note des Éditeurs.] J. F. Fries, Neue Kritik der Vernunft, 1er Bd, Heidelberg, 1807, p. 200. 335 Ch.IV Le Criticisme de l’école de Fries 459 tâche principale doit donc être de montrer que notre faculté de réflexion constitue la condition nécessaire de notre pouvoir de connaître, précisément en tant qu’elle fait monter à notre conscience claire nos connaissances personnelles immédiates 1 . » Retenons bien la formule « eine nicht-anschauliche, unmittelbare, Erkenntnis der Vernunft » : une connaissance rationnelle, immédiate mais non intuitive. Ceux de nos lecteurs qui ont suivi, ces dernières années, le développement de la psychologie introspective (Denkpsychologie) dans l’école dite « de Würzburg » , ne peuvent manquer de se rappeler combien le point de vue philosophique, latent sous ces recherches nouvelles, se rapproche de celui de Fries. A vrai dire, l’inspiration immédiate des travaux les plus importants, semble avoir été puisée surtout chez le logicien phénoménaliste Husserl ; mais celui-ci, bien que n’appartenant pas officiellement à l’école de Fries, en est au moins proche voisin par sa notion de 1’ « intuition catégoriale » (« Die kategoriale Anschauung2 3 » ), dont on pourrait, sans trop s’abuser, faire un synonyme de « connaissance rationnelle immédiate » . Les idées de Fries ne sont donc point tellement surannées. Nous croyons même qu’elles représentent typiquement une des méprises les plus fréquentes sur le sens de la preuve critique. Ajoutons, à l’intention de nos lecteurs thomistes, que le principe épistémologiquc tant de Husserl que des disciples de Fries ressemble tellement, dans son trait le plus essentiel, à l’ « évidence rationnelle immédiate des premiers principes » , professée de tous temps par les Scolastiques, qu’on put être tenté de confondre entre elles ces deux positions critiques. Il ne sera donc pas inutile de marquer clairement en quoi le criticisme de Fries diffère de l’épistémologie thomiste authentique. Avant d’établir ce parallèle, voyons comment Fries lui-même et les représentants actuels de son école opposent leur point de vue à celui des grands systèmes modernes d’épistémologie. §2. – Critique des systèmes épistémologiques modernes par Fries et son école Avant Kant. – Toute la philosophie moderne, selon Fries, s’est laissé inconsciemment dominer par ce préjugé capital : que la vérité ne pouvait nous apparaître que dans l’intuition ou dans la déduction logique : entre l’ expérience et la preuve, pas de milieu. 1 Ibid., p. 207. Pour l’exposé général du point de vue de Fries voir surtout, dans l’ouvrage cité, l’ Introduction et le §54. 2 Cfr E. Husserl, Logische Untersuchungen, IIer Teil, Halle, 1901. 6-es Kapitel. 336 §2. – Critique des systèmes épistémologiques modernes par Fries et son école 460 461 Enfermés entre ces deux termes, les philosophes firent choix de l’un des deux, ou cherchèrent à les combiner. Les rationalistes d’abord optèrent pour la déduction, ce qui les acculait au dogmatisme. Leur préjugé distinctif, à savoir que « toute vérité doit être déduite d’un unique principe suprême 1 » , fut mis en œuvre systématiquement par Spinoza, Leibniz et Wolff2 . Mais, dès avant cet épanouissement terminal de la tendance rationaliste, une réaction s’était produite, qui conduisit à l’extrême opposé : les systèmes empiristes, tel le réalisme empiriste de Locke, appuyèrent la vérité objective exclusivement sur l’intuition, c’est-à-dire, à défaut d’intuition intellectuelle, sur la perception sensible 3 . Le rôle de la déduction se bornait à la pure analyse des données sensorielles unifiées dans la « réflexion » . Vint Hume qui ne put accepter le monopole si peu justifié, soit de l’intuition sensible, qui n’atteint pas l’être, soit de la déduction logique, simple forme d’enchaînement. Dominé, lui aussi, par le préjugé inconscient de l’absence de toute autre source de savoir, il estima que la vérité, si elle était accessible, devait se rencontrer dans une combinaison de l’intuition sensible et de la preuve logique. Son présupposé particulier, dit Fries, était donc le suivant : « la certitude spéculative n’est possible que par des preuves tirées du contenu de l’intuition 4 » . Mais la preuve logique est purement analytique ; les rationalistes n’en extrayaient une métaphysique qu’en se donnant des prémisses dogmatiques ; appliquée aux seules « impressions » sensibles, l’analyse logique ne saurait se hausser pardessus le plan phénoménal des « impressions » . Aussi Hume conclut à l’inanité de l’effort métempirique, au « scepticisme » . Kant prend à tâche de corriger le scepticisme de Hume. Malheureusement, à son insu, « il retombe lui-même par la manière dont il traite la Critique de la Raison sous l’empire du préjugé qui égarait son prédécesseur5 » . Essayons de saisir la portée exacte de cette imputation de Fries. Le procès du Kantisme. – Très tôt, Kant se vit reprocher de n’avoir pas réfuté Hume. On se rappellera que le pivot de la démonstration kantienne, opposée au phénoménisme empiriste, était la notion d’expérience (Erfahrung). Kant – comme Hume d’ailleurs – part de l’expérience comme d’une nécessité vécue, à laquelle le sceptique pas plus que le dogma-tiste ne peut se soustraire 6 ; et il pose en principe que, dans tout système épistémologique, l’expérience Fries, op. cit., Ier Bd., Einleitung, p. XXIII. 2 Ibid. 3 1. Op. cit., p. XXIII. 4 Fries, op. cit., p. XVIII. 5 Fries, op. cit., I. Einleitung, p. XXVI. 6 Fries, op. cit., Einleitung, p. xx. 1 337 Ch.IV Le Criticisme de l’école de Fries 462 doit être possible. Jusqu’ici point de controverse. Mais voici où commence la difficulté : nous exposerons celle-ci d’après Salomon Maimon, qui le premier l’a mise bien en évidence1 . Qu’est-ce que l’expérience ? Maimon en donne une définition nominale qui s’accorde avec celle de Kant : C’est la liaison interne des perceptions (« die Beziehung der Wahrnehmungen » . Kant disait : « la synthèse des phénomènes » ) pensée comme objectivement nécessaire et universelle 2 . Nous connaissons les relations synthétiques qui assurent la cohérence de 1’ « expérience » : la causalité, la substantialité, la réciprocité, etc. Si l’on admet cette définition, la nécessité de principes synthétiques à priori, commandant la possibilité même de l’expérience, se trouve analytiquement démontrée : car l’universalité ou la nécessité du groupement objectif des phénomènes ne peut dériver ni de la conjonction purement empirique de ces phénomènes, ni d’une déduction analytique pratiquée sur eux. On doit considérer dès lors les principes de la cause, de la substance, etc., comme l’expression de conditions à la fois synthétiques et à priori de toute expérience possible. Telle serait, pour l’essentiel, la déduction kantienne des « principes de l’entendement pur » , qui président à l’expérience. Leur apriorité stricte semble être « démontrée » à l’encontre de Hume. Mais – c’est l’objection de Maimon – si cette déduction conclut incontestablement contre Hume, n’est-ce point parce qu’on en a glissé subrepticement la conclusion dans les prémisses ? Certes, on s’est donné de « l’expérience objective » , une définition qui la distingue très bien de ce que serait une « expérience purement subjective » . Mais a-t-on fait là autre chose qu’une délimitation de « concepts » ? « Que le concept ainsi déterminé ait une réalité objective, ou, si l’on veut, un usage concret, c’est une autre question, qui n’a pas même été touchée 3 » . Il n’est pas sûr du tout que 1’ « expérience » concrète – celle que le sceptique subit autant que le dogmatiste – comporte des synthèses vraiment universelles ou nécessaires et réponde au concept théoriquement défini d’ « expérience objective » . Kant devrait donc démontrer encore l’application de sa définition de l’expérience aux synthèses de phénomènes qui s’effectuent réellement dans notre « pensée empirique » . Or un sceptique, à la manière de Hume, contesterait cette application : Hume n’est pas réfuté. Le concept kantien de l’expérience objective, ajoute Maimon4 , est un concept régulateur, le concept d’une limite, comme sont les Idées ; en effet, la répé1 S. Maimon, Kritische Untersuchungen über den menschlichen Geist, Leipzig, 1797. Voir surtout pp. 148 et suiv. 2 S. Maimon, op. cit., p. 134. 3 S. Maimon, op. cit., p. 153. 4 Op. cit., p. 154. 338 §2. – Critique des systèmes épistémologiques modernes par Fries et son école 463 tition constante des permanences et des successions phénoménales exige un principe de stabilité dont la valeur constatable peut se rapprocher indéfiniment d’une universalité et d’une nécessité véritables : l’expérience concrète tend vers l’expérience théoriquement définie. Revenons maintenant à la critique que Fries, à la suite de S. Maimon, croit devoir opposer à la doctrine kantienne de l’expérience. Kant, dit-il, sacrifie au « préjugé transcendantal » , qui n’est au fond qu’une reprise détournée du préjugé élémentaire auquel avaient sacrifié ses prédécesseurs. Devant montrer, contre les analyses dissolvantes de Hume, l’apriorité véritable des principes de l’expérience, et ne pouvant appuyer cette démonstration sur aucune intuition, il s’efforce de la mener à bien par déduction logique : il ne songe pas à briser l’alternative étroite. Le résultat de sa tentative s’exprime dans le raisonnement illusoire si impitoyablement démasqué par Salomon Maimon 1 . Pourtant, en ce qui concerne l’existence effective de principes synthétiques, conditions à priori de l’expérience, Fries donne raison à Kant contre Hume. Et il admet, de plus, que Kant était sur la voie d’une démonstration valable : si celui-ci n’avait entremêlé et même confondu la « preuve transcendantale » (« den transcendentalen Beweis » ), c’est-à-dire la déduction logique critiquée ci-dessus, avec « l’analyse transcendantale » (« Deduktion » par opposition à « Beweis » , « subjektive Deduktion » ) qui pouvait le mener au but, il eût évité le flottement et l’obscurité qui déparent sa Déduction des concepts et des principes de l’entendement pur. Il eût renoncé franchement à toute preuve logique de l’apriorité de l’expérience, puisque aussi bien cette preuve repose sur une pétition de principe ; mais il eût, par l’analyse régressive des déterminations de l’expérience, découvert le fondement rationnel de celle-ci : la connaissance immédiate et non intuitive des conditions à priori qui la commandent. Seulement il eût fallu renier l’alternative : intuition ou déduction logique2 . Nous touchons ici à un point fort délicat de la critique de Fries. De quelle nature serait l’analyse transcendantale, ou la déduction subjective, qui doit, d’après lui, fournir la justification des principes premiers de l’expérience ? Ces principes, étant premiers, ne peuvent s’appuyer sur des prémisses logiques, c’est entendu ; mais d’autre part, étant synthétiques, ils ne portent pas, comme les jugements analytiques, leur justification dans leurs termes mêmes : ils exigent un fondement extérieur à eux et qui ne soit pas un jugement, exigeant une nouvelle justification. « Les principes de la philosophie, écrit Fries, reposent dans nos persuasions, indépendamment de toute prémisse logique (« ohne alle Begründung » ) ; mais aucune proposition ne 1 2 Cfr Fries, op. cit., Einleitung, pp. XXXII, XXXIV et suivantes. Fries, op. et l.cit. pp. XXVII et suiv. 339 Ch.IV Le Criticisme de l’école de Fries 464 465 mérite adhésion sans justification ou sans fondement (« ohne Grund » ) ; nous devons donc garantir la valeur de ces principes par une déduction au sens où « Deduktion » s’oppose à « Beweis » ) dans laquelle nous montrions qu’ils découlent de la nature même de la raison. Mais ceci est pure affaire d’Anthropologie, et par conséquent d’expérience interne 1 . » A cette conclusion, Kant eût sursauté, lui qui ne souffrait pas trace de « psychologisme » dans la Critique. Car la prétention de Fries ne revient à rien moins, semble-t-il, qu’à fonder sur une constatation empirique l’apriorité des principes. Un représentant actuel de l’école de Fries défend celui-ci du reproche de psychologisme dans une publication récente2 . Le fond de son plaidoyer revient à une distinction employée par Fries lui-même : Pas plus que Kant, Fries ne songe à contester que jamais une connaissance à priori ne puisse être inférée d’une connaissance empirique ; car d’une proposition purement assertorique on ne saurait tirer une proposition apodictique ; or toute connaissance à priori est nécessairement apodictique. Il serait donc chimérique de prétendre fonder les principes métaphysiques de l’expérience sur une induction quelconque, psychologique ou autre3 . Ceci bien établi, on doit distinguer, avec Fries, entre l’objet (Gegenstand) et le contenu matériel (Inhalt) de cette investigation philosophique que nous appelons « Critique de la connaissance » . « Son objet consiste en connaissances à priori, mais son contenu matériel consiste le plus souvent en connaissances empiriques. Les jugements qui forment le contenu de la Critique sont simplement assertoriques : par contre, elle a pour objet des jugements apodictiques. Par exemple, je sais à priori et avec une certitude apodictique, que tout changement a une cause : mais la présence de ce principe de causalité parmi mes connaissances et la manière dont il est fondé dans ma subjectivité pensante (c’est-à-dire son apriorité) ... ne peuvent tout de même m’être conscients que dans un jugement assertorique tiré de l’expérience interne 4 . » L’analyse transcendantale, assimilée par Fries à l’expérience interne, ne fonde pas l’apriorité des principes, mais la révèle. Un des aspects de l’erreur kantienne consisterait précisément à n’avoir pas tenu compte de cette distinction entre le contenu et l’objet : non seulement Kant s’efforce de découvrir le fondement subjectif des principes à priori, mais il prétend en démontrer apodictiquement l’apriorité : comme si la Critique devait se confondre avec son objet et contenir, parmi ses propositions constitutives, le principe suprême de toute vérité à priori. Cette prétention de 1 Fries, op. cit., I, p. 284. L. Nelson, Ueber das sogenannte Erkenntnisproblem, Göttingen, 1908. Extrait des Abhandlungen der Fries’schen Schule. Neue Folge, Bd. II. 4. 3 L. Nelson, op. cit., p. 727. 4 Nelson, op. cit., pp. 729-730. 2 340 §2. – Critique des systèmes épistémologiques modernes par Fries et son école transformer la Critique (Erkenntniskritik ) en une Théorie systématique de la connaissance (Erkenntnistheorie) devait s’affirmer davantage chez Reinhold et conduire aux grandes Métaphysiques idéalistes de Fichte, Schelling et Hegel. 466 Examen des griefs de Fries contre Kant. – Avant de nous demander si Kant doit succomber dans le procès que lui fait l’école de Fries, nous devons examiner un instant cette étrange proposition : « l’apriorité des principes de l’expérience est constatée par l’expérience interne » . Étrange proposition en effet, reconnaît L. Nelson ; car « l’universalité et la nécessité d’un jugement ne sont pas empiriquement constatables à la manière de faits. Ce que peut établir l’expérience interne, c’est seulement la prétention d’un jugement à l’universalité et à la nécessité1 » . Nelson en ceci n’a point tout à fait tort : pour constater l’universalité et la nécessité, c’està-dire l’apriorité véritable, d’un jugement, il faudrait se trouver à l’intérieur de la faculté active qui émet ce jugement, ou plutôt, il faudrait que l’activité à priori eût conscience de son apriorité en s’exerçant : cette conscience intuitive fonderait immédiatement une Métaphysique et rendrait superflue une Critique. Or, « l’expérience interne » de Fries ne comporte pas une pareille conscience de soi ; car cette’ expérience psychologique saisit les événements internes comme des « faits » achevés, et non dans leur « fieri » intime. Le plus qu’elle puisse livrer, c’est donc un certain sentiment de l’universalité des jugements métaphysiques, ou si l’on veut, pour parler comme Nelson, le constat de la prétention qu’ils élèvent à l’universalité. Expriment-ils réellement les conditions à priori de toute expérience possible ? De cela, en vérité, l’expérience interne ne nous dit rien, et la Critique, sauf à vouloir prouver apodictiquement l’apriorité, ne doit rien nous dire 2 . Kant, certes, n’eût jamais consenti à rabattre autant de ses ambitions. Car, si la conclusion épistémologique obtenue par Fries n’est pas nulle, elle paraît tout de même assez mince et peu en proportion avec l’appareil imposant de la Neue Kritik. A s’en tenir là, on eût pu jusqu’à un certain point se targuer d’avoir réfuté Hume : car, selon la remarque de Nelson, la constatation de jugements à prétention universelle est incompatible avec l’empirisme associationniste, et forcerait même à reconnaître l’existence d’une connaissance rationnelle immédiate non-intuitive3 . Peut-être, en rigueur, faudrait-il conclure, plus modestement, que la forme universelle de certains jugements trahit l’intervention d’une faculté métempirique. Mais peu importe : dans 1 Op. cit., p. 747. Nelson, op. cit., p. 756. 3 Op. cit., p. 756. 2 341 Ch.IV Le Criticisme de l’école de Fries 467 468 les deux cas, Hume se trouve dépassé, et dépassé sur le terrain même de l’analyse psychologique. C’est déjà quelque chose. C’est quelque chose aussi d’avoir établi par là « la possibilité de la métaphysique en général1 » – disons plus exactement : la non-impossibilité de la métaphysique. Mais, en définitive, quelle « valeur objective » la critique de Fries nous laisse-t-elle entre les mains ? Quelle signification y prennent les principes généraux de l’expérience ? Rien que ceci : ces principes sont une production naturelle et originale de notre raison ; leur prétention à l’universalité objective – fait premier – ne saurait se justifier ultérieurement ; nous adoptons cette prétention en vertu « de la confiance qu’a notre raison en elle-même » . « L’ultime principe subjectif de tous les jugements humains, écrit Frics, est le principe de la confiance de la raison en elle-même : tout homme croit son esprit susceptible de vérité et doué de vérité2 ... » Au total, dit encore Fries – et ce passage résume bien son point de vue – « par cette déduction [c’est-à-dire la « déduction subjective » ramenée à l’expérience interne] nous faisons droit à l’exigence systématique de n’admettre aucune proposition sans fondement (Grund ), mais en même temps, nous nous débarrassons du préjugé onéreux et faux qui nous astreindrait à la preuve logique (beweisen) de tout ce que nous affirmons dans le jugement. Nous y gagnons de garder, en philosophie, un point de vue idéaliste, qui nous permet un jugement ferme sur toute vérité, sans pour cela risquer un saut périlleux, par-dessus les barrières de notre Moi, vers l’objet. Nous ne disons pas : le soleil brille dans le ciel ; mais seulement : toute raison finie sait que le soleil brille au ciel ; nous ne disons pas : la volonté est libre, mais seulement : toute raison finie croit à la liberté de ses vouloirs ; nous ne disons pas : il y a un Dieu, mais seulement : toute raison finie pressent, à travers la vie et la beauté des formes naturelles, la Beauté toute-puissante et éternelle3 » . On peut mesurer ici la distance qui sépare Fries de Kant. Ce dernier assigne pour but à la Critique de l’objet de connaissance non pas la simple constatation subjective : tel principe est invinciblement posé par la raison, mais la conclusion objective : tel principe est vrai, c’est-à-dire exprime une condition à priori de la possibilité même de tout objet d’expérience4 . Fries soumet à la « foi rationnelle » l’expérience elle-même ; Kant prétend démontrer la valeur spéculative de l’expérience et réserve la « foi rationnelle » pour les objets métempiriques. Serait-il vrai qu’en cela, Kant, cédant au « préjugé de la preuve logique 1 Op. cit., p. 759. Fries, Neue Kritik, 2e Aufl., Bd. II, §89, p. 37. Cité d’après Nelson : nous n’avons sous la main que la première édition. 3 Fries, Neue Kritik, Ie Aufl., Bd. I, pp. 284-285. 4 Voir, par exemple, Critique de la Raison pure, trad. Barni-Archambault, t. I, p. 162. 2 342 §2. – Critique des systèmes épistémologiques modernes par Fries et son école 469 » , poursuit une chimère ? On nous permettra de trouver un peu sommaire l’exécution dialectique que tentent Fries, et après lui Nelson, de la « déduction transcendantale kantienne » . Nous avouons sans peine que l’expression de Kant n’y a pas toujours toute la netteté désirable. Il semble ne pouvoir s’y décider à opter franchement entre deux points de vue qui se dessinent tour à tour dans son esprit. D’une part il tient pour immédiatement évidentes la nécessité et l’universalité des principes synthétiques généraux de l’expérience : cette constatation, ne l’a-t-il pas faite dès les premières pages de la Critique, par manière de considération préliminaire ? Sa foi inébranlée dans la science expérimentale lui fait peut-être s’exagérer l’accord de tous les esprits à reconnaître l’universalité véritable des lois scientifiques ; mais qu’on lui donne ce point de départ, sa déduction des conditions à priori de l’expérience est absolument correcte et analytique. Nous ne voyons point ici une naïve pétition de principe, mais l’adoption d’un présupposé – très généralement admis d’ailleurs – qui restreint la portée de la Critique à la question, posée par Kant lui-même dans son Introduction : Étant donné que nous formons des jugements synthétiques à priori sur une matière empirique, comment ces jugements sont-ils possibles ? Malheureusement on pourrait contester encore que nous formions véritablement des « jugements synthétiques à priori » en matière physique. Car ainsi que nous l’avons dit plus haut, l’apriorité véritable ne se constate pas comme un fait empirique. Pour asseoir solidement la Critique, il faudrait donc démontrer qu’il est nécessaire que nous formions de tels jugements synthétiques à priori. La preuve de cette nécessité nous paraît une pièce indispensable au bon équilibre de la Critique de la raison pure. Avant même de connaître les objections de Frics, nous croyions ne pouvoir retrouver la continuité de la pensée kantienne sans passer par cette preuve ardue et compliquée. Comment Kant parvient-il donc à démontrer apodictiquement la nécessité de jugements synthétiques à priori ? Nous l’avons vu précédemment : Bien sûr, il faut à sa preuve un point de départ : seulement, ce point de départ se confond ici avec la donnée initiale de toute critique de la faculté humaine de connaître : un objet présent à la conscience sans intuition intellectuelle. Le caractère conscient de l’objet définit la condition formelle primordiale de 1’ « aperception pure » . Le caractère non intuitif de l’objet définit la condition matérielle fondamentale du « donné pur » . La « déduction transcendantale » , chez Kant, ne fait qu’expliciter les conditions logiques intermédiaires qu’exige la rencontre de l’unité pure de 343 Ch.IV Le Criticisme de l’école de Fries 470 l’aperception et du donné élémentaire, en un objet. Cette déduction ne mène peut-être pas jusqu’à la table – assez artificielle – des catégories kantiennes ; mais elle impose la nécessité de catégories, et par conséquent de « jugements synthétiques à priori » , pour élever le donné jusqu’à la conscience objective. Le raisonnement de Kant est analytique et ne suppose rien autre chose que ce que suppose bon gré mal gré toute entreprise critique : savoir un objet donné à la conscience et la norme analytique d’identité. On ne peut donc condamner l’entreprise de Kant sous le prétexte que, vouloir tout démontrer contraindrait, comme dit Aristote, à « marcher à l’infini » . La « déduction transcendantale » se donne un point de départ. Et elle ne choit pas pour cela dans le dogmatisme. Car ce point de départ est précisément le seul qui ne puisse être contesté sans contradiction immédiate. Lorsque nous fîmes, plus haut, la critique du kantisme, nous dûmes reprocher à Kant de n’avoir pas aperçu tout ce que contenait implicitement son point de départ, l’objet conscient ; mais nous n’avons point attaqué le principe même de la « déduction transcendantale » appliquée à l’objet conscient. Il ne nous paraît donc pas que le préjugé, exprimé par le dilemme « intuition ou preuve logique » , ait fâcheusement influencé la critique kantienne au point précis qu’indique Fries. Mais nous admettons volontiers que cette alternative étroite, qui est, au fond, le postulat de toute pensée analytique, a, depuis Occam, emprisonné la philosophie moderne dans une conception statique de la vérité ; conception artificielle, dont Kant ne parvient pas à s’évader : de là, selon nous, les insuffisances de sa critique de la raison spéculative. Fries appelle « préjugé transcendantal » l’avatar que traverse, chez Kant, le « préjugé analytique » dont nous venons de parler : ce préjugé transcendantal serait responsable de la doctrine kantienne de l’Idéalisme transcendantal ou formel, c’est-à-dire de la doctrine qui définit tout ce qu’il y a d’à priori dans les objets comme pure forme du sujet connaissant. Ici, nous distinguerions volontiers comme suit : que tout l’à priori des objets connus soit l’expression de conditions formelles inhérentes au sujet, cela nous paraît, quoi qu’en pense Fries, très légitimement déduit par Kant : en ce sens, il y a une « idéalité » des objets métaphysiques comme il y a une « idéalité » de l’espace et du temps ; par contre, que la valeur des déterminations à priori de l’objet réside tout entière dans cette traduction de la forme même du sujet et qu’elles ne puissent, sans cesser d’être relatives au sujet, prendre une signification absolue, cela nous paraît effectivement une restriction arbitraire, intimée à Kant par le « préjugé analytique » qui lui masquait la finalité interne de la pensée objectivante. Mais cette condamnation atteindrait Fries autant que Kant lui-même. Nous pourrions donc, si l’on y tient, reprendre à notre compte l’asser- 344 §2. – Critique des systèmes épistémologiques modernes par Fries et son école 471 472 tion de l’école de Fries : le préjugé transcendantal, mode kantien du préjugé analytique général, fut l’inspirateur sournois de l’Idéalisme formel. Toutefois l’identité matérielle de la formule couvrirait des conceptions très différentes ; nous avons cru devoir nous en expliquer ici. Sur l’Idéalisme post-kantien. – On a vu comment l’Idéalisme formel de Kant se prolongea par l’Idéalisme subjectif de Fichte. Il est intéressant d’entendre, à propos de cette dérivation, le jugement de Frics 1 . Reinhold le premier, poussant à l’extrême le préjugé de la déduction logique et de l’unité systématique, prétendit améliorer la Critique kantienne en la dérivant tout entière d’un unique et suprême principe : la « conscience » comme telle. Dans le système ainsi échafaudé, il ne restait plus de place pour la « chose en soi » , ce qui conduisait tout droit à l’Idéalisme subjectif. Celui-ci n’est donc qu’une forme du retour offensif de l’esprit rationaliste et systématiste. « Fichte avec son Moi pur, Bardili avec son prius, Reinhold avec sa pensée comme pensée, Schelling avec sa Raison absolue, et toute l’école de Schelling avec sa science absolue ou sa science du Tout se rencontrent en ceci que leur philosophie affiche la prétention de déduire l’essence des choses d’une Unité éternelle2 » . Le préjugé rationaliste favorisait manifestement le préjugé idéaliste. D’autre part, ce dernier trouvait encore un appui dans la critique directe que faisait Jacobi de la « chose en soi » kantienne. Fichte, dit Nelson, fut victime à la fois du préjugé méthodologique de Reinhold, c’est-à-dire du vieux préjugé rationaliste, et du « postulat rationaliste » de Jacobi3 . Ne pouvant trouver qu’à l’intérieur du sujet connaissant le principe de l’unité systématique de la connaissance, il était acculé à sa théorie du Moi pur. Cette appréciation appellerait une discussion trop étendue pour l’espace dont nous disposons ici. Nous nous bornerons à deux remarques. D’abord, il est vrai, en un sens, que le préjugé rationaliste de l’unité doit entraîner vers l’Idéalisme subjectif ; mais cette conséquence fâcheuse découle, moins de la recherche de l’unité comme telle, que de la recherche d’une unité fondée exclusivement sur des prémisses spéculatives : en effet, ces prémisses suprêmes, sauf à être dogmatiquement posées, ne pourraient exprimer que la forme immanente du sujet, devenue ainsi principe universel des choses. Faut-il donc, par crainte de l’Idéalisme absolu, condamner comme illusoire l’exigence d’unité si profondément ancrée dans notre intelligence ? Loin de là. Nous avons montré, d’après saint Thomas, que la connaissance, envisagée comme un mouvement actif, au lieu de chercher son unité, par une sorte 1 Voir op. cit., Einleitung, pp. XXII et XXXVII. Fries, op. cit., Einleitung, p. XXII. 3 L. Nelson, op. cit., pp. 670-671. 2 345 Ch.IV Le Criticisme de l’école de Fries 473 d’abstraction régressive, à l’intérieur du sujet connaissant, la pressent en avant d’elle-même, dans une Fin objective. L’unité qui s’impose tout d’abord à notre raison est l’unité de la Fin dernière, laquelle emporte logiquement l’unité du Principe premier, mais pas nécessairement l’unité du sujet ou du Moi. La finalité interne de la connaissance permettait donc de respecter l’exigence systématique d’unité sans pour cela s’enfermer dans l’Idéalisme subjectif. Notre seconde remarque revient, quant au fond, à la première. Le principe distinctif de tout l’Idéalisme post-kantien est le principe d’immanence. Ici encore l’école de Fries – qui professe un idéalisme très particulier – introduit une réserve judicieuse. Le contenu psychologique de l’acte de connaissance (tout ce qu’on peut qualifier de « Inhalt der Erkenntnis » ) est nécessairement immanent ; mais il ne s’ensuit pas l’immanence de l’objet de cet acte (du « Gegenstand der Erkenntnis 1 » ). En d’autres termes, le principe d’immanence a une portée psychologique, non logique. Cette distinction, faite de tout temps par les Scolastiques, met en lumière crue le dogme fondamental de l’Idéalisme moderne, qui confond arbitrairement « contenu de conscience » et « objet de conscience » . Mais entraînet-elle, comme conséquence, si l’on veut échapper au dogmatisme idéaliste, la thèse centrale du criticisme de Fries, c’est-à-dire l’existence d’une activité rationnelle non intuitive, dans laquelle nous seraient immédiatement données les conditions métaphysiques qui opposent l’objet comme tel au simple contenu de conscience ? Nul doute que, pour « objectiver » un contenu de conscience, il faille autre chose qu’une perception empirique ou un raisonnement analytique : dans sa partie négative, en tant qu’elle postule une source de savoir autre que l’intuition empirique ou la déduction, la thèse de Fries est exacte. Mais cette source de savoir consiste-t-elle nécessairement dans une connaissance obscure et immédiate de la raison, dans une connaissance que nous percevrions réflexivement comme une « donnée » première d’ordre métempirique, sans pouvoir l’analyser davantage ? Ici nous nous séparons de Fries. Car une connaissance rationnelle, devenue consciente par la réflexion exercée sur elle, ne nous apparaîtrait « objective » que si ses caractères réflexivement perçus manifestaient directement, ou impliquaient logiquement, une extraposition du contenu rationnel par rapport au sujet. Or, nous l’avons vu, cette extraposition n’est possible que par la voie de la finalité active. Aussi le criticisme de Fries, tout en repoussant l’Idéalisme subjectif, s’avoue-t-il impuissant à saisir un objet en dehors du sujet : la plus avancée de ses conclusions s’arrête à constater, dans le sujet, la représentation nécessaire et primitive des conditions métempiriques de l’objet, ou tout au 1 346 Cfr Nelson, op. cit., pp. 511 sqq. : critique du principe d’immanence chez Rickert. ÉPISTÉMOLOGIE THOMISTE ET CRITICISME DE FRIES 474 plus la tendance naturelle à poser l’objet métaphysique. Une philosophie appuyée sur le criticisme de Fries, ne comporterait pas, certes, une immanence métaphysique de l’objet au sujet, mais elle n’irait pas non plus jusqu’au réalisme objectif ; elle se contenterait d’être le système des postulats instinctifs de la raison spéculative. Cela suffirait – comme suffit aussi, dans la Critique kantienne, la valeur problématique des Idées – pour interdire de nier l’objet métaphysique ; cela ne suffirait pas pour contraindre logiquement à l’affirmer. §3. – DÉSACCORD PRINCIPAL ENTRE L’ÉPISTÉMOLOGIE THOMISTE ET LE CRITICISME DE FRIES 475 Les considérations qu’on vient de faire laissent entrevoir où gît exactement le désaccord entre l’épistémologie thomiste et le criticisme de Fries. L’épistémologie thomiste a bien pu prendre une apparence dogmatique chez des auteurs modernes qui s’efforcèrent de la systématiser ; mais, au fond, considérée en elle-même, dans sa tradition la plus authentique, elle fait droit aux exigences critiques. Il faut ajouter que, sur le terrain critique, elle ne se contente pas d’une « évidence subjective » de l’objet, à la manière de Fries : elle prétend atteindre 1’ « évidence objective » dans le sens le plus strict, c’est-à-dire la nécessité théorique de l’affirmation absolue. Avec Fries, on peut douter encore de l’objet métaphysique sans se contredire, bien qu’en se faisant violence à soi-même ; d’après le thomisme, on ne peut douter de l’objet métaphysique sans se contredire au moins implicitement ; où la critique de Fries se borne à constater nos affirmations métempiriques comme un fait d’expérience interne, la critique thomiste déduit rigoureusement la nécessité de ces mêmes affirmations. Cette prétention du thomisme n’y manifesterait-elle point l’empire du « préjugé systématique » (« erkenntnistheoretisches Vorurteil » ) ? Ni plus ni moins, et peut-être même un peu moins, que, chez Kant, la prétention de faire la « déduction transcendantale des catégories » . – II est impossible de tout démontrer, objecte l’école de Fries, les premiers principes de la démonstration sont nécessairement indémontrables. – Sans aucun doute ; mais le principe indémontré d’une démonstration peut être tel que le contester revienne à nier les données inévitables du problème : dans ce cas singulier, la solution sera logiquement nécessaire, sans que pour cela la chaîne des prémisses doive s’étendre à l’infini. Or, tel est le cas dans le problème général de la connaissance : ici, la donnée – 1’« objet de conscience » – est si universelle, qu’en dehors de son acceptation, l’esprit humain n’a pas d’attitude possible : refuser cette donnée, c’est formellement se contredire, car 347 Ch.IV Le Criticisme de l’école de Fries 476 c’est l’affirmer encore que de vouloir la nier ou la révoquer en doute. Or, cette donnée contient, implicite, la nécessité logique d’un « objet métaphysique ou transcendant » . La forme générale de la déduction thomiste apparaît donc d’une parfaite correction. Si le résultat de cette déduction semblait inadmissible, la cause d’erreur devrait se rencontrer dans une analyse inexacte de « l’objet conscient » , donnée initiale de toute critique. Nous établirons longuement ce que l’analyse de la donnée critique primordiale offre de vraiment caractéristique dans le thomisme : la donnée objective y est saisie, dans son mouvement naturel, comme la forme d’une activité qui se développe vers une fin. Grâce à cette finalité concrète, l’objet de conscience offre prise à la déduction qui le révélera constitué, en tant qu’objet, par un rapport intrinsèque à la Fin absolue, c’est-à-dire réellement « objectivé » , dans l’absolu. Par contre, si l’on néglige la finalité concrète de l’objet, la réflexion critique ne trouve plus devant soi, dans le sujet, qu’une forme inerte, affichant ou non des prétentions à l’objectivité et à la transcendance, c’est-à-dire en somme un complexe psychologique que rien ne détacherait nécessairement de la pure subjectivité. On aurait toujours la ressource d’ « objectiver » ce contenu subjectif de la conscience en vertu d’un principe dogmatique, comme serait 1’ « accord de la raison et des choses » . Mais se pique-t-on d’éviter tout dogmatisme, la méconnaissance de la « finalité » thomiste ne laisse d’autre issue vers l’objet métaphysique, qu’une croyance subjective de la raison, telle à peu près que la définissait Fries. On ne peut s’empêcher de songer ici à la position épistémologique des écoles scolastiques non-thomistes. Lorsqu’elles affirment l’évidence immédiate des principes métaphysiques, des « principia primo per se nota » , diffèrent-elles de l’école de Fries autrement que par un postulat dogmatique, aux termes duquel elles qualifient d’évidence objective l’incoërcibilité subjective de l’assentiment ? En effet, comment justifieraient-elles, critiquement la valeur objective des synthèses métaphysiques ? Par la finalité constitutive de l’objet (immanent) ? Mais y songe-t-on ? Fonder l’affirmation de l’absolu objectif sur le finalisme interne de l’acte d’intellection entraîne, comme corollaires, toutes les thèses caractéristiques du thomisme : la valeur rigoureuse des notions complémentaires d’acte et de puissance, c’est-à-dire la distinction réelle de l’être comme acte et de l’essence comme puissance ; la contingence des êtres finis comprise selon cette thèse fondamentale ; l’analogie foncière de l’idée d’être ; la spontanéité intellectuelle, et la coopération extrinsèque de la sensibilité au concept, ce qui implique le rôle médiateur de l’intellect-agent ; la primauté du concept abstrait dans l’appréhension intellectuelle des individus matériels ; corrélativement, la thèse métaphysique de l’individuation des formes abstraites par 348 ÉPISTÉMOLOGIE THOMISTE ET CRITICISME DE FRIES 477 relation à la quantité concrète ou à la matière quantifiée, et ainsi de suite. Toutes ces grandes thèses thomistes sont étroitement solidaires : nier l’une, c’est ébranler les autres ; et toutes ensemble tiennent indissolublement à la conception finaliste de la connaissance objective. A maintes reprises, au cours de ces leçons, nous soulignerons cette cohésion logique : elle apparaîtrait mieux encore si nous avions pu traiter directement ici de la « Déduction métaphysique » . Mais alors, sauf à sacrifier les traits qui les différencient du thomisme, les philosophies scolastiques non-thomistes, voulussent-elles prendre la forme critique, ne le pourraient que dans le sens du criticisme de Fries : elles seraient logées à la même enseigne que le rationalisme cartésien ou wolffien s’il venait à abjurer son dogmatisme. Les affinités inconscientes que nous venons de signaler entre diverses formes, à première vue fort distantes, de la pensée philosophique nous justifieront d’avoir insisté sur le criticisme de Fries : nous l’avons considéré ici comme le type d’une attitude épistémologique assez répandue. Et l’on aura remarqué que le point le plus fondamental où nous nous en séparons gît dans une appréciation différente du finalisme de l’acte objectivant. Si l’école de Fries avait à se prononcer sur le système thomiste de la connaissance, elle le rangerait sans doute parmi ces « théories téléologiques » , dont Nelson fait la critique générale à propos de Lipps et de Rickert. Un examen rapide des principales objections de Nelson nous permettra, une fois de plus, de préciser notre point de vue. Le propre d’une « théorie téléologique » de la connaissance serait d’appuyer immédiatement la vérité objective sur la finalité ou sur la valeur 1 ; ce qui se peut concevoir de deux manières : ou bien la « valeur » a le rôle d’un simple critère, révélant l’existence d’un objet (Lipps) ; ou bien l’existence objective est « postulée » (« gefordert » ) par la finalité active de la conscience2 . Sur ses deux formes, remarque Nelson, cette conception finaliste part d’un présupposé unique : « qu’une connaissance ne nous soit possible que dans le jugement3 » . Or, confesse-t-il, cela accordé, il serait difficile de récuser le finalisme en critique : car le jugement dépend de notre vouloir à deux titres : par le choix des termes assemblés et par l’assertion qui les pose hors de la pensée pure. Un thomiste ferait remarquer tout de suite que la finalité du jugement constitutif de l’objet n’est point une volition proprement dite, mais seulement une finalité implicite, naturelle. Nelson suppose, comme Fries d’ailleurs, que tout jugement se forme par un acte réflexif, triant des matériaux objective1 Nelson, op. cit., p. 493. Op. cit., p. 494. 3 Op. cit., p. 500. 2 349 Ch.IV Le Criticisme de l’école de Fries 478 479 ment (bien qu’obscurément) présents dans la conscience, les groupant, puis affirmant ou niant leur synthèse : tout jugement étant alors réflexif, la finalité du jugement serait une finalité élicite, un vouloir au sens strict du mot. Or, aucun thomiste n’admettra que tout jugement soit « réflexif » ; car, précisément le jugement est requis pour la constitution première de l’objet dans la conscience. Bien que, avant le jugement, des modifications obscures puissent se produire dans nos facultés, aucune de ces modifications ne nous devient objectivement consciente que dans un jugement. Et le facteur « objectivant » n’y est point laissé à notre bon plaisir (« Willkür » ), puisque la possibilité même de ce « bon plaisir » requiert des objets déjà constitués. « Jugement » et « objet » vont de pair. Mais parcourons l’objection capitale que Nelson fait valoir contre le présupposé du finalisme critique. D’abord, dit-il, la « dépendance du jugement par rapport au vouloir » , d’où la tire-t-on sinon de l’expérience interne ? Mais il faut être logique : l’expérience interne montre aussi, dans la conscience, des connaissances qui ne possèdent pas les attributs essentiels du jugement, par exemple les « perceptions sensibles 1 » . Nelson s’efforce alors de prouver que les « perceptions sensibles » ne sont pas des jugements, mais que, en vertu de leur caractère assertorique, elles sont cependant des « connaissances » . Sa démonstration étonnera tout lecteur familiarisé avec la théorie du jugement dans les philosophies antiques. Qu’il nous suffise de faire remarquer, sans entrer dans la discussion de fond, que pour un thomiste – comme pour la plupart des philosophes non empiristes – la sensation n’atteint notre conscience claire et ne revêt le « caractère assertorique » qu’au sein d’une aperception objective, laquelle est par définition un jugement. Attribuer directement au contenu sensoriel de la conscience, isolé du jugement, la forme assertorique d’objectivité, équivaudrait à une profession d’empirisme radical. Faut-il dire du moins, comme l’insinue Nelson, que la critique finaliste – quelle qu’elle soit – s’appuyant bon gré mal gré sur une constatation d’expérience interne, n’est point, au total, en meilleure posture que le criticisme de Fries ? A cette objection, on ne saurait donner de réponse plus péremptoire que l’exposé fait plus haut de la critique thomiste. On peut certes concevoir des épistémologies finalistes qui ne soient point décisives, ou qui dissimulent une prémisse dogmatique : leur défaut commun consisterait à chercher la justification de la vérité objective dans une finalité élicite, qui suppose déjà un objet présent à la conscience. L’épistémologie thomiste pénètre dans la genèse même de l’objet comme tel, dans le domaine 1 350 Op. cit., p. 501. ÉPISTÉMOLOGIE THOMISTE ET CRITICISME DE FRIES de la finalité naturelle de l’intelligence. L’accès de cette région obscure lui est ouvert par la simple analyse de la donnée primordiale de toute critique : l’objet conscient, non pas l’objet abstrait artificiellement du sujet, mais l’objet dans la plénitude vitale de son mouvement constitutif. Car, répétons-le, telle est la vraie donnée, vécue par chacun. Donnée phénoménale, en ce sens que nous nous abstenons, avant examen, de lui attribuer réflexivement des prédicats absolus ; mais nullement en ce sens que nous la déclarions d’emblée exclue de tout rapport à l’ordre absolu. Cette donnée se manifeste à l’expérience interne, certes, car tout point de départ critique est nécessairement un fait interne réflexivement perçu, mais la nier ou en douter c’est nier ou suspendre la pensée elle-même, et c’est donc accepter la contradiction la plus flagrante : à ce point singulier, nous l’avons fait remarquer plus haut, le fait empirique rencontre la nécessité à priori. Cela posé, il ne reste plus qu’à déduire l’ « objet métaphysique » : le point de départ est nécessaire et la déduction se déroulera analytiquement ; l’exigence critique ne saurait aller plus loin sans se détruire elle-même, c’està-dire sans postuler en nous une intuition intellectuelle. 351 Ch.IV Le Criticisme de l’école de Fries 352 TABLE DES MATIÈRES Page Avant-Propos des Éditeurs.............., 7 PREMIÈRE PARTIE LE SYSTÈME IDÉALISTE CHEZ KANT LIVRE PREMIER 11 4 Critique et système. ................. 13 Introduction..................... 7 CHAPITRE PREMIER La « Critique de la Raison pure15 » : rappel des traits essentiels. 8 15 §1. §2. §3. §4. §5. La donnée initiale de la Critique.......................... 8 16 La formule kantienne du problème critique ........................ 8 17 L’apriorité, condition d’objectivité............................ . 9 19 L’exploration de l’à priori : la méthode transcendantale d’analyse.. 10 20 Les degrés de l’à priori dans un entendement discursif..... 11 21 a) Déduction des formes à priori de la sensibilité. 12 22 b) Déduction des catégories......... 13 28 §6. Les idées de la raison............17 29 a) Principe de la déduction des idées..... 18 30 b) Le discernement des idées transcendantales . 18 31 c) Valeur des idées transcendantales..... 19 32 §7. Résumé des conclusions critiques rappelées cidessus........20 CHAPITRE II 35 L’idée d’un « système » de la raison..........22 35 482 §1. Le modèle leibnitzien............22 48 §2. L’idéal systématique chez Kant........31 48 10 Échos à Leibniz dans les ouvrages de 61 Kant .31 20 L’idée kantienne de « système » ...... 41 353 TABLE DES MATIÈRES CHAPITRE III Evolution du « système »kantien de la raison : 67 de 178l à 1793 ..46 68 §1. « Fas est ab hoste doceri » : les77premiers contradicteurs 46 §2. Flottements doctrinaux ?...........7752 10 Analyse et synthèse............52 78 20 Les deux entrées de la Critique......53 84 30 La double déduction des catégories..... 57 92 0 4 Les deux « moi » .............63 101 50 La bipolarité de 1’ « objet » ........ 69 112 §3. Progrès du principe dynamiste........77 112 10 Subsomption formelle et acte synthétique . .77 122 20 Signification « transcendantale » du mouvement......85 30 Vers125 une métamorphose idéaliste de 1’ « idée pure » leibnitzienne 87 130 40 Coup d’oeil en arrière...........90 138 §4. L’usage « pratique » de la raison....... 96 138 0 1 Rôle heuristique des idées.........96 20 Les postulats moraux, le règne des fins et la transcendance de 143 l’objet. 100 157 30 La liberté et la transcendance du sujet . . . 111 CHAPITRE IV 165 Au dernier tournant de l’Idéalisme kantien........117 165 483 §1. Kant fait le point (vers 1793)........117 179 §2. Kant et Beck : leur correspondance...... 127 194 §3. « Mes amis hypercritiques » .........139 195 10 Reinhold et sa « Théorie de la représentation » . 139 203 20 Maimon contre la « chose en soi » .....145 205 30 Le « Standpunkt » de Sigismond Beck . . 146 212 40 L’opposition radicale d’Enésidème-Schulze. . 151 213 50 Kant et Fichte.............. 152 LIVRE II 225 L’ « opus postumum » .............162 CHAPITRE PREMIER 227 Préliminaires....................163 CHAPITRE II 235 Ce qu’est l’ « Uebergang » ...........168 354 235 §1. Sa formule générale.............168 §2. Son terminus a quo : les « Metaphysische Anfangsgründe der Naturwis236 senschaft » .....168 238 §3. Son terminus ad quem : la Physique.....170 CHAPITRE III 241 Principe et lignes essentielles de l’ « Uebergang » .172 CHAPITRE IV Précisions apportées par l’ « Uebergang » 249 à quelques notions de philosophie critique...........178 249 §1. Le phénomène (Erscheinung).........178 253 §2. Expérience (Erfahrung) et perception simple (Wahrnehmung).... 180 257 §3. « Affection » et « Selbstaffection » .......183 Chapitre V 267 « A la limite extrême du savoir » ........191 484 §1. §2. §3. §4. §5. §6. 267 Généralisation du problème de 1’ « Uebergang » . . 191 272 La triade : « Gott, Ich, Welt » ........194 276 Position et autoposition (« Setzung, Selbstsetzung »).... 198 279 La personne (le sujet moral)......... 200 283 Réalité de la chose en soi.......... 203 293 Existence de Dieu..............211 CHAPITRE VI 303 Conclusions générales du Livre II........... 219 303 §1. Le système de 1’ « Opus postumum » : cohérence et portée ..219 303 0 1 Sa structure logique........... 219309 20 Sa portée métaphysique..........223 315 §2. La notion kantienne de « 322 philosophie transcendantale ».̇227 §3. Savoir et sagesse..............233 DEUXIÈME PARTIE L’IDÉALISME TRANSCENDANTAL APRÈS KANT CHAPITRE PREMIER 329 Types principaux d’interprétation du kantisme......239 355 TABLE DES MATIÈRES 10 20 30 40 329 Interprétation phénoménaliste (idéalisme formel, dualiste)............239 331 Interprétation psychologiste..........332 240 Transcendantalisme logique.......... 241 333 L’Idéalisme absolu..............242 CHAPITRE II 335 L’Idéalisme transcendantal de Fichte.........243 336 I. – Le scandale de la « chose en soi » ....245338 II. – L’idéalisme transcendantal de Fichte.....247 338 §1. L’exigence systématique et le présupposé idéaliste chez Fichte.. 247 341 §2. A la recherche du principe absolu.......249 341 a) Les grandes lignes de la méthode.....249 341 La méthode analytique et déductive chez Kant, 249. – La mé346 thode analytique et déductive chez Fichte, 252. 348 – L’intuition intellectuelle de l’acte, ou l’intuition dynamique, 254. – Le raisonnement de Fichte et le procédé dialectique de la science mo352 derne, 257. 353 b) Points d’attache dans le kantisme....257 353 L’impératif catégorique et l’aperception pure, 257. – Une ex354 ploration dialectique sur la base de l’aperception pure, 258. – 355 1. L’opposition dynamique du Sujet356et de l’Objet, 259. – 2. L’alternance du Réel et de l’Idéal, 260. – 3. 359 Dualisme mani358 de la réflexion, 262. – 5. L’unité chéen ? 261. – 4. Le principe 360 systématique du Moi, 263. 362 §3. La « Théorie de la Science » .........264 362 a) Les trois principes362 fondamentaux......264 363 Premier principe, 264. – Second principe, 265. – Troisième prin365 367 cipe, 266. – Remarques sur la « synthèse fondamentale » , 268. b) Les conditions d’actualité du Moi théorique. 369 Déduction des fonctions de la conscience ou des catégories............ 269 369 10 Les catégories primitives et la synthèse fondamentale.....269 485 20 Les synthèses371 intermédiaires, et les catégories de cause et de substance 270 371 Principes du Moi pratique et du Moi théorique, 270. –373 Syn372 thèse de la réciprocité, 271.374 – La catégorie de cause, 272. – 375 La catégorie de substance, 272. – La quantité, 273. 0 3 La dernière synthèse constitutive de la conscience, ou la 376 déduction de l’imagination productrice .......274 356 Déduction de 1’ « activité indépendante » , 376. – L’activité indépendante, comme imagination productrice,380378. – L’idéation inconsciente et la conscience de l’objet, 277. 486 c) L’évolution du Moi théorique, ou la déduction de l’objet conscient 382 .278 382 Coup d’œil en arrière : le fait primitif de 1’« Anstoss » , 278. – L’ « histoire pragmatique de l’esprit » . Questions de méthode, 384 386 280. – Première réflexion et sensation pure, 281. – Deuxième 387 282. – Troisième réflexion et réflexion et intuition primitive, 388 imagination389 reproductrice, 283. – Le Réel et l’Idéal pour la conscience, 283.390–Construction des catégories objectives (sub– Construction de la quantité concrète (esstance, cause), 284. 390 pace et temps), 284. – L’évolution des facultés supérieures ; 393 entendement, jugement, conscience de soi, 286. – Conclusion, 395 288. 396 d) La fonction rationnelle du Moi pratique. . . 288 397 L’antithèse principale 398 du Moi pratique, 289. – Synthèse de la « 400 291. – Le tendance indéfinie » , 290. – Déduction de l’Anstoss, 401 Réel et l’Idéal au point de vue du Moi pratique, 292. 403 e) Vue d’ensemble de la Théorie de la Science . 293 405 III. – Remarques critiques sur l’idéalisme405 de Fichte. . 295 §1. La notion du Moi absolu...........406 295 Ce que n’est pas le408 Moi absolu, 296. – Le Moi absolu est un « Moi transcendantal » , 297. 410 §2. Monisme ou dualisme ?...........299 410 a) Monisme ou dualisme psychologique414 ? ... 299 b) Dualisme ou Monisme absolu ?.......302415 10 Le « phénomène de l’absolu » 415 ......302 La relativité du savoir et la foi, 302. – Absolu et Phénomène 417 de l’Absolu, 304. – Le dualisme du Réel et le monisme de 417 l’Idéal, 304. 418 20 L’objet religieux et l’objet moral.....305 419 Rapport de l’objet religieux et de l’objet moral, 305. – 421 L’Absolu, postulat moral, 422 chez Kant et chez Fichte, 307. 0 3 Vers l’unité absolue.......... 307 422 424 La Béatitude parfaite, 307. –426 Du Verbe au Verbe, 309. – L’unité absolue par l’amour, 310. – Monisme 428 du point de vue divin, Dualisme du point de vue humain, 312. 429 0 4 Théisme ou panthéisme ? .......313 429 Analogie avec le néoplatonisme, 313. – La transcendance de 357 TABLE DES MATIÈRES 430 431 l’Absolu, 313. – Rapport 432 du Verbe et du Monde, 314. – Une 434 315. – La solution panthéiste, 316. nécessité psychologique,434 –435La solution théiste, 316. – Le problème du surnaturel, 317. 437 Résumé et conclusion.................318 CHAPITRE III 441 Les grands systèmes idéalistes.............323 441 §1. L’Idéalisme de Fichte, Schelling et Hegel . . . 323 453 §2. Le finalisme dans l’Idéalisme post-kantien . . . 331 CHAPITRE IV 457 Le criticisme de l’école de Fries............335 457 §1. Point de vue fondamental..........335 §2. Critique des systèmes épistémologiques modernes par Fries et son école 459 336 459 460 procès du Kantisme, 337. – Examen des griefs Avant Kant, 336. – Le463 471 de Fries contre Kant, 339. – Sur l’Idéalisme post-kantien, 345. §3. Désaccord principal entre l’épistémologie thomiste et le criticisme de 474 Fries 347 481 Table des matières.................?? 358