cinquième section décision sur la recevabilité en fait

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CINQUIÈME SECTION
DÉCISION
SUR LA RECEVABILITÉ
de la requête no 51987/07
présentée par Arlette ATALLAH et autres
contre la France
La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant
le 30 août 2011 en une chambre composée de :
Dean Spielmann, président,
Jean-Paul Costa,
Boštjan M. Zupančič,
Mark Villiger,
Isabelle Berro-Lefèvre,
Ann Power,
Angelika Nußberger, juges,
et de Claudia Westerdiek, greffière de section,
Vu la requête susmentionnée introduite le 9 novembre 2007,
Vu les observations soumises par le gouvernement défendeur, celles
présentées en réponse par les requérants et celles présentées par la tierce
partie, l’Organisation des Nations Unies,
Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :
EN FAIT
Les requérants, Mmes Arlette et Lynn Atallah ainsi que M. Géo Atallah,
sont des ressortissants français, nés respectivement en 1938, 1970 et 1967 et
résidant à Paris et à Lugano pour ce qui est de la deuxième requérante. Ils
sont représentés devant la Cour par Me B. Favreau, avocat à Bordeaux. Le
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DÉCISION ATALLAH c. FRANCE
gouvernement français (« le Gouvernement ») est représenté par son agent,
Mme E. Belliard, directrice des Affaires juridiques au ministère des Affaires
étrangères
A. Les circonstances de l’espèce
Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se
résumer comme suit.
1. Le contexte de l’affaire
Au début des années 1970, la tension le long de la frontière israélolibanaise s’est accentuée, en particulier après le repositionnement
d’éléments armés palestiniens de Jordanie au Liban. Les opérationscommando palestiniennes contre Israël et les représailles israéliennes contre
des bases palestiniennes au Liban se sont intensifiées.
Le 11 mars 1978, une attaque-commando en Israël fit de nombreux morts
et blessés parmi la population israélienne. L’Organisation de Libération de
la Palestine (OLP) revendiqua cet attentat. En riposte, les forces israéliennes
envahirent le Liban dans la nuit du 14 au 15 mars et, en l’espace de
quelques jours, occupèrent entièrement la partie sud du pays à l’exception
de la ville de Tyr et de ses environs.
Le 15 mars 1978, le Gouvernement libanais adressa une protestation au
Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations Unies (ONU) contre
l’invasion israélienne affirmant qu’il n’avait aucun lien avec l’opération
commando palestinienne. Le 19 mars, le Conseil de sécurité adopta les
résolutions, 425 (1978) et 426 (1978), dans lesquelles il demandait à Israël
de cesser immédiatement son action militaire et de retirer ses forces de tout
le territoire libanais. Le Conseil a également décidé la constitution
immédiate de la Force intérimaire des Nations Unies au Liban (FINUL). Les
premières troupes de la FINUL sont arrivées dans la région le 23 mars 1978.
Continuant à siéger pendant les mois de juin, juillet et août 1982, le
Conseil exigea qu’Israël lève son blocus de Beyrouth de façon à pouvoir
ravitailler les civils en ville. Il autorisa le déploiement d’observateurs
militaires de l’ONU, connus sous le nom de « Groupe d’observateurs de
Beyrouth » pour contrôler la situation à Beyrouth et aux alentours.
En août, pendant le siège de l’ouest de Beyrouth par les forces
israéliennes, les États-Unis, la France et l’Italie, sur la demande du
Gouvernement libanais, envoyèrent dans cette ville une force multinationale
de sécurité (FMS) pour faciliter le départ du personnel armé palestinien en
bon ordre et dans des conditions de sécurité. L’évacuation des forces
palestiniennes de la région de Beyrouth s’acheva le 1er septembre 1982, et la
force multinationale fut retirée au cours des deux semaines suivantes.
Toutefois, suite aux massacres de Sabra et Chatila le 17 septembre 1982,
une nouvelle force multinationale de sécurité fut mise en place à Beyrouth
DÉCISION ATALLAH c. FRANCE
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de septembre 1982 à fin mars 1984. Elle comprenait notamment des
détachements de l’armée française.
Le mandat de la FINUL a été prolongé depuis lors sans interruption.
2. Les données de l’affaire
M. Pierre Atallah, le mari et père des requérants, de nationalité libanaise,
était avocat à Beyrouth.
Le 24 avril 1983, des soldats français détachés au profit de la FMS
reçurent l’ordre de mettre en place un poste de contrôle dans une rue de
Beyrouth, en face du poste de commandement de la compagnie d’éclairage
et d’appui. Un barrage routier fut installé. Vers 18 h 15, un lieutenant reçut
par radio l’ordre d’arrêter un véhicule de marque mini Austin bleue. Il était
précisé : « arrêter avec précaution, personnel armé.»
Le même jour, M. Atallah se rendait au volant de son véhicule Austin
mini de couleur orange de son bureau vers son domicile. Les requérants
précisent qu’il n’était porteur d’aucune arme ou objet dangereux et qu’il
n’était impliqué d’aucune manière dans le conflit. Vers 19 h 45, à la nuit
tombante, il arriva aux abords du barrage, rue de Damas, à proximité du
carrefour du musée national et, selon l’enquête de la brigade prévôtale de
Beyrouth, ne ralentit pas et n’obtempéra pas aux gestes d’arrêt du militaire
placé au milieu de la chaussée. Lorsque la voiture arriva à environ 4 à 5
mètres de lui, le soldat S. ouvrit le feu. M. Atallah décéda des suites de ses
blessures.
L’enquête fut menée par la brigade prévôtale de Beyrouth de la
gendarmerie française. Le commandant de la brigade se transporta sur les
lieux peu après les faits. Des plans et des photographies furent faits, ainsi
qu’une description précise des différents éléments sur place. Le soir même,
cinq militaires, dont le soldat qui avait tiré, et qui étaient tous présents sur
les lieux furent entendus. Dans son procès-verbal de synthèse rédigé le 25
avril 1983, le commandant de la brigade prévôtale de Beyrouth conclut que
le véhicule intercepté était dépourvu de plaque minéralogique avant, que
son conducteur n’avait ni ralenti ni obtempéré aux gestes d’arrêt du militaire
français placé au milieu de la chaussée et que ce militaire avait accompli sa
mission en appliquant strictement les consignes reçues de ses supérieurs.
La police militaire libanaise fit également des investigations techniques
et matérielles. L’autopsie fut effectuée par un médecin libanais qui conclut
son rapport comme suit :
(traduction)
« Ces blessures résultent d’une rafale de plusieurs cartouches de deux armes à feu
différentes, ce qui souligne que :
1. Les grands trous résultent des fracas de l’explosion des balles ou des projectiles
de grand calibre qui ont été tirés de droite vers la gauche et inversement.
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2. Il y a des blessures susmentionnées ayant entre 5 et 8 mm de long dont le nombre
n’est pas moindre que cinq et qui sont causées par les coups d’une arme à feu, tirés de
l’avant vers l’arrière probablement.
3. Les projectiles ont été tirés d’une distance excédant 50 cm, vu qu’il n’existe pas
de trace évidente autour des blessures.
4. Les petites blessures sont dues à de petits éclats.
5. Le décès a été causé par une forte hémorragie fatale. »
Le soir même, entendue par la police militaire libanaise, la première
requérante déclara se constituer partie civile à l’encontre de l’auteur des
coups de feu.
A une date non précisée en 1983, compte tenu de la situation des
requérants, le ministère de la Défense décida de leur attribuer
exceptionnellement une allocation de 120 000 FF et de participer au coût
des études des trois enfants au moyen d’allocations annuelles de
40 0000 FF, ce qui fut fait de 1984 à 1990. Une nouvelle allocation de
22 000 FF leur fut versée à titre exceptionnel en 1991. Les requérants
obtinrent également la nationalité française.
Le 21 juin 1995, le bureau des dommages de l’armée de terre française
répondit à une demande d’indemnisation de la première requérante. Il
indiqua que, d’après les renseignements obtenus auprès du ministère des
Affaires étrangères et « s’agissant d’un contingent français de la FINUL »,
la responsabilité juridique de l’État français n’était pas engagée, « seule la
responsabilité de l’État libanais aurait pu être mise en cause à cette
époque. ».
Par courrier du 16 avril 1998, l’avocat des requérants adressa une
demande d’indemnisation au Secrétaire général de l’ONU. Il indiquait que
le mari et père des requérants était décédé suite à des blessures mortelles qui
lui avaient infligées par un soldat de nationalité française, détaché par l’État
français auprès de la FINUL. Il ajoutait que « cet acte illégal d’un soldat
dépendant des Nations Unies [était] la cause de la disparition de Monsieur
Pierre Georges Atallah et, par voie de conséquence, du préjudice énorme
subi par sa veuve, sa fille et son fils. » Il demandait en conséquence
réparation de ce préjudice aux Nations-Unies. Plus loin, il mentionnait que
la compagnie à laquelle appartenait ce soldat était détachée au profit de la
FMS de Beyrouth depuis le 2 décembre 1982.
Aucun document figurant au dossier ne permet de déterminer si cette
demande a reçu une réponse et l’Organisation des Nations Unies indique
qu’elle n’a pas trace d’une réponse apportée à ce courrier.
Les 15 et 16 mars 2001, les requérants firent citer devant le tribunal de
grande instance de Paris le ministre de la Défense, le soldat S. et un autre
soldat présent sur les lieux à l’époque des faits. Ils mentionnaient que le
soldat S., qui avait tiré, était « détaché au profit de la FMS de Beyrouth
depuis le mois de janvier 1983 ». Ils ajoutaient plus loin que la FMS était
DÉCISION ATALLAH c. FRANCE
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« en détachement auprès de la FINUL. » Ils demandaient qu’il soit jugé que
la mort de leur mari et père était un meurtre qui n’était justifié ni par le
commandement de l’autorité légitime, ni par la légitime défense et que ce
meurtre constituait une voie de fait. Ils contestaient les résultats de l’enquête
menée par la gendarmerie française, notamment au vu du rapport médicolégal établi par un médecin libanais après l’autopsie. Ils concluaient que les
constatations du médecin-légiste montraient que plusieurs armes avaient été
utilisées et estimaient notamment que le rapport de l’armée française
n’expliquait en aucune manière l’existence d’impacts de tailles différentes
correspondant à des tirs de différents diamètres et de provenances distinctes.
Ils demandaient également que le ministre de la Défense ès-qualité et les
deux soldats soient condamnés solidairement à les indemniser.
Le tribunal se prononça par jugement du 31 juillet 2003. Il considéra que,
compte tenu, d’une part, du contexte particulièrement dangereux au moment
des faits et, d’autre part, du comportement du conducteur de l’Austin, le
militaire français avait légitimement fait usage de son arme pour préserver
sa vie. En tout état de cause, il avait agi dans le cadre de l’exécution d’un
service commandé, ce qui ne saurait être constitutif d’une voie de fait. Le
tribunal conclut qu’il n’appartenait pas aux juridictions de l’ordre judiciaire
de connaître de l’action des requérants et se déclara incompétent, renvoyant
les requérants à mieux se pourvoir.
Les requérants firent appel de cette décision en reprenant les arguments
développés devant le tribunal de première instance.
La cour d’appel de Paris statua par arrêt du 16 décembre 2005. Elle
estima que, à supposer même une mauvaise exécution de l’ordre reçu, en
raison d’une appréciation inexacte du comportement du conducteur du
véhicule, et de l’assimilation erronée de ce véhicule à celui recherché, ces
circonstances auraient été à l’évidence encore susceptibles d’être rattachées
aux pouvoirs appartenant à l’administration et donc exclusives de la voie de
fait. En effet, l’ordre d’interception donné incluait, au vu des conditions
générales d’intervention de la FINUL, la possibilité de tirer en cas de mise
en danger de la vie des soldats chargés de son exécution. La cour d’appel
considéra que cette condition était réalisée dès lors que, selon l’enquête, le
soldat S. risquait d’être renversé par le véhicule en cause, qui était démuni
de sa plaque d’immatriculation avant, qui n’avait pas obéi aux signes clairs
d’avoir à ralentir et s’arrêter et qui continuait à venir vers lui à la même
vitesse. La cour d’appel confirma donc le jugement de première instance.
Les requérants se pourvurent en cassation contre cette décision. Ils
soutenaient que les pouvoirs se rattachant à l’administration dans le cadre
d’une opération spéciale visant à intercepter un véhicule avec un
signalement précis ne lui permettaient pas d’interpeller et d’ouvrir le feu sur
un véhicule ne correspondant visiblement pas à ce signalement ; que les
militaires français avaient reçu l’ordre d’intercepter avec précaution un
véhicule de couleur bleue transportant des personnes armées ; que cet ordre
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DÉCISION ATALLAH c. FRANCE
ne leur permettait pas d’ouvrir le feu sur un véhicule de couleur
distinctement différente ne comptant qu’un seul occupant n’ayant pas tiré
sur eux ; qu’en retenant néanmoins qu’une telle action se rattachait aux
pouvoirs dévolus à l’administration et n’était pas constitutive d’une voie de
fait administrative, la cour d’appel avait violé la loi.
Ils arguaient encore de ce que l’usage de la force par les militaires
agissant dans le cadre de la force intérimaire des Nations-Unies au Liban
supposait une réponse absolument nécessaire et proportionnée à une menace
actuelle ou imminente ; qu’à défaut d’avoir recherché, comme elle y était
tenue et invitée, si le fait pour plusieurs soldats de tirer plusieurs rafales sur
le conducteur du véhicule était absolument nécessaire pour éviter à l’un
d’eux d’être renversé, la cour d’appel qui n’avait pas caractérisé une
situation de légitime défense autorisant l’usage de la force et excluant ainsi
la voie de fait, avait privé sa décision de toute base légale au regard des
articles 2 de la Convention européenne des droits de l’homme, 221-4 du
code pénal et de la résolution 426 /1978 de l’ONU.
Dans son arrêt du 10 mai 2007, la Cour de cassation estima que la cour
d’appel avait conclu à bon droit que le soldat S. avait agi dans le cadre de
l’exécution de l’ordre reçu et que les circonstances de cette intervention, à
supposer même une mauvaise exécution de cet ordre, seraient à l’évidence
encore susceptibles de se rattacher aux pouvoirs de l’administration et donc
exclusives d’une voie de fait. Elle rejeta le pourvoi en estimant que le
moyen n’était pas fondé.
B. Les textes internationaux
L’essentiel des textes concernant l’Organisation des Nations Unies et le
droit des traités (Convention de Vienne) est cité dans les affaires Behrami et
Behrami c. France et Saramati c. France (déc. G.C.), no 71412/01 et
78166/01, 2 mai 2007.
La résolution 521 a été adoptée par le Conseil de Sécurité des Nations
Unies du 19 septembre 1982 :
« Le Conseil de sécurité,
Frappé d’horreur par le massacre de civils palestiniens à Beyrouth,
Ayant entendu le rapport du Secrétaire général à sa 2396e séance
Notant que le Gouvernement libanais a accepté que des observateurs des Nations
Unies soient envoyés aux endroits où les souffrances et les pertes en vies humaines
sont les plus grandes à Beyrouth et aux alentours,
(...)
5. Prie le secrétaire général d’engager d’urgence des consultations appropriées, en
particulier avec le Gouvernement libanais, sur les mesures supplémentaires que le
Conseil de sécurité pourrait prendre, y compris le déploiement éventuel de forces des
Nations Unies, pour aider ce gouvernement à assurer l’entière protection des
populations civiles à Beyrouth et aux alentours et le prie de faire rapport au Conseil
dans les quarante-huit heures ;
DÉCISION ATALLAH c. FRANCE
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6. Souligne que tous les intéressés doivent permettre aux observateurs et aux forces
des Nations Unies établis par le Conseil de sécurité au Liban de se déployer et de
s’acquitter de leurs mandats et, à cet égard, appelle solennellement l’attention sur
l’obligation qui incombe à tous les États membres, en vertu de l’Article 25 de la
Charte des Nations Unies, d’accepter et d’appliquer les décisions du Conseil
conformément à la Charte ;
7. Prie le secrétaire général de tenir le Conseil de sécurité informé de manière
urgente et constante. »
GRIEFS
1. Invoquant l’article 2 de la Convention, les requérants se plaignent de
ce que les autorités ont manqué à leur devoir de protéger la vie de leur mari
et père. Ils exposent que les circonstances du décès de celui-ci démontrent
que, non seulement sa vie a été mise en danger sans vigilance, mais encore
qu’elle a été supprimée par un acte délibéré que rien n’excuse. Ils ajoutent
que, tant le statut de la FINUL que celui d’un militaire du contingent
français excluaient l’usage de la force ; qu’en l’occurrence le recours à la
force n’était pas absolument nécessaire ; qu’en aucun cas le soldat n’a fait
usage de son arme pour préserver sa vie ; que la légitime défense implique
une menace et ne peut être invoquée que si la riposte est proportionnée à la
menace.
2. Sous l’angle de cette même disposition, les requérants se plaignent
également du manque d’enquête effective. Ils contestent l’indépendance des
enquêteurs par rapport aux personnes impliquées, l’effectivité de l’enquête
menée et soulignent que les éléments fournis par l’enquête de la police
militaire de la République libanaise contredisent les conclusions de cette
enquête.
3. Sous l’angle de l’article 6 § 1 de la Convention, les requérants
allèguent ne pas avoir bénéficié d’un procès équitable dans la mesure où les
juridictions internes ont motivé leurs décisions exclusivement sur les
résultats de l’enquête de la brigade prévôtale de Beyrouth.
EN DROIT
1. Les requérants se plaignent principalement du fait que les autorités ont
manqué à leur devoir de protéger la vie de leur mari et père et n’ont pas
mené une enquête effective au sens de l’article 2 de la Convention qui
dispose notamment :
« 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être
infligée à quiconque intentionnellement, (...)
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DÉCISION ATALLAH c. FRANCE
2. La mort n’est pas considérée comme infligée en violation de cet article dans les
cas où elle résulterait d’un recours à la force rendu absolument nécessaire :
a) pour assurer la défense de toute personne contre la violence illégale ; (...) »
Le Gouvernement argue principalement du non épuisement des voies de
recours internes : il soutient que les requérants n’ont pas soulevé ce moyen,
même en substance, devant les juridictions internes. Il ajoute que les
requérants n’ont pas diligenté une procédure pénale ou une procédure
administrative contre l’État, mais seulement une procédure indemnitaire
devant les juridictions civiles, incompétentes pour en connaître.
Les requérants s’opposent à cette thèse.
La Cour estime qu’il n’est pas nécessaire de déterminer si les requérants
ont épuisé les voies de recours internes étant donné que la requête est de
toute façon irrecevable. En effet, bien que le Gouvernement n’ait pas
soulevé d’exception sur ce point, la Cour examinera proprio motu le respect
du délai de six mois (voir Palić c. Bosnie-Herzégovine, no 4704/04, § 48,
15 février 2011, et Gadi c. France, (déc.), no 45533/05, 13 janvier 2009).
La Cour rappelle que cette règle des six mois, prescrite à l’article 35 § 1
de la Convention, a pour objet d’assurer la sécurité juridique et de veiller à
ce que les affaires litigieuses au regard de la Convention soient examinées
dans un délai raisonnable, ainsi que de protéger les autorités et autres
personnes concernées de l’incertitude dans laquelle elles seraient laissées,
du fait de l’écoulement prolongé du temps (voir Bulut et Yavuz c. Turquie
(déc.), no 73065/01, 28 mai 2002, Bayram et Yıldırım c. Turquie (déc.),
no 38587/97, CEDH 2002-III, et Masson c. France, (déc.), no 35801/03,
12 février 2008). La Cour rappelle aussi que, s’il n’existe pas de recours, ou
si les recours disponibles ne sont pas effectifs, le délai de six mois
mentionné à l’article 35 § 1 de la Convention prend normalement naissance
à la date des actes incriminés (voir Hazar et autres c. Turquie (déc.),
nos 62566/00-62577/00 et 62579-62581/00, 10 janvier 2002). Enfin, des
considérations particulières peuvent s’appliquer dans des cas exceptionnels,
lorsqu’un requérant, qui a fait usage d’un recours interne accessible et
disponible, s’est rendu compte ou aurait dû se rendre compte à un stade
ultérieur que certaines circonstances rendaient ce recours ineffectif. En
pareil cas, la période de six mois peut être calculée à partir de cette date
(voir, entre autres, Kraczkiewicz et autres c. Russie (déc.), nos 15120/10,
17883/10 et 13626/11, 5 juillet 2011 ; Bayram et Yıldırım et Bulut et Yavuz,
précités, Paul et Audrey Edwards c. Royaume-Uni (déc.), no 46477/99,
7 juin 2001, et Gadi , précitée).
Dès lors, en cas de décès, les proches requérants sont censés prendre des
mesures pour se tenir au courant de l’état d’avancement de l’enquête, ou de
sa stagnation, et introduire leurs requêtes avec la célérité voulue dès lors
qu’ils savent, ou devraient savoir, qu’aucune enquête pénale effective n’est
menée (Bayram et Yıldırım et Bulut et Yavuz précités et Varnava et autres c.
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Turquie [GC], nos 16064/90, 16065/90, 16066/90, 16068/90, 16069/90,
16070/90, 16071/90, 16072/90 et 16073/90, §§ 161 à 166, CEDH 2009-...).
La Cour a notamment jugé que, tant qu’il existe un contact véritable
entre les familles et les autorités au sujet des plaintes et des demandes
d’information, ou un indice ou une possibilité réaliste que les mesures
d’enquête progressent, la question d’un éventuel délai excessif ne se posait
généralement pas. En revanche, après un laps de temps considérable,
lorsque l’activité d’investigation est marquée par d’importantes lenteurs et
interruptions, vient un moment où les requérants doivent se rendre compte
qu’il n’est et ne sera pas mené une enquête effective. Le point de savoir
quand ce stade est atteint tient forcément aux circonstances de l’affaire
(Frandes c. Roumanie (déc.), no 35802/05, 17 mai 2011).
La Cour note que, lors de son audition par la police militaire libanaise le
24 avril 1983, la première requérante a déclaré se constituer partie civile
contre l’auteur des coups de feu ayant tué son mari.
Elle relève qu’il ne ressort pas du dossier que celle-ci se soit jamais
enquise des suites données à sa déclaration.
De l’avis de la Cour, c’est à partir de ce jour que la première requérante
aurait dû effectuer les démarches nécessaires au plan interne en France ou,
si elle les estimait ineffectives, aurait dû saisir la Cour. A tout le moins, elle
aurait dû le faire suite à la réponse qui lui fut donnée le 21 juin 1995 par le
bureau des dommages de l’armée de terre française qui lui indiqua que la
responsabilité juridique de l’État français n’était pas engagée. En effet, la
requérante ne pouvait raisonnablement attendre de la procédure qu’elle avait
engagée en France qu’elle apporte des éléments donnant un nouvel éclairage
à l’affaire (voir Hackett c. Royaume-Uni (no. 34698/04, (déc.), 10 mai 2005,
Brecknell c. Royaume-Uni, no. 32457/04, §§ 66-67, 27 novembre 2007, et
Williams c. Royaume-Uni, no 32567/06, (déc.), 17 février 2009). Dès lors,
l’écoulement de la période avant la saisine de la Cour le 9 novembre 2007
doit être analysé comme une négligence de la première requérante, puisque
celle-ci n’a en rien démontré l’existence de circonstances spécifiques qui
expliqueraient une telle attente (voir, entre autres, Aydin et autres c.
Turquie (déc.), no 46231/99, 26 mai 2005), et en conséquence, la procédure
civile entamée en mars 2001 ne pouvait interrompre le cours du délai de six
mois.
Dans ces circonstances, la condition de recevabilité relative au respect du
délai de six mois n’est donc pas remplie, la présente requête ayant été
introduite le 9 novembre 2007 (voir, mutatis mutandis, Masson et Gadi,
précitées).
La Cour constate en définitive que cette partie de la requête, soumise
hors délai, est irrecevable de ce chef au titre de l’article 35 §§ 1 et 4 de la
Convention.
2. Les requérants allèguent ne pas avoir bénéficié d’un procès équitable
au sens de l’article 6 § 1 de la Convention. Ils exposent que les juridictions
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internes ont motivé leurs décisions exclusivement sur les résultats de
l’enquête de la brigade prévôtale de Beyrouth. Ils contestent les résultats de
cette enquête et la motivation des décisions rendues.
La Cour rappelle que, si la Convention garantit en son article 6 le droit à
un procès équitable, elle ne réglemente pas pour autant l’admissibilité des
preuves ou leur appréciation, matière qui relève au premier chef du droit
interne et des juridictions nationales (voir, par exemple, García Ruiz
c. Espagne [GC], no 30544/96, §§ 28-29, CEDH 1999-I et E.S c. France
(déc.), no 49714/06, 10 février 2009). Pour autant que les requérants se
bornent à remettre en cause l’interprétation des preuves et des résultats de
l’enquête faite par les juridictions nationales et que la Cour ne décèle pas
d’indice d’arbitraire dans l’appréciation faite par les tribunaux ou dans la
motivation des décisions, il convient de déclarer ce grief manifestement mal
fondé et de le rejeter en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la
Convention.
Par ces motifs, la Cour, à l’unanimité,
Déclare la requête irrecevable.
Claudia Westerdiek
Greffière
Dean Spielmann
Président
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