du Greffier de la Cour CEDH 224 (2015) 30.06.2015 Les autorités ont failli à leurs obligations relatives aux droits d’une patiente hospitalisée Dans son arrêt de chambre1, rendu ce jour dans l'affaire Altuğ et autres c. Turquie (requête no 32086/07), la Cour européenne des droits de l'homme dit, à l’unanimité, qu'il y a eu : Violation de l'article 2 (droit à la vie) de la Convention européenne des droits de l’homme. L’affaire concerne le décès de Mme Keşoğlu à l’âge de 74 ans, suite à une réaction allergique violente à l’administration d’un dérivé de la pénicilline par voie intraveineuse dans un hôpital privé. La Cour a précisé qu’il ne lui appartenait pas de spéculer sur l’éventuelle responsabilité dans le décès de Mme Keşoğlu de l’équipe médicale concernée. Elle a cependant estimé que les autorités n’avaient pas assuré la mise en œuvre adéquate du cadre législatif et réglementaire pertinent, conçu pour protéger le droit à la vie des patients. En effet, ni les experts médicaux, considérant que le décès relevait de l’aléa thérapeutique, ni les juridictions turques ne se sont penchés sur une éventuelle méconnaissance de la réglementation en vigueur par l’équipe médicale (obligation d’interroger le patient ou ses proches sur ses antécédents, de l’informer sur l’éventualité d’une réaction allergique et d’obtenir son consentement pour l’administration du médicament). Principaux faits Les requérants sont onze ressortissants turcs – Mmes Nilgün Altuğ, Gülgün Ertin, Mihriaver Kayakent, Bercis Girtine, Banu Altuğ, Ayşe Evrim Üzel, Tuğba Kayakent, Buğra Atalay, Hande Didem Bender et MM. Erim Enver Ertin et Saruhan Altuğ – nés entre 1947 et 1980 et résidant à Bursa (Turquie). Ils sont les enfants et les petits enfants de Mme Ruhsar Keşoğlu. Le 19 février 2002, se plaignant de maux de ventre et de tension, Mme Keşoğlu s’adressa à un centre médical privé où elle se vit prescrire de l’ampicilline, un médicament à base de pénicilline. Immédiatement après l’injection intraveineuse de ce produit, elle subit un arrêt cardiaque. Après avoir été réanimée, elle fut transférée en urgence à l’hôpital de la faculté de médecine de l’université d’Uludağ, où elle décéda le 25 février 2002 malgré les soins qui lui furent prodigués. Les proches de la défunte engagèrent une procédure pénale en 2002. Ils déposèrent une plainte pour homicide involontaire et négligence dans l’exercice de leurs fonctions à l’encontre de l’établissement, ainsi que du médecin et de l’infirmière qui s’étaient occupés de Mme Keşoğlu. Ils soutenaient notamment avoir informé l’équipe médicale de son allergie à la pénicilline. L’institut de médecine légale rendit son rapport le 23 septembre 2002, s’appuyant sur des documents médicaux et une autopsie du corps de la défunte après exhumation. Il concluait que l’injection de pénicilline avait causé la mort et qu’aucune responsabilité ne pouvait être retenue à l’encontre de l’équipe médicale, puisque des réactions mortelles à la pénicilline pouvaient survenir à la suite de la simple répétition d’un traitement déjà engagé ou même seulement de l’injection d’une dose-test. Cette conclusion fut reprise dans l’expertise du Conseil supérieur de la santé ordonnée dans le cadre du 1 Conformément aux dispositions des articles 43 et 44 de la Convention, cet arrêt de chambre n’est pas définitif. Dans un délai de trois mois à compter de la date de son prononcé, toute partie peut demander le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre de la Cour. En pareil cas, un collège de cinq juges détermine si l’affaire mérite plus ample examen. Si tel est le cas, la Grande Chambre se saisira de l’affaire et rendra un arrêt définitif. Si la demande de renvoi est rejetée, l’arrêt de chambre deviendra définitif à la date de ce rejet. Dès qu’un arrêt devient définitif, il est transmis au Comité des Ministres du Conseil de l’Europe qui en surveille l’exécution. Des renseignements supplémentaires sur le processus d’exécution sont consultables à l’adresse suivante : http://www.coe.int/t/dghl/monitoring/execution. procès pénal, qui se termina par la constatation de la prescription de l’action publique (après deux décisions de relaxe des accusés). Les requérants avaient également engagé une procédure civile en 2002, à l’issue de laquelle ils furent déboutés de leur demande d’indemnisation, sur la base des rapports d’expertise utilisés dans la procédure pénale. Griefs, procédure et composition de la Cour Invoquant l’article 2 (droit à la vie), les requérants se plaignaient du décès de leur mère/grand-mère, alléguant en particulier que l’équipe médicale n’avait pas respecté les obligations légales leur incombant et consistant à effectuer une anamnèse (interrogatoire du patient ou de ses proches sur ses antécédents et éventuelles allergies), à informer le patient sur l’éventualité d’une réaction allergique et à obtenir son consentement pour l’administration du médicament. La requête a été introduite devant la Cour européenne des droits de l’homme le 19 juillet 2007. L’arrêt a été rendu par une chambre de sept juges composée de : András Sajó (Hongrie), président, Işıl Karakaş (Turquie), Nebojša Vučinić (Monténégro), Helen Keller (Suisse), Paul Lemmens (Belgique), Robert Spano (Islande), Jon Fridrik Kjølbro (Danemark), ainsi que de Abel Campos, greffier adjoint de section. Décision de la Cour Article 2 Il n’y a pas de controverse entre les parties sur l’existence en Turquie d’un cadre législatif et réglementaire imposant aux professionnels de santé de tous les hôpitaux, qu’ils soient privés ou publics, une obligation d’information du patient et d’obtention de son consentement au traitement envisagé. La contestation des requérants porte sur la capacité du système judiciaire à vérifier le respect de ces obligations par l’équipe médicale et à en sanctionner l’éventuelle méconnaissance. La Cour relève que les requérants ont eu recours à deux procédures, l’une pénale et l’autre civile, pour faire valoir leurs droits. La première s’est soldée par une décision constatant la prescription de l’action publique. Quant à la seconde, elle s’est achevée par une décision déboutant les intéressés de leur demande d’indemnisation, au vu de trois rapports d’expertise considérant en substance que le décès de leur proche relevait de l’aléa thérapeutique et que l’équipe médicale n’avait commis aucune erreur. Or aucune des décisions de justice rendues ni aucun des rapports obtenus dans le cadre des diverses procédures n’aborde, ou du moins ne traite de façon satisfaisante, l’argument principal des requérants selon lequel l’équipe médicale n’aurait pas interrogé Mme Keşoğlu - ou ses proches - sur ses antécédents médicaux dans le cadre d’une anamnèse, ni informé l’intéressée des éventuels risques du traitement à la pénicilline, et n’aurait pas obtenu son consentement, tout cela au mépris de la législation et de la réglementation en vigueur. Les juridictions ne se sont pas penchées sur cette question du respect de la réglementation par l’équipe médicale malgré les multiples demandes en ce sens des requérants et alors même qu’il 2 s’agissait d’un argument sinon décisif, du moins très important pour la solution du litige et qui exigeait donc une réponse spécifique et explicite de la part des tribunaux. S’il n’appartient pas à la Cour de spéculer sur l’éventuelle responsabilité de l’équipe médicale et sur ce qu’aurait été l’issue des procédures en cause si cette question avait été examinée, il est sûr que lesdites procédures ont manqué de l’effectivité requise pour assurer la mise en œuvre adéquate du cadre législatif et réglementaire conçu pour protéger, en l’espèce, le droit à la vie de Mme Keşoğlu. En outre, la Cour observe que les personnes de l’équipe médicale mises en cause ont livré des récits très différents des événements en question et que les tribunaux ne semblent pas avoir cherché à établir de manière aussi précise que possible l’enchaînement des faits ayant conduit au décès de la proche des requérants. Dès lors, les autorités n’ont pas fourni aux requérants une voie de recours efficace respectant les garanties procédurales inhérentes à l’article 2 de la Convention. Il y a donc eu violation de cette disposition. Satisfaction équitable (Article 41) La Cour dit que la Turquie doit verser aux requérants 20 000 euros (EUR) pour dommage moral et 1 650 EUR pour frais et dépens. L'arrêt n’existe qu’en français. Rédigé par le greffe, le présent communiqué ne lie pas la Cour. Les décisions et arrêts rendus par la Cour, ainsi que des informations complémentaires au sujet de celle-ci, peuvent être obtenus sur www.echr.coe.int . 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