la parole. Pour Alcandre, le théâtre est essentiellement un acte de langage (« Leurs vers font
leurs combats, leur mort suit leurs paroles », v. 1621) et l’Annoncier de Claudel décrit moins
les constellations qu’il ne les fait surgir à l’imagination. La mise en abyme du théâtre porte
aussi sur son pouvoir cathartique. Pridamant est une des figures récurrentes du spectateur naïf
dans les pièces du XVIIème siècle. Relais du spectateur de L’Illusion comique, il est
l’incarnation sur scène de l’illusion théâtrale, qui consiste pour le personnage à « prendre pour
vrai ce qui n’est que feinte » (v. 1623). Il éprouve terreur et pitié devant « la triste fin d’une
pièce tragique » (v. 1633). Ainsi tous les éléments de la catharsis sont réunis dans cet extrait.
On pouvait cependant montrer les limites de cette incarnation puisque Pridamant est aussi un
père qui, dans sa décision de rejoindre son fils dans la mort, résiste à la purgation des
passions, interrompant ainsi le processus cathartique. Pridamant doit donc découvrir son statut
de spectateur – deuxième temps de l’extrait proposé – pour parvenir au terme de la maïeutique
conduite par Alcandre. Dans l’extrait du Soulier de satin, le spectateur est moins conduit que
chahuté, rabroué par l’Annoncier. Les images des « religieuses écroulées » et du Père Jésuite
« attaché », si elles entrent dans un dispositif cathartique, c’est en cohabitant paradoxalement
avec le grandiloquent et l’humour – l’héroï-comique ? -, comme si l’exubérance et le
stéréotype avaient une vertu provocatrice. Avec cet anti-prologue, le spectateur est embarqué
dans un chaos énonciatif, fait de ruptures de registres et de tons, sans aucune assurance
concernant le lieu, le temps et l’intrigue, mais comme préparé de la sorte au caractère déceptif
et sublime de la pièce. Avec les dernières phrases du texte, la déconstruction de l’illusion,
cette désillusion nécessaire, devient, comme chez Corneille, une caution de l’illusion même.
Un enjeu éthique. Corneille et Claudel proposent tous deux une méditation sur la
leçon de vérité que procure l’illusion théâtrale. En réactivant des topoï tout d’abord, qui
servent une interprétation allégorique du propos, Ainsi la roue de la Fortune est-elle
convoquée par Alcandre pour mettre les revirements de l’existence au service d’une
rhétorique de la consolation et pour préparer le retournement ironique de la situation dans la
suite du texte. Plus profondément, c’est le topos du theatrum mundi qui, dans les deux
extraits, assimile la vie à un théâtre, que ce soit dans la perspective profane de Corneille pour
qui le comédien figure la condition humaine ou dans celle, théologique, de Claudel qui
installe son « drame » sur « la scène » du « monde », s’inspirant ainsi ouvertement du Grand
Théâtre du Monde de Caldern. Les deux extraits constituent aussi des moments de révélation
où l’illusion prend une valeur heuristique. L’Illusion comique présente une révélation
progressive du mystère : de l’erreur à la vérité, en passant par l’incrédulité et l’étonnement. Le
dispositif de l’illusion et sa mise en abyme servent la maïeutique opérée par Alcandre qui
débouche non seulement sur l’éloge du théâtre, mais aussi sur une allégorie de la vie humaine
pacifiée : « Le traître et le trahi, le mort et le vivant / Se trouvent à la fin amis comme
devant » (v. 1223-12224). Marc Fumaroli résume la leçon de L’Illusion comique en ces
termes : « Le théâtre est une école d’humanisme et d’humour »1. Vérité humaniste chez
Corneille, vérité mystique chez Claudel. Les paroles rapportées du Père Jésuite, données
comme texte à dire, participent de la métathéâtralité tout en requalifiant soudain l’illusion à
laquelle les dernières paroles de l’Annoncier nous somment d’adhérer. Ces trois dernières
propositions introduisent à la vérité poétique et religieuse de l’œuvre, cosmique et comique
tout à la fois. Corneille, Claudel : du mystère révélé au mystère annoncé.
1 Marc Fumaroli, Héros et orateurs. Rhétorique et dramaturgie cornéliennes, Droz, Coll. « Titre courant »,1996,
p. 286.