stefan chaplikov piano - Conservatoire de Paris

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« Schumann – Brahms » de Plovdiv, Premier prix au
Concours International Rubinstein de Paris ainsi
qu’au Concours International « Gradus ad
Parnassum » ; Deuxième Prix au Concours
International « Albert Roussel », Sofia.
En 2006, il achève brillamment ses études à l’École
nationale de musique Dobrine Petkov à Plovdiv et
reçoit le prestigieux prix du même nom.
Il a participé aux master-classes de nombreux
maîtres, parmi lesquels Éric Heidsieck, Yuri Boukoff,
Jean-Claude Vanden Eynden, John Perry, Dmitri
Bashkirov et Idil Biret.
Étudiant depuis 2006 au Conservatoire de Paris
dans la classe de piano de Michel Béroff
(professeurs-assistants : Denis Pascal et Éric
Lesage), il y obtient en 2009 son diplôme de
premier cycle, mention Très Bien. La même année,
il intègre le Master de piano dans la classe de Michel
Béroff (professeur-assistant : Marie-Josèphe Jude).
Dans le cadre de son cursus de musique de
chambre, il bénéficie des conseils de Daria Hovora.
En juin 2011, il termine le deuxième cycle du
Conservatoire avec mention Très Bien.
Il s’est perfectionné dans différentes académies de
musique comme Encuentro de Música y Academia
Santander 2009, Espagne, où il travaille avec Fou
Ts’ong et Claudio Martinez Mehner, à l’Académie de
Musique de Lausanne 2011 avec Pierre Amoyal et
Bruno Canino, et en 2012 il est invité au Banff
Centre, Canada, où il participe aux master-classes
de John Perry et James Anagnoson.
STEFAN CHAPLIKOV
PIANO
Né en 1988 à Plovdiv, Bulgarie, Stefan Chaplikov
fait en 1999 ses débuts à Sofia comme soliste de
l’ensemble de chambre « Les solistes de Sofia »
avec le concerto en ré mineur de J. S. Bach.
Entre 1996 et 2006, il est lauréat des nombreuses
concours internationaux : Grand prix au Festival
International de Piano, Portland (USA), au Concours
International de Varna, au Concours International
COLLECTION JEUNES SOLISTES STEFAN CHAPLIKOV BRAHMS, VARIATIONS
1
En musique il faut le comprendre de façon plus
précise. Pour qu’il y ait variation d’une substance
thématique, il faut aussi qu’il y ait permanence de
certains attributs de cette substance, sans quoi la
variation devient simple succession et la cohérence
de l’ensemble se borne à un simple cheminement
temporel. Pour qu’il y ait variation il faut donc que la
mémoire de certaines caractéristiques, mélodiques,
métriques ou harmoniques soit décelable à
l’audition. En d’autres termes, la variation est en
quelque sorte la nature même de la composition,
si l’on entend cette dernière comme la manière
d’agencer un ou des matériaux musicaux de façon
à ce que chacun des moments de la forme ainsi
obtenue renvoie à un ou plusieurs autres moments
de la même forme. C’est pourquoi elle se retrouve
depuis des siècles dans la musique occidentale :
une fugue, un canon, un développement portent
en eux le principe même de la variation et il n’est
donc pas étonnant que cette dernière se rencontre
à la fois dans la polyphonie médiévale et renaissante
(on pense par exemple au cantus firmus de la
liturgie du Moyen Âge – paradigme mélodique sur
lequel s’édifiait une polyphonie – ou aux pièces
polyphoniques de Claude Lejeune), mais aussi
chez les instrumentistes et chanteurs des xvıe et
xvııe siècles, pour lesquels la variation était un
moyen de briller face à l’auditeur par l’ajout
d’ornements virtuoses et raffinés – doubles et
diminutions. Les airs de Michel Lambert (1661 et
1689) ou The Harmonious Blacksmith d’Haendel en
sont les parfaits exemples, mais on pourrait très
bien citer également les Variations sur des airs
anglais de Byrd (1591) ou bien encore le second livre
de Toccate de Frescobaldi (1637). Mais la variation,
dans l’idée d’un processus de composition, est
encore trop proche de l’idée et d’une pratique de
l’improvisation.
C’est avec les organistes que le procédé va
dépasser la simple diminution et on trouve bientôt
un véritable travail thématique qui cristallisera
bientôt ce que nous appellerons la forme-variation,
incontestable archétype formel de l’organisation du
matériau musical – qu’on pense par exemple aux
passacailles de Buxtehude ou de Bach, dont le
sommet en la matière restera les fameuses
Variations Goldberg écrites pour le clavecin. C’est
de cette époque qu’apparaissent ces pièces
présentant un thème suivi d’une série de variations,
et dont le tout constitue un ensemble unitaire.
Cependant les compositeurs de la seconde
moitié du xvıııe siècle vont délaisser ce côté
contrapuntique tant travaillé par leurs
prédécesseurs et traiter la variation davantage
dans l’esprit léger de l’ornementation, comme le
faisaient les chanteurs et instrumentistes des
xvıe et xvııe siècles : ce sera le cas de Haydn, Mozart,
mais aussi Pleyel ou Eckaert. C’est véritablement
avec Beethoven qu’on peut parler
BRAHMS,
VARIATIONS
INTRODUCTION
Le statut de l’interprète subit actuellement une
évolution déterminante et l’instrumentiste formé
au Conservatoire n’est plus seulement le virtuose
qui compose son répertoire en vue d’ébahir le
public par ses prouesses digitales. Il est aussi une
figure intellectuelle qui réfléchit sur le sens des
œuvres, sur sa propre démarche, sur l’orientation
de son répertoire et en ce sens on peut admettre
qu’il « compose » également. Vus depuis cette
perspective, les choix de Stefan Chaplikov quant au
programme de cet enregistrement méritent d’être
placés à la lumière des interrogations qui les ont fait
naître. Le choix d’une forme unique, la variation, et
à plus forte raison d’un seul compositeur, Johannes
Brahms, pose au moins une question essentielle, à
savoir celle de l’évolution d’un type de forme
musicale chez un auteur donné. Car voilà le
problème conceptuel auquel nous confronte le
pianiste, et auquel il nous offre une réponse
sensible : comment, entre 1854 et 1861, Brahms
va-t-il s’intéresser à ce cadre spécifique de
l’organisation du matériau musical qu’est la
variation, le faire évoluer, et qu’est-ce que cela
révèle de l’évolution des préoccupations
compositionnelles de l’auteur ? C’est sans aucun
doute la question que s’est posée l’interprète de ces
pièces, et c’est donc par ce biais que nous tenterons
d’en percer une partie du sens – et une partie
seulement, l’analyse d’une œuvre étant impuissante
à en épuiser les significations totales. Exercice
toujours périlleux que celui de parler du sens de la
musique, quand celle-ci est par nature un support
donc le caractère est en définitive objectivement
insaisissable.
LA FORME « VARIATION »
Lorsque Brahms, en 1854, écrit ses premières
variations, la forme n’en est pas à ses balbutiements,
elle traîne déjà derrière elle un héritage lourd de
sens. Mais qu’entend-on exactement par variation et
par forme-variation ? Le problème posé par le terme
« variation » vient du fait que celui-ci est très
souvent entendu dans son sens large, c’est-à-dire
comme la faculté d’apporter du changement. Le
simple fait de modifier un objet dans son
déroulement temporel suffirait donc à le varier.
COLLECTION JEUNES SOLISTES STEFAN CHAPLIKOV BRAHMS, VARIATIONS
2
de l’épanouissement de la forme-variation, et à sa
suite viendra, tout au long du xvıııe siècle, une
pléthore de compositeurs dont les plus connus sont
Mendelssohn, Chopin, Heller, Thalberg, Schumann,
et surtout celui qui a intéressé Stefan Chaplikov
dans cet enregistrement : Johannes Brahms.
est déjà chargé lorsque Brahms s’en empare. Au
niveau structurel, il est parfaitement symétrique
(une mélodie de 8 mesures variée pendant
8 mesures et reprise pendant 8 mesures). Sa
formulation mélodique est extrêmement sobre, et
quand on observe la manière avec laquelle le tout
est harmonisé, on se rend compte que le thème est
déjà variation harmonique en soi : la même phrase
mélodique est en effet harmonisée de trois façons
différentes (tonalité principale de fa dièse mineur,
tonalité relative de la majeur et emprunt au ton
voisin de si mineur dans sa réexposition). Ainsi
Brahms s’empare d’un matériau qui reflète déjà la
structure entière de l’œuvre à bâtir, au moins dans
son principe mélodico-harmonique. Par ailleurs les
références dont il est déjà chargé ne peuvent être
passées sous silence : Brahms avait fait
connaissance des Schumann durant l’été 1853, et
cela avait été le début d’une grande et profonde
amitié avec le couple d’artistes. C’est la raison pour
laquelle cette œuvre, dédiée à Clara Schumann (les
variations 10 et 11 ont d’ailleurs été composées les
dernières, deux mois après toutes les autres, le
12 août 1854, jour de la Sainte Clara!) tire son thème
du premier Albumblatt op. 99. Par ailleurs il est
amusant d’observer que la variation 9 est une
paraphrase du deuxième Albumblatt et que la
trente-cinquième mesure de la variation 10
commence par le « Thème de Clara Wieck » des
Impromptus op. 5l ! Le thème de l’op. 9 possède
donc deux caractéristiques essentielles : une
structure élémentaire dans sa forme et son
matériau, ainsi que la mémoire d’un modèle musical
cher au compositeur. Concernant ce modèle, nous
venons de voir que Brahms s’en servira pour
multiplier (varier?) les références. Ces multiples
clins d’œil aux Schumann doivent être entendus
ainsi : puisque Robert fournit la substance
thématique et que Clara est la destinataire,
pourquoi ne pas varier également les allusions
qui leur sont faites ? Clara avait d’ailleurs déjà
composé des variations sur ce thème. Mais ce qui
nous paraît être le plus significatif, c’est la manière
avec laquelle est varié ce thème. Deux points nous
paraissent intéressants à préciser au cours de
ces 16 variations :
- d’abord celles-ci ne coïncident pas strictement
avec la structure formelle et l’harmonisation du
thème, mais sont développées librement avec la
mélodie de celui-ci. En cela, elles suivent la trace du
Schumann des Études Symphoniques. Par ailleurs,
comme pour Schumann, les variations exploitent
des tonalités différentes et non la simple opposition
majeur/mineur comme l’auteur le fera plus tard
assez régulièrement. En fait, c’est l’hommage rendu
au couple d’amis qui importe à Brahms : en
multipliant les allusions, les citations, il varie à la fois
le thème et la mémoire dont celui-ci est chargé,
Nous pouvons saluer cet enregistrement à plus
d’un titre. Au-delà de ses qualités techniques
prodigieuses et de la sûreté de ses positions
esthétiques, Stefan Chaplikov nous off re en effet
deux présents inestimables. D’abord, il éclaire
d’une vision nouvelle un répertoire peu connu et
peu fréquenté par les pianistes, malgré l’intelligence
et la beauté sonore de ses formes : nous pensons là
aux deux pièces de l’op. 21, que l’on a que trop
rarement l’opportunité d’entendre au concert ou
en disque. Mais surtout il nous permet d’apprécier,
dans un cadre temporel et esthétique relativement
condensé (celui de la forme-variation, chez Brahms,
entre 1854 et 1862), les différentes manières et les
différentes réponses que propose le compositeur
à ce qu’il considère être le « problème » de la
variation comme modèle de forme musicale. Ainsi,
la forme-variation pourra-t-elle s’éprouver aussi
bien au niveau microscopique de l’œuvre en tant
que forme fermée et autonome, qu’au niveau
macroscopique du groupe d’œuvres élaborées sur
quelques années selon un même principe de base.
À un niveau supérieur, et dans un effet de mise en
perspective tout à fait légitime, il s’agira donc de
savoir comment Brahms varie – ou pas – cette
forme-variation au fur et à mesure de sa plongée au
cœur de la question posée par ce paradigme formel.
Ce qui suit n’est pas un exposé technique
complexe ; bien au contraire, nous nous efforcerons
d’aller à ce qui nous semble être l’essentiel dans ce
groupement d’œuvres, et de traiter de points qui
sont directement perceptibles par l’auditeur. Aussi
faut-il prendre les quelques lignes qui suivent
comme une manière de guider l’écoute à certains
moments-clés de l’œuvre et d’en préciser les enjeux
compositionnels en plaçant des repères
chronologiques et en rappelant des références qui
nous ont semblées légitimes.
LES VARIATIONS OP. 9
Partant de la définition dont nous avons convenu
quant à la forme-variation, il faut en premier lieu
s’interroger sur le choix des thèmes variés par
Brahms. Ont-ils les mêmes caractéristiques ?
Qu’impliquent les qualités de leurs attributs ?
Y a-t-il un modèle de thème à varier ? Le thème
de l’op. 9, choisi en 1854 par le jeune compositeur
alors à peine âgé d’une vingtaine d’années, est
absolument exemplaire à la fois dans son matériau,
sa forme mais aussi dans la mémoire de laquelle il
COLLECTION JEUNES SOLISTES STEFAN CHAPLIKOV BRAHMS, VARIATIONS
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d’une façon dont se souviendra la postmodernité
des années 1980-1990 dans sa manière de multiplier
les références.
- mais surtout le jeune compositeur fait preuve
d’une science de l’écriture très impressionnante
pour son jeune âge. Les ressources contrapuntiques
employées tout au long des variations révèlent une
connaissance approfondie des procédés dont usait
le Bach des Variations Goldberg. Dans la dixième
variation, à partir de la mesure 17, la basse du thème
est employée dans l’aigu comme mélodie, et c’est
son propre renversement qui est utilisé comme
basse, pendant que les doubles-croches des parties
intermédiaires reprennent en diminution la mélodie
du thème initial. La huitième variation introduit un
canon à l’octave, la quatorzième un canon à la
seconde et la quinzième un canon à la sixte. Ou
encore la dixième variation, dans laquelle la mélodie
est employée comme canon de l’inversion : à
chaque intervalle descendant de la main droite
correspond un intervalle ascendant de la main
gauche, et vice versa, pendant que les parties
intermédiaires répètent le thème diminué. En bref,
nous sommes face à une maîtrise totale de l’écriture
pianistique, de la science contrapuntique et on peut
avancer que ces variations vont bien au-delà de
l’écriture des trois sonates pour piano écrites
précédemment.
variations. Les moins nombreuses sont les
meilleures, à condition, bien entendu, que tout ce
qui peut être dit soit dit. C’est là que réside le grand
écueil du genre...les variations ne doivent jamais
perdre de vue leur prétexte et leur but : c’est là une
évidence dont on oublie trop facilement aujourd’hui
la nécessité. Et pour cela, il est indispensable de
choisir un thème dont la basse ait un poids solide :
la basse est, à mon sens, plus importante que la
mélodie elle-même. C’est elle qui est le véritable
guide, et aussi le contrôle de la fantaisie... ».
LES PIÈCES OP. 21
Ces préceptes-là vont-ils se retrouver dans ce que
l’on peut considérer comme le deuxième cycle de la
variation chez Brahms, à savoir les deux pièces de
l’op. 21, composées entre 1857 et 1861. Le thème
original de l’op. 21 n° 1 est intéressant en ce sens
qu’il est écrit par Brahms lui-même. On peut donc
supposer qu’il représente pour son auteur le type
même de matériau musical dont les caractéristiques
le rendraient idéal à varier. Comment se
présente-t-il ? Au niveau de la forme, on retrouve
une structure binaire à reprise de type AABB,
dont la symétrie est compensée par le fait que
chaque partie se divise en deux phrases de chacune
4 et 5 mesures. Au niveau mélodique, les phrases se
déploient sur un ambitus très large ;
harmoniquement, on peut remarquer l’opposition
des deux parties : dans la première, les fonctions
harmoniques sont relativement simples (malgré une
densité polyphonique très touff ue), la seconde
partie quant à elle suit un parcours tonal sinueux
(ton homonyme de ré mineur, son relatif fa majeur,
ton voisin de la majeur avant de retourner au ré
majeur initial). On est donc en présence d’un thème
complexe, aussi bien dans sa structure qui refuse
l’équilibre binaire (neuf mesures à chaque fois) que
dans sa présentation mélodique (ambitus) et
harmonique (parcours tonal déjà complexe). Nous
sommes donc à l’opposé du thème de Schumann
(mis à part peut-être concernant la forme très
ramassée de sa mélodie), ce qui montre comment,
en un laps de temps très court – à peine deux
années, Brahms s’emploie à développer et
renouveler ses conceptions. Mais qu’en est-il des
onze variations qui suivent ?
Si Brahms conserve souvent la structure périodique
et les harmonies du thème, ses variations sont
pourtant traitées encore une fois très librement,
davantage dans le style de la grande variation
amplificatrice beethovénienne. Il avait pour
habitude d’appeler ces onze variations ses
« variations philosophiques » : en effet, on y
rencontre en permanence la prééminence de la
construction architectonique au détriment de la
séduction immédiate, ce qui explique peut-être
Dès son premier essai, on remarque donc que
malgré la nouveauté de cette forme pour le
compositeur, celui-ci y semble totalement à l’aise.
Il paraît aussi important d’ajouter que le rôle assigné
à la basse dans cette œuvre est essentiel. Le
musicologue Victor Luithlen a établi en 1927 une
typologie des variations dans ses études consacrées
à Brahms. Pour lui, il existe quatre types de
variations possibles :
- les variations mélodiques : déterminées par la
prégnance de la mélodie du modèle ;
- les variations sur basse : basse thématique
particulièrement saillante ;
- les variations harmoniques : importance accordée
aux harmonies du thème ;
- les fantaisies-variations : se distancent des
harmonies et de la forme thématique tout en
exploitant une structure mélodique ou un motif issu
du modèle.
Ici, outre la présence indiscutable du quatrième
modèle, on peut aussi noter l’importance du
deuxième. Cela renvoie à une remarque du
compositeur lui-même qui affirmait : « Les
compositeurs d’aujourd’hui savent rarement
choisir un thème approprié et permettant un
développement intéressant du point de vue de la
technique instrumentale comme de la pensée
musicale....la difficulté consiste à domestiquer son
imagination. On a toujours tendance à multiplier les
COLLECTION JEUNES SOLISTES STEFAN CHAPLIKOV BRAHMS, VARIATIONS
4
aussi leur succès mitigé au moment de la période
du Sturm und Drang, où les effets étaient légions.
Comme dans l’op. 9, l’élément contrapuntique est
présent, par exemple dans la cinquième variation
qui consiste en un canon en mouvement contraire,
la ligne inférieure étant l’inversion de la ligne
supérieure. D’une façon générale, cet opus se
rattache dans la manière au précédent, bien que
les deux thèmes qui servent de substance aux
variations soient profondément opposés dans leurs
attributs.
LES VARIATIONS OP. 24
Cela va se vérifier dans les vingt-cinq variations et la
fugue de l’op. 24, composé entre 1862 et 1863. Le
thème est emprunté à une Aria des trois Leçons
pour clavecin que Haendel avait composées pour
les filles du Prince de Galles (il avait d’ailleurs
lui-même déjà composé cinq variations à partir de
ce thème). Comme dans l’op. 9, ce thème est
ramassé et extrêmement simple dans tous ses
paramètres : unité mélodique, simplicité
harmonique (enchaînements de toniques et de
dominantes dans la tonalité principale puis dans la
tonalité de la dominante), forme symétrique et
équilibrée (AABB avec 4 mesures par partie).
L’unique élément de variété vient de
l’harmonisation, qui se fait sur des renversements
différents de l’accord à chaque fois, épuisant
presque en quelques mesures toutes ses possibilités
de présentation.
Comme dans l’op. 21 n°2, on retrouve un respect
absolu des structures périodiques, harmoniques et
mélodiques dans la majorité des variations. La
science contrapuntique de l’op. 9 et de l’op. 21 n°2
est poussée encore davantage ici. En effet Brahms
s’est plu à terminer l’œuvre par une fugue d’une
dimension imposante. Si le procédé n’est pas
nouveau (on le trouve notamment chez Beethoven,
dont Brahms admirait et connaissait l’œuvre au plus
haut degré), il fait certainement référence au fait
qu’Haendel lui-même avait déjà « osé » introduire
une forme à l’intérieur d’une autre ; en effet, c’est
bien lui qui avait inséré le procédé de la variation
dans la suite classique. Par ailleurs, dans les
dimensions, sa carrure et sa puissance (l’écriture
pianistique acquiert dans la pièce une dimension
orchestrale par son ampleur et les procédés
techniques qu’elle met en jeu), l’œuvre est
intimement liée à celle du vieux maître. Encore une
fois, il s’agit de valoriser ce qui fait la substance du
thème varié. Et ici il s’agit, bien sûr, de l’art
d’Haendel. Par ailleurs, concernant la fugue, on ne
peut qu’être admiratif de sa réalisation : celle-ci
épuise en effet toutes les possibilités
contrapuntiques possibles : diminutions,
augmentations, renversements, récurrences...
L’op. 21 n°2, avec ses treize variations et finale, a
pour base un thème populaire hongrois, et ici
Brahms décale encore une fois la problématique de
composition, puisqu’à une structure
mélodico-harmonique très sommaire, répond une
structure métrique complexe : le thème se
décompose en effet en une alternance de mesures
à 3 temps et de mesures à 4 temps, ce qui est assez
rare à l’époque pour mériter d’être souligné.
Les variations s’articulent quant à elles autour de la
mélodie, qui est tour à tour transmise aux
différentes voix, transposée ou agrémentée de
notes de passage. Elle reste cependant
parfaitement identifiable dans chaque variation.
Nous changeons donc ici complètement de modèle
de forme. Pour quelles raisons ? Est-ce la nature
même du thème, populaire, qui exige ce
traitement ? Nous pensons en effet que ce qui fonde
son intérêt, c’est la joie du chant associée à la
dissymétrie métrique. Grâce à ce revirement dans
l’écriture de Brahms, on comprend mieux quel est
le sens de la forme à variations chez lui. Il s’agit de
varier, certes, mais tout en valorisant les attributs
essentiels de la substance thématique. Le thème de
l’op. 9 emprunté à Schumann multipliait les clins
d’œil et les références, le thème original, délicat
dans son cheminement métrique et
mélodico-harmonique, développait des variations
dont le matériau et la structure étaient extrêmement
complexes. C’est pourquoi ce thème populaire, qui
est la manifestation d’un chant exalté, est varié de
façon à mettre en valeur systématiquement cet
idéal mélodique. Le sens de la forme variation chez
Brahms éclate donc ici dans toute sa clarté : il s’agit,
en développant dans de courts épisodes des
attributs choisis du thème initial, de mettre en
valeur ce qui fait la substance même de ce thème –
respectivement la mémoire, la construction
architectonique et glorification mélodicorythmique. Ce sera encore le cas dans les célèbres
Variations sur un thème de Paganini pour piano seul
(deux cahiers) composées en 1863 : même si l’on y
retrouve quelques-uns des procédés chers à l’auteur
– nécessité de l’appropriation du thème, possibilités
de développement symétrique qu’il garantit,
importance de la basse harmonique – l’essentiel est
que circule à l’intérieur des variations ce qui fait la
substance première du thème initial : la virtuosité.
COLLECTION JEUNES SOLISTES STEFAN CHAPLIKOV BRAHMS, VARIATIONS
LES AUTRES VARIATIONS
Nous avons abordé fugitivement les variations
écrites sur un thème de Paganini. Il semble bien que
le Thème et variations op. 18 ait été écrit davantage
dans cet état d’esprit : les structures métriques et
tonales sont respectées scrupuleusement et chaque
variation aborde un élément technique ou type
d’écriture pianistique bien particulier. Il est
seulement intéressant de remarquer que le thème
utilisé a encore une fois une nature différente (il a
été écrit par le compositeur, mais pour une autre
œuvre – deuxième mouvement du Sextuor op. 18)
5
et que le traitement de ses variations suit un
chemin différent des autres œuvres que nous
venons d’observer.
Notons également que la variation se retrouvera
dans de nombreuses autres œuvres de Brahms,
même quand celles-ci ne portent pas le nom de
thème et variations : ainsi de la chaconne de la
Passacaille finale de la Quatrième Symphonie, de
certains Lieder (où la succession des strophes est
traitée dans l’esprit de la variation), ainsi que des
sonates pour piano (deuxième mouvement de la
Sonate pour piano op. 1, avec quatre variations
simples dans l’esprit populaire, deuxième
mouvement de la sonate pour piano en fa dièse
mineur op. 2, dans laquelle le thème est traité très
librement dans les variations).
JOHANNES BRAHMS (1833-1897)
1. Variationen über ein Thema
von G. F. Händel op. 24 25‘31
2. Variationen über ein eigenes Thema
op. 21 n°1 17‘01
3. Variationen über ein Thema
von Robert Schumann op. 9 16‘47
4. Variationen über ein ungarisches Lied
op. 21 n° 2 6‘45
5. Thema mit Variationen
(Klavierfassung des Variationensatzes
aus dem Streichsextett op. 18) 9‘58
CONCLUSION
Durée totale 76’01
Ce qui se joue dans la succession formée par ces
cycles de variations, ce n’est donc pas la naissance
d’une forme – puisque celle-ci préexiste à l’œuvre
de Brahms – mais le développement de celle-ci à
un degré jusqu’alors inexploré. Diversité de nature,
de forme et de caractère des thèmes choisis,
diversité dans le traitement de leurs variations :
on voit à l’œuvre une pensée musicale, qui se
construit intelligemment et patiemment dans
cette succession. Cela nous permet d’apercevoir
la relation qui se tisse au fil du métier entre un
compositeur et les formes musicales qu’il aborde,
et qui sont pour lui un moyen d’exprimer à la fois
son métier – nous pensons ici à l’artisanat
contrapuntique ultra-raffiné de certaines
variations – et des conceptions esthétiques
puissantes – mémoire qu’entretient une forme
musicale avec le passé, idée d’une substance
thématique qui agirait en tant que moteur de
la variation de ses attributs... Soyons donc
reconnaissants à Stefan Chaplikov d’avoir
pensé ce programme et de nous révéler
grâce à sa cohérence des liens qui n’auraient
peut-être jamais pu être pensés sans le secours
de son interprétation.
Pierre-Arnaud Le Guérinel
Premier prix de piano et de formation musicale
au CRR de Boulogne-Billancourt, lauréat de concours
internationaux, premier prix d’analyse et d’histoire
de la musique au Conservatoire de Paris dans les
classes de Michaël Lévinas et de Rémy Campos,
titulaire d’un Master de musicologie à l’université Paris
IV - Sorbonne, Pierre-Arnaud Le Guérinel partage son
temps entre ses activités d’interprète (classique et
jazz), de musicologue (rédaction d’articles, d’ouvrages
et participation à de nombreux colloques) et
d’enseignant (il est professeur de la ville de Paris),
aussi bien en France qu’à l’étranger.
Pierre-Arnaud Le Guérinel
Enregistrement réalisé en juillet 2012 par le service audiovisuel du Conservatoire, espace Maurice Fleuret. Prise de son
et mixage : Jean-Christophe Messonnier. Montage et direction
artistique : Sandrine Pagès, étudiante en Formation Supérieure
aux Métiers du Son (FSMS). Centre de Recherche et d’Edition
du Conservatoire (CREC). Collection Jeunes Solistes avec le
soutien de la Fondation Meyer pour le développement
culturel et artistique.
CREC-audio 12/089
COLLECTION JEUNES SOLISTES STEFAN CHAPLIKOV BRAHMS, VARIATIONS
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