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SHAKESPEARE
AUTOUR DU GLOBE
Le 23 avril 2014, soit le jour du 450eanniversaire de la
naissance de William Shakespeare, la troupe du Sha-
kespeare’s Globe basée à Londres a lancé un projet iné-
dit: une tournée de Hamlet qui passerait par tous les
pays du monde en deux années. Une aventure humaine
et artistique qui s’est clôturée le 24 avril 2016, quatre
cents ans après la mort du dramaturge anglais. Placée sous le
patronage de l’Unesco, cette production a notamment été
jouée à l’université nationale du Rwanda à Butare, devant la
cathédrale de Mérida au Mexique, sur la place du Darbâr, à
Katmandou, au Népal, dans une école de Kuala Lumpur en
Malaisie, au palais de la culture de Ramallah, en Cisjordanie,
mais aussi, en février dernier, devant les réfugiés de «la Jun-
gle» de Calais.
Cette expérience extraordinaire et méritoire ne constitue
pourtant pas une preuve en soi de l’universalité de Shakespeare.
Jouer Hamlet aux quatre coins du globe est d’abord une ques-
tion d’argent et de logistique. La réception de la pièce en ces
endroits, en revanche, pose question. «Très honnêtement,
j’ai saisi peut-être 40% de ce qu’ils disaient», «Jai compris à
moitié parce que tout était en anglais», confiaient deux per-
sonnalités nigérianes interviewées par NdaniTV à l’occasion
de la représentation donnée à Lagos. La langue officielle du
Nigeria est pourtant l’anglais, mais les répliques de Shakes-
peare, poétiques, remplies de jeux de mots et de termes ar-
chaïques, ne se déchiffrent pas si facilement. Que dire alors
des réfugiés de Calais? Au-delà du célèbre «To be or not to
be», le synopsis de la pièce distribué en kurde, en pachtoune,
en arabe, en anglais, en persan et en français leur a-t-il permis
de saisir les subtilités de la tirade du prince de Danemark?
L’universalité des pièces de Shakespeare se mesure donc plutôt
à la façon dont chaque peuple peut se les approprier. Dans
cette perspective, le cas du film Le Château de l’araignée du
réalisateur japonais Akira Kurosawa est exemplaire à plus
d’un titre.
De l’Ecosse au Japon
Alors qu’il a déjà reçu le Lion d’or de la Mostra de Venise en
1951 pour Rashomon – le film qui a fait découvrir à l’Europe le
cinéma japonais – et un Lion d’argent en 1954 pour Les Sept
Samouraïs, Akira Kurosawa, éduqué depuis l’enfance à la cul-
ture occidentale, se lance dans l’adaptation d’un classique de
Shakespeare, Macbeth. Le réalisateur a l’intelligence de faire
glisser l’intrigue de la tragédie élisabéthaine d’une féodalité
à l’autre: on passe de l’Ecosse médiévale au Japon de l’époque
Sengoku. Les généraux Macbeth et Banquo deviennent Was-
hizu et Miki, des samouraïs dont Kurosawa, lui-même issu
d’une famille de guerriers, magnifie les armures et les che-
vauchées. Les modifications subtilement effectuées se justi-
fient par la volonté de couler la pièce de Shakespeare dans
une réalité japonaise. Ainsi, les trois sorcières qui ouvrent
le premier acte et livrent aux deux généraux la prophétie qui
va déclencher une vague de meurtres se muent, chez Kurosawa,
en une seule créature surnaturelle. Washizu et Miki la décou-
vrent dans une cabane au milieu de la forêt en train de
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Ses pièces ont traversé quatre siècles sans perdre de leur force. De Roméo et Juliette
à Macbeth en passant par Richard III, l’omniprésence de l’œuvre de Sakespeare
sur nos scènes le prouve: le génie du Grand Will est éternel. Mais est-il universel?
Réponse à travers un tour du monde.
PAR ESTELLE SPOTO
Le Château de l’araignée de Akira Kurosawa,
un Macbeth profondément japonais.
DR
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psalmodier une chanson sur la précarité de la vie et de filer
au rouet. A travers cette tâche sont conservés non seulement
l’allusion de Shakespeare aux trois Parques (les divinités ro-
maines qui président à la destinée humaine), mais aussi le
rapprochement de la mystérieuse sorcière avec un personnage
célèbre du répertoire du théâtre nô: la démone de La Lande
d’Adachi. A la fin de sa chanson («Les êtres humains sont vrai-
ment étranges. Ils craignent de scruter le fond de leur cœur»),
la sorcière louche : elle adopte le regard «nirami», expression
d’un climax émotif, que l’on retrouve presque toujours dans
les estampes japonaises représentant les acteurs du théâtre
traditionnel. Dans sa musique mêlant percussions et flûte,
dans ses costumes somptueux, dans les gestes et les expressions
des acteurs, Le Château de l’araignée est
littéralement pétri de nô. Passant d’une
tradition théâtrale à une autre, Kurosawa
a fait de Macbeth un film profondément
japonais, sans trahir Shakespeare. Il re-
nouvellera cet exploit en 1985 en adaptant
Le Roi Lear dans Ran, qu’il considère lui-
même comme son meilleur film.
Comme de nombreuses autres pièces
de Shakespeare, Macbeth a fait l’objet de
plusieurs transpositions en opéra. Giu-
seppe Verdi a tiré de cette tragédie de la
soif de pouvoir un mélodrame en quatre
actes créé en 1847. C’est cet opéra que le
metteur en scène sud-africain Brett Bailey
a adapté avec l’aide du saxophoniste et
compositeur belge Fabrizio Cassol, en
transportant l’intrigue au XXIesiècle, dans
l’est du Congo – théâtre, depuis près de
vingt ans, de tragédies bien réelles. Pré-
sentes toutes les trois, les sorcières y su-
bissent le viol, arme de destruction mas-
sive utilisée dans la région du Kivu. C’est
à la laverie automatique que Lady Mac-
beth, interprétée par la formidable No-
bulumko Mngxekeza, apprend la prophé-
tie des sorcières via un sms envoyé par
son mari et ponctué d’un «WTF». Brett
Bailey donne un fameux coup de jeune
au livret de Francesco Maria Piave: les
chanteurs interprètent le texte original
de l’opéra de Verdi, mais la traduction
projetée en surtitre présente au moins
autant de «fuck» qu’un film d’action amé-
ricain. Au passage, le spectacle dénonce
l’avidité des multinationales qui se dis-
putent le territoire congolais par milices
interposées pour en exploiter les précieux
minerais. Aussi efficace pour secouer les
esprits qu’un documentaire de Thierry Michel... Lopéra s’étant
depuis longtemps affranchi des barrières de la langue, ce Mac-
beth de Bailey a fait le tour du monde, acclamé de Cape Town
à Ljubljana et de la Corée du Sud à l’Argentine.
Shakespeare l’Africain
Si la lecture des œuvres de Shakespeare fait partie intégrante
du cursus scolaire en Afrique du Sud, ce n’est pas le cas au Bur-
kina Faso. Comme le confirme la metteuse en scène bruxelloise
Isabelle Pousseur, qui a effectué plusieurs séjours à Ouaga-
dougou: «Parmi les 30 comédiens participant au stage que je
donnais, je me suis rendu compte qu’il n’y en avait qu’un qui
avait lu une pièce de Shakespeare, Macbeth en l’occurrence.
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Owen Metsileng en Macbeth, et Nobulumko Mngxekeza dans
l’opéra de Verdi adapté au contexte congolais du XXI esiècle.
NICKY NEWMAN
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entendaient la première musique, des enfants entre 3 et 16
ans arrivaient en bandes pour nous regarder. De jour en jour,
ils amenaient d’autres copains. A la fin, ils connaissaient le
spectacle par cœur. Ils avaient leurs moments préférés, comme
l’arrivée de Bottom en âne. Le spectacle est devenu plus que
ce qu’il était. Cette expérience m’a bouleversée par rapport à
la question de l’universalité. C’était quand même incroyable
que des gamins du Burkina Faso réagissent comme ça à un
texte écrit en Angleterre à la fin du XVIesiècle. J’ai eu un senti-
ment d’adéquation: cet imaginaire était à sa place. C’est de
l’ordre du mystère, je ne suis pas sûre qu’on puisse le décorti-
quer. Shakespeare n’a quasiment pas
voyagé, mais il y a quelque chose chez
lui qui est de l’ordre de l’infini, qui ne
s’arrête jamais, qui se glisse complète-
ment d’un contexte à l’autre, d’un es-
pace à l’autre, et vient y résonner.»
Bien plus que la tournée mondiale
d’Hamlet, un autre événement organisé
par le Shakespeare’s Globe prouvait, en
2012, l’universalité du grand William:
pendant un mois et demi, le festival
Globe to Globe réunissait 37 pièces ve-
nues des quatre coins du monde et
jouées en 37 langues. Des acteurs maoris
de Nouvelle-Zélande y présentaient un
Toïlus et Cressida nourri de danses guer-
rières haka, le Théâtre national de Chine
venait pour la première fois en Grande-
Bretagne avec un Richard III en man-
darin, le Dhaka Theater jouait sa version
de La Tempête créée au Bangladesh...
«Le monde entier joue la comédie.» Ces mots de Pétrone
étaient inscrits sur le fronton du Théâtre du Globe, celui où
Shakespeare donna ses plus grandes tragédies. A l’heure des
interactions planétaires du XXIesiècle, on peut aujourd’hui
affirmer: «Le monde entier joue Shakespeare.»
Il n’y a pratiquement pas de livres au Burkina Faso. C’est
un pays très poussiéreux, les livres s’y abîment vite. Et Internet
ne résout rien: les connexions ne sont pas suffisantes pour
télécharger des e-books.» Cette méconnaissance n’a pas em-
pêché le succès de son projet: monter Le Songe d’une nuit d’été
avec des acteurs burkinabés et le présenter à Bruxelles puis à
Ouagadougou. «Au départ, les acteurs ont trouvé la lecture
du texte très difficile alors que ce n’est pas la pièce la plus
ardue de Shakespeare, se souvient la metteuse en scène. Ils
la trouvaient obscure. Mais très vite, on s’est rendu compte
qu’il n’y avait pas beaucoup de différence entre leur vécu et
les situations décrites dans la pièce sur le thème de l’amour.
La question de la jalousie, de la propriété, de faire mousser
l’autre... tout ça leur était familier. On a aussi parlé des traditions
liées à la forêt. Au Burkina, la forêt est un lieu d’interdits: on
ne peut pas y chanter, y faire l’amour ou s’y raconter des his-
toires – soit précisément ce qui se passe dans la pièce. Outre
la question de l’amour, Le Songe traite du lien
entre le réel et l’imaginaire. Une thématique
très puissante et ouverte que l’on retrouve dans
la culture locale. Shakespeare est arrivé à fu-
sionner le plus moderne de la rationalité de
son époque avec les récits les plus anciens, les
moins explicables. Il dit des choses extra -
ordinaires sur le passage entre un monde de
la rationalité et un monde de l’irrationalité.»
A la suite d’un travail sur la traduction fran-
çaise, avec des coupes et l’intégration de pro-
positions des acteurs, ce Songe a été monté en
2012 dans le cadre du festival Les Récréâtrales,
sur une scène en plein air dans un quartier po-
pulaire de Ouagadougou. «On a répété pendant
quinze jours sur ce plateau sans protection.
Les palissades ont seulement été montées
le jour de la répétition générale. Dès qu’ils
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Isabelle Pousseur, metteuse en scène bruxelloise, et des acteurs
burkinabés répètent Le Songe d’une nuit d’été.
Lors du festival Globe to Globe, en 2012, le Dhaka Theater jouait sa version
de La Tempête créée au Bangladesh.
CICI OLSSON
SIMON KANE
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