privilégiant le grand spectacle : les tragédies « à machines », avec des décors fastueux et des effets visuels, comme Circé de Thomas Corneille, ou les premiers opéras français comme Alceste, Thésée ou Armide, fruits d’une collaboration entre Quinault et Lully. Ces nouveaux genres influencent Racine qui introduit des chœurs chantés dans Esther (1689) et Athalie (1691). · PARCOURS DE LECTEUR • ŒUVRE INTÉGRALE Molière L’École des femmes Les querelles autour des règles J. D. COURT (1797-1865), Corneille accueilli au théâtre par le Grand Condé, 1828-29, esquisse (Musée Pierre-Corneille, Rouen). Les grandes figures du théâtre classique Pierre Corneille Ses premières œuvres (1630-1637), comédies (Le Menteur) ou tragi-comédies (Le Cid, L’Illusion comique) montrent son goût baroque pour le mélange des genres et les effets spectaculaires. Même si, avec ses dix-sept tragédies régulières (Horace, Cinna, Polyeucte), il devient, à partir de 1640, le modèle des écrivains de son époque, il a une conception souple des règles classiques. C’est pourquoi il écrit aussi des « pièces à machines » (avec des machineries assurant des effets spéciaux extraordinaires) comme Andromède (1650) et La Conquête de la Toison d’or (1660). Molière Il commence sa carrière d’acteur en jouant des tragédies de Corneille et sa troupe montera les premières œuvres de Racine. Comme auteur, il renouvelle d’abord le genre de la farce en accentuant son caractère satirique (Les Précieuses ridicules). Il devient ensuite le maître de la comédie de caractère. Enfin, avec le musicien Lully, il invente pour les divertissements de Louis XIV la comédie-ballet (Le Bourgeois gentilhomme, Le Malade imaginaire). Racine et la fin du siècle Il détrône Corneille vieillissant avec Andromaque (1667). Ses tragédies, impitoyables huis-clos destinés à broyer les héros, sont les chefs-d’œuvre du théâtre classique (Britannicus, Bérénice, Bajazet, Phèdre). Ses rivaux de la fin du siècle créent des œuvres 180 2 La tragédie et la comédie au XVIIe siècle : le classicisme Si les théoriciens édictent des règles strictes, c’est aussi pour canaliser le théâtre, divertissement considéré comme moralement dangereux par l’Église. En effet, rire ou pleurer le temps d’un spectacle détourne, selon eux, de Dieu. Toutefois, les auteurs ne poursuivent pas ce but en priorité. Qu’ils soient, comme Molière, acteur et chef de troupe ou, comme Racine, écrivain d’une troupe célèbre, il leur faut d’abord séduire le public et s’assurer la protection des commanditaires, comme Richelieu et Louis XIV. Ces objectifs divergents engendrent des querelles retentissantes. La querelle du Cid (1637) Cette tragi-comédie permet à Corneille d’être reconnu comme le maître de la scène. Pendant près d’un an pourtant, il subit les attaques d’auteurs dramatiques éclipsés, comme Mairet et Scudéry. Ils lui reprochent de ne respecter qu’imparfaitement les trois unités et d’aller à l’encontre des bienséances : l’héroïne, Chimène, accepte d’épouser le meurtrier de son père. La pièce contrevient donc aussi à la règle de la constance des caractères. Richelieu lui-même pousse l’Académie à rédiger un texte critique, puis finit par ordonner à Mairet et Corneille de se réconcilier : il ne peut aller à contre-courant du succès du Cid. L’École des femmes (1662) Les attaques contre la pièce de Molière, qui connaît aussi un grand succès, viennent de la troupe concurrente de l’Hôtel de Bourgogne et ses auteurs attitrés, les frères Corneille, et des dévots et moralistes. Ils prétendent que la pièce, contenant des obscénités, ne respecte pas la bienséance. En se moquant du sacrement du mariage, Molière compromettrait la visée moralisatrice du genre comique. Les deux camps s’affrontent pendant un an avec des comédies, des essais critiques, des lettres. Molière répond à ses détracteurs par deux courtes pièces en 1663, La Critique de l’École des femmes et L’Impromptu de Versailles où il se met en scène comme auteur et chef de troupe pour défendre la dignité de la comédie : « Bien des gens ont frondé cette comédie ; mais les rieurs ont été pour elle », dit-il dans la préface, rappelant ainsi que le succès d’une comédie tient surtout… à sa force comique. ⁄§§¤ Objectifs Découvrir les caractéristiques d’une comédie classique Analyser l’évolution d’un caractère Comparer des mises en scène Chronologie Riche bourgeois de quarantedeux ans, Arnolphe a élevé une jeune fille pauvre dans l’ignorance totale des choses de la vie pour en faire une sotte, et l’épouser sans risque d’être trompé. Mais en son absence, la jeune Agnès a rencontré Horace qui s’est fait aimer d’elle. Arnolphe cherche, en vain, à éloigner les deux amants. Agnès se révolte contre le mariage qu’Arnolphe veut lui imposer. ⁄§∞° La troupe de Molière obtient la protection de Monsieur, frère de Louis XIV, et partage avec les comédiens-italiens la salle du Petit-Bourbon. ⁄§∞· Création des Précieuses ridicules. ⁄§§⁄ La troupe s’installe dans la salle du Palais-Royal. Création de L’École des maris. Janvier ⁄§§¤ Mariage de Molière avec Armande Béjart, de vingt ans sa cadette. ¤§ décembre ⁄§§¤ Première de L’École des femmes. Molière joue le rôle d’Arnolphe. Janvier-mars ⁄§§‹ Trente-deux représentations publiques de la pièce. C’est un succès sans précédent. Mai ⁄§§‹ Le roi attribue à Molière une pension annuelle de mille livres. Fin ⁄§§‹ TEXTES ÉCHOS P. CORNEILLE , L’Illusionp.comique MOLIÈRE , Le Tartuffe 000 MOLIÈRE, Dom Juan p. 000 148 MOLIÈRE, George Dandin p. 154 000 P. OLIÈRE M CORNEILLE , Le Tartuffe , L’Illusionp.comique 169 p. 146 p. 000 Molière répond aux critiques concernant L’École des femmes par deux autres pièces, La Critique de l’École des femmes et L’Impromptu de Versailles. Histoire littéraire p. 157, 178 Histoire littéraire p. 000 PARCOURS DE LECTEUR • L’École des femmes Antiquité Moyen Âge XVIe XVIIe XVIIIe XIXe Entrée dans l’œuvre : Mettre en scène une ingénue EXTRAIT 1 XXe XXIe Scène d’exposition Arnolphe fait le portrait de la jeune Agnès à son ami Chrysalde. Acte I, scène 1 ARNOLPHE, CHRYSALDE 1 5 10 15 20 Isabelle Adjani dans le rôle d’Agnès, mise en scène de Jean-Paul Roussillon (Comédie-Française, Paris, 1973). Agnès (Johanna Korthals Altes), mise en scène d’Éric Vigner (Comédie-Française, Paris, 1999). La naissance du personnage d’Agnès 25 1. Mon affaire. ARNOLPHE. – Un air doux et posé, parmi d’autres enfants, M’inspira de l’amour pour elle dès quatre ans ; Sa mère se trouvant de pauvreté pressée, De la lui demander il me vint la pensée ; Et la bonne paysanne, apprenant mon désir, À s’ôter cette charge eut beaucoup de plaisir. Dans un petit couvent, loin de toute pratique, Je la fis élever selon ma politique, C’est-à-dire ordonnant quels soins on emploierait Pour la rendre idiote autant qu’il se pourrait. Dieu merci, le succès a suivi mon attente ; Et grande, je l’ai vue à tel point innocente, Que j’ai béni le Ciel d’avoir trouvé mon fait1, Pour me faire une femme au gré de mon souhait. Je l’ai donc retirée ; et comme ma demeure À cent sortes de monde est ouverte à toute heure, Je l’ai mise à l’écart, comme il faut tout prévoir, Dans cette autre maison où nul ne me vient voir ; Et pour ne point gâter sa bonté naturelle, Je n’y tiens que des gens tout aussi simples qu’elle. Vous me direz : Pourquoi cette narration ? C’est pour vous rendre instruit de ma précaution. Le résultat de tout est qu’en ami fidèle Ce soir je vous invite à souper avec elle ; Je veux que vous puissiez un peu l’examiner, Et voir si de mon choix on me doit condamner. MOLIÈRE, L’École des femmes, Acte I, scène 1 (éd. Classiques Hachette, p. 18-19), 1662. L ’École des femmes fait écho à L’École des maris, farce en trois actes écrite par Molière en 1661. On y retrouve Arnolphe, personnage masculin que ses opinions rétrogrades sur le mariage et les relations entre hommes et femmes rendent ridicule. Dans les deux pièces, Arnolphe devient un fiancé ou un mari trompé, malgré toutes ses précautions. En revanche, le personnage d’Agnès est nouveau : ignorante et soumise, la jeune fille, grâce à l’amour, s’éveille à l’intelligence et acquiert une épaisseur psychologique. C’est l’« inconstance », l’évolution de son caractère, contraire aux conventions classiques, qui a déchaîné les critiques. Molière met ainsi à profit des thèmes à la mode dans les salons mondains qu’il fréquente, où l’on débat de la puissance de l’amour et de son rapport avec l’esprit. Il se moque également des préjugés bourgeois sur le rôle des femmes que les milieux aristocratiques critiquaient : les précieuses, femmes de lettres et intellectuelles, voyaient dans l’institution du mariage le principal lieu d’oppression des femmes. Mlle de Brie avait déjà trente-deux ans quand elle créa le rôle en 1663. Pourtant, son succès fut tel que, lorsqu’elle voulut se faire remplacer en 1685, le parterre protesta. Mlle de Brie dut se précipiter au théâtre et jouer en costume de ville ! LECTURE DU TEXTE 1 RECHERCHE Cherchez le sens du mot « ingénue ». Montrez que le portrait d’Agnès donné dans la scène d’exposition correspond à ce qualificatif et relevez les synonymes de ce terme employés par Arnolphe. Lesquels sont péjoratifs, lesquels sont mélioratifs ? Que signifie l’expression : « jouer les ingénues » ? 2 Pourquoi l’éducation qu’Arnolphe a imposée à Agnès l’a-t-elle rendue ingénue ? 3 Au théâtre, quelles péripéties comiques le caractère d’ingénue peut-il créer ? HISTOIRE DES ARTS 4 Comparez les costumes présentés (forme, couleur, accessoires) : quelles similitudes et différences remarquezvous ? Que suggèrent-ils du rôle donné à la femme ? 5 Analysez les postures et expressions des actrices : comment le caractère d’ingénue est-il suggéré ? 6 MISE EN VOIX Mettez en voix les Maximes sur le mariage qu’Arnolphe fait lire à Agnès (Acte III, scène 2, éd. Classiques Hachette, p. 60 à 62) en essayant de trouver une intonation correspondant à chacune des postures proposées ici. Justifiez votre choix. Mlle de Brie à la création du rôle en 1662. 182 2 La tragédie et la comédie au XVIIe siècle : le clacissisme 9 L’École des femmes 183 PARCOURS DE LECTEUR • L’École des femmes EXTRAIT 2 Antiquité Moyen Âge XVIe XVIIe XVIIIe XIXe XXe XXIe L’ingénue « torture » le barbon Arnolphe a appris par Horace, qui ignore sa véritable identité, sa rencontre avec Agnès. Il cherche à savoir ce qui s’est vraiment passé. TEXTE ÉCHO La naïveté, une source du comique Molière, Dom Juan p. 148 Acte II, scène 5 ARNOLPHE, AGNÈS 1 5 10 15 ARNOLPHE. – Oui, mais que faisait-il étant seul avec vous ? AGNÈS. – Il jurait qu’il m’aimait d’une amour sans seconde, Et me disait des mots les plus gentils du monde, Des choses que jamais rien ne peut égaler, Et dont, toutes les fois que je l’entends parler, La douceur me chatouille et là-dedans remue Certain je ne sais quoi dont je suis toute émue. ARNOLPHE, à part. – Ô fâcheux examen d’un mystère fatal, Où l’examinateur souffre seul tout le mal ! (À Agnès.) Outre tous ces discours, toutes ces gentillesses, Ne vous faisait-il point aussi quelques caresses ? AGNÈS. – Oh tant ! Il me prenait et les mains et les bras, Et de me les baiser il n’était jamais las. ARNOLPHE. – Ne vous a-t-il point pris, Agnès, quelqu’autre chose ? (La voyant interdite.) Ouf ! Agnès Sourdillon et Pierre Arditi, mise en scène de Didier Bezace (Théâtre de la Commune, Aubervilliers, 2001). Louis Jouvet et Madeleine Ozeray, mise en scène de Louis Jouvet, 1936. Sur quel quiproquo la scène repose-t-elle ? Qu’est-ce qui rend chacun des personnages comiques ? MISE EN SCÈNE Comment le jeu des acteurs exprime-t-il le registre comique ? Lisez le texte écho. Pourquoi la naïveté des jeunes filles opposée à l’expérience masculine devient-elle source comique dans les deux textes ? 20 1. Donnez votre parole. 25 AGNÈS. – Hé ! il m’a... ARNOLPHE. – Quoi ? AGNÈS. – Pris... ARNOLPHE. – Euh ! AGNÈS. – Le... ARNOLPHE. – Plaît-il ? AGNÈS. – Je n’ose, Et vous vous fâcherez peut-être contre moi. ARNOLPHE. – Non. AGNÈS. – Si fait. ARNOLPHE. – Mon Dieu, non ! AGNÈS. – Jurez donc votre foi 1. ARNOLPHE. – Ma foi, soit. AGNÈS. – Il m’a pris... Vous serez en colère. ARNOLPHE. – Non. AGNÈS. – Si. ARNOLPHE. – Non, non, non, non ! Diantre ! que de mystère ! Qu’est-ce qu’il vous a pris ? AGNÈS. – Il... ARNOLPHE, à part. – Je souffre en damné. AGNÈS. – Il m’a pris le ruban que vous m’aviez donné. À vous dire le vrai, je n’ai pu m’en défendre. ARNOLPHE, reprenant haleine. – Passe pour le ruban. Mais je voulais apprendre S’il ne vous a rien fait que vous baiser les bras. AGNÈS. – Comment ? est-ce qu’on fait d’autres choses ? MOLIÈRE, L’École des femmes, Acte II, scène 5 (éd. Classiques Hachette, p. 48-50), 1662. 184 2 La tragédie et la comédie au XVIIe siècle : le clacissisme 9 L’École des femmes 185 PARCOURS DE LECTEUR • L’École des femmes EXTRAIT 3 Antiquité Moyen Âge XVIe XVIIe XVIIIe XIXe L’ingénue devient ingénieuse Arnolphe a exigé d’Agnès qu’elle chasse Horace en lui lançant une pierre – un « grès » – par la fenêtre. TEXTE ÉCHO Le trio amoureux, ressource comique Molière, Le Tartuffe p. 169 Acte III, scène 4 HORACE, ARNOLPHE Qu’est-ce que la « duplicité » ? Agnès en fait-elle preuve ? Justifiez. Comment Molière rend-il le thème de la « confidence inappropriée » scéniquement comique ? Aidez-vous du texte et de l’image. Lisez le texte écho. a Qui est caché dans chacune des scènes ? Qui est ridiculisé dans les deux cas ? Justifiez. b Quelle scène est plus comique ? 1 5 10 15 20 25 ARNOLPHE. – Le grès vous a mis en déroute ; Mais cela ne doit pas vous étonner. HORACE. – Sans doute, Et j’ai compris d’abord que mon homme était là, Qui, sans se faire voir, conduisait tout cela. Mais ce qui m’a surpris, et qui va vous surprendre, C’est un autre incident que vous allez entendre, Un trait hardi qu’a fait cette jeune beauté, Et qu’on n’attendrait point de sa simplicité. Il le faut avouer, l’amour est un grand maître : Ce qu’on ne fut jamais il nous enseigne à l’être ; Et souvent de nos mœurs l’absolu changement Devient, par ses leçons, l’ouvrage d’un moment ; De la nature, en nous, il force les obstacles, Et ses effets soudains ont de l’air des miracles ; D’un avare à l’instant il fait un libéral, Un vaillant d’un poltron, un civil d’un brutal ; Il rend agile à tout l’âme la plus pesante, Et donne de l’esprit à la plus innocente. Oui, ce dernier miracle éclate dans Agnès ; Car, tranchant avec moi par ces termes exprès : Retirez-vous : mon âme aux visites renonce ; Je sais tous vos discours ; et voilà ma réponse, Cette pierre, ou ce grès, dont vous vous étonniez Avec un mot de lettre est tombée à mes pieds ; Et j’admire de voir cette lettre ajustée Avec le sens des mots ; et la pierre jetée. D’une telle action n’êtes-vous pas surpris ? MOLIÈRE, L’École des femmes, Acte III, scène 4 (éd. Classiques Hachette, p. 71-72), 1662. EXTRAIT 4 TEXTES ÉCHOS La mise en scène des « caractères » : ressort comique ou réflexion sur la nature humaine ? P. Corneille, L’Illusion comique p. 146 Molière, George Dandin p. 154 Molière, Le Tartuffe p. 169 1. Les précieuses sont des intellectuelles au XVIIe siècle. 2. Excelle, brille. 3. Terme péjoratif, insultant au XVIIe siècle. Lisez les deux premiers textes échos. Comment la révolte des jeunes filles sert-elle l’intrigue dans les comédies classiques ? Lisez le dernier texte écho. En quoi un mari trompé est-il à la fois comique et pathétique ? Horace (Richard Fontana) et Arnolphe (Didier Sandre), mise en scène d’Antoine Vitez, 1978. Horace a organisé l’enlèvement d’Agnès, mais il est piégé par Arnolphe et c’est face à lui que se retrouve la jeune fille. Agnès revendique la liberté d’aimer Horace. Acte V, scène 4 ARNOLPHE, AGNÈS 1 5 15 MISE EN SCÈNE Analysez la façon dont les mises en scène traduisent le rapport de force. XXIe L’ingénue émancipée 10 Comment Arnolphe s’impose-t-il ? Comment Agnès lui résiste-t-elle ? XXe 20 25 AGNÈS. – Mon Dieu, ce n’est pas moi que vous devez blâmer : Que ne vous êtes-vous, comme lui, fait aimer ? Je ne vous en ai pas empêché, que je pense. ARNOLPHE. – Je m’y suis efforcé de toute ma puissance ; Mais les soins que j’ai pris, je les ai perdus tous. AGNÈS. – Vraiment, il en sait donc là-dessus plus que vous ; Car à se faire aimer il n’a point eu de peine. ARNOLPHE. – Voyez comme raisonne et répond la vilaine ! Peste ! une précieuse1 en dirait-elle plus ? Ah ! je l’ai mal connue ; ou, ma foi ! là-dessus Une sotte en sait plus que le plus habile homme, Puisqu’en raisonnement votre esprit se consomme2, La belle raisonneuse, est-ce qu’un si long temps Je vous aurai pour lui nourrie à mes dépens ? AGNÈS. – Non, il vous rendra tout jusques au dernier double. ARNOLPHE. – Elle a de certains mots où mon dépit redouble. Me rendra-t-il, coquine3, avec tout son pouvoir, Les obligations que vous pouvez m’avoir ? AGNÈS. – Je ne vous en ai pas de si grandes qu’on pense. ARNOLPHE. – N’est-ce rien que les soins d’élever votre enfance ? AGNÈS. – Vous avez là-dedans bien opéré vraiment, Et m’avez fait en tout instruire joliment ! Croit-on que je me flatte, et qu’enfin dans ma tête, Je ne juge pas bien que je suis une bête ? Moi-même, j’en ai honte ; et, dans l’âge où je suis, Je ne veux plus passer pour sotte, si je puis. MOLIÈRE, L’École des femmes, Acte V, scène 4 (éd. Classiques Hachette, p. 113-114), 1662. Lyn Thibault et Daniel Auteuil, mise en scène de Jean-Pierre Vincent, 2008. Isabelle Adjani et Michel Aumont, mise en scène de Jean-Paul Roussillon (Comédie-Française, Paris, 1973). 9 L’École des femmes 187 PARCOURS DE LECTEUR • L’École des femmes La réception de l’œuvre : Des personnages vraisemblables ? ⁄. Molière, La Critique de l’École des femmes Uranie réunit dans son salon des amis et connaissances. La conversation s’oriente sur la pièce de Molière que tous ont vue. Uranie et Dorante s’y sont amusés, les autres sont très critiques. Scène VI URANIE. – Pour moi, je trouve que la beauté du sujet de L’École des femmes consiste dans cette confidence perpétuelle ; et ce qui me paraît assez plaisant, c’est qu’un homme qui a de l’esprit, et qui est averti de tout par une innocente qui est sa maîtresse, et par un étourdi qui est son rival, ne puisse avec cela éviter ce qui lui arrive. LE MARQUIS. – Bagatelle, bagatelle. CLIMÈNE. – Faible réponse. ÉLISE. – Mauvaises raisons. DORANTE. – Pour ce qui est des enfants par l’oreille, ils ne sont plaisants que par réflexion à Arnolphe1 ; et l’auteur n’a pas mis cela pour être de soi un bon mot, mais seulement pour une chose qui caractérise l’homme, et peint d’autant mieux son extravagance, puisqu’il rapporte une sottise triviale qu’a dite Agnès comme la chose la plus belle du monde, et qui lui donne une joie inconcevable. LE MARQUIS. – C’est mal répondre. CLIMÈNE. – Cela ne satisfait point. ÉLISE. – C’est ne rien dire. DORANTE. – Quant à l’argent qu’il donne librement, outre que la lettre de son meilleur ami lui est une caution suffisante, il n’est pas incompatible qu’une personne soit ridicule en de certaines choses et honnête homme en d’autres. MOLIÈRE, La Critique de l’École des femmes, Scène VI, 1663. 1. Si on les rapporte au personnage d’Arnolphe. Olivier Ythier (Horace) et Pierre Arditi (Arnolphe), mise en scène de Didier Bezace (Théâtre de la Commune, Aubervilliers, 2001). ¤. Didier Bezace, metteur en scène Ainsi L’École s’inverse : elle devait être celle d’un magister 1 tyrannique à l’égard d’une jeune conscience brimée, celle de l’appropriation, de la bêtise et de la cruauté, celle que l’on subit encore tout près de chez nous sous certains voiles, elle devient l’apprentissage forcé de l’humain par un homme solitaire et têtu. Si le combat de la vie semble gagné d’avance, celui de la lucidité apparaît comme perdu : Arnolphe restera jusqu’au bout un mauvais élève et la fin de la pièce le met au piquet pour toujours. Est-ce cette fin sans appel qui fait de L’École une tragédie autant qu’une farce ? D. BEZACE, Extrait du programme du spectacle (Théâtre de la Commune, Aubervilliers, 2001-2002). 1. Maître d’école. ‹. Jean-Pierre Vincent, metteur en scène Oh, nos jeunes amis ne sont pas des génies, pas des surdoués, non ! Agnès et Horace sont des personnes très ordinaires, loin du luxe baroque de Roméo et Juliette : une naïve et un gaffeur, comme on en voit dans les feuilletons, des ados comme il peut y en avoir tant. J.-P. VINCENT, Dossier de l’Odéon (Théâtre de l’Europe, Paris, 2008). 1 Quelles invraisemblances dans les caractères les trois textes relèvent-ils ? Comment sont-elles expliquées ? Classez vos éléments de réponse. 2 Expliquez, en vous appuyant sur le texte 2 et les monologues d’Arnolphe (éd. Classiques Hachette, p. 77, 81-82, 91-92), pourquoi des metteurs en scène font souvent d’Arnolphe un personnage tragique. MISE EN SCÈNE Comment le jeu de Pierre Arditi traduit-il cette idée ? 3 Horace et Agnès sont-ils pour vous « des ados comme il peut y en avoir tant » ? Argumentez. FICHE DE LECTURE 1 Intrigue classique et évolution d’un caractère Personnage et caractère Le personnage de théâtre classique se définit par un état civil (nom, âge, situation sociale et familiale) et se construit par sa présence sur scène, les actions qu’il accomplit et les paroles qu’il prononce ou celles que l’on dit sur lui. Le caractère est l’ensemble de ses traits psychologiques et moraux, particulièrement marqués, voire stéréotypés (exemples : l’ingénue, l’avare, le barbon). La règle classique prône que le comportement du personnage reste cohérent, tout au long de la pièce, avec son caractère initial. Il ne doit, ni ne peut, évoluer. 1 @ RECHERCHE Quelle est l’étymologie du prénom Agnès ? Quelles en sont les connotations ? Qu’est-il arrivé à sainte Agnès ? Philippe Clévenot et Anouk Grinberg, mise en scène de Bernard Sobel, 1985. 2 Établissez la fiche d’identité d’Agnès grâce aux informations données à l’acte I, scène 1 (éd. Classiques Hachette, p. 18-19), puis à celles qui sont révélées à l’acte V, scènes 7 à 9 (p. 119 à 125). 3 Relevez les actions d’Agnès, relatées dans les actes III, scène 4 (éd. Classiques Hachette, p. 72-73) ; IV, scène 6 (p. 90-91) et V, scène 2 (p. 104-105). Pourquoi constituent-elles des coups de théâtre ? 3 Relevez dans les propos d’Arnolphe (v. 123-164, p. 18-19), puis dans ceux d’Horace (v. 316-340, p. 32-33) les termes définissant le caractère de la jeune fille. Confrontez ces éléments à l’attitude d’Agnès à l’acte II, scène 5 (p. 44 et suivantes) et à sa lettre (acte III, scène 4, p. 73-74). Brossez le portrait psychologique et moral de la jeune fille. 1 Relevez les didascalies et les éléments de dialogue (v. 676 ; v. 1012-1015) précisant l’attitude d’Agnès (mimiques, regards, etc.). Révèlent-ils la complexité du personnage ? Quel effet ce jeu produit-il sur Arnolphe (fin des actes II, scène 5 et IV, scène 1) ? Un personnage moteur de l’intrigue 1 Dans combien de scènes Agnès apparaît-elle ? Avec quel(s) personnage(s) ? Que remarquez-vous ? 2 Dans ses plus longs dialogues, quels éléments révèlent l’évolution de son caractère ? Didier Sandre et Dominique Valadié, mise en scène d’Antoine Vitez, 1978. Jouer Agnès 2 MISE EN SCÈNE Comparez les images d’Agnès : comment les actrices incarnent-elles le caractère du personnage et son évolution ? Le triomphe du naturel « Agnès enseigne par l’exemple qu’un esprit bien né ne saurait être entièrement étouffé par une mauvaise éducation, mais qu’une bonne éducation permettrait de brûler les étapes. » G. FORESTIER, Notice à L’École des femmes, © Éditions Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2010. 1 Lisez les passages où il est question de l’éducation des filles (Actes I, scène 1, éd. Classiques Hachette, p. 16-18 ; III, scènes 3, 4, 5, p. 66-77 ; V, scène 4, p. 114). Qu’a-t-on enseigné à Agnès ? Quel rôle cette éducation donne-t-elle aux femmes ? Que critiquent Chrysalde, Horace et Agnès ? 2 Quels « fâcheux périls » (v. 1414 et suivants) Agnès court-elle à cause de cette éducation ? 3 Le « naturel » d’Agnès joue-t-il un rôle déterminant dans son émancipation ? Expliquez. 9 L’École des femmes 189 FICHE DE LECTURE 2 Personnages et guerre de territoire L’espace dans L’École des femmes Le metteur en scène Marcel Maréchal remarque : « Agnès [est] embastillée depuis l’âge de quatre ans dans un espace d’enfermement. » Les personnages qui venaient de l’intérieur de la maison d’Arnolphe surgissaient par des trappes, ceux qui arrivaient de l’extérieur se hissaient sur scène grâce à des échelles. » Préface à l’édition du Livre de Poche, 1985. D. BEZACE, Le Théâtre français du XVIIe siècle, sous la direction de C. Biet, L’Avant-Scène théâtre, 2009. 1 Relevez toutes les informations concernant le lieu de l’action : où les dialogues prennent-ils place ? Comment la maison est-elle agencée ? Quel espace hors scène est attribué à Agnès ? 1 Comment la solitude d’Arnolphe s’exprime-t-elle dans la pièce en début ou fin d’acte ? Quel registre y est utilisé ? 2 Pourquoi tout cet espace est-il à la fois ouvert et fermé, privé et public ? 3 Quel rapport cet espace a-t-il avec la situation sociale d’Arnolphe ? 2 MISE EN SCÈNE La scénographie imaginée pour la mise en scène de D. Bezace vous paraît-elle adaptée à la situation d’Arnolphe, à celle d’Agnès ? Argumentez en vous appuyant sur votre connaissance de l’intrigue et des relations entre les personnages. Le rôle de l’espace théâtral 1 Dans quelle scène de l’acte I l’espace visible jouet-il un rôle comique ? Comment ? Qu’est-ce qui est ainsi tourné en ridicule ? 2 Dans quelle scène de l’acte V joue-t-il un rôle pathétique ? Comment ? Arnolphe ou l’impossible contrôle de l’espace 1 Quels personnages secondaires surveillent la maison (v. 148, v. 1132-33) ? Pourquoi sont-ils inefficaces ? Qu’est-ce qui les rend comiques ? Justifiez. 2 En repérant les raisons des allées et venues d’Arnolphe, leurs conséquences attendues et réelles, montrez qu’il est écartelé entre l’intérieur et l’extérieur de sa maison. 3 Dans quelles scènes de l’acte IV Arnolphe penset-il défendre le mieux son territoire ? Que se passet-il en réalité ? 4 Comment Arnolphe est-il définitivement évincé de l’espace scénique dans l’acte V ? Une scénographie symbolique Le metteur en scène Didier Bezace s’explique : « J’ai voulu augmenter cette solitude [celle d’Arnolphe] en la plaçant sur une île au-dessus du monde, faire un théâtre de tréteau dans cette immensité. Le décor de Philippe Marioge suggérait la ville au-dessous de la scène. On apercevait un clocher, un toit, des murs… Le tréteau de huit mètres sur huit, sur lequel on jouait la pièce, flottait au-dessus de cette ville fantôme : une tragi-comédie de la possession au-dessus du vide. 190 2 La tragédie et la comédie au XVIIe siècle : le classicisme Pierre Arditi, mise en scène de Didier Bezace, 2001. Éducation aux médias 1 Visionnez la mise en scène de L’École des femmes de Didier Bezace, ainsi que le film des répétitions (réalisation Don Kent ; DVD Artevidéo, 2001). 2 @ Lisez le dossier réalisé sur cette mise en scène sur le site www.sceren.fr/tice/teledoc/ dossiers/dossier_ecoledesfemmes.htm. Lisez également l’entretien du metteur en scène sur http://theatredelacommune.com/fr/ecole1.htm. Puis imaginez l’interview que donnerait Pierre Arditi pour expliquer sa conception du rôle. Fiche 5 L’interview